lundi 13 avril 2015

Sommes-nous devenus ignorants?


«Aujourd’hui on célèbre partout le savoir. Qui sait si, un jour, on ne créera pas des universités pour rétablir l’ancienne ignorance »1
La question posée semble assez curieuse et même paradoxale. Après tout, on dit qu’il y a aujourd’hui bien plus de savants vivants et en activité qu’il n’y en a eu dans toute l’histoire de l’humanité. Nos connaissances de la nature ont fait des bonds prodigieux au cours du dernier siècle, qu’il s’agisse de la physique ou de la biologie. Les connaissances ne sont pas restées confinées au petit monde des savants, mais elles sont répandues dans le public, d’abord par les progrès de l’instruction et le recul massif de l’alphabétisme, mais aussi par les moyens de communication de masse dont le dernier, l’internet, semble mettre à disposition de chacun tout le savoir de l’humanité. La science n’est plus et depuis longtemps une activité théorique, elle est pratique, incorporée dans les techniques et on nous annonce que nous entrons maintenant dans « l’économie de la connaissance ». La science, comme le disait Marx, semble devenir une « force productive directe ». Bref, nous ne sommes pas devenus ignorants mais savants ! Qu’est-ce donc qui pourrait refréner cet enthousiasme qui nous porte depuis le commencement des « temps modernes » et singulièrement depuis l’époque des « Lumières » ? Qu’est-ce qui pourrait nous transformer en vieux grincheux répétant, depuis Platon, que « tout fout le camp » : Platon déplorait que l’écriture ait affaibli la mémoire ! Que dirait-il avec le moteur de recherches à notre disposition qui nous dispense d’apprendre par cœur et nous permet de vérifier instantanément l’état de nos connaissances ? Certes, nous avons oublié des savoirs ancestraux, certes nous n’apprenons plus guère le latin ni le grec et les « humanités » sont en perdition, mais n’est-ce pas le prix à payer de la formation de nouvelles humanités et de nouveaux savoirs beaucoup plus certains et beaucoup mieux fondés ?
On pourrait s’arrêter là ou encore développer chacun des points que je viens de citer. Un étudiant moyen en licence de physique est plus savant que Newton ; nous connaissons dans le détail les mécanismes de la reproduction des êtres vivants alors que nous avions qu’une vision très vague et très superficielle il y a encore un siècle. Et il suffirait de considérer combien la technique issue de la science a transformé notre vie – et parfois même la menace – pour achever la démonstration. Depuis 1945, nous sommes même en possession des moyens de détruire toute vie sur Terre en quelques heures. Nombreux sont les auteurs qui estiment que nous sommes entrés depuis deux siècles dans une nouvelle ère géologique, l’anthropocène, une ère dans laquelle l’activité humaine est devenue un facteur géologique de premier plan et cela nous le devons non à la puissance de nos corps mais à celle de nos esprits. Une puissance que nous pouvons même démultiplier grâce à nos machines « intelligentes » auxquelles nous pouvons sous-traiter un certain nombre de tâches intellectuelles (trier, calculer, simuler) pour mieux nous concentrer sur la création scientifique.
On pourrait s’arrêter là … et on va s’arrêter là car il y a peut-être dans ce tableau des progrès de l’esprit humain quelque chose qui cloche ! Quelque chose de biaisé.
  • En premier lieu, j’essaierai de montrer que l’accumulation quantitative de connaissances n’est pas le gage que nous sommes devenus plus savants, car précisément nous ne savons pas mesurer la connaissance.
  • En second lieu, je dirai pourquoi on ne peut passer aux pertes et profits la perte des savoirs du passé.
  • Enfin je montrerai pourquoi, si les progrès du savoir sont formidables, il y a aussi, un progrès tout aussi colossal de l’ignorance.

Comment mesurer la quantité de connaissances ?

Voilà une question compliquée. On sait que le monde ancien vénérait les Anciens : plus Anciens, ils étaient plus sages et nous ne pouvions que nous mettre à leur école. À l’époque moderne, ce rapport est renversé. Chez Giordano Bruno, Descartes ou Pascal, on trouve le même argument : les Anciens ne sont Anciens que par rapport à nous, comme s’ils étaient encore nos contemporains nés il y a 2500 ans. En réalité, ces Anciens appartiennent à l’enfance et la jeunesse de l’humanité et nous sommes bien plus vieux qu’eux, bien plus vieux de 2500 ans et par conséquent nous, nous avons plus d’âge et plus d’expérience qu’eux. Et toute l’idée du progrès se fonde sur ce raisonnement.
J’en sais bien plus que Platon dans toutes les sciences. Cela n’est guère douteux. Le monde que mon esprit peut embrasser est bien plus vaste que le sien – qui se limitait à cette Méditerranée autour de laquelle les Grecs s’étaient installés comme les grenouilles autour d’une mare. Mais comment puis-je dire que je suis moins ignorant que Platon ? J’ai appris et j’apprends encore beaucoup de Platon, chaque fois que je le relis ou que je me remémore les problèmes philosophiques qu’il a posés pour la première fois. Mais si Platon revenait, qu’apprendrait-il moi ? Qu’apprendrait-il qui soit véritablement utile au propos qui est le sien : définir la vie bonne comme la vie théorétique ? En quoi mes connaissances en physique feraient-elles ou font-elles avancer, de quelque manière que ce soit, la question de la nature de la connaissance telle qu’elle posée dans le Théétète ? Au mieux, je parviendrais à montrer que les problèmes qu’il pose sont encore les nôtres ; au mieux je trouverai de nouvelles illustrations. Mais j’ai le sentiment que, en dépit de tout mon savoir, je ne peux pas faire mieux que lui ! J’ai pris Platon, mais j’aurai pu prendre n’importe lequel des grands philosophes. Pourquoi en est-il ainsi ? Pas parce que je suis indécrottablement attaché à la tradition et que je vénère les Anciens et méprise les Modernes. C’est parce que fondamentalement nos savoirs sont incommensurables, c’est-à-dire que nous n’avons d’instrument de mesure, de commune mesure qui permette d’établir une hiérarchie fondée objectivement, qui permettrait de classer les savoirs des Anciens et ceux des Modernes sur une échelle, du moins au plus.
Pour me faire comprendre, je vais donner deux analogies. Nous n’avons aucune échelle pour mesurer le progrès en art. l’art grec classique (l’architecture et la sculpture) est fort différent du nôtre ; il s’explique par le contexte de son époque : comme le dit Marx, on n’inventerait plus Hermès à l’époque du télégraphe – ou d’internet ! Mais il continue d’avoir pour nous encore presque une valeur de modèle – du moins c’est ce que dit Marx. Et nous n’avons aucune raison que penser que Jeff Koons est supérieur à Phydias ! J’aurais plutôt tendance à penser le contraire... En tout cas nous acceptons sans problème que dans ce domaine de la culture humaine, il n’y a pas d’échelle croissante, pas de progrès. Peut-être en va-t-il de même en . Notre  est-elle supérieure à celle je ne dis pas seulement de Socrate mais de l’honnête citoyen athénien du Ve siècle avant JC ? Sans doute pourrait-on montrer que statistiquement nous sommes plus respectueux de la vue humaine, mais notre sens de l’hospitalité, notre des devoirs envers notre  se seraient au contraire singulièrement affaiblis. Voilà donc deux domaines importants de la vie de l’esprit dans lesquels il est impossible d’affirmer que nous sommes supérieurs aux anciens.
Ce qui est mesurable en revanche, c’est notre puissance technique : les avions vont beaucoup plus vite que les galères antiques et le téléphone portable aurait éviter au célèbre coureur de Marathon d’arriver épuisé à Athènes pour annoncer la victoire grecque. D’où cette question qu’il est impossible d’éviter : est-ce qu’en affirmant que nous sommes plus savants que les générations qui nous ont précédés, nous n’affirmons pas en fait que notre technique est bien plus puissante ? C’est bien l’arrière-plan de notre triomphalisme : nos savoirs sont plus vrais et nous sommes plus puissants que les anciens parce que ce que nous sommes capables de fabriquer à partir de ces connaissances scientifiques fonctionne admirablement. Mais les capacités instrumentales de la raison s’identifient-elles au savoir ? Pourtant si j’en viens directement à certaines connaissances fondamentales en physique, on voit immédiatement que le progrès est beaucoup moins évident. Aristote soutenait que l’univers est fini et Épicure au contraire le pensait infini.Avons-nous tranché cette controverse cosmologique ? Évidemment non ! De même, la question de savoir si la matière est continue (ce que croyait Aristote) ou si elle est discontinue (ce que soutenait Épicure avec les atomistes) est une question qui est loin d’être tranchée. Nous savons que certains modèles discontinuistes fonctionnent bien et dans d’autres cas, c’est le modèle continuiste qui est le plus efficace. En réalité ces questions semblent impossibles à trancher empiriquement et nous choisissons des modèles en fonction de leur intérêt pratique et non en fonction de la plus ou moins grande vérité. Or la  d’une théorie, c’est la vérité !
Nous touchons ainsi du doigt cette idée selon laquelle nous ne sommes peut-être pas si savants que cela. En quelque manière nous avons infiniment plus de connaissances que Platon et Aristote mais sans que ces connaissances nouvelles portent sur l’essentiel. Si on laisse de côté les sciences de la nature et leurs applications techniques et qu’on s’intéresse au vaste domaine des affaires humaines, les choses sont encore plus claires : toute la sociologie du monde nous a-t-elle vraiment appris quelque chose que les Anciens ignoraient ?

Pourquoi le progrès ne va pas sans pertes

Après avoir ouvert une brèche dans l’optimisme satisfait de nos contemporains, je voudrais maintenant enfoncer le coin. Ce que nous avons gagné d’un côté, nous l’avons perdu de l’autre. Ce processus est en large partie inévitable. Nous ne savons plus tailler les silex pour en faire des outils pour découper des animaux que nous ne saurions plus chasser comme les chassaient nos lointains ancêtres. L’oubli est nécessaire pour une part. Mais il vaut mieux le savoir avant de nous enorgueillir de notre supériorité. On pourrait ici rappeler Rousseau et son Discours sur les sciences et les arts, dans lequel il ose heurter « de front tout ce qui fait aujourd'hui l'admiration des hommes » et affirme que « la dépravation réelle, et nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. » Le progrès des sciences et arts engendre la paresse et le luxe, corrompent les âmes, nous font oublier les choses utiles à la vie au fur et à mesure que nous nous occupons des plus futiles.
Bien sûr Rousseau exagère ! Mais l’exagération est un procédé heuristique tout à fait légitime. C’est seulement ainsi que les traits essentiels peuvent surgir. Au-delà de la rhétorique rousseauiste, le premier discours met en évidence les contradictions du progrès et en particulier les contradictions de ce progrès des Lumières. Le progrès de l’esprit scientifique dans la lignée de la révolution galiléenne et newtonienne amorce le déclin de la culture classique humaniste. On peut suivre cela à la trace dans l’histoire de la philosophie, de la critique radicale d’Aristote chez Bacon et Descartes jusqu’au scientisme du XIXe siècle. Le conflit des deux éducations, l’éducation humaniste traditionnelle et l’éducation moderne inspirée de Descartes est particulièrement mis en évidence chez Vico, défenseur de l’éducation humaniste et en même temps plus novateur et plus en avance sur son temps, à bien des égards, que les cartésiens qu’il critique. Sans aucun doute ce refoulement de la culture humaniste était-il inévitable. La science nouvelle doit s’imposer par un coup de force révolutionnaire, détrônant la culture traditionnelle. De ce fait, c’est tout un pan du savoir humain qui est relativisé et perd progressivement de son importance pour arriver aujourd’hui au moment de son extinction totale.
Encore une fois, c’est sans doute, en partie quelque chose d’inévitable : nous avons oublié la culture antique pour les raisons mêmes qui font que nous ne savons plus tailler nos outils dans les pierres ni chasser avec les instruments de l’homme du paléolithique. Mais ce processus est aggravé dans des proportions considérables par l’idéologie du progrès, la conviction profonde qu’aujourd’hui est absolument supérieur à hier, que demain sera mieux qu’aujourd’hui, que les enfants en savent forcément plus que les parents et qu’en réalité il n’y a rien à transmettre du passé à part ce qui peut être transformé en « produit culturel », vendable dans les boutiques des musées ou sur les sites archéologiques ou, éventuellement ce qui peut servir de scénario pour une série à grand spectacle et effets spéciaux.
Ajoutons, pour terminer sur ce point, que les processus d’accumulation du savoir n’ont absolument rien de linéaire. En Europe, l’effondrement (lent) de l’empire romain a conduit à une régression de la culture, du savoir mais aussi des techniques dans la première partie du Moyen Âge. Une régression également du niveau moyen d’instruction de la population. Ceux qui se sont prétendus les successeurs des Césars étaient souvent des presque analphabètes. Mais cet effondrement de la civilisation romaine a laissé place à quelque chose de nouveau, dans tous les domaines, d’abord dans les techniques tant de la guerre que des arts d’agrément puis dans le domaine d’un savoir tombé la coupe des ordres religieux. Le résultat en est que le Moyen Âge n’est absolument pas cette période sombre d’où les Lumières émergent, selon le mythe moderne. Et quand la Renaissance – qui commence en fait au XIVe siècle en Italie – redécouvre et restaure dans toute sa dignité la culture antique, elle le fait sur la base des acquis de l’époque médiévale. Encore faut-il ajouter que ce qui vaut pour l’Europe occidentale ne vaut pas pour l’empire romain d’Orient et encore moins pour le monde arabo-musulman pour lequel notre Moyen Âge est au contraire un véritable âge des Lumières.
Enfin, nous avons oublié quelque chose de très important. Socrate se méfiait apparemment du savoir. Face à ses interlocuteurs, il affirme qu’il ne sait rien, et que, cependant, il en sait plus qu’eux puisque, lui au moins sait qu’il ne sait pas. La savoir de l’ignorance, cette « docte ignorance » que reprendra Nicolas de Cues est un thème récurrent de toute la tradition antique et humaniste. Mesurer l’étendue de son ignorance est la condition d’un vrai savoir. Il est remarquable que cette dialectique du savoir et de l’ignorance ait pratiquement disparu de notre culture. Nous avons tant loué le savoir que nous ignorons notre propre ignorance. J’en pourrais donner de nombreux exemples dans le domaine scientifique où les hypothèses les plus fragiles sont assénées comme autant de vérités indiscutables ... jusqu’au jour où l’on doit remplacer cett vérité indiscutable par une autre vérité tout aussi indiscutable.

Les progrès de l’ignorance.

C’est évidemment à notre époque que les processus très anciens et particulièrement accentués à partir du XVIIe et XVIIIe siècle prennent toute leur extension. La « dialectique du progrès » s’y révèle particulièrement destructrice. La destruction créatrice chère Schumpeter ne fonctionne guère dans le domaine du savoir et le processus d’accumulation illimitée du capital (la valorisation de la valeur, dit Marx) présente un double aspect dont on pourra mesurer ensuite tous les effets dans le domaine de l’instruction et de la culture.
  1. Le mode de production capitaliste ne peut exister qu’en révolutionnant sans cesse les conditions de la production. Le mode de production capitaliste n’est pas simplement l’exploitation du travail salarié par un capitaliste, il est d’abord la soumission du travailleur aux conditions du travail, ce qui se réalise pleinement avec l’introduction du machinisme et l’extension continuelle des processus techniques. Ce implique une incorporation croissante du savoir scientifique dans le processus de production.
  2. Mais dans le même temps, au fur et mesure que la puissance des hommes est réifiée, transformée en chose dans le travail mort qu’est la machine, le besoin de travailleurs qualifiés disparaît.
Un rapport de l’OCDE disait les choses crûment. Voici quelques extraits d’un article de Nico Hirtt que l’on peut trouver sur le site du Monde Diplomatique :
La pensée éducative de Mme Androulla Vassiliou, commissaire européenne à l’éducation, tient en quelques phrases : « améliorer les compétences et l’accès à l’éducation en se concentrant sur les besoins des marchés », « aider l’Europe à engager la compétition globalisée », « équiper les jeunes pour le marché du travail d’aujourd’hui » et« répondre aux conséquences de la crise économique ».
Analysant les documents produits par les instances de la « gouvernance internationale, Hirtt montre que les discours sur la « société de la connaissance » ne sont que des mots creux. Il s’agit en effet de former des masses de travailleurs non qualifiés :
Le Centre européen pour le développement de la formation professionnelle (Cedefop) prévoit, pour les années à venir, une augmentation de l’emploi hautement qualifié, mais également « une croissance significative du nombre d’emplois pour les travailleurs des secteurs de services, spécialement dans la vente au détail et la distribution, ainsi que dans d’autres occupations élémentaires ne nécessitant que peu ou pas de qualifications formelles- ». Un phénomène auquel l’agence européenne donne le nom de « polarisation dans la demande de compétences ».
Une tendance que les États-Unis connaissent aussi : sur les quarante emplois présentant la plus forte croissance en volume, huit seulement nécessitent de très hauts niveaux de qualification (baccalauréat + 4 ou davantage) alors qu’une vingtaine ne requièrent qu’une courte formation « sur le tas » (short-term on-the-job training). Divers auteurs anglo-saxons décrivent cette polarisation en opposant « MacJobs » et « McJobs » (par référence au Mac, l’ordinateur de la firme Apple, et au « Mc » de  [ajouter]’s). Pour les économistes David H. Autor, Lawrence F. Katz et Melissa S. Kearney, « l’évolution de l’emploi [depuis] les années 1990 est polarisée, avec la plus forte croissance dans les emplois très hautement qualifiés, la plus faible croissance dans les emplois à qualification intermédiaire et une croissance modeste dans les emplois faiblement qualifiés ».
Et un peu plus loin :
L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) se trouve contrainte de reconnaître cyniquement que « tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie” — en fait, la plupart ne le feront pas —, de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin ». En France, M. Claude Thélot, président de la commission du débat national sur l’avenir de l’école, reprit la même thèse dans le rapport remis en 2004 au ministre de l’éducation François Fillon : « La notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’école doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait à la fois une illusion pour les individus et une absurdité sociale, puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois. »
Voilà la réalité qui se cache derrière « l’économie de la connaissance » qui, traduit de la novlangue, peut s’entendre comme économie de l’ignorance massive.
Pour s’en rendre compte, il suffit de considérer l’évolution des réformes successives dans notre système éducatif. Il faut aussi considérer les implications de la marchandisation généralisée et de la transformation des œuvres de la culture humaine en « produits culturels ». Je pourrais me contenter de renvoyer à deux essais de Hannah Arendt, La crise de l’éducation et La crise de la culture. Mais je prendrai les problèmes autrement, bien que les conclusions ne diffèrent pas beaucoup sur le fond de celles de Arendt.
C’est Jean-Claude Michéa, un excellent auteur, qui a trouvé la formule juste : « l’enseignement de l’ignorance ». Reste à s’entendre sur le sens du mot ignorance. On peut faire une sorte de décompte des connaissances : les élèves ne savent plus faire une division « à la main », mais ils savent des tas d’autres choses (se déplacer sur internet, envoyer des SMS avec un téléphone portable, etc.). Si on additionne des torchons et des serviettes, on n’y comprendra rien du tout. Je vais donc prendre la définition que Michéa donne de l’ignorance :
On entendra ici par « progrès de l’ignorance » moins la disparition de connaissances indispensables au sens où elle est habituellement déplorée (et, assez souvent, à juste titre) que le déclin régulier de l’intelligence critique, c’est-à-dire de cette aptitude fondamentale de l’homme à comprendre à la fois dans quel monde il est amené à vivre et à partir de quelles conditions la révolte contre ce monde est une nécessité vitale. (op. cit. p.14)
Entrons dans le détail. Telle qu’est fut conçue dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’école publique visait un double but. D’une part, elle correspondait aux impératifs de la bourgeoisie française : unifier le pays (notamment linguistiquement) et fournir une main-d’œuvre disposant du minimum de qualification nécessaire – lire, écrire, compter – et, d’autre part, transmettre les éléments d’une culture traditionnelle (les « humanités ») qui pouvaient non seulement unifier la nouvelle élite mais aussi assurer sa légitimité.
Il y a, à l’évidence, un changement profond qui s’est opéré au cours des dernières décennies. Les impératifs de l’adaptation de la main-d’œuvre au marché du travail ont progressivement tout emporté. Ou plus exactement d’un côté les besoins très spécialisés du marché du travail « haut de gamme » évacuent progressivement toute la culture humaniste, pendant, que l’autre côté on transforme le système scolaire en une immense garderie destinée à masquer le chômage réel, mais où le contenu du savoir n’a aucune espèce d’importance – ils en savent toujours bien assez ! L’ensemble a été présenté sous le nom alléchant de « démocratisation de l’enseignement », une démocratisation rendue équivalente à la « massification ». Partons de quelques constats que chacun peut faire.
  1. Il s’agit d’abord d’un abaissement général du contenu de ce qui est enseigné, bien qu’officiellement on ait fait entrer parfois dans l’énoncé des programmes des contenus complexes et souvent marqués par un pédantisme extravagant. En pratique ce sont les exigences minimales qui sont abandonnées. Il suffirait ici de citer l’évolution de l’enseignement du français avec une régression formidable de l’enseignement de la grammaire et de l’orthographe. Nous avons aujourd’hui au baccalauréat et dans les classes préparatoires des élèves qui n’auraient jamais pu avoir leur certificat d’études primaires en raison de leur niveau dans ces domaines. Plus que l’orthographe peut-être, c’est la grammaire et la syntaxe qui sont particulièrement malmenées rendant parfois les écrits de nos élèves et étudiants totalement incompréhensibles. Il n’en va pas mieux dans les disciplines scientifiques. Le niveau de mathématiques et particulièrement la capacité à conduire une démonstration est tombé très bas : les mathématiques sont présentées comme un ensemble de techniques, de savoir-faire et non plus comme un savoir rigoureux. L’usage des calculettes a des conséquences terribles. C’est la machine qui a raison et les algorithmes des opérations (je pense à la division) sont totalement inconnus. Je ne parle pas des racines carrées ou des procédés d’interpolation. En fait on prépare des individus aptes à servir des machines et on ne forme plus des esprits scientifiques. La dislocation des programmes d’histoire a rendu celle-ci incompréhensible et des pans entiers de notre histoire ont disparu.
  2. Dans l’enseignement des langues étrangères, l’enseignement de la culture est en voie de disparition. La poésie française autant qu’étrangère sont ignorées. Les « arts de la mémoire » n’existent plus – Google est censé remplacer la mémoire. La réforme en cours des collèges finira par détruire purement et simplement l’enseignement des langues anciennes. Le seul savoir qui demeure est un savoir purement instrumental : celui qui est nécessaire pour suivre une procédure – comme le savoir que l’on demande aux opérateurs dans les « call centers » ou de savoir « argumenter » exactement comme on demande à un vendeur de savoir argumenter pour vendre son produit.
  3. Il s’agit aussi de l’introduction du « savoir-faire » comme remplaçant le savoir. On apprend aux élèves à présenter un « produit », par exemple un TPE, dans lequel ce n’est pas le savoir qui compte mais l’aptitude à faire semblant de savoir. Il s’agit surtout du « savoir être », véritable entreprise de formatage des esprits avec la multiplication des opérations purement propagandistes au sein de l’école.
Dans cet enseignement « massifié » on produit des diplômes dévalorisés entraînant une surqualification apparente et une déqualification réelle. Des emplois tenus jadis avec le brevet exigent aujourd'hui un bac+2.
Qu’est-ce donc que cette « massification » ? Je vais citer ici un article de Gilbert Molinier qui critique une certaine sociologie qui voit dans l’affaiblissement de la culture une conséquence inévitable de la massification.
Alors, je pose trois questions : premièrement, la massification ne désignerait-elle pas plutôt l’introduction, dans l’école, d’une culture de masse, une culture misérable au goût de hamburger, culture chargée de produire des abrutis ? Il me semble que la sociologie, comme les sciences de l’éducation confondent, inversent les causes et les effets ! Ce n’est pas l’accès des masses à la culture qui affaiblit cette dernière, mais c’est, au contraire, l’introduction de la culture de masse qui pourrit les élèves. Deuxièmement, la sociologie n’est-elle pas ici prisonnière d’une illusion d’optique ? Croyant atteindre un objet lorsqu’elle prétend l’observer, elle rencontre bien quelque chose mais elle est incapable de voir qu’elle ne rencontre qu’elle-même, objet insaisissable et inaperçu de son observation. Ne sachant que se livrer à des exercices comptables, elle ne peut faire autrement que de voir la société comme un bétail indéfiniment comptabilisable. Troisièmement, pourquoi continuer à accorder ce privilège exorbitant aux analyses sociologiques au mépris de l’analyse politique, juridique, voire même anthropologique ? Va-t-on encore longtemps faire l’impasse sur les cadres culturels dans lesquels l’école est enserrée ? Va-t-on encore faire longtemps la censure sur les transformations institutionnelles qui ont ravagé l’école ces dernières années ? Peut-on sérieusement traiter des difficultés de l’école sans dire un mot sur l’introduction, dans les établissements scolaires, des méthodes de gestion managériales en vogue dans les entreprises privées ou publiques, largement responsables de l’instabilité des élèves comme des enseignants... C’est ce qu’on nomme « rénovation pédagogique », entreprise de bousillage de l’intelligence des élèves, qui installe enseignants et élèves dans des difficultés inextricables. Peut-on sérieusement traiter des rapports enseignants/enseignés en n’ayant rien d’autre à proposer que de « baisser les effectifs » ou des « moyens supplémentaires » ? Non pas que ces revendications soient sans intérêt, mais une classe est autre chose qu’une... niche écologique ! Vous abordez la question scolaire comme tel éthologue observant les oies cendrées, rien de plus.
Il me semble que ces trois questions posent sur des bases sérieuses la méthode à suivre si on veut comprendre quelque chose à cet affaissement de la culture et à cette implosion lente du système scolaire. Sans développer plus ce point, je citerai encore Molinier :
C’est ce à quoi l’École d’aujourd’hui, moderne, apporte son écot : fabriquer l’homme-nouveau, homme prêt à tuer pour vendre sans que la moindre culpabilité ne l’étreigne, sans que la moindre interrogation éthique ne l’accompagne, sans que le moindre sens ne s’insinue dans ses actes. Nous fabriquons des hommes prêts à mourir sur ordre, des bêtes sauvages, officiers et sous-officiers nazis des temps modernes , des sociétés post-hitlériennes, costume gris ou bleu marine en guise de tenue de combat, chemise de marque en guise de décoration militaire, bottines de cadres en guise de bottes d’officier, espèces de kamikaze produits en série. Nous fabriquons des hommes-inhumains, petits, moyens et grands Papons, caporaux ou généraux, ingénieurs de la mort, « insectes spécialisés », « nains inventifs », hommes dotés d’une conscience d’ordinateur, hommes chiens de garde, fonctionnaires dont on réclame une « Kadavergehorsam ». Que fabriquons-nous, nous enseignants ? Peut-être cela, sans le savoir, sans vouloir le savoir, dans une espèce de demi-conscience finalement complice.
Quand on est optimiste, on peut penser que la classe dominante réserve cette nouvelle école aux enfants des pauvres, et que, pour les siens, elle conservera un enseignement sérieux, « à l’ancienne ». C’est en partie vrai. Il y a encore des lieux où l’on instruit, des universités où se dispense un véritable savoir. En France, ce qui reste du lycée s’est réfugié dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Mais il semble bien que leurs jours soient comptés. Au nom de la critique de l’élitisme, on prépare leur destruction. Même l’instruction et la culture réservées aux élites sont menacées.
Il y a un deuxième aspect qui se situe plus largement que dans le champ strictement scolaire. Je crois que c’est le progrès de l’inculture dans les élites d’abord. Il suffit d’observer la classe politique et les transformations qu’elle subit pour s’en rendre compte. Aux normaliens ont succédé les énarques et aux énarques les diplômés de la HEC – une transformation qui n’est nullement contingente. La politique se réduit à la technique économique des marchands. À l’autre pôle de la société, la « culture de masse » s’est installée. La question de la culture pose celle de la culture de masse ou encore du « tout culturel » qui caractérise notre époque et qui serait la destruction de tout culture authentique. Une destruction qui procéderait de la subversion de toute la hiérarchie classique des genres de vie par le travail.
Dans la Crise de la culture, Arendt cherche à analyser ce que signifie le surgissement de la « culture de masse ». La « culture de masse » exige d’abord une condition plus ancienne : l’existence d’une « société de masse ». La société de masse n’est pas autre chose que l’intégration de la grande masse des individus à la société. Ce qui est un peu énigmatique ici, au premier abord, c’est le sens que Arendt donne au terme « société ». Ce qu’elle appelle société, c’est « l’avènement du ménage, de ses activités, de ses problèmes, de ses procédés d’organisation » dans le domaine public. Disons-le autrement, c’est le triomphe de l’économique qui sort du foyer (oïkos) pour devenir progressivement le centre de la vie active. Or cet avènement du social implique le nivellement et l’intégration de gré ou de force de l’individu dans cette grande famille qu’est la « société ». Mais, jusqu’au XXe siècle, une très grande partie des individus est écartée de la société : les prolétaires et les exclus en tous genres. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi un certain nombre d’individus pour échapper à la pression du conformisme ont rejoint les partis révolutionnaires. Hannah Arendt, qui écrit dans la fin des années 50 et le début des années 60, constate que désormais la masse est intégrée à la « société de consommateurs » (on dirait aussi « société de consommation ») et il faut souligner donc que le problème qu’elle pose dans la Crise de la culture n’est pas tant celui d’une perte de la tradition antique (de la paideia grecque par exemple) que celui des transformations sociales qui détruisent finalement l’individu.
Si on veut comprendre ce qu’il advient de la culture dans la société de masse, il faut ce concentrer sur l’artiste, dit Arendt, « le dernier individu à demeurer dans une société de masse », car l’artiste est « le producteur authentique des objets que chaque civilisation laisse derrière elle comme la quintessence et témoignage durable de l’esprit qui l’anime. » L’artiste lui semble, de ce point de vue l’archétype de l’individu en opposition à la société. En opposition d’abord au « philistinisme », cet état d’esprit qui juge tout en fonction de l’utilité immédiate et des « valeurs matérielles ».
Mais il ne s’agit pas tant du mépris de l’homme d’affaires pour les futilités de l’art que la prétention de la société à monopoliser la « culture » pour ses propres fins. Si bien que l’art authentique se développe à partir du XVIIIe siècle comme une protestation contre cette « culture » des philistins. Bref contre tout ce qui fait de la culture un « bien » dont on peut se servir en vue d’occuper une position supérieure dans la société : « les valeurs culturelles subirent le traitement de toutes les autres valeurs, furent ce que les valeurs avaient toujours été : valeurs d’échanges. » Voir l’emblématique Jeff Koons.

En conclusion

Le tableau dressé issu pourra sembler d’un pessimisme exagéré. Il ne s’agit pas, évidemment, de la réalité dans sa complexité mais des grandes tendances, à l’œuvre depuis plusieurs décennies. S’il existe un pessimisme sot et lâche, un pessimisme lucide est nécessaire si on veut redonner sa place à l’optimisme de la volonté, c’est-à-dire à l’action. Et cette action doit d’abord être conservatrice : nous avons longtemps pensé qu’il fallait transformer le monde (et non plus l’interpréter de différentes manières). Mais aujourd'hui, il s’agit tout simplement de le préserver. Ce qui n’est possible qu’en agissant.
À la question « sommes-nous devenus ignorants ? », je répondrai donc par l’affirmative, parce que nous sommes devenus ignorants de ce qui est essentiel, c’est-à-dire de ce qui rend possible un monde humain.

(Texte d'une conférence devant le Cercle Condorcet du Havre - 13 avril 2015)
1Lichtenberg, cité par J-C Michéa in L’enseignement de l’ignorance, Micro-Climats, 1999.

samedi 4 avril 2015

La vérité des apparences

Chez d'assez nombreux philosophes (mais aussi bien au-delà), l'apparence est systématiquement dévalorisée. L'apparence est toujours plus ou moins vue comme l'apparence trompeuse, l'apparat qui est là pour éblouir et pour empêcher de voir la réalité. L'apparence c'est l'ombre sur le mur de la caverne que les hommes enchaînés prennent pour la réalité elle-même. Mais dans le même temps, il faut bien reconnaître que l'essence cachée ne peut apparaître, que l'apparence est aussi la manifestation de l'essence. La philosophie ne peut dévoiler ce qui est caché que si ce qui est caché ne l'est pas complètement. Le dévoilement auquel se livre la philosophie ressemble fort à l'inauguration officielle des statues et monuments : la statue est cachée sous un drap mais le drap montre qu'elle est cachée et n'est là que pour ménager l'effet de surprise.

dimanche 22 mars 2015

Vérité et fiction

Vérité et fiction apparaissent comme des antonymes. Si la vérité consiste à raconter les faits tels qu’ils se sont passés, la fiction raconte des faits imaginés. Les faits et les fictions : il faut choisir, comme il faut choisir entre la vérité et l’imagination. Il faut pourtant comme toujours entre les termes qui paraissent opposés déterminer ce qui les unit et les différencie dans le même mouvement, l’identité de l’identité et de la négation pour parler comme Hegel. C’est qu’en effet, la fiction comme toute idée a un idéat : l’objet de la fiction est un objet fictif. La fiction désigne tout à la fois le récit et l’objet imaginaire de ce récit. D’où une première difficulté : la fiction s’oppose-t-elle à la vérité ou à la réalité ? D’ailleurs on dit « la réalité dépasse la fiction » et non « la vérité dépasse la fiction ». En second lieu la fiction doit être séparée de l’erreur, du mensonge ou encore de l’illusion, bien qu’il lui arrive fréquemment d’avoir affaire avec les unes ou les autres. De là nous pourrons voir en quelle manière la fiction peut dire le vrai. Et, pour terminer, elle reste toujours une vérité cryptique que l’on doit séparer de la vérité telle que la raison la manifeste directement, en chair et en os pourrait-on dire.


Délimitations conceptuelles


Éclaircissons d’abord les premières difficultés qui surgissent de cette notion ambiguë de fiction. En suivant les définitions de Spinoza (cf. Traité de la réforme de l’entendement), l’idée fictive se distingue tout à la fois de l’idée fausse, de l’impossible et de l’idée vraie. Voyons comment.
Un récit de fiction est un récit qui raconte des faits qui n’ont pas eu lieu. Mais il est impossible d’en déduire que le récit de fiction est faux. Le faux témoin est celui qui raconte comme ayant eu lieu ce qui n’a pas eu lieu. Mais le conteur ou le romancier ne doivent pas être considérés comme des faux témoins. On peut comparer les propos du faux témoin à la réalité, mais à quelle réalité pourrait comparer la fiction ? Les fictions dont traite le récit de fiction ont un statut bien particulier. Si je dis : « Emma est l’épouse de Charles Bovary », cette phrase n’est, au strict, ni vraie ni fausse, pour la simple raison que ni Emma ni Charles Bovary ne sont des personnes réelles mais des inventions de Gustave Flaubert. On sait que Flaubert a puisé la matière première de son roman dans un fait divers ayant réellement eu lieu mais cela ne change rien au statut de fiction de son roman. Cependant, dans le monde fictif créé par Flaubert, il est vrai qu’Emma Rouault a épousé Charles Bovary. Comment le savoir ? Tout simplement en lisant Madame Bovary ! Ainsi la fiction apparaît comme un genre d’être particulier, une « irréalité » pourrait-on dire. La fiction propose donc le tableau d’une irréalité, quel que soit le degré d’invention dont elle fait preuve.
Quelles sont donc les caractéristiques de cette irréalité ? Dans le Traité de la réforme de l’entendement, Spinoza commence sa « méthode » en définissant « l’idée fictive ». Une idée fictive est une idée que l’on peut feindre. Voyons ce que dit Spinoza :
Toute perception a pour objet, soit une chose considérée en tant qu’elle existe, soit seulement l’essence d’une chose ; mais comme la fiction ne s’applique guère qu’aux choses considérées en tant qu’elles existent, c’est de ce genre de perception que je parlerai d’abord : je veux dire celle où l’on feint l’existence d’un objet, et où l’objet ainsi imaginé est compris ou supposé compris par l’entendement. Par exemple, je feins que Pierre, que je connais, s’en va chez lui, vient me voir, et autres choses pareilles. À quoi se rapporte une telle idée? Elle se rapporte aux choses possibles, et non aux choses nécessaires ou aux choses impossibles.
Je peux en effet concevoir l’essence de quelque chose qui n’existe pas. Par exemple, l’architecte conçoit la maison qui n’existe pas. Il la conçoit dans son imagination avant d’en tracer les plans et de commander sa réalisation. Un concept, ainsi entendu au sens le plus large n’est pas une fiction. La fiction dit Spinoza, ne s’applique guère qu’aux choses en tant qu’elles existent. J’imagine qu’Emma Bovary existe ce qui suppose que mon entendement comprend Emma… qui n’existe pas. C’est le premier aspect. D’où découlent deux conclusions.
Premièrement, je ne peux feindre l’existence des choses nécessaires, c’est-à-dire des choses ne peuvent pas ne pas être ! C’est évident d’après la définition : une chose nécessaire existe nécessairement et donc elle ne peut être l’objet d’une idée fictive. C’est encore évident autrement : je peux feindre qu’Emma Bovary n’existe pas, ou qu’elle est morte avant d’avoir épousé Charles Bovary, etc. Mais je ne peux pas feindre qu’une chose nécessaire n’existe pas. Spinoza donne un exemple : qui connaît le vrai concept de Dieu (une substance éternelle et infinie ayant une infinité d’attributs exprimant une essence éternelle et infinie) ne peut pas feindre que Dieu n’existe pas – cela reviendrait à feindre qu’il n’y a aucune réalité, y compris celle du faiseur de fiction, ce qui est évidemment absurde.
Deuxièmement, je ne peux feindre les choses impossibles. Ce qui est impossible, c’est ce qui ne peut pas être, ce qui est contradictoire en soi. Personne ne peut imaginer un cercle carré, pas plus qu’un éléphant passant par le trou d’une aiguille. Tous les corps que j’imagine, je les imagine dans l’espace tridimensionnel de notre perception. Je ne peux pas imaginer un corps inétendu. La fiction ne peut donc imaginer qu’un monde « possible », même si ce monde ne suit pas les lois de la nature de notre monde. Dans Star Wars, certains vaisseaux spatiaux peuvent aller plus vite que la lumière, mais ce sont des vaisseaux tridimensionnels et le monde de Star Wars est un monde pré-relativiste (newtonien).
Il nous faut maintenant distinguer la fiction d’une hypothèse. Une hypothèse est bien un fait imaginé, c’est-à-dire une fiction qui peut servir d’explication à d’autres faits avérés. L’enquêteur ou le détective qui cherche des pistes conçoit des hypothèses. Ces hypothèses peuvent ne demeurer que des fictions, si par exemple elles sont invérifiables ; elles peuvent devenir des idées fausses au cas où elles sont invalidées et elles peuvent enfin devenir des idées vraies si l’expérimentation les a confirmées. On le voit : l’élément commun à l’hypothèse et à la fiction, est que l’on feint l’existence de quelque chose. Mais dans la fiction je feins un objet qui n’existe pas alors que l’hypothèse avoir pour objet une chose qui doit exister réellement. Et surtout l’hypothèse est destinée à être supprimée en tant qu’hypothèse, soit parce qu’elle invalidée soit parce qu’elle est transformée en vérité.
La fiction doit être distinguée du mensonge. Le mensonge construit, certes, un récit fictif – par exemple les manuels de l’histoire soviétique avaient éliminé jusqu’au nom du chef, fondateur et organisateur de l’Armée Rouge, Léon Trotski. Le procureur des procès de Moscou avait un inventé des rencontres imaginaires entre les accusés et les agents de l’Allemagne nazie dans un hôtel norvégien qui n’existait plus. Mais Staline et ses séides savaient très bien qu’il s’agissait de purs mensonges et leur intention était de tromper l’opinion publique soviétique aussi bien que mondiale en vue de justifier l’élimination de la plupart des hommes qui avaient dirigé la révolution russe. Dans la fiction, cette intention mensongère n’existe pas nécessairement. La fiction se présente comme une fiction et n’a nullement la prétention de rapporter les faits tels qu’ils se sont produits.
Enfin la fiction n’est pas une illusion. L’illusion peut avoir pour cause les lois de l’optique. C’est le problème des illusions des sens, problème qui peut finalement être réglé assez facilement. Il suffit de connaître les lois de l’optique pour comprendre pour quelle raison le bâton plongé dans l’eau apparaît brisé alors qu’il ne l’est point (connaître les lois de l’optique) pour n’être plus victime de l’illusion, pour n’en être plus le jouet. L’illusion a aussi pour cause le désir : je me construis des fictions en désirant ardemment qu’elles soient la réalité. Ou encore je m’imagine le pire en souhaitant que cela n’arrive pas (cf. Jean –Jacques Rousseau, Rêveries…). Parce qu’elles procèdent de la puissance impulsion de l’être à persévérer dans son être (ce que Spinoza nomme conatus) ces illusions sont les plus indéracinables. Selon Freud, la croyance religieuse procède de ce mécanisme illusoire ; il qualifie même la religion d’« illusion délirante de l’humanité ». On peut donc dire que l’illusion produit des fictions qui sont des perceptions fausses de la réalité.

La vérité de la fiction


Ainsi poser la question de la vérité de la fiction, c’est poser une question qui n’a pas de solution univoque. La fiction en tant qu’elle est en contradiction avec la perception vraie de réalité des choses peut être qualifiée de fausse. Mais ce n’est pas nécessairement le cas. Revenons au récit de fiction (fable, roman, mythes …) : ces récits parce qu’ils ne se posent pas comme discours de la vérité factuelle ne sont ni vrais ni faux. L’affirmation « le roi de France est chauve » n’est pas vraie puisqu’il n’y a pas de roi de France ; mais son opposée, « Le roi de France a des cheveux » n’est pas plus vraie, pour les mêmes raisons.
En un sens pourtant on peut parler de vérité de la fiction. En s’en tenant à une conception un peu rigide de la vérité, la phrase « Emma a épousé Charles » n’a pas de référent puisque ni Charles Bovary ni Emma ne sont des individus réels. Pourtant si je considère que le monde de la fiction de Flaubert comme un monde possible, alors l’affirmation « Emma a épousé Charles » est « vraie » et l’affirmation « Emma est restée fidèle à son mari » est fausse puisque, dans le monde possible du roman, le « fait » est qu’Emma a trompé Charles avec Rodolphe et Léon. Si nous pouvons attribuer à une proposition concernant des fictions un état de vérité (vrai ou faux), c’est parce que ce « monde possible » peut jouer le rôle de référence à nos propositions concernant Emma et Charles Bovary, Monsieur Homais, etc. Comment le sait-on ? Tout simplement en lisant le roman de Flaubert ! Mais ce roman n’est pas un « monde » ; c’est du texte, des signes, des signes qui créent un monde imaginaire, mais, pour que la fiction fonctionne, ce monde imaginaire doit être vraisemblable. Il ne peut être vraisemblable (sembler vrai) que s’il respecte certaines règles qui sont les lois de la pensée auxquelles tout discours prétendant au vrai doit se plier. Dans le cas du roman, d’ordinaire le monde fictif ressemble exactement au nôtre, les phénomènes y obéissent aux mêmes lois, les personnages sont humains, ils ont des caractères humains que nous pouvons facilement retrouver dans la vie réelle et s’y mêlent de nombreux éléments qui font référence à la réalité. La fiction peut être aussi celle d’un monde très différent du nôtre mais s’appuie toujours sur quelque possible de notre monde. Ainsi la science-fiction extrapole certaines tendances et possibilités inscrites dans la réalité que nous connaissons.
Il y a de la vérité dans la fiction en un deuxième sens. Une fable raconte une histoire. Une fabula en latin désigne d’abord ce qui se dit, les conversations de la foule ; ensuite, il en vient à désigner un récit sans garantie de véridicité et enfin un récit mythique ou un apologue. Dans les premiers sens une fable n’est qu’une vérité douteuse : « on dit qu’Homère était aveugle », mais en réalité on n’en sait rien et d’ailleurs on ne sait pas qui était Homère et même s’il y a eu un seul personnage qui soit l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée1. Dans le dernier sens, la fable n’a aucune prétention à raconter les choses qui se sont passées. D’ailleurs, elle utilise pour cela un procédé bien connu : elle introduit des animaux qui parlent, des loups capables de se déguiser en grand-mère, des êtres fabuleux, justement, comme les ogres ou les fées. La fable rapporte donc des « faits » purement fictifs, ceux d’un monde imaginaire et qui se donne comme tel. La fable, mais ceci vaudrait au même titre du mythe, n’est donc ni une erreur ni un mensonge.
Cependant la fable vise l’exposition de la vérité ou du moins une certaine forme de vérité. Dans Le loup et le chien, La Fontaine met en scène un loup famélique et un chien bien gras qui sont là comme symboles de deux caractères, de deux types humains : ceux qui font de la liberté la valeur suprême (les loups) et ceux qui sont prêts à se laisser enchaîner pour faire bonne chère. La fable dès lors est « vraie » si la description que La Fontaine fait du loup et du chien représente bien deux types de caractères réellement existant parmi les humains. La fable ou le mythe peuvent ainsi être analysés à deux niveaux : premièrement, l’énonciation d’une fiction (les loups et les chiens ne devisent ensemble des avantages et des inconvénients de la liberté) ; deuxièmement, le monde fictif créé par le récit symbolise une vérité concernant notre monde. Le mot « loup » est un signe linguistique dont le signifié est l’image d’un loup (image que peut se représenter quiconque connaît la signification du mot « loup ». L’image du loup est un symbole, une image désignant une abstraction, ici la liberté, le courage pour le lion et ainsi de suite. Ce que l’auteur attend du lecteur, c’est qu’il soit capable de transformer ces symboles en vérité, par exemple « la liberté vaut mieux que l’opulence » et donc il vaut mieux être loup que chien ! La fable ne fait donc pas sens immédiatement comme les propositions du type « le chat est sur le tapis » font sens immédiatement. La fable doit être interprétée : il s’agit de faire sens (to make sense of, comme disent les Anglais) à partir d’images mentales qui ne parlent pas clairement.
Ce que nous venons de dire de la fable vaut aussi généralement pour le roman. Balzac, en entreprenant d’écrire La Comédie Humaine se proposait de faire œuvre philosophique. Eugénie Grandet ne traite du père Grandet, riche vigneron de Saumur et de sa pauvre fille Eugénie, mais de l’argent et de sa puissance destructrice. Le cinéma, quand il ne se limite pas aux effets spéciaux et autres procédés destinés à abrutir le spectateur, crée lui aussi un monde fictif qui parle du nôtre. Mais dans le roman comme dans le cinéma ou le théâtre, il arrive, trop souvent, qu’aucun effet de vérité ne soit attendu, que la fiction ne soit là que comme « divertissement », presque au sens pascalien, une manière de nous détourner de notre propre condition. En ce cas, la fiction si elle ne peut être qualifiée de fausseté apparaît cependant comme un moyen d’obstruer les voies de la vérité, ou d’empêcher que ne soient entendues les voix de la raison.

Vico et la vérité des mythes et fables anciennes


La « Science Nouvelle2 » de Giambattista Vico inclut l’interprétation des mythes et des fables qui deviennent autant de documents historiques, puisque « les fables ont été des histoires vraies et sérieuses des coutumes des très anciens peuples de la Grèce » (7)3. Le rôle attribué aux mythes provient de ce « nouvel art critique » qui en permet une lecture et une interprétation adéquates. Il s’agit, en réduisant la philologie à « la forme d’une science » de découvrir « le dessein d’une histoire idéale éternelle ».
À l’encontre de saint Augustin, sévère contempteur de fables de la mythologie surtout remarquables par leur obscénité, les principes de la science nouvelle permettent d’éviter cet inconvénient en montrant que
de telles fables furent, à leur commencement, toutes vraies, sévères et dignes des fondateurs des nations, et que c’est ensuite, quand de longues années se furent écoulées, qu’elles prirent les significations obscènes avec lesquelles elles nous sont parvenues, en partie à cause de l’obscurcissement de leur signification, en partie à cause du changement des mœurs qui, de sévères qu’elles étaient, devinrent dissolues, et parce que les hommes voulaient pour rassurer leur conscience, pécher avec l’autorité des dieux. (81)
Vico donne une explication de la vérité des fables anciennes :
… les premiers hommes du paganisme étaient aussi simples que des enfants, qui sont véridiques par nature, les premières fables ne purent rien inventer de faux : aussi durent-elles être nécessairement (…) vraies. (408)
L’argument est évidemment bien peu convaincant. Vico étant père d’une importante progéniture, on eût pu croire sa connaissance de la psychologie enfantine un peu plus élaborée. Mais comme toujours avec Vico, il faut éviter de s’en tenir aux arguments isolés. Il perçoit, même si ce n’est pas toujours très clairement, il faut le reconnaître, qu’il y a une vérité essentielle dans les mythes anciens, ce que Freud soutiendra deux siècles plus tard d’une manière peu différente, au fond. De même que les rêves donnent accès à un inconscient qui est toujours une régression dans l’enfance du sujet, de même les mythes (voir le rôle central d’Œdipe chez Freud) donnent accès à l’inconscient infantile de l’humanité. Ce parallélisme entre l’histoire individuelle du sujet et l’histoire de l’humanité et cette idée d’enfance de l’humanité qui constituent un des points essentiels de la méthode de Vico, se retrouvent plus tard chez Freud, notamment dans L’avenir d’une illusion, où il s’agit d’expliquer l’origine de la religion, ou dans Totem et tabou.
Michelet, traducteur de Vico, tenait en piètre estime sa mythologie. Mais le problème est seulement de savoir si la supposition que les fables sont vraies est une supposition féconde pour cette science nouvelle que veut fonder Vico. En rappelant que les Égyptiens avaient coutume d’attribuer à Hermès Trismégiste toutes leurs découvertes utiles à la vie humaine, il peut conclure :
Maintenant, en nous appuyant sur cette nature des enfants et sur cette coutume des anciens Égyptiens, nous pouvons affirmer que le langage poétique, en  de ces caractères poétiques, peut nous permettre de nombreuses et importantes découvertes relativement à l’antiquité. (413)
Quand on dit que les mythes sont vrais, il faut en déduire qu’ils parlent de la réalité historique des peuples et que, par conséquent, ils « ne racontent pas des histoires », c’est-à-dire qu’ils ne peignent pas cette réalité historique sous des couleurs chatoyantes et puisque l’histoire obéit à une loi éternelle de progrès – même après qu’elle a été rejetée en arrière dans le cas d’un retour à la barbarie – on en conclut que les personnages des mythes ne sont pas des modèles moraux et intellectuels pour notre époque. Ils ne peuvent être jugés selon nos critères et nous devons pour les comprendre être capables d’un décentrement du regard. Ainsi, à propos des actions de Pâris, de Jason ou de Thésée, Vico fait remarquer
… c’étaient là des actions réputées héroïques, alors qu’avec nos sentiments présents elles semblent, comme elles le sont effectivement, des actions d’hommes scélérats. (611)
Le chapitre consacré à l’héroïsme des anciens peuples (Livre II, chap. VIII) développe abondamment ce thème en partant de l’Odyssée. Ainsi, Achille en colère contre Agamemnon,
… permet qu’Hector fasse un massacre de Grecs, et, contre ce que lui dicte la dévotion qui est due à la patrie, il s’obstine à venger une offense personnelle au prix de la ruine de la  tout entière. (…) Voilà donc le héros qu’Homère qualifie toujours d’« irréprochable » et qu’il chante en le proposant aux Grecs comme exemple de  héroïque ! (667)
De même, le brigandage a été longtemps été considéré comme une action héroïque (636). Vico ne reproche pas aux poètes anciens de n’être pas au niveau de sagesse des philosophes modernes, puisque « les poètes théologiens furent le sens et les philosophes l’intellect de la sagesse humaine. » (779)
La table chronologique qui commence la version 1725 et se trouve reprise dans l’édition de 1744 est justifiée par le recours à ces fables et mythes et elle s’arrête même à partir du moment où Tite-Live considère que l’histoire romaine est certaine c’est-à-dire à partir de la seconde guerre contre Carthage. C’est que cette chronologie ne présente aucune certitude absolue.
On voit, d’après tout ce qui a indiqué dans ces Annotations, que tout ce qui nous est parvenu au sujet des anciennes nations païennes, jusqu’aux temps où s’arrête notre Table est totalement incertain. (118)
Mais c’est précisément pour cette raison que la fantaisie des fables peut s’imposer. Vico a un raisonnement un peu curieux :
Aussi sommes-nous entrés dans tout cela comme s’il s’agissait de ce qu’on appelle des res nullius, dont la règle de droit veut que « occupanti conceduntur » ; c’est pourquoi nous ne croyons pas léser le droit de personne en raisonnant de façon différente et parfois même entièrement contraire aux opinions qui ont été reçues jusqu’ici au sujet des principes de l’humanité des nations. (118)
Cette application du droit du premier occupant au domaine des théories scientifiques pourrait être comprise de manière ironique : Vico nous avertit de ne pas accorder une valeur scientifique démesurée à toutes ses spéculations. Il se donne le droit de créer là où, de toute façon, nous sommes dans la plus grande incertitude.
Ainsi, c’est en s’appuyant sur la lecture et l’interprétation des mythes ou de ces « fables anciennes » que Vico entreprend de fonder une véritable anthropologie, une science totale de l’homme combinant la culture, le droit, la politique, les structures familiales ou encore la linguistique. Et le point de départ de cette entreprise, c’est l’idée que les fables anciennes sont vraies, autrement dit qu’il faut accorder la plus grande attention au caractère véritatif de ces fictions.

L’expérience fictive : l’expérience de pensée selon Einstein


Il est encore un autre domaine où la fiction peut produire de la vérité, celui de la pensée scientifique. L’« expérience de pensée » dont Einstein fit un grand usage est une tentative pour résoudre un problème en n’utilisant que la puissance de l’imagination. Si on trouve déjà ces expériences de pensée chez Galilée, c’est Ernst Mach (1838-1912) qui en fournit l’idée précise à Einstein. Mach veut étendre le principe de relativité galiléen. Ce principe affirme que les lois de la physique se conservent dans des repères en déplacement inertiel, autrement dit le mouvement est toujours relatif à repère et il est impossible de déterminer en se plaçant dans un repère en déplacement rectiligne uniforme si ce repère est « au repos » ou non. Par exemple quand deux trains se croisent à vitesse uniforme, le voyageur de l’un de train et ne dispose pas d’autre repère que son train ne peut pas savoir si son train en mouvement ou si c’est le train sur l’autre voie qui est en mouvement. Mach se demande il y a un sens à parler dans l’absolu de mouvement accéléré ou de mouvement de rotation. Il propose ainsi une expérience : supposons un astronaute flottant au milieu d'un espace vide de toute matière et de tout point de repère. Aucune étoile, aucune source d'énergie n'est présente, quelle que soit la distance considérée. L'astronaute dispose-t-il d'un moyen de déterminer s'il est en rotation sur lui-même ou non, et ce malgré l'absence de point de repère. Si le principe de Mach est faux, c’est-à-dire si les forces d'inertie existent même en l'absence de toute matière ou énergie, alors l'astronaute pourrait le savoir, en ressentant des forces d'inertie, comme par exemple la force centrifuge qui poussent ses bras vers l'extérieur. Cette idée heurte le sens commun, dans la mesure où il est difficile de concevoir un mouvement, en l'occurrence une rotation, sans aucun point de référence. Cela impliquerait la notion d'un espace et d'un référentiel absolu, ce qui est remis en cause par le principe de relativité générale. Nous avons bien ici une fiction au sens strict du terme : aucun astronaute ne pourra jamais se trouver dans un espace vide de matière ! Et pourtant cette « expérience fictive » permet d’éclairer un problème de physique fondamentale.
Einstein utilise le même procédé quand il formule le principe d’équivalence de la masse inertielle et de la masse gravitationnelle. Il suppose un ascenseur dans le vide astral, tiré dans la direction « haut » par une force constante. À l’intérieur de l’ascenseur, un physicien observerait que tous les objets qu’il laisse tomber tombent à vitesse constante et il en déduirait qu’il est dans un champ de gravitation constant, comme s’il était immobile sur la terre ou sur toute autre planète. À l’extérieur de l’ascenseur, un physicien observerait que tous les objets que lâche notre physicien astronaute sont propulsés à vitesse constante (celle de l’ascenseur au moment où le physicien astronaute les lâche) selon le principe d’inertie. De cette fiction, Einstein déduit que la masse inertielle et la masse gravitationnelle sont équivalentes, principe fondamental de la théorie de la relativité générale.
Nous avons ici encore une fiction (l’expérience est purement imaginaire) mais cette fiction conduit à la formulation d’une loi de la physique, non pas d’un monde fictif mais du monde réel dont la physique cherche à « dire la vérité », c’est-à-dire à formuler les lois constantes des phénomènes.
Il existe encore un usage licite logiquement de la fiction, il s’agit des contrefactuels (ou énoncés conditionnels contraires aux faits). « Si la casserole avait été mise sur le feu, l’eau aurait bouilli » est un énoncé vrai bien que la casserole n’ait pas été mise sur le fait. On pourrait dire que dans ce cas, cet énoncé n’est qu’une conséquence logique d’une loi générale de la nature. Mais l’énoncé « Si je m’étais réveillé plus tôt, je ne serais pas arrivé en retard à ce rendez-vous » peut difficilement être considéré comme l’instanciation d’une loi générale de la nature. Il peut pourtant être parfaitement vrai. On use de nombreux contrefactuels dans tous les raisonnements expérimentaux : si l’hypothèse H était fausse, on devrait observer le fait F. À partir de ces remarques nécessairement trop sommaire, on voit bien que la théorie de la vérité-correspondance n’est guère tenable sauf à en modifier profondément la formulation.

La fiction, une vérité toujours cryptique


Quels que soient les effets de vérité de la fiction et, comme nous l’avons vu, ils sont fort nombreux, la vérité ne se donne jamais directement dans la fiction, comme elle ne se donne jamais directement dans les paraboles du Nouveau Testament. Flaubert donne à Madame Bovary le sous-titre de « Mœurs de province ». Il s’agit de faire un tableau aussi exact que possible des mœurs de province, comme le ferait un observateur impartial, un ethnologue par exemple, chargé de « dire la vérité » sur les mœurs ayant cours dans cette région de Normandie où l’intrigue est située. Balzac, dont La femme de trente ans a aussi inspiré le roman de Flaubert, voulait faire œuvre philosophique en écrivant La Comédie Humaine. On pourrait sans problème noter des intentions du même genre chez Zola et chez tous les grands romanciers du XIXe et du XXe siècle. Leur génie est d’avoir atteint cet objectif par les moyens de la fiction. Cependant, il y a une grande différence entre le travail du romancier et celui du philosophe ou du sociologue. Dans la fiction, la vérité apparaît sous une forme voilée. La fiction manifeste la vérité mais seulement en la repliant dans les procédés romanesques.
La vérité que livre la fiction est donc une vérité qui ne peut surgir que d’une interprétation jamais terminée. La vérité dans la fiction semble au fond inatteignable un peu à la façon dont la pensée du rêve résiste toujours dans l’interprétation du rêve. Dans L’interprétation du rêve, Freud écrit ainsi : « Chaque rêve a au moins un endroit où il est insondable, pareil à l’ombilic, par lequel il est rattaché à l’Unerkannt, l’inconnu, le non connu. »

Vérité et fiction en histoire



Le problème est particulièrement aigu quand on s’intéresse à l’histoire. L’histoire des historiens et non les histoires que nous nous racontons, vise, selon le mot de Ranke à raconter ce qui s’est passé, comme cela s’est passé. L’histoire se présente donc d’abord comme narration et elle ressemble extérieurement au récit de fiction. C’est du reste une des raisons qui a poussé les historiens contemporains comme ceux de l’école des Annales (Bloch, Febvre et leurs héritiers comme Fernand Braudel) à vouloir casser les codes de l’histoire narrative et à construire enfin une science historique très proche dans ses fondements épistémologiques de la sociologie de Durkheim. À l’inverse Paul Ricœur soutient que l’histoire ultimement est narrative : écrire l’histoire est toujours finalement ce que Ricœur appelle encore la « mise en intrigue ». Première difficulté : comment distinguer dans cette « mise en intrigue » qu’opère l’historien ce qui dit les choses qui se sont passées comme elles se sont passées et les liens et explications causales que l’historien introduit entre les événements, et qui relèvent de choix interprétatifs ? Une certaine présentation des faits et la sélection inévitable des faits disponibles peuvent aisément transformer le récit historique en une sorte de fiction, une légende dorée ou une légende noire selon les intentions de l’historien.
Problème encore plus complexe : celui des fictions historiques. Ainsi dans Horace de Corneille, l’argument de la pièce reprend un épisode situé dans les premiers temps de l’histoire de Rome. Corneille s’appuie essentiellement sur deux sources antiques : l’Histoire romaine de Tite-Live (-59 ou -64 – 10), qu’il cite, et les Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse (historien grec, -1er s.), traduites dès 1480 en latin, et qu’il ne cite pas. Si Tite-Live est un historien honnête, il s’appuie essentiellement sur ce qui s’est transmis de l’histoire romaine et, en particulier, la vérité historique de la fameuse bataille des Horace et des Curiace est sujette à caution. Mais en outre, Corneille réécrit l’histoire : il élimine quelques personnages importants de cette affaire et son propos n’est pas raconter ce qui s’est passé comme cela s’est passé mais bien d’en dégager une portée universelle. Ici donc l’histoire fonctionne à la manière des mythes et des fables. Personne ne confondra la pièce de Corneille et la réalité historique, mais il en demeure tout de même une certaine vision de l’histoire qui, dans la tradition des « humanités » classiques, occupe les esprits des lecteurs reste trop souvent une histoire fictive.
Les fictions historiques – et pas seulement les mythes – semblent nécessaires à chaque peuple. L’inscription des sociétés humaines dans l’histoire n’est sans doute pas d’abord ce qu’elle deviendra plus tard, une recherche des enseignements de l’histoire basée sur une connaissance aussi exacte que possible des faits. Les textes sacrés des grandes civilisations comme les mythes sont des histoires des origines. Chaque peuple, chaque civilisation, trouve dans ces récits l’explication de ce qu’il est, de ses lois, de ses mœurs ou de sa langue. Si l’on considère l’histoire comme nous la considérons aujourd’hui, c’est-à-dire depuis la fin du xixe siècle, comme une science humaine ou sociale, la recherche des origines n’a guère de sens : l’origine est toujours mythique – Marc Bloch (1886-1944) dénonçait « l’obsession des origines ». Il ne s’agit pas seulement de savoir si l’Exode a réellement eu lieu ou si le père de tous les membres de la tribu est un léopard ou un ours. Même quand l’origine se donne comme réalité historique, elle est une reconstitution en vue de produire un récit des origines. Longtemps dans les écoles de la République française, les enfants durent apprendre « nos ancêtres les Gaulois ». Mais les ancêtres des Français ne sont pas plus des Gaulois que des Romains, des Germains, des Arabes, etc. Au demeurant les populations celtiques que les Romains appelaient Gaulois étaient elles-mêmes des populations récemment installées sur le territoire de la Gaule. Ainsi que le montre Claude Nicolet4, la question des origines fut l’objet d’une longue bataille entre historiens, mais aussi et surtout une bataille politique. La noblesse française se prétendait la descendante des guerriers francs (donc des « germains ») et tenait les paysans et plus généralement les roturiers pour les descendants des gallo-romains vaincus. Cette victoire originelle devait légitimer les privilèges de la noblesse comme une race dominante, une domination fondée sur le principe du sang. C’est seulement à la fin du xixe siècle, notamment avec le Second Empire et la volonté de Napoléon iii de faire de Vercingétorix un héros national et du site archéologique d’Alise Sainte Reine le lieu présumé de la bataille d’Alésia que les Gaulois sont véritablement érigés en ancêtres de la . Que la  soit une  gauloise et non une  issue des peuples germaniques comme les Francs, cela avait évidemment une importance politique capitale au moment où la rivalité franco-allemande était devenue le problème majeur en Europe, et ce indépendamment de la vérité historique objective.
On pourrait ainsi multiplier les exemples de ces mythes originels. Toutes les questions de datation renvoient à des mythes concurrents. Quand commence donc l’histoire de France proprement dite ? Est-ce avec le baptême de Clovis, ce roi des Francs dont le nom est germanique (« Chlodwig », c’est-à-dire l’illustre combattant) ? Est-ce avec le traité de Verdun où les petits-fils de Charlemagne se partagent l’empire carolingien entre la Francie occidentale qui deviendra « royaume de France » en 1205, la Francie médiane qui deviendra la Lotharingie et la Francie orientale qui forme le noyau du futur « Saint-Empire Romain germanique » ? Est-ce encore l’avènement de la dynastie capétienne qui impose la règle de la primogéniture et met fin au partage des royaumes à la mort du père selon la vieille tradition franque ? Mais peut-être pourrait-on encore penser que ce conglomérat de provinces aux coutumes et aux langues différentes, réunies de force sous la coupe des descendants d’Hugues Capet ne devient véritablement une  que lors de la « levée en masse » de 1792 et de la très symbolique bataille de Valmy où l’armée des sans-culottes repousse les monarchies coalisées de toute l’Europe au cri de « Vive la  ! » ? Il y a autant d’origines que de points de vue, que de rapports subjectifs à la tradition, tout simplement parce que, du point de vue d’une histoire objective, il n’y a pas d’origine !
Il n’est cependant pas toujours facile de distinguer cette histoire mythique d’une histoire fondée uniquement sur la considération de l’exactitude des faits. Tite-Live racontant l’histoire romaine est mu par un souci de la vérité qui permet de le compter parmi les fondateurs de la discipline historique telle que nous la définissons aujourd’hui. Cependant, il fait l’histoire de Rome « ab urbe condita », depuis la fondation de la ville, et intègre à cette histoire la fuite d’Énée après la chute de Troie et le mythe de la fondation de Rome par les deux jumeaux Romulus et Remus élevés par une louve.
Il ne faut pas penser que cette manière de procéder serait propre à des historiens qui méconnaissent encore les méthodes de recherche de la vérité en histoire et restent guidés par la volonté de montrer comme la Fortune a veillé sur le destin de Rome. Un grand historien allemand du xxe siècle, Ernst Kantorowicz (1895-1965) consacre en 1927 un important ouvrage à L’Empereur Frédéric II, un livre à la gloire de l’Empereur qui a permis par la fusion des divers peuples germaniques de « donner naissance à l’Allemand, cette créature unique qui contient en elle l’univers »5. L’érudition austère d’un grand médiéviste produit ici un « mythe national » dont l’utilisation politique effraiera un peu plus tard son auteur, d’origine juive, contraint à quitter l’Allemagne et qui refusera, après la seconde guerre mondiale, de faire rééditer son livre, « écrit dans l’excitation des années vingt, avec tous ses espoirs en un triomphe de l’Allemagne cachée et une rénovation du peuple allemand par la contemplation de son plus grand empereur »6.
Dans tous ces cas de récits, y compris dans le cas des récits d’histoire que nous venons d’évoquer, la vérité doit en quelque sorte être extraite et ne se présente jamais directement, « en chair et en os ». Si la fiction est plus plaisante que l’histoire scientifique, si elle peut même contribuer à développer le goût de l’histoire dans le public, elle doit cependant être soigneusement distinguée de la vérité. Une des tentations que l’on devrait repousser avec force est de faire l’histoire avec des « si » : « le nez de Cléopâtre s’il eût été plus court, toute la face aurait changé » (Pascal, Pensées, L413-B162). En histoire, à la différence des sciences de la nature, on doit bannir les contrefactuels.

Fiction et dogme


Il peut enfin arriver que la fiction se présente comme vérité indiscutable, à prendre sans discussion. C’est précisément ce que l’on appelle dogme. Toutes les vérités doivent pouvoir être logiquement déduites du dogme. C’est particulièrement net dans ce qui concerne les dogmes religieux. L’un des raisonnements utilisés contre l’hypothèse héliocentrique de Copernic était le suivant : si Copernic a raison, comment ne pas en déduire que la « sainte écriture » a tort. En effet, après que Dieu ait fait tomber des grêlons pour aider Josué à mettre en déroute les Gabaonites :
Alors Josué parla à l’Éternel, le jour où l’Éternel livra les Amoréens aux enfants d’Israël, et il dit en présence d’Israël : Soleil, arrête-toi sur Gabaon, Et toi, lune, sur la vallée d’Ajalon !
Et le soleil s’arrêta, et la lune suspendit sa course, Jusqu’à ce que la  eût tiré vengeance de ses ennemis. Cela n’est-il pas écrit dans le livre du Juste ? Le soleil s’arrêta au milieu du ciel, Et ne se hâta point de se coucher, presque tout un jour. (Josué, 10, 12-13)
Or la « sainte écriture » ne peut que dire la vérité et donc Copernic a tort… Le dogme ici ne peut être critiqué qu’en sortant du discours religieux et en se plaçant du point de vue d’une autre légitimité, en l’ccurrence celle de la science astronomique ou de l’histoire – Josué est censé avoir pris la ville de Jéricho en abattant ses murailles (grâce aux fameuses trompeuses, mais les fouilles archéologiques ont montré que Jéricho n’avait pas de murailles…).
On peut cependant que le droit a lui aussi une structure dogmatique. Les principes de droit posent ce qui doit être et doit être assumé comme vérité dans tout ce qui concerne les relations entre les hommes qui tombent dans le domaine du droit. Prenons un seul exemple qui fait comprendre ce dont il s’agit. Dans le cas d’une adoption plénière, l’acte adopté devient le fils ou la fille de ses parents adoptifs exactement comme s’il s’agissait de ses parents « biologiques ». Ainsi l’acte de naissance est modifié. Cela peut paraître curieux : un acte de naissance enregistre un fait, dûment constaté et enregistré par l’officier d’état civil. Modifier un acte de naissance revient à modifier rétrospectivement les faits, un peu comme on réécrit l’histoire dans 1984 en fonction des volontés du « parti » ! Mais il n’y a rien de tel : pour le droit la filiation n’est précisément pas quelque chose que l’on peut identifier à un processus naturel. La filiation, établie par un acte de droit, ne procéder que du droit. Pour l’enfant adopté selon la procédure de l’adoption plénière, après son adoption ses parents adoptifs sont réputés être ses « vrais » parents. Le droit ne découle pas ici des propositions énonçant ce que l’on peut tenir pour vrai « en réalité ». Il crée son ordre propre, un ordre fictionnel, un peu de la manière dont l’écrivain crée son monde de fiction (Ronald Dworkin établit entre textes littéraires et textes juridiques une intéressante analogie7).

Conclusion



La complexité des rapports entre fiction et vérité est telle qu’il est donc impossible de les tenir pour des antonymes, bien qu’il soit absolument nécessaire de maintenir la distinction la plus rigoureuse entre les deux. Que la vérité puisse porter sur des faits imaginaires, sur des fictions, cela devrait cependant nous conduire balayer toutes les confusions des conversations de la vie commune où les mots « vrai » et « réel » sont trop souvent mis l’un pour l’autre, comme on confond vérité et réalité. Cela soit également permettre de mettre hors circuit la version frustre de la théorie de la vérité-correspondance qui affirme qu’un énoncé est vrai si et seulement si il correspond à un état du monde.

Annexe : les poètes sont des menteurs

Platon – extrait de La République – Livre ii

(Socrate) -- Quoi ! tu ne sais pas que les premiers discours qu'on tient aux enfants sont des fables! Elles ont du vrai, mais en général le mensonge y domine. On amuse les enfants avec ces fables avant de les envoyer au gymnase.
(Adimante) -- Cela est vrai.
-- Voilà pourquoi je disais qu'il faut commencer par la musique plutôt que par la gymnastique.
-- À la bonne heure.
-- Tu n'ignores pas qu'en toutes choses la grande affaire est le commencement, [377b] surtout à l'égard d'êtres jeunes et tendres; car c'est alors qu'ils se façonnent et reçoivent l'empreinte qu'on veut leur donner.
-- Tu as raison.
-- En ce cas, souffrirons-nous que les enfants écoutent toutes sortes de fables imaginées par le premier venu, et que leur esprit prenne des opinions la plupart du temps contraires à celles dont nous reconnaîtrons qu'ils ont besoin dans l'âge mûr?
-- Non, jamais.
-- Il faut donc nous occuper d'abord de ceux qui composent des fables, [377c] choisir leurs bonnes pièces et rejeter les autres. Nous engagerons les nourrices et les mères à raconter aux enfants les fables dont on aura fait choix, et à s'en servir pour former leurs âmes avec encore plus de soin qu'elles n'en mettent à former leurs corps. Quant aux fables dont elles les amusent aujourd'hui, il faut en rejeter le plus grand nombre.
-- Lesquelles ?
-- Nous jugerons des petites compositions de ce genre par les plus grandes ; car, grandes et petites, [377d] il faut bien qu'elles soient faites sur le même modèle et produisent le même effet. N'est-il pas vrai?
-- Oui ; mais je ne vois pas quelles sont ces grandes fables dont tu parles.
-- Celles d'Hésiode, d'Homère et des autres poètes ; car toutes les fables qu'ils ont débitées et qu'ils débitent encore aux hommes sont remplies de mensonges.
-- Quelles fables encore, et qu'y blâmes-tu?
-- J'y blâme ce qui mérite avant et par-dessus tout d'être blâmé, des mensonges d'un assez mauvais caractère.
-- Que veux-tu dire?
-- [377e] Des mensonges qui défigurent les dieux et les héros, semblables à des portraits qui n'auraient aucune ressemblance avec les personnes que le peintre aurait voulu représenter.
-- Je conviens que cela est digne de blâme : mais comment ce reproche convient-il aux poètes ?
-- D'abord il a imaginé sur les plus grands des dieux le plus grand et le plus monstrueux mensonge , celui qui raconte qu'Uranus a fait ce que lui attribue Hésiode, et comment [378a] Cronus s'en vengea, Quand la conduite de Cronus et la manière dont il fut traité à son tour par son fils seraient vraies, encore faudrait-il, à mon avis, éviter de les raconter ainsi à des personnes dépourvues de raison, à des enfants; il vaudrait mieux les ensevelir dans un profond silence, ou s'il est nécessaire d'en parler, le faire avec tout l'appareil des mystères, devant un très petit nombre d'auditeurs, après leur avoir fait immoler, non pas un porc, mais quelque victime précieuse et rare, afin de rendre encore plus petit le nombre des initiés.
-- Sans doute, car de pareils récits sont dangereux.
-- [378b] Aussi, mon cher Adimante, seront-ils interdits dans notre État. Il n'y sera pas permis de dire à un enfant qu'en commettant les plus grands crimes il ne fait rien d'extraordinaire, et qu'en tirant la plus cruelle vengeance des mauvais traitements qu'il aura reçus de son père, il ne fait qu'une chose dont les premiers et les plus grands des dieux lui ont donné l'exemple.
-- Non, par Jupiter; ce ne sont pas là des choses qui soient bonnes à dire.

Nietzsche

Poète et menteur. — Le poète voit dans le menteur son frère de lait de qui il a volé le lait ; c’est pourquoi celui-ci est demeuré misérable et n’est même pas parvenu à avoir une bonne conscience.8

1  Vico soutient que c’est le peuple grec qui est le véritable auteur de ces deux grands poèmes épiques.
2  C’est le titre de l’ouvrage majeur de Giambattista Vico, auquel il travaillait encore, pour une nouvelle édition, à sa mort en 1744.
3  La pagination est celle de l’édition de la Science Nouvelle par Alain Pons.
4  Voir Claude Nicolet : La fabrique d’une . La France entre Rome et les Germains, Perrin, 2003
5  E ; Kantorowicz, Frédéric II, in Œuvres, Gallimard, collection « Quarto », p.565
6  Op. cit. p. 1234
7  Voir R. Dworkin, Une question de principe, Chap. 6, PUF, 1996.
8  F. Nietzsche, Le gai savoir, IIIe partie, §222

Articles portant sur des thèmes similaires :


Ecrit par dcollin le Dimanche 22 Mars 2015, 17:48 dans "Enseigner la philosophie" Lu 3420 fois. Version imprimable

Partager cet article

       

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...