vendredi 13 mars 2015

Marcuse et Freud : la théorie critique face à la psychanalyse

Herbert Marcuse, né à Berlin en 1898 et mort à Starnberg en Bavière en 1979, est une des figures les plus marquantes de l’École de Francfort, nom sous lequel est désigné en France l’Institut pour la recherche sociale, fondé dans les années 1920 par quelques jeunes philosophes, sociologues ou psychanalystes, tous non pas marxistes, mais étudiants à l’école de Marx, mais aussi à celle de Max Weber ou de Freud. Marcuse rejoint l’Institut pour la recherche sociale en 1932, après avoir rédigé sous la direction de Heidegger une thèse importante sur L’ontologie de l’historicité chez Hegel. Hegel qu’il ne quittera jamais, lui consacrant l’un de ses livres les plus profonds, Raison et révolution.
Marcuse cherche à penser la liberté comme l’horizon du socialisme ou du communisme, c’est-à-dire de la société qui viendra après la révolution. C’est un individu libéré, épanouissant toutes les potentialités qui sont en lui qui constitue l’objet réel de la théorie critique.
Pour saisir le sens profond de la pensée de Marcuse, on peut partir de cette affirmation concernant la philosophie : « L’activité philosophique, au sens sérieux du mot, est un mode de l’existence humain. L’existence humaine dans tous ses modes est placée sous la question de son sens. Le trait distinctif de l’existence humaine est de ne pas s’accomplir déjà dans son seul être, de se trouver « confrontée » d’une manière tout à fait déterminée à ses possibilités, d’être obligée de saisir d’abord ces possibilités et vivre par-là sous la question de son ”pourquoi”. »[1]
Il s’agit de penser l’accomplissement de la vie humaine, l’épanouissement de toutes les potentialités qui sont en l’homme – comme le dirait Marx dans le texte mis en conclusion du livre III du Capital. Mais cet « accomplissement » nécessite qu’on se confronte aux thèses de Freud qui fait valoir les droits du principe de réalité et la nécessaire contrainte que suppose toute civilisation. Le « freudo-marxisme » de Marcuse n’est pas une synthèse harmonieuse, mais bien le lieu d’une tension que l’on va essayer d’explorer ici.

L’orientation de la théorie critique envers la théorie freudienne

Toute la pensée de Marcuse est ainsi orientée vers une théorie critique de la société qui emprunte autant à Freud qu’à Marx, mais tant contre le marxisme orthodoxe que contre la vulgarisation de la psychanalyse. Encore faut-il préciser que les théoriciens de l’école de Francfort ont très tôt dénoncé l’instrumentalisation de la psychanalyse telle qu’elle s’est développée aux États-Unis. Ainsi Adorno faisait-il remarquer, à propos du bonheur sur ordonnance :
pour y prendre part, le névrosé rendu heureux, doit abandonner jusqu’à la dernière miette de raison qu’ont pu lui laisser le refoulement et la régression, et pour faire plaisir à son psychanalyste, il lui faut s’extasier sans discernement en allant voir des films pornos et en mangeant la mauvaise cuisine aux prix exorbitants des « restaurants français », en buvant sec, et en faisant l’amour dans les limites hygiéniques de ce qui s’appelle maintenant « le sexe ».
Écrit il y a un demi-siècle, ce texte n’a pas pris une ride. Adorno poursuit :
Le mot de Schiller : « que la vie est belle !» n’a toujours été de toute façon qu’un boniment de carton-pâte, mais c’est devenu une ineptie complète maintenant qu’on le claironne en faisant chorus avec le matraquage publicitaire omniprésent auquel la psychanalyse accepte de collaborer elle-même, en reniant ce que serait sa véritable vocation.
À quoi la psychanalyse institutionnalisée par l’american way of life collabore-t-elle ? À une entreprise de soutien idéologique au système capitaliste sous les formes nouvelles qu’il a prises après la Seconde Guerre Mondiale. C’est une psychanalyse qui vise l’adaptation au système sous couvert de désinhibition :
Puisqu’aussi bien, c’est en fait de n’avoir plus assez d’inhibitions, et non pas d’en avoir trop, que souffrent nos contemporains – sans que pour autant leur santé se soit améliorée le moins du monde – une méthode cathartique digne de ce nom devrait, non pas se mesurer à l’aune d’une adaptation réussie et de succès économiques, mais aider les hommes à prendre conscience du malheur, du malheur en général et de leur malheur propre, qui en est inséparable ; elle aurait à leur ôter les pseudo satisfactions illusoires grâce auxquelles l’ordre odieux que nous connaissons peut encore survivre en eux comme s’il ne le tenait pas déjà de l’extérieur assez fermement sous sa domination.[2]
La position d’Adorno n’est ni isolée ni représentative de l’ensemble de théoriciens de l’école de Francfort. Parmi les membres de l’école de Francfort, Erich Fromm accordera une attention toute particulière à la psychanalyse et deviendra psychanalyste, quoiqu’il soit souvent classé parmi les « révisionnistes ». Son remarquable ouvrage, La passion de détruire, peut sans mal être compté au nombre des contributions majeures des « francfortois » même s’il ne se réclame plus de l’école de Francfort au moment où il l’écrit.[3]
La réflexion « freudienne » de Marcuse s’inscrit dans une ambiance générale qui fait de la théorie analytique une des clés de la compréhension de la société contemporaine et des problèmes de l’émancipation humaine.
La thèse centrale de Marcuse est que la société du capitalisme avancé est une « société sur-répressive ». Qu’est-ce qui justifie cette appréciation à rebrousse-poil des idées courantes sur nos sociétés ? Pour Marcuse, c’est fondamentalement le développement social du système du travail, sa rationalisation croissante et la soumission de tous les aspects de la vie au principe de rendement. Si pour Freud il y a une sorte de mouvement cyclique domination-rébellion-domination, pour Marcuse, la seconde domination ne répète pas la première, il y a un « progrès » dans la domination. Marcuse, en disciple de Freud, admet qu’un certain niveau de répression est nécessaire du point de vue phylogénétique (la conservation de l’espèce) ; la sur-répression « est cette partie qui résulte des conditions sociales spécifiques et qui est imposée dans l’intérêt spécifique de la domination »[4]. Sous le règne du principe de rendement, la domination devient impersonnelle, objective, elle n’est plus imposée par la violence directe (même si celle-ci demeure), mais par la division sociale du travail. L’organisation sociale, par les utilités qu’elle prétend offrir, prend la forme de la « raison objective ».
Pour Marcuse, la rationalisation capitaliste conduit à une extension du contrôle social sur tous les aspects de la vie dite « privée ». La manipulation des consciences ne cesse de s’élargir – on pourrait lire aussi sur ce sujet le livre de Bodei, Destini personali. L’età della colonizzazione delle coscienze, Milan, Feltrinelli, 2002. Voici ce que dit Marcuse : « Cette extension des contrôles à des régions de la conscience et des loisirs auparavant libres, autorise un relâchement des tabous sexuels (qui étaient avant plus importants parce que les contrôles sur l’ensemble de la population étaient moins efficaces). Si l’on compare la période actuelle aux périodes puritaine et victorienne, la liberté sexuelle a sans doute augmenté (bien qu’on puisse noter une réaction évidente contre les années 1920). En même temps cependant, les relations sexuelles elles-mêmes ont été bien davantage assimilées à des relations sociales. La liberté sexuelle s’est harmonisée avec un conformisme profitable. L’antagonisme fondamental entre la sexualité et l’utilité sociale – qui est elle-même le reflet du conflit entre le principe de plaisir et le principe de réalité – est brouillé par l’empiètement progressif du principe de réalité sur le principe de plaisir. »[5] Autrement dit, la sexualité jadis antinomique aux besoins de la société (c’est pourquoi était célébré l’amour malheureux !) peut être soumise à un contrôle apparent moins strict, car les individus, dans leurs relations érotiques « suivent la publicité qui vend le charme, la romance, les vedettes. »[6]
Dans ce contexte, on peut expliquer « le déclin du rôle social de la famille » comme conséquence du processus « d’abolition technique des individus ». Les conflits familiaux finissaient par produire des individus qui gardaient les traces des conflits familiaux et « à cause de ça leur adaptation laissait des cicatrices douloureuses et la vie sous le principe de rendement conservait encore une sphère de non-conformisme privé »[7]. C’est un point que développe Lasch dans son livre Un refuge dans ce monde impitoyable. Marcuse ajoute qu’aujourd’hui, « la formation du surmoi adulte semble sauter l’étape de l’individualisation »[8]. C’est l’ensemble de ces processus que Marcuse nomme « désublimation répressive » auquel il oppose l’idéal d’une « civilisation non répressive », développé dans la 2e partie d’Éros et Civilisation. Et c’est ce point que nous allons développer maintenant plus en détail.
Ce qui nous intéressera en premier c’est le rapport qu’entretient Marcuse avec Freud, rapport particulier, critique sur certains points, mais fidèle dans l’inspiration fondamentale selon laquelle les catégories psychologiques sont aussi des catégories sociologiques et des catégories politiques : « les processus psychiques qui furent autrefois autonomes et privés sont en train d’être absorbés par le rôle de l’individu dans l’État, par son existence publique. Par conséquent, les problèmes psychologiques se transforment en problème politique »[9]. Cette identité des questions psychologiques et des questions politiques n’est pas transhistorique ; elle découle des transformations sociales induites par l’État moderne.
Le point de départ de la réflexion de Marcuse est l’affirmation de Freud selon laquelle la civilisation n’a pu s’édifier que sur la base de la répression pulsionnelle. En cela la théorie analytique se positionne comme une science de l’homme « dans la grande tradition de la philosophie et sous des critères philosophiques ». Dans Éros et civilisation, Marcuse ne se propose pas « d’apporter une interprétation corrigée ou améliorée des concepts freudiens, mais de définir leurs implications philosophiques et sociologiques »[10]. On verra si Marcuse s’en tient à ce programme.

La tendance cachée de la psychanalyse

Marcuse commence par rappeler la thèse freudienne concernant l’opposition du principe de plaisir et du principe de réalité. La civilisation s’édifie sur la répression du principe de plaisir qui sans cela détruirait la société elle-même. C’est pourquoi, « la psychologie individuelle de Freud est, dans son essence même, une psychologie sociale »[11]. Mais ce que Marcuse reproche à Freud, c’est qu’il présente comme éternel quelque chose qui n’est qu’historiquement déterminé :
Cette conception est aussi vieille que la civilisation et a toujours fourni la rationalisation la plus efficace de la répression. La théorie de Freud participe de cette rationalisation dans une large mesure. Freud considère « la lutte primordiale pour l’existence » comme « éternelle » et par conséquent il croit que le principe de plaisir et le principe de réalité sont « éternellement » antagoniques. La notion selon laquelle une civilisation non répressive est impossible est la pierre angulaire de la théorie de Freud.[12]
Si Marcuse a raison, alors il y a un antagonisme difficile à éliminer entre la théorie freudienne et la perspective du communisme, telle que Marx l’a ouverte. Contentons-nous ici de rappeler deux passages clairs. Dans la Critique du programme de Gotha (le programme adopté par le parti social-démocrate allemand sous la direction des partisans de Lassalle), Marx envisage la transformation de la société capitaliste à la société communiste en deux phases. Avant la société communiste proprement dite, s’interpose une phase transitoire (« première phase de la société communiste ») dans laquelle nous avons affaire à une société qui est « celle qui vient d’émerger de la société capitaliste » :
C’est donc une société, qui, à tous égards, économique, , intellectuelle, porte encore les stigmates de l’ancien ordre où elle a été engendrée. [P1-1419]
Dans cette société règnent encore les principes de l’échange marchand. Ce n’est plus une société capitaliste dans la mesure où les capitalistes n’existent plus et que tous les individus aptes à travailler sont des travailleurs, mais les produits du travail prennent encore la forme de marchandises : il s’agit toujours d’échanger des équivalents. La première phase de la société communiste réalise bien l’égalité, et donne à chacun selon son travail, mais :
Le droit égal est donc, en principe, toujours le droit bourgeois, bien que le principe et la pratique ne se querellent plus (…).
En dépit de ce progrès, ce droit égal reste prisonnier d’une limitation bourgeoise. Le droit des producteurs est proportionnel au travail qu’ils fournissent. L’égalité consiste en ce que le travail fait fonction de mesure commune. [P1-1419]
Mais ce n’est pas encore le communisme puisque demeurent des inégalités importantes : les inégalités naturelles qui permettent à l’un de travailler plus longtemps ou plus intensément que l’autre et donc recevoir plus.
Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe, puisque tout homme n’est qu’un travailleur comme tous les autres, mais il reconnaît tacitement comme un privilège de nature le talent inégal des travailleurs et, par suite, l’inégalité de leur capacité productive. C’est donc dans sa teneur un droit de l’inégalité comme tout droit. Par sa nature, le droit ne peut consister que dans l’emploi d’une mesure égale pour tous ; mais les individus inégaux (ils ne seraient pas distincts s’ils n’étaient pas inégaux) ne peuvent être mesurés à une mesure égale qu’autant qu’on les considère d’un même point de vue, qu’on les regarde sous un aspect unique et déterminé ; [P1-1420]
Bref, dans la première phase du communisme, les individus continuent d’être comparés les uns aux autres selon des critères « déterminés », c’est-à-dire des critères sociaux, déterminés par le niveau de développement d’ensemble de la société. C’est pourquoi, bien qu’il n’y ait plus de distinction de classes, demeure un droit et par conséquent un État, même si cet État n’est plus comme l’État bourgeois l’organe d’oppression de la minorité sur la majorité et même si la machine d’État a été brisée pour être remplacée par l’administration directe des producteurs. On reste encore dans le règne de la pénurie (Ananké chez Freud). Mais :
Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, par suite, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail corporel ; quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre, mais encore le premier besoin de la vie ; quand avec l’épanouissement universel des individus, les forces productives se seront accrues et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance – alors seulement on pourra s’évader une bonne fois de l’étroit horizon du droit bourgeois, et la société pourra écrire sur ses bannières : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » [P1-1420]
Dans le texte qu’Engels a placé en conclusion du livre III (mais qui est sans doute un texte antérieur à la critique du programme de Gotha, Marx oppose nécessité (là encore on peut traduire par Ananké) et liberté et il annonce le communisme comme le règne de la liberté qui peut se déployer au-delà de la nécessité. Il y a une liberté relative que l’homme peut gagner sur le terrain de la planification de la production de ce qui est nécessaire à la vie et Marx ajoute :
C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté, qui cependant ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. [P2-1488]
Marx ne pense pas que la civilisation humaine pourrait se débarrasser définitivement de cette contrainte au travail qui est, pour Freud, le fondement de la civilisation, mais elle pourrait être réduite de manière très importante pour faire place à cette véritable liberté qui est l’épanouissement de la puissance humaine ou son accomplissement pour parler comme Marcuse. Le problème ici n’est pas de nous demander s’il y a chez Marx une dimension un peu trop utopique, mais de replacer cet arrière-plan marxien dans le cheminement qu’emprunte Marcuse.
Comment Marcuse propose-t-il de concilier Marx et Freud ? Il montre que la théorie freudienne contient des éléments qui contredisent cette « pierre angulaire ». Le premier de ces éléments est que Freud montre sans détour le lien entre répression et civilisation, afin d’endiguer la barbarie et par conséquent ruine l’équation « civilisation =raison » qui sert de légitimation idéologique à tous les pouvoirs répressifs. Ce faisant, « Freud donne un appui aux aspirations taboues de l’humanité »[13]. La théorie freudienne en effet dans son principe fait voler en éclat ce que la répression tend à occulter. Expliquons cela. Marcuse écrit :
Si la mémoire se trouve au centre de la psychanalyse en tant que mode décisif de connaissance, c’est beaucoup plus qu’une invention thérapeutique ; le rôle thérapeutique de la mémoire découle de la valeur de vérité de la mémoire.
La cure analytique est bien fondée sur l’anamnèse. Le « contrat » qui lie l’analysant et l’analyste est bien cet engagement dans la recherche d’une vérité qui renverrait à des traumatismes enfouis dans l’inconscient du sujet. Marcuse poursuit :
Sa valeur de vérité réside dans la fonction spécifique de la mémoire qui est de conserver les promesses et les potentialités qui sont trahies et même mises hors la loi par l’individu adulte civilisé, mais qui ont été jadis réalisées dans son passé obscur, ce qu’il n’oublie jamais complètement.
S’il s’agit bien de retrouver la trace d’un traumatisme refoulé, la thèse freudienne est que ce traumatisme a son origine dans un désir refoulé. C’est la contrainte sociale extérieure qui est à l’origine du refoulement. Et par conséquent :
Le principe de réalité réprime la fonction cognitive de la mémoire, le fait qu’elle renvoie à l’expérience passée de bonheur nourrit le désir de sa re-création consciente. La libération psychanalytique de la mémoire fait éclater la rationalité de l’individu réprimé. Comme la connaissance recule devant la recognition, les représentations interdites et les pulsions de l’enfance commencent à dire cette vérité que la raison nie. Ainsi la régression assume une fonction progressive. Le passé redécouvert fournit les modèles exigeants qui sont mis sous tabous par le présent.[14]
 En lecteur de Hegel – il est, rappelons-le l’auteur d’une thèse sur l’ontologie de l’historicité chez Hegel – Marcuse fait donc fonctionner dialectiquement les oppositions que Freud met à jour. Et c’est en faisant fonctionner cette dialectique qu’il trouvera la voie qui permet de surmonter l’opposition entre principe de plaisir et principe de réalité, l’opposition entre la nécessité et la liberté.
Si donc, au premier abord, la théorie freudienne est marquée d’un profond pessimisme anthropologique, Marcuse va montrer qu’il existe, à l’intérieur même du freudisme une tendance cachée qui justifierait la vision optimiste d’une véritable émancipation humaine, d’une révolution radicale toujours possible.

L’apport de Marcuse à la théorie de Freud

Marcuse part de la description freudienne de l’appareil mental comme une « union dynamique » des contraires : union des structures conscientes et inconscientes, union des processus primaires et secondaires, des forces héréditaires « constitutionnellement fixées » et des forces acquises, de la réalité psychosomatique et de la réalité extérieure.[15] La question des instincts (qu’il vaudrait mieux appeler « pulsions » en français) est l’objet d’une discussion serrée. On sait qu’il y a des évolutions notables dans la position de Freud : l’opposition entre libido et pulsions du moi (agressives) qui marque la première élaboration sera remplacée dans la dernière partie des travaux de Freud par l’opposition Éros/Thanatos, opposition fort problématique d’ailleurs puisque Freud montre comment l’un se transforme aisément en l’autre. Marcuse ne met nullement en cause toutes ces élaborations freudiennes. Ce qui l’intéresse, c’est la formation du surmoi et les conséquences qu’on en peut tirer. Il considère bien le moi comme une « excroissance » du ça[16] ; les processus du moi sont donc des processus secondaires par rapport aux processus primaires du ça :
Le souvenir d’une satisfaction passée est à l’origine de toute pensée, et la tendance à retrouver la satisfaction passée est le moteur caché derrière le processus de la pensée.[17]
Le surmoi qui a son origine dans la longue période de dépendance du petit enfant – ce que Freud nommait Hilflosigkeit – vient des restrictions extérieures. Mais Marcuse y introduit une conception dynamique : les réactions contre les parents et leurs successeurs, réactions qui forment le surmoi, sont « incorporées » par le sujet alors même qu’il n’est plus un enfant soumis à l’obéissance à ses parents. C’est pourquoi l’individu « devient instinctuellement ré-actionnaire, aussi bien au sens propre que figuré »[18] :
Ainsi non seulement le surmoi oblige l’individu à obéir aux impératifs de la réalité, mais encore il oblige à obéir aux impératifs d’une réalité passée. Grâce à ses mécanismes inconscients, le développement mental reste en arrière du développement réel, ou (puisque celui-là est lui-même un facteur de celui-ci), il retarde le développement réel, nie ses possibilités au nom du passé.[19]
Cela est vrai, soutient Marcuse, aussi bien du point de vue de l’ontogenèse que du point de vue de la phylogenèse. Sans remettre en cause le principe freudien selon lequel toute vie humaine nécessite la répression des pulsions, Marcuse propose donc d’y ajouter deux concepts qui visent à traduire le caractère historique de cette répression :
-          La sur-répression qui désigne les restrictions nécessitées par la domination sociale ;
-          Le principe de rendement, forme spécifique du principe de réalité dans « la société moderne », c’est-à-dire dans la société dominée par le mode de production capitaliste.
Il s’agit en particulier de rendre compte du fait que la pénurie (Ananké) n’est pas un fait brut, anhistorique, mais découle d’une certaine organisation sociale. Il s’agit donc de caractériser très précisément la domination en refusant d’identifier rationalité en général et rationalité de la domination. Il y a une certaine répression des pulsions qui est nécessaire, quelle que soit l’organisation sociale et qui, en outre, ne conduit pas nécessairement à la limitation du plaisir, mais parfois à un plaisir accru :
L’« endiguement » des pulsions sexuelles partielles, le progrès vers la génitalité, appartiennent au secteur fondamental de la répression qui rend possible un plaisir accru : le mûrissement de l’organisme suppose un mûrissement normal et naturel du plaisir.[20]
Marcuse parle du « progrès vers la génitalité », ce qui lui donnerait assez mauvaise presse aujourd’hui. Mais la formation d’une sexualité épanouie suppose évidemment la maturation du petit d’homme et par conséquent la nécessaire discipline qui permet à cet être foncièrement inadapté d’entrer dans le monde.
Ce sont aussi ces contraintes qui permettent d’expliquer la formation du goût esthétique et du plaisir qui l’accompagne. Ici Marcuse rappelle les analyses de Freud sur la manière dont chez le petit enfant les adultes inculquent le dégoût des excréments et l’apprentissage de la propreté. La répression pulsionnelle ici détourne la sensibilité vers les sens qui ne supposent pas le contact direct avec la chose, vers ces sens intellectuels que sont la vue et l’ouïe.
Mais à ces contraintes nécessaires s’ajoutent toujours des contraintes adéquates au système de domination :
… les intérêts de la domination ajoutent un refoulement supplémentaire à l’organisation des instincts sous le règne du principe de réalité. Le principe de plaisir ne fut pas détrôné uniquement parce qu’il travaillait contre le progrès de la civilisation, mais aussi parce qu’il travaillait contre une civilisation dans laquelle le progrès assure la survivance de la domination et du labeur.[21]
Chose que Freud lui-même remarque en plusieurs endroits (par exemple dans Malaise dans la civilisation),mais dont il se refuse à tirer les conséquences parce que son pessimisme foncier l’empêche d’envisager comme possible une société non divisée en classes. C’est cette transformation des pulsions qui leur donne la forme qu’elles prennent dans la société moderne (comme d’ailleurs dans les formes de sociétés de classe qui l’ont précédée). La pulsion de vie s’y manifeste sous la forme d’une « organisation répressive de la sexualité », soumise à la fonction de reproduction et écartant comme « perversion » ce qui ne va pas dans cette direction.
Dans la société moderne, cette « organisation répressive de la sexualité » prend une forme particulière, liée au processus social dans son ensemble. Ce qui justifie cette forme particuli_re du principe de réalité que Marcuse nomme « principe de rendement ». C’est pourquoi Marcuse identifie dans le principe de rendement le principe du travail aliéné, précisément parce que le principe de réalité dans la société capitaliste est le principe du travail aliéné :
Les hommes ne vivent pas leur propre vie, mais remplissent des fonctions préétablies. Pendant qu’ils travaillent, ce ne sont pas leurs propres besoins et leurs propres facultés qu’ils actualisent, mais ils travaillent dans l’aliénation.[22]
Marcuse opère une transposition des analyses marxiennes dans le vocabulaire freudien.
Dans la société, le travail alors devient général, comme les restrictions imposées à la libido : le temps de travail qui représente la plus grande partie de la vie de l’individu, est un temps pénible, car le travail aliéné, c’est l’absence de satisfaction, la négation du principe de plaisir. La libido est détournée vers des travaux socialement utiles où l’individu ne travaille pour lui-même que dans la mesure où il travaille pour l’appareil engagé dans des activités qui ne coïncident, la plupart du temps, ni avec ses propres facultés, ni avec ses désirs.[23]
C’est pourquoi, pour Marcuse, le conflit entre sexualité et civilisation n’est pas un conflit anhistorique, il se développe en même temps que la domination.
Sous le règne du principe de rendement, le corps et l’esprit sont transformés en instruments du travail aliéné ; ils ne peuvent fonctionner de cette manière que s’ils renoncent à la liberté du sujet-objet libidineux que l’organisme humain est et désire à l’origine. La répartition du temps joue un rôle fondamental dans cette transformation.[24]
Le temps « libre », celui dans lequel le sujet peut être pour lui-même n’est pas véritablement du temps libre. Car c’est à la racine que l’organisme doit être entraîné à l’aliénation ! C’est pourquoi l’industrie du loisir prend le relai – faute de quoi la revendication du plaisir liée à l’intelligence du sujet se heurterait violemment aux conditions mêmes de la domination pendant le temps consacré au travail aliéné. La répression des « perversions » s’inscrit dans ce processus, car celles-ci « maintiennent la sexualité comme fin en soi »[25].
Tout comme Freud, Marcuse propose pour élucider complètement la structure mentale de la personnalité qu’on l’on remonte au-delà de la petite enfance à la préhistoire de l’espèce. Cette idée, Freud la dégage dès l’Introduction à la psychanalyse. Analysant le rôle des « fantaisies » sur lesquelles débouche l’investigation analytique, il écrit :
Par ces fantaisies, l'individu se replonge dans la vie primitive, lorsque sa propre vie est devenue trop rudimentaire. Il est, à mon avis, possible que tout ce qui nous est raconté au cours de l'analyse à titre de fantaisies, à savoir le détournement d'enfants, l'excitation sexuelle à la vue des rapports sexuels des parents, la menace de castration ou, plutôt, la castration, - il est possible que toutes ces inventions aient été jadis, aux phases primitives de la famille humaine, des réalités, et qu'en donnant libre cours à son imagination l'enfant comble seulement, à l'aide de la vérité préhistorique, les lacunes de la vérité individuelle. J'ai souvent eu l'impression que la psychologie des névroses est susceptible de nous renseigner plus et mieux que toutes les autres sources sur les phases primitives du développement humain.
Bref l’ontogenèse est incompréhensible sans la phylogenèse – Freud reprend la thèse de Haeckel selon laquelle « l’ontogenèse récapitule la phylogenèse ». Pour Marcuse, la théorie de Freud contient de « implications inquiétantes » puisqu’elle conduit à une dissolution de la personnalité individuelle (« la personnalité autonome apparaît comme la manifestation pétrifiée de la répression générale de l’humanité »[26]) :
En dissolvant l’idée de la personnalité du moi en ses composantes primaires, la psychologie met ainsi à nu les facteurs sub- et pré-individuels qui (dans une large partie ?hors de la conscience du moi) font réellement l’individu : elle révèle le pouvoir de l’universel dans les individus et au-dessus d’eux.[27]
On peut se demander dans quelle mesure cette thèse freudienne est acceptable. Sa reconstruction de l’histoire humaine archaïque est invérifiable – la horde primitive, idée que Freud emprunte à Darwin n’a pas le plus petit commencement d’une preuve empirique, sauf si on admet que les groupes de grands singes structurés autour du « mâle dominant » (comme chez les gorilles) sont une preuve indirecte de cette hypothèse. Pourquoi cette hypothèse freudienne n’est-elle pas purement et simplement abandonnée ? Selon Marcuse, c’est parce que
… elle résume, dans une série d’événements catastrophiques, la dialectique historique de la domination et éclaire ainsi des aspects de la civilisation jusqu’ici inexpliqués. Nous n’utilisons les spéculations anthropologiques de Freud que dans un sens : celui de leur valeur symbolique.[28]
Quand je dis qu’il n’y aucune preuve de la réalité factuelle des spéculations freudiennes, il faut cependant nuancer ce propos. Dans L’homme et l’inégalité : L’invention de la hiérarchie à la préhistoire[29], Brian Hayden nous livre  une brève synthèse à la question de l’inégalité en s’appuyant non sur des raisons théoriques, mais sur des « documents » archéologiques ou ethnologiques. Alors qu’on associe généralement l’inégalité avec la sédentarisation et la révolution néolithique, Hayden montre qu’il faut remonter beaucoup plus loin en arrière et que l’existence d’une importante stratification est perceptible dès le paléolithique moyen, chez des groupes de chasseurs-cueilleurs. La seule condition d’apparition d’inégalités sociales est l’existence de surplus alimentaires suffisamment importants pour qu’un groupe restreint puisse convaincre ou contraindre le reste du groupe à travailler pour des productions de prestige à destination des chefs.
Par la même occasion, Hayden réfute les interprétations de l’origine de l’inégalité en termes de pression démographique, par exemple, ou les interprétations fonctionnalistes (l’inégalité profite au groupe et permet de maximiser les ressources). Il défend une interprétation politique de l’origine de l’inégalité: certains individus auraient la capacité d’imposer politiquement (par la capacité de convaincre et de tromper) un système social « transégalitaire ». Ces individus, Hayden les définit comme « triple A »: avides, agressifs, accumulateurs. Tant que le groupe est confiné dans les conditions de la survie immédiate, sans aucun surplus, les « triple A » ne peuvent s’imposer – à vouloir exploiter les autres, ils risquent tout simplement d’être tués. Mais dès lors que la nourriture est abondante, ils peuvent réussir à faire valoir leur point de vue et leurs intérêts et enclencher un mécanisme d’accumulation ...  dans lequel nous sommes encore! Hayden émet l’hypothèse que 90% des problèmes graves de l’humanité seraient ainsi causés par 10% des individus. On rejoindrait ainsi l’hypothèse freudienne selon laquelle le processus de civilisation commence par la domination.
On laissera de côté ici la reprise opérée par Marcuse des spéculations anthropologiques de Freud. Ici Marcuse suit encore fidèlement Freud, tout en montrant justement la complexité de cette pensée sans s’en tenir au point de vue unilatéral auquel nous serions conduits en nous en tenant soit à L’avenir d’une illusion, soit à Moïse et le monothéisme  ou encore à Totem et tabou.

La dialectique de la civilisation

Marcuse, donc, suit les spéculations anthropologiques de Freud, mais en montrant que nous ne pouvons accepter ce que Freud affirme qu’en identifiant civilisation et domination. La civilisation implique la répression des pulsions, la contrainte au travail et l’orientation de l’Éros vers sa tâche qui est de créer des organismes toujours plus vastes. En même temps, la répression de la sexualité affaiblit l’Éros et donne une place toujours croissante à la pulsion de mort.
La culture exige une sublimation continuelle : elle affaiblit par là Éros, le bâtisseur de culture. Et la désexualisation, en affaiblissant Éros libère les pulsions destructives.[30]
Cette conclusion où se retrouve le pessimisme foncier de Freud tel qu’il s’exprime dans Malaise dans la civilisation, va maintenant être soumise à la critique.
-          Tout d’abord, Marcuse fait remarquer que tout travail n’implique pas la désexualisation. Il peut y avoir du plaisir au travail. Le travail n’est pas forcément une renonciation.
-          Ensuite les inhibitions imposées par la civilisation ne concernent pas seulement Éros. Elles visent aussi la pulsion de mort et, de ce point de vue, la civilisation peut aussi renforcer Éros. Il y a ici une discussion compliquée : Freud lui-même émet l’hypothèse que la pulsion de vie et la pulsion de mort soit la même pulsion se différenciant. En tout cas, la civilisation ne peut survivre quand réprimant cette pulsion de désagrégation qu’est Thanatos dans les dernières spéculations freudiennes. Et du même coup, et comme conséquence, c’est la pulsion érotique, la tendance à former des ensembles plus vastes qui est favorisée.
Enfin, on peut aussi considérer que la civilisation tourne les pulsions agressives et destructrices en faveur de la civilisation et aussi, indirectement, en faveur d’Éros. La civilisation utilise à son profit les pulsions destructives (dans le travail, dans les rituels de combat, comme le sport, dans les manifestations religieuses, etc.) et les transforme en moyen de sauvegarder la possibilité d’agrégations nouvelles.[31]Le travail de création artistique serait le prototype du travail qui offre une forte satisfaction libidineuse. Pour Marcuse, ceci doit nous amener à changer le sens du mot « sublimation » – on pourrait avoir ici l’exemple d’une « sublimation non répressive ». Mais un tel genre de travail est très rare dans la société actuelle. Le caractère « sadique » du travail aliéné reste dominant. Le travail, surtout dans le processus de production de la société industrielle moderne apparaît bien comme une destructivité sublimée, une destruction extravertie :
Cependant, la destruction extravertie demeure la destruction : dans la plupart des cas, ses objets sont réellement et violemment assaillis et ils ne sont reconstruits qu’après une destruction partielle ; les unités sont divisées par la force et les composants assemblés d’une autre manière par la force. La nature est littéralement « violée ». Ce n’est que dans certaines catégories d’agressivité sublimée (comme la pratique chirurgicale) qu’une telle violation renforce directement la vie de son objet. La destructivité paraît plus directement satisfaite en étendue et en profondeur, dans la civilisation, que la libido.[32]
Les modes de production traditionnels étaient le plus souvent contraints d’agir en imitant ou en accompagnant la nature. La production capitaliste transforme la nature toute entière en simple matériau qui doit être broyé et transformé par l’homme devenu « comme maître et possesseur de la nature ». Dans la production industrielle moderne, la nature n’est plus la « mère nature ». Voilà pourquoi dans la civilisation industrielle moderne, c’est aussi la pulsion de mort qui travaille et peut-être beaucoup plus violemment que dans n’importe laquelle des civilisations passées. Certains biologistes critiques des orientations des biotechnologies avaient proposé de les rebaptiser « thanatotechnologies ». Cette proposition est peut-être très appropriée : les biotechnologies substituant la mort (industrielle) à la spontanéité de la vie.
Autrement dit, la civilisation ne serait que le moyen par lequel la pulsion de mort prépare son propre but, la destruction de l’espèce, d’où la nécessité d’augmenter la répression instinctuelle. Mais c’est ici qu’intervient la nécessité d’user du concept de sur-répression. À un certain stade, la quantité de répression nécessaire au maintien de la civilisation est fixée par le niveau atteint par les forces productives, par la science et la technique, c’est-à-dire par le degré de maîtrise de la nature. La nécessité d’inhibition instinctuelle dépend de la nécessité du travail et du report de satisfaction. Il faut donc comparer la répression instinctuelle à la grandeur de liberté possible. Marcuse interroge : « Pour Freud, le progrès de la civilisation constitue-t-il un progrès de la liberté ? »[33] Question à laquelle Freud ne semble pas vraiment répondre positivement, bien au contraire ! Le principe de rendement de Marcuse permet justement de penser cet écart entre la répression nécessaire et la liberté possible, c’est-à-dire encore entre la répression et la sur-répression.
Comment expliquer alors que la maîtrise croissante de la nature – la diminution du temps de travail nécessaire, pour reprendre les concepts dont use Marx – ne conduise pas en fait à un progrès de la liberté ? Pour Marcuse l’explication réside dans la rationalisation croissante du travail qui rationalise la domination, mais aussi les moyens d’empêcher la rébellion contre la domination. Pour comprendre ceci, il faudrait faire – ce que Marcuse ne fait pas – une histoire de la transformation des modes de domination au niveau même du processus de production. Je me contenterai de renvoyer, pour comprendre de quoi il retourne, à la lecture du livre I du Capital  de Marx lorsque celui-ci analyse le passage de la subsomption formelle à la subsomption réelle du travail sous le capital. Ce passage est celui d’un mode de production capitaliste non encore accompli qui se contente de placer les divers métiers artisanaux sous un commandement unique et de mettre en œuvre l’impératif de la production de survaleur absolue (augmentation de la journée de travail), à un mode de production capitaliste enfin réalisé dans lequel le moyen de production sous la forme de la machinerie asservit directement le travail vivant et dans lequel c’est la rationalisation technique (le flux de travail organisé par les machines-outils mues par une source d’énergie centrale) qui apparaît comme ce qui commande l’activité même du travailleur. On peut se révolter contre un homme despotique, mais pas contre l’ordre sage voulu par la science et la technique.
Marcuse constate que toutes les révolutions soit ont échoué, soit ont contribué à construire une nouvelle domination alors mêmes qu’elles visaient toujours beaucoup plus que les objectifs restreints qui en constituaient le motif de départ. En réalité ces révolutions ont apporté un certain progrès, celui du système de domination bénéficiant de chaines de contrôle plus développées.
Dans chaque révolution, il semble y avoir eu un moment historique où la lutte contre la domination aurait pu être victorieuse, mais ce moment a passé. Un élément d’auto-défaite semble être impliqué dans cette dynamique (et ceci même en tenant compte de la valeur de raisons telles que le caractère prématuré de l’action et l’inégalité des forces). Dans ce sens, chaque révolution a été une révolution trahie.[34]
La théorie freudienne éclaire ces processus en montrant comment se fait l’identification de ceux qui se révoltent et de ceux qui détiennent le pouvoir.
L’incorporation économique et politique des individus dans le système hiérarchique du travail s’accompagne d’un processus instinctuel par lequel les objets humains de la domination reproduisent leur propre répression.[35]
Mais il est nécessaire d’aller plus loin si on veut comprendre dans toutes ses dimensions la répression dans la société moderne. Car la contradiction est patente : l’excuse de la pauvreté pour imposer les conditions du travail ne peut plus jouer. En bon disciple de Marx, en bon marxiste même, Marcuse considère que le capitalisme a développé les forces productives à un point tel qu’une transformation radicale qualitative des besoins humains est possible, en même temps que l’organisme humain a été modifié et transformé au sein même d’un monde où la richesse sociale pourrait en faire une fin en soi. Dans les termes de Marcuse, c’est du « Marx pur jus » ! Mais précisément au moment où ces possibles sont maintenant presque étalés devant nous, à portée de notre main, leur réalisation semble plus éloignée que jamais. Si d’un côté le progrès même de la civilisation tend à rendre illégitime la domination, d’un autre côté, la domination, au nom de la civilisation, doit renforcer ses mesures de contrôle, développer la sur-répression et toujours faire valoir sur une échelle élargie le principe de rendement. Ainsi, la « civilisation » doit se défendre contre le spectre d’un monde qui pourrait être libre. La productivité loin de contribuer à libérer les hommes de la contrainte au travail se tourne contre eux. Ici Marcuse reprend tout simplement ce que l’o peut trouver développé avec un grand luxe de détails dans le chapitre XIII du livre I du Capital. La productivité devient un « instrument de domination universelle.
La mobilisation permanente des individus est d’autant plus impérative pour assurer le maintien de la domination que les bases de celle-ci apparaissent de plus en plus illégitimes. La manipulation des consciences devient affaire politique centrale – ce que de nombreux auteurs, d’un point de vue souvent très différent de celui de Marcuse – ont analysé. Citons ici, parce qu’il donne un aperçu global très fouillé, le livre de Remo Bodei, Destini personali. L’età della colonizzazione delle coscienze (Milan, Feltrinelli, 2002). Mais ce sont également, et c’est tout à fait naturel, les thèmes classiques des penseurs de l’école de Francfort que l’on va retrouver. Cette manipulation se produit par la coordination systématique de l’existence privée et de l’existence publique – inconnus à l’époque où Marcuse écrit son ouvrage, les « réseaux sociaux » organisent sous une certaine forme cette coordination. Citons encore Marcuse :
La promotion des activités de loisirs abêtissantes, l’organisation monopoliste de l’information[36], l’anéantissement de toute véritable opposition au système établi, le triomphe des idéologies antiintellectuelles sont des exemples de cette tendance. Cette extension des contrôles à des régions de la conscience et des loisirs auparavant libres, autorise un relâchement des tabous sexuels (qui étaient avant plus importants, parce que les contrôles sur l’ensemble de la personnalité étaient moins efficaces).[37]
Autrement dit et pour le dire en une formule : la société moderne recèle la possibilité d’une « sublimation non répressive », mais les exigences de la domination augmentent la répression en permettant une « désublimation répressive ». Le relâchement des contraintes morales à l’intérieur du système le sert ! La grande presse, les gens qui ne l’ont pas lu et quelques autres qui l’avaient lu trop vite ont voulu faire de Marcuse le grand prêtre de la libération sexuelle post-68, voire l’apôtre de la « social-démocratie libertaire »[38]. Mais c’est exactement l’inverse : Marcuse dresse l’acte d’accusation de cette désublimation répressive qu’est la prétendue révolution sexuelle des années 60-70. Il montre que le déclin de la famille est fonctionnellement utile au mode de production capitaliste tel qu’il fonctionne aujourd’hui. Marcuse, qui, à la suite de Freud, voit dans la famille monogamique le grand organisateur de la répression, explique les raisons de sa lente liquidation, de son « déclin social ». Ce qui distingue notre époque des époques antérieures, ce n’est pas son « hyper-individualisme » (comme on le dit souvent pour reprendre les lieux communs les plus éculés), mais au contraire sa « désindividualisation ». Le « moi », invention augustinienne perfectionnée par tout le développement de la culture occidentale est sans doute – même si Marcuse ne s’exprime pas ainsi – quelque chose qui est en train de s’effacer « comme un visage de sable »[39]. En effet :
Par l’intermédiaire de la lutte contre le père et la mère, en tant que cibles personnelles d’amour et d’agression, la jeune génération entrait dans la vie sociale avec des impulsions, des idées, des besoins qui, dans une large mesure, lui appartenaient en propre. Par conséquent, la formation du surmoi, la modification répressive des instincts, la renonciation à la sublimation étaient des expériences très personnelles. Justement à cause de ça, leur adaptation laissait des cicatrices douloureuses, et la vie sous le principe de rendement conservait encore une sphère de non-conformisme privé.[40]  
On pourrait même aller un peu plus loin que Marcuse. Cette sphère de non-conformisme privé était absolument nécessaire et faisait partie intégrante de la structure de la domination du mode de production capitaliste à l’époque de ce que Diego Fusaro appelle « capitalisme dialectique ». C’est l’existence même de cette sphère qui se manifeste dans la critique que les grands penseurs issus organiquement de la classe bourgeoise adressent au mode de production capitaliste – Rousseau, Kant, Fichte, Hegel et Marx en sont quelques très beaux exemples.
À « l’âge de la colonisation des consciences », à l’âge de « l’industrie culturelle » (une des cibles de Horkheimer et Adorno), à l’âge du développement rationnel des techniques de manipulation, « la formation du surmoi adulte semble sauter l’étape de l’individualisation » :
… l’unité génétique devient directement une unité sociale. L’organisation répressive des instincts semble être collective et le moi semble être prématurément socialisé par tout un système d’agents et d’agences extra-familiaux.[41]
La lutte contre les formes paternelles désuètes ne peut plus être le cadre dans lequel se forme la personnalité. Marcuse montre justement ce déclin de la figure du père (dont se plaignent tant toutes sortes d’essayistes aujourd’hui) :
Le père, premier objet d’agression dans la situation œdipienne, apparaît maintenant comme un but d’agression plutôt inadéquat. Son autorité, comme dispensateur de la richesse, de l’habileté et de l’expérience se trouve considérablement réduite. Il a moins à offrir et par conséquent il peut moins interdire. Le père progressiste est un ennemi et un « idéal » des plus inadéquats, comme tout père qui ne façonne plus l’avenir économique, émotionnel et intellectuel de l’enfant.[42]
C’est qu’en effet « la domination se pétrifie en un système d’administration objective ». Un tel système rend la révolte beaucoup plus difficile, voire impossible. L’agression qui pouvait se tourner contre le père (ou l’une des multiples figures paternelles incarnant la domination sociale) ne peut plus que se retourner contre le sujet lui-même, elle est introjectée et « ce n’est plus la répression, mais celui qui en souffre qui est coupable »[43]. Le développement des maladies névrotiques au travail, la dépression, le « burn-out » et le suicide professionnel (cf. France-Télécom) sont des manifestions de cette agression introjectée.

En conclusion

Nous n’avons pas abordé ici l’orientation positive que Marcuse dégage principalement dans la deuxième partie d’Éros et civilisation et notamment tout ce que Marcuse considère comme les possibles que permettrait une transformation révolutionnaire radicale. Ce qu’il convient de retenir, c’est l’articulation des concepts freudiens et marxiens dans une perspective de critique sociale. Il importe aussi de voir comment les outils que la psychanalyse fournit à Marcuse sont essentiels pour comprendre la dialectique de la civilisation et comment également il donne les linéaments d’une critique radicale de la société moderne, la nôtre peut-être encore plus que celle que Marcuse analysait. À ceux qui s’étonneraient de la tonalité très pessimiste de Marcuse, et nous diraient qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, Marcuse donne une réponse précise :
Dans de telles circonstances, la question de savoir si on peut démontrer que l’état présent de la civilisation est plus destructeur que les précédents, ne semble pas très importante. En tout cas, on ne peut pas éviter la question en montrant la destructivité qui a régné tout au long de l’histoire. La destructivité de l’étape actuelle ne révèle sa pleine signification que si le présent est mesuré, non pas d’après les étapes passées, mais d’après ce qu’il pourrait permettre d’obtenir.[44]
Ce dernier point n’est pas secondaire. Trop souvent les critiques mélancoliques du temps présent manquent leur but, parce qu’elles ne voient dans le présent que son rapport au passé, comme décadence, sur le mode du « c’était mieux avant ». Marcuse dirige sa critique en gardant l’œil sur l’objectif de la révolution possible, c’est-à-dire de l’invention d’un futur qui seul peut donner vraiment le sens d’une théorie critique.


[1] H. Marcuse, Philosophie et révolution, traduit de l’allemand par Cornelius Heim, Gonthier/Denoël, 1969, pp.121-122
[2] T.W. Adorno, Minima moralia, §38, traduction de Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Payot, 2001, p,66-67
[3] E. Fromm, La passion de détruire. Anatomie de la destructivité humaine, 1973, Robert Laffont, 1975 pour la traduction française. Pour la critique du « révisionnisme » de Fromm, voir Marcuse, postface à Éros et civilisation.
[4] H. Marcuse, Éros et civilisation, Seuil, collection Points, traduction Neny/Fraenkel, p.88
[5] Op. cit. p.94
[6] Op. cit. p.94
[7] Op.cit. p.96
[8] Ibid.
[9] Op.cit. p.9
[10] Op.cit. p. 19
[11] Op.cit. p. 27
[12] Op.cit. p.28
[13] Op. cit. p.29
[14] Op.cit. p.29-30
[15] Voir op.cit. p. 32-33
[16] Le traducteur de Éros et Civilisation rappelle la terminologie choisie par Samuel Jankélévitch dans sa traduction des Nouvelles conférences sur la psychanalyse : S. Jankélévitch traduisait Es par « Soi », ce qui n’est peut-être pas inintéressant et permettrait de rapprocher les concepts de Freud de ceux de Nietzsche ou de ceux qu’emploient souvent les biologistes : un être vivant est un être qui un « soi ».
[17] Op.cit. p. 41
[18] Op.cit. p. 42
[19] Ibid.
[20] Op.cit. p. 46
[21] Op.cit. p. 48
[22] Op.cit. p. 52
[23] Ibid.
[24] Op.cit. p. 53
[25] Op.cit. p. 56
[26][26] Op.cit. p. 62
[27] Op.cit. p. 63
[28] Op.cit. p. 65
[29] B. Hayden, L’homme et l’inégalité : l’invention de la hiérarchie à la préhistoire, CNRS, 2008
[30] Marcuse, op.cit. p. 85
[31] Remarquons combien Éros et Thanatos sont étroitement intriqués et combien c’est leur intrication qui permet de maintenir l’existence de la civilisation, leur désintrication laissant libre cours à la pulsion destructive – la destructivité de masse qu’a cherchée à analyser Fromm en se passant, quant à lui, de l’hypothèse qu’il jugeait trop coûteuse de la pulsion de mort.
[32] Op.cit. p. 87
[33] Op.cit. p. 89
[34] Op.cit. p. 91. La révolution trahie est le titre d’un des principaux ouvrages de Léon Trotski, paru en 1936 et auquel Marcuse pourrait bien faire allusion ici.
[35] Ibid.
[36] Subtilité suprême, elle aussi non prévue par Marcuse, cette organisation monopoliste prend les allures d’un pluralisme radical – celui du « net » ou chacun est journaliste – qui confirme la théorie de l’ordre par le bruit : du bruit de fond des millions d’internautes qui « font » l’information surnage une pensée unique d’autant plus efficace qu’elle ne paraît venir d’aucune autorité située « en haut » dans la hiérarchie sociale.
[37] Op.cit. p. 94
[38] Ce reproche insensé est celui que lui fait Michel Clouscard, souvent mieux inspiré. Mais en mettant sous la même rubrique du « freudo-marxisme » Marcuse et Deleuze, Clouscard a seulement montré qu’il n’avait lu ni l’un ni l’autre.
[39] Chez Michel Foucault, c’est l’homme qui va s’effacer comme un visage de sable… Voir Les mots et les choses.
[40] Op.cit. p. 96
[41] Ibid.
[42] Op.cit. p. 97
[43] Op.cit. p. 98
[44] Op.cit. p. 100

jeudi 19 février 2015

Faits et vérité

S’en tenir aux faits est la règle du journalisme qui prétend être véridique. Les sciences rendent compte des faits, tels qu’ils sont, sans adjonction extérieure, prétend-on. Il semblerait donc que la référence aux faits est bien la garantie ultime de la vérité. Sans cette référence aux faits nous sommes condamnés à demeurer dans le monde de la croyance. Mais ce bon sens largement partagé exigerait qu’on s’entende sur ce qu’est un fait. Si le fait est garant de la vérité, cela signifie que l’énonciation de la vérité est l’énonciation d’un fait. Vérité et fait semblent inséparables (I). Mais il peut s’en déduire que le fait n’existe pas indépendamment de l’énoncé qui le décrit : le fait serait donc une construction de la raison, le produit d’une opération de l’esprit (II). Si cette dernière proposition est vraie, comment alors s’assurer que l’esprit ne délire point, que le fait n’est pas imaginaire et finalement sans rapport avec cette réalité que la pensée tente de saisir ? (III)

(I)
En un premier sens, un fait est ce qui est fait ! Le vrai et le fait (verum-factum) peuvent se mettre l’un pour l’autre, soutient Vico. Tout ce qui est est le résultat de l’activité du grand ouvrier, de Dieu donc, qui l’a fait donc le connaît. Dieu connaît la vérité, il est la vérité elle-même, puisqu’il a fait ce qui est, il a fait que ce qui est est de telle ou telle sorte, il est comme le dit Vico, « le premier facteur ». Vico en déduit que nous ne connaissons véritablement que ce que nous avons fait nous-mêmes. Les mathématiques sont les produits de l’activité de l’esprit et c’est pourquoi nous connaissons en vérité, sans le moindre reste, les mathématiques. Nous pouvons connaître en vérité les sociétés humaines et leur droit, parce que nous les avons faits. Inversement, la nature que nous n’avons pas faite – nous-mêmes y compris – est nécessairement connue d’une connaissance plus incertaine. La vérité donc n’appartient pas à la chose, elle n’est pas déposée dans l’être, elle appartient à celui qui fait. En ce premier sens, la garantie de la vérité, c’est de l’avoir fait. Ainsi la vérité des sciences de la nature, c’est tout simplement d’être capable de produire le fait. Le chimiste qui produit par synthèse une molécule connaît la vérité au sujet de cette molécule.
Il y a ici quelque chose que l’on pourrait retrouver chez Hegel. La vérité ne saurait être une pure connaissance. Le vrai est l’effectif (Wirklich). L’effectif, ce n’est pas simplement la réalité, mais la réalité qui se fait  dans l’esprit, dans le travail de la pensée. Il y a aussi quelque chose de semblable chez Marx, qui suit au plus près Hegel sur ce point : le vrai est la reconstruction du réel par la pensée. Dans une première phase la pensée procède à des abstractions et dans une deuxième phase ces abstractions permettent de reconstruire le réel comme « réel pensé », non plus comme quelque chose qui se donne immédiatement au sens, mais comme la synthèse de nombreuses déterminations.
On pourrait donc dire que le vrai n’est que la puissance de production de l’esprit, la puissance de « faire ». La vérité, proprement, ne requiert donc pas « la référence aux faits », elle est le fait, en prenant ce mot dans son acception première qui renvoie à l’activité du sujet. Une telle pensée, à l’œuvre dans la Science nouvelle de Vico, s’oppose à la « science ancienne » qui cherche la vérité dans l’être – ainsi dans la métaphysique aristotélicienne.
Revenons maintenant à une vue plus traditionnelle, au point de vue de la connaissance pure.
Un fait est quelque chose qui se fait ou s’est fait. C’est quelque chose qui a été produit. Le fait s’est déposé dans l’épaisseur du réel – il est, si l’on veut parler le langage de Spinoza, un mode fini de la substance infinie, produit par l’enchevêtrement infini des causes et des effets. Le réel, ce n’est pas le chien, mais le chien aboie, le chien est dans sa niche, le chien monte la garde, etc. Le réel est posé dans son effectivité concrète comme l’objectivité elle-même face à la subjectivité de la pensée qui le pense. Considéré ainsi, le fait n’est pas une « apparence sensible » derrière laquelle se cacherait le réel. Il est le mode d’existence même de la réalité. Dans les Idées directrices pour une phénoménologie, Husserl commence par élucider le concept de « fait ». La connaissance naturelle, dit-il, commence avec l’expérience et demeure dans les limites de l’expérience. Et toutes les sciences se placent dans cette attitude naturelle pour laquelle on peut poser l’équivalence de trois concepts, « être réel », « être vrai » et « être dans le monde ». La réalité naturelle nous est originairement donnée. Et il s’en déduit que « le monde est la somme des objets d’une expérience possible et d’une connaissance possible par expérience ». Toutes les sciences issues de l’expérience sont « des sciences du fait ». L’expression est précise, elle écarte toutes les définitions vagues (sciences de la nature, etc.). En effet, « Dans l’expérience, les actes de connaissance fondamentaux posent la réalité naturelle sous forme individuelle » (Idées directrices…, I, 1, §2). Ce qui nous est donné nous est toujours donné dans une certaine existence spatio-temporelle – alors que la même réalité considérée dans son essence pourrait être ailleurs, à un autre moment, etc. De ce point de vue l’être individuel est contingent, et c’est cette contingence que Husserl nomme « facticité ». Mais cette contingence a un corrélat : la nécessité. Ce qui est contingent implique la possession d’une essence qu’il s’agira de saisir dans sa pureté, car ce qui est donné  dans l’expérience est toujours un « ceci là ». Nous laissons de côté les développements de Husserl sur la saisie de cette essence. Retenons seulement que ce qui se donne c’est d’abord le fait dans sa singularité empirique. Il n’est pas de science qui ne parte de là. Et en ce sens, la référence aux faits est donc le point de départ nécessaire de notre connaissance du monde.
Éclaircissons encore cette notion de fait. Le fait est à la fois ce qui est exprimé par une proposition et un certain état de choses. Dans le Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein commence par définir le fait. « 1. – Le monde est tout ce qui a lieu. 1.1 – Le monde est la totalité des faits, non des choses. 1.11 – Le monde est déterminé par les faits et par ceci qui sont tous les faits. […] 1.13 – Les faits dans l’espace logique sont le monde. 1.2 – Le monde se décompose en faits.» Et il précise : « 2 – Ce qui a lieu, le fait, est la subsistance d’états de choses. 2.01 – L’état de choses est une connexion d’objets (entités, choses). 2. 011 – Il fait partie de l’essence d’une chose d’être l’élément constitutif d’un état de choses. » Et ceci encore : « 6.13 – La logique n’est point une théorie mais une image qui reflète le monde. La logique est transcendantale. » Dans cette conception, les propositions sont des « images des faits » et la totalité des pensées vraies est l’image du monde (3.01). Wittgenstein renouvelle ici l’antique conception aristotélicienne qui veut que dire le vrai est dire ce qui est : « 2.221 – ce que l’image figure est son sens. 2.222 – C’est dans l’accord ou le désaccord de son sens avec la réalité que consiste sa vérité ou sa fausseté. 2.223 –Pour reconnaître si l’image est vraie ou fausse, nous devons la comparer avec la réalité. »  Et si la proposition est une image logique, elle représente un état de choses. Ainsi, une proposition qui ne réfère pas à un fait (sachant qu’une image est aussi un fait) est une proposition dénuée de sens. On le voit sans la moindre ambiguïté : la référence aux faits est tout simplement le sens de la proposition et donc aucune vérité n’est possible sans cette référence aux faits.
(II)
Dans la philosophie du Tractatus, les faits élémentaires sont des « faits atomiques » auxquels correspondent des propositions atomiques. Un fait atomique est un état élémentaire de la réalité. Mais on est bien en peine de dire ce qu’est un « fait atomique ». Une proposition atomique est assez simple à définir.  La proposition « le chat est sur le tapis » est atomique car je ne peux supprimer aucun des termes de cette proposition sans qu’elle ne devienne un énoncé privé de sens. Mais en quoi le fait que « le chat est sur le tapis » peut-il être considéré comme un fait atomique ? En rien car il n’y a rien d’élémentaire dans le fait que le chat est sur le tapis puisque le tapis est devant la cheminée et que le chat s’y met car il fait chaud, et ainsi de suite. Autrement dit, le fait n’est élémentaire que parce que la proposition qui le décrit est atomique. C’est donc la proposition qui définit le fait comme élémentaire ou atomique, mais un autre ensemble de propositions pourraient bien ne plus faire apparaître « le chat est sur le tapis » comme un fait atomique. L’idée de construire un langage qui permettrait de décrire de manière univoque les états de chose qui constituent le monde semble parfaitement chimérique. C’est d’ailleurs pour cette raison que Wittgenstein a renoncé à l’atomisme logique du Tractatus.
En vérité, les faits sont divers et ne prennent de sens qu’à partir d’une orientation de l’esprit. On parle parfois de faits bruts pour désigner les faits appréhendés directement, intuitivement, et non par l’entremise d’idées générales. Cela pourrait par exemple concerner tous les savoirs pratiques, techniques, découverts empiriquement par les artisans ou les paysans. Mais on peut se demander si de tels faits bruts existent, si les faits ne sont pas toujours en réalité des faits construits à partir d’idées générales et de schèmes interprétatifs sous-jacents. En science, il est clair que les faits bruts n’existent pas. Ce sont toujours des faits construits. « Lorsque Galilée fit descendre sur un plan incliné des boules avec une pesanteur choisie par lui-même ou que Torricelli fit porter à l’air un poids qu’il avait d’avance pensé égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue, ou que, plus tard, Stahl transforma des métaux en chaux et celle-ci à son tour en métal en y restituant certains éléments, alors ce fut une illumination pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison n’aperçoit que ce qu’elle produit elle-même, d’après son projet, qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes, et forcer la nature à répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme à la laisse ; car, autrement, des observations faites au hasard et sans aucun plan  tracé d’avance ne se rassemblent pas en une loi nécessaire, ce que cherche pourtant la raison et dont elle a besoin. » (Kant, préface à la 2e édition de la Critique de la raison pure) La connaissance, donc, est ainsi conçue comme production, comme activité pratique de l’esprit humain. Pour les Anciens, la connaissance était du domaine de la theoria, de la contemplation. Le vrai devait se montrer de lui-même comme le « non-voilé ». Ici au contraire, le vrai est construit, il n’est pas déjà là, il est un résultat, l’achèvement d’un « projet ». C’est une idée qui peut choquer notre sentiment spontané de la vérité. Une vérité « construite », une connaissance qui n’est pas autre chose que ce que j’avais présupposé et projeté, n’est-elle pas une connaissance factice, un artifice ? Ce n’est évidemment pas le cas pour Kant. La connaissance n’est pas un produit de la fantaisie. Elle doit se projeter sur la réalité extérieure, elle doit structurer et rendre cohérentes nos sensations. Kant nous dit qu’elle « doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes ». Mais ceci n’est pas propre à la conception kantienne de la science. Bachelard le dit aussi : l’instrument de mesure est déjà une théorie, une expérimentation est une théorie et de ce point de vue c’est la théorie qui produit le fait.
Ceci est encore plus vrai, si c’est possible, dans le domaine des « sciences humaines ». Quand il cherche à fonder la sociologie comme science, Durkheim commence par définir le « fait social ». Ce dernier caractérise un certain type de comportements des hommes en société qui présente une certaine généralité dans la société donnée, qui résulte de la contrainte et qui est indépendant du psychisme individuel (voir Les règles de la méthode sociologique). Il n’y a cependant pas accord entre les sociologues sur ce qu’est un fait social. Pour Max Weber l’objet de la sociologie ce sont les « comportements par finalité » à partir desquels peuvent se stabiliser des comportements communautaires. Quelle que soit l’orientation, on voit ici que le fait est d’abord une construction théorique.
Si l’on sort du strict domaine de la connaissance scientifique, on aboutit aux mêmes conclusions. Les faits sont toujours des faits sélectionnés, plus ou moins consciemment dans l’enchevêtrement de ce qui se donne à nous dans l’expérience immédiate. Il est impossible de raconter la vie de quelqu’un ne serait-ce que pendant une journée. Il faudrait décrire dans le détail ses moindres gestes et pour accomplir une telle tâche, une vie n’y suffirait pas. Tout récit procède à une sélection des faits, c’est-à-dire choisit une certaine description au détriment d’un très grand nombre d’autres théoriquement possibles. Un fait n’existe que s’il peut s’exprimer par un énoncé, plus ou moins complexe. Qu’est-ce qui garantit la vérité du fait d’observation (la description d’observation) ? La réponse de Popper est sans ambiguïté : rien ! La cohérence des faits nous donne seulement de bonnes raisons de croire que le fait est bien ce que l’on en dit. Jusqu’à ce qu’un nouveau fait nous oblige à remanier notre « intrigue ».
Autrement dit, il est impossible que soutenir que la référence aux faits garantit la vérité. Ce sont les faits qui ont besoin d’être garantis et il semble qu’ils ne peuvent l’être que par la raison.
(III)
On pourrait être conduit, parvenu à ce point, à une certaine forme de scepticisme. Le fait en tant qu’énoncé prétendant décrire le réel ne serait qu’une interprétation, au sens strict du terme tel que Boèce le définit : « est interprétation toute énoncé qui signifie quelque chose par lui-même ». Nietzsche s’en prend à « l’idolâtrie des faits » et affirme même qu’il n’y a pas de faits mais seulement des interprétations. Il pourrait également sembler que l’on puisse avoir raison contre les faits ! L’histoire des grandes révolutions scientifiques l’atteste. Que la chaleur soit une substance particulière nommée « phlogistique », associée au feu, cela semblait un fait incontestable. C’est précisément contre ce fait que Lavoisier construit la chimie moderne.
À l’extrême limite, il semble que n’importe quel fait puisse être inséré dans un discours relativement cohérent rendant compte à sa manière de ce qui nous apparaît. Il est toujours possible de « sauver les apparences ». Inversement, nous savons que les nouvelles théories scientifiques ne sont pas toujours compatibles avec les faits et qu’elles doivent d’abord se soutenir d’hypothèses ad hoc (voir Paul Fayerabend, Contre la méthode). Bref que la référence aux faits ne soit ni suffisante ni même nécessaire comme garantie de la vérité, voilà où nous semblons arriver.
Les faits cependant sont inéliminables tant que l’on pense qu’il y a un sens à rechercher la vérité. Nous ne voyons souvent les faits que comme le point de départ « concret » qui conduit à une vérité générale, un point de départ que finalement on pourrait oublier, l’important étant la vérité générale. Mais il n’en va pas ainsi. Une bonne théorie n’est pas une théorie qui rend compte des faits observés, mais bien plutôt une théorie qui  prévoit l’apparition de nouveaux faits. La théorie de Le Verrier expliquant les anomalies de l’orbite d’Uranus par l’existence d’une planète inconnue permettait de prévoir la position de cette planète ce qu’a confirmé l’observation quelques mois après que Le Verrier eût proposé son hypothétique planète. Si on s’en tient à l’attitude « contemplative », rien ne permet jamais de garantir que les faits sont bien ceux que l’on dit et aucune vérité ne pourrait jamais être confirmée ! Et pourtant, comme le dirait Spinoza, nous avons des idées vraies. C’est qu’il faut comprendre la recherche de la vérité comme une interaction entre le sujet connaissant et l’objet de connaissance, une interaction comme celle dont Kant parle à propos de Galilée. Les faits ne sont donc plus simplement des objets d’expérience, des faits d’observation, mais des produits de l’activité de l’expérimentateur. Le fait n’est le garant de la vérité de nos pensées que parce qu’il est un fait produit. Évidemment, ce n’est pas Le Verrier qui a produit la planète Neptune ! Mais c’est la théorie de Le Verrier qui a produit le fait « observation de la planète Neptune à telle position tel jour ».
Cela ne serait-il vrai que des vérités scientifiques ?  Nullement. Nous ne pouvons évidemment pas nier que le monde extérieur à notre conscience existe : le nier est « la plus grande honte de l’esprit humain » disait Diderot. Mais ce que nous connaissons du monde, ce n’est pas la réalité elle-même mais la manière dont nous nous y rapportons. Nos idées sont toujours le produit de cette interaction entre le sujet humain et son environnement. Si j’affirme que « le chat est sur le tapis », c’est parce que je me rapporte à un certain moment à mon environnement dont j’explore toutes les possibilités. Tous nos concepts sont le résultat de l’activité de synthèse opérée par l’entendement (ici les concepts de chat et de tapis, par exemple), mais cette activité a pour présupposition et pour garantie ultime ce rapport entre moi et le monde, rapport qui fait exister le fait comme tel.
Quelles conclusions pouvons-nous formuler ? On pourrait dire que la vérité n’est toujours que l’accord de la raison avec elle-même par la médiation nécessaire de l’expérience des faits – cette expérience qui se présente toujours comme un donné et non comme une pure activité de la pensée : le fait serait ainsi le moment extra-logique du processus logique de la recherche de la vérité. Mais nous pouvons dire aussi, et ce ne serait qu’une manière de dire la même chose, que le fait est toujours ce qui est effectué par la raison et ainsi la référence au fait, comprise dans sa dimension de déploiement de l’activité de l’esprit, est-elle bien la garantie ultime de la vérité, c’est-à-dire de l’effectivité de la pensée, tant est-il que la tâche soit bien, comme le disait Hegel, de penser le réel.

La passion de la vérité

Un texte de Nietzsche s’intitule La passion de la vérité (1872). Étrange titre. La vérité est de l’ordre de la raison elle-même. Comment pourrait-elle être objet de passion ? « Ni rire, ni pleurer, comprendre », telle est la maxime de quiconque se veut en recherche de la vérité, une vérité dont les passions nous détournent. Au tribunal, il est demandé au témoin de parler sans haine et sans crainte, c’est-à-dire de mettre à distance ses passions. Il s’agirait donc d’écarter toutes les passions pour se consacrer à la recherche de la vérité. Mais cette attention exclusive à la vérité n’est-elle pas aussi une sorte de passion ? Mettre la vérité au-dessus de toute autre considération, lui donner la force suprême, celle qui nous amène à reléguer au second rang nos autres intérêts, ne serait-ce pas là la définition même de la passion de la vérité ? Mais il se pourrait encore que cette passion de la vérité ne masque une autre vérité, plus inavouable, celle qui désigne cette passion comme le masque ultime du désir d’emprise, de cette concupiscence de savoir (libido sciendi) dont parlait Augustin ?
Partons de Spinoza. L’Éthique est, en son centre, une théorie de l’affectivité. Après avoir montré la puissance des affects sur nous-mêmes – affects passifs, c’est-à-dire passions – Spinoza introduit une nouvelle catégorie d’affects, les affects actifs. Il pose (dans les dernières propositions de la IIIe partie) que nous sommes affectés en tant que nous sommes actifs. Cela signifie d’abord qu’action et passion ne sont pas des catégories séparées mais des pôles complémentaires sur une même ligne, avec la possibilité permanente d’un renversement de l’un dans l’autre.
Il y a donc un renversement possible qui dessine les lignes de la libération, renversement qui a été préparé dans les dernières lignes du scolie de la proposition 57. La connaissance, les « idées adéquates », sont sources de joie. En effet, l’esprit se considère lui-même nécessairement quand il a une idée adéquate (puisque quand nous savons quelque chose nous savons en même temps que nous le savons et ainsi de suite). Or en considérant sa propre puissance de connaître, l’esprit a donc pour objet une idée qui renforce sa puissance parce qu’il ne subit plus mais comprend, c’est-à-dire une idée qui rend joyeux.
Donc le désir se rapporte à nous en tant aussi que nous comprenons, autrement dit en tant que nous sommes actifs. D’où cette conclusion de la proposition 59 qui commande tout le retournement de l’Éthique. Toutes les affectations qui nous touchent en tant que nous sommes actifs se ramènent à la joie et au désir. Philosopher ce n’est pas renoncer à la joie et au désir, c’est au contraire leur donner l’extension maximale !
Telle est la voie qui s’ouvre vers une libération de l’homme à l’égard de la dépendance affective. Évidemment, stricto sensu, nous ne pouvons parler de « passion » de la vérité. Mais la vérité agit bien à la manière des passions, et même de la plus puissante et de la plus constante de toutes les passions. La passion de vérité est, si l’on peut dire, une sorte de « passion active ».
On retrouve une idée assez proche chez Hegel. Mais c’est une idée qu’il est aisé de comprendre. Pour faire de grandes choses il faut être passionné, c’est-à-dire qu’il faut y être intéressé. Le travail du savant demande une concentration de toutes les forces intellectuelles vers l’objectif de la vérité. Le savant est passionné de science ! Et cette passion désintéressée est aussi celle qui procure les plus grandes joies.
Cependant, comme Nietzsche le soupçonne, ce désintéressement apparent pourrait bien masquer des motifs plus impurs et plus troubles, quelque chose où s’exprime la méchanceté. Ainsi dans Le gai savoir » écrit-il, juste après avoir parlé des croyants : « Quelques-uns ont encore besoin de métaphysique, mais aussi cet impétueux désir de certitude qui éclate aujourd’hui dans les masses, sous la forme scientifico-positiviste, ce désir de vouloir posséder quelque chose d’apparemment stable (tandis que dans la chaleur même de ce désir on se préoccupe fort peu des arguments propres à fonder la certitude) ; tout ceci témoigne encore du besoin d’un appui, d’un soutien, bref de cet instinct de faiblesse qui, il est vrai, ne crée pas, mais conserve les religions, les métaphysiques, les convictions de toutes sortes. Il reste que tous ces systèmes positivistes s’enveloppent des fumées d’un noir pessimisme, de quelque chose qui tient de la lassitude, du fatalisme, de la désillusion, de la crainte d’une désillusion nouvelle – ou encore ils témoignent visiblement du ressentiment, de la mauvaise humeur, d’un anarchisme d’exaspération, comme aussi de tous autres symptômes ou mascarades du sentiment de faiblesse. » (§347) Ou encore ceci dans La volonté de puissance : « Cet univers perspectiviste, ce monde fait pour les yeux, le toucher et l’ouïe, est très faux, comparé à ce qu’il serait pour un appareil sensitif plus délicat. Mais il cesse d’être intelligible, compréhensible, praticable et beau dès que nous affinons nos sens; de même la beauté s’efface dès que nous réfléchissons aux événements de l’histoire; la catégorie de fin est à soi seule une illusion. Bref, plus nous résumons superficiellement et grossièrement les choses, plus le monde nous paraît précieux, précis, beau, significatif. Plus on approfondit, plus s’efface notre appréciation de sa valeur, plus nous tendons à le croire vide de sens. C’est nous qui avons créé un monde pourvu de valeur ! Cela connu, nous reconnaissons aussi que le respect de la vérité est la conséquence d’une illusion, et qu’il faut estimer plus haut la force plastique, simplificatrice, constructive, inventive. “Tout est faux, tout est permis.” »
Curieusement, les attaques de Nietzsche contre la passion de la vérité pourraient rappeler saint Augustin. La seconde tentation, après celle de la chair, est la curiosité. Elle se distingue de la concupiscence charnelle précisément par le fait qu’elle n’est pas charnelle. Elle est « dans l’âme une passion volage, indiscrète et curieuse » et cette passion est particulièrement pernicieuse parce qu’elle « se couvre du nom de science ». Ce « désir de connaître » est d’abord celui de la connaissance par les yeux, mais la vision ici englobe tous les autres sens. À la différence des plaisirs de la vue, la curiosité ne concerne pas seulement les beaux objets ou les sons harmonieux mais aussi le contraire. Le curieux est curieux du spectacle du malheur, de la mort ou du massacre. Mais ce que vise ici saint Augustin est le désir de connaissance en général : « Il est vrai que le plaisir du théâtre ne me touche plus ; que je ne me soucie point de connaître le cours des astres ; que je n’ai jamais consulté les ombres des morts et que j’abhorre toutes ces pactions sacrilèges qui se font avec les démons. » (Confessions, Livre X, Chap. XXXV) La tragédie, qui met en scène le déchaînement des passions humaines, et la comédie, qui montrent les vices de l’âme humaine, font partie des spectacles qui excitent la curiosité et par là détournent l’âme de ses véritables objets. Quant aux « sciences » évoquées ici, ce sont celles qui permettent de deviner l’avenir, autre vaine curiosité. La seule vérité qui vaille, c’est Dieu et cette vérité ne peut procéder de la connaissance rationnelle mais de la grâce divine. Pour le reste, la passion de la vérité est la passion que suscitent en nous le spectacle du malheur et les « pactions sacrilèges ».
La passion de la vérité, en sa manifestation première, est la passion de connaître les « secrets de la nature », pour s’en emparer et la dominer (« devenir comme maîtres et possesseurs de la nature »). Rien ne doit nous échapper, car plus le savoir est vaste et plus nous nous sentons dans cette position d’extériorité par rapport à la nature qui caractérise la condition de l’homme moderne. Interroger la nature « comme un juge en charge », dit Kant exposant ainsi sans fard cette conception inquisitoire de la vérité qui se développe avec la science moderne. Ce qu’il faut trouver, en réalité, c’est le secret ultime, le secret de la naissance et de la mort, seul moyen dont nous disposions – même si c’est un moyen purement fantasmatique – pour échapper à la pure contingence de notre existence, à sa « facticité » dirions-nous en langage sartrien.
La concupiscence du savoir se lie à la troisième concupiscence citée par saint Augustin, l’orgueil et la gloire, l’appétit de dominer (libido dominandi). Celui qui est certain de détenir la vérité est toujours un peu fanatique, ainsi que le disait Alain. L’autre doit se soumettre lui aussi à la vérité. Si je détiens la vérité, l’erreur se transforme en un crime contre la raison, crime d’autant plus grave que l’erreur sera vénielle et que mon interlocuteur sera moins éloigné de moi. Pitié pour qui se fourvoie complètement, mais intransigeance pour les petites différences. Vérité et tolérance ne font pas bon ménage. Celui qui est tolérant, c’est celui qui croit faiblement en la vérité qu’il détient, ou celui qui n’attache pas une grande valeur ! C’est évident lorsqu’il s’agit des vérités religieuses : tel qui prône une religion d’amour est prêt à tuer quiconque ne partage pas sa conception de la double nature du Christ ou de la présence réelle dans la sainte Eucharistie. Qu’on puisse maîtriser les langues mais non les esprits, ainsi que le faisait remarquer Spinoza, cela nous met facilement en rage. Si Hobbes n’avait pas tout à fait tort de soupçonner que la liberté religieuse annonce le retour proche du « glaive privé », c’est-à-dire la dissolution de l’état civil et le retour à la guerre de chacun contre chacun, peut-être en tout organisation étatique les passions politiques trouvent-elles leur suprême réalisation dans l’instauration de la vérité d’État. L’histoire enseigne que cette passion de la vérité a été au moins aussi destructrice que les passions de la conquête, du pouvoir et de l’argent.
La passion de la vérité s’exerce aussi directement à l’encontre de celui sur qui l’on revendique l’emprise, le pouvoir de commander ses actions. Le catholique pieux doit régulièrement confesser ses péchés, en faire l’aveu. Des gros péchés massifs (mensonge, luxure, etc…) aux plus petites pensées impures, rien ne doit échapper à l’attention vigilante du confesseur, représentant de Dieu. Le confessant s’humilie comme il se doit devant le Seigneur tout-puissant et il devra accomplir sa pénitence. Si on ajoute que le gros morceau des manuels des confesseurs portait sur la sexualité, on voit quels secrets doivent être découverts, confirmant la place centrale qu’y occupe la libido. On voit ici combien le maniement de la vérité est bien un moyen d’avoir empire sur d’autres hommes. C’est ce que l’on retrouve dans les systèmes totalitaires. Être membre du parti, c’est renoncer à ses « petits secrets », être parfaitement transparent aux yeux des supérieurs et finalement du secrétaire général qui voit et sait tout par le moyen du corps des bureaucrates du parti, dans le système stalinien. D’où l’importance de la « bio », la biographie de l’impétrant à quelque fonction de responsabilité militante. D’où aussi, à intervalles réguliers, le rituel de l’autocritique qui trouve son point culminant dans les sinistres parodies de justice que furent les grands procès de Moscou.
Ainsi la passion de la vérité pourrait-elle instaurer une relation complémentaire et hiérarchique, entre le persécuteur et le persécuté. Une relation dont Freud a déjà montré en quoi elle consistait : sadomasochisme. Le sadisme est une pulsion d’emprise, un désir de se donner le contrôle total sur la personne d’un autre. Jouissance de celui qui extorque la vérité qui fait souffrir celui qui doit avouer. Jouissance double : celle que procure l’humiliation d’autrui et jouissance de sa propre puissance – jouissance narcissique. Mais aussi jouissance secrète de celui qui avoue, proprement masochiste alors, un peu comme la jouissance de la fessée rapportée par Jean-Jacques Rousseau dans les Confessions. C’est encore cette passion que l’on retrouve dans la fureur jalouse : « tu me caches quelque chose », soupçonne le jaloux qui veut savoir à tout prix la vérité et se délecte à l’avance de la confirmation de ses soupçons.
On le voit donc : la passion de la vérité se révèle essentiellement ambivalente. Noble passion du savant ou du philosophe, noble passion du magistrat ou de l’homme honnête, mais aussi passion méchante et cruelle, passion de la persécution. Sont-elles séparables l’une de l’autre ? On peut l’espérer. Le sage spinoziste ne cherche pas à dominer, pas même à dominer la nature, il ne cherche que l’accord de son esprit avec l’ordre des choses. Mais sitôt que la vérité est coupée de cette haute aspiration philosophique, sitôt qu’elle se réduit à la simple volonté de savoir – une forme de la volonté de puissance –, ces deux formes de la passion de la vérité deviennent difficiles à dissocier comme l’avers et le revers de la tunique.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...