dimanche 10 mai 2015

A propos de 'Libre comme Spinoza"

Une lettre de Benoit Spinosa

Avec son autorisation, je publie ici la lettre que m'a envoyée Benoit Spinosa.  Benoit Spinosa est philosophe, professeur en classes préparatoires. Il est l'auteur d'un excellent ouvrage sur Hobbes, dont j'avais fait la recension 

Bonjour Denis

J'ai lu avec grand plaisir ton beau livre sur Spinoza. Cette introduction à l'Ethique, par sa concision et sa clarté, est un tour de force, comparée à des résumés scolaires sans portée réelle ou à des sommes gueroultiennes décourageantes pour beaucoup (et pas seulement pour les néophytes). La première partie sur le De Deo bénéficie de ta connaissance des mathématiques et leur usage, simple et éclairant, donne une idée de l'engouement de Spinoza pour la géométrie ainsi que de la portée encore valable de certaines propositions de l'Ethique. Cette partie centrée sur l'unicité de la substance et sa puissance est comme le fondement à partir duquel tu as pu expliquer pourquoi Spinoza passe pour le premier philosophe des Lumières : cette conception rationnelle d'un Dieu-Nature oblige le lecteur, qui entend en saisir le sens, à opérer en lui une distinction entre les "façons d'imaginer" un Père terrible et "les connaissances objectives" du principe immanent à toute chose - c'est prendre au sérieux, comme tu le diras plus loin (p; 268) le caractère unique et éternelle de la substance.
La suite de ton explication rappelle judicieusement le rôle de l'expérience chez Spinoza sans laquelle la fin de l'Ethique resterait tout à fait énigmatique. Le rapprochement avec Marx, particulièrement judicieux, indique bien que le concret effectif est loin du concret immédiat et que la connaissance du troisième genre, celle du singulier comme tel, n'est pas aussi incompréhensible que le laisse croire Alquié : le processus dialectique, compris dans sa puissance d'individuation (loin du mythe du collectif qui avale l'individu), peut éclairer en retour ce que veut dire Spinoza quand il entend dépasser la connaissance par notions communes. L'usage que tu fais de Marx, juste avant l'exposé des trois genres de connaissances, est un point fort du livre. Je me souviens de Marx écrivant que "l'individu est l'entité sociale" dans les Manuscrits et du commentaire de Marcuse dans Raison et Révolution (p. 330) commentant : "Le but, c'est l'individu : ce trait individualiste est un des soucis essentiels de la théorie marxiste" ; aux antipodes du Robinson isolé abstraitement, cet individu est social-concret. K. Axelos avait aussi insisté sur cet aspect. La connaissance singulière du troisième genre fait peut-être de Spinoza l'un des premiers "dialecticiens" des temps modernes. Ce que tu avances relativement aux passions, avec un conatus-éros, explique pourquoi la pathétique spinoziste est très appréciée des psychothérapeutes (tu emploies même l'expression "conatus de transfert"). Le dynamisme spinoziste de l'adéquation de l'idée explique, avant la catharsis de Breuer et Freud, la puissance nocive de l'affect inconnu et la possibilité de le transformer en action sitôt repérée sa trajectoire et sa genèse, possibilité de renversement de pôles complémentaires. On trouve, dans les romans d'Irvin Yalom (Le problème Spinoza surtout, et Nietzsche a pleuré dans une moindre mesure) cet hommage rendu au philosophe hollandais et la force reconnue des liens entre les passions et les pulsions, ainsi que la possibilité de convertir une passion en action, puisque la connaissance rationnelle est nécessaire mais non suffisante à l'atteinte de la sagesse. Ton livre explique bien que la sagesse n'est pas un orgueil ni une pensée de surplomb et que la liberté n'est pas un vol au-dessus de la nécessité mais une émancipation des aliénations qui ne se satisfait pas d'un simple utilitarisme. Tout ceci est bien montré, argumenté et motivé et tous les étudiants et les élèves de classes préparatoires (à commencer par les miens dès septembre) devraient être invités à lire cet ouvrage en parallèle d'une lecture de l'Ethique (on pourrait éviter le traditionnel conseil pédagogique, qui n'était pas sans force, de commencer par le Traité de la Réforme de l'Entendement, avantage en un sens, mais inconvénient en un autree en ce qu'il ne donnait pas une image d'ensemble de l'ambition spinoziste). Pour Spinoza, écris-tu page 219, "la dimension individuelle est tout aussi essentielle que la dimension sociale. Spinoza dit en quelques formules ce que des sociologues laborieux écrivent en plusieurs chapitres, et le suprême effort de l'esprit, le conatus ultime, dit-il en E5P25, accomplit l'individu, qui n'est plus un être égaré ou un enfant perdu, mais un sage réinséré dans la nature et dans sa nature, dans le monde et dans ses affects, "comme" coextensif à la totalité de la nature (le "comme" à son importance).

Je te félicite très sincèrement pour cet ouvrage, dans lequel tu restes fidèle à ta conception de la philosphie (celle que j'ai lue dans "A dire vrai"), qui est à la fois rigueur théorique dans la recherche de la verité et souci de l'existence et de l'histoire des hommes : il est vrai que Spinoza fait partie de ces auteurs dont la puissance psycho-physique fait se précipiter les exigences théoriques et pratiques dans un même creuset. 
Bravo encore pour ce livre.
Amitiés
Benoit.

lundi 27 avril 2015

Comment résister?

De Marx à Machiavel, mode de production capitaliste et stratégie populiste de résistance 

Le mouvement ouvrier organisé a représenté la dernière grande eschatologie de l’histoire humaine. Son action était censée, du moins dans l’esprit de ses porte-parole, annoncer des temps meilleurs et même la rédemption finale de l’humanité débarrassée de la guerre, de la violence et de l’exploitation. L’espérance chrétienne prenait une forme laïque et même athée et cette espérance devait se réaliser ici et maintenant. Entre le retour des formes les plus atroces du fanatisme religieux et le dieu marché, omniprésent, tout-puissant et omniscient, il n’est plus guère de place pour une visée universaliste, chantant des lendemains meilleurs. L’espérance des uns, ce sont les soixante-douze vierges qui attendent les valeureux égorgeurs, les pieux esclavagistes, les héros à la kalachnikov ; l’espérance des autres, c’est l’éternel présent du triomphe du marché et de l’équivalent général, l’éternel présent, c’est-à-dire la mort.

samedi 18 avril 2015

Sur la crise de l'éducation

Écrit voilà près de vingt-et-un ans, à l'époque de François Bayrou, ce texte n'a hélas pas vieilli, à ceci près que la situation qui y est décrite s'est considérablement dégradée aujourd'hui et que les possiblités de sauver ce qui peut encore l'être se sont plutôt sérieusement amenuisées. Alors que François Bayrou avait - timidement - proposé la revalorisation de l'étude des langues anciennes, c'est sa liquidation pure et simple qui est à l'ordre du jour. Une menace grave pèse sur la possiblité même de transmettre même partiellement ce qui a constitué la culture française et européenne et au delà-la possibilité de l'ouverture sur la  humaine dans son ensemble. Quand on pense que l'enseignement de l'allemand risque, avec le nouvelle réforme des collèges prévue pour la rentrée 2016, d'être complètement marginalisé (au point même que l'ancien premier ministre Jean-Marc Eyrault s'en est ému), on mesure ce qui est en train de se passer. On pourrait croire que c'est l'orientation d'un gouvernement, d'une majorité qui est en cause, mais il n'en est rien. Chaque gouvernement, chaque majorité parlementaire poursuit le travail des précédents, toujours dans la même direction. Si, selon Hannah Arendt, l'éducation est conservatrice par essence, parce qu'il s'agit de préserver le monde, on ne peut que se demander si cette préservation est encore possible.
 
Les idées reçues du pédagogisme
Le texte de Hannah Arendt sur « La crise de l’éducation »[1] est consacré à la situation américaine mais il peut parfaitement s’appliquer au système mis en place en France dans les deux dernières décennies. Arendt montre comment les bonnes intentions envers les enfants constituent un véritable enfermement dans un univers d’enfants, coupé du monde des adultes et en fin de compte leur interdisant l’accès à ce monde. Il peut être utile d’étudier la question de l’échec scolaire à la lumière des propositions théoriques de Hannah Arendt.
Pour commencer, j’essaierai de résumer ces propositions.
Hannah Arendt commence par les trois idées de base de la pédagogie moderne :
·         Il existe un monde autonome des enfants.
·         La pédagogie est devenue une science de l’enseignement en général au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner.
·         L’enseignement est soumis à la thèse pragmatiste qui affirme que l’on ne peut savoir et comprendre que ce qu’on a fait soi-même.
La première idée aboutit non à la « libération » des enfants mais à une tyrannie bien plus grande et plus difficile à supporter que l’autorité « naturelle » des adultes. La deuxième à vider le rapport enseignant-enseigné de tout contenu puisque les ressorts naturels de l’autorité de l’enseignant sont brisés. Quant à la troisième, en substituant le faire à l’apprendre, elle substitue le savoir-faire au savoir.
Si la première de ces idées n’est pas systématiquement mise en oeuvre dans le système scolaire français, les deux dernières ont fait l’objet d’une élaboration à peu près complète au fil des années, particulièrement dans les programmes de remédiation destinés à lutter contre l’échec scolaire. L’idée que l’école ne doit pas transmettre un savoir mais d’abord « apprendre à apprendre », constitue le fil directeur des divers plans de rénovation de l’école. L’absurdité théorique de cette proposition saute aux yeux. Si, avant d’apprendre, il faut apprendre à apprendre, il faudra aussi bien évidemment apprendre à apprendre à apprendre et ainsi de suite à l’infini. On tombe dans le regressus ad infinitum déjà dénoncé par Spinoza à propos de l’idée, de l’idée de l’idée, etc.. Le problème classique du commencement est rendu insoluble par la suite infinie des médiations qui empêchent de commencer. Pour commencer, il suffit de commencer, comme pour vouloir, il n’est pas besoin de vouloir vouloir. Il y a un saut obligatoire, un immédiat nécessaire dans l’apprendre comme dans le commencer ou dans le vouloir. Pour apprendre à nager, il faut se mettre à l’eau. Pour apprendre à apprendre, il faut d’abord apprendre quelque chose. La proposition des pédagogues est inversée. Chez Descartes, on le sait bien, le discours de la méthode n’est le préalable de la connaissance, il en est la réflexion post festum.
La difficulté tient au fait que tous les enseignants se sont rendu compte qu’il ne suffisait pas d’énoncer un savoir pour que ce savoir soit transmis. Parler (ou écrire) c’est transmettre un message, une information ; le récepteur du message — l’élève — enregistre des sons mais ce message peut parfaitement rester du bruit, une suite de signes sans signification. Les pédagogues confondent transmission d’un savoir et cours magistral. Bien évidemment, la transmission du savoir suppose que l’élève soit capable de « décoder le message » et donc qu’il soit actif. Ce qui suppose un certain nombre de techniques, extrêmement variables suivant les âges, la personnalité des élèves, les disciplines. Il est souvent plus difficile de guider l’élève dans une recherche active que de parler. Faire lire un texte de philosophie est plus payant que de le lire soi-même. Amener l’élève à retrouver et à utiliser ce qu’il sait déjà pour acquérir un nouveau savoir. Tout cela n’est que l’enfance de l’art pédagogique. Mais ce sont pour, l’essentiel, des « trucs et astuces » et non une science nouvelle. L’enseignant apprend également à utiliser et à maîtriser la théâtralité de l’acte d’enseigner. Les élèves n’apprennent pas en jouant. Mais l’enseignant doit savoir « jouer » au même sens, ou presque, que le comédien. Or l’art du comédien ne découle pas d’un savoir mais est un savoir-faire qui s’obtient par apprentissage.
C’est précisément parce qu’il se sent désarmé par les difficultés de son propre apprentissage pratique que l’enseignant cherche à inverser les rôles, à transformer l’élève en apprenti et, pour lui-même, à apprendre ce qui est propre à son métier comme une science qui ne relèverait que d’un processus cognitif théorique. Le succès, chez les enseignants, de la « formation professionnelle » au métier d’enseignant tient précisément à ce qu’il permet d’évacuer du métier la dimension propre à tout métier, qui est expérience, savoir-faire, et de remplacer cette dimension par une formation « scolaire » qui est précisément la seule chose qu’il sait bien faire au terme de ses longues études.
La priorité accordée aux « méthodes d’enseignement » sur le contenu disciplinaire a bien abouti, comme le dit Hannah Arendt, à ce que les enseignants ne savent pas beaucoup plus choses que leurs élèves sur la matière qu’ils doivent enseigner. L’affirmation peut paraître exagérée si on considère le savoir uniquement comme une certaine quantité d’informations, mesurable par exemple au moyen des méthodes de Shannon. Mais l’enseignant n’en sait pas « plus » que ses élèves s’il se contente de connaître plus de théorèmes, plus de faits historiques, plus de lois physiques, etc.. Il en sait vraiment plus s’il a atteint un niveau où il est capable de faire retour sur son propre savoir, de comprendre comment les algorithmes élémentaires des mathématiques entrent dans la structure générale de toute connaissance, en quoi le groupe commutatif ou l’isomorphisme ne sont pas des constructions arbitraires des mathématiciens, mais bien des formes fondamentales de tout savoir rationnel. On dit parfois que les enseignants sont trop érudits pour leurs élèves. C’est l’inverse. Ils ne le sont jamais assez et c’est une loi générale que les meilleurs pédagogues sont les plus « savants ».
L’école et la société
Le problème de la crise de l’enseignement ne peut pas être réduit au problème de la relation pédagogique. C’est un problème de relations sociales et politiques et un problème de vision de l’avenir de notre civilisation. Depuis les origines de notre histoire, l’enseignement est marqué d’une ambiguïté que masque le mot d’école. D’un bout à l’autre de ses dialogues, Platon s’interroge sur l’enseignement de la , qu’il ne faut pas comprendre au sens moral et même moralisant actuel mais au sens grec de l’αρέτή, c'est-à-dire de l’excellence en quelque art. Le menuisier possède la science du bois. Le politique s’intéresse à la science du gouvernement des affaires humaines. Chacune de ces sciences a un but pratique qui concerne tous les hommes. Mais quelle est la science du philosophe, la science de celui qui aime la sagesse en général ? C’est la science qui s’acquiert non par l’activité en vue d’une fin extérieure mais dans l’activité qui se tourne vers soi-même et qui est proprement l’objet du loisir, de la skholê, de l’otium de Romains. Dans l’école moderne les deux types de savoir sont étroitement mêlés. Il s’agit tout à la fois d’apprendre des excellences utiles dans tel ou tel domaine et d’acquérir un savoir en soi désintéressé.
Dans l’école de la IIIe République, les deux objectifs étaient, en partie, séparés. L’école primaire, complétée éventuellement par le primaire supérieur, fournissait les bases d’un savoir pratique (lire, écrire, compter) et inculquait les vertus nécessaires à un bon citoyen et à un bon soldat (pour reprendre l’Alsace et la Lorraine) pendant que la filière secondaire-supérieur était dominée par les « humanités classiques » qui visaient à former « l’honnête homme », selon l’idéal de Lumières — fort mâtiné, cependant, de la tradition philosophique spiritualiste française. Bien évidemment, cette opposition est schématique : le primaire enseignait aussi un savoir « désintéressé » élémentaire pendant que le secondaire offrait des savoirs parfaitement intéressés. D’ailleurs la République, en créant l’école Polytechnique, se dotait des moyens d’avoir des ingénieurs et pas seulement des « honnêtes hommes », ce qui est la charge de l’École Normale Supérieure. Le point commun était cependant la rupture entre l’école et le « monde ». La fonction de l’école primaire de Jules Ferry était certes de fournir une main-d’œuvre qualifiée au capitalisme mais aussi et surtout de combattre l’influence de l’Église, des régionalismes, des habitudes ancestrales. Elle donnait une idée de l’universel, sachant que, pour les vieux « radsocs », l’universel s’identifiait à la  française. La conception des EN comme « couvents laïques » correspondait bien à cette visée qui n’était pas réductible à des objectifs utilitaristes économiques — quoiqu’en aient dit les gauchistes des années 70.
La caractéristique de l’école de la Ve République est, précisément, que cette dualité d’objectifs disparaît. L’école doit être « ouverte sur la vie », c'est-à-dire qu’elle n’est plus du tout une scolh préparatoire à la praxis véritablement humaine mais un apprentissage en vue de la poiesis, pour reprendre l’opposition aristotélicienne. Par un paradoxe étonnant, on introduit le jeu à l’école au moment même où l’école est transformée en annexe de l’usine et du bureau. C’est pourquoi l’objectif central poursuivi par les réformes successives a été la substitution de l’apprentissage d’un savoir-faire à la transmission d’un savoir, avec pour corollaire la destruction systématique des « humanités » — marginalisation des langues « mortes », transformation de l’étude des langues, y compris la langue maternelle, en apprentissage de la « communication », attaques contre la philosophie, etc.. Jusqu’à la supériorité des mathématiques et des disciplines scientifiques témoigne de cette entreprise puisque les mathématiques se réduisent — y compris dans les classes de terminales scientifiques — à des techniques de calcul et la physique théorique disparaît au profit d’un apprentissage pseudo-expérimental. Les benêts disent que, derrière tout cela, il n’y a pas un plan machiavélique mais une sorte de pression sociale objective et anonyme. Il suffit de lire les discours patronaux concernant l’éducation pour comprendre qu’ils savent ce qu’ils font. L’idée même d’un savoir « désintéressé » est une idée insupportable, non seulement parce qu’elle engendre des faux frais pour le capitalisme, mais parce que, en elle-même, elle est une critique des fins que le capitalisme impose à l’humanité.
Dans la pratique, la mise en œuvre de ces plans rencontre toutes sortes d’obstacles. Les résistances des « archaïques » qui se recrutent dans tous les courants politiques, d’abord. Mais on peut espérer que d’ici quelques décennies ceux qui ont été formés à l’ancienne école auront disparu et avec eux les derniers souvenirs d’une culture qui se meurt. Les lois de la biologie sont très convaincantes ! Se débarrasser des « archaïques » sera d’autant plus facile que, trop souvent, les défenseurs de la tradition apparaissent comme les défenseurs d’une corporation qui refuse le changement et se préoccupe trop peu des élèves. De toutes parts, et pour des raisons évidentes, on cherche à assimiler la défense de l’école républicaine à la défense réactionnaire du passé. Et il est alors très facile de dénoncer les mythes de « l’âge d’or », de citer les complaintes datant de Platon sur la baisse du niveau. On ne peut vraiment défendre l’école républicaine que si on comprend les tendances contradictoires qui sont à l’œuvre en son sein depuis les origines.
Les contradictions internes du système seront plus difficiles à éliminer. La croissance de la violence scolaire n’est pas un simple reflet de la croissance de la violence sociale. D’abord parce que la « croissance de la violence » est une notion toute faite qu’on n’interroge pas sérieusement. Le sentiment d’insécurité se développe à partir de ce qui se passe dans certains quartiers urbains, mais on a, en général, plutôt moins de « chances » de se faire égorger au coin d’un bois qu’il y a un siècle. Ensuite parce qu’il y a toujours eu une certaine violence scolaire dont le bizutage ou les châtiments corporels imposés par les enseignants étaient des manifestations réglées et organisées. Ce qui est nouveau, c’est une violence non ritualisée des élèves contre les autres élèves (racket, …) et contre les enseignants. En arrière-plan, il y a l’idée que l’école n’est plus un havre séparé de la société mais un rouage de la machine à exclure, un rouage d’autant plus insupportable qu’il rend, insidieusement, l’élève responsable de la ségrégation sociale dont il est victime. Celui qui quittait l’école pour aller à la mine pouvait rendre le « système capitaliste » responsable ; aujourd’hui, on ne quitte plus l’école transformée en garderie pour les 2-22 ans. On y reste « en échec » et il ne reste plus à l’enfant qu’à se retourner contre soi-même ou contre cette représentation socialisée de soi-même qu’est l’institution scolaire. Les saccages d’écoles — même d’écoles maternelles — expriment cette violence retournée contre l’institution.
Le « collège unique » : ventre mou du système
Face à l’échec scolaire, le mot d’ordre est celui de la pédagogie différenciée. Il s’agit cependant d’une pure hypocrisie, qui, au nom de l’intérêt des élèves et de fumeuses théories pédagogiques, couvre la dislocation des diplômes nationaux et l’abandon du monopole d’État de la collation des grades. Cette entreprise reçoit l’aide bénévole des partisans des « écoles alternatives » qui n’hésitent pas à invoquer le modèle anglo-saxon, c'est-à-dire le modèle du  scolaire. Il est assez curieux de voir fleurir les mots d’ordres de la pédagogie différenciée alors même que le collège unique de M.Haby vise à supprimer toute différenciation pédagogique en organisant le passage systématique de tous les enfants en classe de Sixième, c’est-à-dire dans un système de fractionnement des disciplines, de maîtres multiples, de découpage rigide des horaires, pour lequel de nombreux enfants ne manifestent pas la maturité suffisante. Dans ce système, la pédagogie différenciée n’a pas d’autre résultat que de souligner et renforcer la situation d’échec de l’élève, situation qui est vécue de la façon la plus dure en raison même du principe du « collège unique ». L’exclusion et la ségrégation sociale sont d’autant plus dures qu’elles sont sournoises.
Le « collège unique » n’est unique que nominalement. En fait, le premier degré de l’enseignement secondaire est éclaté suivant les villes, les quartiers, les options enseignées et le sort de l’enfant se joue pour beaucoup dans la connaissance que les parents peuvent avoir — ou ne pas avoir — de la stratégie gagnante, c'est-à-dire la connaissance des chemins cachés et les relations utiles pour disposer des dérogations nécessaires pour changer, le cas échéant de collège, quand la carte scolaire vous a placé dans la zone de recrutement d’un "mauvais collège". L’enseignement privé prospère sur cette base.
Dans cette classification des établissements scolaires, il y a une bonne part d’escroquerie. On confond les statistiques avec le destin individuel des enfants. Question de méthode élémentaire que la plupart des parents sont cependant incapables de comprendre. Ce n’est parce que le collège A envoie 60% de ses Troisièmes en second degré général que l’enfant X déterminé a 60% de chances d’entrer dans une seconde S ou L. Les résultats scolaires de l’établissement ne sont pas obligatoirement un critère de la qualité des enseignants et de la direction, si on veut bien admettre que les handicaps « socioculturels » jouent un rôle important. Plaçons les enseignants de H.IV ou Condorcet (100% de réussite au bac) dans un collège de ZEP et on verra qu’ils n’y font aucun miracle. Inversement, même des professeurs médiocres obtiendront de bons résultats dans les beaux quartiers parisiens — il n’est d’ailleurs par certain que les bons lycées aient de bons enseignants. Mais les idées reçues ont la vie dure et les illusions statistiques sont plus puissantes que l’analyse rationnelle.
Il reste que le « collège unique », spécialement dans les « quartiers défavorisés », apparaît comme un lieu chaotique où s’opère un tri aveugle. La notion de mérite, qui fondait l’école républicaine traditionnelle, y a disparu au profit de la promotion « à l’ancienneté » du fait des limitations drastiques des redoublements. L’enfant n’y est jamais confronté avec son propre avenir et ses propres responsabilités. L’enseignant y apprend à perdre la « foi » et à accepter, avec fatalisme et parfois un brin de cynisme, la vanité de son métier. A la sortie, il faudra pourtant être capable de se réveiller et d’affronter un monde de concurrence impitoyable.
Le problème des programmes et des contenus
Paradoxalement, à l’heure du pédagogisme triomphant, jamais les programmes n’ont été aussi chargés. On répète en citant Montaigne qu’il vaut mieux une tête bien faite qu’une tête bien pleine. Et pourtant, on cherche à « enfourner » le maximum de choses dans les « chères têtes blondes ». Dès le primaire, il faut — en moins de 24 heures par semaine — apprendre, en plus des savoirs fondamentaux, l’informatique, une langue vivante, les guerres de religion, que sais-je encore. Les parents, qui investissent dans la formation, ne sont pas les derniers à pousser à cette accumulation puisque, comme tout le monde, ils confondent instruction et quantité d’information. En introduisant dans les horaires, le travail dirigé, on s’est aperçu que ça allait finir par coincer. Chose curieuse, les instituteurs — pardon ! Les professeurs d’école — n’avaient pas imaginé que le travail dirigé pût être une activité pédagogique aussi utile que la leçon !
La surcharge s’accroît quand on passe du primaire au secondaire. On impose aux élèves des horaires de travail que les parents n’acceptent plus depuis longtemps. Au collège des semaines de plus de 30 heures de cours, auxquels il faut ajouter les devoirs à la maison et les leçons à apprendre : on dépasse allègrement les 40 heures de 1936. Heureusement, que l’année scolaire est régulièrement amputée par les examens, les conseils de classe, les réunions pédagogiques, etc. ! Pour de mauvaises raisons, Jospin avait pris la bonne décision de supprimer la physique en Sixième et Cinquième. C’est le type même de connaissance inutile parce que, en réalité, incompréhensible par un élève normal, en raison du degré d’abstraction qu’elle exige. Un potentiel électrique ou une force sont des concepts théoriques que l’humanité a mis des milliers d’années à élaborer, qui supposent des outils mathématiques en dehors desquels ils sont dépourvus de sens. Or, la plupart des élèves de troisième sont aujourd’hui incapables de résoudre les problèmes d’arithmétique du certificat d’études primaires d’antan, lesquels étaient pourtant une bonne manière de faire des mathématiques d’une manière concrète.
L’accumulation générale des disciplines se retrouve, sous une autre forme, à l’intérieur des programmes de chaque discipline. Le goût des détails inutiles envahit tout au détriment des structures essentielles. En mathématiques, on apprend beaucoup d’analyse et de techniques de calcul mais on oublie les structures fondamentales, ensemble, groupe, anneau, corps, définition précise d’une relation, d’une application, d’une fonction. En physique, on multiplie les expériences au point que la physique théorique est menacée de disparition dans le second degré. Pour justifier cette révision des programmes, les pédagogues prétendent s’appuyer sur une stratégie de la découverte. Le cycle du « Claude Bernard standard »[2], observation, hypothèse, vérification par l’expérience, est élevé au rang de pédagogie passe-partout. Jamais les physiciens n’ont travaillé selon cette « méthode ». Quant aux élèves, on les induit en erreur et on multiplie les « obstacles épistémologiques à une véritable prise de conscience de ce qu’est l’activité scientifique. On inculque un empirisme vulgaire qui fait de la connaissance un acte de recueil du « réel » sans que jamais soit interrogé le statut du « réel » en question. Vérifier la loi d’Ohm à l’aide d’un ohmmètre ou d’un voltmètre ne prouve rien du tout puisque l’ohmmètre est construit sur la base de la loi l’Ohm. On oublie que l’appareil expérimental n’est pas une chose neutre mais d’abord un dispositif théorique. Un plan incliné ne permet pas de découvrir la loi de la chute des corps, si auparavant on n’a pas formulé théoriquement les grands principes de cette loi. Toute expérience, prise comme simple donné est susceptible de multiples interprétations théoriques : le plan incliné de Galilée aurait très bien pu recevoir une interprétation cohérente dans la physique d’Aristote.
On pourrait multiplier les exemples. Ainsi la pédagogie apparaît comme le recueil des préjugés concernant le savoir. L’enseignement de la philosophie n’échappe pas à la règle. La liste des notions qui doivent être abordées dans une année de Terminales est suffisamment impressionnante pour décourager les meilleurs volontés. D’autant que les élèves font de la philosophie une année et une seule pour l’immense majorité d’entre eux. Ce n’est donc qu’un mauvais moment à passer. Les théoriciens de la didactique de la philosophie se payent de mots en ressassant la phrase de Kant qui veut qu’on n’apprenne point la philosophie mais seulement à philosopher. Apprendre à penser par soi-même, tel est le résumé de l’instruction ministérielle. Mais comment est-il possible d’apprendre à penser par soi-même quand la langue française n’est même pas maîtrisée, quand on a remplacé l’étude des auteurs de la littérature française par des techniques de « communication », quand les repères chronologiques ont disparu, quand l’enseignement des langues étrangères se résume de plus en plus à « Je regarde la télé, je vais au stade jouer au basket, Mr. Smith arrive au bureau, etc. » ? Ajoutons le recul des langues anciennes et l’absence à peu près totale de culture générale et on comprend que la mission du professeur de philosophie est une véritable mission impossible. Au risque de passer pour un radoteur, faut-il rappeler que l’élève de terminale du lycée pré-Faure et pré-Haby (on pourrait dire pré-Cinquième République) avait étudié, les années précédentes, des textes de Montaigne, Pascal, Voltaire, Rousseau, Diderot, que bien souvent il avait entendu parler de Lucrèce et de Cicéron en latin, que les noms de Goethe, Schiller ne ressemblaient pas à des noms de joueurs du Bayern de Munich, que par l’exercice répété de la version allemande, anglaise ou latine, il avait appris à lire un texte mot à mot, à en rechercher la logique et à le traduire en un français correct, tous exercices qui, soit ont disparu purement et simplement, soit ont été réduits à la portion congrue. Bref, c’était l’époque où l’école n’écartait pas systématiquement tout « ce qui prend la tête » et n’a aucune utilité pratique pour être employé de bureau ou jeune cadre dynamique aux dents longues.
Évidemment cette école ancienne mode n’enseignait ni le code de la route, ni l’éducation sexuelle. Quand on songe au malheureux professeur de biologie chargé de cette dernière tâche face à des adolescents en plein bouillonnement des humeurs, on ne peut qu’être interloqué par la stupidité et l’absence de tout sens psychologique des faiseurs de programmes[3]. L’école instruisait mais n’éduquait pas, laissant cette tâche à la charge de la famille ou de la « société ».[4] Curieux paradoxe encore qu’on doit remarquer : l’école ouverte sur la vie transforme la vie entière en disciplines scolaires qui relèveraient d’un savoir que le professeur devrait transmettre …
La dictature des mathématiques
Depuis plusieurs années, les ministres successifs prétendent lutter contre la « dictature des mathématiques ». C’est évidemment une sinistre plaisanterie. La « dictature des mathématiques » se porte mieux que jamais et cela ne pourra aller qu’en s’aggravant. Il est sans doute utile de se demander pourquoi il en est ainsi — pourquoi par exemple les futurs médecins ne choisissent pas les bacs à option « sciences de la vie » et pourquoi ceux qui se destinent aux grandes écoles de commerce boudent les bacs « sciences économiques et sociales ». Les critères de sélection de ces formations ne sont pas seuls en cause puisque la philosophie (ou du moins la culture générale rebaptisée philosophie) joue un grand rôle pour l’admission à HEC et autres écoles de moindre importance. Le caractère irrationnel de cette poussée vers les mathématiques est tout à fait surprenant, quand on songe que 90% des métiers ne demandent en mathématiques que le niveau de l’ancien certificat d’études primaires (et encore !) et que 95% au moins des bacheliers scientifiques n’auront jamais, au grand jamais, à résoudre d’équations différentielles (à l’exception de ceux qui deviendront professeurs de mathématiques et devront l’enseigner à leur tour).
Moins que quiconque je ne voudrais mettre en cause les vertus propédeutiques des mathématiques. Les longues chaînes de raisons, chères à Descartes, sont supposées enseigner la rigueur formelle aux jeunes gens. Malheureusement cette supposition est erronée. Il n’y a, hélas, aucun rapport entre l’aptitude à la rationalité et l’aptitude à la réussite des études de mathématiques et plus généralement scientifiques. On peut, par exemple, se demander pourquoi les intégristes islamistes et plus généralement les diverses variétés de chevaliers de l’obscurantisme contemporain se recrutent avec une telle constance dans les branches scientifiques des Universités. Ou pourquoi les sectes les plus ahurissantes (Mandarom, Lotus d’Or et autres) font le bonheur des médecins, des pharmaciens, des ingénieurs, des cadres stressés beaucoup plus souvent que celui des âmes un peu simplettes. Essayons de donner quelques raisons plausibles.
L’organisation moderne du savoir scientifique est compatible avec l’irrationalité la plus débridée. Réduite à une pure manipulation de signes, la science s’apparente de fait, sans difficulté, aux pratiques rituelles des religions ou des sectes. C’est en effet une activité le plus souvent dépourvue de sens puisqu’elle n’a pas un but pratique et ne s’intègre pas comme composante d’un savoir plus global ou d’une vision du monde, l’idéal « humaniste » ayant bel et bien vécu. La vulgarisation de certains thèmes scientifiques contribue a cette décomposition du sens des propositions scientifiques. Il suffit de penser au « big bang » et aux diverses présentations délirantes auxquelles cette théorie cosmologique a donné lieu. Ou encore de se rappeler l’affaire de la « mémoire de l’eau ».
Les sciences dures en général et les mathématiques en particulier ne favorisent pas le sens critique. Bien au contraire, dans la façon même dont elles sont enseignées, ces disciplines sont les prototypes du dogmatisme le plus obtus, des vérités qui ne se discutent pas et qu’on doit accepter parce que « c’est comme ça ». On peut aisément faire rire les élèves avec la critique des forces occultes telle que Molière nous la présente avec la fameuse vis dormitiva de l’opium. Mais pas un ne s’avise qu’au fond ils expliquent le mouvement des planètes par la « force d’attraction » attribuée à Newton[5], c’est-à-dire que la pesanteur est attribuée à la vis attractiva. La nature réelle de la loi scientifique n’est jamais soupçonnée et la « vérité scientifique » prend un caractère très proche de celui des vérités révélées censées fournir l’explication ultime de tous les phénomènes. Loin d’être l’ouverture d’esprit qu’en attendaient ses promoteurs du XVIIIe et du XIXe siècle, l’enseignement des sciences fonctionne comme une école de dressage des cerveaux. Ce deuxième point se combine aisément avec le premier.
Sans faire de marxisme simpliste, on peut subodorer que la domination de « l’équivalent général » sur toutes les activités sociales n’est pas sans rapport avec le goût pour la science des nombres. Tous les rapports humains apparaissant sous la forme magique de rapports entre des quantités de choses, les mathématiques apparaissent ainsi non comme une connaissance particulière mais bien comme la connaissance en général, la connaissance de tout ce qui doit être connu dans la vie.
Évidemment ce ne sont pas les mathématiques ni les sciences de la nature en elles-mêmes que je mets en cause. Mais tout à la fois leur place dans l’enseignement et cet enseignement lui-même. Car, et c’est un paradoxe qu’il faut souligner, cette domination totale des mathématiques et des sciences de la nature s’accompagne d’une inculture scientifique galopante comparée au poids des « sciences » dans l’information et la vie quotidienne. On pourrait ici donner de nombreux exemples — les professeurs de physique s’arrachent les cheveux devant l’ignorance mathématique de leurs élèves …
Si on examine cette situation dans toute son ampleur, on mesurera aisément combien vaines sont les bonnes paroles ministérielles sur la revalorisation de l’enseignement littéraire ou le renouveau des langues anciennes[6]. Car ce n’est pas d’une compétition entre disciplines qu’il s’agit mais plutôt d’une émulation mutuelle vers le bas ! Le déclin de la culture scientifique malgré la toute-puissance apparente des mathématiques est la conséquence directe du déclin de la culture classique  … et réciproquement ! Plus le français est réduit à l’état de moyen de communication et moins le sens des mathématiques est saisissable ; moins on fait de latin, de grec, de français ancien, d’explication de textes et plus difficile devient l’acquisition d’un raisonnement abstrait. Réciproquement, plus la culture scientifique s’affaiblit et plus la philosophie est réduite au rang de bavardage mondain et de pur jargon.
Ainsi la « dictature des mathématiques » apparaît-elle comme un faux problème. C’est un certain type d’enseignement scientifique, et donc une certaine conception de la science qui est en cause. Je suis ne pas d’accord, en général, avec la formule de Heidegger qui dit que « la science ne pense pas ». Mais il est clair que la science scolaire est faite pour ne pas penser et fonctionne comme une système d’abrutissement des élèves — qu’on songe aux malheureux qui passent du bac scientifique à une Math’sup ! Que ce système soit construit consciemment ou qu’il émerge spontanément de l’interaction des divers intérêts sociaux, c’est alors une question secondaire. On a pu croire un moment à une volonté systématique de destruction des enseignements littéraires et philosophiques. Il n’est pas si sûr qu’il en aille de même aujourd’hui : les « sciences humaines » s’avèrent des auxiliaires utiles dans les techniques de « management » et la philosophie comme machine à produire de l’éthique peut être efficacement intégrée au dispositif de production de l’idéologie dominante — certaines entreprises embauchent des philosophes, Socrate ouvre un cabinet de consultant ! Le résultat est cependant le même. C’est l’idée même d’une activité intellectuelle désintéressée qui est mise en cause ; qu’on sauve la philosophie au nom de son utilité est sans doute le meilleur moyen de l’achever. Or c’est ce qui se cache derrière la prétendue dictature des mathématiques, c’est bien cet utilitarisme généralisé[7].
Ce qu’on pourrait faire.
Il pourrait sembler que, sur de nombreux points, le constat, que je viens de faire, gagne du terrain dans les esprits, des parents, des enseignants, des « décideurs ». En affirmant la priorité à l’enseignement de la langue maternelle à l’école primaire, en prenant la défense du latin et du grec dans le second degré, le ministre Bayrou semble aller dans le bon sens. Malheureusement le détail concret des mesures du fameux catalogue rend beaucoup plus pessimiste. Lire, écrire, compter, d’accord, mais il faudra en plus une initiation à une langue étrangère (façon pudique de dire « initiation à l’anglais »), de l’informatique, des « arts plastiques », de la musique, deux heures minimum d’éducation physique, et tutti quanti avec un horaire encore en diminution pour satisfaire la réunionnite des IA, la manie du week-end des classes moyennes et les desiderata de notre sainte mère l’Église en matière de catéchisme. Le latin d’accord, mais où sont les professeurs de lettres classiques dans les collèges ? Les études dirigées pour le collège, qui serait contre ? Mais personne ne sait qui les dirigera puisqu’on ne peut pas toucher aux horaires des professeurs et qu’on ne veut pas recruter de « pions » ? Dans le catalogue des bonnes intentions, chacun peut trouver ce qui l’intéresse, mais la ligne générale de destruction de l’instruction publique, de « l’exception française », va se poursuivre.
Il faudrait s’attaquer radicalement aux orientations actuelles et d’abord à la première qui veut que l’école prépare à l’emploi. L’école est inapte à faire de la formation professionnelle et ce n’est pas son rôle. La formation professionnelle, au sens strict, se fait « sur le tas », par des systèmes d’apprentissage. Le problème est que l’apprentissage, ça coûte et que les patrons voudraient bien en avoir les avantages sans en avoir les charges. On cite le modèle allemand, mais on oublie d’ajouter qu’en Allemagne les apprentis sont payés, sont syndiqués, couverts par des conventions collectives qui sont surveillées par des syndicats puissants. Les patrons français voudraient des apprentis gratuits, les frais d’instruction générale technique étant pris en charge par la . Les entreprises qui, pour des raisons diverses, ont pris en charge la formation professionnelle de leur personnel — par exemple France-Télécom — lui consacraient 11% de la masse salariale. La moyenne des entreprises françaises tourne autour de 2% !
L’instruction, selon Marx, devait être une instruction « polytechnique ». Ce n’est évidemment pas dans cette direction qu’on avance, mais au contraire vers une pseudo formation professionnelle qui n’est ni généraliste, ni spécialisée. Le première des choses à faire consiste donc à clarifier les missions de l’école fondamentale, de la primaire au lycée, en la séparant radicalement de toute velléité de faire une formation pré-professionnelle[8]. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut supprimer l’enseignement technique et professionnel public (par exemple les IUT et les BTS forment de bons exemples de réussite dans ce domaine), mais cet enseignement technique et professionnel ne peut venir qu’après l’école fondamentale et ne doit pas absolument pas interférer avec les préoccupations de l’école fondamentale.
La deuxième bonne mesure consisterait en une réduction drastique du nombre de disciplines enseignées dans une classe donnée. Ce qui impliquerait, d’une manière ou d’une autre, la reconstruction des filières (comme, par exemple, les anciennes filières « classique » et « moderne » dans le premier cycle des collèges) à condition de ménager un certain nombre de passerelles. En tout cas la technologie, telle qu’elle est enseignée au collège — c’est une discipline qui n’a aucun objet précis — pourrait fort bien être supprimée. Tout comme les « sciences économiques et sociales » et quelques autres balivernes du même type qui se réduisent à un discours idéologique sans contenu de savoir réel, quand on s’adresse à des enfants de 11 à 15 ans. Tout comme l’éducation physique sous ses formes rabougries actuelles (elle pourrait reprendre toute sa place, et de manière beaucoup plus « ludique » dans le cadre d’une journée scolaire à mi-temps — disciplines fondamentales le matin, activités d’éveil et loisirs l’après-midi).
Sur le plan pédagogique, sans aucun doute faut-il encourager les méthodes « centrées sur l’élève », tout ce qu’on regroupe sous le terme de pédagogie active. A condition qu’on cesse, d’abord, de parler des pédagogies actives dans des classes de 30 ou 40 élèves. Du reste, si on en reste à 40 élèves par classe, rien n’interdit de passer à 80 ou 100 : dans tous les cas, on est réduit au cours magistral. Ensuite qu’on s’entende sur ce que doivent être ces méthodes actives. Les professeurs perdent un temps précieux à dispenser des cours magistraux qui entrent par une oreille et sortent par l’autre. La place accordée aux travaux dirigés, aux exercices, à la lecture à voix haute, à la copie, devrait être beaucoup plus grande. La traditionnelle « dictée » qui a perdu de son aura (sauf chez Pivot !) est trop souvent en voie d’extinction au collège. Il en va de même pour la récitation — en français ou en langue étrangère — qui, tout à la fois, exerce la mémoire et accoutume l’élève à parler une autre langue que le charabia des cours de récréation. Je me souviens encore de « Ich weiss nicht was soll est bedeuten … » ou de « Tityre tu patulae recubans sub tegmine fagi », trente ans après. Enfin le système du contrôle continu et l’abandon de la composition a exercé des ravages terribles qu’on commence seulement à mesurer maintenant. C’est que certains enseignants appellent le système « Veleda » : on apprend pour le lendemain et on efface tout ; alors que la composition trimestrielle obligeait à une révision globale et à une synthèse de ce qui avait été acquis redonnant un sens global au travail de l’année.
On invoque le problème des moyens. L’école coûte en effet cher, et de plus en plus cher, à la , pour un résultat des plus décevants — et encore, il paraît que de nombreux pays envient le système français ! C’est un faux problèmes : l’école a des moyens qui sont gaspillés dans les dernières lubies du pédagogisme — par exemple les IUFM[9] qui coûtent beaucoup plus cher et ne valent pas les anciens CPR. La suppression des enseignements inutiles et des réunions de pure parlote dégagerait aussi des moyens considérables, sans compter ce qu’on gagnerait par une réorganisation de ce gigantesque chaos qu’est l’administration de l’Éducation Nationale. Ce n’est pas une question d’enveloppe financière globale qui est la cause majeure des difficultés de l’éducation aujourd’hui, mais bien une question politique et philosophique au plus haut point.
(Octobre/Décembre 1994)


[1]in Hannah Arendt : La crise de la culture
[2]qui est une extrapolation osée de ce que Claude Bernard explique dans « L’introduction à l’étude de la médecine expérimentale ».
[3]Que ce soit le professeur de biologie qui soit chargé de l’éducation sexuelle en dit d’ailleurs long sur la conception que les technocrates ministériels se font de la sexualité humaine mise sur le même plan que celle des oursins et vaches …
[4]Notons, en passant que, si l’école d’aujourd’hui se goberge de la « culture de l’image », c’est pourtant le lycée « de papa » qui nous a appris le cinéma par les ciné-clubs, aujourd’hui presque tous morts.
[5]Je dis bien attribuée puisque Newton refuse toute « explication » (hypotheses non fingo) et se contente d’exhiber une loi mathématique.
[6]Ce dernier point est à lui seul … tout une programme, car il n’y a pas assez de professeurs de lettres classiques, même pour mettre en œuvre les modestes mesures Bayrou, le nombre des diplômés de Latin et Grec ayant chuté verticalement dans la dernière décennie.
[7]Notons en passant que l’utilitarisme le plus sordide cohabite merveilleusement avec le « droit-de-l’hommisme » qui sert d’arôme moral à notre société. Marx, polémiquant contre l’utilitarisme et contre son héraut Bentham, notait déjà que la sphère de la circulation marchande « est en réalité une véritable Eden pour les droits naturels de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est Liberté, Égalité, Propriété et Bentham. Liberté ! Car ni l’acheteur ni le vendeur d’une marchandise n’agissent par contrainte ; au contraire ils ne sont déterminés que par leur libre arbitre. Ils passent contrat ensemble en tant que personnes libres et possédant les mêmes droits. Le contrat est le libre produit dans lequel leurs volontés se donnent une expression juridique commune. Égalité ! Car ils n’entrent un rapport l’un avec l’autre qu’à titre de possesseurs de marchandises, et ils échangent équivalent contre équivalent. Propriété ! Car chacun ne dispose que ce qui lui appartient. Bentham ! Car pour chacun d’eux il ne s’agit que de lui-même. La seule force qui les mette en présence et en rapport est celle de leur égoïsme, de leur profit particulier, de leurs intérêts privés. Chacun ne pense qu’à lui, personne ne s’inquiète de l’autre, et c’est précisément pour cela qu’en  d’une harmonie préétablie des choses ou sous les auspices , et c’est précisément pour cela qu’en  d’une harmonie préétablie des choses ou sous les auspices d’une providence toute ingénieuse, travaillant chacun pour soi, chacun chez soi, ils travaillent du même coup à l’utilité générale, à l’intérêt commun. » (Capital I, Section II - Chapitre VI)
[8]On lira le livre très polémique, mais souvent fort juste, de Despins et Bartoly sur l’introduction de l’informatique à l’école, « Arsenic et jeunes cervelles » qui démontre l’absurdité de l’introduction de cette technique dans l’école fondamentale, tout en en soulignant les arrière-plans idéologiques.
[9]Alain Finkielkraut a consacré plusieurs bonnes émissions de « Répliques » à cette question. On peut également se reporter aux témoignages publiés par le journal du SNLC-FO qui a consacré deux numéros spéciaux aux IUFM. Cette création jospinienne qui a fourni quelques bons fromages aux chefs de la FEN est épinglée dans un rapport au vitriol de l’Inspection Générale, mais curieusement le « Monde de l’Éducation » et autres porte-parole officieux du Ministère n’en ont pas fait mention.

Marcuse: une lecture de la théorie freudienne comme ontologie

Il y a cependant quelque chose de très important dans le rapport de Marcuse à Freud. Non seulement la psychanalyse n’est pas une psychologie mais bien une théorie sociale historique, mais plus fondamentalement elle possède une dimension ontologique à laquelle Marcuse consacre une partie de Éros et civilisation. Cet « intermède philosophique » (chapitre 5) est d’une lecture dense et confirme que le mépris en lequel une certaine tradition universitaire tient Marcuse n’est rien d’autre le mépris professé par les ignorants.
Il y a en effet dans la théorie freudienne non seulement une « psychologie de l’espèce » mais aussi des affirmations « sur la structure des principaux modes d’être », ce qui revient à dire qu’elle renferme des « implications ontologiques ». Et Marcuse veut montrer qu’en ce sens Freud est entièrement lié à la tradition de la philosophie occidentale. Il y a ici une question importante : Freud ne s’est jamais voulu philosophe, il affecte souvent de mépriser la philosophie et s’il reconnaît au détour d’une lettre sa dette à l’égard de Spinoza, il se garde bien d’insister sur ce point, précisément pour n’être pas considéré comme un philosophe ! On place souvent Freud dans la tradition des philosophes du soupçon (Spinoza, Marx, Nietzsche). Michel Henry, dans Généalogie de psychanalyse, un ouvrage très critique à l’encontre de la théorie freudienne, a lui aussi montré cette filiation en prenant la ligne qui va depuis Descartes jusqu’à Schopenhauer et  Nietzsche et il a apporté incontestablement des éclairages intéressants sur ce point. Le propos de Marcuse est beaucoup plus ambitieux qu’une simple « recherche en paternité ». Il s’agit de fournir une explication d’ensemble de la philosophie occidentale en procédant d’une méthode qui n’est pas très éloignée de celle de Lukacs quand ce dernier pose le problème de la genèse sociale des catégories de la philosophie.
Poursuivant les analyses des chapitres précédents, Marcuse résume le propos de Freud en montrant 1° la double inhibition sur laquelle repose l’organisation de la civilisation – inhibition de la sexualité et inhibition des pulsions de destruction – et 2° le triomphe d’Éros sur son adversaire : « l’inhibition sociale met l’instinct de mort au service des instincts de vie »[1]. >C’est qu’en effet « Éros crée la culture dans sa lutte contre l’instinct de mort »[2]. En même temps, comme le montre Freud notamment dans Le malaise dans le culture, le développement de la civilisation renforce les tendances agressives contre la civilisation elle-même, précisément parce que la civilisation limite les possibilités de satisfaction dans la vie. La valeur de l’analyse freudienne peut facilement être soulignée lorsque l’on étudie la manière dont les élites – au siècle passé et aujourd’hui – se retournent contre la culture[3]. Pour Marcuse, cependant, ces formes régressives sont plus complexes. Elles sont à la fois des manifestations des pulsions dérivées de l’instinct de mort, combinées aux formes perverses et névrotiques d’Éros, mais aussi des protestations contre les insuffisances de la civilisation, d’une civilisation fondée sur la répression.
Elles ne sont pas seulement dirigées contre le principe de réalité vers le non-être, mais aussi, au-delà de ce principe de réalité, elles luttent pour un autre mode d’être. Elles signalent le caractère historique du principe de réalité, les limites de sa valeur et de sa nécessité.[4]
Ce qui permet de comprendre d’ailleurs le caractère ambigu de la rébellion antisociale : elle peut déboucher sur la révolution pour un monde meilleur ou « récupérée » par le fascisme elle se manifeste par le vieux slogan des franquistes, « vive la mort » et, du même coup, le passage a priori étonnant mais pas rare du tout, de l’une à l’autre.
Cette dialectique de la civilisation (entre répression et libération) trouve son expression théorique dans la philosophie occidentale. Au lieu de voir l’opposition du sujet et de l’objet comme une invention inexplicable qui intervient entre Descartes et Kant, il faut plutôt partir de ce que cette opposition exprime. Si la civilisation vient de l’effort pour maîtriser la nature afin d’assurer les conditions mêmes de la vie, l’être se présente donc comme ce qui est en-dehors du sujet et qu’il faut maîtriser, domestiquer, transformer et plier à la volonté du sujet, du moi. C’est précisément la fonction du travail, depuis le néolithique et surtout depuis la naissance des grandes civilisations historiques. Il s’agit donc de tourner les pulsions destructrices vers les besoins de la vie. Mais du même coup, cette expérience pose bien le sujet agissant en opposition à l’objet du travail, la nature, la nature extérieure à l’homme aussi bien que la nature humaine elle-même. Il y a continuité :
La lutte commence par la victoire intérieure perpétuelle sur les facultés « inférieures » de l’individu : sur ses facultés sensibles et appétitives. Leur défaite est considérée au moins depuis Platon comme un élément constitutif de la raison humaine, qui est ainsi, dans sa fonction même, répressive. La lutte culmine dans la victoire sur la nature extérieure qui doit être attaquée, domptée et exploitée pour satisfaire les besoins humains.[5]
C’est évidemment avec le développement de rationalité scientifique et technique à l’époque moderne que cette opposition sujet/objet devient la thématique philosophique centrale. C’est Descartes « découvreur » de l’« ego cogito » qui proclame que la science nouvelle fondée sur cette « découverte » permettra de nous rendre comme « maîtres et possesseurs de la nature ». Mais la scission est bien antérieure à sa formulation théorique précise.  La relation de l’homme à la nature sur le mode de la domination, propre à un homme lui-même pris dans des relations de domination est une précondition d’une part à la science moderne – cette science posée résolument d’un point de vue situé hors du sol de la vie humaine – et d’autre part de la position du sujet comme transcendant à l’être posé comme objet. La logique aristotélicienne qui pose la raison comme classificatrice, ordonnatrice, située au sommet d’une hiérarchie de l’être, cette « logique ensembliste » pour parler comme Castoriadis est la grandiose expression de ce rapport à l’être qui marque toute la tradition philosophique occidentale.
Et cette idée de la raison est de plus en plus antagonique avec les facultés et les attitudes qui sont plus réceptives que productives, qui tendent vers la satisfaction plutôt que vers la transcendance, qui demeurent fortement liées au principe de plaisir.[6]
Dans cette analyse unitaire de la philosophie occidentale, on pourrait retrouver de très lointains échos de la pensée de Heidegger qui, ne l’oublions pas, a dirigé la thèse de doctorat de Marcuse. On pourrait aussi trouver des échos de la Krisis de Husserl. Mais on ne trouvera chez Marcuse aucune dénonciation de « l’oubli de l’être ». La philosophie occidental exprime théoriquement par ses catégories le monde de la vie ; elle ne peut rien faire d’autre et si elle le fait, c’est en cela que réside sa grandeur : exposer les modes d’être qui caractérisent les formes sociales qui se sont constituées depuis les lointains débuts de la philosophie et de la civilisation matérielle grecques. Mais la philosophie ne s’en tient pas au constat de l’antagonisme entre sujet et objet. Elle pose en même temps la possibilité de leur réconciliation et c’est pourquoi il n’y a pas un logos unique, le logos de l’aliénation, mais aussi un logos de la satisfaction qui est précisément celui qui pose comme possible la réconciliation du sujet et de l’objet. Évidemment, c’est Hegel qui a tenté de saisir magistralement cette intrication des deux tendances et d’en penser l’unité – même si pour Marcuse cette tentative finalement échoue en transformant la dialectique en un processus circulation où l’aliénation est justifiée comme un moment de la réalisation.
Remarquons tout de même qu’il est un philosophe de cette tradition occidentale, un philosophe parmi les plus grands qui ne « colle » pas avec la vision marcusienne.  Il s’agit de Spinoza qui précisément ne pose pas l’antagonisme du sujet et de l’objet – les deux termes n’ont d’ailleurs pas de sens véritable dans la pensée de Spinoza – mais part au contraire de l’identité de l’esprit et de la « nature étendue » – la même chose saisie sous deux attributs différents – et refuse obstinément de penser l’homme comme un « empire dans un empire ». Si grande que soit son influence sur les penseurs qui viendront après lui, et notamment sur Hegel, Spinoza est bien, de ce point de vue une « anomalie » dans la philosophie occidentale.
À partir d’une très pertinente analyse de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel – une analyse qui, concernant la dernière partie, confirme la proximité de Hegel et Spinoza – Marcuse conclut ainsi :
La philosophie de la civilisation occidentale trouve son point culminant dans l’idée que la vérité réside dans la négation du principe qui domine cette civilisation ; négation dans le double sens suivant : la liberté n’apparaît comme réelle que dans l’idée, la productivité de l’être qui projette et transcende perpétuellement, mûrit dans la paix perpétuelle de la réceptivité consciente-de-soi.[7]
Mais cette libération ne s’opère que dans l’idée, elle est un événement purement spirituel et laisse en place de cadre effectif posé par le principe de réalité : c’est pourquoi si la liberté est la fin de l’État, l’État rationnel hégélien reste entaché de non-liberté. C’est précisément pourquoi « après Hegel, le courant principal de la philosophie occidental est épuisé. »[8] Ce qui s’ouvre alors, c’est un changement de métaphysique, dont Nietzsche est le héraut. À la métaphysique qui pense l’être comme Logos, il substitue une conception de l’être dans les termes d’Éros. Et la métapsychologie freudienne s’inscrit dans cette dynamique philosophique, concevant l’être comme Éros et le non-être comme Thanatos, les deux étant fusionnés.
Cette percée freudienne est cependant limitée. La pensée de Freud reste dominée par le principe de réalité dans sa forme actuelle, mais Marcuse entrevoit cependant à partir de l’ontologie freudienne un au-delà du principe de réalité qui celui d’une authentique émancipation de l’homme.


[1] H. Marcuse, Éros et Civilisation, Seuil, collection « Points » p.105
[2] Op.cit. p.106
[3] Voir par exemple Christopher Lasch, La révolte des élites.
[4] Op.cit. p.106-107
[5] Op.cit. p.107
[6] Op.cit. p.108
[7] Op.cit. p.112
[8] Op.cit. p.114

vendredi 17 avril 2015

Sade ou l'esprit du capitalisme

J’avais déjà eu l’occasion de noter que l’essence de la pensée sadienne n’est rien d’autre que le règne absolu du Capital. Sade est bien un individu subversif, mais subversif comme l’est le mode de production capitaliste lui-même. Comme le faisait remarquer Marx, « Partout où [la bourgeoisie] a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. » (Manifeste du parti communiste). Exploitée, directe, éhontée, brutale : voilà ce dont Sade fait l’apologie. Voici quelques extraits qui nous mettent sur la bonne piste.


Égoïsme sacré


« Qu'appelles-tu pitié ? me dit le Polonais, ce sentiment qui glace les désirs peut-il s'admettre dans un cœur de fer ? Et quand un crime me délecte, puis-je être arrêté par de la pitié, le plus plat, le plus bête, le plus futile de tous les mouvements de l'âme ? Apprends que jamais il ne fut connu de la mienne, et que je méprise souverainement l'homme assez imbécile pour le concevoir un instant. Le besoin de répandre du sang, le plus impérieux de tous les besoins, ne connaît aucune espèce d'entraves ; tel que tu me vois, j'ai tué mon père, ma mère, ma femme, mes enfants, et n'en ai jamais conçu de remords. Avec un peu de courage et point de préjugés, l'homme fait de son cœur et de sa conscience tout ce qu'il veut. L'habitude nous forme à tout, et rien n'est aussi facile que d'adopter celle qui plaît : il ne s'agit que de vaincre les premières répugnances, c'est l'ouvrage du tempérament. Apprivoisez-vous quelque temps, le vit à la main, avec l'idée qui vous effraie ; vous finirez par la chérir : voilà la méthode que j'ai suivie pour me familiariser avec tous les crimes, je les désirais, mais ils m'effarouchaient ; je me suis branlé sur eux, et j'ai fini par m'y plonger de sang-froid. La fausse idée que nous concevons des autres est toujours ce qui nous arrête en matière de crime ; on nous accoutume ridiculement, dès notre enfance, à ne nous compter pour rien, et les autres pour tout. De ce moment, toute lésion faite à ce respectable prochain nous paraît un grand mal, tandis qu'elle est dans la nature, dont nous ne satisfaisons jamais mieux les lois qu'en nous préférant aux autres, et qu'en les tourmentant pour nous délecter. S'il est vrai que nous ressemblons à toutes les productions de la nature, si nous ne valons pas mieux qu'elles, pourquoi persister à nous croire mus par des lois différentes ? Les plantes et les bêtes connaissent-elles la pitié, les devoirs sociaux, l'amour du prochain ? et voyons-nous, dans la nature, d'autre loi suprême que celle de l'égoïsme ? Le grand malheur de tout cela, c'est que les lois humaines ne sont que le fruit de l'ignorance ou du préjugé ; celui qui les fit ne consulta que sa bêtise, ses petites vues et ses intérêts. Il ne faudrait jamais que le législateur d'une  fût né parmi elle ; avec ce vice, le législateur ne transmettra chez ses compatriotes, pour uniques lois, que les puérilités qu'il a trouvées établies chez eux ; et jamais ses institutions n'auront le caractère de grandeur qu'elles devraient avoir : or, quel respect voulez-vous qu'un homme ait pour des lois qui contrarient tout ce que grave en lui la nature ? «  (Juliette, Ve partie)

Remarques

Évidemment, ce texte est dirigé contre Jean-Jacques Rousseau. Non que Jean-Jacques défende un ordre naturel idyllique, mais que l’homme naturel chez lui n’est ni égoïste (l’amour de soi n’est pas l’égoïsme) ni cruel par plaisir. L’individu sadien ressemble beaucoup plus à l’homme de l’état de nature chez Hobbes.
Ensuite le positivisme est radical : les mœurs, les lois, les règles morales ne sont que conventions plus ou moins absurdes et seule la loi de nature (« le vit à la main ») décide de tout.
L’égoïsme est le principe fondamental. Et là Sade retrouve … Smith! Union du pervers et du puritain. Mais on remarque qu’il y a tout de même une loi suprême, celle de la nature et là Sade est complètement dans la théologie des Lumières – remplacer le Dieu des chrétiens par la religion naturelle, ou le plan de la nature, etc.


L’athéisme de Sade


Français, vous frapperez les premiers coups : votre éducation nationale fera le reste ; mais travaillez promptement à cette besogne ; qu'elle devienne un de vos soins les plus importants ; qu'elle ait surtout pour base cette  essentielle, si négligée dans l'éducation religieuse. Remplacez les sottises déifiques, dont vous fatiguiez les jeunes organes de vos enfants, par d'excellents principes sociaux ; qu'au lieu d'apprendre à réciter de futiles prières qu'ils se feront gloire d'oublier dès qu'ils auront seize ans, ils soient instruits de leurs devoirs dans la société ; apprenez-leur à chérir des vertus dont vous leur parliez à peine autrefois et qui, sans vos fables religieuses, suffisent à leur bonheur individuel ; faites-leur sentir que ce bonheur consiste à rendre les autres aussi fortunés que nous désirons l'être nous-mêmes. Si vous asseyez ces vérités sur des chimères chrétiennes, comme vous aviez la folie de le faire autrefois, à peine vos élèves auront-ils reconnu la futilité des bases qu'ils feront crouler l'édifice, et ils deviendront scélérats seulement parce qu'ils croiront que la religion qu'ils ont culbutée leur défendait de l'être. En leur faisant sentir au contraire la nécessité de la  uniquement parce que leur propre bonheur en dépend, ils seront honnêtes gens par égoïsme, et cette loi qui régit tous les hommes sera toujours la plus sûre de toutes. (Philosophie dans le boudoir / « Français, encore un effort ...)

Remarques

Là encore, on retrouve Smith: c’est l’égoïsme qui est la seule base  possible, une nouvelle version de la « main invisible » … L’ de Sade est un  pro-capitaliste. Mieux de débarrasser de la vieille religion pour que la nouvelle triomphe sans obstacle.Entre l’ et le socialisme ou le communisme, il n’y a donc nulle connivence naturelle. Pour Sade, le socialisme ou le communisme seraient plutôt à mettre du côté des « sottises déifiques ».


L’état de nature et la loi naturelle


Toutes les créatures naissent isolées et sans aucun besoin les unes des autres : laissez les hommes dans l'état naturel, ne les civilisez point, et chacun trouvera sa nourriture, sa subsistance, sans avoir besoin de son semblable. Les forts pourvoiront à leur vie sans nécessité d'assistance ; les faibles seuls en auront peut-être besoin ; mais ces faibles nous sont asservis par la main de la nature ; elle nous les donne, elle nous les sacrifie : leur état nous le prouve ; donc le plus fort pourra, tant qu'il voudra, se servir du faible. Mais il est faux qu'il y ait aucun cas où ils doivent l'aider, car, s'il l'aide, il fait une chose contraire à la nature ; s'il jouit de ce faible, s'il l'assouplit à ses caprices, s'il le tyrannise, le vexe, s'il s'en divertit, s'en amuse ou le détruit, il sert la nature ; mais, je le répète, s'il l'aide, au contraire, s'il l'égalise à lui en lui prêtant une partie de ses forces ou l'étayant d'une portion de son autorité, (Juliette, 1ère partie)

Remarques

Les individus mènent des existences séparées dit Nozick, le maître à penser des libertariens ! On est en plein dedans. Mais ici la domination est pensée comme naturelle : c’est la nature qui sacrifie les faibles aux forts. Et c’est encore obéir à la nature que d’opprimer, de violer ou de tuer les faibles.
Je pourrais continuer longtemps. Sade est  effectivement subversif:
  • à l’égard de l’ordre ancien qu’il veut renverser radicalement, c’est-à-dire à l’égard de l’ordre féodal-chrétien.
  • À l’égard d’un capitalisme qui cherche encore à s’installer et doit s’appuyer sur la vieille chrétienne pour obtenir la soumission.
Mais Sade est le théoricien qui dit ce qu’est le capitalisme, dans son essence et non tel qu’il existait historiquement au XIXe. De ce point de vue il est ultra-moderne. Notre société est bien le triomphe absolu du « social-sadisme ».


Christopher Lasch : Sade et l’individualisme


De nos jours, les conditions sociales se rapprochent de la vision de la société républicaine élaborée par le marquis de Sade au tout début de la 1ère république. De bien des façons, celui-ci s'est montré le plus clairvoyant, et certainement le plus troublant, des prophètes de l'individualisme révolutionnaire, en proclamant que la satisfaction illimitée de tous les appétits était l'aboutissement logique de la révolution dans les rapports de propriété, la seule manière d'atteindre la fraternité révolutionnaire dans sa forme la plus pure. En régressant, dans ses écrits, jusqu'au niveau le plus primitif du fantasme, Sade est parvenu, d'une manière étrange, à entrevoir l'ensemble du développement ultérieur de la vie personnelle en régime capitaliste, qui s'achève, non sur la fraternité révolutionnaire, mais sur une société confraternelle qui a survécu à ses origines révolutionnaires et les a répudiées.
Sade imaginait une utopie sexuelle où chacun avait le droit de posséder n'importe qui ; des êtres humains, réduits à leurs organes sexuels, deviennent alors rigoureusement anonymes et interchangeables. Sa société idéale réaffirmait ainsi le principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont, en dernière analyse, que des objets d'échange. Elle incorporait également et poussait jusqu'à une surprenante et nouvelle conclusion la découverte de Hobbes, qui affirmait que la destruction du paternalisme et la subordination de toutes les relations sociales aux lois du marché avaient balayé les dernières restrictions à la guerre de tous contre tous, ainsi que les illusions apaisantes qui masquaient celle-ci. Dans l'état d'anarchie qui en résultait, le plaisir devenait la seule activité vitale, comme Sade fut le premier à le comprendre ‑ un plaisir qui se confond avec le viol, le meurtre et l'agression sans freins. Dans une société qui réduirait la raison à un simple calcul, celle-ci ne saurait imposer aucune limite à la poursuite du plaisir, ni à la satisfaction immédiate de n'importe quel désir, aussi pervers, fou, criminel ou simplement immoral qu'il fût. En effet, comment condamner le crime ou la cruauté, sinon à partir de normes ou de critères qui trouvent leurs origines dans la religion, la compassion ou dans une conception de la raison qui rejette des pratiques purement instrumentales ? Or, aucune de ces formes de pensée ou de sentiment n'a de place logique dans une société fondée sur la production de marchandises. Dans sa misogynie, Sade perçut que l'émancipation bourgeoise, portée à sa conclusion logique, serait amenée à détruire le culte sentimental de la femme et de la famille, culte poussé jusqu'à l'extrême par cette même bourgeoisie.
L’auteur de La Philosophie dans le boudoir comprit également que la condamnation de la vénération de la femme devait s'accompagner d'une défense des droits sexuels de celle-ci ‑ le droit de disposer de son propre corps, comme le diraient aujourd'hui les féministes. Si l'exercice de ce droit, dans l'utopie de Sade, se réduit au devoir de devenir l'instrument du plaisir d'autrui, ce n'est pas parce que le Divin Marquis détestait les femmes mais parce qu'il haïssait l'humanité. Il avait perçu, plus clairement que les féministes, qu'en régime capitaliste toute liberté aboutissait finalement au même point : l'obligation universelle de jouir et de se donner en jouissance. Sans violer sa propre logique, Sade pouvait ainsi tout à la fois réclamer le droit, pour les femmes, de satisfaire complètement leurs désirs, et jouir de toutes les parties de leur corps, et de déclarer catégoriquement que « toutes les femmes doivent se soumettre à notre plaisir ». L’individualisme pur débouchait ainsi sur la répudiation la plus radicale de l'individualité. Pour Sade, « tous les hommes et toutes les femmes se ressemblent ». À ceux de ses compatriotes qui voulaient devenir républicains, Sade lançait cet avertissement menaçant : « Ne croyez pas que vous ferez de bons républicains tant que vous garderez isolés dans leurs familles les enfants qui devraient appartenir à la république et à elle seule. » Ce n'est pas seulement dans la pensée de Sade mais dans l'histoire à venir si exactement préfigurée dans l'excès même, la folie et l'infantilisme de ses idées – que la défense de la sphère privée aboutit à sa négation la plus poussée, que la glorification de l'individu conduit à son annihilation.
(Christopher Lasch, La culture du Narcissisme, pp.105/106)

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...