samedi 18 avril 2015

Marcuse: une lecture de la théorie freudienne comme ontologie

Il y a cependant quelque chose de très important dans le rapport de Marcuse à Freud. Non seulement la psychanalyse n’est pas une psychologie mais bien une théorie sociale historique, mais plus fondamentalement elle possède une dimension ontologique à laquelle Marcuse consacre une partie de Éros et civilisation. Cet « intermède philosophique » (chapitre 5) est d’une lecture dense et confirme que le mépris en lequel une certaine tradition universitaire tient Marcuse n’est rien d’autre le mépris professé par les ignorants.
Il y a en effet dans la théorie freudienne non seulement une « psychologie de l’espèce » mais aussi des affirmations « sur la structure des principaux modes d’être », ce qui revient à dire qu’elle renferme des « implications ontologiques ». Et Marcuse veut montrer qu’en ce sens Freud est entièrement lié à la tradition de la philosophie occidentale. Il y a ici une question importante : Freud ne s’est jamais voulu philosophe, il affecte souvent de mépriser la philosophie et s’il reconnaît au détour d’une lettre sa dette à l’égard de Spinoza, il se garde bien d’insister sur ce point, précisément pour n’être pas considéré comme un philosophe ! On place souvent Freud dans la tradition des philosophes du soupçon (Spinoza, Marx, Nietzsche). Michel Henry, dans Généalogie de psychanalyse, un ouvrage très critique à l’encontre de la théorie freudienne, a lui aussi montré cette filiation en prenant la ligne qui va depuis Descartes jusqu’à Schopenhauer et  Nietzsche et il a apporté incontestablement des éclairages intéressants sur ce point. Le propos de Marcuse est beaucoup plus ambitieux qu’une simple « recherche en paternité ». Il s’agit de fournir une explication d’ensemble de la philosophie occidentale en procédant d’une méthode qui n’est pas très éloignée de celle de Lukacs quand ce dernier pose le problème de la genèse sociale des catégories de la philosophie.
Poursuivant les analyses des chapitres précédents, Marcuse résume le propos de Freud en montrant 1° la double inhibition sur laquelle repose l’organisation de la civilisation – inhibition de la sexualité et inhibition des pulsions de destruction – et 2° le triomphe d’Éros sur son adversaire : « l’inhibition sociale met l’instinct de mort au service des instincts de vie »[1]. >C’est qu’en effet « Éros crée la culture dans sa lutte contre l’instinct de mort »[2]. En même temps, comme le montre Freud notamment dans Le malaise dans le culture, le développement de la civilisation renforce les tendances agressives contre la civilisation elle-même, précisément parce que la civilisation limite les possibilités de satisfaction dans la vie. La valeur de l’analyse freudienne peut facilement être soulignée lorsque l’on étudie la manière dont les élites – au siècle passé et aujourd’hui – se retournent contre la culture[3]. Pour Marcuse, cependant, ces formes régressives sont plus complexes. Elles sont à la fois des manifestations des pulsions dérivées de l’instinct de mort, combinées aux formes perverses et névrotiques d’Éros, mais aussi des protestations contre les insuffisances de la civilisation, d’une civilisation fondée sur la répression.
Elles ne sont pas seulement dirigées contre le principe de réalité vers le non-être, mais aussi, au-delà de ce principe de réalité, elles luttent pour un autre mode d’être. Elles signalent le caractère historique du principe de réalité, les limites de sa valeur et de sa nécessité.[4]
Ce qui permet de comprendre d’ailleurs le caractère ambigu de la rébellion antisociale : elle peut déboucher sur la révolution pour un monde meilleur ou « récupérée » par le fascisme elle se manifeste par le vieux slogan des franquistes, « vive la mort » et, du même coup, le passage a priori étonnant mais pas rare du tout, de l’une à l’autre.
Cette dialectique de la civilisation (entre répression et libération) trouve son expression théorique dans la philosophie occidentale. Au lieu de voir l’opposition du sujet et de l’objet comme une invention inexplicable qui intervient entre Descartes et Kant, il faut plutôt partir de ce que cette opposition exprime. Si la civilisation vient de l’effort pour maîtriser la nature afin d’assurer les conditions mêmes de la vie, l’être se présente donc comme ce qui est en-dehors du sujet et qu’il faut maîtriser, domestiquer, transformer et plier à la volonté du sujet, du moi. C’est précisément la fonction du travail, depuis le néolithique et surtout depuis la naissance des grandes civilisations historiques. Il s’agit donc de tourner les pulsions destructrices vers les besoins de la vie. Mais du même coup, cette expérience pose bien le sujet agissant en opposition à l’objet du travail, la nature, la nature extérieure à l’homme aussi bien que la nature humaine elle-même. Il y a continuité :
La lutte commence par la victoire intérieure perpétuelle sur les facultés « inférieures » de l’individu : sur ses facultés sensibles et appétitives. Leur défaite est considérée au moins depuis Platon comme un élément constitutif de la raison humaine, qui est ainsi, dans sa fonction même, répressive. La lutte culmine dans la victoire sur la nature extérieure qui doit être attaquée, domptée et exploitée pour satisfaire les besoins humains.[5]
C’est évidemment avec le développement de rationalité scientifique et technique à l’époque moderne que cette opposition sujet/objet devient la thématique philosophique centrale. C’est Descartes « découvreur » de l’« ego cogito » qui proclame que la science nouvelle fondée sur cette « découverte » permettra de nous rendre comme « maîtres et possesseurs de la nature ». Mais la scission est bien antérieure à sa formulation théorique précise.  La relation de l’homme à la nature sur le mode de la domination, propre à un homme lui-même pris dans des relations de domination est une précondition d’une part à la science moderne – cette science posée résolument d’un point de vue situé hors du sol de la vie humaine – et d’autre part de la position du sujet comme transcendant à l’être posé comme objet. La logique aristotélicienne qui pose la raison comme classificatrice, ordonnatrice, située au sommet d’une hiérarchie de l’être, cette « logique ensembliste » pour parler comme Castoriadis est la grandiose expression de ce rapport à l’être qui marque toute la tradition philosophique occidentale.
Et cette idée de la raison est de plus en plus antagonique avec les facultés et les attitudes qui sont plus réceptives que productives, qui tendent vers la satisfaction plutôt que vers la transcendance, qui demeurent fortement liées au principe de plaisir.[6]
Dans cette analyse unitaire de la philosophie occidentale, on pourrait retrouver de très lointains échos de la pensée de Heidegger qui, ne l’oublions pas, a dirigé la thèse de doctorat de Marcuse. On pourrait aussi trouver des échos de la Krisis de Husserl. Mais on ne trouvera chez Marcuse aucune dénonciation de « l’oubli de l’être ». La philosophie occidental exprime théoriquement par ses catégories le monde de la vie ; elle ne peut rien faire d’autre et si elle le fait, c’est en cela que réside sa grandeur : exposer les modes d’être qui caractérisent les formes sociales qui se sont constituées depuis les lointains débuts de la philosophie et de la civilisation matérielle grecques. Mais la philosophie ne s’en tient pas au constat de l’antagonisme entre sujet et objet. Elle pose en même temps la possibilité de leur réconciliation et c’est pourquoi il n’y a pas un logos unique, le logos de l’aliénation, mais aussi un logos de la satisfaction qui est précisément celui qui pose comme possible la réconciliation du sujet et de l’objet. Évidemment, c’est Hegel qui a tenté de saisir magistralement cette intrication des deux tendances et d’en penser l’unité – même si pour Marcuse cette tentative finalement échoue en transformant la dialectique en un processus circulation où l’aliénation est justifiée comme un moment de la réalisation.
Remarquons tout de même qu’il est un philosophe de cette tradition occidentale, un philosophe parmi les plus grands qui ne « colle » pas avec la vision marcusienne.  Il s’agit de Spinoza qui précisément ne pose pas l’antagonisme du sujet et de l’objet – les deux termes n’ont d’ailleurs pas de sens véritable dans la pensée de Spinoza – mais part au contraire de l’identité de l’esprit et de la « nature étendue » – la même chose saisie sous deux attributs différents – et refuse obstinément de penser l’homme comme un « empire dans un empire ». Si grande que soit son influence sur les penseurs qui viendront après lui, et notamment sur Hegel, Spinoza est bien, de ce point de vue une « anomalie » dans la philosophie occidentale.
À partir d’une très pertinente analyse de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel – une analyse qui, concernant la dernière partie, confirme la proximité de Hegel et Spinoza – Marcuse conclut ainsi :
La philosophie de la civilisation occidentale trouve son point culminant dans l’idée que la vérité réside dans la négation du principe qui domine cette civilisation ; négation dans le double sens suivant : la liberté n’apparaît comme réelle que dans l’idée, la productivité de l’être qui projette et transcende perpétuellement, mûrit dans la paix perpétuelle de la réceptivité consciente-de-soi.[7]
Mais cette libération ne s’opère que dans l’idée, elle est un événement purement spirituel et laisse en place de cadre effectif posé par le principe de réalité : c’est pourquoi si la liberté est la fin de l’État, l’État rationnel hégélien reste entaché de non-liberté. C’est précisément pourquoi « après Hegel, le courant principal de la philosophie occidental est épuisé. »[8] Ce qui s’ouvre alors, c’est un changement de métaphysique, dont Nietzsche est le héraut. À la métaphysique qui pense l’être comme Logos, il substitue une conception de l’être dans les termes d’Éros. Et la métapsychologie freudienne s’inscrit dans cette dynamique philosophique, concevant l’être comme Éros et le non-être comme Thanatos, les deux étant fusionnés.
Cette percée freudienne est cependant limitée. La pensée de Freud reste dominée par le principe de réalité dans sa forme actuelle, mais Marcuse entrevoit cependant à partir de l’ontologie freudienne un au-delà du principe de réalité qui celui d’une authentique émancipation de l’homme.


[1] H. Marcuse, Éros et Civilisation, Seuil, collection « Points » p.105
[2] Op.cit. p.106
[3] Voir par exemple Christopher Lasch, La révolte des élites.
[4] Op.cit. p.106-107
[5] Op.cit. p.107
[6] Op.cit. p.108
[7] Op.cit. p.112
[8] Op.cit. p.114

vendredi 17 avril 2015

Sade ou l'esprit du capitalisme

J’avais déjà eu l’occasion de noter que l’essence de la pensée sadienne n’est rien d’autre que le règne absolu du Capital. Sade est bien un individu subversif, mais subversif comme l’est le mode de production capitaliste lui-même. Comme le faisait remarquer Marx, « Partout où [la bourgeoisie] a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à ses "supérieurs naturels", elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d'échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. » (Manifeste du parti communiste). Exploitée, directe, éhontée, brutale : voilà ce dont Sade fait l’apologie. Voici quelques extraits qui nous mettent sur la bonne piste.


Égoïsme sacré


« Qu'appelles-tu pitié ? me dit le Polonais, ce sentiment qui glace les désirs peut-il s'admettre dans un cœur de fer ? Et quand un crime me délecte, puis-je être arrêté par de la pitié, le plus plat, le plus bête, le plus futile de tous les mouvements de l'âme ? Apprends que jamais il ne fut connu de la mienne, et que je méprise souverainement l'homme assez imbécile pour le concevoir un instant. Le besoin de répandre du sang, le plus impérieux de tous les besoins, ne connaît aucune espèce d'entraves ; tel que tu me vois, j'ai tué mon père, ma mère, ma femme, mes enfants, et n'en ai jamais conçu de remords. Avec un peu de courage et point de préjugés, l'homme fait de son cœur et de sa conscience tout ce qu'il veut. L'habitude nous forme à tout, et rien n'est aussi facile que d'adopter celle qui plaît : il ne s'agit que de vaincre les premières répugnances, c'est l'ouvrage du tempérament. Apprivoisez-vous quelque temps, le vit à la main, avec l'idée qui vous effraie ; vous finirez par la chérir : voilà la méthode que j'ai suivie pour me familiariser avec tous les crimes, je les désirais, mais ils m'effarouchaient ; je me suis branlé sur eux, et j'ai fini par m'y plonger de sang-froid. La fausse idée que nous concevons des autres est toujours ce qui nous arrête en matière de crime ; on nous accoutume ridiculement, dès notre enfance, à ne nous compter pour rien, et les autres pour tout. De ce moment, toute lésion faite à ce respectable prochain nous paraît un grand mal, tandis qu'elle est dans la nature, dont nous ne satisfaisons jamais mieux les lois qu'en nous préférant aux autres, et qu'en les tourmentant pour nous délecter. S'il est vrai que nous ressemblons à toutes les productions de la nature, si nous ne valons pas mieux qu'elles, pourquoi persister à nous croire mus par des lois différentes ? Les plantes et les bêtes connaissent-elles la pitié, les devoirs sociaux, l'amour du prochain ? et voyons-nous, dans la nature, d'autre loi suprême que celle de l'égoïsme ? Le grand malheur de tout cela, c'est que les lois humaines ne sont que le fruit de l'ignorance ou du préjugé ; celui qui les fit ne consulta que sa bêtise, ses petites vues et ses intérêts. Il ne faudrait jamais que le législateur d'une  fût né parmi elle ; avec ce vice, le législateur ne transmettra chez ses compatriotes, pour uniques lois, que les puérilités qu'il a trouvées établies chez eux ; et jamais ses institutions n'auront le caractère de grandeur qu'elles devraient avoir : or, quel respect voulez-vous qu'un homme ait pour des lois qui contrarient tout ce que grave en lui la nature ? «  (Juliette, Ve partie)

Remarques

Évidemment, ce texte est dirigé contre Jean-Jacques Rousseau. Non que Jean-Jacques défende un ordre naturel idyllique, mais que l’homme naturel chez lui n’est ni égoïste (l’amour de soi n’est pas l’égoïsme) ni cruel par plaisir. L’individu sadien ressemble beaucoup plus à l’homme de l’état de nature chez Hobbes.
Ensuite le positivisme est radical : les mœurs, les lois, les règles morales ne sont que conventions plus ou moins absurdes et seule la loi de nature (« le vit à la main ») décide de tout.
L’égoïsme est le principe fondamental. Et là Sade retrouve … Smith! Union du pervers et du puritain. Mais on remarque qu’il y a tout de même une loi suprême, celle de la nature et là Sade est complètement dans la théologie des Lumières – remplacer le Dieu des chrétiens par la religion naturelle, ou le plan de la nature, etc.


L’athéisme de Sade


Français, vous frapperez les premiers coups : votre éducation nationale fera le reste ; mais travaillez promptement à cette besogne ; qu'elle devienne un de vos soins les plus importants ; qu'elle ait surtout pour base cette  essentielle, si négligée dans l'éducation religieuse. Remplacez les sottises déifiques, dont vous fatiguiez les jeunes organes de vos enfants, par d'excellents principes sociaux ; qu'au lieu d'apprendre à réciter de futiles prières qu'ils se feront gloire d'oublier dès qu'ils auront seize ans, ils soient instruits de leurs devoirs dans la société ; apprenez-leur à chérir des vertus dont vous leur parliez à peine autrefois et qui, sans vos fables religieuses, suffisent à leur bonheur individuel ; faites-leur sentir que ce bonheur consiste à rendre les autres aussi fortunés que nous désirons l'être nous-mêmes. Si vous asseyez ces vérités sur des chimères chrétiennes, comme vous aviez la folie de le faire autrefois, à peine vos élèves auront-ils reconnu la futilité des bases qu'ils feront crouler l'édifice, et ils deviendront scélérats seulement parce qu'ils croiront que la religion qu'ils ont culbutée leur défendait de l'être. En leur faisant sentir au contraire la nécessité de la  uniquement parce que leur propre bonheur en dépend, ils seront honnêtes gens par égoïsme, et cette loi qui régit tous les hommes sera toujours la plus sûre de toutes. (Philosophie dans le boudoir / « Français, encore un effort ...)

Remarques

Là encore, on retrouve Smith: c’est l’égoïsme qui est la seule base  possible, une nouvelle version de la « main invisible » … L’ de Sade est un  pro-capitaliste. Mieux de débarrasser de la vieille religion pour que la nouvelle triomphe sans obstacle.Entre l’ et le socialisme ou le communisme, il n’y a donc nulle connivence naturelle. Pour Sade, le socialisme ou le communisme seraient plutôt à mettre du côté des « sottises déifiques ».


L’état de nature et la loi naturelle


Toutes les créatures naissent isolées et sans aucun besoin les unes des autres : laissez les hommes dans l'état naturel, ne les civilisez point, et chacun trouvera sa nourriture, sa subsistance, sans avoir besoin de son semblable. Les forts pourvoiront à leur vie sans nécessité d'assistance ; les faibles seuls en auront peut-être besoin ; mais ces faibles nous sont asservis par la main de la nature ; elle nous les donne, elle nous les sacrifie : leur état nous le prouve ; donc le plus fort pourra, tant qu'il voudra, se servir du faible. Mais il est faux qu'il y ait aucun cas où ils doivent l'aider, car, s'il l'aide, il fait une chose contraire à la nature ; s'il jouit de ce faible, s'il l'assouplit à ses caprices, s'il le tyrannise, le vexe, s'il s'en divertit, s'en amuse ou le détruit, il sert la nature ; mais, je le répète, s'il l'aide, au contraire, s'il l'égalise à lui en lui prêtant une partie de ses forces ou l'étayant d'une portion de son autorité, (Juliette, 1ère partie)

Remarques

Les individus mènent des existences séparées dit Nozick, le maître à penser des libertariens ! On est en plein dedans. Mais ici la domination est pensée comme naturelle : c’est la nature qui sacrifie les faibles aux forts. Et c’est encore obéir à la nature que d’opprimer, de violer ou de tuer les faibles.
Je pourrais continuer longtemps. Sade est  effectivement subversif:
  • à l’égard de l’ordre ancien qu’il veut renverser radicalement, c’est-à-dire à l’égard de l’ordre féodal-chrétien.
  • À l’égard d’un capitalisme qui cherche encore à s’installer et doit s’appuyer sur la vieille chrétienne pour obtenir la soumission.
Mais Sade est le théoricien qui dit ce qu’est le capitalisme, dans son essence et non tel qu’il existait historiquement au XIXe. De ce point de vue il est ultra-moderne. Notre société est bien le triomphe absolu du « social-sadisme ».


Christopher Lasch : Sade et l’individualisme


De nos jours, les conditions sociales se rapprochent de la vision de la société républicaine élaborée par le marquis de Sade au tout début de la 1ère république. De bien des façons, celui-ci s'est montré le plus clairvoyant, et certainement le plus troublant, des prophètes de l'individualisme révolutionnaire, en proclamant que la satisfaction illimitée de tous les appétits était l'aboutissement logique de la révolution dans les rapports de propriété, la seule manière d'atteindre la fraternité révolutionnaire dans sa forme la plus pure. En régressant, dans ses écrits, jusqu'au niveau le plus primitif du fantasme, Sade est parvenu, d'une manière étrange, à entrevoir l'ensemble du développement ultérieur de la vie personnelle en régime capitaliste, qui s'achève, non sur la fraternité révolutionnaire, mais sur une société confraternelle qui a survécu à ses origines révolutionnaires et les a répudiées.
Sade imaginait une utopie sexuelle où chacun avait le droit de posséder n'importe qui ; des êtres humains, réduits à leurs organes sexuels, deviennent alors rigoureusement anonymes et interchangeables. Sa société idéale réaffirmait ainsi le principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont, en dernière analyse, que des objets d'échange. Elle incorporait également et poussait jusqu'à une surprenante et nouvelle conclusion la découverte de Hobbes, qui affirmait que la destruction du paternalisme et la subordination de toutes les relations sociales aux lois du marché avaient balayé les dernières restrictions à la guerre de tous contre tous, ainsi que les illusions apaisantes qui masquaient celle-ci. Dans l'état d'anarchie qui en résultait, le plaisir devenait la seule activité vitale, comme Sade fut le premier à le comprendre ‑ un plaisir qui se confond avec le viol, le meurtre et l'agression sans freins. Dans une société qui réduirait la raison à un simple calcul, celle-ci ne saurait imposer aucune limite à la poursuite du plaisir, ni à la satisfaction immédiate de n'importe quel désir, aussi pervers, fou, criminel ou simplement immoral qu'il fût. En effet, comment condamner le crime ou la cruauté, sinon à partir de normes ou de critères qui trouvent leurs origines dans la religion, la compassion ou dans une conception de la raison qui rejette des pratiques purement instrumentales ? Or, aucune de ces formes de pensée ou de sentiment n'a de place logique dans une société fondée sur la production de marchandises. Dans sa misogynie, Sade perçut que l'émancipation bourgeoise, portée à sa conclusion logique, serait amenée à détruire le culte sentimental de la femme et de la famille, culte poussé jusqu'à l'extrême par cette même bourgeoisie.
L’auteur de La Philosophie dans le boudoir comprit également que la condamnation de la vénération de la femme devait s'accompagner d'une défense des droits sexuels de celle-ci ‑ le droit de disposer de son propre corps, comme le diraient aujourd'hui les féministes. Si l'exercice de ce droit, dans l'utopie de Sade, se réduit au devoir de devenir l'instrument du plaisir d'autrui, ce n'est pas parce que le Divin Marquis détestait les femmes mais parce qu'il haïssait l'humanité. Il avait perçu, plus clairement que les féministes, qu'en régime capitaliste toute liberté aboutissait finalement au même point : l'obligation universelle de jouir et de se donner en jouissance. Sans violer sa propre logique, Sade pouvait ainsi tout à la fois réclamer le droit, pour les femmes, de satisfaire complètement leurs désirs, et jouir de toutes les parties de leur corps, et de déclarer catégoriquement que « toutes les femmes doivent se soumettre à notre plaisir ». L’individualisme pur débouchait ainsi sur la répudiation la plus radicale de l'individualité. Pour Sade, « tous les hommes et toutes les femmes se ressemblent ». À ceux de ses compatriotes qui voulaient devenir républicains, Sade lançait cet avertissement menaçant : « Ne croyez pas que vous ferez de bons républicains tant que vous garderez isolés dans leurs familles les enfants qui devraient appartenir à la république et à elle seule. » Ce n'est pas seulement dans la pensée de Sade mais dans l'histoire à venir si exactement préfigurée dans l'excès même, la folie et l'infantilisme de ses idées – que la défense de la sphère privée aboutit à sa négation la plus poussée, que la glorification de l'individu conduit à son annihilation.
(Christopher Lasch, La culture du Narcissisme, pp.105/106)

mardi 14 avril 2015

Libre comme Spinoza

Recension par Alberto Biuso, parue dans le quotidien italien "Il Manifesto"

Denis Collin
LIBRE COMME SPINOZA
Une introduction à la lecture de l’Éthique
Max Milo Éditions, Paris 2014
287 pages
€ 19,90
 
L’Ethica ordine geometrico demonstrata est non seulement un des plus grands livres qui ait été écrit, c’est par-dessus tout un livre vivant, qui doit toujours être lu, relu, pensé, critiqué, fait sien. L’acte même de sa lecture transforme celui qui le lit, c’est un lecture «performative, c’est-à-dire qu’elle réalise ce qu’elle énonce» (p. 280), dans le sens que le contact avec cette perspective est en lui-même un geste de lætitia du corps-esprit qui, par son intermédiaire, comprend beaucoup de choses de la manière dont il est fait. Denis Collin accompagne le lecteur de manière linéaire et point par point dans ce labyrinthe de sagesse, sans jamais réduire le cheminement à un simple commentaire mais en devenant toujours une véritable introduction à la complexité de la philosophie de Spinoza.
Contrairement à ce que l’on croit parfois, Spinoza ne fut pas complètement un penseur solitaire et méconnu, mais entretint des rapports directs et épistolaires avec quelques-uns des plus important chercheurs de son temps, il fut un homme célèbre déjà de son vivant – et pourtant toujours prudent – constamment engagé dans le débat politique de son époque. L’Éthique est-elleaussi un livre politique puisqu’il énonce la structure métaphysique de l’émancipation. L’émancipation de toute superstition, cela veut dire des erreurs et des équivoques conceptuelles qui emprisonnent nos vies dans les barrières de l’inquiétude et de la soumission aux passions individuelles et collectives. Passions que Spinoza ne refuse pas complètement, les jugeant au contraire constitutives de l’humain, mais qu’il enseigne à gérer et à vivre de manière qu’elles ne nous portent pas trop de dommages et même qu’elles nous soutiennent dans l’existence.

Qui veut en effet être libre doit vivre dans l’immanence, dans la plénitude de l’ici et maintenant. Si on ne confond pas la durée et l’éternité, on a l’intuition que l’existence de chaque être – nous compris – puisque ce sont des modes singuliers qui peuvent «naître et disparaître, mais cette naissance et cette disparition supposent l’éternité de la réalité: on peut seulement penser le devenir sur un ‘fond’ d’éternité» (53 e 245). La permanence indestructible de tout ce qui existe est définie par Spinoza avec le mot Dieu qui ici n’a aucune signification d’une personne, subjective, caractérisée par une volonté (qu’elle soit bonne ou mauvaise), mais désigne au contraire la puissance éternelle de l’être, de laquelle nous-mêmes, comme tous les autres êtres, sommes des manifestations partielles mais éternelles en tant que nous participons de l’éternité de la substance. Il y a donc chez Spinoza une claire orientation anti-subjectiviste, opposée à l’intériorité et en faveur de la structure objective de la matière et de ses lois, compréhensibles, comme pour Galilée, en langage mathématique mais qui ne saurait se réduire à ce langage. Au-delà des deux degrés de l’imagination confuse et de la raison calculatrice, ce philosophe définit en réalité le niveau suprême de l’intuition entendue comme amor Dei intellectualis, comme compréhension et acceptation d’être partie d’un tout.
La philosophie, c’est comme apprendre à nager en ne faisant plus qu’une seule chose avec l’eau dans laquelle on est immergé:
Il nous semble que l’amour intellectuel de Dieu, c’est cela! Le moment où l’esprit individuel n’existe plus comme un sujet face à l’objet, le moment où les pensée du sage sont tellement coordonnées avec les pensées des chose qui tombent sous son entendement avec l’idée de Dieu, que l’esprit du sage est comme étendu à la dimension du monde tout entier, et donc que la partie s’est étendue au tout (au moins potentiellement). (269-270)
La pensée de Spinoza est donc une «philosophie de la limite» (149), éloignée de tout anthropocentrisme qu’il soit chrétien ou cartésien et, à l’inverse de la pensée des Grecs:

On peut voir dans cette pensée de l’impuissance de l’homme, une trace de l’idée grecque qui soumet l’homme à l’ordre de l’univers et condamne les prétentions humaines à échapper à cet ordre, condamne la démesure, ce que les Grecs considéraient comme le seul vrai péché -rappelons que le ‘Connais-toi toi même’ veut d’abord dire: ‘Connais ta propre mesure’. On peut y voir aussi une préfiguration de certains courants de la pensée moderne, qui condamnent la folie de l’homme qui prétend dominer la nature. […] Sa puissance est toujours infiniment supérieure à celle de l’homme. Au total, on doit souligner que Spinoza pense ce thème de l’impuissance et de la servitude de l’homme comme finitude qui s’oppose à la substance infinie. En tant qu’être déterminé, l’homme est limité par la puissance des autres êtres (200).
 
Un Spinoza grec émerge donc de la lecture de Collin, attentif à saisir et à éclairer « e caractère profondément classique de l’éthique spinoziste et ses rapports intimes avec la conception des Anciens» (275), in particulier avec l’épicurisme et avec l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. Aucun dualisme gnoséologique mais l’unité immanente du corps-esprit humain: l’esprit en réalité n’est rien d’autre que l’idée du corps: «Souligner ceci: ‘l’esprit est l’idée du Corps’ et non ‘l’esprit a l’idée du corps’» (107). Grec aussi parce que loin de toute espérance théologale par excellence – «le sage n’a pas besoin d’espoir, parce qu’il est pleinement heureux!» (226) dans le sens qu’il accepte pleinement la nature désirante de la substance humaine, sans laquelle nous serions simplement morts, mais la retourne en action du corps-esprit en ne la subissant plus comme passion de la volonté ballottée par les événements extérieurs. Nous sommes donc des machines du désir – «toutes les affections qui nous touchent en tant que nous sommes actifs se ramènent à la joie et au désir» – et nous le sommes au point que «philosopher ce n’est pas renoncer à la joie et au désir, c’est au contraire leur donner l’extension maximale!» (181) puisque la philosophie a des objectifs absolument pragmatiques, par lesquels la compréhension devient inséparable de l’action en tant que comprendre ne signifie pas seulement comprendre (c’est-à-dire saisir) mais aussi être compris dans le tout et donc en saisir la nécessité.
Ici se trouve la conséquence pleine de la critique radicale que Spinoza a adressée à la superstition du libre arbitre, puisque se croire libres – dans le sens de n’avoir pas de «cause agent» de ses propres décisions – signifie simplement abstraire l’humain de la nature et donc de la substance et le transformer en «un empire dans un empire», ne plus le comprendre dans le cercle plus vaste de l’être sur lequel se fonde aussi la  humaine libre parce que construite sur les limites réciproques et partagées dans lesquelles la potentia de chacun ne devient potestas tyrannique de personne: «Existit unusquisque summo naturæ jure et consequenter summo naturæ jure unusquisque ea agit quæ ex suæ naturæ necessitate sequuntur atque adeo summo naturæ jure unusquisque judicat quid bonum, quid malum sit suæque utilitati ex suo ingenio consulit» (Parte IV, prop. 37, II scolie, ici p. 219). Aussi, mais pas seulement, contre Hobbes, Spinoza soutient qu’ «il y'a dans les passions elles-mêmes quelque chose qui permet de penser la  humain et la paix» et que «un pouvoir tyrannique est en réalité un pouvoir qui ramène chacun à l’état de nature, le contraignant à ne compter que sur lui-même pour sa propre conservation» (176 et 240).
Au contraire, la compréhension de la structure politiquement et ontologiquement partielle du mode humain à l’intérieur de la substance est définie justement par Collin avec le mot gnose, qui est le véritable amour envers Dieu: «Nous sommes maintenant en possession d’une science, qui n’est pas loin de la gnose si on résume celle-ci à l’identité de la connaissance de l’âme et de la connaissance de Dieu» (266). Spinoza ‘athée’? Oui, dans le sens qu’il ne croit pas en Dieu mais le voit dans le monde et le saisit comme cause suprême et substance immanente dans toutes les choses.
Le spinozisme est une gaia scienza, très proche de celle de Nietzsche, aussi bien comme philosophie du soupçon contre les principes moraux extérieurs et par-dessus tout comme le libre arbitre, que comme désenchantement: «Bien que désillusionné, le déterminisme spinoziste n’est pas pessimiste; il définit ce qui est bon et tout ce qu’il propose pourrait être appelé, pour reprendre ici une expression de Nietzsche, un ‘gai savoir’» (221-222).
De ce gai savoir fait partie la compréhension d’un des sentiments les plus puissants qui nous soient donnés, la passion amoureuse. Spinoza, comme beaucoup le feront après lui avec des instruments de caractère plus empirique ou plus artistique, montre comment nous n’aimons pas quelque chose ou quelqu’un parce qu’il est bon mais nous le jugeons tel véritablement parce que nous le désirons et l’aimons. L’amour, à la lettre, est aveugle.
De ce gai savoir fait aussi partie et, par-dessus tout, une compréhension équilibrée des relations profondes qui courent entre la physique et la métaphysique et que Collin synthétise ainsi:
Il y a entre physique et métaphysique une relation dialectique: la métaphysique fournit des intuitions qui permettent ensuite à la physique de se développer de son propre mouvement, et la physique, à son tour, conduit à un nouveau questionnement métaphysique. En tout cas, autonomie ne veut pas du tout dire indépendance et radicale séparation. Le positivisme ordinaire dans ce domaine est invalidé dès qu’on cherche à faire autre chose qu’une science opérationnelle à des fins techniques. Si on essais d’interpréter les résultats de la théorie a fin de leur donner sens, alors on fait de la métaphysique. (63-64)
Spinoza demeure inversement et inévitablement lié à certains préjugés et convictions de son temps, même quand ils sont, à l’évidence, contraires à l’esprit profond de sa philosophie. Parmi ces préjugés, il y a la relation hiérarchique et anthropocentrique avec les autres animaux. Si, à la différence de Descartes, Spinoza admet que les animaux sentent, «il affirme que l’homme a néanmoins le droit d’en disposer selon son gré: le droit n’est qu’une question de puissance et la puissance de l’homme étant supérieure à celle des animaux, il peut imposer son droit naturel» (218-219).
Et ceci démontre aussi que l’homme le plus sage, le philosophe le plus pénétrant, ne peut pas du tout faire abstraction de son temps parce qu’il est une partie des choses, chaque mode de la substance est lié au tout. Même dans ses erreurs donc, le spinozisme montre qu’il a raison.
 
 
 
                                                                                         Alberto Giovanni Biuso

lundi 13 avril 2015

Sommes-nous devenus ignorants?


«Aujourd’hui on célèbre partout le savoir. Qui sait si, un jour, on ne créera pas des universités pour rétablir l’ancienne ignorance »1
La question posée semble assez curieuse et même paradoxale. Après tout, on dit qu’il y a aujourd’hui bien plus de savants vivants et en activité qu’il n’y en a eu dans toute l’histoire de l’humanité. Nos connaissances de la nature ont fait des bonds prodigieux au cours du dernier siècle, qu’il s’agisse de la physique ou de la biologie. Les connaissances ne sont pas restées confinées au petit monde des savants, mais elles sont répandues dans le public, d’abord par les progrès de l’instruction et le recul massif de l’alphabétisme, mais aussi par les moyens de communication de masse dont le dernier, l’internet, semble mettre à disposition de chacun tout le savoir de l’humanité. La science n’est plus et depuis longtemps une activité théorique, elle est pratique, incorporée dans les techniques et on nous annonce que nous entrons maintenant dans « l’économie de la connaissance ». La science, comme le disait Marx, semble devenir une « force productive directe ». Bref, nous ne sommes pas devenus ignorants mais savants ! Qu’est-ce donc qui pourrait refréner cet enthousiasme qui nous porte depuis le commencement des « temps modernes » et singulièrement depuis l’époque des « Lumières » ? Qu’est-ce qui pourrait nous transformer en vieux grincheux répétant, depuis Platon, que « tout fout le camp » : Platon déplorait que l’écriture ait affaibli la mémoire ! Que dirait-il avec le moteur de recherches à notre disposition qui nous dispense d’apprendre par cœur et nous permet de vérifier instantanément l’état de nos connaissances ? Certes, nous avons oublié des savoirs ancestraux, certes nous n’apprenons plus guère le latin ni le grec et les « humanités » sont en perdition, mais n’est-ce pas le prix à payer de la formation de nouvelles humanités et de nouveaux savoirs beaucoup plus certains et beaucoup mieux fondés ?
On pourrait s’arrêter là ou encore développer chacun des points que je viens de citer. Un étudiant moyen en licence de physique est plus savant que Newton ; nous connaissons dans le détail les mécanismes de la reproduction des êtres vivants alors que nous avions qu’une vision très vague et très superficielle il y a encore un siècle. Et il suffirait de considérer combien la technique issue de la science a transformé notre vie – et parfois même la menace – pour achever la démonstration. Depuis 1945, nous sommes même en possession des moyens de détruire toute vie sur Terre en quelques heures. Nombreux sont les auteurs qui estiment que nous sommes entrés depuis deux siècles dans une nouvelle ère géologique, l’anthropocène, une ère dans laquelle l’activité humaine est devenue un facteur géologique de premier plan et cela nous le devons non à la puissance de nos corps mais à celle de nos esprits. Une puissance que nous pouvons même démultiplier grâce à nos machines « intelligentes » auxquelles nous pouvons sous-traiter un certain nombre de tâches intellectuelles (trier, calculer, simuler) pour mieux nous concentrer sur la création scientifique.
On pourrait s’arrêter là … et on va s’arrêter là car il y a peut-être dans ce tableau des progrès de l’esprit humain quelque chose qui cloche ! Quelque chose de biaisé.
  • En premier lieu, j’essaierai de montrer que l’accumulation quantitative de connaissances n’est pas le gage que nous sommes devenus plus savants, car précisément nous ne savons pas mesurer la connaissance.
  • En second lieu, je dirai pourquoi on ne peut passer aux pertes et profits la perte des savoirs du passé.
  • Enfin je montrerai pourquoi, si les progrès du savoir sont formidables, il y a aussi, un progrès tout aussi colossal de l’ignorance.

Comment mesurer la quantité de connaissances ?

Voilà une question compliquée. On sait que le monde ancien vénérait les Anciens : plus Anciens, ils étaient plus sages et nous ne pouvions que nous mettre à leur école. À l’époque moderne, ce rapport est renversé. Chez Giordano Bruno, Descartes ou Pascal, on trouve le même argument : les Anciens ne sont Anciens que par rapport à nous, comme s’ils étaient encore nos contemporains nés il y a 2500 ans. En réalité, ces Anciens appartiennent à l’enfance et la jeunesse de l’humanité et nous sommes bien plus vieux qu’eux, bien plus vieux de 2500 ans et par conséquent nous, nous avons plus d’âge et plus d’expérience qu’eux. Et toute l’idée du progrès se fonde sur ce raisonnement.
J’en sais bien plus que Platon dans toutes les sciences. Cela n’est guère douteux. Le monde que mon esprit peut embrasser est bien plus vaste que le sien – qui se limitait à cette Méditerranée autour de laquelle les Grecs s’étaient installés comme les grenouilles autour d’une mare. Mais comment puis-je dire que je suis moins ignorant que Platon ? J’ai appris et j’apprends encore beaucoup de Platon, chaque fois que je le relis ou que je me remémore les problèmes philosophiques qu’il a posés pour la première fois. Mais si Platon revenait, qu’apprendrait-il moi ? Qu’apprendrait-il qui soit véritablement utile au propos qui est le sien : définir la vie bonne comme la vie théorétique ? En quoi mes connaissances en physique feraient-elles ou font-elles avancer, de quelque manière que ce soit, la question de la nature de la connaissance telle qu’elle posée dans le Théétète ? Au mieux, je parviendrais à montrer que les problèmes qu’il pose sont encore les nôtres ; au mieux je trouverai de nouvelles illustrations. Mais j’ai le sentiment que, en dépit de tout mon savoir, je ne peux pas faire mieux que lui ! J’ai pris Platon, mais j’aurai pu prendre n’importe lequel des grands philosophes. Pourquoi en est-il ainsi ? Pas parce que je suis indécrottablement attaché à la tradition et que je vénère les Anciens et méprise les Modernes. C’est parce que fondamentalement nos savoirs sont incommensurables, c’est-à-dire que nous n’avons d’instrument de mesure, de commune mesure qui permette d’établir une hiérarchie fondée objectivement, qui permettrait de classer les savoirs des Anciens et ceux des Modernes sur une échelle, du moins au plus.
Pour me faire comprendre, je vais donner deux analogies. Nous n’avons aucune échelle pour mesurer le progrès en art. l’art grec classique (l’architecture et la sculpture) est fort différent du nôtre ; il s’explique par le contexte de son époque : comme le dit Marx, on n’inventerait plus Hermès à l’époque du télégraphe – ou d’internet ! Mais il continue d’avoir pour nous encore presque une valeur de modèle – du moins c’est ce que dit Marx. Et nous n’avons aucune raison que penser que Jeff Koons est supérieur à Phydias ! J’aurais plutôt tendance à penser le contraire... En tout cas nous acceptons sans problème que dans ce domaine de la culture humaine, il n’y a pas d’échelle croissante, pas de progrès. Peut-être en va-t-il de même en . Notre  est-elle supérieure à celle je ne dis pas seulement de Socrate mais de l’honnête citoyen athénien du Ve siècle avant JC ? Sans doute pourrait-on montrer que statistiquement nous sommes plus respectueux de la vue humaine, mais notre sens de l’hospitalité, notre des devoirs envers notre  se seraient au contraire singulièrement affaiblis. Voilà donc deux domaines importants de la vie de l’esprit dans lesquels il est impossible d’affirmer que nous sommes supérieurs aux anciens.
Ce qui est mesurable en revanche, c’est notre puissance technique : les avions vont beaucoup plus vite que les galères antiques et le téléphone portable aurait éviter au célèbre coureur de Marathon d’arriver épuisé à Athènes pour annoncer la victoire grecque. D’où cette question qu’il est impossible d’éviter : est-ce qu’en affirmant que nous sommes plus savants que les générations qui nous ont précédés, nous n’affirmons pas en fait que notre technique est bien plus puissante ? C’est bien l’arrière-plan de notre triomphalisme : nos savoirs sont plus vrais et nous sommes plus puissants que les anciens parce que ce que nous sommes capables de fabriquer à partir de ces connaissances scientifiques fonctionne admirablement. Mais les capacités instrumentales de la raison s’identifient-elles au savoir ? Pourtant si j’en viens directement à certaines connaissances fondamentales en physique, on voit immédiatement que le progrès est beaucoup moins évident. Aristote soutenait que l’univers est fini et Épicure au contraire le pensait infini.Avons-nous tranché cette controverse cosmologique ? Évidemment non ! De même, la question de savoir si la matière est continue (ce que croyait Aristote) ou si elle est discontinue (ce que soutenait Épicure avec les atomistes) est une question qui est loin d’être tranchée. Nous savons que certains modèles discontinuistes fonctionnent bien et dans d’autres cas, c’est le modèle continuiste qui est le plus efficace. En réalité ces questions semblent impossibles à trancher empiriquement et nous choisissons des modèles en fonction de leur intérêt pratique et non en fonction de la plus ou moins grande vérité. Or la  d’une théorie, c’est la vérité !
Nous touchons ainsi du doigt cette idée selon laquelle nous ne sommes peut-être pas si savants que cela. En quelque manière nous avons infiniment plus de connaissances que Platon et Aristote mais sans que ces connaissances nouvelles portent sur l’essentiel. Si on laisse de côté les sciences de la nature et leurs applications techniques et qu’on s’intéresse au vaste domaine des affaires humaines, les choses sont encore plus claires : toute la sociologie du monde nous a-t-elle vraiment appris quelque chose que les Anciens ignoraient ?

Pourquoi le progrès ne va pas sans pertes

Après avoir ouvert une brèche dans l’optimisme satisfait de nos contemporains, je voudrais maintenant enfoncer le coin. Ce que nous avons gagné d’un côté, nous l’avons perdu de l’autre. Ce processus est en large partie inévitable. Nous ne savons plus tailler les silex pour en faire des outils pour découper des animaux que nous ne saurions plus chasser comme les chassaient nos lointains ancêtres. L’oubli est nécessaire pour une part. Mais il vaut mieux le savoir avant de nous enorgueillir de notre supériorité. On pourrait ici rappeler Rousseau et son Discours sur les sciences et les arts, dans lequel il ose heurter « de front tout ce qui fait aujourd'hui l'admiration des hommes » et affirme que « la dépravation réelle, et nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. » Le progrès des sciences et arts engendre la paresse et le luxe, corrompent les âmes, nous font oublier les choses utiles à la vie au fur et à mesure que nous nous occupons des plus futiles.
Bien sûr Rousseau exagère ! Mais l’exagération est un procédé heuristique tout à fait légitime. C’est seulement ainsi que les traits essentiels peuvent surgir. Au-delà de la rhétorique rousseauiste, le premier discours met en évidence les contradictions du progrès et en particulier les contradictions de ce progrès des Lumières. Le progrès de l’esprit scientifique dans la lignée de la révolution galiléenne et newtonienne amorce le déclin de la culture classique humaniste. On peut suivre cela à la trace dans l’histoire de la philosophie, de la critique radicale d’Aristote chez Bacon et Descartes jusqu’au scientisme du XIXe siècle. Le conflit des deux éducations, l’éducation humaniste traditionnelle et l’éducation moderne inspirée de Descartes est particulièrement mis en évidence chez Vico, défenseur de l’éducation humaniste et en même temps plus novateur et plus en avance sur son temps, à bien des égards, que les cartésiens qu’il critique. Sans aucun doute ce refoulement de la culture humaniste était-il inévitable. La science nouvelle doit s’imposer par un coup de force révolutionnaire, détrônant la culture traditionnelle. De ce fait, c’est tout un pan du savoir humain qui est relativisé et perd progressivement de son importance pour arriver aujourd’hui au moment de son extinction totale.
Encore une fois, c’est sans doute, en partie quelque chose d’inévitable : nous avons oublié la culture antique pour les raisons mêmes qui font que nous ne savons plus tailler nos outils dans les pierres ni chasser avec les instruments de l’homme du paléolithique. Mais ce processus est aggravé dans des proportions considérables par l’idéologie du progrès, la conviction profonde qu’aujourd’hui est absolument supérieur à hier, que demain sera mieux qu’aujourd’hui, que les enfants en savent forcément plus que les parents et qu’en réalité il n’y a rien à transmettre du passé à part ce qui peut être transformé en « produit culturel », vendable dans les boutiques des musées ou sur les sites archéologiques ou, éventuellement ce qui peut servir de scénario pour une série à grand spectacle et effets spéciaux.
Ajoutons, pour terminer sur ce point, que les processus d’accumulation du savoir n’ont absolument rien de linéaire. En Europe, l’effondrement (lent) de l’empire romain a conduit à une régression de la culture, du savoir mais aussi des techniques dans la première partie du Moyen Âge. Une régression également du niveau moyen d’instruction de la population. Ceux qui se sont prétendus les successeurs des Césars étaient souvent des presque analphabètes. Mais cet effondrement de la civilisation romaine a laissé place à quelque chose de nouveau, dans tous les domaines, d’abord dans les techniques tant de la guerre que des arts d’agrément puis dans le domaine d’un savoir tombé la coupe des ordres religieux. Le résultat en est que le Moyen Âge n’est absolument pas cette période sombre d’où les Lumières émergent, selon le mythe moderne. Et quand la Renaissance – qui commence en fait au XIVe siècle en Italie – redécouvre et restaure dans toute sa dignité la culture antique, elle le fait sur la base des acquis de l’époque médiévale. Encore faut-il ajouter que ce qui vaut pour l’Europe occidentale ne vaut pas pour l’empire romain d’Orient et encore moins pour le monde arabo-musulman pour lequel notre Moyen Âge est au contraire un véritable âge des Lumières.
Enfin, nous avons oublié quelque chose de très important. Socrate se méfiait apparemment du savoir. Face à ses interlocuteurs, il affirme qu’il ne sait rien, et que, cependant, il en sait plus qu’eux puisque, lui au moins sait qu’il ne sait pas. La savoir de l’ignorance, cette « docte ignorance » que reprendra Nicolas de Cues est un thème récurrent de toute la tradition antique et humaniste. Mesurer l’étendue de son ignorance est la condition d’un vrai savoir. Il est remarquable que cette dialectique du savoir et de l’ignorance ait pratiquement disparu de notre culture. Nous avons tant loué le savoir que nous ignorons notre propre ignorance. J’en pourrais donner de nombreux exemples dans le domaine scientifique où les hypothèses les plus fragiles sont assénées comme autant de vérités indiscutables ... jusqu’au jour où l’on doit remplacer cett vérité indiscutable par une autre vérité tout aussi indiscutable.

Les progrès de l’ignorance.

C’est évidemment à notre époque que les processus très anciens et particulièrement accentués à partir du XVIIe et XVIIIe siècle prennent toute leur extension. La « dialectique du progrès » s’y révèle particulièrement destructrice. La destruction créatrice chère Schumpeter ne fonctionne guère dans le domaine du savoir et le processus d’accumulation illimitée du capital (la valorisation de la valeur, dit Marx) présente un double aspect dont on pourra mesurer ensuite tous les effets dans le domaine de l’instruction et de la culture.
  1. Le mode de production capitaliste ne peut exister qu’en révolutionnant sans cesse les conditions de la production. Le mode de production capitaliste n’est pas simplement l’exploitation du travail salarié par un capitaliste, il est d’abord la soumission du travailleur aux conditions du travail, ce qui se réalise pleinement avec l’introduction du machinisme et l’extension continuelle des processus techniques. Ce implique une incorporation croissante du savoir scientifique dans le processus de production.
  2. Mais dans le même temps, au fur et mesure que la puissance des hommes est réifiée, transformée en chose dans le travail mort qu’est la machine, le besoin de travailleurs qualifiés disparaît.
Un rapport de l’OCDE disait les choses crûment. Voici quelques extraits d’un article de Nico Hirtt que l’on peut trouver sur le site du Monde Diplomatique :
La pensée éducative de Mme Androulla Vassiliou, commissaire européenne à l’éducation, tient en quelques phrases : « améliorer les compétences et l’accès à l’éducation en se concentrant sur les besoins des marchés », « aider l’Europe à engager la compétition globalisée », « équiper les jeunes pour le marché du travail d’aujourd’hui » et« répondre aux conséquences de la crise économique ».
Analysant les documents produits par les instances de la « gouvernance internationale, Hirtt montre que les discours sur la « société de la connaissance » ne sont que des mots creux. Il s’agit en effet de former des masses de travailleurs non qualifiés :
Le Centre européen pour le développement de la formation professionnelle (Cedefop) prévoit, pour les années à venir, une augmentation de l’emploi hautement qualifié, mais également « une croissance significative du nombre d’emplois pour les travailleurs des secteurs de services, spécialement dans la vente au détail et la distribution, ainsi que dans d’autres occupations élémentaires ne nécessitant que peu ou pas de qualifications formelles- ». Un phénomène auquel l’agence européenne donne le nom de « polarisation dans la demande de compétences ».
Une tendance que les États-Unis connaissent aussi : sur les quarante emplois présentant la plus forte croissance en volume, huit seulement nécessitent de très hauts niveaux de qualification (baccalauréat + 4 ou davantage) alors qu’une vingtaine ne requièrent qu’une courte formation « sur le tas » (short-term on-the-job training). Divers auteurs anglo-saxons décrivent cette polarisation en opposant « MacJobs » et « McJobs » (par référence au Mac, l’ordinateur de la firme Apple, et au « Mc » de  [ajouter]’s). Pour les économistes David H. Autor, Lawrence F. Katz et Melissa S. Kearney, « l’évolution de l’emploi [depuis] les années 1990 est polarisée, avec la plus forte croissance dans les emplois très hautement qualifiés, la plus faible croissance dans les emplois à qualification intermédiaire et une croissance modeste dans les emplois faiblement qualifiés ».
Et un peu plus loin :
L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) se trouve contrainte de reconnaître cyniquement que « tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie” — en fait, la plupart ne le feront pas —, de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin ». En France, M. Claude Thélot, président de la commission du débat national sur l’avenir de l’école, reprit la même thèse dans le rapport remis en 2004 au ministre de l’éducation François Fillon : « La notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’école doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait à la fois une illusion pour les individus et une absurdité sociale, puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois. »
Voilà la réalité qui se cache derrière « l’économie de la connaissance » qui, traduit de la novlangue, peut s’entendre comme économie de l’ignorance massive.
Pour s’en rendre compte, il suffit de considérer l’évolution des réformes successives dans notre système éducatif. Il faut aussi considérer les implications de la marchandisation généralisée et de la transformation des œuvres de la culture humaine en « produits culturels ». Je pourrais me contenter de renvoyer à deux essais de Hannah Arendt, La crise de l’éducation et La crise de la culture. Mais je prendrai les problèmes autrement, bien que les conclusions ne diffèrent pas beaucoup sur le fond de celles de Arendt.
C’est Jean-Claude Michéa, un excellent auteur, qui a trouvé la formule juste : « l’enseignement de l’ignorance ». Reste à s’entendre sur le sens du mot ignorance. On peut faire une sorte de décompte des connaissances : les élèves ne savent plus faire une division « à la main », mais ils savent des tas d’autres choses (se déplacer sur internet, envoyer des SMS avec un téléphone portable, etc.). Si on additionne des torchons et des serviettes, on n’y comprendra rien du tout. Je vais donc prendre la définition que Michéa donne de l’ignorance :
On entendra ici par « progrès de l’ignorance » moins la disparition de connaissances indispensables au sens où elle est habituellement déplorée (et, assez souvent, à juste titre) que le déclin régulier de l’intelligence critique, c’est-à-dire de cette aptitude fondamentale de l’homme à comprendre à la fois dans quel monde il est amené à vivre et à partir de quelles conditions la révolte contre ce monde est une nécessité vitale. (op. cit. p.14)
Entrons dans le détail. Telle qu’est fut conçue dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’école publique visait un double but. D’une part, elle correspondait aux impératifs de la bourgeoisie française : unifier le pays (notamment linguistiquement) et fournir une main-d’œuvre disposant du minimum de qualification nécessaire – lire, écrire, compter – et, d’autre part, transmettre les éléments d’une culture traditionnelle (les « humanités ») qui pouvaient non seulement unifier la nouvelle élite mais aussi assurer sa légitimité.
Il y a, à l’évidence, un changement profond qui s’est opéré au cours des dernières décennies. Les impératifs de l’adaptation de la main-d’œuvre au marché du travail ont progressivement tout emporté. Ou plus exactement d’un côté les besoins très spécialisés du marché du travail « haut de gamme » évacuent progressivement toute la culture humaniste, pendant, que l’autre côté on transforme le système scolaire en une immense garderie destinée à masquer le chômage réel, mais où le contenu du savoir n’a aucune espèce d’importance – ils en savent toujours bien assez ! L’ensemble a été présenté sous le nom alléchant de « démocratisation de l’enseignement », une démocratisation rendue équivalente à la « massification ». Partons de quelques constats que chacun peut faire.
  1. Il s’agit d’abord d’un abaissement général du contenu de ce qui est enseigné, bien qu’officiellement on ait fait entrer parfois dans l’énoncé des programmes des contenus complexes et souvent marqués par un pédantisme extravagant. En pratique ce sont les exigences minimales qui sont abandonnées. Il suffirait ici de citer l’évolution de l’enseignement du français avec une régression formidable de l’enseignement de la grammaire et de l’orthographe. Nous avons aujourd’hui au baccalauréat et dans les classes préparatoires des élèves qui n’auraient jamais pu avoir leur certificat d’études primaires en raison de leur niveau dans ces domaines. Plus que l’orthographe peut-être, c’est la grammaire et la syntaxe qui sont particulièrement malmenées rendant parfois les écrits de nos élèves et étudiants totalement incompréhensibles. Il n’en va pas mieux dans les disciplines scientifiques. Le niveau de mathématiques et particulièrement la capacité à conduire une démonstration est tombé très bas : les mathématiques sont présentées comme un ensemble de techniques, de savoir-faire et non plus comme un savoir rigoureux. L’usage des calculettes a des conséquences terribles. C’est la machine qui a raison et les algorithmes des opérations (je pense à la division) sont totalement inconnus. Je ne parle pas des racines carrées ou des procédés d’interpolation. En fait on prépare des individus aptes à servir des machines et on ne forme plus des esprits scientifiques. La dislocation des programmes d’histoire a rendu celle-ci incompréhensible et des pans entiers de notre histoire ont disparu.
  2. Dans l’enseignement des langues étrangères, l’enseignement de la culture est en voie de disparition. La poésie française autant qu’étrangère sont ignorées. Les « arts de la mémoire » n’existent plus – Google est censé remplacer la mémoire. La réforme en cours des collèges finira par détruire purement et simplement l’enseignement des langues anciennes. Le seul savoir qui demeure est un savoir purement instrumental : celui qui est nécessaire pour suivre une procédure – comme le savoir que l’on demande aux opérateurs dans les « call centers » ou de savoir « argumenter » exactement comme on demande à un vendeur de savoir argumenter pour vendre son produit.
  3. Il s’agit aussi de l’introduction du « savoir-faire » comme remplaçant le savoir. On apprend aux élèves à présenter un « produit », par exemple un TPE, dans lequel ce n’est pas le savoir qui compte mais l’aptitude à faire semblant de savoir. Il s’agit surtout du « savoir être », véritable entreprise de formatage des esprits avec la multiplication des opérations purement propagandistes au sein de l’école.
Dans cet enseignement « massifié » on produit des diplômes dévalorisés entraînant une surqualification apparente et une déqualification réelle. Des emplois tenus jadis avec le brevet exigent aujourd'hui un bac+2.
Qu’est-ce donc que cette « massification » ? Je vais citer ici un article de Gilbert Molinier qui critique une certaine sociologie qui voit dans l’affaiblissement de la culture une conséquence inévitable de la massification.
Alors, je pose trois questions : premièrement, la massification ne désignerait-elle pas plutôt l’introduction, dans l’école, d’une culture de masse, une culture misérable au goût de hamburger, culture chargée de produire des abrutis ? Il me semble que la sociologie, comme les sciences de l’éducation confondent, inversent les causes et les effets ! Ce n’est pas l’accès des masses à la culture qui affaiblit cette dernière, mais c’est, au contraire, l’introduction de la culture de masse qui pourrit les élèves. Deuxièmement, la sociologie n’est-elle pas ici prisonnière d’une illusion d’optique ? Croyant atteindre un objet lorsqu’elle prétend l’observer, elle rencontre bien quelque chose mais elle est incapable de voir qu’elle ne rencontre qu’elle-même, objet insaisissable et inaperçu de son observation. Ne sachant que se livrer à des exercices comptables, elle ne peut faire autrement que de voir la société comme un bétail indéfiniment comptabilisable. Troisièmement, pourquoi continuer à accorder ce privilège exorbitant aux analyses sociologiques au mépris de l’analyse politique, juridique, voire même anthropologique ? Va-t-on encore longtemps faire l’impasse sur les cadres culturels dans lesquels l’école est enserrée ? Va-t-on encore faire longtemps la censure sur les transformations institutionnelles qui ont ravagé l’école ces dernières années ? Peut-on sérieusement traiter des difficultés de l’école sans dire un mot sur l’introduction, dans les établissements scolaires, des méthodes de gestion managériales en vogue dans les entreprises privées ou publiques, largement responsables de l’instabilité des élèves comme des enseignants... C’est ce qu’on nomme « rénovation pédagogique », entreprise de bousillage de l’intelligence des élèves, qui installe enseignants et élèves dans des difficultés inextricables. Peut-on sérieusement traiter des rapports enseignants/enseignés en n’ayant rien d’autre à proposer que de « baisser les effectifs » ou des « moyens supplémentaires » ? Non pas que ces revendications soient sans intérêt, mais une classe est autre chose qu’une... niche écologique ! Vous abordez la question scolaire comme tel éthologue observant les oies cendrées, rien de plus.
Il me semble que ces trois questions posent sur des bases sérieuses la méthode à suivre si on veut comprendre quelque chose à cet affaissement de la culture et à cette implosion lente du système scolaire. Sans développer plus ce point, je citerai encore Molinier :
C’est ce à quoi l’École d’aujourd’hui, moderne, apporte son écot : fabriquer l’homme-nouveau, homme prêt à tuer pour vendre sans que la moindre culpabilité ne l’étreigne, sans que la moindre interrogation éthique ne l’accompagne, sans que le moindre sens ne s’insinue dans ses actes. Nous fabriquons des hommes prêts à mourir sur ordre, des bêtes sauvages, officiers et sous-officiers nazis des temps modernes , des sociétés post-hitlériennes, costume gris ou bleu marine en guise de tenue de combat, chemise de marque en guise de décoration militaire, bottines de cadres en guise de bottes d’officier, espèces de kamikaze produits en série. Nous fabriquons des hommes-inhumains, petits, moyens et grands Papons, caporaux ou généraux, ingénieurs de la mort, « insectes spécialisés », « nains inventifs », hommes dotés d’une conscience d’ordinateur, hommes chiens de garde, fonctionnaires dont on réclame une « Kadavergehorsam ». Que fabriquons-nous, nous enseignants ? Peut-être cela, sans le savoir, sans vouloir le savoir, dans une espèce de demi-conscience finalement complice.
Quand on est optimiste, on peut penser que la classe dominante réserve cette nouvelle école aux enfants des pauvres, et que, pour les siens, elle conservera un enseignement sérieux, « à l’ancienne ». C’est en partie vrai. Il y a encore des lieux où l’on instruit, des universités où se dispense un véritable savoir. En France, ce qui reste du lycée s’est réfugié dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Mais il semble bien que leurs jours soient comptés. Au nom de la critique de l’élitisme, on prépare leur destruction. Même l’instruction et la culture réservées aux élites sont menacées.
Il y a un deuxième aspect qui se situe plus largement que dans le champ strictement scolaire. Je crois que c’est le progrès de l’inculture dans les élites d’abord. Il suffit d’observer la classe politique et les transformations qu’elle subit pour s’en rendre compte. Aux normaliens ont succédé les énarques et aux énarques les diplômés de la HEC – une transformation qui n’est nullement contingente. La politique se réduit à la technique économique des marchands. À l’autre pôle de la société, la « culture de masse » s’est installée. La question de la culture pose celle de la culture de masse ou encore du « tout culturel » qui caractérise notre époque et qui serait la destruction de tout culture authentique. Une destruction qui procéderait de la subversion de toute la hiérarchie classique des genres de vie par le travail.
Dans la Crise de la culture, Arendt cherche à analyser ce que signifie le surgissement de la « culture de masse ». La « culture de masse » exige d’abord une condition plus ancienne : l’existence d’une « société de masse ». La société de masse n’est pas autre chose que l’intégration de la grande masse des individus à la société. Ce qui est un peu énigmatique ici, au premier abord, c’est le sens que Arendt donne au terme « société ». Ce qu’elle appelle société, c’est « l’avènement du ménage, de ses activités, de ses problèmes, de ses procédés d’organisation » dans le domaine public. Disons-le autrement, c’est le triomphe de l’économique qui sort du foyer (oïkos) pour devenir progressivement le centre de la vie active. Or cet avènement du social implique le nivellement et l’intégration de gré ou de force de l’individu dans cette grande famille qu’est la « société ». Mais, jusqu’au XXe siècle, une très grande partie des individus est écartée de la société : les prolétaires et les exclus en tous genres. Ce qui explique d’ailleurs pourquoi un certain nombre d’individus pour échapper à la pression du conformisme ont rejoint les partis révolutionnaires. Hannah Arendt, qui écrit dans la fin des années 50 et le début des années 60, constate que désormais la masse est intégrée à la « société de consommateurs » (on dirait aussi « société de consommation ») et il faut souligner donc que le problème qu’elle pose dans la Crise de la culture n’est pas tant celui d’une perte de la tradition antique (de la paideia grecque par exemple) que celui des transformations sociales qui détruisent finalement l’individu.
Si on veut comprendre ce qu’il advient de la culture dans la société de masse, il faut ce concentrer sur l’artiste, dit Arendt, « le dernier individu à demeurer dans une société de masse », car l’artiste est « le producteur authentique des objets que chaque civilisation laisse derrière elle comme la quintessence et témoignage durable de l’esprit qui l’anime. » L’artiste lui semble, de ce point de vue l’archétype de l’individu en opposition à la société. En opposition d’abord au « philistinisme », cet état d’esprit qui juge tout en fonction de l’utilité immédiate et des « valeurs matérielles ».
Mais il ne s’agit pas tant du mépris de l’homme d’affaires pour les futilités de l’art que la prétention de la société à monopoliser la « culture » pour ses propres fins. Si bien que l’art authentique se développe à partir du XVIIIe siècle comme une protestation contre cette « culture » des philistins. Bref contre tout ce qui fait de la culture un « bien » dont on peut se servir en vue d’occuper une position supérieure dans la société : « les valeurs culturelles subirent le traitement de toutes les autres valeurs, furent ce que les valeurs avaient toujours été : valeurs d’échanges. » Voir l’emblématique Jeff Koons.

En conclusion

Le tableau dressé issu pourra sembler d’un pessimisme exagéré. Il ne s’agit pas, évidemment, de la réalité dans sa complexité mais des grandes tendances, à l’œuvre depuis plusieurs décennies. S’il existe un pessimisme sot et lâche, un pessimisme lucide est nécessaire si on veut redonner sa place à l’optimisme de la volonté, c’est-à-dire à l’action. Et cette action doit d’abord être conservatrice : nous avons longtemps pensé qu’il fallait transformer le monde (et non plus l’interpréter de différentes manières). Mais aujourd'hui, il s’agit tout simplement de le préserver. Ce qui n’est possible qu’en agissant.
À la question « sommes-nous devenus ignorants ? », je répondrai donc par l’affirmative, parce que nous sommes devenus ignorants de ce qui est essentiel, c’est-à-dire de ce qui rend possible un monde humain.

(Texte d'une conférence devant le Cercle Condorcet du Havre - 13 avril 2015)
1Lichtenberg, cité par J-C Michéa in L’enseignement de l’ignorance, Micro-Climats, 1999.

samedi 4 avril 2015

La vérité des apparences

Chez d'assez nombreux philosophes (mais aussi bien au-delà), l'apparence est systématiquement dévalorisée. L'apparence est toujours plus ou moins vue comme l'apparence trompeuse, l'apparat qui est là pour éblouir et pour empêcher de voir la réalité. L'apparence c'est l'ombre sur le mur de la caverne que les hommes enchaînés prennent pour la réalité elle-même. Mais dans le même temps, il faut bien reconnaître que l'essence cachée ne peut apparaître, que l'apparence est aussi la manifestation de l'essence. La philosophie ne peut dévoiler ce qui est caché que si ce qui est caché ne l'est pas complètement. Le dévoilement auquel se livre la philosophie ressemble fort à l'inauguration officielle des statues et monuments : la statue est cachée sous un drap mais le drap montre qu'elle est cachée et n'est là que pour ménager l'effet de surprise.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...