jeudi 20 août 2015

Leçon sur le temps

On trouvera ici un cours sur le temps. Il s’agit d’un thème classique de la réflexion philosophique, arpenté et labouré par la plupart des grands philosophes. C’est la « croix séculaire » de la pensée philosophique disait Husserl. Nous tentons ici de dégager les problématiques principales qu’ouvre la réflexion sur le temps.
Introduction
Texte I
Dans un passage célèbre de ses Confessions, saint Augustin écrit :
Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n'y aurait pas de temps passé ; que si rien n'arrivait, il n'y aurait pas de temps à venir ; que si rien n'était, il n'y aurait pas de temps présent.
Comment donc, ces deux temps, le passé et l'avenir, sont-ils, puisque le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours présent, s'il n'allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, il serait l'éternité. Donc, si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu'il est aussi, lui qui ne peut être qu'en cessant d'être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c'est qu'il tend à n'être plus 733 » (Saint-Augustin, 1964, 264)
Ainsi le temps échapperait à toute définition car son être serait de passer au néant. Au sens strict du mot, le temps n’existerait pas vraiment !
Le temps se présente d’un côté comme une expérience commune, que chaque homme éprouve au plus profond de lui-même. Il n’est pas besoin d’avoir lu HéracliteKant ou Bergson pour parler du temps avec profondeur, pour le sommer éventuellement, comme le poète, de suspendre son vol. Ce temps-là, ce temps de la subjectivité et l’expérience commune, n’écoute pas les objurgations. C’est le temps représenté par une flèche qui pointe dans une seule direction et poursuit sa course.
Mais la subjectivité humaine, celle dont le temps semble la condition la plus fondamentale, n’est pas seulement individuelle, elle se pose comme subjectivité générale de l’humanité, elle se pose comme histoire. Nous ne pouvons vivre que dans une histoire. Nous naissons dans un monde déjà vieux.
D’un autre côté, le temps est mesure ; il est l’éternel retour du jour et de la nuit, le battement régulier des saisons, le cycle des astres. Aristote liée le temps et le mouvement : le temps est « le nombre du mouvement ». Il est aussi mesure technique : c’est le temps défini par les battements de l’horloge, celui de l’isochronisme des petites oscillations de Galilée et Huyghens.
C’est un temps abstrait, qu’on peut découper en unités aussi petites qu’on le veut, ce fameux dt qui figure au dénominateur des équations différentielles. C’est un temps qu’on peut représenter par une ligne droite munie d’une origine et d’un vecteur-unité.
Est-il possible de surmonter la contradiction qui se manifeste entre ces deux aspects opposés de l’idée de temps ? Faut-il opposer la science et la vie, à la manière d’un Bergson ? Ou bien, au contraire, doit-on se résigner à faire entrer notre expérience intime dans le lit de Procuste du temps normé de la science et de la technique, ce temps des ordinateurs et des systèmes de communication que les spécialistes nomment bizarrement « temps réel » ?
Cette difficulté (« cette croix séculaire » dont parle Husserl1) dans la définition du temps parcourt toute l’histoire de la pensée humaine – au moins dans l’ère de la culture occidentale, issue de la Grèce antique : que le temps soit une réalité objective, existant indépendamment du vécu des êtres humains nous ne cessons de buter sur cette énigme. Une énigme que la physique contemporaine a redoublé avec la théorie de la relativité dont les équations (vérifiées largement par l’expérience) indiquent que le temps n’est pas le même suivant les repères : le temps « s’écoule » plus lentement dans un avion qui fait le tour de la Terre que sur terre. C’est encore la théorie cosmologique la plus largement répandue aujourd’hui, connue sous le nom de « big bang », qui énonce que le commencement temporel de l’univers est aussi le commencement du temps : l’univers serait né il y a 13 ou 17 milliards d’année et avant cet événement initial il n’y aurait pas de temps ! Idée que nous pouvons accepter mais sans pouvoir véritablement la comprendre.
Pour résoudre cette difficulté, les philosophes modernes et contemporains, à la suite de Kant, ont souvent renoncé à faire du temps une réalité objective : le temps serait (comme l’espace) non une réalité existant par elle-même, mais une forme a priori de la sensibilité, la condition – propre à l’esprit – de l’expérience intérieure (celle que fait la conscience), tout comme l’espace serait la condition de l’expérience sensible – celle qui nous est donnée par la perception sensorielle. Cette « révolution copernicienne » (pour reprendre une expression de Kant) conduit à placer la compréhension du temps non dans l’objet mais dans le sujet. D’où le déport de l’intérêt philosophique vers le temps vécu. D’où aussi les méditations sur le temps qui nourriront la littérature romantique (Gérard de Nerval) ou plus contemporaine (Proust, Virginia Woolf, James Joyce, etc.).
Commencer par le commencement : Aristote
C’est dans la Physique qu’Aristote tente de définir ce qu’est le temps. Il s’agit de savoir s’il « fait partie des étants ou des non étants, ensuite quelle est sa nature » (Aristote, 2000, 217b). C’est qu’en effet, on pourrait penser que le temps « n’est absolument pas ou à peine ». Y a-t-il une réalité du temps ? Aristote commence, comme toujours, par exposer la thèse qu’il va mettre en question : « En effet, quelque chose de lui est passé et n’est plus alors que quelque chose de lui est à venir et n’est pas encore. » Ainsi le temps aussi bien considéré dans son infinité que dans chacun de ses moments serait constitué de non-étants. Comme donc pourrait-il être ? On peut encore poser le problème autrement : ce qui existe est divisible – c’est une thèse essentielle d’Aristote – or, les parties dont le temps est composé (passé et avenir) n’existent pas. Si nous considérons le temps comme le « maintenant », les choses sont tout aussi difficiles, puisque, Aristote le montre par un raisonnement subtil, le « maintenant » ne peut pas être une partie du temps.
Peut-être pourrait-on définir le temps par le mouvement ? Aristote montre que cette définition ne convient pas non plus : le mouvement concerne seulement les choses qui changent alors que le temps les concerne toutes. En outre le changement peut être plus ou moins rapide alors que le temps est toujours le même. Autrement dit, pour Aristote, le temps est homogène et isotrope. Pourtant, ajoute-t-il, le temps suppose le changement, du moins dès que l’on se place du point de vue de la perception du temps. Aristote, en effet, s’intéresse à la façon dont le temps nous est donné. C’est parce que nous percevons un changement que nous percevons le passage d’un « maintenant » à un autre « maintenant ». Et puisque le temps n’est pas un mouvement, il est nécessairement au moins une partie du mouvement. D’où la définition : le temps « est le nombre du mouvement selon l’antérieur et le postérieur » (op.cit., 219b).
Si le temps n’est qu’un aspect du mouvement, le problème de sa réalité reste en suspens. « Comme le mouvement est sans cesse autre, de même en est-il du temps », mais il y a cependant une universalité du temps : deux mouvements qui n’ont rien à voir sont mesurés par le même temps puisque le « maintenant » est le même pour tous. Notons que c’est ce point qui restera indiscuté jusqu’au début du XXe, c’est-à-dire jusqu’à ce que la théorie de la relativité vienne précisément renverser cette idée que le « maintenant » est le même pour tous. Aristote déduit alors les propriétés du temps : il est divisible à l’infini et il est infini – il n’y a évidemment pas de commencement du temps – ce qui implique l’éternité du monde – le monde n’a pas de commencement et il est donc incréé. Soulignons encore ceci : pour Aristote, le futur et le passé ne sont pas symétriques. Le futur est toujours contingent, ce qui veut dire que les énoncés portant sur les événements futurs ne sont ni vrais ni faux (à la différence des énoncés portant sur des événements présents). C’est parce qu’il est lui aussi un défenseur de la contingence des futurs qu’Épicure s’oppose au strict déterminisme des Stoïciens.
Sans entrer plus dans le détail de la pensée aristotélicienne, attardons-nous sur les questions qu’il pose concernant le rapport entre le temps et l’âme : « on pourrait se demander si, à supposer qu’il n’y ait pas d’âme, le temps existerait ou non » (op. cit. 223a). La réponse apparaît d’abord comme négative : pour que le temps qui est nombre existe, il faut une âme pour nombrer. Il se pourrait donc que le temps soit d’abord un temps perçu par un être possédant une intelligence. En termes modernes, nous dirions que le temps possède d’abord une réalité subjective. Et Aristote nous laisse sur cette ambiguïté.
Augustin et l’énigme du temps
Dans les Confessions, Augustin se heurte à l’impossibilité de dire ce qu’est le temps. La citation que nous avons mise en préambule semble assez proche de ce que disait déjà Aristote. Mais il y a une différence essentielle : Augustin se pose la question du temps alors même qu’il est en train d’écrire des Confessionsadressées à Dieu, un Dieu qui se tient entièrement dans l’éternité. L’interrogation augustinienne sur le temps renvoie donc directement au sens même de l’entreprise des Confessions. Comment l’éternité divine et la temporalité de la création peuvent-elles s’articuler et comment le Verbe divin, atemporel, peut-il se transformer dans le verbe humain qui se déploie dans l’ordre du temps ? À ceux qui demandent « que faisait Dieu avant la création du monde », Augustin refuse de railler les questionneurs et répond que la question est difficile. En effet, stricto sensu, Dieu ne faisait rien et ne pouvait rien faire avant la création, car ce faire aurait déjà été création. La question est cependant mal posée : Dieu a créé le temps dans le geste même par lequel il a créé le monde. La question « Que faisait Dieu avant la création ? » Mais cette réponse à nouveau nous place devant la difficulté de définir le temps, ce qui est l’objet propre du chapitre XIV et des suivants. Et cette difficulté ne peut être résolue directement, comme on résout un problème de mathématique.
Il semble que le temps puisse se mesurer – nous parlons d’un temps long ou un temps court – et cela pourrait nous conduire à penser l’objectivité du temps. Mais là encore nous voilà pris dans un nœud inextricable. Comment un an peut-il être un temps long et dix jours un temps court si le passé n’est plus et le futur n’est pas encore ? Et il en va de même pour le présent : cent années ne sont pas plus présentes qu’une seule année ou même un seul jour. Et il s’en suit que « Si on conçoit un point de temps, tel qu'il ne puisse être divisé en particules d'instants, si petites soient- elles, c'est cela seulement qu'on peut dire « présent », et ce point vole si rapidement du futur au passé qu'il n'a aucune étendue de durée. Car s'il était étendu, il se diviserait en passé et en futur, mais le présent n'a point d'étendue. »2 Le temps ne peut se percevoir que dans sa fuite et pourtant il faut bien qu’il ait une sorte d’être. Le passé et le futur ont une sorte d’être, même si en tant que tels ils n’existent plus ou pas encore. L’être du passé est dans la mémoire : « Lorsque nous faisons du passé des récits véritables, ce qui vient de notre mémoire, ce ne mont pas les choses elles-mêmes, qui ont cessé d'être, mais termes conçus à partir des images des choses, lesquelles en traversant nos sens ont gravé dans notre esprit des sortes d'empreintes. Mon enfance, par exemple, qui plus est dans un passé disparu lui aussi ; mais lorsque je l'évoque et la raconte, c'est dans le présent que je vois son image, car cette image est encore dans ma mémoire. »3 En ce qui concerne le futur, indépendamment de la question de savoir si on peut le prévoir – et Augustin se prononce clairement contre l’astrologie et les pratiques divinatoires issues du paganisme – il est clair qu’existe lorsque nous le préméditons. Mais pas plus que la mémoire ne fait exister les choses du passé la préméditation ne fait exister les choses futures. Les unes comme les autres n’existent pas ; n’existent que les mots qui évoquent les souvenirs et les idées et images par lesquelles nous préméditons le futur.
La conclusion est claire : les trois modes du temps n’existent pas en dehors de nous mais seulement dans notre âme : « Le présent du passé, c'est la mémoire ; le présent du présent, c'est l'intuition directe ; le présent de l'avenir, c'est l'attente. »4 Reste à éclaircir la question de la mesure du temps : comment peut-on dire qu’un temps est deux fois plus long qu’un autre ? Comment donc mesurer ce qui n’est pas ? Saint Augustin a l’intuition non développée de ce que dira Bergson : la mesure concerne l’espace et en mesurant le temps on transforme en quelque sorte le temps en espace. Il réfute l’idée que le temps est identique au mouvement puisque c’est précisément le temps qui sert de mesure au mouvement. Le temps ne peut pas non plus mesurer le temps – ici on lira les développements d’Augustin sur la voix et la scansion des vers.
Après avoir éliminé toutes les solutions qui conduisent à une impasse, Augustin conclut que c’est l’esprit seul qui peut mesurer le passage du temps. « Mais comment l'avenir, qui n'est pas encore, peut-il s'amoindrir et s'épuiser? Comment le passé, qui n'est plus, peut-il s'accroître, si ce n'est parce que dans l'es­prit, auteur de ces transformations, il s'accomplit trois actes : l'esprit attend, il est attentif et il se souvient. L'objet de son attente passe par son attention et se change en souvenir. Qui donc ose nier que le futur ne soit pas encore ? Cependant l'attente du futur est déjà dans l'esprit. Et qui conteste que le passé ne soit plus ? Pourtant le souvenir du passé est encore dans l'esprit. Y a-t-il enfin quelqu'un pour nier que le présent n'ait point d'étendue, puisqu'il n'est qu'un point évanescent ? Mais elle dure, 1 attention par laquelle ce qui va être son objet, tend à ne l'être plus. Ainsi ce qui est long, ce n'est pas l'avenir : il n'existe pas. Un long avenir, c'est une longue attente de l'avenir. Ce qui est long, ce n'est pas le passé, qui n'existe pas davantage. Un long passé, c'est un long souvenir du passé. »5
Ce passage du temps, c’est la durée (là encore dans un sens presque bergsonien) qui est tout entière dans l’attention tournée soit vers le passé (les longs souvenirs) soit vers le futur : « Si quelqu'un veut prononcer un son prolongé et en déterminer d'avance, dans son esprit, la longueur, il prend en silence la mesure de cette durée, et la confiant à sa mémoire, il commence à pro­férer ce son qui retentit jusqu'à ce qu'il atteigne le terme fixé. Que dis-je, il retentit ? il a retenti et il reten­tira : car ce qui de ce son s'est écoulé a retenti; ce qui reste retentira, et de la sorte il s'accomplit, l'attention présente faisant passer l'avenir dans le passé, et le passé s'enrichissant de ce que perd l'avenir, jusqu'à ce que par l'épuisement de l'avenir, tout ne soit plus que passé.»6
En une formule célèbre mais un peu énigmatique, Augustin définit le temps comme une « distentio », une distension de l’âme : « pour moi que le temps n'est rien d'autre qu'une distension. Mais une distension de quoi, je ne sais au juste, probablement de l'âme elle-même. »7 Qu’est-ce que cette « distentio animi » sinon cette capacité qu’elle a de saisir par l’intuition passé, présent et futur. Il s’agit donc bien de passer de l’impossible définition objective du temps à la saisie du temps comme vécu de la conscience. Jean-Toussaint Desanti se demande si cette « révolution copernicienne » attribuée à Kant, ce renversement de perspectives, n’est pas déjà chez Augustin (Desanti, 1992, 18).
Texte II
  • Le rêve de Monique (Confessions, livre III, §19-20)
Desanti analyse ce passage (Desanti, 1992, 28 et sq.) et voit dans ce récit « un moment important de l’apprentissage de son mode d’être au temps » : « Il me semble que ce qu’il cherche à y saisir, c’est le lien interne et substantiel qui désigne son passé d’égarements comme ayant été l’avenir de son présent – sa vie présente dans la Foi – si bien que l’avoir été de ce passé peut seulement, maintenant qu’Augustin vit sa conversion, être reconnu et nommé comme le sien. »
Et vous avez étendu votre main d'en haut, et vous avez arraché mon âme à ces profondes ténèbres 118tandis que devant vous, ma mère, votre fidèle servante, pleurait sur moi plus que ne pleurent les mères sur le cadavre de leurs enfants. A la lumière de la foi et de l'esprit qu'elle tenait de vous, elle me voyait mort. Et vous l'avez exaucée, Seigneur, vous l'avez exaucée, vous n'avez pas dédaigné ses larmes, dont le torrent arrosait la terre partout où elle priait. Oui, vous l'avez exaucée. Car d'où lui venait ce rêve dont vous la consolâtes, si bien qu'elle accepta de vivre avec moi et de s'asseoir à la même table que moi dans la maison, ce qu'elle avait d'abord refusé de faire par aversion et horreur pour les blasphèmes que me dictait mon erreur ? Dans ce songe elle se vit debout sur une règle de bois, et au-devant d'elle venait un jeune homme, brillant, joyeux et qui souriait à sa tris­tesse et à sa désolation. Il lui demanda la raison de sa peine et de ses larmes quotidiennes ; il voulait l'instruire de quelque chose, comme il arrive en ce cas, et n'avait rien à apprendre d'elle. Et sur sa réponse qu'elle pleurait ma perte, il lui ordonna de se rassurer et la pria de faire attention et de remarquer que, là où elle était, je me trouvais moi aussi. Elle regarda et me vit, auprès d'elle, debout sur la même règle. D'où pouvait venir ce songe, sinon de ce que vous approchiez vos oreilles de son cœur, ô Dieu bon et tout-puissant, qui prenez soin de chacun de nous comme si vous aviez à prendre soin de lui seul, et de tous comme de chacun ?
D'où venait encore ce que je vais dire ? Quand elle me raconta son rêve, je tentai de le lui faire prendre dans un autre sens : elle devait bien plutôt ne pas déses­pérer d'être un jour ce que j'étais déjà; mais elle aussi­tôt sans hésiter : « Non, on ne m'a pas dit : là où il est, tu seras toi aussi; mais là où tu es, toi, il sera lui aussi. » Je vous l'avoue, Seigneur, autant que je m'en souviens, et je l'ai souvent déclaré : la réponse que vous me fîtes par la bouche de ma vigilante mère, son absence de trouble devant ma fausse et spécieuse inter­prétation, sa promptitude à voir ce qu'il fallait voir et ce que je n'avais pas vu avant qu'elle eût parlé, cela m'émut plus encore que ce songe lui-même par où était annoncée, si longtemps d'avance, à la pieuse femme, pour la consoler de ses inquiétudes présentes, une joie qu'elle ne devait goûter que bien longtemps après. (Saint-Augustin, 1964, Confessions, Livre III, chapitre XI, pp. 62-63)

Texte III
  • Pascal et le temps vécu
La réflexion augustinienne sur le temps trouve des prolongements chez Pascal, mais sur un mode souvent plus tragique. La distension de l’âme y est présentée comme une irrémédiable dispersion de l’âme.
47 –– Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous rappelons le passé ; nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.
Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin.
Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais mais espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais.
(Pascal, 1963, Pensées, L47-B172, p.506)
Le temps de la science et la science du temps
La science moderne est confrontée d’emblée à la question du temps. La physique ancienne, issue principalement d’Aristote sait bien que mouvement et temps ont partie liée, mais la mesure temporelle du mouvement caractérise la physique galiléenne puisqu’elle rend possible la géométrisation du mouvement, c’est-à-dire mécanique rationnelle. En découvrant la loi de l’isochronie des petites oscillations, Galilée affirme qu’il a trouvé là un moyen de découper rigoureusement le temps. Il est à noter qu’il ne s’agit plus de mesurer le temps par le mouvement des astres, comme chez les Anciens, mais bien de construire un artifice humain qui va permettre de mesurer le temps en quelque sorte de l’extérieur. Peu importe que la théorie galiléenne ne soit pas exacte – c’est Huygens qui apportera ici les lumières décisives – l’essentiel est que le mouvement est posé maintenant dans sa pureté, indépendamment de tout corps en mouvement particulier, indépendamment de la question même du mouvement de la Terre. Ce sont, par ailleurs, les travaux de Christian Huygens sur l’horloge à balancier qui ouvrent la voie à la construction de chronomètres de marine qui vont permettre de disposer sur les navires d’une « base de temps portable » : le pilote, au moment de faire le point, disposera d’une indication exacte de l’heure de son port de départ. Cette réalisation technique matérialise l’idée d’un temps universel : si le Soleil culmine dans le ciel, il est midi au soleil, mais l’horloge marine indiquera, par exemple, qu’il est 15 heures à Londres. Non seulement cette indication permet de calculer la longitude mais encore elle indique cette indépendance du temps, homogène, par rapport à la vie terrestre.
Galilée est l’inventeur d’une conception qui fait du temps, et non de l’espace, le ressort caché de la physique. Newton poussera plus loin pour aboutir une conception proprement causale du temps. Les équations différentielles par rapport au temps qui permettent d’exprimer les lois de Newton expriment ceci : le passage d’un E1 à un état E2 d’un système quelconque ne dépend que du temps et au moyen des équations on peut prédire l’état du système à n’importe quel moment.
C’est à Newton que l’on doit la conception d’un Temps et d’un Espace absolus et infinis, existant indépendamment de nous et indépendamment des objets matériels qu’ils « contiennent ».
Je viens de faire voir le sens que je donne dans cet Ouvrage à des termes qui ne sont pas communément usités. Quant à ceux de temps, d’espace, de lieu et de mouvement, ils sont connus de tout le monde ; mais il faut remarquer que pour n’avoir considéré ces quantités que par leurs relations à des choses sensibles, on est tombé dans plusieurs erreurs.
Pour les éviter, il faut distinguer le temps, l’espace, le lieu, et le mouvement, en absolus et relatifsvrais et apparentsmathématiques et vulgaires.
I. Le temps absolu, vrai et mathématique, sans relation à rien d’extérieur, coule uniformément, et s’appelle durée. Le temps relatif, apparent et vulgaire, est cette mesure sensible et externe d’une partie de durée quelconque (égale ou inégale) prise du mouvement : telles sont les mesures d’heures, de jours, de mois, et c’est ce dont on se sert ordinairement à la place du temps vrai.
II. L’espace absolu, sans relation aux choses externes, demeure toujours similaire et immobile.8
La proposition d’Aristote qui faisait du temps le nombre du mouvement est renversée. Le temps seul possède une existence absolue qui permet au mouvement d’advenir.
On distingue en astronomie le temps absolu du temps relatif par l’équation du temps. Car les jours naturels sont inégaux, quoiqu’on les prenne communément pour une mesure égale du temps ; et les Astronomes corrigent cette inégalité, afin de mesurer les mouvements célestes par un temps plus exact.
Il est très possible qu’il n’y ait point de mouvement parfaitement égal, qui puisse servir de mesure exacte du temps ; car tous les mouvements peuvent être accélérés et retardés, mais le temps absolu doit toujours couler de la même manière.
La durée ou la persévérance des choses est donc la même, soit que les mouvements soient prompts, soit qu’ils soient lents, et elle serait encore la même, quand il n’y aurait aucun mouvement, ainsi il faut bien distinguer le temps de ses mesures sensibles, et c’est ce qu’on fait par l’équation astronomique. La nécessité de cette équation dans la détermination des phénomènes se prouve assez par l’expérience des horloges à pendule, et par les observations des Éclipses des satellites de Jupiter.9
La conception newtonienne semble aller de soi. Nous ne voyons avec nous yeux qu’un espace infini et le temps pour nous est bien uniforme, de quelque partie de l’univers qu’on l’observe. S’il se passe deux heures sur Terre, il s’est passé deux heures dans le satellite qui fait le tour de la Terre en deux heures. Nous n’avons dès lors aucune difficulté à nous faire du temps une représentation spatialisée : le temps est une flèche orientée, l’axe des abscisses des représentations des équations du mouvement par rapport au temps.
La théorie de la relativité restreinte, exposée par Einstein en 1905, bouleverse cette conception. Au lieu de la double détermination de la l’espace et du temps, on a affaire désormais à un continuum espace-temps d’un espace à quatre dimensions. Il n’est pas dans notre propos de retracer ici la genèse de la théorie de la relativité. Disons simplement qu’Einstein soupçonne très vite que la théorie newtonienne du temps et de l’espace ne peut plus être acceptée. Il met d’abord en cause la notion de simultanéité. On peut définir la simultanéité par le temps des horloges voisines des évènements. Mais cette définition ne convient que si on fait du temps une réalité absolue indépendante de l’état du corps auquel est liée l’horloge. Dans la théorie de la relativité, il en va tout autrement. La physique classique reposait sur deux postulats : 1° l’intervalle de temps qui sépare deux évènements est indépendant du corps de référence et 2° la distance spatiale de deux points d’un corps rigide est indépendante de l’état de mouvement du corps de référence10. Or ces deux postulats doivent être abandonnés dans la théorie de la relativité. Ainsi, si nous supposons deux horloges K et K’ et que K’ est animée d’une vitesse par rapport à K, le temps mesuré par K’ sera plus lent que celui mesuré par K. c’est en s’appuyant sur cette idée que Paul Langevin a inventé le fameux « paradoxe des jumeaux » : supposons deux jumeaux A et B. A, au moyen d’un vaisseau spatial capable d’aller à une vitesse proche de celle de la lumière, voyage vers une planète située à 20 années-lumière de la Terre. Quand il revient sur Terre, son frère B a vieilli de 40 ans alors que lui n’aura vieilli que de 6 ans…
À l’espace-temps homogène et rigide de Newton succède donc un espace-temps souple et plastique. Cette conception soulève des difficultés sérieuses dont la plus grave est sans doute l’impossibilité de dire « en ce moment, quelqu’un, ailleurs, fait ceci ou cela ». Nous pensons que le temps s’écoule à la même vitesse pour tous, mais cette idée-là ne convient plus.
Est-ce à dire que la question de la nature du temps puisse trouver sa solution dans la science physique ? Rien n’est moins sûr. Étienne Klein11 montre quelles sont les conceptions majeures du temps suivant lesquelles les scientifiques se partagent aujourd’hui : pour les uns, tenants de la thèse de l’univers-bloc, le monde objectif est, tout simplement, il n’advient pas et l’écoulement du temps n’est que notre perception subjective. À cette conception s’opposent ceux pour qui seuls les évènements présents sont réels et il n’y aurait pas d’autre réalité que celle qui est présentement. On reconnaîtra sans mal les oppositions qui déjà divisaient les philosophes grecs… À ces problèmes déjà indémêlables s’est ajoutée la question encore plus obscure du « commencement de l’Univers » qui serait aussi le commencement du temps, la fameuse théorie dite du « big bang », soutenue d’abord par Georges Lemaître en 1927 et qui pourrait avoir été confirmée dès 1929 par la découverte de l’éloignement des galaxies les plus lointaines qui prouverait l’expansion de l’univers ou, dans les années 1960 par la découverte de l’existence d’un rayonnement fossile dans tout l’Univers et qui témoignerait de ce « commencement absolu ». Si les métaphores et les images de science-fiction se sont largement déployées à partir de ces hypothèses théoriques, nous devons bien constater « l’origine de l’univers demeure bel et bien un mystère, une question authentiquement métaphysique, sans réponse connaissable. »12 Et Klein de conclure que lorsque nous parlons « de l’origine de l’Univers, de l’origine de toutes nos origines, notre langage se réfracte lui-même pour s’abîmer dans ce qui n’est que son ombre. »13
La question de l’irréversibilité
Si toute la physique moderne et contemporaine (de Galilée à Einstein) pense le temps comme réalité fondamentale, elle semble pourtant incapable de penser le temps qui est le nôtre, le temps vécu et saisi subjectivement. À un premier niveau, on peut constater que les lois de la physique tant classique que relativiste sont conservées si inverse la « flèche du temps », par exemple si on change en -t. la bille qui descend un plan incliné remonte une pente exactement égale à celle qu’a descendu, si on fait abstraction des forces de frottement. Le film de la chute d’un corps peut parfaitement être projeté à l’envers sans que rien n’apparaisse d’étrange.
Les lois de la physique relativiste sont tout aussi invariantes si on change le sens de la flèche du temps – les équations de Lorenz reprennent les équations de la relativité classique (galiléenne) en intégrant un facteur v²/c². Sous cette première forme, qui fut et reste d’une efficacité pratique extraordinaire, le temps de la physique semble un temps réversible.
Pourtant, l’irréversibilité du temps est d’abord un fait d’expérience la plus indubitable. « Le temps s’en va, le temps s’en va madame, Las, le temps non ! Mais nous nous en allons et serons étendus sous la lame » se lamente Ronsard. Le temps nous emporte et toujours dans le même sens, vers la mort. Les mythes proposent parfois un autre temps : Platon, reprenant le mythe de Chronos rappelle un temps ou le temps s’écoulait en sens inverse (les vieillards retombaient en enfance !). L’éternel retour hante les philosophes de la « grande année » de Platon à l’éternel retour nietzschéen en passant par le « ricorso » de Giambattista Vico. Mais ces mythes pourraient n’avoir d’autre valeur que la tentative vaine d’arrêter le temps, de le faire tourner en sens inverse (comme la machine à remonter le temps de H.G. Wells), à moins qu’il ne s’agisse d’une manière de prétendre prédire l’avenir : le passé et l’avenir symétrique et le cycle nous garantit que demain sera comme hier. Mais nous savons bien que le temps n’est ni réversible ni cyclique.
Texte IV
Vladimir Jankélévitch, dans l’Irréversible et la nostalgie souligne avec force que temporalité et irréversibilité sont au fond des synonymes :
L’irréversible n’est pas un caractère du temps parmi d’autres, il est la temporalité même du temps ; et le verbe « être » est pris ici au sens ontologique et non au sens copulatif : c’est-à-dire que l’irréversible définit le tout et l’essence de la temporalité, et la temporalité seule ; en d’autres termes, il n’y a pas de temporalité qui ne soit irréversible, et pas d’irréversibilité pure qui ne soit temporelle. La réciprocité est parfaite. La temporalité ne se conçoit qu’irréversible : si le fuyard de la futurition, ne fût-ce qu’une fraction de seconde, revenait sur ses pas, ou se mettait à lambiner, le temps ne serait plus le temps…
(…) la temporalité n’est pas un simple prédicat de l’existence humaine, car ce serait supposer que l’être de l’homme, au moins en droit, peut-être intemporel tout en restant humain… Le devenir n’est pas sa manière d’être, il est son être lui-même ; le temps n’est pas son mode d’existence, il est sa seule substantialité. En d’autres termes, l’homme est toute temporalité, et ceci de la tête aux pieds, et de part en part, jusqu’au bout des ongles.14
Est-il possible de réconcilier ce temps irréversible proprement humain, ce temps que nous vivons dans notre chair, avec le temps de la science ? La thermodynamique permet apparemment d’appréhender physiquement l’irréversibilité du temps. L’impossibilité de la transformation cyclique monotherme de chaleur en travail atteste cette irréversibilité de fait du temps physique : un moteur thermique ne peut jamais produire assez de chaleur pour entretenir son propre mouvement. On sait transformer intégralement le travail en chaleur mais pas l’inverse. La thermodynamique introduirait donc un dissymétrie entre le passé et le futur.
Cette dissymétrie s’exprime d’ailleurs de manière très complexe mais elle renvoie toujours à « une dissymétrie entre probabilité de prédiction et rétrodiction. »15 L’équations de Fourier qui décrit la propagation de la chaleur dans un solide (1811) permet de prévoir le futur mais ne donne aucune indication sur le passé16. La propagation de la chaleur semble être ainsi l’archétype de l’irréversibilité du temps. C’est avec la thermodynamique que sera introduite la notion d’entropie. Celle-ci est d’abord introduite pour mesurer les variations de l’état d’un système thermodynamique. C’est Clausius qui, partant du fait qu’une source froide ne cède jamais de chaleur à une source chaude, montrera que l’entropie d’un système isolé ne peut que croître. Mais on peut aussi donner une autre signification à l’entropie : elle mesure la croissance du désordre dans un système isolé. La flèche du temps serait donc celle de la croissance du désordre. 
Le second principe de la thermodynamique affirme que dans un système isolé le désordre a tendance à croître spontanément. Or, on peut considérer l’univers tout entier comme un système isolé. Donc le second principe de la thermodynamique conduit à l’idée de la « mort thermique de l’Univers ». Il y a donc une dissymétrie radicale entre le passé et l’avenir et cette dissymétrie peut être définie objectivement comme la croissance du désordre ou encore croissance de l’entropie (l’entropie est une fonction qui définit l’état de désordre d’un système). Spontanément, la goutte de lait se dilue dans la tasse de thé mais jamais le lait et le thé ne se sépareront spontanément. Si la vie est un ordre, la croissance de l’entropie, comme croissance du désordre est donc l’anéantissement de toute vie. Ainsi le temps identifié à cette croissance de l’entropie serait non seulement essentiellement destructeur mais se détruirait lui-même. Dans un système à l’état d’équilibre il n’y a plus aucun moyen de séparer l’avant de l’après et par conséquent un tel système serait un système sans temps.
L’idée de la croissance de l’entropie et l’idée corrélative de la mort thermique de l’univers ne vont pas de soi. Au moins localement, on peut constater que l’évolution dans le temps de certains systèmes est productrice d’ordre. Le refroidissement de la terre a rendu la vie possible et l’histoire naturelle de la terre est celle de la production de structures complexes jusqu’à cette structure la plus complexe que nous connaissions qui est celle du cerveau humain. Plus généralement, si on applique le second principe de la thermodynamique, l’univers devrait aujourd’hui être moins différencié qu’il y a quinze milliards d’années. Or, d’après la doctrine standard du « big bang », l’univers d’il y a autour de quinze milliards d’années était extrêmement homogène et sans aucune structure d’ordre stable ; la différenciation de la « soupe initiale » par la production des étoiles, des planètes, des galaxies, etc. va avec le refroidissement de l’univers. Autrement dit, la « mort thermique », annoncée à la fin du XIX e siècle, serait non pas devant nous, mais derrière nous. Certaines théories physiques – comme celle des structures dissipatives de Prigogine – permettent de comprendre comme de « l’ordre » peut se créer à partir du désordre – ces théories permettent de comprendre l’apparition de structures hautement complexes capables de maintenir leurs rapports internes de manière relativement indépendante du milieu extérieur, ainsi que le sont les êtres vivants. Il s’agirait donc d’entropie négative (ou de néguentropie), c’est-à-dire d’une croissance spontanée de l’ordre à partir du désordre.
Nous devrions donc admettre que le temps est créateur, que la différence entre avant et après se mesure à la complexité produite. C’est de cette manière que Bergson interprète la théorie de l’évolution. Il y a, dit-il, un « élan de la vie » qui est une « exigence de création ». Ce temps n’est pas le temps de la succession des instants, ce temps « spatialisé » des physiciens, mais la durée. Cette poussée donnerait un sens à l’histoire de l’univers : la conscience serait ainsi le terme d’une évolution qui allait dans cette direction. Une idée que reprennent aujourd’hui certains astrophysiciens et philosophes qui croient que l’Univers est exactement celui qui était nécessaire pour qu’apparaisse la vie et l’intelligence humaine. Ce principe « anthropique » (l’univers est paramétré pour l’anthropos, l’humain) est cependant hautement spéculatif et réintroduit dans la science un finalisme qui pourrait contredire l’esprit scientifique moderne.
Nouvelle difficulté devant nous. Nous croyions avoir trouvé avec la thermodynamique une expression scientifique de l’irréversibilité du temps, mais celle-ci apparaît maintenant sous deux formes éminemment contradictoires : croissance du désordre d’un côté, croissance de l’ordre de l’autre. Mais il y a plus grave : l’irréversibilité des phénomènes physiques statistiques ne découle pas nécessairement des équations par lesquels ils sont formulés. La croissance du désordre est un fait que nous constatons mais elle ne peut s’expliquer statistiquement ! « Si l’on me montre un jeu de cartes rangé dans l’ordre exact des figures (ou dans toute autre configuration arbitrairement spécifiée a priorien fait je ne croirai pas que cette complexion particulière ait pu résultat d’un battage aveugle »17 L’irréversibilité est de fait mais elle n’est pas de droit. En s’appuyant sur la relation entre entropie et information (l’entropie est définie en théorie de l’information comme un manque d’information), Costa de Beauregard montre que le développement de notre connaissance est un gain d’information, c’est-à-dire de l’entropie négative ou « néguentropie ». Ainsi la flèche du temps n’apparaît plus comme une donnée intrinsèque du monde physique mais comme quelque chose que produit la manière même dont notre conscience explore la réalité.
Selon nous, ce n’est donc pas la matière qui s’avance le long du temps (puisqu’au contraire elle étalée le long de la 4e dimension comme à travers les trois autres) ; ce sont les psychismes qui s’avancent à travers le bloc de la matière le long de la 4e dimension et dans le sens suivant lequel ils peuvent acquérir de l’information au détriment de la néguentropie du cosmos. Plus précisément (…), le subconscient, lui, serait coextensif à la matière, et par conséquent lui aussi étendu le long de la 4e dimension. Nous pensons que c’est essentiellement la claire conscience, ou plutôt (puisqu’il faut inclure aussi le cas des animaux) l’attention à la vie de Bergson qui se concentre dans un présent aigu comme une étrave, et se fraye une voie sans halte ni retour le long de la dimension temporelle du cosmos.18
La « révolution copernicienne » de Kant
En abordant la conception kantienne du temps, il pourrait sembler que nous faisons un retour à la « philosophie naturelle » de Newton, puisque la Critique de la raison pure de Kant se présente explicitement comme la construction d’une philosophie de la connaissance adéquate à la physique de Newton. Pourtant si Kant énonce les conditions de possibilités de la science physique, il bouleverse en même temps le cadre métaphysique de la physique de son époque. Le temps et l’espace ne sont plus des réalités absolues, existant par elles-mêmes hors de nous ; ce sont au contraire les formes a priori de l’intuition sensible. Ce sont donc les conditions subjectives de la connaissance objective.
Kant part du constat que « le temps n’est pas un concept empirique » : ce n’est pas de l’expérience que nous pouvons tirer notre notion du temps. « En effet, la simultanéité ou la succession ne tomberaient pas elles-mêmes sous la perception, si la représentation a priori du temps ne servait de fondement. »19 Toute intuition suppose la représentation du temps, dit encore Kant. Le temps est infini et n’a qu’une dimension, affirme encore Kant qui pose « le temps n’est pas un concept discursif, ou, comme on dit universel, mais une forme pure de l’intuition sensible »20. Par conséquent n’est pas quelque chose qui subsiste de soi-même ni une propriété des choses : « Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur. »21
Si Kant décrit le temps d’une manière assez semblable à Newton (un temps homogène et infini, « extérieur » en quelque sorte aux objets qui sont donnés dans l’intuition), en revanche il n’en fait donc pas une propriété objective de la réalité physique mais une propriété de la manière dont notre esprit peur saisir le réel comme suite de perceptions. C’est la sens de la fameuse « révolution copernicienne » de Kant : le centre n’est plus le monde, mais le sujet connaissant. Le monde ne se donne plus à nous de manière immédiate et transparente, il est constitué comme objet de l’expérience par les formes pures de la sensibilité.
La phénoménologie de la conscience intime du temps
La tentative de Kant ouvre la voie à la phénoménologie qui va tenter d’éclaircir de manière décisive ce qu’est la conscience du temps. Husserl part de saint Augustin dont les chapitres 13 à 28 du livre XI des Confessions « doivent être encore aujourd’hui étudiés à fond par quiconque s’occupe du problème du temps » (Husserl, 1964, 3). Reprenant cette « croix séculaire de la psychologie descriptive », Husserl propose « la mise hors circuit du temps objectif », première condition pour procéder à une « analyse phénoménologique de la conscience du temps ». Il ne s’agit donc de contester l’idée qu’il y ait un temps objectif (celui des physiciens par exemple). Il s’agit de mettre en œuvre la méthode phénoménologique qui concentre la réflexion non sur l’objet dans son objectivité mais sur le phénomène de conscience lui-même.
Il s’agit de distinguer soigneusement l’apparition d’une chose de la chose elle-même. Quand nous ouvrons les yeux, nous percevons l’espace objectif, c’est-à-dire que nous avons des contenus de sensations qui fondent une intuition de l’espace, mais cette apparition des choses dans l’espace n’est pas la même chose que les choses elles-mêmes. « L’apparition d’une chose n’a pas davantage une place dans l’espace, ni des relations spatiales quelles qu’elles soient : l’apparition de la maison n’est pas à côté de la maison, ou sur la maison, ou à un mètre de la maison, etc. » (Husserl, 1964, 9) Et Husserl ajoute que « la même chose vaut aussi pour le temps ». À travers les vécus, apparaît du temporel au sens objectif, mais les vécus ne sont pas le temps, ils nous donnent l’appréhension du temps. Le « senti » est un « Datum », un « donné » élémentaire « qui, grâce à l’appréhension, nous prendre conscience de quelque chose d’objectif comme donné en chair et en os. » (Husserl, 1964, 11) Mais Husserl souligne qu'on ne peut s'en tenir à l'analyse des vécus. « La phénoménologie exclut le temps objectif en tant que prémisse dont elle partirait et ferait usage, mais le retient en tant que phénomène qu’elle analysera dans sa corrélation aux déroulements de la conscience dont l’existence est garantie par leur donation22. » (Patočka, 1992, 144) Ou encore : « Quels que soient objectivement les rapports en jeu dans la succession ou la simultanéité de deux événements vécus, le vécu est pris ici purement et simplement comme vécu, dans la pure évidence intuitive » (ibid.) Le temps vécu et son analyse fournissent le socle à partir duquel, ultérieurement, peut être compris le temps objectif.
Il faut déterminer comment la conscience atteint l'objet. Le problème phénoménologique fondamental est celui de la relation de la conscience à une objectivité. C’est à partir de là que Husserl va se poser la question de « l’origine » du temps. Précisons : il ne s’agit pas de se demander s’il y a une origine du temps comme une origine de l’univers (c’est une question qui concerne la physique ou la cosmologie) ; ni, non plus, de la question psychologique de savoir comme naît en nous la conscience du temps – par exemple de savoir si notre sens du temps est inné ou acquis. Il s’agit pour Husserl de la question de la possibilité de l’expérience du temps.
L’analyse de la position de Brentano
Husserl commence par une analyse critique de la position défendue par Brentano23. Pour ce dernier, l’origine du temps est située dans des « associations originaires », dans la naissance de représentation dans la mémoire qui s’ajoutent aux représentations de la perception. Si je perçois quelque chose, le perçu demeure présent un certain laps de temps mais ne se modifiant (altérations de l’intensité par exemple). Ainsi ce perçu modifié apparaît dans le passé. Quand nous écoutons une mélodie, un son laisse la place à un autre (le do est suivi d’un mi) mais quand nous entendons le mi, le do n’a pas disparu sans laissé de trace, sinon nous serions incapable d’entendre la musique. Ou encore, simplement, nous ne pourrions pas comprendre les paroles que nous entendons. Mais d’un autre côté, la perception ne demeure pas telle quelle. SI le do demeurait pendant que nous entendons le mi, alors nous percevrions l’accord « do + mi ». Mais en vérité nous ne percevrions qu’une cacophonie. Entre la perception saisie par la mémoire et la perception présente est donc intervenue une modification spécifique : « c’est donc une loi générale qu’à chaque représentation donnée se rattache par nature une suite continue de représentations, dont chacune reproduit le contenu de la précédente, mais de telle sorte qu’elle attache sans cesse à la dernière le moment du passé. » (Husserl, 1964, 20) C’est l’imagination productrice qui produirait ainsi cette modification, ne se contentant pas de reproduire, de représenter (de rendre présente à nouveau) la perception : c’est l’imagination qui crée ainsi le « moment temporel ».
À cette théorie de Brentano des « associations originaires », Husserl adresse un certain nombre de critiques. La première de ces critiques est l’analyse de Brentano se donne pour une théorie psychologique de la représentation du temps. Elle suppose que l’on sait d’abord ce qu’est le temps objectivement alors que la phénoménologie se propose, inversement, de comprendre comment se forme l’appréhension du temps objectifs à partir des données du vécu, à partir du temps vécu. Toute une partie du travail de Brentano appartient à la psychologie et donc ne concerne pas le propos de Husserl. C’est le noyau phénoménologique que Husserl va interroger. Pour en revenir à « l’association originaire », nous avons donc un donné dans lequel la conscience embrasse présent et passé. Mais alors la question est de savoir si le passé apparaît bien dans cette conscience sur le mode de l’imagination. Husserl pose de nombreuses questions à l’analyse de Brentano et conclut que celle est « inutilisable ». C’est cependant l’analyse de Brentano, convenablement modifiée qui va servir de point de départ à celle de Husserl, l’engageant sur une voie originale.
L’analyse de la conscience du temps
Pour comprendre ce qui est en cause, prenons comme Husserl ce qui se passe quand nous entendons un son qui dure. Le point de départ est l’impression : un donné sensitif qui modifie mon état de conscience. Le son dure un certain temps, puis il « tombe ». À chaque instant je perçois le son dans son « maintenant » mais je perçois en même temps tous les « maintenant » passés de ce son. Du point de vue de la conscience, il y a un phénomène d’écoulement qui forme une totalité indivisible en phases, en parties, sinon en parties abstraites. Ici, c’est la notion de rétention qui jour le rôle central : il y a un « déclencheur », l’impression originelle, un point-source qui change continuellement ; le « maintenant » se change en passé, mais en passé retenu. La modification « rétentionnelle » fait passer dans le passé le présent mais cette modification est toujours actuellement présente. Toutes les autres structures temporelles, l’horizon du passé mort comme l’horizon du futur (que Husserl nomme « protention »), dérivent de cette structure originaire.
L’analyse subtile que conduit Husserl conduit à une transformation importante des analyses classiques de la conscience du temps. « Ce qui nous apparaît maintenant comme présent originaire est donc un champ et non pas un « maintenant » ponctuel, le célèbre « maintenant » légué à toute la tradition par Aristote dont la doctrine, elle-même purement objective, thématise le temps comme un continuum homogène et unidimensionnel de successivités objectives à l’intérieur duquel des « maintenant » ponctuels font office de limites. » (Patočka, 1992, 152)
Ainsi Husserl montre que la division classique du temps (passé, présent, futur) n’est un donné originaire mais dérive de la structure temporelle de nos vécus, ce qui est impensable si on ne met pas au premier plan l’ego.
On peut évidemment rapprocher Husserl de Bergson – ou de William James, dont Bergson est souvent proche. Mais « la différence du regard porté sur la conscience du temps originaire chez Husserl d’une part, chez Bergson et James d’autre part, est due surtout au fait que Husserl met en œuvre de façon conséquente le point de vue intentionnel, qu’il analyse la conscience du temps comme intentionnelle24, c’est-à-dire comme une forme réglée de la conscience de l’objet, en sorte qu’il ne s’agit pas dans la conscience du temps, d’une fusion irrationnelle, non distanciée, avec le flux du vécu ou la forme ne pourrait être distinguée du contenu. » (Patočka, 1992, 153)
Husserl distingue plusieurs niveaux dans son analyse de la conscience du temps : le flux absolu de la conscience qui constitue le temps en se constituant soi-même ; les multiplicités d’apparitions ; les choses de l’expérience. Il distingue ainsi clairement la rétention (comme intentionnalité spécifique) de l’imagination. « Le son rétentionnel n’est pas un son présent, mais précisément un son « remémoré de façon primaire » dans le présent. » (Husserl, 1994, 46) Mais ce « tout juste passé » qui est dans la conscience rétentionnelle doit être absolument distingué de l’imagination que nous pouvons avoir d’un son passé – ma conscience retient l’impression du son que je suis en train d’entendre mais je peux imaginer un son entendu hier ou il y a un an. Husserl emploie une image expressive : le souvenir primaire ou rétention est « la queue de comète » qui s’accroche à la perception du présent. Il faut donc en distinguer le souvenir secondaire ou ressouvenir.
Il a pu sembler que nous nous intéressions seulement aux objets temporels (les exemples du son, du musique, etc. sont paradigmatique). Mais il faut étendre, avec Husserl, cette analyse : toute perception est une perception d’un objet temporel qui dure ou qui change. Nous percevons toujours le présent et le tout-juste passé.
Reprise des thèses essentielles
Nous ne pouvons ici développer complètement les analyses de Husserl qui, d’ailleurs ne sont qu’esquissées dans les « Leçons » de 1905. Dans les Idées directrices … (Husserl, 1950), il revient sur ces analyses en les condensant. Il rappelle donc la distinction essentielle entre le temps phénoménologique (la forme unitaire de tous les flux de vécu en un seul flux du vécu, un moi pur unique) et le temps objectif ou cosmique. Mais les deux sortes de temps ne sont pas symétriques. La seconde est constituée par la première : « Le temps qui, par essence appartient au vécu comme tel – avec les différents modes sous lesquels il se donne : modes du maintenant et de l’après, modes du en même temps, du l’un après l’autre, déterminés modalement par les précédents – ce temps ne peut aucunement être mesuré par la position du soleil, par l’heure, ni par aucun moyen physique ; il n’est pas mesurable du tout. » (Husserl, 1950, 273)
La temporalité est donc la propriété essentielle des « vécus » mais non pas de chaque vécu en particulier mais de ce qui les relie nécessairement les uns aux autres. Comment ces vécus se lient-ils nécessairement ? Chaque « maintenant » a « nécessairement son horizon d’antériorité » qui est un passé vécu. Mais également chaque « maintenant » a son « horizon de postériorité ». En outre un vécu ne peut finir sans qu’on ait conscience qu’il est fini. Ainsi le flux des vécus est une unité infinie. Comme le moi ne se donne que par le vécu, on pourrait ajouter qu’elle est la propriété essentielle du moi : « Nous pouvons tenir pour des corrélats nécessaires ces deux notions : d’une part un unique moi pur, d’autre part un unique flux du vécu rempli selon ses trois dimensions, essentiellement solidaire de lui-même dans cette plénitude, se suscitant lui-même à travers sa continuité de contenu. » (Husserl, 1950, 279) Il s’agit là, nous dit Husserl de la « forme-mère de la conscience ».
Les modalités du temps vécu
Les analyses de Husserl se développent à un moment où de nombreux philosophes s’engagent dans des voies semblables. Pour les analyses de Bergson, nous renvoyons à la partie de cet ouvrage qui leur est consacrée. Dans la continuité de Husserl, on peut citer aussi l’œuvre la plus important de Heidegger, Être et temps. Entre Husserl et Bergson, on pourrait aussi les premiers travaux de Jean-Paul Sartre. On ne doit pas non plus oublier Jankélévitch qui se pose volontiers comme un disciple de Bergson. Toutes ces analyses convergent vers l’idée que le temps est essentiellement subjectif (il est un vécu) et que le temps objectif est une construction à partir de l’appréhension de la temporalité vécue. Le corrélat de cette thèse est que le moi conscient n’est rien d’autre que ce temps vécu constitué dans son unité : le moi, c’est du temps en chair et en os, pourrait-on dire.
Il nous faut maintenant entrer plus avant dans les modalités de ce temps vécu. Quand le sujet est tourné vers le passé, on a affaire au souvenir et à quelques-unes des formes du souvenir – comme la nostalgie si présente dans Sylvie. On le sait bien, « le temps s’en va, las ! Le temps, mais nous nous en allons ». Et c’est pourquoi la réflexion sur le temps est le plus souvent une réflexion sur le passé. Ce qui occupe les personnages de Mrs Dalloway, ce sont leurs souvenirs. La littérature en tant qu’elle est récit est tournée vers le passé.
Le sujet est aussi tourné vers l’avenir, peut-être même est pour nous la modalité temporelle la plus importante : le passé est passé, il est définitivement mort alors que l’avenir semble encore entre nos mains. On pourrait penser, comme Benedetto Croce, que la pensée est d’abord l’effet du rapport de l’individu à ce qu’il doit faire : « chaque connaître concret ne peut pas ne pas être, tout comme le jugement historique, lié à la vie, c’est-à-dire à l’action, moment de la suspension ou de l’attente de celle-ci, destiné à repousser, comme on l’a dit, l’obstacle qu’elle rencontre quand la situation n’apparaît pas claire, dont cette action devra se dégager dans sa détermination et sa particularité. Un connaître pour connaître, non seulement, à la différence de ce que certains imaginent n’a pas quelque chose d’aristocratique ni de sublime, fait comme il est en effet à l’exemple des passe-temps idiots des idiots et des moments d’idiotie qu’il se rencontre chez chacun de nous, mais encore un tel connaître pour connaître n’arrive jamais en tant qu’il est intrinsèquement impossible, car en viennent à manquer, avec le stimulant de la pratique la matière même et la finalité du connaître. » (Croce, 2002, 26-27)
Enfin, si l’on refuse de réduire le présent au « maintenant », il y a de multiples orientations de la conscience vers le présent. Celui qui se concentre sur son travail est entièrement absorbé par le présent. Tout comme celui qui se laisse aller à la contemplation.
Le temps, c’est aussi la longueur du temps. L’image de Bergson sur le sucre s’impose. Nous apprenons cette longueur tout au court de notre vie. Le temps n’est pas seulement succession d’événements. Il est aussi le temps où il ne se passe rien, qui semble d’un seul coup vide et où il ne me reste plus qu’à me replier en moi où m’abandonner à cette rêverie presque sans contenu, dans la contemplation d’objets quotidiens.
La mémoire et la conscience
Si nous n’avions pas de mémoire, il n’y aurait pas de présent et pas de futur non plus. C’est la capacité de rétention de la conscience, avons-nous vu qui est l’origine du temps (vécu). Mais la rétention ne retient que ce qui a déjà été perçu, du juste perçu. Elle est donc, sous cet aspect orienté vers le passé. La conscience du temps semble ainsi s’enraciner dans la conscience du passé, c'est-à-dire dans la mémoire.
On peut même dire que c’est la conscience tout court qui s’identifie à la mémoire. On trouve cette idée chez Saint Augustin. La mémoire est métaphoriquement un lieu. C’est le lieu des images transmises par les sens. Mais aussi le lien où sont mémorisées les pensées qui ajoutent ou diminuent ce que les sens nous ont donnés. Nous avons donc déjà deux niveaux distincts. La mémoire réélabore le donné. Saint Augustin constate que la mémoire n’obéit pas à la volonté. Certains souvenirs semblent cachés dans les « replis » et nous avons les plus grandes difficultés à la faire revenir dans la lumière de la conscience. D’autres au contraire arrivent « en flots » sans qu’ils aient été sollicités. La mémoire semble ainsi vivre de sa vie propre, en quelque sorte de manière autonome par rapport au sujet. Constations d’évidence que retravaillera toute la tradition philosophique. Les souvenirs peuvent être refoulés et leur retour se heurte à la résistance du travail de la mémoire : ce phénomène est constitue l’un des arguments de base de la théorie freudienne de l’inconscient.
L’identité individuelle se forme dans la mémoire. « Je » suis un « ego » parce que j’ai une histoire dont j’ai conscience. L’amnésie, ce n’est pas seulement la perte des souvenirs, c’est la perte de soi-même. Assumer ses propres souvenirs comme les siens, c’est très précisément ce qui, selon Locke, définit l’identité. Avoir conscience du temps suppose en effet que les images que j’ai du passé soient bien les miennes, que je me reconnaisse comme « ego » dans mes souvenirs d’enfant.
Mais ce qui pose problème, c’est précisément le statut
Texte V
  • Locke, Essai sur l’entendement humain. Le problème de l’identité personnelle.
Locke montre ici qu’on ne peut pas donner d’autre définition de l’identité personnelle que celle que nous donne notre propre conscience, mais c’est identité de la conscience (comment être le même alors que l’on ne cesse de changer au cours du temps ?) découle elle-même de notre mémoire.
§10 – La con-science fait l’identité personnelle. Mais on demande outre cela, si c’est précisément et absolument la même substance. Peu de gens penseraient être en droit d’en douter si ces perceptions, avec la con-science qu’on en a en soi-même, se trouvaient toujours présentes à l’esprit, par où la même chose pensante serait toujours sciemment présente et, comme croirait, évidemment la même à elle-même. Mais ce qui semble faire de la peine dans ce point, c’est que cette conscience est toujours interrompue par l’oubli, n’y ayant aucun moment dans notre vie, auquel tout l’enchaînement des actions que nous avons jamais faites, soit présent à notre esprit ; c’est que ceux qui ont le plus de mémoire perdent de vue une partie de leurs actions pendant qu’ils considèrent l’autre ; c’est que quelquefois ou plutôt la plus grande partie de notre vie au lieu de réfléchir sur notre soi passé, nous sommes occupés de nos pensées présentes, et qu’enfin dans un profond sommeil, nous n’avons absolument aucune pensée, ou aucune du moins qui soit accompagnée de cette con-science qui est attachée aux pensées que nous avons en veillant. Comme, dis-je, dans tous ces cas, le sentiment que nous avons de nous-mêmes est interrompu, et que nous nous perdons nous-mêmes de vue par rapport au passé, on peut douter si nous sommes toujours la même chose pensante, c’est-à-dire la même substance, ou non. (An Essay concerning Human Understanding (Locke, 2009, IIe partie, Chap. 27, 523)
Le souvenir : le temps passé vécu
La conscience du temps est évidemment liée au souvenir. « Je me souviens comme si c’était hier » : le souvenir est clair, vif, je n’ai aucun doute ! Les souvenirs permettent d’étalonner le temps passé. Les plus lointains se perdent : nous n’avons pas de souvenir de notre petite enfance, sauf quelques éclairs plus ou moins faciles à comprendre. Nous nous heurtons à l’incertitude du souvenir : cette ville où je suis passé voilà longtemps n’est plus du tout comme dans mon souvenir, dit-on, mais l’a-t-elle jamais été ? Toutes ces difficultés, banales, renvoient à l’interrogation sur le statut du souvenir. Nous avons tendance à définir le souvenir par les images que nous donne la vie concrète. Pour me souvenir, j’ouvre un album de photographies et je peux retrouver mes vacances de l’année passé, mes parents encore tout jeunes, etc. Une vision toute mécaniste du souvenir s’impose : la perception stocke les images dans la mémoire et j’y accède comme j’accède à mon album photos. Cette conception mécaniste trouve aujourd’hui un puissant renfort avec le modèle de l’ordinateur : mes souvenirs sont enregistrés dans mon disque dur personnel auquel j’accède pour les ramener dans la mémoire vive. Mais le mécanisme a le grave défaut d’éliminer toute perception du temps. Loin d’éclairer notre sujet, le mécanisme l’obscurcit.
Confronté à la question du souvenir, Bergson distingue tout d’abord deux genres de mémoire. La première procède de l’habitude et ne se distingue de l’apprentissage de mouvements corporels : j’apprends par cœur un poème ou une leçon comme j’apprends à nager, ou peu s’en faut. Par contre, l’image de la première lecture de ce poème ou de cette leçon va forme un souvenir. Entre ces deux types de mémoire, Bergson établit non une différence de degré mais une différence de nature.
Texte VI
Bergson résume ainsi l’opposition de nature entre les deux types de mémoire :
Le souvenir de telle lecture déterminée est une représentation, et une représentation seule­ment ; il tient dans une intuition de l'esprit que je puis, à mon gré, allonger ou raccourcir ; je lui assigne une durée arbitraire : rien ne m'empêche de l'em­brasser tout d'un coup, comme dans un tableau. Au contraire, le souvenir de la leçon apprise, même quand je me borne à répéter cette leçon intérieurement, exige un temps bien déterminé, le même qu'il faut pour développer un à un, ne fût-ce qu'en imagination, tous les mouvements d'articulation nécessaires : ce n'est donc plus une représentation, c'est une action. Et, de fait, la leçon une fois apprise ne porte aucune marque sur elle qui trahisse ses origines et la classe dans le passé ; elle fait partie de mon présent au même titre que mon habitude de marcher ou d'écrire ; elle est vécue, elle est « agie », plutôt qu'elle n'est représentée ; – je pourrais la croire innée, s'il ne me plaisait d'évoquer en même temps, comme autant de représentations, les lectures successives qui m'ont servi à l'apprendre. Ces représentations en sont donc indépendantes, et comme elles ont précédé la leçon sue et récitée, la leçon une fois sue peut aussi se passer d'elles. (Bergson, 1999, 85)
Ce qui caractérise donc le souvenir, c’est que, pour l’essentiel il porte sur des évènements, des détails de notre vie absolument singuliers. Dire que le souvenir s’imprime en nous, c’est renvoyer un mécanisme qui pourrait se répéter autant qu’on le veut et qu’il s’imprimerait d’autant mieux que nous pourrions le répéter. Mais cette vision du souvenir est erronée. Je peux avoir besoin de beaucoup répéter pour réciter sans me tromper un long poème, mais il est inutile (et impossible !) de répéter une cuisante mésaventure pour s’en souvenir. Une autre différence encore : ma première récitation est imparfaite, hésitante, mais il en va tout autrement avec le souvenir spontané : « Le souvenir spon­tané est tout de suite parfait ; le temps ne pourra rien ajouter à son image sans la dénaturer ; il conservera pour la mémoire sa place et sa date. Au contraire, le souvenir appris sortira du temps à mesure que la leçon sera mieux sue ; il deviendra de plus en plus impersonnel, de plus en plus étranger à notre vie passée. » (Bergson, 1999, 88)
La temporalité vécue est donc entièrement du côté de cette mémoire des souvenirs spontanés. Où les vues de Bergson sont particulièrement pénétrantes, c’est quand il pose la question du processus même du souvenir.
Texte VII
Il met en cause toutes représentations spatiales mécanistes :
Mais nous sommes si habitués à renverser, pour le plus grand avantage de la pratique, l'ordre réel des choses, nous subissons à un tel degré l'obsession des images tirées de l'espace, que nous ne pouvons nous empêcher de deman­der où se conserve le souvenir. Nous concevons que des phénomènes physico-chimiques aient lieu dans le cerveau, que le cerveau soit dans le corps, le corps dans l'air qui le baigne, etc. ; mais le passé, une fois accompli, s'il se conserve, où est-il ? Le mettre, à l'état de modification moléculaire, dans la substance cérébrale, cela paraît simple et clair, parce que nous avons alors un réservoir actuellement donné, qu'il suffirait d'ouvrir pour faire couler les images latentes dans la conscience. Mais si le cerveau ne peut servir à un pareil usage, dans quel magasin logerons-nous les images accumulées ? On oublie que le rapport de contenant à contenu emprunte sa clarté et son universalité apparentes à la nécessité où nous sommes d'ouvrir toujours devant nous l'espace, de refermer toujours derrière nous la durée. Parce que l'on a montré qu'une chose est dans une autre, on n'a nullement éclairé par là le phénomène de sa conservation. Bien plus : admettons un instant que le passé se survive à l'état de souvenir emmagasiné dans le cerveau. Il faudra alors que le cerveau, pour conserver le souvenir, se conserve tout au moins lui-même. Mais ce cerveau, en tant qu'image étendue dans l'espace, n'occupe jamais que le moment présent ; il constitue, avec tout le reste de l'univers matériel, une coupe sans cesse renouvelée du devenir universel. Ou bien donc vous aurez à supposer que cet univers périt et renaît, par un véritable miracle, à tous les moments de la durée, ou vous devrez lui transporter la continuité d'existence que vous refusez à la conscience, et faire de son passé une réalité qui se survit et se prolonge dans son présent : vous n'aurez donc rien gagné à emmagasiner le souvenir dans la matière, et vous vous verrez au contraire obligé d'étendre à la totalité des états du monde matériel cette survivance indépendante et intégrale du passé que vous refusiez aux états psychologiques. Cette survi­vance en soi du passé s'impose donc sous une forme ou sous une autre, et la difficulté que nous éprouvons à la concevoir vient simplement de ce que nous attribuons à la série des souvenirs, dans le temps, cette nécessité de contenir et d'être contenus qui n'est vraie que de l'ensemble des corps instantanément aperçus dans l'espace. L'illusion fondamentale consiste à transporter à la durée même, en voie d'écoulement, la forme des coupes instantanées que nous y pratiquons. (Bergson, 1999, 165)
Bergson insiste sur la contradiction à laquelle se sont heurtées toutes les conceptions classiques du temps. Si le souvenir est du passé conservé, comment le passé peut-il se conserver s’il a cessé d’être ? Si le présent n’est que la ligne de séparation entre passé et futur, si le présent est toujours déjà précipité dans le néant, il ne peut se conserver. Mais cette conception, Bergson la réfute. « si, au contraire, vous considérez le présent concret et réellement vécu par la conscience, on peut dire que ce présent consiste en grande partie dans le passé immédiat. Dans la fraction de seconde que dure la plus courte perception possible de lumière, des trillions de vibrations ont pris place, dont la première est séparée de la dernière par un intervalle énormé­ment divisé. Votre perception, si instantanée soit-elle, consiste donc en une incalculable multitude d'éléments remémorés, et, à vrai dire, toute perception est déjà mémoire. Nous ne percevons, pratiquement, que le passé, le présent pur étant l'insaisissable progrès du passé rongeant l'avenir. » (Bergson, 1999, 166) En généralisant, Bergson en arrive à l’idée que notre passé n’est jamais vraiment passé et s’il nous demeure presque tout entier caché, c’est parce qu’il demeure inhibé par les nécessités de l’action. Le rêveur peut au contrairement potentiellement disposer de tout son passé. On retrouve cette idée chez Proust :
Texte VIII
Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant, et y lit en une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écoulé jusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin, après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de son réveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher. Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente, par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement sera complet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyager à toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et au moment d’ouvrir les paupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée. (Proust, 1946, 13-14)
Enfin Bergson s’attaque à la question de la manière dont nous pouvons retrouver nos souvenirs.
Texte IX
Le processus de localisation d'un souvenir dans le passé, par exemple, ne consiste pas du tout, comme on l'a dit, à plonger dans la masse de nos souvenirs comme dans un sac, pour en retirer des souvenirs de plus en plus rapprochés entre lesquels prendra place le souvenir à localiser. Par quelle heureuse chance mettrions-nous justement la main sur un nombre croissant de souvenirs intercalaires ? Le travail de localisation consiste en réalité dans un effort croissant d'expansion, par lequel la mémoire, toujours présente tout entière à elle-même, étend ses souvenirs sur une surface de plus en plus large et finit par distinguer ainsi, dans un amas jusque-là confus, le souvenir qui ne retrouvait pas sa place. (Bergson, 1999, 191)
Soulignons un problème que pose la conception bergsonienne du souvenir. Si je passais ma vie à rêver, j’aurais toute ma vie devant moi, comme si elle était présente. Ce sont les impératifs de l’action qui inhibent le souvenir. Implicitement, Bergson laisse entendre que nous aurions le choix entre cette attitude contemplative vouée au pur souvenir et la vie active qui ne retient que ce qui lui est nécessaire strictement et refoule les souvenirs qui pourraient la perturber – il y a ainsi une théorie bergsonienne de l’inconscient, même si elle est très différente de celle de Freud. En vérité, cette mémoire pure est une mémoire involontaire, ainsi que le souligne Proust et, à sa suite, Walter Benjamin (cf. Benjamin, 2000, 333). Le hasard est le facteur essentiel
Texte X
Pour Proust, c’est le hasard qui permet à l’individu de rencontrer cette image de lui-même.
Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre, entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent, nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous.
Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions à l’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel) que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. (Proust, 1946, 64-65)
Les pyramides du temps
Du fait que c’est le hasard qui semble redistribuer la manière dont nous avons accès à nos souvenirs qui, par ailleurs résistent bien souvent aux efforts volontaires de la remémoration. Les souvenirs empilent dans le désordre le temps passé vécu.
Nous avons tous fait cette expérience un peu déroutante de la sensation nette que la situation que nous vivons a déjà été vécue dans un temps indéfinissable25 : avoir déjà vu une personne que nous rencontrons pour la première fois, connaître un lieu où nous n’étions jamais allés auparavant. Nous sommes face à une reconnaissance paradoxale de ce que nous n’avons jamais connu. C’est ce que Bergson appelle « fausse reconnaissance » (Bergson, 2006, 110 et sq.) Il y a une sorte de « court-circuit » entre passé et présent, entre l’alors et le maintenant. Cette sensation propre à l’état de veille est comparable à ce qui se passe souvent dans le rêve : nous voyons dans notre rêve une personne dont les traits sont inconnus à qui nous donnons pourtant le nom d’une personne que nous connaissons bien26. Dans le « déjà vu », il nous semble un court instant que nous pourrons prédire la suite de la scène à laquelle nous assistons. Ainsi la succession ordinaire du temps semble suspendue : non seulement le présent et le passé se confondent, mais se confondent aussi le passé et le futur. Et du même coup, c’est le temps qui nous semble un bref instant réversible.
S’agit-il d’un « trompe-l’œil » temporel ? Bergson en donne une explication à partir de l’analyse de la « scission du présent ».
Texte XI
Le sujet se sent d'abord détaché de tout, comme dans un rêve : il arrive à la fausse reconnaissance aussitôt après, quand il commence à se ressaisir lui-même.
Tel serait donc le trouble de la volonté qui occasionnerait la fausse recon­naissance. Il en serait même la cause initiale. Quant à la cause prochaine, elle doit être cherchée ailleurs, dans le jeu combiné de la perception et de la mémoire. La fausse reconnaissance résulte du fonctionnement naturel de ces deux facultés livrées à leurs propres forces. Elle aurait lieu à tout instant si la volonté, sans cesse tendue vers l'action, n'empêchait le présent de se retourner sur lui-même en le poussant indéfiniment dans l'avenir. L'élan de conscience, qui manifeste l'élan de vie, échappe à l'analyse par sa simplicité. Du moins peut-on étudier, dans les moments où il se ralentit, les conditions de l'équilibre mobile qu'il avait jusque-là maintenu, et analyser ainsi une manifestation sous laquelle transparaît son essence. (Bergson, 2006, 152)
L’expérience du déjà vécu a souvent intrigué les philosophes. On en trouve la trace chez Aristote et chez saint Augustin. Dans De la trinité, il combat les théories de la réminiscence qui ruineraient la conception chrétienne de l’homme :
… il ne faut pas en croire ceux qui racontent que Pythagore de Samos se rappelait certaines choses qu’il aurait éprouvées, lorsqu’il habitait un autre corps sur cette terre : ce qu’on rapporte aussi de quelques autres qui auraient fait la même expérience. Ce sont là de fausses réminiscences, telles que nous en éprouvons dans les songes, quand il nous semble nous souvenir d’avoir fait ou vu ce que nous n’avons jamais fait ni vu. Ces sortes d’affections se produisent aussi, même en dehors du sommeil, sous l’influence des esprits méchants et trompeurs, qui s’attachent à affermir ou à créer des idées fausses sur les émigrations des âmes, afin de tromper les hommes. Et la preuve est que si c’étaient là de vrais souvenirs se rattachant à des sensations éprouvées dans d’autres corps, tous, ou à peu près tous, les auraient, puisque, dans cette opinion, on suppose un passage perpétuel de la vie à la mort et de la mort à la vie, comme de la veille au sommeil et du sommeil à la veille. (Saint Augustin, 1868, 505)
Mais ce sont surtout les poètes qui ont rendu compte de cette expérience. Bodei en donne des exemples dans les poèmes du poète anglais Dante Gabriel Rossetti (1828-1882) ou de Verlaine, notamment Kaleidoscope qui commence ainsi :
Dans une rue, au cœur d’une ville de rêve,
Ce sera comme quand on a déjà vécu :
Un instant à la fois très vague et très aigu...
Ô ce soleil parmi la brume qui se lève !
Le « déjà vu » pourrait aussi renvoyer à l’éternel retour nietzschéen. Il peut aussi ouvrir sur l’éternité, qui n’est pas nécessairement bienheureuse – le poète italien Ungaretti perle de « l’horreur de l’éternité ».
L’expérience du « déjà vu » est ainsi une expérience paradoxale du temps. On en peut donner des explications scientifiques – par exemple par les retards que prennent les signaux transmis par le cerveau qui pourraient faire que le cerveau reçoit en même temps deux images séparées. Mais ces explications scientifiques ne suffisent pas, puisqu’elles ne peuvent rendre compte de l’expérience subjective. Le qualifier de « fausse reconnaissance » n’empêche pas que le « déjà vu » est une donnée de la conscience comme les autres et comme les autres données de la conscience il a une réalité qui n’est pas moins réelle que celle du corps même s’il ne peut exister sans le corps. Loin de la simplicité rigoureuse du temps objectif des savants et des horloges, le « déjà vu » nous place directement au cœur des énigmes du temps tel qu’il se produit d’abord dans notre conscience.
La présence du présent
À strictement parler, le présent est quasi inexistant. Si on considère le temps comme une succession d’instants, le présent n’est que l’instant présent, qui a disparu à peine y a-t-on pensé. Mais comme nous l’avons vu plus haut, cette conception du présent comme instant présent n’est pas tenable. On doit au contraire considérer le présent lui-même comme une durée. Pourtant il est reste difficile de définir ce qu’est le présent vécu. Si je pense vivre le présent, n’est-ce pas simplement la conscience d’un tout juste passé, d’un maintenant qui ne l’est déjà plus mais n’est pas assez éloigné pour rester à l’esprit avec toute la vivacité de la perception actuelle.
Le présent est d’abord la présence, très exactement la présence à soi, ce que les philosophes appellent la conscience de soi, dont Hegel dit qu’elle est « le grand jour de la présence ». SI la présence semble immédiate, elle peut aussi être décomposée dans un processus dialectique. Au commencement, il y a la pure sensation, le « je » qui s’éprouve lui-même : je sens de la chaleur, de la lumière, du bruit. C’est le pur « il y a ». Le contenu de la certitude sensible semble la connaissance la plus riche. Tous les détails sont là, toutes les nuances de l’objet sont présentes. Et aussi la plus véritable : rien n’est abandonné de l’objet. Nous pensons que la remémoration de la chose aura oublié beaucoup de détails, de nuances, et encore plus la description verbale, à laquelle le réel échappe irrésistiblement.
Mais « cette certitude se donne elle-même pour la vérité la plus abstraite et la plus pauvre » (Hegel, 1991, 92). Que savons-nous dans cette certitude sensible ? Pratiquement rien sauf « ceci est ! » Et donc la seule vérité que contient la certitude sensible est celle de « l’être de la chose ». La chose est un simple « ceci ». La conscience, dans cette certitude n’est qu’un pur Je. Le Je de la certitude sensible n’est pas celui qui fait découler sa certitude de « l’agitation de la pensée » et la chose dont ce « Je-ci » est certain n’est pas saisie en fonction d’une grande richesse de déterminations.
Dans la certitude sensible l’objet n’est saisi que comme « ceci », ici et maintenant. Mais le « ici et maintenant » n’est plus une heure plus tard ou ailleurs. Hegel montre le caractère fugitif de la certitude sensible (ici et maintenant), mais ce qui en reste, c’est « Je en tant qu’universel, dont la vue ni une vue de l’arbre, ni une vue de telle ou telle maison, mais le simple fait de voir ».
Le deuxième moment est celui de la perception. Dans la perception, il s’agit de saisir l’objet sensible dans sa vérité. L’objet est le résumé du mouvement dans lequel s’effectue l’acte de perception. L’objet devient la chose aux nombreuses propriétés. Je ne suis plus en face d’un ceci simple, exemplaire de l’être en général, mais devant un arbre, d’une certaine haute, au feuillage d’une certaine couleur, etc. L’achèvement de tous les moments conduit à la chose achevée comme le vrai de la perception. Nous passons donc d’un pur « ici et maintenant » à la présence de l’objet. Cet peut rester inchangé pendant un certain temps ou encore subir des modifications. Dans les deux cas, la modification temporelle (durée immobile ou changement) semble appartenir à l’objet et nous pensons donc le temps comme objectivité pure.
C’est seulement en sortant des modes purement contemplatifs du rapport à l’objet que la conscience peut se retrouver elle-même. Quand l’objet est l’objet du désir, le manque conduit la conscience à éprouver non plus simplement la présence spatiale et indifférente de l’objet extérieur à la conscience, mais aussi à l’éprouver elle-même comme manque. La présence du présent est donc essentiellement dynamique. Le présent nous occupe au point qu’il peut nous faire sortir de nous-même, nous absorber entièrement dans la tache présente : c’est la situation de l’homme sérieux, absorbé par ses soucis (cf. Jankélévitch, 1998, 856).
L’ennui
L’ennui est une modalité bien particulière de rapport au présent. Après avoir défini l’angoisse comme la peur de l’instant, Jankélévitch définit l’ennui comme « coextensif à l’intervalle » (Jankélévitch, 1998, 873) Ici l’ennui s’oppose à l’angoisse : l’angoisse est fixée sur le devenir (par exemple, l’angoisse de la mort) alors que l’ennui s’étend sur tout l’existence présente. « On s’ennuie faute de soucis, faute d’aventures et de dangers » (ibid.). L’ennui, dit-il encore, est la maladie du temps la plus commune. L’ennui est le malheur de la conscience heureuse qui peut naître de toutes sortes de situations. Il pourrait être un mal de décadence.
Texte XII
Leopardi définit l’ennui comme une privation de plaisir.
L’ennui n’est rien d’autre que la privation du plaisir qui est l’élément même de notre existence, et l’absence de tout ce qui nous dissuade de rechercher le plaisir. Sans l’inclination impérieuse de l’homme au plaisir sous toutes ses formes, l’ennui, cette affection si commune, si fréquente et si détestée n’existerait pas. En effet, pour quelle raison devrait-on se sentir mal quand on n’a aucun mal ? Supposons un individu isolé, libre de toute occupation physique ou spirituelle, de souci, de toute affection ou douleur positive, ou simplement lassé de l’uniformité de quelque chose qui ne soit ni pénible ni déplaisant par nature, expliquez-moi pourquoi cet homme devrait souffrir. Pourtant, nous constatons qu’il souffre, qu’il désespère, qu’il préférerait n’importe quel tourment à son état présent. […] Cela ne s’explique que par un désir inné, compagnon inséparable de l’existence, qui, à ce moment, n’est ni satisfait ni trompé, ni tempéré ni endormi.
(Leopardi, 2004, 143 et sq.)
L’ennui c’est la souffrance du présent en tant que tel. En tant qu’il est simplement présent, sans les soucis qui nous tournent vers l’avenir, sans l’excitation de l’aventure, sans les souvenirs ni les plaisirs de la nostalgie, sans la préoccupation sérieuse des choses qui nous absorbent et nous font sortir de nous-mêmes.
Si l’ennui est une maladie, il est cependant des maladies utiles. L’ennui peut-être une de celles-là. « Je m’ennuie » disent souvent les enfants qui ne savent plus que faire, quand ils ont épuisé les joies éphémères des jeux. Mais cet ennui est indispensable dans l’apprentissage de la vie. Dans notre monde, les enfants ne doivent plus avoir le temps de s’ennuyer ; ils doivent aller d’une occupation à l’autre, d’une « activité d’éveil » à un sport ou à une activité artistique. Le temps des enfants comme celui des adultes doit être saturé au point de disparaître. On oublie que l’ennui nous apprend souvent plus de choses que ces heures qu’on ne voit pas passer, que c’est précisément cette durée incompressible du temps qui constitue l’arrière-plan et le fondement de toute pensée autonome.
L'ennui est nécessaire. Notre époque en a une peur terrible. Elle veut à tout prix combler les moments vides, les intervalles de temps dans lesquels on pourrait n'avoir rien à faire. Distraction, distraction ! Le cri des nouvelles Bacchantes. Nous commençons avec les enfants. L'école doit les amuser ; il faut être plaisant. Le travail doit être ludique et surtout pas ennuyeux. Les mathématiques doivent être amusantes, l'orthographe hilarante, la grammaire palpitante. Bien sûr, si on peut éviter d'ennuyer les élèves, c'est mieux, mais la volonté à tout prix de ne pas être ennuyeux est non seulement ridicule mais surtout traduit une méconnaissance radicale de la manière par laquelle se forme notre esprit. A la sortie de l'école, il n'en va guère mieux. Les enfants sont submergés d'activités d'éveil. Des jouets éducatifs du bas âge au conservatoire : tout leur temps est organisé, toutes leurs activités sont guidées, encadrées, fléchées. On n'a jamais autant exalté la liberté de l'individu qu'aujourd'hui et pourtant l'individu, dans sa formation, est intégralement pris en charge, sa liberté de déplacement, d'errance n'est pas limitée par la coercition du fouet ou des fers mais par la férule du jeu, la dictature du plaisir, le bonheur obligatoire.
On oublie que pour grandir il faut s'ennuyer. L'ennui est justement cette période où, de n’avoir rien à faire, l’on désire grandir. On pourrait même dire qu'il est le négatif par quoi s'accomplit le développement du petit d'homme. « J'sais pas quoi faire ! » : c'est le moment où l’on souhaite être grand, où l’on souhaite avoir gagné son indépendance pour ne plus se trouver dans cette vacuité où le temps refuse obstinément de s'écouler. Le moment de l'ennui est aussi celui où l'imagination vagabonde, explore toutes les pistes, tire de son propre fonds tout ce qui permettra de remplir l'esprit.
On peut évoquer ici Pascal et ses pensées sur la « distraction ». Mais c'est insuffisant. Chez Pascal, le problème de la distraction est certes posé dans le contexte de la vie de l'homme comme individu social. Tout le malheur vient de ce qu’il ne peut pas se tenir en repos dans sa chambre, dit-il. Mais la critique de Pascal est dirigée du point de vue janséniste, c'est la vanité de l'homme qui condamne la distraction. Enfiler la robe de bure pascalienne est peut-être parfois utile, non pour nous humilier devant Dieu mais pour nous remettre les pieds sur terre, nous «humilier» si l'on veut, mais au sens premier, au retour à cet humus d'où vient étymologiquement l'homme – le «glébeux» dit Chouraqui dans sa traduction de la Bible. La distraction moderne ne sert pas seulement à égarer l'esprit, à le sortir de son angoisse existentielle, elle le fait littéralement monde : nous devenons maîtres du Monde, le monde comme réalité matérielle hors de nous ne doit plus résister ; marcher sur l'eau, voler, rien n'est impossible. Le succès des «sports de glisse» est là pour en témoigner. C'est donc bien autre chose que la distraction, il ne s'agit pas uniquement d'être tiré à côté de notre condition, il s'agit d'une entreprise d'automystification dans laquelle tous les moyens matériels, toutes les ressources de l'ingéniosité humaine sont mobilisés. Évidemment personne ne vole sinon par des appendices disgracieux et dangereux ; et ceux qui marchent sur l'eau le font avec des engins puants et pétaradants. L'homme reste l'homme, lourdement cloué sur cette terre. L'ennui nous ramène là, à l'impuissance fondamentale. C'est une expérience absolument nécessaire.
Les anticipations de la perception
Si Bergson affirme que la perception serait impossible dans le souvenir du tout juste passé ou du passé plus lointain, on peut avec tout autant de raison affirmer que la perception est toujours tournée vers le futur. Elle anticipe et ne perçoit réellement les objets que dans un horizon d’attente.
En effet percevoir, ce n’est souvent rien d’autre que remplir par le flux des données de la sensation du cadre préétabli. Je perçois immédiatement quelque chose parce que je m’attendais à le percevoir. Nous ne percevons bien que ce que nous connaissons. Ainsi quand nous ne comprenons pas la langue que l’on parle autour de nous, nous entendons peu et mal. Spontanément, nous avons tendance à penser que c’est l’inverse qui est vrai : si nous n’avons pas compris, c’est que nous avons mal entendu. Quand nous écoutons une conversation dans une langue que nous ne comprenons pas, notre perception se révèle incapable de distinguer les phonèmes que pourtant notre oreille doit percevoir. L’impression que nous avons est celle d’un bruit confus d’où n’émergent que quelques sons dominants. C’est également vrai dans le cas d’une conversation qui se tient assez loin de nous, dans une autre pièce par exemple : nous n’en percevons que les « éclats de voix ». Mais dès que nous savons de quoi les interlocuteurs parlent, cette confusion semble dissipée et les sons confus deviennent des paroles que nous pouvons comprendre. Ce qui parvient à notre conscience, ce sont quelques impressions qui sont complétées par l’imagination (il faut « deviner »). Autrement dit, la perception auditive n’est pas un phénomène passif, un enregistrement cérébral d’un signal extérieur à la manière d’un magnétophone. Le signal extérieur n’est qu’un déclencheur qui sollicite l’activité de notre faculté de construire des images. La perception n’est claire que si elle peut intégrer les stimuli auditifs à des formes acoustiques générales dont nous disposons déjà.
Les études de psychologie expérimentale confirment le bien fondé de cette analyse. L’esprit semble fonctionner comme s’il disposait d’un système spécialisé de compréhension de la parole, capable de combler automatiquement les « blancs » de ce qui est perçu mal ou trop vite. Plus, il semble même que nous anticipions en permanence ; quand une phrase est commencée, le nombre de suites possibles est limité par la syntaxe de la phrase aussi bien que par le contexte. Nous pouvons deviner parce que les thèmes possibles nous sont en gros connus à l’avance. C’est pourquoi le travail de l’imagination est si rapide. Nous choisissons, dans toutes les interprétations possibles, celle qui nous demande le moins d’effort ou encore celle que nous attendons. Autrement dit, on peut comprendre cette expression comme l’idée que notre imagination obéit à une sorte de principe de moindre action, ou de principe d’économie.
Si la temporalité essentielle du son rend ces explications faciles à admettre, ce qui vaut pour l’audition vaut aussi pour la vision qui n’est pourtant pas soumise à cet impératif de suivre la ligne temporelle. Quand je vois quelque chose, tout ce qui est à voir m’est donné d’un coup et la contrainte du temps semble ne pas jouer. Mais de même que nous entendons à partir d’un schéma imaginé, de même nous voyons en « devinant » à partir de ce que nous imaginons. Cela est particulièrement vrai quand nous pouvons interpréter les mouvements du visage d’un interlocuteur à partir de ce que nous comprenons de ses paroles. Ce que nous percevons consciemment n’est pas un pur donné sensoriel mais une création qui ne se fait pas ex nihilo, mais en partant des motifs de la sensation, en s’appuyant sur l’habitude et en donnant une cohérence à l’ensemble de nos perceptions.
Il peut arriver que ces anticipations de la perception soient mises en échec. Dans le film d’Alfred Hitchcock, le héros joué par James Stewart veut retrouver la femme qu’il a perdue. Alors qu’il est assis à la table du restaurant, toutes les femmes blondes élégantes qui entrent prennent l’apparence de Madeleine, mais au fur et à mesure que l’image devient plus précise, que la femme se rapproche, l’esquisse de Madeleine laisse place à la femme réelle et à la déception du héros.
Le possible et la création du nouveau
Le passé est dominé par la nécessité. Le passé est passé et il ne peut jamais être autre que ce qu’il a été. Du passé, il faut désespérer, au sens propre du terme : n’avoir plus d’espoir à son sujet. Remords et regrets sont bien inutiles. Celui qui se repent est doublement misérable dit Spinoza. Le futur au contraire se donne d’emblée comme l’espace de la liberté : tous les possibles semblent encore possibles. Si la réalité tout entière était guidée par un inflexible déterminisme, si une intelligence surhumaine connaissant les vitesses et les positions de toutes les particules qui composent l’univers pouvait en déduire l’état complet de l’Univers dans une seconde ou dans un million d’années, le mot de liberté serait absolu dépourvu de sens. Si une telle prédiction est théoriquement possible pour un système composé de particules simples, il n’en va pas de même dès lors que l’on introduit une certaine catégorie d’êtres, les êtres vivants que nous connaissons et éventuellement d’autres concevables, qui disposent d’un certain pouvoir propre pour préserver leur propre structure et agir à partir de leurs propres déterminations. Comme le dit Bergson, « l'être vivant dure essentiel­lement ; il dure, justement parce qu'il élabore sans cesse du nouveau et parce qu'il n'y a pas d'élaboration sans recherche, pas de recherche sans tâtonne­ment. Le temps est cette hésitation même, ou il n'est rien du tout. » (Bergson, 1946, 103) Si le futur est entièrement contenu dans le présent et si le présent lui-même pouvait être entièrement déterminé dans le passé, alors le temps n’existe plus. Tout est déjà là potentiellement, prédiction me donne la connaissance intégrale du futur et la rétrodiction celle du passé !
Si le réel n’est pas soumis à une nécessité absolue, faut-il admettre pour autant qu’il y a de la contingence ? Ce serait assurément renoncer à la connaissance rationnelle du réel. Quand quelque chose existe, il existe nécessairement des causes qui expliquent son existence. Après coup, tout ce qui est peut trouver sa raison d’être et nous pouvons donc penser que tout ce qui s’est réalisé a d’abord existé comme possible, comme pure virtualité dans le passé. Mais nous ne pouvons retourner ce point de vue rétrospectif et le transformer ainsi en point de vue prospectif. Au moment où nous agissons, le possible n’est pas déjà là virtuellement – la statue achevée n’est pas virtuellement dans le bloc de marbre. C’est notre action qui fait que le possible devient possible (et non simple esquisse confinée dans l’imagination) en même temps qu’il devient réalité. Il faut donc penser l’action comme création de nouveauté irréductible.
C’est bien vers le futur que nous sommes toujours tournés quand nous agissons. Et comme l’action suppose la pensée, notre pensée est aussi tournée spontanée vers le futur. Quand nous imaginons le futur – par exemple, j’imagine le déroulement de la soirée à laquelle j’ai convié amis et relations – nous ne sommes pas face à l’image du futur, mais bien face à une image construite par les conditions présentes dans lesquelles opère notre esprit. Mais l’imagination devient l’élément moteur de l’action, elle permet d’en fixer les modalités et détermine l’action. Par là l’imagination est créatrice.
On peut généraliser ce propos. S’il y a une histoire humaine radicalement différente de l’histoire humaine, si elle n’est pas un destin déjà écrit « dans le grand rouleau » comme l’aurait dit Jacques le Fataliste, c’est parce que l’histoire humaine, c’est-à-dire la temporalité humaine est le produit de cette imagination créatrice ou de ce que Cornelius Castoriadis appelle un imaginaire radical.
Conclusion provisoire
De quelque côté que l’on prenne le problème, nous voyons bien que c’est le « temps vécu », c’est-à-dire l’ensemble des attitudes subjectives qui crée notre concept du temps et rend possible un temps objectif. Ce n’est pas la réalité du temps qui se refléterait dans nos esprits.
Temps et récit
Parlant de l’œuvre maîtresse de Bergson, Matière et Mémoire, Walter Benjamin écrit : « Matière et Mémoire définit l’expérience de loa durée de telle manière que lecteur est obligé de se dire : seul l’écrivain sera le sujet adéquat d’une expérience comme celle-là. » (Benjamin, III, 2000, 332) Et Benjamin ajoute : « De fait, c’est bien un écrivain qui vérifié la théorie bergsonienne de l’expérience. On peut considérer À la recherche du temps perdu comme une tentative, faites dans les conditions de la société actuelle, pour donner réalité par voie de synthèse à l’expérience telle que l’entend Bergson. »
Il nous appartient ici de comprendre comment cette expérience du temps trouve sa forme dans la littérature ou, plus généralement, dans le discours. Partant des apories du temps de saint Augustin, Paul Ricœur explique : « Au nom de quoi proférer le bon droit du passé et du futur à être en quelque façon ? Encore une fois au nom de ce que nous disons et faisons à leur propos. Or, que disons-nous et que faisons-nous à cet égard ? Nous racontons des choses que nous tenons pour vraies et nous prédisons des événements qui arrivent tels que nous les avons anticipés. » (Ricœur, 1983, 29) Ainsi comprendre ce qu’est le temps, c’est comprendre comment s’articulent temps et récit : « le temps devient vraiment humain dans la mesure où il est articulé sur un mode narratif et le récit atteint sa signification plénière quand il devient une condition de l’existence temporelle. » (Ricœur, 1983, 105)
Il y a une différence très importante entre le temps de la narration (historique, par exemple) et le temps du récit de fiction. Les contraintes de la narration historique sont levées dans le récit de fiction. Ricœur note d’abord qu’il y a un décrochage des temps verbaux à l’égard des catégories du temps vécu à partir de quoi va s’ouvrir une nouvelle conscience du temps sur le mode du « comme si ». Le temps du récit de fiction est tout aussi fictif que les personnages et l’intrigue. C’est un temps qui met hors circuit le temps de la vie pour réduire le temps à des signes narratifs. Ainsi pour Ricœur, le temps du récit de fiction n’est-il qu’un pseudo-temps, par opposition au temps de la narration historique.
L’ordre du temps de la fiction est régulièrement bouleversé. Ricœur souligne que l’Iliade commence déjà in media res pour ensuite procéder à des retours en arrière. Mais c’est, pour tout dire, le propre de tout roman. Quand Julien arrive chez Mme de Reynal au début Le Rouge et le Noir, ce n’est pas le début de l’histoire de Julien. Le roman peut commencer « par la fin », ce qui n’est évidemment jamais le cas dans le temps vécu ! Cette superposition des temps, la multiplication des anachronies – si importante dans la nouvelle de Gérard de Nerval, Sylvie – peut être élevée au rang de procédé littéraire ou poétique, mais il est pratiquement impossible qu’un récit de fiction s’en prive tout à fait.
La durée est également distordue. Chez Proust, une seule scène peut occuper des dizaines de pages. Mais là encore, c’est le propre du récit. Le temps vécu par un individu est proprement inracontable. Raconter un seul jour de sa propre vie serait une tâche qui emplirait une vie entière ! Ajoutons à cela que le temps de la fiction est le temps d’un narrateur fictif construit par l’auteur. Avec le récit nous avons bien une très singulière expérience du temps vécu. Mais une expérience irréductible à l’expérience philosophique, telle qu’on peut la trouver chez Bergson, chez Husserl ou chez Heidegger.
Conclusion générale
L’analyse conceptuelle du temps vécu nous a conduit de la conception du temps telle qu’elle apparaît chez les philosophes et les savants jusqu’aux marges de la littérature. L’opinion commune est que nous sommes « dans » le temps, que le temps est quelque chose d’objectif, d’extérieur à nous et qui nous emporte comme un fleuve. C’est précisément cette vision commune, non questionnée qui pousse à chercher d’abord une définition objective du temps apte à rendre compte de l’expérience intérieure que nous en avons.
Les apories du temps, celle que Saint Augustin expose le premier de manière magistrale, conduisent à remettre en question cette première approche du temps. Ce qui nous a conduits à penser le primat du temps subjectif. En faisant du temps et de l’espace les formes a priori de la sensibilité, on sait que Kant a renversé toute la tradition philosophique, qu’il y a opéré une véritable « révolution copernicienne » en faisant du sujet connaissant le centre organisateur de la connaissance. L’expérience que nous avons du temps, ce temps subjectif aux qualités si variables, n’est pas le reflet dans notre esprit du temps objectif mais l’expérience fondamentale à partir de laquelle nous pouvons élaborer une sorte d’objectivité du temps.
Chez Kant, mais aussi chez Husserl, on trouve le souci que ce primat de la subjectivité ne détruise pas toute objective. Il s’agit de maintenir, par une analyse rigoureuse des processus de la conscience, la possibilité d’une connaissance rationnelle du réel. Mais une autre voie s’ouvre, celle de l’exploration littéraire du temps vécu, celle que l’on retrouve chez Thomas Mann dans La montagne magique, chez Proust dans la Recherche du tempe perdu ­– dont le dernier volume s’intitule Le temps retrouvé, celle de James Joyce dans Ulysse, mais celle aussi des œuvres à notre programme, Sylvie de Gérard de Nerval ou Mrs Dalloway du Virginia Woolf.
Ce qui est comment aux deux voies ouvertes, la voie, dirions-nous, philosophique, et la voie poétique, c’est qu’elles placent le temps au cœur de la réalité humaine ; l’homme n’est pas dans le temps, il est la temporalité elle-même, et cette appréhension de la temporalité par la conscience n’est rien d’autre que l’appréhension de la vie elle-même en tant précisément que vie et conscience ne forment d’une seule et même réalité, ainsi que le soutient avec constance Bergson.
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1  Husserl, 1964, 3
2  Saint Augustin, 1964, XI, ch. XV, p. 266
3  Op. cit. ch. XVIII, p.268
4  Op. cit. ch. XX, p.269
5  Op. cit., ch. XXVIII, p.278-279
6  Op. cit. ch. XXVII, p.278
7  Op. cit. ch. XXVI, p.275
8  Isaac Newton, Principes mathématiques de philosophie naturelle, traduit de l’anglais par Émilie du Châtelet, édition « Les classiques des sciences sociales » (http://classiques.uqac.ca/), tome 1, p.53
9  Op. cit. p. 55
10  Einstein, 1972, p.39
11  Voir Klein, 2007
12  Klein, 2011, p. 29
13  Klein, 2011, p.31
14  Jankélévitch, 1974, pp.8-9
15  Costa de Beauregard, 1963, p.17
16  Voir Lestienne, 2007, p.144
17  Costa de Beauregard, 1963, p.25
18  Costa de Beauregard, 1963, p.134
19  Kant, 1980, pp.791-792 (III,57 dans l’édition princeps de l’Académie de Berlin)
20  Ibid. (III, 58)
21  Kant, 1980, p.794 (III, 59)
22  Au sens la phénoménologie,
23  Franz Brentano (1838-1917) est une philosophie et psychologue de langue allemande. C’est lui qui remet au premier plan le concept d’intentionnalité, sur lequel va faire fond l’école de la phénoménologie. Husserl a suivi les cours de Brentano.
24  Le concept d’intention désigne cette propriété de la pensée d’être toujours pensée d’un objet différent d’elle-même. Par « intention », Husserl désigne le caractère essentiel à toute conscience d’être toujours orientée vers un objet présent ou possible.
25  Dans toute cette partie nous suivons souvent Bodei, 2006
26  C’est le propre du « travail du rêve » que de déformer les perceptions et les souvenirs de la veille. Voir Freud, L’interprétation du rêve

Aux origines des aspirations modernes de liberté et d'égalité


Préface aux dialogues avec Vito Letizia

Je ne suis pas certain d’être le mieux placé pour préfacer un ouvrage de Vito Letizia. J’ai été mis en contact avec Vito par l’intermédiaire de mon ami Jorge Novoa au moment où la maladie le frappait déjà cruellement. Vito m’a adressé une recension de mon Comprendre Marx, un livre publié en portugais (Brésil) : un dialogue commençait qui n’a pas pu se poursuivre. J’ai également publié un texte de Vito consacré à la critique du livre de Lukàcs, Histoire et conscience de classe. À travers Lukàcs, c’est toute une conception de l’histoire du mouvement ouvrier qui était mise en cause et que l’on retrouvera développée ici dans l’analyse d’ensemble de l’histoire du mouvement ouvrier et socialiste que propose son ouvrage.
C’est, en effet, une vaste synthèse couvrant plus de deux siècles que tente Vito Letizia. Mais comme il ne s’agit pas d’une œuvre d’historien pur mais aussi d’une œuvre de militant, impliqué dans les luttes du mouvement ouvrier, Vito Letizia propose aussi un examen critique de l’œuvre de Marx, de l’histoire du mouvement ouvrier dans ses différentes composantes (et notamment, une critique de la conception « léniniste » du parti et du rôle des intellectuels) et une mise en cause plus ou moins explicite de la théorie de la révolution permanente, telle que les trotskistes l’ont développée.
Il y a, pour commencer, un point sur lequel nous sommes parfaitement d’accord : la nécessité de détruire la domination du capital exige un règlement de compte avec le passé. Comme le dit Vito, « l’historien parle toujours au présent » – Benedetto Croce lui aussi affirmait que « l’histoire est toujours contemporaine ». La recherche de Vito est une sorte d’examen de conscience qu’il demande à tous ceux qui ont partagé le « principe espérance » (comme dirait Ernst Bloch) d’une société débarrassée de l’exploitation et de la domination, à tous ceux qui se sont mis à l’école de Marx (puisque la qualification de « marxiste » fait problème). Et c’est d’abord le rapport à Marx qui doit être clarifié.
L’erreur est de penser l’œuvre entière de Marx comme une totalité cohérente dont chaque partie serait logiquement liée aux autres. En réalité, il n’en est rien. Il y a l’action révolutionnaire de ce jeune démocrate qui se rallie au communisme en 1844-1845, puis deviendra membre du conseil des trade-unions britanniques et l’un des fondateurs de l’Association internationale des travailleurs, et il y a le long travail qui aboutit à cette œuvre philosophique majeure qu’est Le Capital. Or les concepts fondamentaux du Capital, Marx ne les a pas encore élaborés en 1850, quand il prône « la révolution en permanence ». Il est encore à cette époque un révolutionnaire « quarante-huitard » qui croit que l’insurrection ouvrière (imminente bien sûr) mettra à bas le régime bourgeois ouvrant derechef la voie à une dictature du prolétariat, dont le modèle est la dictature du Comité de salut public pendant la phase la plus brûlante de la Révolution Française. Vito Letizia fait justice de ces illusions.
Dans le rapport avec Marx, il y a un autre aspect important : l’apport essentiel de Marx figure dans Le Capital. Mais des concepts théoriques du Capital, on ne tire pas nécessairement des analyses indiscutables concernant telle ou telle conjoncture. Ce n’est pas traiter Marx « en chien crevé » que remarquer qu’à telle ou telle occasion il s’est visiblement trompé, ce que Vito Letizia établit avec beaucoup de précision. Le marxisme orthodoxe a constitué un corpus doctrinal intangible qui devait donner réponse à tout et qui a surtout été utilisé pour pourfendre les hérétiques et autres déviationnistes, quelles que soient les diverses variantes de cette orthodoxie. Pour qui pense que la lecture de Marx est indispensable pour aborder sérieusement les problèmes de notre temps, il est nécessaire de se défaire totalement de ce marxisme orthodoxe. Il suffit de prendre la fameuse « dictature du prolétariat » pour avoir un bon exemple de ces questions. Marx, une fois, dans une lettre à Weydemeyer (1852), affirme que sa découverte la plus importante n’est pas la lutte des classes, mais bien que cette lutte des classes devait conduire à la dictature du prolétariat. Les marxistes et surtout ceux qui se réclament de Lénine, ont fait de la « dictature du prolétariat » l’alpha et l’oméga du « marxisme ». Mais quiconque a lu le Capital sait que Marx n’y parle jamais de dictature du prolétariat, ni d’hégémonie de la classe ouvrière, ni d’aucun de ces concepts ou pseudo-concepts qui ont tant occupé les marxistes. L’acteur principal du Capital se nomme « producteur » et la perspective du renversement du mode de production capitaliste (l’expropriation des expropriateurs) se résume en une formule : « les producteurs associés ». Il n’y aucun lien logique entre la théorie de la valeur et la dictature du prolétariat. On peut donc rejeter la dictature du prolétariat tout en gardant l’essentiel de l’analyse de Marx. Mais il y a plus : à part quelques phrases ici ou là, il n’y a aucune définition précise chez Marx de cette fameuse dictature du prolétariat. Visiblement, ça ne veut pas dire la même chose dans le Manifeste de 1848 et dans la Critique du programme de Gotha de 1875. L’épisode le plus intéressant de cette affaire réside dans le quiproquo concernant la Commune de Paris. Marx pense alors sous le terme « dictature du prolétariat » un régime social et politique relativement durable qui a pour mission d’organiser la transition entre la société capitaliste et la société communiste – et non plus simplement un régime d’exception sur le modèle robespierriste. La Commune de Paris donne le modèle de ce régime. Les principales mesures essentielles aux yeux de Marx, qui déterminent la nature de cette nouvelle forme étatique, sont la destruction du vieil appareil bureaucratique de l’État bonapartiste, un gouvernement de délégués élus et responsables en permanence devant les citoyens, des fonctionnaires élus et n’ayant de traitement supérieur à celui d’un ouvrier qualifié, etc. Il faut cependant remarquer que l’expression même « dictature du prolétariat » ne figure pas dans le texte de La guerre civile en France. C’est Engels, un peu plus tard qui dira : « Le philistin allemand a été récemment saisi d'une terreur salutaire en entendant prononcer le mot de dictature du prolétariat. Eh bien, messieurs, voulez-vous savoir de quoi cette dictature a l'air ? Regardez la Commune de Paris. C’était la dictature du prolétariat. »1 Mais Marx se contentait de la qualifier de « république sociale » : « Le cri de « république sociale » auquel la révolution de février avait été proclamée par le prolétariat de Paris, n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une République qui ne devait pas seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même. La Commune fut la forme positive de cette République. »2 Cette « république sociale » est une république jusqu’au bout, une république radicale, qui se fixe comme objectif l’abolition de toute domination. La Commune n’était pas le résultat de l’action des théoriciens, mais bien comme le note Vito Letizia, un processus pratique, une conquête de la démocratie et de l’autonomie. Mais le marxisme orthodoxe a plus ou moins délaissé le texte et l’esprit de Marx pour transformer en vérité intangible les contorsions herméneutiques d’Engels.
Il ne faut pas se contenter de revenir à la pensée de Marx, telle qu’elle se donne elle-même, dégagée de la gangue des interprétations marxistes. Il est tout aussi nécessaire de pointer ce que l’analyse des faits historiques a clairement démenti dans l’œuvre de Marx. Il y a bien, chez l’auteur du Manifeste du Parti Communiste, un « progressiste » naïf. La marche inexorable de l’histoire fait passer l’humanité du communisme primitif à l’esclavage, de l’esclavage au féodalisme et du féodalisme au capitalisme. Après s’être arrêté dans ces quatre premières stations, le train de l’histoire était censé atteindre le terminus, le communisme. Depuis 1848, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts et un peu partout on affirme que la station terminus est en fait la station capitalisme – la voie n’a pas été construite menant le train de l’histoire à la cinquième station... Mais la question de savoir si le capitalisme est ou non la fin de l’histoire est mal posée. Précisément, en premier lieu, parce qu’il n’y a pas de fin de l’histoire et que les hommes font eux-mêmes leur propre histoire. Mais aussi parce que le mode de production capitaliste n’est pas nécessairement un progrès par rapport aux modes de production antérieurs, ainsi que le souligne très justement Vito. Du reste, Marx, dans Le Capital, oscille toujours entre l’idée que le mode de production capitaliste est un progrès en ce qu’il prépare les conditions d’une organisation sociale des producteurs associés, et une condamnation radicale du mode de production capitaliste jugé pire que l’esclavagisme et le féodalisme.
Revenir à Marx, c’est aussi revenir sur l’histoire mouvementée d’un mouvement ouvrier qui, dans la plus grande partie de ses formations, s’est réclamé de Marx. Les schémas classiques et rassurants du marxisme (même révolutionnaire) ont été infirmés. Le développement du mouvement ouvrier à la fin du XIXe siècle, avec la création des grands partis sociaux-démocrates n’a pas été une progression de la lutte contre le capitalisme. Bien au contraire, comme j’avais commencé de l’expliquer dans Le cauchemar de Marx (Max Milo, 2009), les organisations de masse du mouvement ouvrier, au premier chef chez les partis de l’Internationale comme la SPD, se sont révélées comme de puissants instruments d’intégration du mouvement ouvrier au mode de production capitaliste. L’organisation ouvrière, née de la prise de conscience de l’opposition des ouvriers et des capitalistes, a secrété sa propre oligarchie (voir Robert Michels et la « loi d’airain de l’oligarchie ») et sa propre idéologie : celle d’une société socialiste administrée par les spécialistes, les ingénieurs sociaux de l’État socialiste. Ce que l’on a vu s’épanouir en URSS était déjà largement en germe dans les partis de l’Internationale Ouvrière, notamment la SPD et la SFIO. Par rapport à cette tendance des grandes organisations ouvrières, le léninisme, surtout tel qu’il a été fossilisé et transformé en dogme après la victoire de la révolution russe et la « bolchevisation » des partis de l’Internationale Communiste, ne pouvait en aucune façon fournir une alternative véritable. L’idée que les intellectuels sont seuls aptes à diriger le processus révolutionnaire permet ensuite de justifier la mise sous tutelle du mouvement ouvrier réel.
Un dernier aspect qui me semble très important est l’appréciation que Vito Letizia porte sur la question de la « révolution permanente » dans sa version trotskiste. La « révolution en permanence » dont parlait Marx est le processus révolutionnaire réel qui doit passer par toutes les étapes nécessaires. L’interprétation trotskiste fait violence au processus réel et en postulant que le prolétariat, c’est-à-dire son parti, dirige la paysannerie, il ne respecte pas l’autonomie de la révolution paysanne. Or, en Russie, comme en Chine, et comme dans la plupart des pays capitalistes à développement retardataire, c’est la révolution paysanne qui a joué le rôle moteur principal. Faute de comprendre la dynamique propre du mouvement paysan, les marxistes, représentant non pas tant les prolétaires que cette intelligentsia urbaine aspirant à un rôle national dans des pays où la bourgeoisie était incapable de diriger la société entravée par le féodalisme, ont fait rentrer de force les paysans dans les cadres de l’étatisme prétendument « socialiste ». Ainsi, Trotski analysa la révolte de Cronstadt et les révoltes paysannes de Makhno en Ukraine comme des mouvements petit-bourgeois réactionnaires que le « prolétariat » devait mater. On ne dira jamais assez quel rôle catastrophique l’écrasement des insurrections révolutionnaires dans la jeune URSS a joué dans le triomphe du système stalinien qui disposait déjà de solides bases historiques dans la tradition de l’autocratie tsariste.
Aujourd’hui, la social-démocratie est morte. Les liens des partis qui se nomment encore socialistes ou sociaux-démocrates avec l’histoire du mouvement ouvrier ont été à peu près tous rompus. Les partis socialistes en Europe sont de purs et simples « partis bourgeois », qui, le plus souvent, ne se distinguent des partis bourgeois ordinaires ni par le programme, ni par la composition sociale. Tout cela bien sûr devrait être nuancé – il y a, semble-t-il quelques sursauts « prolétariens » au sein du Labour Party britannique qui fut pourtant un laboratoire de la transformation définitive des partis socialistes. Le PT brésilien qui s’est construit comme parti contre le parti représentant officiellement la Seconde Internationale est évidemment très différent du PS français ou du PD italien. Mais la ligne générale est sans ambiguïté. Ce qui est moins clair, c’est de savoir ce qui pourrait émerger de cette décomposition du mouvement ouvrier traditionnel. Les partis de la « gauche radicale » semblent voués à la dispersion ... ou à suivre les chemins de la social-démocratie dans la capitulation et le reniement quand ils parviennent au pouvoir.
Si une alternative nouvelle est possible, elle ne peut pas être le produit de l’action purement théorique d’une minorité fût-elle éclairée, mais émergera du mouvement même des peuples. Méditer les leçons de l’histoire, c’est indispensable pour reconnaître la nature des mouvements sociaux qui se déroulent sous nos yeux et ne pas se laisser prendre à tous les mirages qui ne manquent pas d’apparaître dans le désert de la pensée et de l’action révolutionnaires à notre époque. Le passé est toujours présent, comme le dit Vito Letizia, aussi parce que les fantômes du passé continuent de hanter les vivants. L’Évangile dit qu’il faut « laisser les morts enterrer les morts » ; c’est un précepte que reprend Marx et paradoxalement c’est pour cela que les leçons de l’histoire sont si importantes.
Denis COLLIN – Août 2015
[Ce texte est la préface que j'ai donnée au livre "As origins das aspiraçoes modernas de liberdade e igualdade. Dialogos con Vito Letizia" - Alameda Casa Editorial - Sao Paulo, 2106]

1 Friedrich Engels, Introduction à La guerre civile en France. Éditions Sociales, 1952, p.18
2 K. Marx : La guerre civile en France, op. cit. p. 332

mardi 4 août 2015

Nature et culture: retour sur la sociobiologie


La sociobiologie, surtout connue en France à travers Edward O. Wilson, propose une unification des sciences sociales et de la théorie synthétique de l’évolution (la « Nouvelle synthèse »). En fait d’unification, il s’agit d’une absorption pure et simple : les comportements humains doivent être considérés comme des comportements génétiquement déterminés sélectionnés au cours de l’évolution suivant le principe de la recherche de la maximisation de la diffusion des gènes. Un individu est censé toujours adopter, en dernière instance, un comportement qui permettra une diffusion maximale de ses gènes. Les structures de la parenté ne seraient ainsi que les formes spécifiques à travers lesquelles les individus opèrent des stratégies de maximisation de leur descendance.

Le livre de Marshall Sahlins, Critique de la sociobiologie. Aspects anthropologiques, publié en 1976 (traduction française : Gallimard, 1980), procède à une critique en règle des prétentions de la sociobiologie à remplacer l’ethnologie et à effacer la frontière entre l’éthologie animale et l’ethnologie. D’autres critiques de la sociobiologie ont été conduites, du point de vue de la biologie évolutionniste, notamment par Stephen Jay Gould. Pourquoi revenir sur cette question si ancienne, alors que la sociobiologie semble avoir disparu ou presque du champ intellectuel ? Pour deux raisons. La première est que les fondements « épistémologiques » de la sociobiologie se retrouvent dans la psychologie évolutionniste qui continue d’avoir le vent en poupe et domine de nombreux secteurs de la recherche scientifique. La deuxième est que les philosophies – assez nombreuses aujourd’hui – qui tendent à effacer la frontière entre l’animal et l’homme partagent au fond les mêmes présuppositions que la sociobiologie. À ces raisons d’ordre épistémologique, il faut en ajouter d’autres plus politiques et « idéologiques ». L’utilitarisme sous-jacent à la sociobiologie et l’anthropologie qu’elle véhicule – une humanité composée d’individus égoïstes occupés avant toute chose à la maximisation de leurs biens, avoir des descendants faisant partie des biens – constituent bien le « fond de sauce » de l’idéologie dominante aujourd’hui, celle de la concurrence « libre et non faussée » présentée comme naturelle à l’espèce humaine et dont les « utopies » socialistes ou communistes ne seraient que des tentatives absurdes d’aller contre la nature humaine, contre cet « individualisme possessif » caractéristique de l’être humain. Il y a, enfin, une raison proprement philosophique : la sociobiologie est une tentative de donner une explication radicalement « matérialiste » de l’homme comme être social. La critique qu’opère Marshall Sahlins atteint, indirectement, ce matérialisme fort, ce matérialisme prétendument scientifique qui a remplacé Marx par Darwin. Cette lecture de Marshall Sahlins s’inscrit donc, pour moi, dans un travail visant à montrer l’incohérence du « matérialisme fort », travail que j’avais engagé dans La matière et l’esprit (Armand Colin, 2004) et poursuivi dans À dire vrai (Armand Colin, 2012).

Nature et culture

Le travail de Marshall Sahlins s’inscrit dans une très ancienne discussion, celle des rapports entre nature et culture. L’enjeu de cette discussion, qui peut sembler un thème rebattu à destination des classes de terminales, n’est pas mince. Soit la culture existe bien comme ce qui est spécifique à l’être humain, comme ce par quoi il s’affranchit, dans certaines limites des déterminismes naturels et alors elle est bien ce qui manifeste l’esprit humain, lequel n’est pas réductible aux combinatoires de « l’homme neuronal » et il y a alors place pour une histoire « spirituelle » de l’homme en rupture avec le monde animal. Cette thèse serait qualifiée d’idéalisme. Inversement, la thèse matérialiste, au sens fort du terme1, suppose que la culture n’a rien de spécifiquement humain, qu’elle n’est que la manifestation de comportements particuliers mais non différents qualitativement des comportements des animaux. On retrouve cette idée chez les partisans de l’existence d’une « culture animale », d’une « libération animale » et autres calembredaines de la même farine. Si la culture humaine n’a aucune autonomie, mais n’est que le monde fantasmatique à travers lequel se manifestent les déterminismes biologiques fondamentaux de la reproduction des gènes, thèse que soutient la sociobiologie, alors ce qui est mis en cause, « c’est l’intégrité de la culture en tant que chose-en-soi, en tant que création distinctive de l’homme au plan symbolique » (Sahlins, op.cit. p.13). Ce que montre Sahlins, c’est que la thèse fondamentale de la sociobiologie, bien que se parant des atours de « la science », n’est qu’un « nouvel avatar de la sociologie utilitariste, mais qui cette fois transfère au plan biologique le calcul des utilités réalisées au travers des rapports sociaux » (ibid.).
Le caractère profondément idéologique de la sociobiologie se manifeste dans le débat qu’elle a suscité – et qu’elle continue indirectement de susciter sous d’autres formes, même si l’étoile de la sociobiologie a beaucoup pâli. Sahlins soutient que ce débat en lui-même possède une grande importance : « Il suggère qu’il est une certaine forme de connexion profonde entre la théorie de l’action humaine, proposée par la sociobiologie, et la conscience de soi que manifestent les Occidentaux au regard de leur propre existence sociale. » (op.cit. p.18) Pour élargir le propos j’ajouterais que les tentatives de « naturalisation de la conscience », de jonction entre la philosophie, les « sciences cognitives, l’informatique et la biologie sont tout autant révélatrices de la conscience de soi des Occidentaux. La réduction de l’homme à un automate est tout à fait conforme à la vision de l’homme que défend la théorie économique standard, dite « néoclassique » qui fait des individus des automates rationnels, optimisant leur utilité.
Marshall Sahlins écrit son essai à l’apogée de la sociobiologie voulant se présenter comme science et il consacre l’essentiel de son propos à la réfutation des prétentions scientifiques de Wilson et consorts. Mais il souligne, à juste titre, « l’éventualité non négligeable, qu’elle disparaisse rapidement en tant que science, pour mieux se perpétuer sous forme d’un regain de conviction populaire quant au caractère naturel des prescriptions de notre culture. » (op.cit. p.21) Cette conviction populaire quant aux prescriptions de notre culture, Sahlins la définit comme « sociobiologie vulgaire » à laquelle il ne faut pas opposer la « sociobiologie scientifique » pour la bonne raison que cette dernière s’élève sur le substrat idéologique de la première et la nourrit en retour : « De fait, au niveau le plus général, la thèse de la sociobiologie vulgaire est à la base de la conception de l’organisation sociale que défend la sociobiologie scientifique. » (op.cit. p.28). La prémisse de cette sociobiologie vulgaire est celle d’un « isomorphisme entre les propriétés biologiques et les propriétés sociales » (op.cit. p.29). Par exemple, les comportements d’agression et de territorialité seraient typiquement des comportements communs aux hommes et aux animaux. Quels que soient les mobiles, on a affaire dans la guerre à de la « violence ». S’il en est ainsi, il est évidemment impossible de porter quelque jugement que ce soit sur la guerre et les combattants. Tous se valent : ils sont des animaux en lutte pour le territoire et les mobiles idéaux ne sont que des masques trompeurs de ces comportements biologiquement déterminés. L’amour de la patrie ou la défense de la liberté ne seraient que des oripeaux déguisant les véritables mobiles. Si on va jusqu’au bout de cette « naturalisation » des comportements humains, il n’y aucune différence à faire entre les hordes hitlériennes à l’assaut de l’Europe pour conquérir leur « Lebensraum » et les millions de combattants qui ont donné leur vie dans la guerre contre le totalitarisme. Il est d’ailleurs remarquable que le nazisme ait explicitement « naturalisé » son propre combat… le nazisme, une sociobiologie avant l’heure ? Contre la sociobiologie et les discours convenus sur l’agressivité naturelle des hommes, Sahlins rappelle Rousseau : « la guerre n’est point une relation d’homme à homme mais une relation d’État à État dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes, ni même comme citoyens, mais comme soldats. » (Contrat Social). Cette conception, Rousseau l’oppose explicitement à celle de Hobbes qui voit dans « la guerre de chacun contre chacun » la conséquence nécessaire de la nature humaine. Sahlins, qui se situe dans la lignée de Rousseau en qui il voit le véritable fondateur de l’anthropologie, montre qu’on doit renverser les termes habituels qui font du conflit social l’expression de l’agressivité : « L’agression n’est pas régulatrice des conflits sociaux : ce sont les conflits sociaux qui sont régulateurs de l’agression. » (op.cit. p.35) Il y a, dit encore Sahlins, dans tous les comportements humains un arbitraire du signe social par rapport aux motivations qu’il faut mettre en parallèle avec l’arbitraire du signe qui caractérise, selon Saussure, le signe linguistique : le signe ne ressemble pas à ce dont il est le signe. Chez les animaux les signaux de communication sont indissociables des réactions instinctives de l’animal dans une situation donnée : le cri du vervet menacé par un prédateur est différent du cri du vervet ayant aperçu une troupe rivale, mais cela n’a rien à voir avec des mots qui justement sont polysémiques et peuvent se combiner de milliers de manières possibles, contrairement à ce que laisse entendre Jared Diamond dans une étude trop souvent inspirée de la sociobiologie, Le troisième chimpanzé.
Ce que la sociobiologie élimine en éliminant la culture pour la rabattre sur la nature, c’est toute la dimension symbolique qui caractérise proprement l’homme et l’éloigne infiniment des autres animaux, y compris ceux qui lui sont le plus proches sur le plan génétique, comme les chimpanzés et les gorilles. Notons que les partisans de la libération animale et de la reconnaissance des animaux comme sujets de droit (Peter Singer, par exemple) éliminent eux aussi cette dimension de l’ordre symbolique. Que le mot « droit » n’ait de sens que pour un être capable de symboliser – et l’homme seul symbolise comme il respire – voilà ce qui leur échappe tout autant que cela échappe à Wilson. Comme le dit Sahlins, « Dans l’événement symbolique, une discontinuité radicale intervient entre culture et nature. L’isomorphisme entre celles-ci, qu’exige la thèse sociobiologique, n’existe pas. La culture comme système symbolique n’est pas la simple manifestation de la nature humaine : elle a une forme et une dynamique telles – correspondant à ses propriétés, en tant qu’elles sont dotées de signification – qu’elle est, bien plus, intervention dans la nature. » (op.cit. p.40) Il ajoute même : « La culture n’est pas ordonnée par les affects primordiaux de l’hypothalamus : ce sont les émotions qui sont organisées par la culture. » (ibid.) Les dispositions naturelles des hommes sont nécessaires en ce qu’elles deviennent les instruments d’un projet symbolique et par conséquent ne permettent jamais d’expliquer le contenu culturel spécifique de tel ou tel ordre social. J’ajouterai que ce qui est vrai du déterminisme naturel l’est aussi des différentes formes de déterminisme social entendu strictement. Les rapports sociaux de production ne déterminent jamais strictement les « superstructures » idéologiques, religieuses et juridiques. Ils ne font que les conditionner, mais dans des conditions données, les sociétés humaines inventent leurs propres organisations symboliques. On pourrait sans mal suivre Castoriadis quand il définit cet imaginaire radical, cette « institution imaginaire de la société ».

La question de la parenté et la « sociobiologie scientifique »

Le chapitre le plus important de l’essai de Marshall Sahlins est consacré à la critique de la thèse centrale de la sociobiologie, la thèse de la « sélection de parenté ». La question de la parenté est sans aucun doute la question la plus importante dont ait à traiter l’ethnologie et c’est elle qui permet d’articuler le plus clairement le rapport entre nature et culture – c’est le rôle que jouent la prohibition de l’inceste et son complément nécessaire, la règle d’exogamie, dans la pensée de Claude Lévi-Strauss. La question est de savoir si la parenté est ou non un fait biologique, autrement dit faut-il identifier parenté et « consanguinité » ? Il y a en biologie une opposition classique concernant la manière dont opère la sélection naturelle. La génétique des populations met l’accent sur la sélection de groupe : c’est le « pool » génétique d’un groupe qui est soumis à la pression sélective et le résultat de cette pression affectera la répartition des gènes à l’intérieur d’une population. Cependant la sélection s’opère au niveau de l’individu : le groupe ne se reproduit que par le truchement de l’individu. Il s’agirait donc non pas d’une sélection de groupe mais d’une sélection individuelle. Or, comme on le sait bien, on observe chez de très nombreuses espèces des comportements individuels de sacrifice pour le groupe. Selon la théorie standard, les gènes qui commandent ce type de comportements devraient disparaître du groupe : les individus qui se sacrifient pour la survie des autres étant voués à mourir plus vite et à avoir moins de descendance. Mais la disparition de tels individus pénaliserait le groupe tout entier. Il y aurait donc bien une opposition et même une contradiction entre sélection de groupe et sélection individuelle. Ce que cherche à faire la sociobiologie, c’est résoudre cette opposition en montrant que tous les comportements sont des comportements égoïstes, à condition de ne pas limiter l’égoïsme à l’égoïsme individuel mais de considérer que ce sont les gènes eux-mêmes qui sont égoïstes et disposent de stratégie de maximisation : le comportement « altruiste » de l’individu qui se sacrifie pour le groupe pourra dès lors être facilement expliqué comme un comportement qui favorise la multiplication de ses gènes : l’individu qui se sacrifie pour son frère préserve les gènes qu’il a en commun avec son frère.
La thèse du « gène égoïste » a été développée après la sociobiologie par Richard Dawkins dans le livre éponyme. Cette thèse ahurissante et qui a pourtant connu un très large succès peut se résumer ainsi : les individus et les organisations ne sont que des moyens pour les gènes de maximiser leur reproduction.

Excursus sur Richard Dawkins.

Dans La matière et l’esprit, j’avais consacré à Dawkins quelques développements dont je reprends ici un extrait.
Au point de vue darwinien de la lutte des individus, Dawkins propose de substituer « le point de vue du gène », qui présente « plusieurs avantages que l’on perçoit clairement si l’on considère deux concepts techniques, l’ingénierie inverse et l’utilité. »2 Or ces deux concepts sont typiquement téléologiques : ils caractérisent non pas les processus naturels mais l’activité d’individus conscients qui s’ordonne en fonction d’un certain but.
Prenons d’abord le concept d’ingénierie inverse : il consiste à se demander devant un objet fini pour quelle fonction il a été conçu et ensuite d’expliquer l’articulation de ses composants comme autant d’éléments permettant de réaliser cette fonction. En termes kantiens, cela s’appelle « jugement téléologique ». Kant distingue les produits de la nature « pris comme agrégats », et pour lesquels la nature procède « mécaniquement », c'est-à-dire selon une loi causale « aveugle »3, et les produits de la nature comme « systèmes » (tels les cristaux ou la structure interne des végétaux et des animaux), pour lesquels la nature agit techniquement. Si Kant admet que la considération générale de la nature exclut toute finalité – la science pour lui est la physique de Newton - il reste que :
Il est néanmoins légitime de tirer de l’étude de la nature une appréciation téléologique, du moins de façon problématique ; mais ce n’est que pour subordonner la nature, selon l’analogie avec la causalité selon des fins, aux principes de l’observation et de la recherche, sans se permettre de l’expliquer par là.4
On le voit, Kant ne réintroduit le jugement téléologique que très prudemment, en délimitant son usage. Dawkins n’a pas ces prudences pour la simple raison qu’il ne semble pas voir lui-même ce qu’il est en train de faire, puisque dès le départ il proclame que « la nature est sans but » pour, immédiatement ne raisonner qu’en termes de buts. Mais l’appellation même de « gène égoïste » n’a aucun sens scientifique. Pour Dawkins, cela signifie que les gènes sont sans pitié pour les individus et ne se préoccupent que de leur survie et de leur duplication. Mais tous ces termes ne peuvent être que les prédicats d’un être conscient. Tels que Dawkins les utilise, ils sont privés de sens, sauf si on fait des gènes de petits démons ayant leur propre finalité (« optimiser leur utilité », dit Dawkins). Quand un atome d’uranium émet un rayonnement qui va peut-être provoquer le cancer chez l’humain qui passe par là, personne ne songera à penser qu’il s’agit d’un atome égoïste. La tuile qui tombe du toit et fracasse le crâne du passant n’est pas non plus une « tuile égoïste ». Si le gène est une chose naturelle, il se « comporte » conformément aux lois de la nature et ne « cherche » rien. Spinoza s’en prenait à cette habitude que les hommes ont de projeter leur propre complexion sur les choses extérieures et faisait malicieusement remarquer que si la pierre qui tombe pouvait penser, elle croirait certainement tomber librement.
Tout le vocabulaire de Dawkins est pétri de cet anthropomorphisme superstitieux. Pourquoi faudrait-il que l’optimisation de la survie de l’ADN soit la clé du monde vivant. Depuis quand les molécules (puisque l’ADN est une molécule) pensent-elles ? Depuis quand « optimisent »-elles quelque chose ? Pour qu’elles puissent optimiser quelque chose, encore faudrait-il qu’elles soient liées à un système de valeurs immanentes, puisque « optimiser » veut dire « chercher le mieux ».
Toute cette théorie n’est qu’une bouillie superstitieuse5. Spinoza caractérise la superstition par le renversement des causes et des effets. Dawkins écrit ainsi :
La survie de l’ADN étant la fonction d’utilité du roitelet qui chante, rien ne peut arrêter la transmission d’un ADN qui n’a d’autre effet bénéfique que de rendre les mâles beaux aux yeux des femelles. Si quelques gènes donnent aux mâles des qualités que les femelles de leur espèce trouvent à leur goût, ces gènes survivront bon gré mal gré, même s’ils mettent en péril certains individus.6
La poule est une stratégie que les œufs ont trouvée pour se multiplier. Voilà la « science » de Dawkins. Mais cette métaphore elle-même n’est pas exacte : Dawkins parle de la survie de l’ADN. Donc l’ADN est éternel. Pourtant mes molécules d’ADN ne sont pas celles de mes parents, ce sont de nouvelles molécules. Alors qu’est-ce qui survit ? Tout simplement une forme désincarnée, une idée, un esprit. L’article d’ailleurs confond en permanence et sans le moindre souci de précision scientifique gène et ADN. L’ADN est une molécule, c'est-à-dire une entité physique observable qui entre en réaction avec d’autres entités chimiques et ce sont ces réactions qui expliquent d’ailleurs que la molécule semble – à travers un processus complexe – se dupliquer. Le gène, c’est tout autre chose : c’est un être de pensée imaginé pour construire une théorie analytique de l’hérédité, et construite du reste sans le moindre rapport avec l’ADN, puisque l’élucidation de la structure et du rôle de l’ADN intervient presque un siècle après l’invention des gènes. Du reste, les généticiens rigoureux ne confondent pas gène avec séquence d’ADN ; ils disent que telle séquence « code pour » tel ou tel gène. L’identification chez Dawkins du gène et de l’ADN – on parle indifféremment de survie des gènes et de survie de l’ADN signifie tout simplement que Dawkins ne s’intéresse pas à l’explicitation des processus physiques mais cherche plutôt à construire une machine explicative purement spéculative. Derrière l’apparent matérialisme, la biologie de Dawkins est un monde de fantômes.

Retour à la sélection de parenté

La sociobiologie part donc de la « conversion de l’altruisme sociale en égoïsme génétique » (Sahlins, op.cit. p.52). Il s’ensuit que les individus agissent soit positivement soit négativement pour prendre l’avantage sur les autres. C’est une conception qui est « dans l’air » depuis pas mal de temps et Marshall Sahlins la fait remonter au moins à Hobbes. Quelle que soit la conscience des individus – et celle-ci est la plupart du temps une fausse conscience selon Wilson – il faut découvrir dans les relations de parenté la stratégie des gènes. Or, Marshall Sahlins montre, à partir de nombreux exemples tirés des études ethnologiques, que la thèse de la sociobiologie est contraire aux faits, ce qui est très gênant pour une théorie qui se veut scientifique. Les règles effectives de parenté font très souvent que les individus consacrent leurs soins à des « parents » génétiquement éloignés aux dépens de parents génétiquement plus proches. Pour expliquer ce mystère, il faut précisément changer d’approche, délaisser l’approche biologique pour une approche sociale-culturelle et admettre que « les êtres humains ne perpétuent pas leur être physiologique mais leur être social. » (op.cit. p.78) C’est qu’en effet, les hommes sont les seuls êtres immortels : ils se perpétuent par leur nom et par la mémoire qu’en gardent les vivants. À partir de nombreux exemples, Sahlins montre que ce n’est pas la généalogie biologique qui détermine la parenté mais au contraire la parenté qui reconfigure la généalogie (cf. p.96).
En réalité, la sociobiologie a une fâcheuse tendance à présenter les comportements de la classe moyenne new-yorkaise ou londonienne comme caractéristiques de l’humanité en général. Si le gène est présenté comme un entrepreneur, c’est que la sociobiologie entre clairement en résonance avec le discours de l’économie capitaliste dominante : « Le discours économique que, de façon caractéristique, les sociobiologistes ont adopté laisse entrevoir un problème ethnocentrique du même genre. Dans leurs considérations sur la sélection de parenté, ils n’ont été que trop disposés à mettre en avant, comme qualités de l’humanité tout entière, ce qui est l’apanage d’une société qui va, en effet, jusqu’à mettre ses propres enfants au nombre des « avoirs » (confer l’école de Chicago en économie). » (op.cit. p.108) La « sélection de parenté » n’est qu’une reprise de la bonne vieille idéologie utilitariste, cette « apparente niaiserie qui consiste à réduire les multiples rapports que les hommes ont entre eux à cet unique rapport d’utilisation possible, cette abstraction d’apparence métaphysique » qui « a pour point de départ le fait que dans la société bourgeoise tous les rapports sont pratiquement réduits et subordonnés au seul rapport monétaire abstrait » (Marx & Engels, Idéologie allemande, cité par Marshall Sahlins, p.109).
Sahlins tire quelques conclusions de cette étude qu’il suffit de citer ici :
1) « aucun système de rapports de parenté ne suit chez l’homme un agencement conforme aux coefficients de liaison génétique tels que les sociobiologistes les envisagent. » (op.cit. p.111)
2) « comme ce sont les rapports de parenté, constitués sur le plan culturel qui président aux processus effectifs de coopération à la production, de propriété, d’aide mutuelle, et d’échange matrimonial, les systèmes ordonnant l’avantage reproductif chez l’homme ne relèvent aucunement d’un mode de calcul prévu par la sélection de parenté, ni – conséquence logique – par une sélection naturelle. » (op.cit. p.112)
3) « la parenté est une caractéristique des seules sociétés humaines, qui se distingue précisément par cette autonomie vis-à-vis des relations naturelles. » (op.cit. p.114) La généalogie dans les sociétés humaines situe bien les individus les uns par rapport aux autres mais en lien avec des valeurs qualitatives sans rapport avec les liens génétiques.
4) « les êtres humains ne reproduisent pas seulement leur être physique ou biologique, mais bien leur être social » (op.cit. p.117)
5) « la culture est la condition indispensable de ce système d’organisation et de reproduction des hommes » (op.cit. p.118).
La culture est indissociable du langage, c’est-à-dire de la symbolisation. La sociobiologie réduit le langage à un moyen de communication qui ne se différencie que par le degré de complexité des moyens de communication des animaux. Mais le langage est bien autre de chose que cela puisqu’il est d’abord ce par quoi sont instituées des significations. Bref, il faut prendre au sérieux la vieille définition grecque de l’homme comme animal qui possède le logos. Et c’est pourquoi le comportement social des hommes se définit d’abord en termes d’attributs symboliques (cf. p.119).

De l’idéologie

La dernière partie de l’essai montre comment la sociobiologie s’inscrit dans les figures de l’idéologie. Il y a ici des remarques intéressantes sur le destin du darwinisme – au grand dam parfois de Darwin lui-même. C’est bien connu, le concept darwinien de « sélection naturelle » a subi de nombreux dévoiements. Plusieurs auteurs ont rappelé, d’ailleurs, que Darwin lui-même n’était pas très satisfait de cette expression dont il a tout de suite signalé le caractère métaphorique et les ambiguïtés qu’il recelait. Les concepts darwiniens ont été introduits dans la théorie économique et sociale (le « darwinisme social ») et les concepts de la théorie économique ont à leur tour été réintroduits dans la biologie. Ce mouvement de va-et-vient est très intéressant à tous égards et pose des questions non pas quant au travail scientifique de Darwin mais quant à la propension de la société capitaliste à réduire la vie sociale à la vie naturelle et, cette réduction étant faite, à user de toutes sortes de façons de la théorie darwinienne. De ce point de vue, il y a un darwinisme qui finit par former un socle commun à toutes sortes de développements philosophiques ou idéologiques. Peter Singer, utilitariste revendiqué, soutient une conception coopérative du darwinisme – privilégiant la sélection de groupe et tente par-là de fonder une  qui vaille pour les hommes et pour les animaux. Dans un tout autre ordre d’idée, mon ami Yvon Quiniou soutient que le matérialisme a prouvé sa vérité grâce à la théorie darwinienne qui assure justement le passage du biologique au niveau social humain. Ni Singer ni Quiniou ne peuvent être soupçonnés d’être des partisans du capitalisme et du tout-marché. Cependant en faisant du darwinisme la théorie scientifique fondatrice et unificatrice, ils entrent dans les mêmes sophismes – le sophisme naturaliste qu’avait déjà dénoncé G.E. Moore7 – que la sociobiologie et participent, bien involontairement, à la reproduction idéologique.
Nous avons un cas typique de « théorie scientifique » conçue pour justifier un certain ordre social. Sahlins note à juste titre qu’avec la sociobiologie, il pourrait bien arriver aux savants occidentaux ce qui est arrivé aux Soviétiques avec Lyssenko… D’ailleurs, la  utilitariste naturaliste de Singer n’est pas sans rappeler directement certains procédés de Lyssenko prétendant justifier le communisme par le comportement coopératif des plantes !
Comme chez Dawkins, le caractère idéologique de la sociobiologie apparaît clairement dans sa reprise de la téléologie dont l’esprit scientifique avait eu tant de mal à se débarrasser (cf. p.146). De même l’interprétation de l’évolution en termes d’optimisation des investissements montre la propension de ces savants à comprendre la nature par projection de leur nature propre, bien qu’ils prétendent par ailleurs éclairer la nature humaine au moyen d’une science générale de la nature.
Sahlins montre enfin comment les différentes reformulations du concept de sélection suivent les étapes successives du capitalisme. « Depuis Hobbes, au moins, on a confondu l’esprit de concurrence et la recherche du gain caractéristiques de l’homme occidental, avec la nature ; et la nature ainsi configurée à l’image de l’homme a fourni à son tour une explication de l’homme occidental. » (op.cit. p.163) Lisant Hobbes selon l’interprétation de C.B. Macpherson, Sahlins en fait la matrice qui permet de comprendre la société capitaliste. La lecture de Macpherson est peut-être discutable et il n’est pas certain que l’on puisse réduire Hobbes à « l’individualisme possessif »8, mais ce n’est pas l’essentiel pour comprendre la démarche de Marshall Sahlins. Il s’agit pour lui de montrer comment, à chaque époque, à chaque décennie presque, « on nous montre une idée plus affinée de l’homme comme espèce biologique et une espèce plus affinée de « sélection naturelle » à allure humaine. » (op.cit. p.164) Il y a ainsi un cycle d’interprétation de la nature et de la culture qui est propre à la pensée occidentale.
À quoi correspond cette volonté de naturaliser à tout prix la culture humaine ? D’abord, comme Marx l’avait déjà dit, à la nécessité pour l’idéologie dominante de présenter le mode de production capitaliste comme le seul mode de production conforme à la nature et donc toute tentative d’en sortir comme perverse, et donc « contre nature ». Mais aussi, et ce n’est pas secondaire, à présenter l’homme comme une bête qui doit être domestiquée, ce qui permet de justifier l’État garantissant « la loi et l’ordre » du capital.

En conclusion

Du point de vue de la théorie sociale et de l’anthropologie, l’urgence est donc de sortir de l’utilitarisme et du fonctionnalisme. C’est la conclusion que tire Sahlins de son essai. J’en tirerai une autre : le matérialisme n’est pas en lui-même une philosophie critique. Bien au contraire, la classe dominante et ses idéologues ont depuis longtemps récupéré le matérialisme dans ses versions biologisantes, mécanistes aussi bien que sous la forme de l’utilitarisme comme une pensée parfaitement adaptée à la défense de l’ordre social existant. Cela ne veut pas dire qu’il faut, a contrario, récuser tout matérialisme : les sciences de la nature sont, « par nature », matérialistes ! Mais il est impossible de rabattre les « affaires humaines » sur les sciences de la nature. Les sciences des affaires humaines si elles existent sont des sciences de la culture, des sciences de l’ordre symbolique et des significations. Comme le disait Marx, les « choses sociales » n’ont pas grand-chose à voir avec les phénomènes naturels qu’étudie la physique. Ce sont des choses « qui tombent et ne tombent pas sous le sens ». Les phénomènes physiques (ou biologiques) ne « veulent » rien dire. Au contraire les pratiques sociales « veulent » dire quelque chose, elles doivent être interprétées. Bref, elles sont l’objet de la réflexion philosophique au sens le plus large. Et c’est ici que réside encore pour nous l’immense valeur de la philosophie idéaliste.
Le 24 juillet 2015
1Pour la distinction entre « matérialisme fort » et « matérialisme faible » ou matérialisme méthodologique indispensable dans les sciences de la nature, voir mon livre, La Matière et l’Esprit.
2 R. Dawkins, « La loi des gènes », Pour la Science, n° 219, janvier 1996
3 voir Kant : Critique de la faculté de juger, Première introduction, xx-217-218
4 Kant, op. cit., §61, v-360.
5 La seule interprétation charitable qu’on puisse faire du travail de Dawkins, c’est qu’il s’agit d’un canular à la Sokal que personne n’a encore décelé !
6 Dawkins, op. cit.
7G.E. Moore, dans Principia Ethica (1912, traduction française PUF, 1998), qualifie de « sophisme naturaliste » le raisonnement qui consiste à affirmer, par exemple, que le bien est ce qui est désiré et que donc poursuivre l’obtention de l’objet de son désir est bien. On passe par un sophisme de la description d’un comportement à une norme éthique (cf. Moore, op. cit. p. 49 et sq.). Moore rappelle, à propos de la théorie de l’évolution, que la survie du plus adapté « ne signifie aucunement la survie de ce qui est le plus adapté pour atteindre un but considéré comme bon » (p.94).
8On peut lire Hobbes – et ceci contre Rousseau – comme un analyste lucide du monde qui se met en place à son époque et le Léviathan serait une tentative de conjurer les forces qui sont en train de se déchaîner et de définir les règles d’un « État de droit » limitant la toute-puissance des appétits capitalistes. Au fond Hobbes ne dit sans doute pas la vérité de la nature humaine, mais à coup sûr la vérité de la nature du mode de production capitaliste.

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