lundi 7 décembre 2015

Le choc des civilisations?

Orient et Occident comme catégories idéologiques

En 1996, Samuel Huntington faisait paraître son essai intitulé Le choc des civilisations dont le titre américain un peu plus explicite indiquait la visée stratégique : The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order. Refaire l’ordre mondial : ce fut l’ambition de Bush junior lors de la guerre d’Irak de 2003, une ambition qui eut le succès que l’on sait. Après les attentats de Paris, les thèses d’Huntington ont trouvé une seconde jeunesse. Plusieurs commentateurs et essayistes – y compris Alain Finkielkraut – ont évoqué le livre d’Huntington pour tenter d’expliquer l’offensive internationale de l’État islamique. C’est devenu une musique de fond. Un ami, au lendemain du 13 novembre m’écrit : « Même si on reconnaît le principe de LUTTE DE CLASSE, on peut considérer celui de CONFLIT DE CIVILISATIONS prééminent. Nous sommes des produits de l’Histoire et elle n'a pas commencé au XVe siècle (prémices du capitalisme). Dans le cas présent, même si on peut le situer dans un monde dominé par le capitalisme, j’y vois, avant tout, un nouveau pic dans le vieux conflit entre orient musulman et occident judéo-chrétien, les mouvements islamistes étant la pointe avancée d’une religion qui a la particularité d’être la seule à conceptualiser la conquête du monde entier et l’éradication de ceux qui ne l’acceptent pas. » Cette prise de position très nette mérite d’être discutée parce qu’il s’agit d’une clé d’analyse sérieuse et qui pourrait engager les perspectives historiques des prochaines décennies. Les tenants de la mondialisation (qui devait être heureuse, comme le proclamait Alain Minc) rejettent spontanément cette thèse tellement contraire au credo du capitalisme contemporain, ce capitalisme absolu qui s’érige en modèle social unique autant qu’en religion. Les marxistes « old fashion » la rejettent également tant elle semble contraire au dogme qui veut que l’infrastructure détermine la superstructure et que la domination mondiale du capitalisme ne peut admettre que ces questions de civilisations, de cultures, de religions puissent avoir une efficace propre – au point que certains de ces marxistes, pour faire entrer le réel dans le lit de Procuste du « matérialisme historique » annexent Daesh à la catégorie « représentation déformée des luttes des opprimés » ou simple prolongement des monarchies pétrolières manipulées par les États-Unis.

Disons-le d’emblée, tant l’économisme néolibéral que l’économisme marxiste sont impuissants à rendre compte de la réalité. Les cultures et les religions ne sont pas de simples projections des classes dominantes et les ambitions politiques de tel groupe, de tel gouvernement ou de telle  ne peuvent être simplement rabattues sur « les intérêts du capital financier ». C’est la raison pour laquelle Daesh apparaît comme une véritable énigme autour de laquelle s’affairent des escouades de spécialistes qui se perdent en conjectures. Cependant, il me semblerait erroné de faire du conflit des civilisations un facteur autonome, surdéterminant l’ensemble de la marche du monde. Il nous faut, dans ce domaine comme dans tous les autres, une approche « dialectique », c’est-à-dire articulant les différents niveaux et les différentes formes de conflits.

Le capitalisme aujourd’hui

D’abord il faut faire place nette et donc balayer les analyses et interprétations qui nous entraînent dans des impasses. Le « marxisme standard » tend à penser le mode de production capitaliste comme un système mondial par nature et à reléguer les conflits nationaux au rang de conflits entre groupes capitalistes, sur le modèle de l’analyse classique et faussement rassurante de la Première Guerre mondiale, affrontement des grandes puissances impérialistes de l’époque en vue du partage du monde. La touche nouvelle apportée à ces analyses, et surtout après la fin de la guerre froide et l’effondrement du bloc soviétique, est que nous n’aurions plus désormais qu’une seule grande puissance impérialiste (les États-Unis) contre laquelle se révolteraient ici et là les peuples opprimés. La lutte des classes, sous des formes diverses, serait une seule lutte de classes mondiale contre l’impérialisme américain et ses « laquais ». Certes, le mode de production capitaliste est « mondialisation » par nature. Le capital considère toute limite comme un obstacle à surmonter et les frontières nationales apparaissent comme des limites insupportables. C’est pourquoi il brise impitoyablement les nations et les cultures, soumettant le monde entier à un modèle unique, celui dont la religion se nomme « économie » et dont la loi est la loi de la valeur (ou plus exactement de la valorisation de la valeur). Mais le capitalisme n’est pas pour autant devenu le « super-impérialisme » dont parlait Kautsky. L’extension du mode de production capitaliste met en mouvement les peuples, les faits entrer de gré ou de force dans le carcan du capital, mais en même temps réveille les puissances endormies, incite chacun à entrer dans l’arène mondiale pour son propre compte. La théorie trotskyste de la révolution permanente prévoyait que les peuples dominés ne pourraient s’émanciper de la tutelle de l’impérialisme qu’en s’engageant dans la voie de la révolution prolétarienne, faute de quoi les faibles bourgeoisies nationales seraient incapables de se transformer en puissances capitalistes indépendantes. Les bourgeoisies des pays capitalistes à développement retardataire étaient vouées au rôle peu glorieux de « bourgeoisies comprador »… L’histoire a démenti cette vision stratégique, à laquelle manquait justement la dialectique ! Comme les trotskistes pensaient la « révolution imminente », ils ne purent comprendre jusqu’au bout ce que Trotsky donnait pourtant à comprendre avec sa formule du « développement inégal et combiné ».
Le mouvement populaire – car il serait abusif de parler de mouvement ouvrier dans nombre de ces pays retardataires – a servi de tremplin sur lequel la petite-bourgeoise étatique et les embryons de la classe capitaliste ont pu créer de nouvelles entités étatiques nationales pouvant commencer à jouer un rôle indépendant. La deuxième puissance mondiale aujourd’hui est la Chine et l’hypothèse qu’elle devienne la première puissance économique n’est plus du tout une vue de l’esprit. Elle commence à développer ses propres institutions financières mondiales, investit largement à l’étranger – en Afrique, mais pas seulement. Les BRICS tentent eux aussi de mettre sur pied des instruments financiers indépendants de la Banque Mondiale et du FMI. À une plus petite échelle, des processus du même type se développent dans les pays à dominante musulmane. Les monarchies pétrolières (Arabie Saoudite, Qatar, Émirats …) ont des ambitions internationales non dissimulées et pèsent d’un poids qui n’est plus seulement celui de la rente pétrolière. Que ce capitalisme islamique semble très étrange aux Occidentaux imbus de l’idée de leur supériorité éternelle ne change rien à la réalité. L’Iran n’est plus ni l’Iran du Shah, ni l’Iran à demi assiégé des premières années de la République islamique. C’est une puissance régionale qui veut non seulement assurer sa propre sécurité, mais aussi jouer un rôle influent dans le monde musulman. La Turquie, largement « européanisée » n’échappe pas à ce mouvement. Les traits de caractère de l’autocrate Erdogan ne peuvent se manifester que parce que le chef de l’AKP a l’appui d’un capitalisme turc dynamique … et des multinationales qui ont beaucoup investi en Turquie.
Ce développement mondial du capitalisme dans ses formes diverses n’est en rien un processus homogène. Les formes étatiques et les rapports entre la bureaucratie étatique et le capital privé sont très variables – ici je renvoie aux contributions de Jérôme Maucourant. Ce qu’il faut comprendre, c’est que cette structure sociale capitaliste est toujours étayée sur le fond culturel et religieux de chaque pays ou de chaque région. On sait le rôle qu’a joué le protestantisme dans le développement du capitalisme en Occident. Le protestantisme n’a été ni la cause ni la conséquence du développement du mode de production capitaliste, car alors l’Italie du Nord aurait dû être le foyer de la Réforme – puisque le capitalisme est d’abord né là, ainsi que l’explique fort justement Fernand Braudel. Mais il a donné au capitalisme européen ses formes politiques et idéologiques particulières. Ce qui est vrai de l’Europe occidentale et de son prolongement aux États-Unis n’a nullement vocation à être la forme nécessaire du développement historique à l’échelle du monde entier. Marx avait déjà noté ce point avec vigueur lorsqu’il s’est intéressé à la Russie en réponse aux interrogations de Vera Zassoulitch.

Le développement inégal et combiné

C’est donc dans l’articulation entre le mode de production capitaliste et l’héritage historique propre à chaque pays que peuvent s’expliquer les contradictions et les conflits entre les diverses parties du système capitaliste mondial, et non dans l’ajout comme quelque chose d’extérieur d’un facteur « civilisationnel », culturel ou religieux. Ce qui rend difficile cette approche, notamment pour les marxistes, c’est la séparation entre « l’infrastructure économique » et la « superstructure » idéologique, religieuse, juridique, etc. Mais si on lit bien Marx, cette séparation est inopérante. Les idées, la conscience que les individus ont d’eux-mêmes et du monde sont les formes des relations sociales. Ainsi l’idéologie, la religion, la culture, ne sont pas des épiphénomènes, mais la manière dont les individus spontanément pensent leur propre vie. Si la religion est le reflet du monde réel, du monde dans lequel l’homme est aliéné, devenu en quelque sorte étranger à lui-même et soumis aux créations de sa propre activité, on comprend dès lors que les religions soient des facteurs actifs de l’histoire. Les historiens de l’école des Annales n’ont jamais pensé qu’on pouvait couper l’histoire humaine de la « civilisation matérielle » (la façon dont les hommes assurent leur vie immédiate) et de l’économie, mais ils ont, à juste titre, accordé une grande importance aux mentalités, à la fois expressions et facteurs d’explication causale des phénomènes socio-historiques. Que l’économie soit devenue dominante dans la vie sociale, ce n’est pas un fait transhistorique, mais quelque chose qui se développe avec le mode de production capitaliste dans le monde occidental, l’économie devenant en quelque sorte la véritable religion des pays capitalistes développés. « In God we trust » : cette formule inscrite sur le billet américain résume la situation !
Ces considérations générales étant faites, venons-en au cœur du sujet. Les civilisations les plus étrangères à la « civilisation chrétienne occidentale » sont les civilisations asiatiques, principalement chinoise et japonaise, toutes deux entrées de plain-pied dans le grand maelström du capitalisme mondial. Mais en Chine comme au Japon les principes du management ont été remaniés, bricolés, selon les traditions de ces pays. Rituels et cérémonials continuent d’être le soubassement de la vie sociale, continuent de lui donner son sens et de structurer les rapports des individus entre eux et avec l’au-delà – songeons à la persistance du culte des ancêtres dans les foyers japonais ou au rôle que continue de jouer dans la Chine postmaoïste la pensée de Confucius. Ni les Chinois ni les Japonais ne sont devenus « des Américains comme les autres » ! Dans son livre fameux Huntington avait pointé dans cette différence les germes d’un des conflits majeurs des décennies à venir. Nous ne nous en préoccupons guère parce qu’il s’agit de pays lointains – malgré internet, le « village global » reste une fable – et parce que leur insertion dans le système national-mondial se fait par des méthodes en gros pacifiques.

Orient/Occident : une vision idéologique

Les feux sont braqués sur le conflit entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman comme l’indique mon correspondant. Mais ces grandes catégories qui peuvent être frappantes quand il s’agit de polémiques journalistiques ou de géopolitique à la petite semaine sont des universaux vides.
Tout d’abord Orient et Occident ne sont pas des réalités, mais des catégories idéologiques qui se présentent comme des catégories géopolitiques ou historiques. Partons de la définition : là où le soleil se lève, c’est l’Orient et là où il se couche, c’est l’Occident. Mais évidemment, transposé dans le contexte géopolitique, c’est une vue ethnocentrée, car orient et occident sont toujours définis par une position cosmologique relative. La Chine n’est pas en Orient puisqu’elle se pense comme « l’empire du Milieu » ! Orient et Occident sont des catégories, inséparables : l’une ne se pense que relativement à l’autre et sont liées à un sens historique déterminé, « ethnocentré », celui de la culture occidentale.
  • La première séparation orient/occident est la scission intervenue dans la chrétienté entre les différentes parties de l’Empire romain ; après Constantin, qui fait de Constantinople la capitale de l’Empire romain d’Orient, on va établir à l’Ouest un « exarque ». Ce n’est pas l’Occident, mais du point de vue byzantin, c’est l’extérieur.
  • Le schisme chrétien, consommé définitivement en l’an 1054 entérine cette scission. Des Églises d’Orient se dressent contre une Église d’Occident qui se veut « universelle » (c’est le sens du katholikos grec). Du reste, négliger cette différence entre orthodoxie grecque et russe d’un côté, catholicisme et protestantisme de l’autre, c’est se condamner à ne rien comprendre au destin actuel du continent européen.
  • Cette ligne de fracture connaît un déplacement avec les conquêtes arabes – il y a un occident arabe, le Maghreb – puis l’Empire ottoman dont la géographie ressemble en tous points à l’empire d’Alexandre le Grand ! Mais ça n’empêche pas de parler d’Orient musulman... À partir du XVIIIe siècle, on va assister à des tentatives d’occidentalisation de l’Empire ottoman, fasciné par le modèle occidental, mais échouant à se mettre à l’école capitaliste moderne. La chute de l’Empire ottoman va conduire à l’« occidentalisation » de la Turquie.
  • Une nouvelle fracture Orient/Occident apparaît avec la révolution russe. L’Orient, ce sont maintenant les bolcheviks ou les « cosaques » :« Les communistes ne sont ni à droite ni à gauche, mais à l’Est » disait Guy Mollet. Mitterrand le reprend en 1982 devant le Bundestag : « les pacifistes sont à l’Ouest, les missiles sont à l’Est ».
On doit s’interroger sur la permanence de cette fracture comme opérateur idéologique. L’Orient, ce seraitt l’ennemi – qu’on se souvienne du « péril jaune », ressorti un jour par une ministre socialiste, Mme Cresson. L’Orient serait encore barbare puisqu’il n’est vu simplement que comme le commencement, face à l’Occident, le lieu où la civilisation et la raison se seraient développées. Vision typiquement eurocentrée – malheureusement mise en musique « philosophique » par les grandes philosophies de l’histoire du XVIIIe et du XIXe siècles.
Il arrive que cet imaginaire s’inverse. L’Orient, c’est là où le soleil se lève, où se lève donc l’aube d’un temps nouveau, par opposition à l’Occident, pays du crépuscule. Le « tramonto », le coucher du soleil en italien, c’est aussi le déclin – c’est ce qu’on trouve au fond de l’imaginaire communiste du XXe siècle ou dans l’imaginaire des « maos ».
On notera le maintien de cet imaginaire. On parle des Occidentaux, comme s’ils formaient une unité historique et civilisationnelle. Il y a un orientalisme occidental, un courant littéraire puisant ses racines dans le passé, de Marco Polo aux « turqueries » prisées en Europe aux XVIIIe et XIXe siècle. La critique de cet imaginaire est indispensable si on veut sortir de ces visions idéologiques : on est toujours à l’Est de quelqu’un. L’Allemagne hier, avant 1945, était bien une nouvelle figure de ces barbares qui sont à l’Est. Le traitement infligé à la Grèce aujourd’hui n’est pas sans rapport avec cette idée que la Grèce, Chypre, la Roumanie ou la Bulgarie sont l’Orient de l’Europe !
La fracture Orient/Occident exprime idéologiquement, en premier lieu, que cette fracture vient comme le représentant des limites à l’expansion du mode de production capitaliste et pour ce système toute limite est un obstacle à renverser. Le « rêve occidental », ce n’est pas la démocratie, les droits de l’homme, etc., mais le dominium mundi : un Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais – c’était déjà la prétention de l’Empire de Charles Quint. L’utopie de la mondialisation exprime cette eschatologie capitaliste. Il y a un deuxième trait : tout empire à vocation universelle a besoin d’un ennemi contre lequel dresser toutes les forces pour assurer la cohésion de l’organisation impériale.
Sortir de cette vision idéologique, et cesser de mettre les musulmans en Orient et les chrétiens en Occident dans deux grands sacs, vides de contenu rationel, cela exige de rappeler que le christianisme fut d’abord une religion orientale ! L’Arabie de Mahomet est un pays largement christianisé, avec également d’importantes communautés juives. Les conquêtes arabes au Levant ou en Afrique du Nord se font dans des pays christianisés. Pour les « Croisés », il semblait très légitime de reconquérir le berceau du christianisme. Il reste aujourd’hui encore des minorités chrétiennes, particulièrement persécutées en Syrie, en Irak ou en Turquie. Avant la Première Guerre mondiale, les chrétiens, Arméniens ou Grecs, formaient une part importante de la population de l’Empire Ottoman. On n’oubliera pas non plus le Liban, barycentre de tous les conflits de la région.
En second lieu, il faudrait cesser de parler de monde arabe et de monde arabo-musulman comme entité unique opposé à l’Occident. On vient de le rappeler tous les Arabes ne sont pas musulmans. Et tous les musulmans sont loin d’être arabes. Le premier pays musulman est l’Indonésie qui n’est pas vraiment arabe et où l’islam, pratiqué par 83 % de la population n’est que l’une des six religions officielles. Ni l’Afghanistan, ni le Pakistan ne sont arabes. Et non plus l’Iran pour ne rien dire des diverses nations turcophones, Turquie en tête. Quant aux pays arabes, ils ne sont pas tous arabes ! Les pays du Maghreb sont d’abord « Berbères » ou composés de populations que les Arabes d’Arabie ne considèrent pas comme des Arabes véritables, mais seulement comme des « arabisés ». Le « monde arabe » de même que la «  arabe » de Nasser ou Saddam Hussein, ce n’est qu’un slogan, un mot creux utilisé pour détourner les peuples de la lutte politique pour leur propre souveraineté. Il y a une  égyptienne et une  marocaine, toutes deux fort différentes des monarchies pétrolières du Golfe. Il n’y a pas plus d’unité du monde musulman qu’il n’y a d’unité arabe. Les conflits entre chiites et sunnites, dont le premier de grande envergure fut la guerre Irak/Iran où les puissances de l’OTAN apportèrent leur soutien à Saddam Hussein (y compris par la livraison d’armes chimiques) contre le « Satan » de l’époque, l’Iran de Khomeiny. C’est aussi une banalité de répéter qu’il n’y a pas un islam, mais des islams, chacun des deux grands courants étant lui-même subdivisé en chapelles très différentes dans leur interprétation de la loi coranique et dans leur pratique sociale.
En troisième lieu, il n’y a pas plus d’Occident chrétien que d’Orient musulman. Non seulement des courants chrétiens il y en a autant de différents qu’un bon Dieu peut en bénir, mais encore de nombreux pays dits chrétiens sont profondément déchristianisés. Il serait bon de rappeler que les plus gigantesques et les plus meurtriers des conflits que l’histoire humaine ait connus ont commencé en Europe dans la lutte entre des nations chrétiennes extrêmement proches sur le plan de la culture. Ce simple fait devrait retenir la plume de ceux qui décrivent les menaces actuelles en termes de conflit de civilisations.
Enfin si on veut à tout prix garder l’approche globalisante en termes de civilisation et de religion, on ne doit pas oublier les liens anciens et profonds entre le « monde arabe » et les « chrétiens ». Cela a joué par le passé un certain rôle. La « translatio studiorum » qui voit les commentaires arabes des philosophes grecs regagner l’Europe est un des moments importants de l’histoire de la pensée « occidentale » – même si on admet que les textes de Platon et Aristote furent d’abord traduits en arabe par des chrétiens d’Orient, intégrés dans les royaumes arabes du Haut Moyen Âge. Rappelons encore les liens entre Al Ghazali et les grands mystiques comme Maître Eckart. On pourrait dire que l’Orient et l’Occident sont divisés par les mêmes préoccupations métaphysiques et la croyance en un seul et même Dieu ! Christianisme et Islam se veulent également universalistes, catholiques au sens étymologique, et de ce point de vue c’est leur proximité et leur ressemblance qui peut apparaître comme la cause de leurs conflits.

Une quatrième guerre mondiale ?

Laissons donc ces explications par des sortes d’essences culturelles ou religieuses, qui ressemblent fort aux explications par les causes occultes de la scolastique néo-aristotélicienne. On peut résumer la conjoncture présente en montrant qu’elle est la combinaison de deux éléments étroitement imbriqués : d’une part le chaos – baptisé jadis « nouvel ordre mondial » – qui résulte de la tentative de l’impérialisme dominant (les États-Unis) de remodeler l’ensemble des relations internationales avec la fin de la guerre froide et la dislocation du bloc soviétique ; d’autre part la montée du fondamentalisme islamiste qui apparaît comme porteur d’une alternative face à ce chaos dont il est pourtant lui-même un des éléments actifs.
L’ambition des puissances impérialistes est assez connue : la mondialisation du capital se heurte aux frontières nationales et au système du droit international « westphalien » dont l’ONU est très largement une reconduction : souveraineté des nations ou des États sur leur propre territoire, recherche d’accords basés sur l’équilibre de forces. L’effondrement de l’Union Soviétique donnait aux États-Unis l’opportunité de chercher à mettre en place ce « nouvel ordre mondial » qui fut pendant une dizaine d’années le slogan des principaux dirigeants. Les conditions obscures du déclenchement de la guerre du Golfe de 1991 restent dans tous les esprits ... qui n’ont pas perdu la mémoire. Comment l’invasion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein a-t-elle été possible ? On se perd encore en conjectures. Y a-t-il eu une provocation dans laquelle Saddam est tombé tête baissée ? On le saura peut-être dans un demi-siècle s’il y a encore des historiens curieux et si les archives du gouvernement des États-Unis s’ouvrent... Une fois le coup parti, le gouvernement de Washington, chef de la coalition – dont fait partie la France « socialiste » – en fait la première phase de son projet de remodelage du Moyen-Orient. C’est aussi dans les années 90 que le GIA, branche armée du Front Islamique du Salut algérien commence une campagne de terreur qui fera au total 100 000 morts sur la décennie. Or le FIS est ouvertement soutenu par l’Arabie Saoudite qui est son principal bailleur de fonds et par les États-Unis qui trouvent dans la venue au pouvoir des islamistes en Algérie un moyen d’évincer la France comme partenaire privilégié d’Alger. La première guerre du Golfe et la guerre civile en Algérie font suite à l’émergence dans les madrassas pakistanaises des groupes radicaux et à la lutte armée engagée en Afghanistan par les Talibans et par Al Qaïda, fondamentalistes islamistes soutenus, financés et entraînés par les services américains. On sait que toute cette affaire se terminera pas la défaite militaire soviétique et contribuera puissamment à l’effondrement de l’URSS.
Quand on essaie de tracer un tableau d’ensemble, on voit se dessiner ce qui pourrait bien être une « quatrième guerre mondiale » – pour rependre les analyses de Costanzo Preve – succédant à cette drôle de troisième guerre mondiale que fut la guerre froide. Dans cette « quatrième guerre mondiale », le fondamentalisme islamiste sunnite a été largement instrumentalisé par la puissance américaine en vue de réaliser le projet d’une domination sans opposition du capital financier sur le monde entier. On sait que Bill Clinton avait parlé de la  américaine comme de « la  indispensable » et les Bush ont mené leurs guerres au nom de la « destinée manifeste » des États-Unis, théorisée par les néoconservateurs. Notons d’ailleurs que, dans cette affaire, il ne s’agit pas de l’Occident en général, mais bien d’un système hiérarchisé dont les États-Unis assurent la direction, l’Europe étant vassalisée par l’intermédiaire de la structure de l’Union Européenne.
La destruction de toutes les communautés humaines pour fabriquer des individus consommateurs interchangeables, la destruction des États-nations comme cadre de la politique, la soumission intégrale de tous aux besoins de la « valorisation de la valeur », tel est le but de guerre de cette « quatrième guerre mondiale ». Mais la constitution d’un imperium unique est impossible, pour les raisons que nous avons indiquées plus haut. Les peuples résistent. Et pour juguler toute opposition intérieure, ou pour détruire les anciennes oppositions politiques, rien n’est plus pratique qu’un ennemi, un « empire du mal » à combattre. Leurs notions de politique internationale, les dirigeants des grandes nations impériales l’ont puisée dans Star Wars.

Les racines de l’islamisme

La montée de l’islamisme fondamentaliste s’inscrit pleinement dans ce contexte géopolitique. Le point de départ de cet islamisme est connu : c’est le wahhabisme qui au XVIIIe siècle, en alliance avec la famille Saoud va construire le Royaume d’Arabie saoudite. Le wahhabisme trouve son prolongement dans le mouvement des Frères musulmans et se transformera en force militaire révolutionnaire avec les Talibans, le GIA, Al Qaïda et maintenant l’organisation État Islamique (EI). Ce courant fortement structuré sur la base d’une idéologie totalitaire présentant de nombreux aspects propres aux sectes – on ne peut éviter d’évoquer la secte des Assassins – aurait pu rester marginal. Mais il a pu se développer en profitant de plusieurs facteurs.
La décomposition de l’Empire ottoman au cours du XIXe siècle est accélérée par les mouvements arabes nationalistes. Le réveil arabe, la nahda, que l’historiographie fait durer jusqu’aux années 1950, est un mouvement politique, culturel et religion, souvent ambigu, combinant des aspirations libérales et un retour à un passé arabe idéalisé. Il va tout de même se traduire par des changements législatifs importants et le développement de l’idée de  et d’un modèle étatique constitutionnel. L’esclave est aboli à Tunis en 1840 – un quart de siècle avant les États-Unis et huit ans avant la France ! Le statut légal de soumission des Juifs et Chrétiens disparaît pour faire place à une égalité de droit. Tout cela ne va pas sans crise ni convulsions. Mais cela suffit pour chasser l’idée que les arabo-musulmans sont en quelque sorte par nature voués à la répétition mortifère. Cependant ce mouvement va être incapable de trouver la force de créer des États-nations modernes, en raison, notamment, de la mainmise des grandes puissances coloniales sur les territoires autrefois sous la coupe ottomane – c’est le cas de toute l’Afrique du Nord, de l’Égypte puis du Levant, contrôlés par les Anglais et les Français. On devrait aussi rappeler comment dans les années 50 et 60 du siècle passé, les puissances coloniales ont oeuvrés pour garantir leur mainmise sur les ressources du Moyen Orient et pour le maintien des gouvernements les plus tyranniques. C’est ainsi que les fondamentalistes islamistes vont pouvoir apparaître comme les seuls à même de garantir l’intégrité arabe contre les puissances étrangères.
Le deuxième facteur est que le fondamentalisme va trouver des alliés et des soutiens chez les puissances impérialistes. L’accord de 1943 entre Roosevelt et la monarchie saoudienne – accord pétrole contre Coran – va permettre au wahhabisme de mener tranquillement sa propagande dans tout le monde musulman (et pas seulement arabe). Wahhabites et impérialistes ont des ennemis communs. En premier lieu les communistes – quelles que soient les obédiences. C’est cet ennemi commun qui est la cible dans la création d’Al Qaïda, une véritable « joint venture » américano-saoudienne – la famille Ben Laden est une des principales et des plus riches familles saoudiennes et le rôle des services américains dans la création et l’entraînement de ce groupe n’est plus à démontrer.
Le troisième facteur est le bilan de faillite du nationalisme arabe « anti-impérialiste » des années 50 et 60. Les mouvements du type Baas syrien et irakien, le nassérisme, le FLN algérien ou le régime de Bourguiba en Tunisie sont très vite devenus des bureaucraties capitalistes, largement corrompues et qui ne devaient leur stabilité qu’à une police toute-puissante. La laïcité s’est identifiée à ces mouvements, ce dont les Frères Musulmans ont largement profité pour recruter parmi les déshérités.
Le quatrième facteur réside dans la faillite du mouvement ouvrier à l’échelle internationale. L’Irak, l’Égypte, l’Iran étaient des pays avec des partis communistes forts. Il existait une tradition syndicale combative. Tout cela a été progressivement détruit. D’abord par la compromission des PC avec les régimes amis de Moscou qui ont eu l’occasion de se discréditer en couvrant les politiques anti-ouvrières des dirigeants qui servaient les intérêts diplomatiques de Moscou. Pendant que Saddam était reçu avec tous les honneurs au Kremlin, ses séides pendaient les communistes à Bagdad. La social-démocratie liée à l’impérialisme ne pouvait en aucun cas offrir une alternative démocratique et les partis révolutionnaires anti-staliniens n’ont guère dépassé le stade de groupuscules.
Le cinquième facteur est à chercher dans la cohésion et la protection qu’offre la foi. Comprendre l’importance des idées religieuses comme facteur historique, ce n’est pas tomber dans l’idéologie. C’est saisir ce fait évident : la religion exprime la condition humaine et peut avoir un puissant pouvoir d’action. De Spinoza à Freud, nombreux sont ceux qui ont montré que la religion était une « illusion délirante » – dans l’Appendice de la partie I de l’Éthique, Spinoza ironise : les hommes croient que les dieux délirent autant qu’eux. Mais l’illusion délirante s’enracine dans la subjectivité et c’est pourquoi quand elle s’empare des esprits elle devient une force matérielle. Par leur caractère totalisant, les religions ont vocation à gouverner la vie de chacun dans tous ses aspects. Les fondamentalismes, quels qu’ils soient, s’appuient sur les angoisses et les phantasmes des individus plongés dans le désarroi et incapables d’avoir prise sur les événements. Comme toujours, la psychanalyse nous aide à y voir clair : il y a dans tous les fondamentalismes un noyau sexuel évident. Le fondamentalisme hindouiste fait de la domination de la femme son point de fixation. Il en va de même du fondamentalisme islamiste. La volonté de revenir au VIIsiècle, à « l’islam des origines », est l’expression la plus claire de ce que la religion est la psychose infantile de l’humanité, pour parler comme Freud. Son évident caractère régressif manifeste la volonté de retourner à l’état inorganique, ce que Freud qualifiera de « pulsion de mort ». Mais cette pulsion de mort sous la forme du fondamentalisme religieux fait écho à cette tendance profonde et dévastatrice de notre monde et c’est pourquoi elle peut devenir si forte et si dévastatrice. La pulsion de mort en acte, à l’échelle du monde entier, c’est le mode de production capitaliste. C’était d’ailleurs le fond de la critique que Marx adresse à ce système. D’un certain point de vue, les « fous de Dieu » ne font que montrer au capitalisme sa propre image dans le miroir déformant de leur idéologie. Sur ce dernier point, il faudrait d’ailleurs exposer en détail – mais quelques analystes s’y sont déjà essayés – comment le fondamentalisme islamiste a assimilé les méthodes et les codes du capitalisme mondialisé. Après tout, une vidéo de l’EI, ça peut ressembler à un passage de Call of Duty...

Les buts et la fonction politique de l’islamisme

La visée de l’islamiste est totalitaire en ce qu’elle vise un contrôle total des individus et une société fondée sur la soumission absolue de ses membres à l’ordre théologico-politique incarné par le « calife ». Ce projet doit être pris au sérieux, si délirant puisse-t-il paraître aux esprits forts occidentaux. Exactement comme on aurait dû prendre au sérieux Mein Kampf. L’islamisme, même s’il a été instrumentalisé par l’impérialisme (notamment américain) et s’il est encore instrumenté pour justifier toutes sortes de mesures d’exception et le développement de la surveillance des citoyens, n’est pas une pure création du capital ! On peut utiliser un chien molossoïde pour se protéger des voleurs, mais de là à laisser ce chien devenu enragé monter sur la table et dévorer les maîtres de maison et leurs enfants, il y a une large marge. Les Américains l’ont éprouvé le 9 septembre 2001. Leur chien de garde dresser à la chasse aux Soviétiques s’est retourné contre eux, faisant 3000 morts. Bien que les choses n’aient jamais été complètement éclaircies, il semble bien que les services secrets pakistanais et des groupes financiers arabo-américains (comme Carlyle) ne soient pas totalement étrangers à la destruction des Twin Towers.La vision purement fonctionnaliste des marxistes orthodoxes, celle qui explique tout phénomène politique par son utilité pour le capitalisme, leur interdit de comprendre l’autonomie de mouvements de ce genre, où l’idéologie joue un rôle majeur, de même qu’ils avaient été, pour la plupart, incapables de comprendre la spécificité irréductible du nazisme, réduit à l’un des moyens de gouvernement du grand capital au même titre que la démocratie « bourgeoise ».
L’islamisme, qu’on s’entende bien, n’est ni le porte-parole des opprimés, ni un mouvement anti-impérialiste. Comme l’impérialisme dominant, il est favorable au capitalisme – il y a d’ailleurs un grand nombre d’opérations venues de toutes parts et visant à créer un « capital islamique », un capital « hallal » contre le capital « haram » judéo-chrétien ! Comme l’impérialisme dominant, il refuse de reconnaître les nations au profit d’une  soumise à une pensée unique et à un gouvernement unique. C’est pourquoi il a une vocation universelle et ne reconnaît aucune frontière. De ce point de vue, nous devrions noter ici la différence entre l’islamisme chiite de l’Iran et l’islamisme sunnite wahhabite. En dépit de leurs points communs, ils diffèrent sur ce plan : les dirigeants iraniens sont d’abord préoccupés de la puissance de la  iranienne et si détestable que soit le régime de Téhéran, il ne peut être assimilé à ses ennemis impitoyables que sont les islamistes sunnites.
L’universalisme des « fous de Dieu » trouve ainsi des échos dans tous les pays où existent des populations musulmanes et recrute même dans une petite fraction de la jeunesse, quelle que soit sa confession ou sa non-confession d’origine. La politique de la terreur dont la France a été la victime en janvier et novembre 2015 doit bien sûr être entendue comme une partie de la stratégie mondiale des islamistes.

Conclusion

Par toutes ses caractéristiques, le fondamentalisme islamiste est un ennemi mortel pour la démocratie, le mouvement ouvrier et l’émancipation de l’humanité. Et c’est comme tel qu’il devrait être traité par tous les défenseurs du socialisme, du communisme ou même simplement de l’idéal républicain. Aucune concession, si minime soit-elle ne devrait être tolérée. L’islamophilie et l’islamogauchisme, les complaisances envers Tariq Ramadan et ses semblables, la « tolérance » envers les manifestations de l’islamisme au nom du « multiculturalisme », les acoquinements avec des groupes comme le Parti des Indigènes de la République (PIR), tout cela devrait être dénoncé comme il se doit.
Il y a bien une bataille spécifique à mener contre l’islamisme. Je reviendrai sur ce point ultérieurement. Il suffit pour l’heure de comprendre la nécessité de cerner avec précision ce dont il s’agit et de refuser de rabattre la conjoncture actuelle sur un éternel conflit entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman, une prétendue vision historique qui nous aveuglerait sur les enjeux réels. En Irak, en Iran et ailleurs, la lutte de classes continue. Les Kurdes – musulmans, rappelons-le – ouvrent peut-être une voie nouvelle qui n’a aucun rapport avec le fondamentalisme islamiste. Des nations souveraines, dotées d’une constitution républicaine, cela reste la voie de la paix pour tous.
Le 7 décembre 2015

dimanche 22 novembre 2015

Raison et instinct

A propos d'un aphorisme de Pascal

« Raison et instinct, marques de deux natures » : énigmatique aphorisme de Pascal (Pensées, B396, L128) qui se peut interpréter de plusieurs façons. À la manière cartésienne on y pourrait voir l’opposition entre la raison, propre à la chose pensante(res cogitans) opposée aux déterminisme mécanique des corps étendus (res extensa). Mais on voit mal Pascal reprendre ce Descartes « inutile et incertain » dont il se sépare le plus souvent. L’analogie serait boiteuse d’ailleurs, car Descartes n’emploie pratiquement pas le mot « instinct », les comportements des animaux relevant en dernière analyse de la mécanique, c’est-à-dire des lois de la physique. On y pourrait plus sûrement voir l’opposition entre le cœur – qui a ses raisons que la raison ne connaît pas – et la raison, entre la connaissance qui procède de l’intuition immédiate, qui se sent et la connaissance toujours médiate par des raisonnements, propres aux géomètres. Mais pourquoi, dans ce cas, parler de la marque de deux natures ? Il suffirait de dire : raison et instinct, deux modes de la connaissance.

mardi 17 novembre 2015

L'art, nature agissante

« l’art n’est que la nature agissante à l’aide des instruments qu’elle a faits. » (D’Holbach, Système de la nature ou des lois du monde physique et du monde moral).

L’opposition de l’art et de la nature (tekhnê et phusis), de l’artificiel et du naturel, est centrale dans la vision grecque de l’être et sans doute structure-t-elle encore largement notre jugement. L’une des caractéristiques de la modernité, à laquelle nous continuons d’appartenir pour l’essentiel, est l’ébranlement de cette dichotomie. Descartes le dit sans ambages : « il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles. » (Principes de la philosophie - 4e partie § 203) Si toutes les choses artificielles sont naturelles, il est évident que l’art n’est rien d’autre que la nature agissante, comme le dit D’Holbach. Mais peut-être le propos de D’Holbach est-il plus radical encore que celui de Descartes. Dans les Principes, Descartes aborde les questions du point de vue de la connaissance : c’est parce que les êtres vivants ne peuvent être connus qu’en appliquant à cette connaissance les règles de la mécanique que la différence entre naturel et artificiel s’efface. Au fond Descartes rabat les choses naturelles sur les choses artificielles. Chez D’Holbach ce sont des considérations ontologiques qui prévalent, liées à l’inspiration à la fois spinoziste et matérialiste qui est la sienne, lui qui fut l’ami et le protecteur de Diderot. Et D’Holbach rabat en quelque sorte les choses artificielles sur les choses naturelles. Résultats semblables en apparence de démarches profondément différentes en réalité.
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Reprenons le propos de D’Holbach : « l’art n’est que la nature ». L’art ne s’oppose donc pas à la nature, il n’est pas non naturel, mais n’est qu’une partie de la nature, un mode de la nature. Mais pas de n’importe quelle nature, pas la nature en général, mais la « nature agissante ». Il s’agit donc de considérer dans l’art la nature en tant que principe de production – on pourrait penser à la « nature naturante » au sens que Spinoza donne à cette expression. Comment cette nature est-elle agissante ? Par des moyens qu’elle a elle-même créés. Nous sommes donc ici sur un strict « plan d’immanence » : il y a la nature sans adjonction extérieure – ce qui est la définition classique du matérialisme – puisque la nature ne crée que par des moyens naturels, des moyens crées eux-mêmes par la nature. Aristote avait bien noté que dans l’artifice il reste toujours quelque chose de naturel. Le bois dont on fait la charpente est bien naturel. Mais l’art du charpentier n’est pas dans le bois (« si l’art de la construction navale était dans le bois, il agirait de la même manière que la nature », Physique, II, 8, 199-b). D’Holbach nous invite à abolir cette distinction. Certes, l’art de la construction navale n’est pas dans le bois, il est dans la tête et dans les mains du charpentier, mais la tête et les mains du charpentier sont elles-mêmes des produits de la nature (ce qu’Aristote, du reste, ne nierait point). Après tout, ainsi que le disait Spinoza, l’homme n’est pas « un empire dans un empire », il est « une partie de la nature dont il suit le cours » et, par conséquent, les actions de l’homme sont elles-mêmes naturelles et les choses que fabrique l’homme devraient donc être considérées comme naturelles.
On peut entrer dans le détail. L’analyse de Marx pourrait nous éclairer : « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. » Certes le travail ne se limite pas seulement Marx à ce premier aspect. En effet : « Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. » (Capital, Livre I). Si la dimension essentielle du travail humain est qu’il est un activité finalisée et non un processus automatique, instinctif, la pensée n’est pas pour autant hors la nature. Elle est elle-même à sa façon un processus naturel.
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La difficulté que nous pouvons éprouver à admettre cette thèse que l’on peut qualifier de moniste-naturaliste (il n’y a qu’une seule réalité, celle de la nature) tient à plusieurs raisons. La plus importante de ces raisons est que nous ne percevons pas du tout l’activité pratique des hommes comme un processus naturel. À cela il y a deux raisons : 1° nous sommes des hommes et donc nous ne nous percevons nécessairement pas comme un « instrument de la nature » et nous agissons à partir de nos propres déterminations et non en obéissant aux « lois de la nature » ; et 2° les activités humaines sont fondamentalement imprévisibles – les hommes ont des coutumes très différentes selon les lieux et les époques et leurs productions aussi bien matérielles qu’institutionnelles ou mentales manifestent un imaginaire radical ou encore ce que l’on appelle généralement la liberté. D’où la grande faveur que reçoit la thèse d’une séparation de la nature et de la culture, d’une nature qui obéit à des lois déterministes – comme le sont les lois de la physique – auxquelles nous opposons la liberté humaine productrice de culture et d’une pluralité de cultures. On aurait ainsi une sorte de dualisme qui renverrait (directement ou non) à la séparation cartésienne entre une nature matérielle (corporelle) obéissant aux lois déterministes de la physique et un monde de l’esprit qui ne serait nullement asservi à ces lois naturelles et serait essentiellement libre – le « libre-arbitre » étant la composante essentielle de cette liberté.
Mais que cette position dualiste s’impose comme seul moyen de sauver l’idée de la liberté humaine, cela repose sur une confusion concernant le concept de nature. Chez Spinoza comme chez D’Holbach, la nature correspond – en gros – à ce que les Grecs nommaient « Être », tout ce qui est. La nature n’est pas, dans cette conception, une nature hors de l’homme, mais une nature qui inclut l’homme comme l’une de ses parties. Le « déterminisme » que l’on prête à Spinoza n’est pas le déterminisme de la physique (bien qu’il puisse l’inclure) ; il n’est qu’une autre façon de dire que rien de ce qui n’arrive n’est surnaturel, qu’il n’existe que des causes naturelles, même si nous ne parvenons pas ou pas encore à les connaître. Dans la conception spinoziste de la nature, le déterminisme ne doit pas du tout être conçu sur le modèle des lois des chocs des corps. Dans ce modèle chaque corps est considéré comme déterminé par des impulsions extérieures ; au contraire, d’un point de vue spinoziste, on devrait considérer chaque être comme doué d’une « énergie » ou d’une impulsion interne (tout être tend à persévérer dans son être, dit-il) qui se heurte aux forces extérieures lesquelles soit contrarient, soit renforcent son mouvement propre – c’est le schéma de base de cette physique des affects exposée dans les IIIet IVe parties de l’Éthique. La liberté ne réside donc pas dans un impossible libre-arbitre, mais dans la possibilité, propre à l’être humain, de renforcer sa puissance d’agir en ordonnant ses affects de telle sorte qu’ils puissent renforcer son conatus, cette pulsion de vie qui est son essence propre.
Cette conception de la nature est très différente de celle de Descartes aussi bien que de celle de la science moderne (galiléenne/newtonienne) et de Kant. La science moderne tient la nature non pour ce qui est, en général, mais pour ce qui est extérieur à l’homme en tant que sujet, ce qui lui est transcendant, et qui est posé comme objet de connaissance. Une telle nature est une nature obéissant aux lois de la physique, aux lois que la raison lui impose, comme le dit Kant, puisqu’elle n’est que l’ensemble des phénomènes.L’homme comme sujet de la connaissance est ainsi déraciné, il est hors nature. Son corps même est tenu pour un objet extérieur à lui-même offert à la connaissance scientifique … et bientôt à la manipulation techno-scientifique. Pensons au rôle que Descartes confie à la médecine de rendre l’homme plus sage et plus habile (Discours de la méthode, VIpartie). Cette scission sujet/objet pose simultanément deux propositions : 1° la nature extérieure à l’homme n’est douée d’aucune puissance propre, elle n’est que l’enchaînement régulier des phénomènes selon des lois causales mathématiques rigoureuses ; 2° le sujet qui la connaît ne peut donc pas lui être enchaîné, puisque extérieur à cet ordre naturel il est essentiellement libre.
C’est pourquoi, si nous restons à l’intérieur du cadre posé par la pensée moderne, si nous restons à l’intérieur de la scission absolue du sujet et de l’objet, la thèse de D’Holbach nous semble impossible à admettre. Une nature déterministe, réduite à l’enchaînement des phénomènes ne peut être une nature agissante et elle ne peut donc « créer » quoi que ce soit ! Dans la conception scientifique de la physique moderne, il n’y a pas de création, pas de nouveauté, et elle doit donc nécessairement avoir recours à un Dieu transcendant pour penser la création si elle veut la penser. Il faut donc, d’une manière ou d’une autre, se tenir dans un dualisme – du corps et de l’esprit ou de la nature et de la technique. Un dualisme qui oppose matière et esprit et qui semble ne pouvoir être dépassé qu’en supprimant l’un des deux termes.
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Concluons sur l’intérêt qu’il pourrait y avoir à sortir du dualisme et à retravailler dans une perspective moniste comme celle de D’Holbach. La conception moderne du rapport sujet/objet et donc la position du sujet comme extérieur à la nature a été la condition du développement formidable des connaissances scientifiques et, pour le meilleur et pour le pire, de leurs applications techniques. Cette conception est étroitement liée au projet dont Descartes définit le mot d’ordre dans la VIe partie du Discours de la méthode, « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », ce qui exclut évidemment que nous puissions être simplement les « instruments » d’une « nature agissante ». Toute une série de raisons, tant « économiques » qu’écologiques, mais surtout spirituelles, nous font penser qu’il est nécessaire, aujourd’hui de sortir de ce modèle, c’est-à-dire de cette vision de la nature qu’ont portée les sciences modernes. La recherche d’une « nouvelle alliance », pour reprendre le titre d’un livre d’Ilya Prigogine, c’est-à-dire d’un nouveau rapport de l’homme à la nature s’impose.
La manière paresseuse de surmonter la séparation du sujet et de l’objet, de la nature et de l’esprit est la manière du matérialisme mécaniste (qu’il ne faudrait pas confondre avec un monisme naturaliste) : l’esprit humain lui-même n’existe pas, il n’y a qu’un cerveau, lui-même objet des sciences de la nature. Alors effectivement on pourrait admettre que l’art n’est que la « nature agissante », à ceci près que pour un matérialisme mécaniste, il n’y a aucun sens à parler de nature agissante. Les processus physico-chimiques compliqués par lesquels le cerveau humain commande la main qui fabrique un simple biface du paléolithique ne diffèrent ontologiquement en rien de la chute d’un corps qui descend le long du plan incliné de Galilée. Position intenable, car celui qui la tient jusqu’au bout doit dire que sa pensée elle-même n’est rien d’autre qu’un processus objectif comme la chute des corps. Mais la chute des corps n’est ni vraie ni fausse ; elle est un phénomène naturel. Et donc la théorie du matérialisme mécanique n’est ni vraie ni fausse, elle est un produit du cerveau tout comme le foie produit de la bile. Ainsi le matérialisme mécaniste se condamne à affirmer comme une vérité que sa théorie n’est pas vraie, mais n’est qu’un phénomène physico-chimique… Drame éternel du sceptique radical dans lequel tombe finalement le matérialiste mécaniste – celui qui est à l’œuvre dans les neurosciences, par exemple.
La scission sujet-objet doit être au contraire surmontée dialectiquement, ce qui exige que l’homme comme tel, et pas seulement comme « corps-machine », soit en quelque sorte réintégré dans la nature. L’autonomie dont l’homme dispose dans la nature, cette capacité qu’il a s’en séparer mentalement, à se poser mentalement comme extérieur à cette réalité qui est en même temps la sienne propre, peut aisément être pensée comme un résultat du développement de la nature, même si nous ne la connaissons pas (pour reprendre ici une distinction kantienne entre penser et connaître). « Nul ne sait ce que peut un corps », disait Spinoza. Nous pourrions généraliser : nul ne sait ce que peut la nature. Réduire la nature aux processus déterministes de la physique et de la chimie, c’est sans doute très utile pour l’action pratique, mais ce n’est nullement la comprendre – ici c’est à Bergson qu’il nous faudrait renvoyer. De même que de la matière a émergé la vie,de même de la vie a émergé l’esprit, c’est-à-dire un corps apte à se penser lui-même et à agir selon cette pensée. De même que la vie n’est pas surnaturelle et procède naturellement de la « matière inerte » – tant est-il que cette notion de « matière inerte » ait un sens, ce qui est loin d’être certain – de même l’esprit n’est pas surnaturel et procède de la vie elle-même. L’esprit émerge dans ce rapport actif que cet être naturel qu’est l’homme entretient avec son milieu, il est dans cette interaction que nous appelons précisément technique (ou art). À travers l’activité pratique-sensible de l’homme, on retrouve donc cette idée formulée par Marx selon laquelle l’homme est la nature consciente d’elle-même.

samedi 24 octobre 2015

La théorie du genre ou le monde rêvé des anges. Notes sur le livre de Bérénice Levet


Je viens de terminer la lecture du livre de Bérénice Levet, La théorie du genre ou le monde rêvé des anges (Grasset, 2014). Je partage pour l’essentiel le propos de l’auteur. Contre les dénégations des miinistres et thuriféraires de l’indistinction qui protestent qu’il n’y a pas de théorie du genre, Bérénice Levet en reconstitue les thèses essentielles en s’appuyant sur les textes de Judith Butler ou de Monique Wittig et Éric Fassin. Pourquoi la France, qui avait longtemps résisté à cette théorie cède-t-elle à son tour ? C’est à cette question que tente de répondre le livre. Son seul défaut, c’est qu’il ne répond pas à cette question. Il montre clairement ce qu’est la théorie du genre, en dénonce les aberrations et s’inquiète tout particulièrement de la transformation des générations qui viennent en cobayes des expérimentateurs de l’indistinction des genres. Mais elle ne dit pas pourquoi. Si elle remarque ici et là la congruence entre les exigences du « libéralisme », c’est-à-dire du capitalisme de notre époque et la mise en œuvre d’une véritable politique visant à créer une humanité unisexe, si elle voit bien qu’on a substitué à l’espérance d’une société sans classes celle d’une société sans sexes (et sans sexe), elle ne montre pas quelles sont les conditions sociales historiques précises qui expliquent le développement de cette idéologie proprement mortifère – en effet, il n’est point nécessaire d’avoir longuement lu Freud pour repérer dans l’acharnement des « genristes » le travail de la pulsion de mort.
À la fin de l’ouvrage, l’auteur se demande si cette théorie est sérieuse au point de mériter qu’on la prenne au sérieux. Elle rappelle opportunément, ce passage hilarant de La vie de Brian, un chef-d’œuvre des Monty Python, où l’un des « héros » veut obtenir le droit d’avoir un enfant (c’est le passage où Stan veut qu’on l’appelle Loretta). Et effectivement, s’il ne s’agissait que d’une bataille dans la théorie, l’extrait des Monty Python suffirait largement et éviterait la lecture sérieuse du charabia de Judith Butler et autres auteur(e)s de moindre renommée. Mais précisément, il ne s’agit pas que d’une bataille dans la théorie. Bérénice Levet, presque en passant, note que c’est au moment où sont introduits les ABCD de l’égalité (en vue de détruire radicalement les stéréotypes de genre) que la ministre des universités de l’époque, Mme Fioraso, proposait que l’on enseigne l’entreprise dès la maternelle. Loin d’être fortuite, cette rencontre dit la vérité de la prétendue « théorie du genre » : une nouvelle figure de l’idéologie bourgeoise qui se développe à une époque où les capitalistes eux-mêmes ne croient plus en l’avenir de leur propre système. Une théorie qui accompagne parfaitement la réification croissante des individus dans le monde du marché triomphant.

dimanche 27 septembre 2015

Nature, technique, fabrication


Quelques réflexions introductives

On oppose fréquemment la fabrication technique à la nature comme ce qui est artificiel à ce qui est naturel. Ce qui est naturel est spontané, procède de son propre mouvement ; au contraire, ce qui est artificiel demande une action volontaire d’un agent extérieur. Les arbres poussent de leur propre mouvement. Mais les charpentes non ! Comme le dit Aristote :
« si l’art de la construction navale était dans le bois, il agirait de la même manière que la nature » (Physique, II, 8, 199-b).
Mais précisément la technique de la construction navale n’est pas dans le bois. Il y a donc d’un côté ce qui est engendré et engendre à son tour, tout ce qui est du côté de la nature et de l’autre ce qui est fabriqué et procède de l’activité orientée en vue de certaines fins dont le « fabriquant », l’ouvrier (celui qui œuvre) est conscient. D’où d’ailleurs cette définition de l’homme que l’on trouve chez Bergson, homo faber.
Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et, d’en varier indéfiniment la fabrication.(Évolution créatrice, chapitre II, « Les grandes directions de l’évolution et de la vie »)
L’homo faber est pour Bergson l’expression d’une des deux grandes tendances de l’évolution, celle qui va vers l’intelligence et qu’il oppose à l’autre tendance, celle du perfectionnement de l’instinct qui atteint son niveau le plus important chez les insectes.
L’opposition entre ce qui est fabriqué par les hommes et ce qui est donné par la nature traverse la vie humaine, organise notre perception globale des choses. Elle est bien ontologique puisqu’elle permet de classer tout ce qui est selon deux modes d’être radicalement différents.
L’artisan ou l’artiste (on laissera de côté cette distinction, puisque pour les Anciens c’est un seul et même genre d’activité) peut créer quelque chose: un vase, une paire de chaussures, une statue. Mais l’homme ne crée pas ses enfants : il se contente de procréer, c’est-à-dire de laisser la nature agir en lui. La poiêsis et la phusis ne sont pas du tout du même ordre. Entre les deux, un gouffre qui définit la place subordonnée de l’homme, car jamais les produits de la fabrication humaine n’égaleront les êtres naturels. On mesure à quel point le rapport moderne à la nature s’oppose à celui des Anciens : l’industrie humaine est censée faire beaucoup mieux que processus naturels trop aléatoires.
Une remarque s’impose ici. Les techniques du vivant qui se développent prodigieusement aujourd’hui sont peut-être en train d’ébranler ce rapport essentiel et, par conséquent, il est impossible de limiter les questions angoissantes concernant les modifications du génome humain –par exemple – à des questions d’éthique médicale alors même qu’il s’agit de « métaphysique » si on définit la métaphysique comme cette science de l’être en tant qu’être dont parle Aristote. Prenons le cas de la procréation. L’homme, dans la mesure où il n’obéit pas à l’instinct, dans la mesure où la reproduction est normée socialement (prohibition de l’inceste, règles matrimoniales, conventions sociales) n’ a jamais tenu le fait d’avoir des enfants pour un processus seulement naturel. Mais depuis l’aube de l’humanité, la volonté humaine ne peut agir que négativement sur la reproduction : s’abstenir des rapports sexuels, mettre en œuvre les « procédés infâmes » de contrôle des naissances, pratiquer l’avortement, tuer les nouveau-nés indésirables, etc. Le processus lui-même par lequel un enfant vient au monde lui échappe. Je peux décider de labourer un champ ou de coudre un vêtement, mais pas de « faire un enfant » : en ce domaine la seule chose qui puisse être décidée, c’est avoir ou non des rapports sexuels et espérer que Dieu ou la nature comblera mes vœux.
Il est également possible de simuler la procréation, à travers une mise en scène très particulière. Ainsi chez les Nuers du Soudan, une femme stérile sera officiellement transformée en homme. Elle tiendra dans la société la fonction d’un homme et sera mariée à une femme, laquelle s’accouplera avec un homme du village qui servira uniquement « d’inséminateur ». L’enfant qui naîtra sera réputé le fils de cette femme-homme. Extraordinaire montage des normes : il s’agit d’imiter la nature, sous une forme très remarquable.
Il pourrait sembler que les biotechnologies modernes permettent d’abord de « piloter » plus finement le processus (dans le cas de la PMA) et elles n’entraînent pas encore un changement fondamental de statut de la naissance. Dans la FIVETE, on a encore affaire au processus aléatoire de la méiose et l’embryon fécondé sera réimplanté dans l’utérus maternel. Mais déjà s’y ajoute une possibilité technique nouvelle, celle qui est ouverte par la sélection des embryons – puisqu’on sait que certaines cliniques proposent la FIVETE non pour remédier aux problèmes d’infertilité d’un couple, mais pour permettre de choisir le sexe de l’enfant.
On peut aller plus loin et la technique est disponible ou en voie de l’être, si on intervient directement sur le génome humain, si on peut déterminer positivement les caractères essentiels de l’enfant à naître. Dans ce cas, nous aurons une transformation radicale, « ontologique » de l’être humain. Nous renvoyons à l’ouvrage de Jürgen Habermas, L’avenir de la nature humaine sur la signification profonde des évolutions en cours qui font de l’enfant à l’être le produit d’un « projet parental » appuyé sur l’ingénierie génétique.
Prenons un autre exemple. Pour l’instant, une large partie de nos apports en protéines se fait directement par la consommation de protéines animales – que l’animal ait été chassé ou provienne d’un élevage domestique, cela ne change rien à l’affaire. On sait aujourd’hui, à partir de composants carbonés fabriquer quelque chose qui s’appelle « steak de synthèse ». Les militants de la « cause animale » y voient un progrès majeur qui permettrait d’en finir avec la « souffrance animale ». Mais on ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Si on ne mange plus les vaches, il faudra aussi arrêter la production laitière et respecter ce poulet en puissance qu’est l’œuf … On commence aussi à fabriquer de la peau synthétique par des procédés assez semblables. On sait faire des cœurs artificiels. Il y a là toute une série de recherches qui ne sont pas sans évoquer les fantasmes et les mythes des siècles précédents, mais qui sortent maintenant du mythe pour annoncer ce qui pourrait être la réalité de demain. L’homme aurait ainsi effectué sa migration vers le « posthumain », l’homme produit intégral de la fabrication humaine. Quand on voit le nombre de grandes firmes qui investissent massivement dans ces secteurs de recherche (Google), on peut craindre le pire.
Remplacer la nature par l’artifice, il semble pourtant que cela a toujours été la ligne directrice de l’activité humaine. Chaque société historique a établi ses propres limites, ses propres frontières entre le naturel et l’artificiel, entre l’artificiel permis et l’artificiel interdit. Franchir la limite, sombrer dans l’hubris, c’était précisément ce dont il fallait à tout prix se garder. Or nous vivons précisément dans une société qui a fait de la démesure, de la transgression de toutes les limites son mode d’être.
Nous savons, presque intuitivement, que le franchissement des limites entre naturel et artificiel conduit à une vie que nous n’aimerions pas, non pas au paradis technologique, mais à l’enfer technologique. Mais en même temps nous ne disposons d’aucune règle qui nous permettrait de déterminer « objectivement » cette limite. Voilà le dilemme tragique devant lequel nous sommes.
Pour en sortir, peut-être pourrions encore nous inspirer d’Aristote. Aristote tente de définir indirectement l’art ou la tekhnê :
« l’art, dans certains cas parachève ce que la nature n’a pas la puissance d’accomplir, dans d’autres cas il imite la nature » (Physique, II, 8, 199-a).
Prenons la première partie de cette citation. La nature n’est pas une déesse toute puissante ! Mais, les dieux grecs non plus n’étaient pas des dieux tout-puissants. L’homme peut lui échapper et précipiter à nouveau ce qui est dans le néant par sa démesure, par la perte du metron. Il peut aussi venir en aide à une nature trop faible, par sa propre activité. Par exemple, la cité est naturelle en ce qu’elle est composée de communautés naturelles et a pour finalité l’épanouissement de la nature humaine, mais elle est aussi, à certains égards, artificielle car elle a besoin pour exister de l’action volontaire des hommes. Le législateur, par exemple, est la cause des plus grands biens, dit Aristote (Politique, I, 2), parce qu’il est l’agent qui accomplit ce que la nature demande, mais qu’elle ne peut faire seule. L’art du médecin consiste à apporter des soins, mais ceux-ci ne guérissent pas ; ils ne peuvent que suppléer à la nature qui, seule, guérit. Le pansement aide à la cicatrisation de la blessure, mais c’est le mécanisme du corps qui opère cette cicatrisation. Chez les humaines, la naissance ne fait pas souvent naturellement. Un petit trop gros qui doit passer par des hanches trop étroites – la nature n’est pas bien faite ... Les animaux mettent bas leur progéniture, mais les femmes doivent accoucher, « dans la douleur » leur rappelle la Bible, et le plus souvent avec l’aide de la sage-femme, d’une femme (car c’était la spécialité des femmes) qui est sage en matière de femmes.
En vérité, il en va peut-être ainsi dans toutes les productions : c’est seulement en suivant la nature que l’homme peut en modifier les effets – « obéir à la nature pour lui commander », disait Francis Bacon. Il n’est pas au pouvoir de l’homme de passer par-dessus la nécessité inflexible des lois de la nature. Mais il faut noter la grande différence. Bacon est un Moderne : obéir à la nature pour lui commander ou, comme le dira Descartes « devenir comme maîtres et possesseurs de la nature », voilà des propos qui eussent semblé proprement fous pour un esprit grec.
Si nous demandons quelles limites on doit apporter à l’activité technique humaine, peut-être Aristote nous donne-t-il une règle. La PMA est simplement une technique qui aide la nature à accomplir ce qu’elle ne parvient pas à faire seule. Elle s’applique donc à aider les couples stériles à avoir un enfant ... à condition qu’il s’agisse de couples virtuellement susceptibles d’avoir un enfant, c’est-à-dire de couples hétérosexuels. D’où l’importance des discussions autour de l’application de la PMA aux couples homosexuels (féminins).
Dans un tout autre domaine, la sélection des plantes et des animaux n’est rien d’autre qu’une manière de diriger un processus naturel. Le paysan qui préparait ses semences pour la récolte suivante les sélectionnait – très empiriquement d’ailleurs. Il procédait de même pour son troupeau de vaches. Avec les OGM, c’est une autre voie qui s’ouvre : remplacent le développement organique par la chimie, les processus naturels par des processus industriels. Ce n’est pas du tout la même chose. Les défenseurs des OGM emploient l’argument selon lequel la technique des OGM permet seulement de court-circuiter le long processus de la sélection, en tenant le développement organique et le temps qu’il suppose pour rien. Mais précisément, c’est le temps qui est l’essentiel et cette tentative d’éliminer le temps est le caractère le plus saillant de notre époque – voir aussi sur ce dernier point Accélération de Hartmunt Rosa.
Gardons-nous de trancher trop vite. Ce qui s’annonce sous le terme de questions éthiques ou sociétales en tout cas met en jeu une dimension ontologique, c’est-à-dire les assises mêmes de la vie humaine. Et c’est encore le recours à la tradition philosophique qui permet d’y voir plus clair.

samedi 19 septembre 2015

Le communisme de Marx, une théorie du bien commun

Le mot « communisme » a été si galvaudé qu’on ne sait plus exactement ce qu’il pourrait recouvrir. Les partis communistes membres de l’Internationale Communiste se réclamaient du communisme tel que Marx l’avait défini dans le Manifeste du Parti Communiste (1848). Cependant, aucun des gouvernements des pays du « socialisme réel » n’a jamais considéré que l’un de ces pays ait pu être communiste. D’un autre côté, le communisme n’est pas l’invention de Marx et Engels. Le communisme de Babeuf, celui des « partageux », ce communisme grossier que Marx brocarde très tôt, n’est pas celui des auteurs du Manifeste du Parti Communiste.
Préhistoire du communisme de Marx. Après être devenus communistes – c’est Engels qui fait le pas le premier – Marx et Engels adhèrent à la « Ligue des Justes » qu’ils vont transformer en « Ligue des Communistes ». Cette transformation est capitale. Il ne s’agit plus de faire régner la justice dans le monde mais de reconstruire une société fondée sur le bien commun entendu dans un sens radical. En effet, les premières sociétés révolutionnaires, comme la Ligue des Justes liée originairement au blanquisme français, sont unies sur la base de mots d’ordre de nature , dans lesquels d’ailleurs les réminiscences des mouvements chrétiens dissidents sont fort nombreuses. L’égalité, la fraternité, la justice, le triomphe de l’humanité, ce sont ces grands mots qui servent d’étendard à ces mouvements. Avec la création de la Ligue des Communistes en 1847 qui confie à Marx et Engels le soin de rédiger un Manifeste, on change de point de vue. Il s’agit maintenant de comprendre le « mouvement réel » et non plus de s’orienter à partir d’idées utopiques. Et c’est pourquoi il faut partir de l’étude de la dynamique des rapports sociaux de production, et de leur expression politique, la lutte des classes et, quant à l’action, en finir avec les traditions des sociétés secrètes.
Le mouvement réel. Ainsi le communisme n’est-il plus un « projet » ni un idéal, mais le processus historique lui-même. Dans le Manifeste on lit : « Frissons sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasme chevaleresque, mélancolie béotienne, elle [la bourgeoisie] a noyé tout cela dans l’eau glacée du calcul égoïste. » La domination bourgeoise a impitoyablement brisé toutes les formes anciennes de communautés, ne laissant plus que des individus isolés, les « atomes » égoïstes des modèles de l’économie politique bourgeoise. Mais la destruction des communautés anciennes n’est pas à regretter. Il s’agissait de communautés fermées, empêchant le développement de toutes les potentialités de l’individu. Le mode de production capitaliste, en brisant les anciennes relations de dépendance des individus a posé comme une exigence la véritable émancipation humaine, celle de l’homme comme être social. En même temps, en développant la division du travail, en multipliant les relations d’interdépendance des individus dans le processus même de la production qui brise toutes barrières anciennes, le mode de production capitaliste crée les conditions de la construction d’une véritable  des hommes libres. Si le communisme est le mouvement réel, c’est parce que le capital lui-même abat les barrières à son propre développement. Et c’est pourquoi, comme le dit encore le Manifeste : « les conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement sur des idées, des principes inventés ou découverts par tel ou tel réformateur du monde. Elles ne font qu’exprimer, en termes généraux, les conditions réelles d’une lutte de classes qui existe, d’un mouvement historique qui se déroule sous nos yeux. »
Ainsi, la destruction de la propriété capitaliste qui est souvent citée comme le point nodal du « programme » communiste, n’est-elle rien d’autre que ce que le mouvement même du capital accomplit chaque jour. Dans Le Capital, Marx précise comment ce processus s’accomplit. L’expropriation du capital n’est pas un coup de force qui sera fait un beau matin par le prolétariat au pouvoir (vision chimérique de la révolution), mais que c’est un processus qui se déroule à l’intérieur même du mode de production capitaliste. Les intérêts à long terme du capital exigent des lois de protection des ouvriers, mais ces lois contribuent à l’expropriation de milliers de petits capitalistes et indiquent la possibilité réelle de l’expropriation générale du capital. Le communisme n’est pas un projet à mettre en œuvre demain, un plan d’ingénieurs sociaux, mais le processus même qui se déroule sous nos yeux. Le principal obstacle au développement du capital, c’est donc le capital lui-même ! On peut d’ailleurs s’interroger sur la pertinence théorique des notions clés du marxisme historique du XXe siècle et au premier chef l’élection du prolétariat en classe consciente de soi, en sujet révolutionnaire. Le sujet révolutionnaire (mystifié), c’est le capital lui-même, si l’on veut bien se souvenir que le capital n’est pas une chose, mais un rapport social.
Une association d’hommes libres. Cette expropriation ne doit pas être confondue avec la « nationalisation », c’est-à-dire l’étatisation des grands moyens de production et d’échange qui figurait en bonne place dans les programmes des partis socialistes et communistes de jadis. Le Manifeste avait défini le but de cette nouvelle organisation sociale : « une association où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous. » Dans le livre I du Capital (Le caractère fétiche de la marchandise et son secret), la société communiste est décrite comme celle des « producteurs associés » : « Représentons-nous enfin, pour changer, une association d’hommes libres, travaillant avec des moyens de production collectifs et dépensant consciemment leurs nombreuses forces de travail individuelles comme une seule force de travail sociale. Toutes les déterminations du travail de Robinson se répètent ici, mais de manière sociale et non plus individuelle. Tous les produits de Robinson étaient son produit personnel exclusif, et donc immédiatement pour lui des objets d’usage. Le produit global de l’association est un produit social. Une partie de ce produit ressert comme moyen de production. Elle demeure sociale. Mais une autre partie est consommée comme moyen de subsistance par les membres de l’association. Elle doit être partagée entre eux. Ce partage se fera selon une modalité qui change avec chaque modalité particulière de l’organisme de production sociale lui-même, et avec le niveau de développement historique correspondant atteint par les producteurs. Supposons, simplement pour établir le parallèle avec la production marchande, que la part de moyens de subsistance qui revient à chaque producteur soit déterminée par son temps de travail. Le temps de travail jouerait alors un rôle double. D’un côté, sa répartition socialement planifiée règle la juste proportion des diverses fonctions de travail sur les différents besoins. D’autre part, le temps de travail sert en même temps à mesurer la participation individuelle du producteur au travail commun, et aussi, par voie de conséquence, à la part individuellement consommable du produit commun. Les relations sociales existant entre les hommes et leurs travaux, entre les hommes et les produits de leurs travaux, demeurent ici d’une simplicité transparente tant dans la production que dans la distribution. »
L’épanouissement des individus dans la vie commune. Mais si cette organisation, cette association d’hommes libres est la condition nécessaire du communisme, elle n’en est épuise pas la définition. Le but du communisme n’est pas une organisation sociale rationnelle se substituant à une organisation sociale irrationnelle. Le but est l’émancipation des individus. La rationalisation de la production et des échanges que permet l’organisation commune du travail permettra, soutient Marx, une réduction drastique du temps de travail nécessaire. La suppression du travail est certes impossible dit encore la conclusion du livre III du Capital : « À la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. » L’homme ne peut donc ni se libérer par le travail, ni se libérer du travail. Car le travail apparaît comme une nécessité et une contrainte éternelles. L’homme ne peut se débarrasser de la nécessité, il peut seulement en organiser les formes autrement, dans des conditions conformes à sa nature. Il reste que cette liberté, acquise sur le terrain de la production matérielle, n’est qu’une liberté limitée : « C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté, qui cependant ne peut fleurir qu’en se fondant sur ce règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. »
Le communisme au-delà de la justice. Le problème essentiel est donc celui du rapport entre nécessité et liberté. Tant que les hommes sont soumis à la pénurie, « le vieux fatras » de la société bourgeoise s’impose. Si les biens sont rationnés, il faut trouver une clé de distribution de biens. Dans la société bourgeoise, c’est plutôt « à chacun selon sa propriété » ; dans la société communiste telle qu’elle sortira du capitalisme, le grand progrès serait que soit donné « à chacun selon son travail ». Mais immédiatement, on doit faire de nombreuses exceptions : les enfants, les handicapés, les personnes âgées ne peuvent pas travailler, les étudiants doivent être dispensés de travail productif pour faire leurs études, etc. Les aptitudes au travail des uns sont différentes de celles des autres et il n’est pas aisé de comparer et de ramener à une commune mesure tous les travaux concrets différents. En réalité donc, le principe « à chacun selon son travail » n’est que l’expression du « droit bourgeois », celui de l’équivalence de tous les travaux concrets ramenés à une abstraction. Avec une telle conception de la justice, les individus restent isolés de la vie commune : ils raisonnent d’abord en fonction d’eux-mêmes et ne se considèrent pas spontanément comme membres du corps social. C’est pourquoi, selon Marx, le communisme ne se réalisera qu’en dépassant cette première phase et en prônant comme principe de justice : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ». Les formules de Marx, que l’on trouve dans la Critique du programme du parti ouvrier allemand. Mais ces formules « algébriques » mériteraient d’être remplies d’un contenu plus précis. « À chacun selon ses besoins », cela signifie que chacun est suffisamment sage pour ne prendre dans le « pot commun » ce qui excède ses besoins. Pour que cela soit possible, il faut donc que la production ne soit pas simplement une production pour la satisfaction des besoins qui vont sans cesse en s’élargissant, mais surtout une production de besoins nouveaux, c’est-à-dire d’un nouveau rapport de l’homme à ses besoins. En second lieu, la formule « de chacun selon ses capacités » demande que chacun soit prêt à donner à la vie commune sans calculer ce que cela lui rapportera à lui. Le communisme tel que Marx l’envisage est donc un idéal communautaire fort. On peut estimer cette perspective utopique et susceptible d’ouvrir la voie à toutes les formes de tyrannie bureaucratique – comme on a pu le voir en URSS et dans les autres pays dits « socialistes ». Mais ce serait commettre là une erreur logique. Dans ces pays, ce qui a existé, ce n’est pas une société communiste où l’homme est libéré de la nécessité, mais au contraire la pénurie et la misère « socialisée » sur la base desquelles la bureaucratie a pu assurer son emprise et justifier ses privilèges.
Communisme, commune et biens communs. La difficulté posée par le communisme de Marx est l’articulation entre la perspective d’une émancipation des individus et l’affirmation forte de l’homme comme être social. Il y a un fondement anthropologique à cette question. Non seulement l’homme est un « animal social » mais encore il ne peut se développer comme individu riche en potentialités que par le développement de ses liens sociaux. Les petites sociétés traditionnelles écrasent l’individu parce que ce sont des sociétés fermées, dans lesquelles l’emprise d’un homme sur un autre peut être terrible. Si, comme l’affirme Marx, l’individu est la somme de ses relations sociales, la puissance individuelle de chacun – puissance à entendre au sens de Spinoza – se développe en même temps qu’il s’insère dans un réseau plus vaste de relations sociales : c’est pourquoi le mode de production capitaliste à la fois mutile l’individu en le transformant en simple vendeur de force de travail arraché à sa propre vie et, dans le même temps, crée la possibilité d’un changement radical, d’une véritable émancipation qui ne peut être un retour vers les communautés archaïques idylliques.
Si le communisme n’est pas une utopie, il faut en dégager les voies politiques. Pour Marx, la première tentative de s’engager dans la voie du communisme fut la Commune de Paris de 1871. Traditionnellement, aussi loin que l’on remonte – et peut-être faut-il remonter à la cité grecque – le gouvernement de la cité (de la polis) et le gouvernement des hommes libres et égaux et toujours s’y est posée la question de la répartition des richesses. Déjà Aristote discutait les propositions de type communiste qui était défendues à son époque – à commencer par celles de son maître Platon. Il serait donc absurde de couper l’histoire du communisme moderne de cette longue tradition où l’idéal communautaire se couple avec l’aspiration à la liberté. La Commune de Paris, démocratie semi-directe, semblait renouer avec la démocratie grecque. L’appareil d’État bureaucratique mis à bas, c’est le peuple, mobilisé, dans l’action quotidienne, qui devient l’État. Ce civisme commun poussé à l’incandescence pousse évidemment au radicalisme social comme l’a montré la brève expérience du printemps 1871. Ainsi le communisme peut-il prendre une figure politique : c’est l’autogouvernement communal généralisé.
Il y a un dernier point. En renonçant au « grand soir » et en pensant le communisme comme processus, on peut en suivre la marche embryonnaire dans la société bourgeoise elle-même. La notion religieuse et thomiste du bien commun est redescendue sur terre. La vie civile suppose de nombreux biens communs, partagés par tous les citoyens selon des modalités variées. En France, le système de la protection sociale mis en place essentiellement à la Libération peut être vu comme un système communiste : chacun cotise en fonction de ses capacités et chacun reçoit des soins selon ses besoins. Idéalement, l’école laïque républicaine procède des mêmes principes, même si, pratiquement, la règle subit de nombreuses entorses.
Rendu à sa radicalité, débarrassé des scories de l’histoire qui semblent l’avoir englouti, le communisme de Marx pourrait bien se révéler comme une pensée et une politique opératoires pour le XXIe siècle.

Repères bibliographiques
Marx, K. : Manifeste du parti communiste (1848), in « Œuvres », tome I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1963, traduit de l’allemand par Maximilien Rubel et Louis Evrard.
Marx, K, Le Capital, livre I (1875), PUF, « Quadrige », traduit de l’allemand sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre.
Marx, K, Le Capital, livre III, in « Œuvres », tome II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1968, traduit de l’allemand par Michel Jacob, Maximilien Rubel et Suzanne Voute.
Marx, K, Critique du programme du parti ouvrier allemand (1875), in « Œuvres », tome I, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, 1963, traduit de l’allemand par Maximilien Rubel et Louis Evrard.

jeudi 17 septembre 2015

Comprendre Rousseau

Rousseau, philosophe des Lumières ? À la fois oui et non. Non, car il rejette la culture humaniste et dénonce l’idée de progrès comme source de la corruption de l’homme. Mais oui, car il n’a d’autre visée que l’émancipation humaine de tous les pouvoirs, quels qu’ils soient.
Rousseau révolutionnaire ? 
Sans doute, même s’il affirme dans le Second Discours qu’il faut empêcher les révolutions. Robespierre, à qui l’on a reproché tellement de choses et en particulier la Terreur, ne se rendait jamais, dit-on, à l’Assemblée sans son Contrat social en poche. Dans beaucoup des choses qu’ont essayé d’instaurer les révolutionnaires, on retrouve cette volonté de rendre à l’individu sa liberté, y compris parfois contre son désir. Peut-être cette phrase « on les forcera à être libres » a-t-elle été sur-interprétée par les révolutionnaires, mais il n’en reste pas moins qu’ils la tirent du Contrat social.
Alors, certes Rousseau est un idéaliste. Mais, c’est un idéaliste qui nous élève au-dessus de nous-mêmes. Certes, être libre, obéir à la raison ne nous est pas naturellement donné. Mais c’est un possible qui nous est ouvert, et qui ne peut passer que par l’Éducation : transmission des savoirs, exercice de l’esprit critique, donc par les Lumières. Nous cantonner dans l’ignorance, c’est nous contraindre à la servitude. Il n’est pas utile pour la loi du marché que nous soyons éclairés, il suffit que nous puissions consommer. Pour que la démocratie soit effective, et non pas uniquement une parodie, une réelle connaissance est nécessaire, sinon c’est la porte ouverte à toutes les manipulations possibles et à toutes les nouvelles barbaries.

Lire: Comprendre Rousseau, un essai graphique, par Marie-Pierre Frondziak - éditions Max Milo

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...