mardi 8 décembre 2015

Spinoza vu par Hegel

Leçons sur l'histoire de la philosophie. Werke, 20. Suhrkamp

Traduit de l'allemand par Denis Collin
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La philosophie de Descartes a pris de très nombreux tours non spéculatifs. A elle, se rattache immédiatement Spinoza, qui l’a poussée à toutes ses conséquences. Il a surtout étudié la philosophie de Descartes et parlé dans sa terminologie. Le premier écrit1 de Spinoza est « Principes de la philosophie de Descartes ». La philosophie spinoziste se présente par rapport à la philosophie de Descartes seulement comme une amplification conséquente et une application de ce principe. Pour lui l’âme et le corps, la pensée et l’être cessent d’être des choses particulières, étant chacune en soi. Spinoza, en tant que Juif, rejeta complètement le dualisme qui caractérisait le système de Descartes. Cette profonde unité de sa [158] philosophie, telle qu’elle se manifeste en Europe, l’esprit, l’infini et le fini identiquement en Dieu, non comme dans un troisième terme, c’est comme un écho de l’Orient.2 La vision orientale de l’identité absolue est introduite dans la pensée européenne et rapprochée encore plus immédiatement du philosopher européen cartésien.
Tout d’abord, il faut toutefois considérer les circonstances de la vie de Spinoza. Il est né à Amsterdam en 1632 dans une famille juive portugaise et a été prénommé Baruch, prénom qui a cependant été changé en Bénédikt. Dans sa jeunesse, il a reçu l’enseignement des rabbins. Cependant, tôt, il se prit de querelle avec les rabbins de la synagogue à laquelle il appartenait. Ils s’étaient émus de ce qu’il s’était déclaré contre les rêveries talmudistes. De bonne heure, il se trouva à l’écart de la synagogue. Les rabbins craignaient que son exemple pût avoir de mauvaises suites. Ils lui offrirent 1000 florins de traitement annuel s’il voulait bien cohabiter avec eux et se tenir tranquille. Il le refusa. Leurs persécutions allèrent alors si loin qu’ils pensèrent à l’écarter de leur chemin par l’assassinat et à peine put-il échapper au poignard pointé sur lui. Aussitôt il abandonna formellement la  juive, sans toutefois rejoindre l’église chrétienne. Il s’appliquait maintenant avant tout à la langue latine, étudiait Descartes et donna aussi une présentation de son système, « exposé selon la méthode géométrique », qui est incluse dans ses oeuvres. Plus tard, il écrivit son Tractatus theologico-politicus ; par là, il acquit une grande célébrité. Il y est question de l’enseignement de l’inspiration, un traitement critique des livres mosaïques et, de même, avant tout du point de vue que ces lois se limitent aux Juifs. Ce que les théologiens chrétiens postérieurs [159] ont écrit de critique sur cette question, par où il doit devenir habituel de montrer que ces livres ont été rédigés postérieurement et pour partie sont plus récents que la captivité à Babylone, — un chapitre capital pour les théologiens protestants par quoi les nouveaux se distinguent des plus anciens et se mettent en avant avec beaucoup d’ostentation — , tout cela se trouvait déjà dans ce livre de Spinoza.
Celui-ci alla ensuite à Rynsburg près de Leyde et vécut, soumis à l’attention de nombreux amis, mais calmement, à partir de 1664, puis d’abord à Voorburg, un village près de La Haye et ensuite à La Haye même, et gagna sa vie dans la fabrication de verres optiques ; la Lumière le préoccupait. Il vivait pauvrement ; il avait des amis et aussi de puissants protecteurs. Il refusa les plus grands cadeaux que lui faisaient des amis riches (et même des seigneurs). Il se le défendit comme Simon de Vries voulait l’établir comme son héritier, accepta de lui un salaire annuel de 300 florins, abandonna sa part de l’héritage paternel à sa soeur. Par le prince électeur palatin, très hautement noble et libre des préjugés de son temps, il fut appelé à être professeur à Heidelberg, où il aurait pu enseigner et écrire en toute liberté, du moment que « le prince croit qu’il n’en abusera pas pour inquiéter ouvertement la religion établie. » Spinoza, dans ses lettres publiées, déclina cette invitation, mais avec prudence, parce qu’il ne savait dans quelle limite cette liberté philosophique devrait être enfermée, pour qu’il ne paraisse pas inquiéter ouvertement la religion fermement établie. Il demeura en Hollande, un pays au plus haut point intéressant pour la culture universelle, qui le premier en Europe donna l’exemple d’une tolérance totale et garantit aux individus un asile pour la liberté de pensée ; si furieusement que se déchaînaient les théologiens de ce pays contre la philosophie cartésienne, comme par exemple Bekker et Votius, ceci n’avait [160] pas cependant les conséquences qui en auraient suivi dans d’autres pays.
Il mourut le 21 février 1677, dans sa 44° année, atteint de phtisie, dont il souffrait depuis longtemps — en accord avec son système dans lequel toute particularité et toute unicité disparaissent dans la substance unique. Son oeuvre maîtresse, l’Ethique, fut publiée pour la première fois après sa mort par Louis Mayer, un médecin et l’ami de confiance de Spinoza. Elle se compose de cinq parties : la première traite de Dieu (De Deo) ; la seconde de la nature et de l’origine de l’esprit (de natura et origine mentis). Ainsi elle ne traite pas de la nature — étendue et mouvement — mais au contraire passe de Dieu même à l’esprit par l’aspect éthique. Le troisième livre traite des affects et des passions (De origine et natura affectuum) ; le quatrième de leur force ou de la servitude de l’homme (De servitute humana s. de affectuum viribus.) ; enfin le cinquième de la puissance de l’intelligence, de la pensée ou de la liberté de l’homme (de potentia intellectus s. de libertate humane). Le professeur Paulus, membre du consistoire, édita ses oeuvres à Iéna. J’ai été intéressé à cette oeuvre par la collation des traductions françaises. Comme il avait attiré sur lui une grande haine de la part des rabbins, de même il devait s’en attirer une plus grande encore chez les chrétiens et avant tout chez les théologiens protestants, en premier lieu à cause de son « Tractatus Théologico-philosophicus » mais aussi à cause de toute sa philosophie que nous allons maintenant étudier. Un religieux protestant, Colerus, publia un récit de la vie de Spinoza ; il s’emportait en vérité fortement contre lui, mais il donnait des informations à peu près justes et généreuses au sujet de sa fortune : comment il laissait seulement 200 Talers pour les dettes qu’il avait eues, etc. A l’inventaire le barbier fit parvenir une facture du « bienheureux monsieur Spinoza ». Le prédicateur s’en scandalise et fait cette remarque au sujet de ce compte : « s’il avait su de quel genre de fruit il s’agissait, il ne l’aurait certainement pas [161] nommé bienheureux ! » Sous le portrait de Spinoza est écrit : signum reprobationis in vultu gerens — le plus sombre trait d’un penseur profond, et cependant doux et bienveillant : reprobationis sans doute — non pas une réprobation passive, mais au contraire une réprobation active des préjugés, des erreurs et des souffrances impitoyables des hommes.
Ce que vise son système, c’est très simple et tout à fait facile à saisir. Une difficulté réside en partie dans le méthode, dans la méthode renversée selon laquelle il expose ses pensées3, et aussi dans la limite de l’examen par lequel il passe de manière insatisfaisante sur les points essentiels et sur les questions principales.
La philosophie de Spinoza est l’objectivation du cartésianisme dans la forme de la vérité absolue. L’idée simple de l’idéalisme de Spinoza est la suivante : ce qui est vrai, c’est seulement et tout simplement la substance unique, dont les attributs sont la pensée et l’étendue (nature) ; et seulement cette unité absolue est réelle, elle est la réalité — seule elle est Dieu. C’est comme chez Descartes, l’unité de la pensée et de l’être ou ce que le concept de son existence contient en lui-même. La substance de Descartes, l’idée, a bien complètement son être dans son concept, mais c’est seulement l’être comme être abstrait, non l’être comme être réel ou comme étendue. Au contraire les corporéités sont d’une autre substance et non pas un mode de celle-ci. De même le Je, la chose pensante, est pour soi, aussi un autre être qui subsiste par soi.4 Cette indépendance des deux extrêmes est surmontée par le spinozisme et ils deviennent des moments de l’être un absolu. Nous voyons qu’on arrive ici au point de saisir l’être comme unité des contraires. C’est l’intérêt majeur, de ne pas laisser en chemin la contradiction ; elle ne devra plus être mise de côté  — la médiation, le dénouement de la contradiction est la chose capitale. La contradiction n’est pas [162] posée dans l’abstraction du fini et de l’infini, de la limite et de l’illimité, mais au contraire de la pensée et de l’étendue. Nous ne disons pas « être » car c’est l’abstraction qui est seulement dans la pensée. La pensée est le retour en soi, le simple être égal à soi-même ; mais c’est l’être en général — aussi il n’est pas difficile de montrer son unité. L’être, pris plus précisément, est l’étendue.

Critique de la philosophie de Spinoza


a) On accuse le spinozisme d’être un  : Dieu et la nature (le monde) c’est un, les deux ne sont pas séparés. Cela ferait de la nature le véritable Dieu ou de Dieu la nature, si bien que Dieu disparaîtrait et que seule nature serait posée. Bien plutôt Spinoza ne pose pas la nature et Dieu l’un en face de l’autre, mais au contraire la pensée et l’étendue. Et Dieu est l’unité, la substance absolue dans laquelle c’est plutôt le monde, la nature qui s’abîme et disparaît. Les adversaires de Spinoza font comme s’ils s’intéressaient à Dieu, comme si cela était à eux de le faire pour lui. Mais les gens qui parlent contre Spinoza ne doivent pas le faire au sujet de Dieu mais au sujet du fini ou de soi soi-même. De Dieu et du fini nous donnons des relations de trois sortes. 1°  Le fini est et de même seulement nous sommes, et Dieu n’est pas. C’est l’. Ainsi le fini est pris absolument, il est le substantiel, et Dieu, donc, n’est pas. 2°  Dieu seul est, le fini n’est pas véritablement, il est seulement phénomène, apparaître. 3°  Dieu est et nous sommes aussi ; c’est l’unité synthétique pauvre, c’est l’accommodement de la justice. Chaque côté est aussi substantiel que l’autre, c’est la sorte de présentation suivante : Dieu a la gloire, il est au-delà, et de même les choses finies ont l’être. La raison ne peut pas s’arrêter dans une telle indifférence à l’égard d’une telle position. La nécessité philosophique est par là de saisir cette différence, si bien que la différence ne soit pas laissée en chemin, mais au contraire qu’elle ressorte toujours de la substance mais sans être pétrifiée dans le dualisme. Spinoza est au dessus de ce dualisme ; de même l’est la religion quand nous [163] changeons les représentations dans la pensée. Des deux premiers rapports est le premier , quand les hommes établissent le libre arbitre de la volonté, leur vanité, les choses naturelles finies comme la fin suprême. Ceci n’est pas le point de vue de Spinoza : Dieu seul est la substance unique ; la nature, le monde est d’après une expression de Spinoza seulement affection, mode de la substance, mais n’est pas substantielle. Le spinozisme est aussi un a-cosmisme. L’être du monde, l’être fini, la finitude n’est pas le substantiel — c’est seulement Dieu. C’est l’opposé de ce que soutiennent ceux qui accusent Spinoza d’ : chez lui il y a trop de choses en Dieu. «  Dieu est l’identité de l’esprit et de la nature, de même la nature, l’individu humain est aussi Dieu  ». Tout à fait exact ! Mais ils oublient qu’eux-mêmes y sont placés, ils ne peuvent oublier qu’ils ne sont rien. Ceux qui noircissent Spinoza de cette façon veulent considérer non pas Dieu mais le monde, le fini. Ils prennent à mal que ceci ne puisse pas valoir comme substantiel, ils prennent à mal leur propre déchéance.
b) Deuxièmement : la méthode démonstrative. Elle appartient à la méthode de la connaissance par entendement. C’est la méthode géométrique : axiomes, explications, théorèmes, définitions viennent en premier. Dans les temps nouveaux (Jacobi) on pose en principe que toute démonstration, tout savoir scientifique conduit au spinozisme, qu’il serait seul la méthode conséquente de la pensée5 ; ceci devrait conduire, à cause de ce que cela ne vaut essentiellement rien, à mettre en avant le seul savoir immédiat. Jacobi prend le spinozisme comme , parce qu’il y voit que Dieu n’est pas différencié du monde. Mais si on dit cela, alors le monde reste pérennisant dans la représentation ; mais chez Spinoza le monde ne se pérennise pas. On peut ajouter que la démonstration conduit au spinozisme si seulement on comprend là-dessous seulement la méthode de la connaissance par entendement. Spinoza est le point capital de la philosophie moderne : [164] ou le spinozisme, ou pas de philosophie. Spinoza a cette grande phrase : toute détermination est une négation.6 Le déterminé est le fini ; alors il peut être montré de tout cela et aussi le penser (par opposition à l’étendue) qu’il est un déterminé et qu’il renferme aussi une négation ; son essentiel repose sur la négation. Parce que Dieu est seulement le positif, l’affirmatif, tout chose autre est seulement une modification et non un étant en et pour soi. Ainsi Dieu seul est la substance. Aussi Jacobi a raison. La simple « Détermination » — Bestimmung — (la négation appartient à la forme) est un Autre contre la déterminité absolue, la négativité, la forme. La véritable affirmation est la négation de la forme. C’est la forme absolue. La marche de Spinoza est juste ; seule une phrase est fausse, dans laquelle il expose seulement un côté de la négation. Par l’autre côté la négation est négation de la négation et par là affirmation.
g) Le principe de la subjectivité, de l’individualité, de la personnalité ne se trouve donc pas dans le spinozisme, parce que la négation y est saisie seulement de façon unilatérale. La conscience, la religion se révolte contre cela. Le principe leibnizien d’individuation (dans les monades) intègre Spinoza. L’entendement a des déterminations qui ne se contredisent pas. La négation est simple déterminité. La négation de la négation est contradiction ; elle nie la négation ; ainsi est-elle affirmation mais aussi négation généralement. Cette contradiction, l’entendement ne peut pas la soutenir ; elle est le raisonnable. Ce point fait défaut à Spinoza ; c’est son manque. Le système de Spinoza est dans la pensée panthéisme absolument élevé et monothéisme. La substance absolue de Spinoza n’est rien de fini, rien du monde naturel. Cette pensée, cette conception est le fond ultime, l’identité de l’étendue et de la pensée. Nous avons devant nous deux déterminations, l’universel, l’étant en soi et pour soi, et deuxièmement [165]la détermination du particulier et de l’isolé, l’individualité. Alors il n’est pas difficile de montrer du particulier, de l’isolé, qu’il est en général le borné, que son concept généralement dépend d’un Autre, qu’il est dépendant, non pas véritablement existant pour soi, non pas véritablement réel. En considération du déterminé, Spinoza a établi la proposition omnis determinatio est negatio ; aussi c’est seulement le non-particulier, l’universel qui est véritablement réel, seulement substantiel. L’âme, l’esprit est une chose isolée, est comme tel borné ; ce qui, d’après cela, est une chose isolée est une négation et n’a pas de véritable réalité. La simple unité de la pensée auprès d’elle-même s’exprime en effet comme la substance absolue.
C’est dans sa totalité l’idée spinoziste. Elle est celle-là même qui chez les Eléates est le on.7 C’est la conception orientale qui s’est exprimée pour la première fois en Occident avec Spinoza.8 En tout, il est à remarquer ici que le penser doit s’être hissé jusqu’au point d’appui du spinozisme ; c’est le commencement essentiel du philosopher. Quand on commence à philosopher, aussi doit-on d’abord être spinoziste. L’âme doit se baigner dans cet éther de la substance une, elle doit s’être enfoncée dans le tout que l’on a tenu pour vrai. C’est cette négation de tout particulier à laquelle chaque philosophe doit être parvenu ; c’est la libération de l’esprit et son fondement absolu. La différence avec la philosophie éléate est seulement celle-ci que, à travers la chrétienté dans le monde moderne dans l’esprit l’individualité concrète est totalement présente. Auprès de cette exigence infinie du tout concret la substance n’est cependant pas déterminée comme concret en soi. Aussi, là le concret n’est pas dans le contenu de la substance, aussi tombe-t-il seulement dans la pensée réfléchissante et c’est d’abord de cette opposition infinie de cette dernière que résulte même chaque unité. De la substance en tant que telle, il n’y a rien de plus à dire ; il est seulement possible de parler du philosopher à son sujet et [166] des contradictions surmontées qu’elle renferme. La distinction tombe seulement celle de quelle espèce sont les oppositions qui sont surmontées en elle. Ceci, Spinoza l’a montré de beaucoup pas tant que les Anciens n’étaient parvenus à le faire.
Cette idée spinoziste doit être reconnue comme véritable et fondée. La substance absolue est le vrai, mais elle n’est pas encore tout le vrai ; elle doit aussi être pensée comme active, vivante, en soi et par là être déterminée comme esprit. La substance spinoziste est l’universel et aussi la détermination abstraite ; on peut dire qu’il s’agit du fondement de l’esprit, mais non en tant que sol se tenant fermement en dessous, mais au contraire, en tant que simple unité abstraite qui est l’esprit en soi. Si on en s’en tient à cette substance, on ne peut parvenir à aucun développement à aucune spiritualité, à aucune activité. Sa philosophie est seulement la substance indifférenciée, non pas esprit, parce qu’elle n’est pas le trinitaire. La substance reste dans la rigidité, dans la pétrification, sans les sources de Böhm.9 Les déterminations isolées dans la forme des déterminations de l’entendement ne sont pas les esprits des sources de Böhm qui travaillent les uns dans les autres et s’épanouissent. Dans la substance une, toutes les différences et déterminations des choses et de la conscience reculent ; ainsi, peut-on dire, dans le système spinoziste, tout se trouve rejeté dans l’abîme de l’anéantissement. Mais il n’en revient rien et le particulier dont il parle est seulement trouvé à l’arrivée, emprunté à la représentation sans ce que cela ait été justifié. Si cela devait être justifié, Spinoza aurait du le déduire, le tirer de sa substance ; elle ne s’ouvre pas sur ce qui serait vie, spiritualité. Ce qui arrive à ce particulier, donc, est qu’il est seulement une modification de la substance absolue, rien de réel n’étant en lui ; l’opération est pour lui seulement de dégager sa détermination, sa particularité, de le rabattre dans la substance absolue unique. Ceci est ce qui est insuffisant [167] chez Spinoza. La différence est posée extérieurement, elle demeure extérieure, on ne peut rien en saisir. Avec Leibniz, nous allons voir l’opposé, l’individualité fait en principe, de sorte que le système spinoziste est ainsi intégré extérieurement à travers Leibniz. C’est le grandiose de la manière de penser de Spinoza, de pouvoir renoncer à tout déterminé, à tout particulier, de pouvoir s’en tenir seulement à l’un, de pouvoir ne considérer que lui ; c’est une grandiose pensée, qui pourtant doit seulement être le fondement de tout examen véritable. Car c’est une immobilité rigide dont la seule efficacité est de tout jeter dans le gouffre de la substance, dans lequel tout disparaît, toute vie déchoit en elle-même ; Spinoza lui-même est mort de consomption10. C’est l’universel.
Quelques autres déterminations sont encore à mentionner. La méthode employée par Spinoza pour l’exposition de sa philosophie est, comme chez Descartes, la méthode géométrique, celle d’Euclide, celle que l’on tient pour la plus éminente quand on veut l’évidence mathématique, mais qui, inutilisable pour le contenu spéculatif, est dans son élément avec les sciences de l’entendement finies. Cela apparaît comme un manque concernant la forme extérieure, mais c’est un manque fondamental. Dans sa méthode mathématique démonstrative, Spinoza part des définitions ; celles-ci concernent l’ensemble des déterminations. Et elles sont prises directement, présupposées11 et non pas dérivées ; il ne sait pas comment il en arrive là. Les moments essentiels du système sont déjà parfaitement contenus dans les déductions directes12 des définitions, sur lesquelles toutes les démonstrations ultérieures doivent être rabattues. Mais d’où viennent les catégories qui commencent ici comme définitions ? Nous les trouvons en nous dans la formation scientifique. Il ne pourra pas non plus être développé à partir de la substance unique qu’il y a la Raison, la Volonté, l’Étendue, mais au contraire on en parlera directement dans ces déterminations. Et cela tout naturellement ; car c’est déjà l’Un où rentre pour y disparaître et d’où rien ne ressort.
[168] 1. Spinoza commence (dans l’Ethique) avec les Définitions ; il faut à partir de là considérer ce qui suit.
a) La première définition de Spinoza est la cause d’elle-même (causa sui). Il dit : «  Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence [ou concept] contient en elle-même l’existence ou ce qui ne peut pas être pensé autrement qu’existant.  » L’unité de la pensée et de l’existence est ainsi établie de prime abord (l’essence est l’universel, le penser) ; et il s’agira toujours de cette unité. Causa sui est une expression importante. L’effet sera opposé à la cause. La cause de soi est la cause qui agit, sépare un autre ; mais ce qu’elle produit, c’est elle-même. Dans la production, elle surmonte en même temps la différence ; le fait de se poser comme un autre est la chute et en même temps la négation de cette perte. C’est là un concept entièrement spéculatif. Nous présupposons que la cause agit en quelque chose, et que l’effet est quelque chose d’autre que la cause. Ici au contraire, le sortir-de-soi de la cause est immédiatement surmonté, la cause de soi produit seulement soi-même. C’est ici un concept fondamental dans tout ce qui est spéculatif. C’est la cause infinie dans laquelle la cause est identique à l’effet. Si Spinoza avait développé plus loin ce qui se tient dans la causa sui, sa substance n’aurait pas été le rigide.
b) la deuxième définition est celle du fini. «  Est fini ce qui est limité par un autre de son genre.  » Car là où il a une fin, il n’est plus là, il est autre. Mais cet autre doit être du même genre. Car les choses qui veulent se limiter, pour pouvoir se limiter doivent avoir un point de contact, une relation l’un avec l’autre13, c’est-à-dire doivent être du même genre, s’élever sur le même sol, avoir une sphère commune. C’est le côté affirmatif de la limité. «  Une pensée peut seulement être limitée par une autre pensée, un corps par un autre corps, mais une pensée ne peut pas être limitée par un corps ni un corps par une pensée.  » Cela, [169] nous l’avons vu chez Descartes : la pensée est pour elle-même la totalité et il en va de même pour l’étendue ; elles n’ont rien à faire l’une avec l’autre. Chacune est la clôture en elle-même. La relation à l’autre est la limite.
c) la troisième définition est celle de la substance.   «  J’appelle substance ce qui est en soi et est conçu par soi ou dont le concept ne nécessite pas le concept d’une autre chose dont il serait rempli.  », — ce qui n’a pas besoin d’un autre ; sans quoi cela serait fini, accidentel. Ce qui nécessite un autre pour pouvoir être conçu n’est pas absolu mais assujetti à un autre.
d) Quatrième définition. Ce qui vient en second après la substance, ce sont les attributs ; ceux-ci lui appartiennent. «  Par attribut, j’entends par attribut ce qui l’entendement conçoit de la substance comme constituant son essence  » ; et seulement ceci est vrai chez Spinoza. C’est la grande détermination. L’attribut est en vérité déterminité, mais totalité. Il y a en a seulement deux, la pensée et l’étendue. L’entendement les saisit comme l’essence de la substance, l’essence n’est pas plus élevée que la substance mais au contraire elle est seulement essence dans la réflexion de l’entendement. Cette réflexion est en dehors de la substance. Elle peut être réfléchie de deux manières, comme pensée et comme étendue. Chacune est totalité, contenu de toute la substance, mais seulement sous une certaine forme ; par là même les deux côtés sont en soi identiques, infinis. Ceci est le véritablement accomplissement. Dans l’attribut l’entendement saisit la substance toute entière. Mais où la substance passe dans l’attribut, cela n’est pas dit.
e) Cinquième définition. Ce qui vient en troisième est le mode. «  Par mode, j’entends les affections de la substance ou encore ce qui est dans une autre chose, par laquelle il peut être conçu.  » Aussi la substance est conçue par soi-même ; l’attribut n’est pas ce qui est formé par soi-même, mais au contraire a une relation avec l’entendement concevant, mais aussi longtemps qu’il conçoit l’essence ; le mode fini est ce qui n’est pas conçu comme l’essence mais au contraire à travers et en quelque chose d’autre. Ces trois moments, Spinoza aurait non pas les poser comme concepts, [170] mais au contraire les déduire. Les trois dernières déterminations sont tout à fait importantes. Elles correspondants à ce que nous distinguons plus précisément comme Universel, Particulier et singulier. Mais on ne doit pas les prendre comme formelles mais au contraire dans leur sens véritablement concret. L’universel concret est la substance, le particulier concret est le genre. Le père et le fils sont ainsi des particuliers mais dont chacun contient la nature entière de Dieu (seulement sous une forme particulière). Le mode est le singulier, le fini comme tel, lequel entre en connexion extérieure avec l’autre. Spinoza a ainsi une descente ; le mode est l’entravé. Le défaut de Spinoza est qu’il saisit le troisième uniquement comme mode, comme mauvaise singularité. La véritable singularité, l’individualité, la véritable subjectivité n’est pas seulement l’éloignement de l’universel, la détermination tout court ; au contraire, c’est en tant que déterminé tout court l’étant-pour-soi, seulement le déterminant soi-même. Le subjectif est ainsi de même le retour à l’universel ; le singulier est l’étant auprès de soi-même et aussi l’universel. Le retour consiste en ceci qu’il est l’universel auprès de lui-même et Spinoza n’a jamais poursuivi jusqu’à ce retour. La substantialité figée est ce qui vient en dernier chez Spinoza et non la forme infinie ; cela il ne le pouvait pas. C’est toujours cette pensée dans laquelle la déterminité disparaît.
Sixièmement, la définition de l’infini est encore importante. L’infini a la signification double suivant qu’il est pris comme infiniment nombreux ou comme l’infini en soi et pour soi. « De l’infini dans son genre (in suo genere inifinitum) on peut nier une infinité d’attributs. L’infini absolu est tel que appartient à son essence tout ce qui exprime une essence et n’enveloppe aucune négation. » Dieu est l’être absolument infini et l’infini est l’affirmation de lui-même.
Plus loin, Spinoza différencie l’infini de l’imagination (infinitum imaginationis) et l’infini de la [171] pensée (infinitum intellectus, infinitum actu). La plupart des hommes parviennent seulement au premier. Celui-ci est le mauvais infini, quand on dit « et ainsi de suite jusqu’à l’infini », par exemple l’infinité de l’espace d’étoile en étoile, les hommes le veulent sublime, de même dans le temps. Les séries infinies en mathématiques, le nombre, sont de la même sorte. Une fraction peut-être représentée comme nombre décimal ; c’est mauvais ; 1/7 est le véritable infini à quoi rien ne manque. Les séries infinies sont imparfaites ; leur contenu est en vérité limité. Mais l’infinité qu’on a présente à l’esprit d’habitude quand on parle d’infinité. Et si on peut essayer de la concevoir de manière plus élevée, elle n’est rien de présent, elle ressort toujours du négatif, elle n’est pas actu. L’infinité philosophique, ce qui est infini en acte, est l’affirmation de soi même. L’infini de l’intellect, Spinoza le nomme affirmation absolue. Tout à fait vrai ! Mais il aurait été mieux de pouvoir l’énoncer comme « C’est la négation de la négation » — Spinoza ici aussi emploie des exemples mathématiques pour l’explication du concept d’infinité ; dans ses operibus postumis, par exemple, il en vient à la figure, comme image de cette infinité (et aussi avant son Ethique). Il a deux cercles qui sont inclus l’un dans l’autre mais ne sont pas concentriques. Le plan entre les deux cercles ne peut pas être indiqué, il n’est pas exprimable par un rapport déterminé, pas commensurable. si je veux le déterminer, je dois prolonger à l’infini, une série infinie14. C’est le dehors, il est toujours imparfait, toujours entaché de négation. Et pourtant ce mauvais infini est terminé, limité, affirmatif dans chaque niveau actuel. L’affirmatif est ainsi négation de la négation ; duplex negatio affirmat, d’après une règle de grammaire connue. L’espace entre les deux cercles est un espace parfait, il est effectif et non unilatéral ; et pourtant la détermination de l’espace ne peut pas être suffisamment donnée en termes de nombres. Le déterminer n’épuise pas l’espace lui-même ; et pourtant il est en acte. Ou une [172] ligne, une ligne finie consiste en un nombre infini de points et est cependant présente, en acte.15 L’infini doit être représenté comme effectivement actuel. Le concept de « cause de soi » est ainsi la véritable infinité. Aussitôt que la cause a au-dessus d’elle un autre, l’effet, le fini est présent ; mais ici cet autre est en même temps surmonté, il est à nouveau la cause elle-même.
Septième définition. « Dieu est l’être absolument infini, ou la substance, qui consiste en une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence (essentiam) éternelle et infinie. » L’infini est l’indéterminé, le nombreux infini et indéterminé ; ensuite seulement deux attributs sont admis par Spinoza.
Toute la philosophie de Spinoza est contenue dans ces définitions ; mais celles-ci sont des déterminations universelles et ainsi totalement formelles. Le défaut est qu’il commence ainsi par les définitions. En mathématique, cela peut être admis, puisque les définitions sont des présuppositions16 ; le point, la ligne sont présupposés. En philosophie le contenu doit être connu comme le vrai en soi et pour soi. Une fois, on peut aboutir à la justesse de la définition nominale de sorte que le mot « substance » corresponde à cette présentation, laquelle indique la définition. Autre chose est que ce contenu soit vrai en soi et pour soi. Pour la méditation philosophique, c’est la chose capitale. Cela, Spinoza ne l’a pas fait. Il a établi des définitions, lesquelles expliquent ces pensées simples, en tant qu’elles représentent le concret. Mais le nécessaire serait à rechercher si ce contenu était vrai. En apparence, c’est seulement l’explication des mots qui est indiquée, mais le contenu, ce qui est dedans, compte. Tout autre contenu est ramené la-dessus, de sorte que celui-ci est démontré. Mais de ce premier contenu tout autre est dépendant (exhrthtai chez Aristote). « L’attribut est ce que l’entendement de [173] Dieu pense. » D’où vient l’entendement (hormis Dieu) qui produit une telle méditation ? Ainsi tout rentre et ne sort pas. Les déterminations ne sont pas développées à partir de la substance, elle ne se résout pas à ces attributs.
2. L’étape suivante après ces définitions consiste dans les théorèmes, les propositions. Il développe toutes sortes de démonstrations. La chose capitale est maintenant que Spinoza prouve à partir de ces concepts qu’il n’est qu’une seule substance, Dieu. C’est un chemin simple, une démonstration très formelle.
a) « Cinquième proposition : il ne peut pas être donné deux ou plusieurs substances de même nature ou des mêmes attributs. » Ceci réside déjà dans les définitions. La démonstration est malaisée, d’un tracas inutile. « S’il y a en avait plus » (de substances d’un même attribut) « on devrait pouvoir les distinguer l’une de l’autre soit par la différence de leurs attributs soit par celle de leurs affections. » (modi). Car a) précisément les attributs sont ce que l’entendement saisit comme l’essence ; le concept de cet attribut est précisément une essence. « Si on les différencie par leurs attributs, serait alors immédiatement accordée la proposition selon laquelle il y a seulement unesubstance du même attribut. » Car précisément la substance est l’essence, le concept de cet attribut, déterminé en soi et non par un autre. b) si elles étaient distinguées d’après leurs modes, alors la substance étant de par sa nature antérieure à ses affections (prior est natura), elle ne pourra pas, si on fait abstraction de leurs affections (depositis ergo affectionibus) et si elle est considèrée en elle-même, c.a.d. vraiment, (in se, h.e. vere considerata), pas être conçue comme différente (non poterit concipi ab alia distingui).
b) « Huitième proposition : chaque (omnis) substance est nécessairement infinie. — Car autrement elle devrait être limitée par une autre substance du même genre qu’elle ; ainsi il y aurait deux substances du même attribut, ce qui est contraire à la cinquième proposition. »
« Chaque attribut doit être conçu par soi », — la déterminité en soi se réfléchit. « Car l’attribut est ce que l’entendement perçoit d’une substance comme constituant son essence ; [174]et par suite il doit être conçu par soi. » Car la substance est ce qui est conçu par soi-même (voir troisième définition). « C’est pourquoi nous ne pouvons pas conclure de la pluralité des attributs à la pluralité des substances ; car chacun est conçu pour soi, sans transition à un autre » – sans être limité par un autre.
c) « La substance est indivisible. – a) si les parties retenaient la nature de la substance, alors il y aurait plusieurs substances de la même nature ; ce qui est contre la cinquième proposition. b) sinon, une substance pourrait cesser d’être, ce qui est absurde »17
d) Quatorzième proposition. En dehors de Dieu aucune substance ne peut être donnée ni pensée. - En effet Dieu est l’être absolument infini duquel nul attribut, lequel exprime l’essence de la substance, ne peut être retiré, il ne peut pas être nié et par conséquent existe nécessairement., - si une autre substance pouvait être donnée en dehors de Dieu, elle devrait être expliquée (saisie) par un attribut de Dieu ». Par conséquent, la substance n’aurait pas son essence propre, mais celle de Dieu, par conséquent ce ne serait pas une substance. Ou si ce devait cependant être une substance, « on devrait pouvoir donner deux substances du même attribut. Ce qui est absurde d’après la proposition V. De là suit donc que la chose étendue (res extensa) et la chose pensante (res cogitans) ne sont pas substances mais au contraire soit des attributs de Dieu, soit des affections de ses attributs. » Avec ces démonstrations et des semblables, il n’est pas beaucoup à entreprendre.
« Quinzième proposition : ce qui est est en Dieu et ne peut pas être ni être conçu sans Dieu. »
« Seizième proposition : de la nécessité de la nature divine doit suivre une infinité en un mode infini, c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini. - Dieu est aussi la cause de toutes choses. » Tout cela est déjà contenu dans les définitions. Si ceci est pris pour base, [175] alors chacune des autres choses doit suivre nécessairement. - Le plus difficile chez Spinoza est, dans les différenciations auxquelles il arrive, dans le déterminé, de saisir la relation de ce déterminé à Dieu, de sorte qu’il y ait encore quelque chose à en tirer.
L’essentiel tient en ceci qu’il dit que Dieu, la susbtance, consiste en une infinité d’attributs. Ce que cette méthode atteint alors, c’est qu’on pourrait saisir tout d’abord les attributs infinis de Dieu comme l’infiniment multiple. Mais ce n’est pas cela ; Spinoza discerne et parle beaucoup plus de deux attributs seulement. « Absolument infini », c’est-à-dire positif d’après Spinoza - comme un cercle est en soi une infinité achevée en acte. Pensée et étendue sont maintenant ces deux attributs qu’il situe en Dieu : « Dieu est une chose pensante (res cogitans) parce que tous les modes singuliers du penser sont une expression assurée et déterminée de la nature de Dieu. Appartient à Dieu aussi un Attribut dont toutes les pensées singulières enveloppent en soi le concept par lequel elles sont saisies. - Dieu est une chose étendue (res extensa) pour les mêmes raisons. »
Comment ces deux attributs sont tirés de la substance unique, c’est ce que Spinoza ne montre pas. Il ne démontre pas non plus pourquoi on n’en peut saisir que deux. Ceux-ci sont maintenant comme chez Descartes la pensée et l’étendue. Et il les représente de telle façon que chacun est pour lui la totalité entière, de sorte que les deux contiennent la même chose, seulement une fois dans la forme du penser, et une autre fois dans la forme de l’étendue. L’entendement alors comprend ces attributs et il les comprend comme totalité ; ils sont les formes sous lesquels l’entendement saisit Dieu. Mais étendue et pensée ne sont pas maintenant dans la vérité, mais seulement différenciées de manière extérieure, car elles sont le tout. L’attribut en effet est ce que l’entendement saisit de l’essence de la substance ; mais Spinoza ne compte l’entendement que parmi les affections18. Les deux expressions touchent donc à l’essence tout entière ; leur différence tombe seulement [176] dans l’entendement qui en tant que mode n’a pas de vérité. Mais qu’il y ait une substance, cela réside déjà dans les définitions de la substance et les démonstrations ne sont que des chicaneries formelles qui ne servent qu’à alourdir la compréhension de Spinoza.
Sur le rapport de la pensée et de l’être, il dit : c’est la même chose quant au contenu qui est une fois sous la forme de la pensée et ensuite sous celle de l’être. Chacun exprime la même essence, seulement dans la forme que l’entendement parvient à faire entrer, qui lui parvient. L’essence est Dieu et chacun des deux est la même totalité. En effet cette même substance, sous l’attribut de la pensée est le monde intelligible, mais elle est Nature sous l’attribut de l’étendue ; nature et pensée expriment tous les deux la même essence de Dieu. Ou, comme il dit, « l’ordre, le système des choses naturelles est le même que l’ordre des idées. »19 – ils ne se déterminent pas, ils sont infinis : le corporel ne détermine pas le penser, ni l’inverse. La substance pensante et la substance étendue sont seulement la même substance, laquelle peut être saisie tantôt sous celui-ci, tantôt sous celui-là des prédicats ; c’est un seul et même système.20 « Ainsi par exemple le cercle qui existe dans la nature et l’idée du cercle existant, qui est aussi en Dieu, est une seule et même chose » (c’est un seul et même contenu), qui est expliquée à travers des attributs différents. Si nous considérons donc la nature soit sous l’attribut de la pensée, soit sous celui de l’etendue soit sous quelque autre que ce soit, nous trouverons une seule et même connexion des raisons, c’est-à-dire la même suite des choses. L’être formel de l’idée de cercle peut seulement être saisi sous le mode du penser qu’en tant que cause prochaine, et celui-ci à travers un autre et ainsi de suite à l’infini, de telle sorte que nous devons expliquer entièrement par l’attribut de la pensée de la l’ordre de la nature toute entière ou la connexion des raisons – et s’ils devaient être pensés sous l’attribut de l’étendue, alors c’est seulement [177] sous l’attribut de l’étendue qu’ils devraient être pensés et ceci vaut pour les autres raisons. » C’est un seul développement absolu de la substance, qui apparaît une fois en tant que nature et ensuite sous la forme du penser.
Ceci pourrait être réchauffé21 en quelque chose de ce style : en soi le monde pensant et le monde corporel sont une seule et même chose ; ils ne différent que dans la forme. Mais ici se pose la question suivante : comment l’entendement en vient-il à ce point qu’il applique ces formes à la substance absolue ? et d’où viennent ces deux formes ? On pose aussi ici l’unité de l’être et du penser et aussi celle de l’être et de l’étendue, de sorte que l’universel pensé en soi est entièrement absolu, cette même totalité est aussi bien la totalité divine et que l’universel corporel. Nous avons ainsi deux totalités ; en soi elles sont la même et les différences sont seulement les attributs ou les déterminations de l’entendement. C’est la représentation générale. Les attributs ne sont même rien en soi, ils ne sont pas des différences en soi. Plus haut, nous disons que la nature et l’esprit sont rationnels ; la raison n’est pas un mot vide, mais soi-même en soi la totalité en développement.
De cette substance une, penser et étendue sont seulement des attributs. Comme penser et être sont en soi identiques, on a voulu ainsi en dériver l’ dans lequel spirituel ne se distingue pas du corporel et où aussi Dieu est rabattu sur la nature. Mais Spinoza ne pose pas du tout Dieu identique à la nature mais au contraire au penser. Mais Dieu est même l’unité du penser et de l’être ; Dieu est l’unité elle-même, pas l’un des deux. Et dans cette unité, la séparation entre la subjectivité du penser et la naturalité est abolie. Seul Dieu est ; toute « mondanéité »22 n’a aucune vérité. Ainsi on aurait pu beaucoup mieux nommer ce système un acosmisme.23
Sans Dieu, rien ne peut être. A Dieu, Spinoza attribue liberté et nécessité. « Dieu est la cause absolument libre24 [178] qui n’est déterminée par rien d’autre ; donc il existe seulement par la nécessité de sa propre nature. Il n’y a aucune cause qui, intérieurement ou extérieurement le pousse à l’action, en dehors de la perfection de sa nature. Son effectivité est nécessaire et éternelle d’après les lois de sa nature ; ce qui découle de sa nature absolue, de ses attributs est éternel, comme de la nature du triangle de toute éternité et pour l’éternité il suit que ses trois angles sont égaux à deux droits. » Son essence est sa puissance absolue ; actu et potentia, penser et être est un. Dieu n’aurait pas d’autre pensée qu’il aurait pu épuiser. « Son essence et son existence sont la même chose, – la vérité. » Mais il reste dans cette généralité, que Dieu n’est pas déterminé par ses fins ; les fins particulières, les pensées avant l’être, et tout ce qui est de même, cela doit être dépassé.
« La volonté n’est pas une cause libre, mais au contraire seulement une cause nécessaire, seulement un mode. Aussi il est déterminé par un autre. » « Dieu n’agit d’après aucune cause finale (sub ratione boni). Ceux qui soutiennent cela semblent poser en dehors de Dieu quelque chose qui ne dépend pas de Dieu et à quoi Dieu se rapporte dans ses opérations comme à un but. Si on conçoit les choses de cette manière, alors Dieu n’est pas une cause libre, mais il est soumis à un destin. Il est de même inadmissible de tout soumettre au libre arbitre d’une volonté indifférente de Dieu. » Il est seulement déterminé par sa nature. L’effectivité de Dieu est aussi sa puissance (potentia) et c’est la nécessité. C’est ensuite la puissance absolue par opposition à la sagesse qui détermine les buts et pose en même temps les limites. Il est en effet particulièrement typique que Spinoza dit que toute détermination est négation. Ainsi c’est quelque chose aussi de fini quand Dieu est la cause du monde, car le monde est posé comme un autre à cîté de Dieu
[179] « Dieu est la cause immanente et non transcendante », c’est-à-dire xtérieure. « Une chose qui est déterminée à produire un effet, est, Dieu étant cause, nécessairement déterminée à le faire par Dieu ; – et celle qui est ainsi déterminée ne peut pas se rendre indéterminée. « Dans la nature il n’est rien donné de contingent. »25
e) Transition de Spinoza vers les choses singulières, particulièrement la conscience de soi, la liberté du Je. Il n’y a aucune démonstration à partir du concept de la substance absolue. Spinoza s’exprime sur le singulier de telle sorte qu’il est le retour de toutes les choses, les limitations de la substance, plus que l’établissement ferme du singulier – donc aussi négativité. Les attributs ne sont rien pour soi mais seulement tels que l’entendement saisit la substance dans leurs différences. Le troisième terme26 est constitué par les modes ou les affections. Toute différence des choses tombe seulement sous les modes. De ceux-ci, Spinoza dit : dans chaque attribut, il y a deux modes, le repos et le mouvement dans l’étendue, dans le penser, l’entendement et la volonté (intellectus et voluntas). Le singulier en tant que tel tombe sous ces modes ; ils sont ce par quoi ce différencie ce qu’on appelle singulier. Ce sont simplement des modifications ; ce qui se tire de cette différence et ce qui est établi à travers elle n’est rien en soi. Chaque modification est seulement pour nous, en dehors de Dieu, mais elle n’est rien en soi et pour soi.
Ce dernier aspect, les modes, les affections, Spinoza le saisit globalement sous le terme de natura naturata. « La natura naturans Dieu considéré comme cause libre, aussi longtemps qu’il est saisi en soi et par soi-même – ou ces attributs de la substance qui expriment une essence éternelle et infinie. Par natura naturata, j’entends tout ce qui suit de la nécessité de la nature divine ou de chacun des attributs de Dieu, tous les modes des attributs divins aussi longtemps qu’ils sont considérés comme des choses qui sont en Dieu et qui sans Dieu ne pourraient ni être [180] ni être saisies. »27 Il n’émane rien de Dieu, au contraire toutes les choses y retournent si c’est leur origine.
Ce sont là les formes générales de Spinoza, l’idée maîtresse. Quelques formes déterminées sont encore à éclaircir. Il donne des définitions nominales des modes, de l’entendement, des affects, joie et tristesse. Plus loin nous trouvons l’observation de la conscience. Sa démarche là est simple au plus haut point, ou bien plutôt il n’y en aucune, il commence directement à partir du mens.
« L’essence de l’Homme consiste (essentia hominis constituitur) en modifications des attributs de Dieu. » Ces modifications sont quelque chose seulement en considération de notre entendement. « Si nous disons aussi que l’esprit humain28 perçoit ceci ou cela, il ne s’agit de rien d’autre que de dire que Dieu a cette idée-ci ou celle-là, non en tant qu’il est infini, mais au contraire en tant qu’il est explicité par l’idée de l’esprit humain. Et si nous disons que Dieu a cette idée ci ou celle-là non pas seulement en tant qu’il constitue l’idée de l’esprit humain, mais en tant qu’il a en même temps que cet esprit humain une idée d’une autre chose, alors nous disons que l’esprit humain perçoit la chose en partie ou de façon inadéquate. »29 Le vrai est l’adéquat. Si le contenu est posé dans la forme de l’esprit humain, telle est cette perception de l’homme, laquelle est une modification de Dieu ; tout ce que nous différencions comme étant est seulement un mode. Tout particulier est un remplissement par un entendement extérieur. – Bayle fait cette remarque plaisante qu’il s’en suit que Dieu modifié en Turc combat Dieu modifié en roi d’Autriche.
[181] « Ce qui se trouve dans l’objet de l’idée dont l’esprit de l’homme est constitué, cela doit être perçu par l’esprit humain ; ou encore de cette chose il doit nécessairement être donné une idée dans l’esprit. C’est-à-dire que si l’objet de l’idée, qui constitue l’esprit humain, est le corps, alors il n’y a rien dans le corps qui ne soit perçu dans l’esprit. »30
Le lien entre pensée et étendue, il [Spinoza] le perçoit ainsi dans la conscience humaine : « L’objet (mieux l’objectif) de l’idée, laquelle constitue l’esprit humain, est le corps ou une manière particulière d’exister de l’étendue (certus modus). Ce qui veut dire que si les idées des affections du corps n’étaient pas en Dieu, aussi longtemps qu’il constitue notre esprit, alors les idées des affections de notre corps ne seraient pas, par celà même, dans notre esprit. » La difficulté à comprendre le système de Spinoza est : a) l’identité absolue du penser et de l’être. b) leur absolue similitude, l’un par rappoer à l’autre, parce que chacun explicite l’essence de Dieu toute entière. L’unité du corps et de la conscience est ceci qu’ils sont une substance ; en tant que singulier, un mode particulier de l’existence. La substance est la substance absolue, le particulier est un mode, qui en tant que conscience est le représenter des déterminations du corps, ou du comment le corps est affecté par les choses extérieures. « L’esprit se connaît lui-même pour autant qu’il perçoit les idées des affections du corps », — il a seulement l’idée des affections de son corps ; cette idée est la synthèse, comme nous allons le voir tout de suite. « Les idées, qu’elles soient celles des attributs de Dieu ou celles des choses singulières ne connaissent pas comme leur cause efficiente non ce qui est représenté ou les choses, mais au contraire Dieu lui-même en tant qu’il est une chose pensante. »31« Avec [182] l’étendue est indissociablement liée au penser ; aussi tout ce qui advient dans l’étendue doit aussi advenir dans la conscience. » Ici nous voyons une séparation ; la simple identité, que dans l’absolu rien ne différencie, n’est pas satisfaisante.
L’individuum, la particularité elle-même, Spinoza la détermine de sorte que l’individu subsiste : « Si des corps » (Les déterminations sont des négations) « de même grandeur ou de grandeur différente sont limités » (ou dominés) « de sorte qu’ils sont maintenus l’un sur l’autre, ou s’ils se meuventavec le même degré ou avec des degrés de vitesse différents, de sorte qu’ils partagent leurs mouvements l’un contre l’autre suivant une manière particulière, alors nous disons que ces corps sont unis l’un avec l’autre et constituent ensemble un corps ou un individu qui se distingue des autres par cette union de corps. »32
Ici nous sommes à la limite du système de Spinoza et ici nous apparaît son défaut. L’individuation, l’un est une simple composition, le contraire du Je (ipséité) de Böhme : seulement la généralité, le penser, pas la conscience de soi. — Prenons ceci, avant que nous le considérions par rapport au tout, de l’autre côté, à savoir l’entendement, la différence y tomb, elle n’est pas déduite, se trouve même ainsi. Ainsi, comme nous l’avons déjà vu, l’entendement effectif (intellectus actu), c’est-à-dire la volonté, le désir, l’amour, appartient à la natura naturata, et non à la natura naturante. Car sous l’entendement, comme il est connu pour lui, nous n’entendons pas le penser absolu, mais une manière déterminée du penser : un mode qui est différent des autres modes, tels que désir, l’amour, etc. et aussi qui doit être conçu à travers le penser absolu, à savoir à travers un attribut de Dieu, qui [183] exprime l’essence éternelle et infinie du penser ; et tel donc qu’il ne peut ni être saisi ni être pensé par lui-même, comme aussi les autres modes du penser, volonté, désir, etc.33Spinoza ne connaît pas une infinité de la forme qui serait autre que celle de la substance rigide. C’est la nécessité, Dieu en tant qu’être de l’être, en tant que substance universelle, identité à reconnaître et cependant différences à maintenir.
Aussi l’entendement est un mode. Plus loin, il dit : « Ce qui constitue l’être effectif (actuale) de l’esprit humain (mentis humanaé), n’est rien d’autre que l’idée d’une chose singulière (individuelle) qui existe actu » et non pas d’un infini. « L’essence de l’être humain ne renferme aucune existence nécessaire, c’est-à-dire que d’après l’ordre de la nature un être humain peut aussi bien être ou ne pas être. » La conscience humaine est un mode — non un attribut, n’appartient pas à l’essence — et, en vérité, un mode de l’attribut du penser. Ce mode, considéré du côté de l’étendue, est un corps singulier, en tant qu’individuel, en tant que réuni de beaucoup. Les deux sont une identité. Mais ni le corps n’est la cause de la conscience, ni cette dernière n’est la cause du corps, au contraire la cause finie ici est le rapport du même au même ; le corps est déterminé par le corps, la représentation par la représentation. Tout ce qui est dans la conscience est aussi dans l’étendue (le corps) — ce qui est dans l’étendue est aussi dans la conscience. « Ni un corps ne peut déterminer l’esprit à un penser, ni un penser ne peut déterminer un corps au mouvement, au repos ou à quelque chose d’autre encore. Car tous les modes du penser ont Dieu pour cause, pour autant qu’il est une res cogitans et non pour autant qu’il est explicité par un autre attribut. Ce qui, aussi, détermine l’esprit au penser [184] est un mode du penser et non de l’étendue. Mouvement et repos d’un corps doivent venir d’un autre corps.
Buhle suppose à Spinoza des représentations bornées. « L’âme ressent dans le corps34 tout autre ce qu’elle aperçoit en tant qu’en dehors de son corps ; et elle ne l’aperçoit comme au moyen du concept des propriétés que le corps admet. D’où le corps ne peut pas admettre ce que l’âme ne peut pas aussi apercevoir. Au contraire l’âme ne peut pas non plus apercevoir son corps, elle ne sait pas qu’il est là et ne reconnaît elle-même par autrement que comme au moyen des propriétés que le corps reçoit des choses qui se trouvent en dehors de lui, et au moyen de leur concept. Car le corps est une chose singulière déterminée d’une certaine manière, qui peut parvenir peu à peu et avec et parmi d’autres choses à l’’être-là et se maintenir dans l’être-là seulement avec et pami elles » — dans l’infinité : elle ne peut pas être conçue de soi-même.
« La conscience de l’âme exprime une certaine forme déterminée (modus) d’un concept, comme le concept lui-même exprime une forme déterminée d’une chose singulière. Mais la chose singulière, son concept et le concept de son concept sont ensemble et simplement un seul et même ens, lequel est considéré sous l’angle de ses différents attributs. »
« Puisque l’âme n’est rien d’autre que le concept immédiat du corps et ne fait avec lui qu’une seule et même chose, alors l’excellence de l’âme n’est rien d’autre que l’excellence du corps. Les aptitudes de l’âme ne sont rien d’autre que les aptitudes du corps d’après la représentation du corps et les résolutions de la volonté de même sont des déterminations du corps. »
« Les choses singulières jaillissent de Dieu d’une éternelle et infinie » manière — ensemble et une fois —, non sur [185] un mode passager fini et temporaire. Elles jaillissent simplement séparément, en même temps qu’elles s’engendrent et se détruisent mutuellement mais persévèrent immuablement dans leur être-là éternel. »
« Toutes les choses singulières se présupposent mutuellement, l’une ne peut pas être pensée sans l’autre, c’est-à-dire qu’elles forment ensemble un tout inséparable. Elles sont en une chose, tout bonnement indivisible et infinie et en aucune manière là et réunies. »
Spinoza descend de l’universel de la substance à travers le particulier, le penser et l’étendue, jusqu’au singulier (modificatio). Il a ces trois moments, ou ils lui sont essentiels. Mais le mode, où la singularité tombe, il ne le reconnaît pas comme l’essentiel, ou pas comme le moment de l’essence elle-même dans l’essence ; mais au contraire, il s’évanouit dans l’essence ou encore il n’est pas élevé jusqu’au concept. Le penser a seulement la signification de l’universel, pas de la conscience de soi. Ce manque, la destruction du moment de la conscience de soi dans l’essence, est ce qui d’un côté révolte tant contre le système spinoziste, parce que cela abroge l’être pour soi de la conscience humaine, la liberté ainsi nommée, c’est-à-dire même l’abstraction vide de l’être pour soi et par là a séparé Dieu de la nature et de la conscience humaine, savoir en soi, dans l’absolu — mais d’autre part l’inquiétude philosophique est que même le négatif ne peut pas être reconnu en soi. Le penser est l’abstrait absolu, par là-même, il est le négatif  absolu ; il est ainsi en vérité, mais il ne peut pas être posé comme le négatif absolu.
Le se-différencier tombe en dehors de l’essence absolue, même dans les temps nouveaux. « L’absolu », dit-on, « ainsi considéré de ce côté », les côtés tombent aussi hors de lui. Aussi il est à considérer du point de le réflexion, seulement des côtés, mais aucunement en soi.Ce manque apparaît maintenant de telle sorte que le négatif [186] est la nécessité, en considération du différencié ; le concept, négatif en soi, est le négatif de son unité, sa division. Ainsi on reconnaît, de la simple universalité, le réel, la division, l’opposition même ; cependant cette nécessité ne se trouve pas chez Spinoza. La substance absolue, l’attribut, le mode, Spinoza les fait se suivre l’un l’autre en tant que définitions, il les prend comme donnés, sans que les attributs soient tirés de la substance et les modes des attributs. Et particulièrement dans la considération des attributs, il n’est donnée aucune nécessité qu’ils soient précisément le penser et l’étendue. Spinoza les prend comme trouvés à l’arrivée, comme apportés ; la substance a des attributs infinis ; combien infinis ? « L’idée du corps contient en elle-même seulement ces deux [attributs], encore en exprime-t-elle d’autres. Votre corps représenté est considéré sous l’attribut de l’étendue ; l’idée même est modus cogitandi. » Nous voyons que les deux attributs sont trouvés à l’arrivée.
Spinoza, dans l’infini, a indiqué plus près qu’ailleurs l’idée de l’idée. L’infini, pour lui, n’est pas ce poser et ce qui tend au poser, l’infinité sensée, mais au contraire l’infinité absolue, qu’une pluralité absolue a achevée actuellement en elle. Par exemple, la droite consiste en points infiniment nombreux ; elle est infinie, elle, une droite bornée, est, positivement, ici, sans au-delà actuel. L’au-delà des points infiniment nombreux, qui ne sont pas achevés, est achevé en eux ; il est rappelé à l’unité. De même ses définitions ont l’infini en elles, par exemple « la cause de soi » en tant que « ce dont l’idée contient en elle-même l’existence ». Concept et existence sont l’un l’au-delà de l’autre ; mais la cause de soi, ce « enfermer en soi », est même la reprise de cet au-delà dans l’unité. Or encore, « la substance est ce qui est en soi et est conçu hors de soi ; » c’est la même chose. Idée et existence sont dans l’unité ; [187] c’est en soi et a aussi son idée en soi-même ; son idée est son être et son être est son idée. C’est la véritable infinité ; elle est ainsi présente. Mais Spinoza n’en a pas conscience, il n’a pas reconnu cette idée comme l’idée absolue et ne l’a pas exprimée en tant que moment de l’essence elle-même ; au contraire, il tombe hors dans l’essence, dans le penser de l’essence.
Ainsi est présente cette idée en tant que reconnaissance de l’essence ; elle tombe dans le sujet philosophique et ceci se présente comme la méthode propre de la philosophie spinoziste. Elle est en effet la méthode démonstrative. Déjà Descartes était sorti de cette idée que les propositions philosophiques doivent être traitées et comprises comme les propositions mathématiques — elles doivent avoir le même genre d’évidence que celle des Mathématiques. Il est naturel que le savoir qui s’éveille de manière autonome soit d’abord tombé dans cette forme, en laquelle il voit un exemple si brillant. Seulement ici est complètement méconnue la nature de ce savoir et de son objet. La connaissance et la méthode mathématiques sont simplement formelles et ne peuvent pas du tout être transmises à la philosophie. La connaissance mathématique représente la démonstration de l’objet étant en tant que tel, mais pas du tout en tant que conçu. Lui donc défaut l’idée (le concept), mais le contenu de la philosophie est l’idée et ce qui est conçu. De cette manière démonstrative, nous avons déjà vu des exemples. : a)il commence par une série de définitions, cause de soi, fini, substance, attribut, mode, etc. – comme en mathématiques, par exemple en géométrie avec la ligne, le triangle, etc. – sans expliquer la nécessité de ces déterminations singulières. b) ensuite avec les axiomes, « ce qui est, est en soi ou en autre chose. » aa) Les déterminations « en soi » ou « en autre chose » ne sont pas exposées dans leur nécessité. bb) de même cette disjonction ne l’est pas, elle est simplement admise, etc. g)Les propositions ont [188] en tant que phrases un sujet et un prédicat qui sont dissemblables. Si le prédicat est démontré du sujet, s’il lui est joint nécessairement, alors la dissemblance reste telle que l’un se comporte en tant qu’universel vis à vis des autres en tant que particuliers. Aussi quand la relation, le lien sont démontrés, les relations voisines sont également présentes. La mathématique, dans les propositions vraies dans l’ensemble, s’appuie sur ceci qu’elle démontre aussi inversement les propositions et leur prend ainsi la déterminité dans laquelle elle donne ensemble chaque partie :aa) les propositions vraies peuvent être considérées comme définitions ; bb) l’inversion est la démonstration de l’usage du mot.
Cependant, la philosophie ne peut utiliser proprement ce moyen ; comme le sujet, dont elle démontre quelque chose, est seulement le concept ou la généralité, la forme de la proposition est pour cela complètement inutile et faussée. Ce qui a la forme du sujet, est dans la forme d’un étant contre la généralité (le contenu de la proposition). L’étant a la signification de la représentation, le mot, ce que nous utilisons dans la vie courante, ce dont nous avons une représentation non conceptuelle. Une proposition inversée ne serait rien d’autre que : le concept est ce représenté, c’est-à-dire le nom qui soit juste, – preuve tirée de l’usage, que nous sous-entendons aussi ceci dans la vie courante ; ceci n’a aucune signification philosophique. Mais si la proposition n’est pas telle, mais au contraire une proposition habituelle, le prédicat, non le concept, mais au contraire essentiellement le général, un prédicat du sujet, alors de telles propositions ne sont pas proprement philosophiques, par exemple que la substance est une et non plusieurs, mais au contraire seulement ceci où la substance et l’unité sont identiques. Or alors il s’agit de l’unité qui tombe dans la démonstration qui a montré l’unité des deux moments ; elle est le concept, l’essence. Parce que celui-là est contenu dans une proposition, il doit être considéré à partir d’un précédant ; ainsi, nous voyons le raisonnement habituel prendre quelque part l’idée intermédiaire, la relation comme [189] pour la différenciation le fondement de la différenciation. Cela apparaît alors comme si la proposition était l’essentiel, la vérité. Nous devons nous demander si cette proposition est vraie ; dans la démonstration seulement, le fondement sera cherché ailleurs.
Mais dans les propositions ainsi nommées proprement, le sujet et le prédicat sont différents en vérité, parce que l’un singulier, l’autre général, ainsi leur relation est l’essentiel du fondement dans lequel ils sont un. a) La démonstration a la position obvie comme si chaque sujet était en soi. Ils se sont eux-mêmes perdus dans le fondement, comme un moment. Dans le jugement ‘Dieu est un’, le sujet est lui-même universel et chaque sujet se dissout dans l’unité. b) Cette position obvie a pour fondement que la démonstration est tenue d’ailleurs, comme en mathématiques une proposition découle d’une proposition précédente, et ne peut pas être saisie par elle-même ; elle est en quelque sorte un détail. Le résultat, en tant que la proposition doit être la vérité, est pourtant le connaître. g) le mouvement du connaître en tant que démonstration tombe en dehors de la proposition qui doit être la vérité.
Ce moment conscient de soi négatif – le mouvement du connaître qui s’égare en ce qui a été dit – qui manque de ce contenu et qui lui est extérieur, est ce qui tombe dans la conscience de soi. Ou le contenu sont des pensées, mais non pas des pensées conscientes d’elles-mêmes, non pas des concepts ; le contenu a la signification du penser, en tant que pure conscience de soi abstraite, mais en tant que savoir privé de raison, extérieur à ce qu’est le singulier, et non pas signification du Je. – Par là, c’est comme en mathématiques ; démontrer est bien, on doit être être convaincu, mais on ne saisit pas le chose elle-même. C’est une nécessité inflexible de la démonstration que le moment de la conscience de soi manque ; le Je disparaît, renonce complètement à lui-même, se consume lui-même comme Spinoza s’est lui-même consumé et est mort de consomption.
3. Nous avons encore à parler de la  Spinoza ; une chose essentielle est la compréhension de l’éthique. Son œuvre majeure s’appelle l’Ethique ; une partie traite des bonnes mœurs, de la moralité. (Il commence par les propositions sur Dieu, ensuite il ne s’occupe pas [190] de la nature comme Descartes, mais va directement à l’homme lui-même et à l’éthique. Le principe de cette dernière n’est rien d’autre que ceci : puisque l’esprit fini a sa vérité, il doit aussi être moral, pour autant qu’il gouverne son connaître et son vouloir sur Dieu, pour autant qu’il a une idée vraie et que celle-ci est seulement la connaissance de Dieu. On peut ainsi dire qu’il n’y a pas de  plus sublime en ce qu’elle exige seulement une idée claire de Dieu.
Il parle des affects. L’entendement et la volonté sont des modes finis. – « Le sens de la liberté tient en ceci que les hommes ne connaissent pas les causes des actes, par lesquelles ils sont déterminés. » « le décret de la volonté et l’idée sont une seule et même chose. » « Chaque chose tend à persévérer dans son être ; cette tendance est l’existence elle-même ; elle s’exprime dans un temps indéfini. » « Cette tendance, à la fois comme corps et comme esprit, est l’appétit. » – « L’affect est une idée confuse ; l’affect est d’autant plus en notre pouvoir que nous le connaissons. » – L’influence des affects, en tant qu’idées confuses et limitées (inadéquates), sur l’agir humain produit la servitude humaine ; les affects passionnels sont essentiellement la Joie et la Tristesse. Nous sommes dans la passion et dans la non liberté aussi longtemps que nous nous considérons comme partie.
« Notre béatitude et notre liberté consistent dans un amour de Dieu constant et éternel ; » « elles suivent de la nature de l’esprit, aussi longtemps qu’elles sont considérées comme vérité éternelle à travers la nature de Dieu. » « Plus l’homme connaît l’essence de Dieu et aime Dieu, moins il pâtit des mauvais affects et moindre est sa peur de la [191] mort. – Spinoza exige par là que le véritable mode de la connaissance soit toute entier pensée sub specie aeterni, dans des concepts absolument adéquats, c’est-à-dire en Dieu. L’homme doit ramener à Dieu ; Dieu est Un en Tout ; ainsi le spinozisme est un acosmisme. Il n’y a pas de  plus pure et plus élevée que celle de Spinoza ; l’homme a seulement la vérité éternelle comme but de son activité. « L’esprit peut faire qu’il ramène toutes les affections du corps et les représentations des choses à Dieu », car « ce qui est, est en Dieu et rien ne peut être ou ne peut être saisi sans Dieu. » « Aussi longtemps que l’esprit considère toute chose comme nécessaire, il a une puissance d’autant plus grande sur ses affects », lesquels sont arbitraires et accidentels. C’est le retour de l’esprit à Dieu. Et c’est la liberté humaine. « Toutes les idées, aussi longtemps qu’elles sont rapportées à Dieu, sont vraies. »
Il y a trois genres de la connaissance : « 1) à partir du singulier à travers les sens, de manière mutilée et sans ordre, ensuite par les signes, la représentation, le souvenir, l’opinion et l’imagination ; 2) les concepts universels et les idées adéquates des propriétés des choses ; 3) la scientia intuitiva vient de l’idée adéquate de l’essence formelle d’un attribut de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses. » « La nature de la raison est de considérer les choses non comme contingentes mais, au contraire, comme nécessaires, sub specie aeterni. Car la nécessité des choses est la nécessité de la nature éternelle de Dieu lui-même. » « Chaque idée d’une chose singulière renferme nécessairement en elle-même l’essence éternelle et infinie de Dieu. Car les choses singulières sont des modes d’un attribut de Dieu ; aussi elles doivent contenir en elles-mêmes son essence éternelle. » Seule l’essence éternelle de Dieu est ; l’esprit n’a aucune liberté, parce qu’il est un mode, déterminé par les autres.
[192] « Du troisième genre de connaissance naît la quiétude de l’esprit ; le plus haut bien de l’esprit est de connaître Dieu et ceci est sa plus haute , » son but. « Notre esprit, aussi longtemps qu’il se connaît lui-même et qu’il connaît le corps sous la forme de l’éternité, a aussi longtemps nécessairement la connaissance de Dieu et sait qu’il est en Dieu et se saisit à travers Dieu. » Mais ceci n’est pas une connaissance philosophique, c’est seulement le savoir d’une vérité. « Et de cette connaissance résulte nécessairement l’amour intellectuel de Dieu ; car il en résulte une joie accompagnée de l’idée de la chose, c’est-à-dire Dieu. » « Dieu s’aime lui-même d’un amour intellectuel infini. » Car Dieu peut seulement se tenir lui-même comme but et comme cause ; et la détermination de l’esprit subjectif est de se régler sur lui. — C’est ainsi la plus haute mais aussi la plus générale des morales.
Dans la lettre 36, il parle du mal. On soutient que Dieu, en tant que créateur de l’Un et du Tout doit être aussi le créateur du mal, et donc lui-même méchant. Dans cette identité, l’un et le tout, le bien et le mal, seraient la même chose, cette différence ayant disparu dans le substance divine. Spinoza dit : « Je soutiens que Dieu est absolument et véritablement » (en tant que cause de soi) « la cause de tout ce qu’une essence » (c’est-à-dire une réalité positive) « renferme en elle-même. Si tu peux me démonter que le mal, l’erreur, le vice, etc. est quelque chose qui exprime une essence, alors je t’accorderai complètement que Dieu est la cause du vice, du mal, de l’erreur, etc. Mais j’ai déjà montré suffisamment que la forme du mal ne peut consister en quelque chose qui exprime une essence et donc on ne peut pas dire que Dieu en est la cause. » Le mal est seulement négation, privation, limitation, finitude, mode – et rien de vraiment réel en soi. « Le meurtre de la mère de Néron, pour autant qu’il renferme quelque chose de positif, n’était pas un crime. Car [193] Oreste a extérieurement commis le même acte et a eu la même intention de tuer sa mère et cependant n’a pas été dénoncé, etc. » L’affirmatif est la volonté, la représentation, l’acte de Néron. « Où se situe donc l’infamie de Néron ? Dans rien d’autre qu’il se montre ingrat, sans pitié et désobéissant. Mais il est certain que tout ceci n’exprime aucune essence et aussi que Dieu n’en est pas la cause, bien qu’il ait été la cause de l’acte et de l’intention de Néron. » C’est le positif et cela ne fait pas le crime en tant que tel ; le négatif (la désobéissance, etc.) fait de l’acte un crime.
Le mal et tout ce qui lui ressemble est seulement privatif. « Nous savons que ce qui est, considéré seulement en soi-même, sans considération d’autre chose, renferme une perfection qui s’étend aussi loin que l’essence de la chose s’étend, car l’essence n’est rien d’autre. » « Parce que Dieu ne considère pas les choses abstraitement ni ne forme des définitions générales » (ce que la chose doit être) « et qu’il ne vient pas plus de réalité aux objets que celle qui leur a été donnée dans l’entendement et la puissance de Dieu et leur a été effectivement accordée, de là suit manifestement qu’une telle privation existe seulement en considération de notre entendement, mais non en considération de Dieu. » Car Dieu est simplement réel. Cela est très bien dit, mais ce n’est pas satisfaisant. Aussi Dieu et la considération de notre entendement sont séparés. Où est leur unité ? Comment la saisir ?
Contre la substance universelle spinoziste se dresse la représentation de la liberté du sujet ; car, que je sois sujet, esprit, etc., le déterminé est seulement d’après Spinoza modification. C’est le côté révoltant que le système spinoziste a en lui-même et ce qui fait naître contre lui l’irritation ; car l’homme a la conscience de la liberté, du spirituel, qui est le négatif du [194] corporel, et qu’il est d’abord dans l’opposé au corps ce qu’il est véritablement. A cela, la théologie et l’esprit humain sain tiennent fermement ; et cette forme de la contradiction est d’abord que l’on dit que le libre est effectif, que le mal existe. Mais en tant que modification il n’est pas explicité ; car le moment de la négativité est celui qui fait défaut et manque dans cette rigide substantialité. Le caractère de l’opposition est aussi que l’on dit que l’esprit en soi, séparé du corporel, est substantiel, est effectif, n’est pas simple négation ; même la liberté elle-même n’est purement privative. Cette effectivité, on l’oppose donc au spinozisme ; c’est, à penser formellement, juste. Cette effectivité repose donc sur la sensibilité ; mais la suite est que l’idée, dans son mouvement essentiel, contient l’ardeur (la vivacité)35, a en elle-même le principe de la liberté et aussi le principe de la spiritualité. D’un côté le défaut du spinozisme est saisi comme étant de ne pas correspondre à l’effectivité, mais d’un autre côté, il doit être tenu pour la plus haute sagesse, de telle sorte que la substance spinoziste est l’idée entièrement abstraite et non dans sa « vivacité. ». – Je pourrais encore citer de nombreuses propositions de Spinoza. Mais elles sont très formelles et toujours dans la répétition les unes des autres. Il manque la forme infinie, la spiritualité, la liberté. Précédemment, j’ai déjà expliqué que Lulle et Bruno avaient tenté de construire un système de la forme, d’une substance s’organisant elle-même comme univers. A cela Spinoza a renoncé.
On dit que le spinozisme est un . Sous une certaine considération, c’est juste en ce que le Dieu de Spinoza n’est pas séparé du monde, de la nature, en ce qu’il dit que Dieu est la nature, que l’esprit humain, l’individu, est Dieu explicité sous un certain mode. On peut dire que c’est de l’ et on le dit aussi longtemps que Dieu n’est pas séparé du fini. Il a déjà été remarqué, que, sans doute, la substance spinoziste [195] ne remplit pas le concept de Dieu, en ce qu’il doit être saisi comme esprit. Mais si on veut le nommer  seulement en ce qu’il ne sépare pas Dieu du monde, alors c’est maladroit. On pourrait plus justement le nommer acosmisme. Spinoza soutient que ce que l’on appelle un monde n’existe absolument pas. C’est seulement une forme de Dieu, mais rien en soi et pour soi. Le monde n’a aucune effectivité véritable, mais au contraire tout est jeté dans l’abîme de l’identité unique. Il n’y a aussi rien dans l’effectivité finie, celle-ci n’a aucune vérité ; d’après Spinoza, tout ce qui est, est en Dieu. Ainsi le spinozisme est aussi éloigné qu’on peut l’être de l’ au sens habituel du terme. Mais au sens que Dieu n’est pas saisi comme esprit, il est un . Mais ainsi sont aussi athées de nombreux théologiens qui ne nomment Dieu que l’être tout puissant, le plus élevé, etc., qui ne veulent pas connaître Dieu et font valoir le fini comme vrai ; et ceux-là sont encore plus malins.
« Si donc toutes les choses, les œuvres des gens droits (c’est-à-dire ceux qui ont une idée claire de Dieu sur laquelle ils règlent leurs actions et leurs pensées) aussi bien que celles des méchants (c’est-à-dire ceux qui n’ont pas d’idée de Dieu, mais seulement des idées des choses terrestres » – des intérêts et des significations personnelles et singulières – « d’après lesquelles ils règlent leurs actions et leurs pensées) et tout ce qui est, procèdent nécessairement de lois éternelles et de décrets de Dieu et dépendent toujours de Dieu, il ne s’en suit pas qu’elles aient qu’une différence de degré mais au contraire une différence de nature les unes à l’égard des autres. Comme une souris et un ange, la tristesse et la joie dépendent de Dieu, cependant on ne peut pas dire qu’une souris est une sorte d’ange ou de tristesse. » Elles sont donc distinguées d’après leur essence.
Négligeable est l’accusation selon laquelle la philosophie de Spinoza met à mort la  ; d’elle on gagne déjà le haut résultat que tout ce qui est porteur de sens est seulement la limitation et la vraie substance et que, par là, la liberté de l’homme consiste [196] à se diriger selon cette substance une et à se diriger d’après l’unité éternelle dans son sentiment et dans sa volonté. Mais il convient de blâmer cette philosophie de saisir Dieu seulement comme substance et non comme esprit, non concrètement. Ainsi donc, l’autonomie de l’âme humaine est-elle déniée, alors que dans la religion chrétienne, chaque individu apparaît déterminé au salut. Ici par contre, l’individualité spirituelle est seulement un mode, un accident et non quelque chose de substantiel. Un autre défaut qui a déjà été montré précédemment.
La négation et la privation sont séparées de la substance, car Spinoza montre seulement les déterminations singulières et ne les déduit pas de la substance. Le négatif est a) en tant que néant présent (dans l’absolu il n’est aucun mode) ; la philosophie le considère sub specie aeternitatis, c’est-à-dire vrai, in se, dans la substance ; c’est-à-dire que là il n’est absolument pas, il est seulement sa décomposition et son retour, et non pas son mouvement, devenir et être. b) Le négatif est même en tant que moment disparaissant, non en soi, mais seulement saisi en tant que conscience de soi singulière, non comme le Separator de Böhme. La conscience de soi est seulement née de cet océan, seulement ruisselant de cette eau ; elle ne vient jamais à la mêmeté absolue ; le cœur, le « Poursoi » est transpercé, il y manque le feu. (Le pur penser de Spinoza n’est pas l’universel objectif de Platon, mais au contraire, ce qui est connu à la fois comme l’opposition du concept et de l’être.)
Ce défaut doit être compensé ; il est le moment de la conscience de soi : a) comme conscience, pour laquelle. Il est quelque chose d’autre, l’effectivité. b) être pour soi. Il a deux côtés : a) l’objectif, que l’essence absolue conserve en lui le mode d’un objet pour la conscience ou l’étant en tant que tel, ce que Spinoza saisit comme mode de la réalité objective, en tant qu’elle soit être dépassée comme moment absolu de l’absolu lui-même. b) la conscience de soi, la singularité, l’être pour soi. Comme auparavant celui-là revient à l’anglais [197] et celui-ci à l’allemand, à Leibniz – à celui-là non pas en tant que moment, à Leibniz non en tant que concept absolu ; cet anglais-là est John Locke. Nous voyons ce particulier mis en évidence et valorisé chez Locke et Leibniz. Comme, cependant, Spinoza contemple seulement ces représentations et que leur plus haut point est qu’elles rentrent sous la substance, Locke examine la naissance de ces représentations. Leibniz par contre oppose à Spinoza la pluralité infinie des individus, quand bien même toutes ces monades ont une monade comme essence fondamentale. Les deux, cependant, sont sortis dans l’opposition à l’unilatéralité de Spinoza.
1 Ce n’est pas vrai : le premier écrit est le Court traité et l’Éthique a été entreprise avant l’ouvrage sur Descartes.
2A propos de la philosophie orientale, Hegel écrit : « Dans les religions orientales, le rapport capital est ceci que la substance une comme telle est seule la vérité et que l'individu n'a aucune valeur en lui-même et ne peut rien  gagner tant qu'il se maintient contre l'étant-en-soi-et-pour-soi  ; il pourrait seulement avoir une véritable valeur par son insertion dans cette Substance d'où il cesse d'être en tant que sujet et s'évanouit dans l'inconscient. » (VüGP - I S. 140 - Swt - Werke 18) L'interprétation du spinozisme comme orientalisme se trouve déjà chez Kant. Parlant du "système monstrueux de Lao-Tseu, selon lequel le souverain bien est le néant", Kant en fait découler : "le panthéisme (des Thibétains et d'autres peuples orientaux) ainsi que le spinozisme, issu de la sublimation métaphysique du panthéisme, les deux doctrines étant apparentées au système ancestral de l'émanation, qui fait sortir toutes les âmes humaines de la divinité (pour être finalement résorbées en elles). Tout cela pour que les hommes puissent enfin jouir de ce repos éternel qui constitue la fin prétendument heureuse de toutes choses et qui n'est au fond qu'un concept indiquant à la fois la défaillance de l'entendement et la fin de toute pensée." (KANT - Oeuvres III Pléiade page 320 - "De la fin de toutes choses" - Traduction Heinrich) On voit clairement que Kant se départit ici de son habituelle rigueur pour se livrer à un amalgame ahurissant et d'une mauvaise foi sans borne —à Spinoza une doctrine du "repos éternel", c'est à tout le moins se moquer du monde  !
3Ce qui est visé, c'est la méthode d'exposition "more geometrico" adoptée dans l'Ethique.
4C'est l'exposé du "dualisme" cartésien.
5Friedrich Heinrich JACOBI (1743-1819), philosophe allemand. Fasciné par Spinoza en qui il voit le plus pur rationalisme, il en refuse les conséquences qui conduisent, selon lui à l'. Il définit, contre Spinoza, sa philosophie comme un "non-savoir".
6voir la lettre L (Oeuvres tome 4 — GF). Spinoza écrit "determinatio negatio est". Le "toute", "omnis", est rajouté par Hegel qui oublie d'expliquer dans quel contexte cette phrase écrite. Il s'agit d'une lettre (à Jarig Jelles) où Spinoza défend l'idée qu'une figure (de géométrie) est une négation. Voici la traduction par Ch. Appuhn de l'argumentation de Spinoza : "il est manifeste que la pure matière considérée comme indéfinie ne peut avoir de figure et qu'il n'y a de figure que dans des corps finis et limités. Qui dit donc qu'il perçoit une figure, montre par là seulement qu'il conçoit une chose limitée et en quelle manière elle l'est. Cette détermination donc n'appartient pas à la chose en tant qu'elle est, mais au contraire elle indique à partir d'où la chose n'est pas. La figure donc n'est autre chose qu'une limitation et, toutelimitation étant une négation, la figure ne peut être comme je l'ai dit qu'une négation." (page 284)
7Dans le chapitre consacré à Parménide, Hegel fait le rapprochement entre la philosophie des Eléates et celle de Spinoza. De la phrase de Parménide "l'être est, le néant n'est pas", Hegel a déjà tiré qu'on voyait dans ce "Nichts" la «  négation en général, dans la forme plus concrète de la limite, du fini, du borné  ; omnis determinatio est négatio est la grande phrase de Spinoza. Parménide dit : quelle forme le négatif peut-il prendre, il n'est pas du tout.  » (VüGP - W.18 S.288)
8Sur Spinoza et l'Orient, voir note page 1.
9Jakob BÖHME, "théosophe" plus que philosophe. Sa théorie mystique de la substance est longuement analysée par Hegel.
10Schwindsucht  : Hegel joue sur les mots. En français on dirait que Spinoza est mort de phtisie. Mais l'allemand "schwind" renvoie à l'idée de disparition, d'évanouissement. C'est la deuxième fois se livre à une mauvaise plaisanterie sur la mort de Spinoza. (voir page 2)
11voraussetzen  : présupposer. Ce terme a un sens particulier dans le vocabulaire hégélien.
12Vorausgeschickten
13C'est bien pourquoi pour Spinoza il n'y a aucun rapport entre l'âme et le corps.
14Voir lettre XII - Edition GF IV Page 160. Ce que pose ici Spinoza, c'est le problème du calcul infinitésimal (comment faire la somme finie d'une série infinie. C'est à partir des mêmes considérations métaphysiques que Leibniz donnera sa propre solution au problème de l'infini en acte.
15Il y a donc une théorie de l'infini en acte chez Spinoza qui reproche (lettre citée) au Péripatéticiens modernes de ne rien comprendre à cette question.
16Voraussetzung
17proposition XIII
18 Voir proposition I-XXXI : "L'entendement en acte, qu'il soit fini ou infini, comme aussi la volonté, le désir, l'amour, etc., doivent être rapportés à la Nature naturée et non à la naturante." Dans la démonstration, Spinoza définit l'entendement non comme la pensée absolue mais comme "un certain mode du penser."
19proposition VII (partie II)  : "L'ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l'ordre et la connexion des choses."
20Hegel traduit par système ce que Spinza appelle "connexion".
21"aufgewärmt"
22Weltlichkeit
23Voilà un e idée très intéressante. Qui montre aussi combien Spinoza est éloigné de Descartes.
24c'est évident à partir de la définition comme causa sui
25Propositions XVIII, XXVI, XXVII,XXIX Partie I
26après la substance, et les attributs.
27Scolie de la proposition XXIX partie I
28Je traduis Geist par esprit, là ou Appuhn parle d'âme, mais Spinoza de mens.
29Proposition XI partie II - Corollaire
30Proposition XII partie II
31Proposition V partie II
32Définition Partie II
33Proposition XXXI, Partie I
34Il s'agit du corps en tant que corps humain, que chair (Leib) et non du corps en général (Körper) en tant qu'étendue.
35 lebendigkeit

lundi 7 décembre 2015

Le choc des civilisations?

Orient et Occident comme catégories idéologiques

En 1996, Samuel Huntington faisait paraître son essai intitulé Le choc des civilisations dont le titre américain un peu plus explicite indiquait la visée stratégique : The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order. Refaire l’ordre mondial : ce fut l’ambition de Bush junior lors de la guerre d’Irak de 2003, une ambition qui eut le succès que l’on sait. Après les attentats de Paris, les thèses d’Huntington ont trouvé une seconde jeunesse. Plusieurs commentateurs et essayistes – y compris Alain Finkielkraut – ont évoqué le livre d’Huntington pour tenter d’expliquer l’offensive internationale de l’État islamique. C’est devenu une musique de fond. Un ami, au lendemain du 13 novembre m’écrit : « Même si on reconnaît le principe de LUTTE DE CLASSE, on peut considérer celui de CONFLIT DE CIVILISATIONS prééminent. Nous sommes des produits de l’Histoire et elle n'a pas commencé au XVe siècle (prémices du capitalisme). Dans le cas présent, même si on peut le situer dans un monde dominé par le capitalisme, j’y vois, avant tout, un nouveau pic dans le vieux conflit entre orient musulman et occident judéo-chrétien, les mouvements islamistes étant la pointe avancée d’une religion qui a la particularité d’être la seule à conceptualiser la conquête du monde entier et l’éradication de ceux qui ne l’acceptent pas. » Cette prise de position très nette mérite d’être discutée parce qu’il s’agit d’une clé d’analyse sérieuse et qui pourrait engager les perspectives historiques des prochaines décennies. Les tenants de la mondialisation (qui devait être heureuse, comme le proclamait Alain Minc) rejettent spontanément cette thèse tellement contraire au credo du capitalisme contemporain, ce capitalisme absolu qui s’érige en modèle social unique autant qu’en religion. Les marxistes « old fashion » la rejettent également tant elle semble contraire au dogme qui veut que l’infrastructure détermine la superstructure et que la domination mondiale du capitalisme ne peut admettre que ces questions de civilisations, de cultures, de religions puissent avoir une efficace propre – au point que certains de ces marxistes, pour faire entrer le réel dans le lit de Procuste du « matérialisme historique » annexent Daesh à la catégorie « représentation déformée des luttes des opprimés » ou simple prolongement des monarchies pétrolières manipulées par les États-Unis.

Disons-le d’emblée, tant l’économisme néolibéral que l’économisme marxiste sont impuissants à rendre compte de la réalité. Les cultures et les religions ne sont pas de simples projections des classes dominantes et les ambitions politiques de tel groupe, de tel gouvernement ou de telle  ne peuvent être simplement rabattues sur « les intérêts du capital financier ». C’est la raison pour laquelle Daesh apparaît comme une véritable énigme autour de laquelle s’affairent des escouades de spécialistes qui se perdent en conjectures. Cependant, il me semblerait erroné de faire du conflit des civilisations un facteur autonome, surdéterminant l’ensemble de la marche du monde. Il nous faut, dans ce domaine comme dans tous les autres, une approche « dialectique », c’est-à-dire articulant les différents niveaux et les différentes formes de conflits.

Le capitalisme aujourd’hui

D’abord il faut faire place nette et donc balayer les analyses et interprétations qui nous entraînent dans des impasses. Le « marxisme standard » tend à penser le mode de production capitaliste comme un système mondial par nature et à reléguer les conflits nationaux au rang de conflits entre groupes capitalistes, sur le modèle de l’analyse classique et faussement rassurante de la Première Guerre mondiale, affrontement des grandes puissances impérialistes de l’époque en vue du partage du monde. La touche nouvelle apportée à ces analyses, et surtout après la fin de la guerre froide et l’effondrement du bloc soviétique, est que nous n’aurions plus désormais qu’une seule grande puissance impérialiste (les États-Unis) contre laquelle se révolteraient ici et là les peuples opprimés. La lutte des classes, sous des formes diverses, serait une seule lutte de classes mondiale contre l’impérialisme américain et ses « laquais ». Certes, le mode de production capitaliste est « mondialisation » par nature. Le capital considère toute limite comme un obstacle à surmonter et les frontières nationales apparaissent comme des limites insupportables. C’est pourquoi il brise impitoyablement les nations et les cultures, soumettant le monde entier à un modèle unique, celui dont la religion se nomme « économie » et dont la loi est la loi de la valeur (ou plus exactement de la valorisation de la valeur). Mais le capitalisme n’est pas pour autant devenu le « super-impérialisme » dont parlait Kautsky. L’extension du mode de production capitaliste met en mouvement les peuples, les faits entrer de gré ou de force dans le carcan du capital, mais en même temps réveille les puissances endormies, incite chacun à entrer dans l’arène mondiale pour son propre compte. La théorie trotskyste de la révolution permanente prévoyait que les peuples dominés ne pourraient s’émanciper de la tutelle de l’impérialisme qu’en s’engageant dans la voie de la révolution prolétarienne, faute de quoi les faibles bourgeoisies nationales seraient incapables de se transformer en puissances capitalistes indépendantes. Les bourgeoisies des pays capitalistes à développement retardataire étaient vouées au rôle peu glorieux de « bourgeoisies comprador »… L’histoire a démenti cette vision stratégique, à laquelle manquait justement la dialectique ! Comme les trotskistes pensaient la « révolution imminente », ils ne purent comprendre jusqu’au bout ce que Trotsky donnait pourtant à comprendre avec sa formule du « développement inégal et combiné ».
Le mouvement populaire – car il serait abusif de parler de mouvement ouvrier dans nombre de ces pays retardataires – a servi de tremplin sur lequel la petite-bourgeoise étatique et les embryons de la classe capitaliste ont pu créer de nouvelles entités étatiques nationales pouvant commencer à jouer un rôle indépendant. La deuxième puissance mondiale aujourd’hui est la Chine et l’hypothèse qu’elle devienne la première puissance économique n’est plus du tout une vue de l’esprit. Elle commence à développer ses propres institutions financières mondiales, investit largement à l’étranger – en Afrique, mais pas seulement. Les BRICS tentent eux aussi de mettre sur pied des instruments financiers indépendants de la Banque Mondiale et du FMI. À une plus petite échelle, des processus du même type se développent dans les pays à dominante musulmane. Les monarchies pétrolières (Arabie Saoudite, Qatar, Émirats …) ont des ambitions internationales non dissimulées et pèsent d’un poids qui n’est plus seulement celui de la rente pétrolière. Que ce capitalisme islamique semble très étrange aux Occidentaux imbus de l’idée de leur supériorité éternelle ne change rien à la réalité. L’Iran n’est plus ni l’Iran du Shah, ni l’Iran à demi assiégé des premières années de la République islamique. C’est une puissance régionale qui veut non seulement assurer sa propre sécurité, mais aussi jouer un rôle influent dans le monde musulman. La Turquie, largement « européanisée » n’échappe pas à ce mouvement. Les traits de caractère de l’autocrate Erdogan ne peuvent se manifester que parce que le chef de l’AKP a l’appui d’un capitalisme turc dynamique … et des multinationales qui ont beaucoup investi en Turquie.
Ce développement mondial du capitalisme dans ses formes diverses n’est en rien un processus homogène. Les formes étatiques et les rapports entre la bureaucratie étatique et le capital privé sont très variables – ici je renvoie aux contributions de Jérôme Maucourant. Ce qu’il faut comprendre, c’est que cette structure sociale capitaliste est toujours étayée sur le fond culturel et religieux de chaque pays ou de chaque région. On sait le rôle qu’a joué le protestantisme dans le développement du capitalisme en Occident. Le protestantisme n’a été ni la cause ni la conséquence du développement du mode de production capitaliste, car alors l’Italie du Nord aurait dû être le foyer de la Réforme – puisque le capitalisme est d’abord né là, ainsi que l’explique fort justement Fernand Braudel. Mais il a donné au capitalisme européen ses formes politiques et idéologiques particulières. Ce qui est vrai de l’Europe occidentale et de son prolongement aux États-Unis n’a nullement vocation à être la forme nécessaire du développement historique à l’échelle du monde entier. Marx avait déjà noté ce point avec vigueur lorsqu’il s’est intéressé à la Russie en réponse aux interrogations de Vera Zassoulitch.

Le développement inégal et combiné

C’est donc dans l’articulation entre le mode de production capitaliste et l’héritage historique propre à chaque pays que peuvent s’expliquer les contradictions et les conflits entre les diverses parties du système capitaliste mondial, et non dans l’ajout comme quelque chose d’extérieur d’un facteur « civilisationnel », culturel ou religieux. Ce qui rend difficile cette approche, notamment pour les marxistes, c’est la séparation entre « l’infrastructure économique » et la « superstructure » idéologique, religieuse, juridique, etc. Mais si on lit bien Marx, cette séparation est inopérante. Les idées, la conscience que les individus ont d’eux-mêmes et du monde sont les formes des relations sociales. Ainsi l’idéologie, la religion, la culture, ne sont pas des épiphénomènes, mais la manière dont les individus spontanément pensent leur propre vie. Si la religion est le reflet du monde réel, du monde dans lequel l’homme est aliéné, devenu en quelque sorte étranger à lui-même et soumis aux créations de sa propre activité, on comprend dès lors que les religions soient des facteurs actifs de l’histoire. Les historiens de l’école des Annales n’ont jamais pensé qu’on pouvait couper l’histoire humaine de la « civilisation matérielle » (la façon dont les hommes assurent leur vie immédiate) et de l’économie, mais ils ont, à juste titre, accordé une grande importance aux mentalités, à la fois expressions et facteurs d’explication causale des phénomènes socio-historiques. Que l’économie soit devenue dominante dans la vie sociale, ce n’est pas un fait transhistorique, mais quelque chose qui se développe avec le mode de production capitaliste dans le monde occidental, l’économie devenant en quelque sorte la véritable religion des pays capitalistes développés. « In God we trust » : cette formule inscrite sur le billet américain résume la situation !
Ces considérations générales étant faites, venons-en au cœur du sujet. Les civilisations les plus étrangères à la « civilisation chrétienne occidentale » sont les civilisations asiatiques, principalement chinoise et japonaise, toutes deux entrées de plain-pied dans le grand maelström du capitalisme mondial. Mais en Chine comme au Japon les principes du management ont été remaniés, bricolés, selon les traditions de ces pays. Rituels et cérémonials continuent d’être le soubassement de la vie sociale, continuent de lui donner son sens et de structurer les rapports des individus entre eux et avec l’au-delà – songeons à la persistance du culte des ancêtres dans les foyers japonais ou au rôle que continue de jouer dans la Chine postmaoïste la pensée de Confucius. Ni les Chinois ni les Japonais ne sont devenus « des Américains comme les autres » ! Dans son livre fameux Huntington avait pointé dans cette différence les germes d’un des conflits majeurs des décennies à venir. Nous ne nous en préoccupons guère parce qu’il s’agit de pays lointains – malgré internet, le « village global » reste une fable – et parce que leur insertion dans le système national-mondial se fait par des méthodes en gros pacifiques.

Orient/Occident : une vision idéologique

Les feux sont braqués sur le conflit entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman comme l’indique mon correspondant. Mais ces grandes catégories qui peuvent être frappantes quand il s’agit de polémiques journalistiques ou de géopolitique à la petite semaine sont des universaux vides.
Tout d’abord Orient et Occident ne sont pas des réalités, mais des catégories idéologiques qui se présentent comme des catégories géopolitiques ou historiques. Partons de la définition : là où le soleil se lève, c’est l’Orient et là où il se couche, c’est l’Occident. Mais évidemment, transposé dans le contexte géopolitique, c’est une vue ethnocentrée, car orient et occident sont toujours définis par une position cosmologique relative. La Chine n’est pas en Orient puisqu’elle se pense comme « l’empire du Milieu » ! Orient et Occident sont des catégories, inséparables : l’une ne se pense que relativement à l’autre et sont liées à un sens historique déterminé, « ethnocentré », celui de la culture occidentale.
  • La première séparation orient/occident est la scission intervenue dans la chrétienté entre les différentes parties de l’Empire romain ; après Constantin, qui fait de Constantinople la capitale de l’Empire romain d’Orient, on va établir à l’Ouest un « exarque ». Ce n’est pas l’Occident, mais du point de vue byzantin, c’est l’extérieur.
  • Le schisme chrétien, consommé définitivement en l’an 1054 entérine cette scission. Des Églises d’Orient se dressent contre une Église d’Occident qui se veut « universelle » (c’est le sens du katholikos grec). Du reste, négliger cette différence entre orthodoxie grecque et russe d’un côté, catholicisme et protestantisme de l’autre, c’est se condamner à ne rien comprendre au destin actuel du continent européen.
  • Cette ligne de fracture connaît un déplacement avec les conquêtes arabes – il y a un occident arabe, le Maghreb – puis l’Empire ottoman dont la géographie ressemble en tous points à l’empire d’Alexandre le Grand ! Mais ça n’empêche pas de parler d’Orient musulman... À partir du XVIIIe siècle, on va assister à des tentatives d’occidentalisation de l’Empire ottoman, fasciné par le modèle occidental, mais échouant à se mettre à l’école capitaliste moderne. La chute de l’Empire ottoman va conduire à l’« occidentalisation » de la Turquie.
  • Une nouvelle fracture Orient/Occident apparaît avec la révolution russe. L’Orient, ce sont maintenant les bolcheviks ou les « cosaques » :« Les communistes ne sont ni à droite ni à gauche, mais à l’Est » disait Guy Mollet. Mitterrand le reprend en 1982 devant le Bundestag : « les pacifistes sont à l’Ouest, les missiles sont à l’Est ».
On doit s’interroger sur la permanence de cette fracture comme opérateur idéologique. L’Orient, ce seraitt l’ennemi – qu’on se souvienne du « péril jaune », ressorti un jour par une ministre socialiste, Mme Cresson. L’Orient serait encore barbare puisqu’il n’est vu simplement que comme le commencement, face à l’Occident, le lieu où la civilisation et la raison se seraient développées. Vision typiquement eurocentrée – malheureusement mise en musique « philosophique » par les grandes philosophies de l’histoire du XVIIIe et du XIXe siècles.
Il arrive que cet imaginaire s’inverse. L’Orient, c’est là où le soleil se lève, où se lève donc l’aube d’un temps nouveau, par opposition à l’Occident, pays du crépuscule. Le « tramonto », le coucher du soleil en italien, c’est aussi le déclin – c’est ce qu’on trouve au fond de l’imaginaire communiste du XXe siècle ou dans l’imaginaire des « maos ».
On notera le maintien de cet imaginaire. On parle des Occidentaux, comme s’ils formaient une unité historique et civilisationnelle. Il y a un orientalisme occidental, un courant littéraire puisant ses racines dans le passé, de Marco Polo aux « turqueries » prisées en Europe aux XVIIIe et XIXe siècle. La critique de cet imaginaire est indispensable si on veut sortir de ces visions idéologiques : on est toujours à l’Est de quelqu’un. L’Allemagne hier, avant 1945, était bien une nouvelle figure de ces barbares qui sont à l’Est. Le traitement infligé à la Grèce aujourd’hui n’est pas sans rapport avec cette idée que la Grèce, Chypre, la Roumanie ou la Bulgarie sont l’Orient de l’Europe !
La fracture Orient/Occident exprime idéologiquement, en premier lieu, que cette fracture vient comme le représentant des limites à l’expansion du mode de production capitaliste et pour ce système toute limite est un obstacle à renverser. Le « rêve occidental », ce n’est pas la démocratie, les droits de l’homme, etc., mais le dominium mundi : un Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais – c’était déjà la prétention de l’Empire de Charles Quint. L’utopie de la mondialisation exprime cette eschatologie capitaliste. Il y a un deuxième trait : tout empire à vocation universelle a besoin d’un ennemi contre lequel dresser toutes les forces pour assurer la cohésion de l’organisation impériale.
Sortir de cette vision idéologique, et cesser de mettre les musulmans en Orient et les chrétiens en Occident dans deux grands sacs, vides de contenu rationel, cela exige de rappeler que le christianisme fut d’abord une religion orientale ! L’Arabie de Mahomet est un pays largement christianisé, avec également d’importantes communautés juives. Les conquêtes arabes au Levant ou en Afrique du Nord se font dans des pays christianisés. Pour les « Croisés », il semblait très légitime de reconquérir le berceau du christianisme. Il reste aujourd’hui encore des minorités chrétiennes, particulièrement persécutées en Syrie, en Irak ou en Turquie. Avant la Première Guerre mondiale, les chrétiens, Arméniens ou Grecs, formaient une part importante de la population de l’Empire Ottoman. On n’oubliera pas non plus le Liban, barycentre de tous les conflits de la région.
En second lieu, il faudrait cesser de parler de monde arabe et de monde arabo-musulman comme entité unique opposé à l’Occident. On vient de le rappeler tous les Arabes ne sont pas musulmans. Et tous les musulmans sont loin d’être arabes. Le premier pays musulman est l’Indonésie qui n’est pas vraiment arabe et où l’islam, pratiqué par 83 % de la population n’est que l’une des six religions officielles. Ni l’Afghanistan, ni le Pakistan ne sont arabes. Et non plus l’Iran pour ne rien dire des diverses nations turcophones, Turquie en tête. Quant aux pays arabes, ils ne sont pas tous arabes ! Les pays du Maghreb sont d’abord « Berbères » ou composés de populations que les Arabes d’Arabie ne considèrent pas comme des Arabes véritables, mais seulement comme des « arabisés ». Le « monde arabe » de même que la «  arabe » de Nasser ou Saddam Hussein, ce n’est qu’un slogan, un mot creux utilisé pour détourner les peuples de la lutte politique pour leur propre souveraineté. Il y a une  égyptienne et une  marocaine, toutes deux fort différentes des monarchies pétrolières du Golfe. Il n’y a pas plus d’unité du monde musulman qu’il n’y a d’unité arabe. Les conflits entre chiites et sunnites, dont le premier de grande envergure fut la guerre Irak/Iran où les puissances de l’OTAN apportèrent leur soutien à Saddam Hussein (y compris par la livraison d’armes chimiques) contre le « Satan » de l’époque, l’Iran de Khomeiny. C’est aussi une banalité de répéter qu’il n’y a pas un islam, mais des islams, chacun des deux grands courants étant lui-même subdivisé en chapelles très différentes dans leur interprétation de la loi coranique et dans leur pratique sociale.
En troisième lieu, il n’y a pas plus d’Occident chrétien que d’Orient musulman. Non seulement des courants chrétiens il y en a autant de différents qu’un bon Dieu peut en bénir, mais encore de nombreux pays dits chrétiens sont profondément déchristianisés. Il serait bon de rappeler que les plus gigantesques et les plus meurtriers des conflits que l’histoire humaine ait connus ont commencé en Europe dans la lutte entre des nations chrétiennes extrêmement proches sur le plan de la culture. Ce simple fait devrait retenir la plume de ceux qui décrivent les menaces actuelles en termes de conflit de civilisations.
Enfin si on veut à tout prix garder l’approche globalisante en termes de civilisation et de religion, on ne doit pas oublier les liens anciens et profonds entre le « monde arabe » et les « chrétiens ». Cela a joué par le passé un certain rôle. La « translatio studiorum » qui voit les commentaires arabes des philosophes grecs regagner l’Europe est un des moments importants de l’histoire de la pensée « occidentale » – même si on admet que les textes de Platon et Aristote furent d’abord traduits en arabe par des chrétiens d’Orient, intégrés dans les royaumes arabes du Haut Moyen Âge. Rappelons encore les liens entre Al Ghazali et les grands mystiques comme Maître Eckart. On pourrait dire que l’Orient et l’Occident sont divisés par les mêmes préoccupations métaphysiques et la croyance en un seul et même Dieu ! Christianisme et Islam se veulent également universalistes, catholiques au sens étymologique, et de ce point de vue c’est leur proximité et leur ressemblance qui peut apparaître comme la cause de leurs conflits.

Une quatrième guerre mondiale ?

Laissons donc ces explications par des sortes d’essences culturelles ou religieuses, qui ressemblent fort aux explications par les causes occultes de la scolastique néo-aristotélicienne. On peut résumer la conjoncture présente en montrant qu’elle est la combinaison de deux éléments étroitement imbriqués : d’une part le chaos – baptisé jadis « nouvel ordre mondial » – qui résulte de la tentative de l’impérialisme dominant (les États-Unis) de remodeler l’ensemble des relations internationales avec la fin de la guerre froide et la dislocation du bloc soviétique ; d’autre part la montée du fondamentalisme islamiste qui apparaît comme porteur d’une alternative face à ce chaos dont il est pourtant lui-même un des éléments actifs.
L’ambition des puissances impérialistes est assez connue : la mondialisation du capital se heurte aux frontières nationales et au système du droit international « westphalien » dont l’ONU est très largement une reconduction : souveraineté des nations ou des États sur leur propre territoire, recherche d’accords basés sur l’équilibre de forces. L’effondrement de l’Union Soviétique donnait aux États-Unis l’opportunité de chercher à mettre en place ce « nouvel ordre mondial » qui fut pendant une dizaine d’années le slogan des principaux dirigeants. Les conditions obscures du déclenchement de la guerre du Golfe de 1991 restent dans tous les esprits ... qui n’ont pas perdu la mémoire. Comment l’invasion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein a-t-elle été possible ? On se perd encore en conjectures. Y a-t-il eu une provocation dans laquelle Saddam est tombé tête baissée ? On le saura peut-être dans un demi-siècle s’il y a encore des historiens curieux et si les archives du gouvernement des États-Unis s’ouvrent... Une fois le coup parti, le gouvernement de Washington, chef de la coalition – dont fait partie la France « socialiste » – en fait la première phase de son projet de remodelage du Moyen-Orient. C’est aussi dans les années 90 que le GIA, branche armée du Front Islamique du Salut algérien commence une campagne de terreur qui fera au total 100 000 morts sur la décennie. Or le FIS est ouvertement soutenu par l’Arabie Saoudite qui est son principal bailleur de fonds et par les États-Unis qui trouvent dans la venue au pouvoir des islamistes en Algérie un moyen d’évincer la France comme partenaire privilégié d’Alger. La première guerre du Golfe et la guerre civile en Algérie font suite à l’émergence dans les madrassas pakistanaises des groupes radicaux et à la lutte armée engagée en Afghanistan par les Talibans et par Al Qaïda, fondamentalistes islamistes soutenus, financés et entraînés par les services américains. On sait que toute cette affaire se terminera pas la défaite militaire soviétique et contribuera puissamment à l’effondrement de l’URSS.
Quand on essaie de tracer un tableau d’ensemble, on voit se dessiner ce qui pourrait bien être une « quatrième guerre mondiale » – pour rependre les analyses de Costanzo Preve – succédant à cette drôle de troisième guerre mondiale que fut la guerre froide. Dans cette « quatrième guerre mondiale », le fondamentalisme islamiste sunnite a été largement instrumentalisé par la puissance américaine en vue de réaliser le projet d’une domination sans opposition du capital financier sur le monde entier. On sait que Bill Clinton avait parlé de la  américaine comme de « la  indispensable » et les Bush ont mené leurs guerres au nom de la « destinée manifeste » des États-Unis, théorisée par les néoconservateurs. Notons d’ailleurs que, dans cette affaire, il ne s’agit pas de l’Occident en général, mais bien d’un système hiérarchisé dont les États-Unis assurent la direction, l’Europe étant vassalisée par l’intermédiaire de la structure de l’Union Européenne.
La destruction de toutes les communautés humaines pour fabriquer des individus consommateurs interchangeables, la destruction des États-nations comme cadre de la politique, la soumission intégrale de tous aux besoins de la « valorisation de la valeur », tel est le but de guerre de cette « quatrième guerre mondiale ». Mais la constitution d’un imperium unique est impossible, pour les raisons que nous avons indiquées plus haut. Les peuples résistent. Et pour juguler toute opposition intérieure, ou pour détruire les anciennes oppositions politiques, rien n’est plus pratique qu’un ennemi, un « empire du mal » à combattre. Leurs notions de politique internationale, les dirigeants des grandes nations impériales l’ont puisée dans Star Wars.

Les racines de l’islamisme

La montée de l’islamisme fondamentaliste s’inscrit pleinement dans ce contexte géopolitique. Le point de départ de cet islamisme est connu : c’est le wahhabisme qui au XVIIIe siècle, en alliance avec la famille Saoud va construire le Royaume d’Arabie saoudite. Le wahhabisme trouve son prolongement dans le mouvement des Frères musulmans et se transformera en force militaire révolutionnaire avec les Talibans, le GIA, Al Qaïda et maintenant l’organisation État Islamique (EI). Ce courant fortement structuré sur la base d’une idéologie totalitaire présentant de nombreux aspects propres aux sectes – on ne peut éviter d’évoquer la secte des Assassins – aurait pu rester marginal. Mais il a pu se développer en profitant de plusieurs facteurs.
La décomposition de l’Empire ottoman au cours du XIXe siècle est accélérée par les mouvements arabes nationalistes. Le réveil arabe, la nahda, que l’historiographie fait durer jusqu’aux années 1950, est un mouvement politique, culturel et religion, souvent ambigu, combinant des aspirations libérales et un retour à un passé arabe idéalisé. Il va tout de même se traduire par des changements législatifs importants et le développement de l’idée de  et d’un modèle étatique constitutionnel. L’esclave est aboli à Tunis en 1840 – un quart de siècle avant les États-Unis et huit ans avant la France ! Le statut légal de soumission des Juifs et Chrétiens disparaît pour faire place à une égalité de droit. Tout cela ne va pas sans crise ni convulsions. Mais cela suffit pour chasser l’idée que les arabo-musulmans sont en quelque sorte par nature voués à la répétition mortifère. Cependant ce mouvement va être incapable de trouver la force de créer des États-nations modernes, en raison, notamment, de la mainmise des grandes puissances coloniales sur les territoires autrefois sous la coupe ottomane – c’est le cas de toute l’Afrique du Nord, de l’Égypte puis du Levant, contrôlés par les Anglais et les Français. On devrait aussi rappeler comment dans les années 50 et 60 du siècle passé, les puissances coloniales ont oeuvrés pour garantir leur mainmise sur les ressources du Moyen Orient et pour le maintien des gouvernements les plus tyranniques. C’est ainsi que les fondamentalistes islamistes vont pouvoir apparaître comme les seuls à même de garantir l’intégrité arabe contre les puissances étrangères.
Le deuxième facteur est que le fondamentalisme va trouver des alliés et des soutiens chez les puissances impérialistes. L’accord de 1943 entre Roosevelt et la monarchie saoudienne – accord pétrole contre Coran – va permettre au wahhabisme de mener tranquillement sa propagande dans tout le monde musulman (et pas seulement arabe). Wahhabites et impérialistes ont des ennemis communs. En premier lieu les communistes – quelles que soient les obédiences. C’est cet ennemi commun qui est la cible dans la création d’Al Qaïda, une véritable « joint venture » américano-saoudienne – la famille Ben Laden est une des principales et des plus riches familles saoudiennes et le rôle des services américains dans la création et l’entraînement de ce groupe n’est plus à démontrer.
Le troisième facteur est le bilan de faillite du nationalisme arabe « anti-impérialiste » des années 50 et 60. Les mouvements du type Baas syrien et irakien, le nassérisme, le FLN algérien ou le régime de Bourguiba en Tunisie sont très vite devenus des bureaucraties capitalistes, largement corrompues et qui ne devaient leur stabilité qu’à une police toute-puissante. La laïcité s’est identifiée à ces mouvements, ce dont les Frères Musulmans ont largement profité pour recruter parmi les déshérités.
Le quatrième facteur réside dans la faillite du mouvement ouvrier à l’échelle internationale. L’Irak, l’Égypte, l’Iran étaient des pays avec des partis communistes forts. Il existait une tradition syndicale combative. Tout cela a été progressivement détruit. D’abord par la compromission des PC avec les régimes amis de Moscou qui ont eu l’occasion de se discréditer en couvrant les politiques anti-ouvrières des dirigeants qui servaient les intérêts diplomatiques de Moscou. Pendant que Saddam était reçu avec tous les honneurs au Kremlin, ses séides pendaient les communistes à Bagdad. La social-démocratie liée à l’impérialisme ne pouvait en aucun cas offrir une alternative démocratique et les partis révolutionnaires anti-staliniens n’ont guère dépassé le stade de groupuscules.
Le cinquième facteur est à chercher dans la cohésion et la protection qu’offre la foi. Comprendre l’importance des idées religieuses comme facteur historique, ce n’est pas tomber dans l’idéologie. C’est saisir ce fait évident : la religion exprime la condition humaine et peut avoir un puissant pouvoir d’action. De Spinoza à Freud, nombreux sont ceux qui ont montré que la religion était une « illusion délirante » – dans l’Appendice de la partie I de l’Éthique, Spinoza ironise : les hommes croient que les dieux délirent autant qu’eux. Mais l’illusion délirante s’enracine dans la subjectivité et c’est pourquoi quand elle s’empare des esprits elle devient une force matérielle. Par leur caractère totalisant, les religions ont vocation à gouverner la vie de chacun dans tous ses aspects. Les fondamentalismes, quels qu’ils soient, s’appuient sur les angoisses et les phantasmes des individus plongés dans le désarroi et incapables d’avoir prise sur les événements. Comme toujours, la psychanalyse nous aide à y voir clair : il y a dans tous les fondamentalismes un noyau sexuel évident. Le fondamentalisme hindouiste fait de la domination de la femme son point de fixation. Il en va de même du fondamentalisme islamiste. La volonté de revenir au VIIsiècle, à « l’islam des origines », est l’expression la plus claire de ce que la religion est la psychose infantile de l’humanité, pour parler comme Freud. Son évident caractère régressif manifeste la volonté de retourner à l’état inorganique, ce que Freud qualifiera de « pulsion de mort ». Mais cette pulsion de mort sous la forme du fondamentalisme religieux fait écho à cette tendance profonde et dévastatrice de notre monde et c’est pourquoi elle peut devenir si forte et si dévastatrice. La pulsion de mort en acte, à l’échelle du monde entier, c’est le mode de production capitaliste. C’était d’ailleurs le fond de la critique que Marx adresse à ce système. D’un certain point de vue, les « fous de Dieu » ne font que montrer au capitalisme sa propre image dans le miroir déformant de leur idéologie. Sur ce dernier point, il faudrait d’ailleurs exposer en détail – mais quelques analystes s’y sont déjà essayés – comment le fondamentalisme islamiste a assimilé les méthodes et les codes du capitalisme mondialisé. Après tout, une vidéo de l’EI, ça peut ressembler à un passage de Call of Duty...

Les buts et la fonction politique de l’islamisme

La visée de l’islamiste est totalitaire en ce qu’elle vise un contrôle total des individus et une société fondée sur la soumission absolue de ses membres à l’ordre théologico-politique incarné par le « calife ». Ce projet doit être pris au sérieux, si délirant puisse-t-il paraître aux esprits forts occidentaux. Exactement comme on aurait dû prendre au sérieux Mein Kampf. L’islamisme, même s’il a été instrumentalisé par l’impérialisme (notamment américain) et s’il est encore instrumenté pour justifier toutes sortes de mesures d’exception et le développement de la surveillance des citoyens, n’est pas une pure création du capital ! On peut utiliser un chien molossoïde pour se protéger des voleurs, mais de là à laisser ce chien devenu enragé monter sur la table et dévorer les maîtres de maison et leurs enfants, il y a une large marge. Les Américains l’ont éprouvé le 9 septembre 2001. Leur chien de garde dresser à la chasse aux Soviétiques s’est retourné contre eux, faisant 3000 morts. Bien que les choses n’aient jamais été complètement éclaircies, il semble bien que les services secrets pakistanais et des groupes financiers arabo-américains (comme Carlyle) ne soient pas totalement étrangers à la destruction des Twin Towers.La vision purement fonctionnaliste des marxistes orthodoxes, celle qui explique tout phénomène politique par son utilité pour le capitalisme, leur interdit de comprendre l’autonomie de mouvements de ce genre, où l’idéologie joue un rôle majeur, de même qu’ils avaient été, pour la plupart, incapables de comprendre la spécificité irréductible du nazisme, réduit à l’un des moyens de gouvernement du grand capital au même titre que la démocratie « bourgeoise ».
L’islamisme, qu’on s’entende bien, n’est ni le porte-parole des opprimés, ni un mouvement anti-impérialiste. Comme l’impérialisme dominant, il est favorable au capitalisme – il y a d’ailleurs un grand nombre d’opérations venues de toutes parts et visant à créer un « capital islamique », un capital « hallal » contre le capital « haram » judéo-chrétien ! Comme l’impérialisme dominant, il refuse de reconnaître les nations au profit d’une  soumise à une pensée unique et à un gouvernement unique. C’est pourquoi il a une vocation universelle et ne reconnaît aucune frontière. De ce point de vue, nous devrions noter ici la différence entre l’islamisme chiite de l’Iran et l’islamisme sunnite wahhabite. En dépit de leurs points communs, ils diffèrent sur ce plan : les dirigeants iraniens sont d’abord préoccupés de la puissance de la  iranienne et si détestable que soit le régime de Téhéran, il ne peut être assimilé à ses ennemis impitoyables que sont les islamistes sunnites.
L’universalisme des « fous de Dieu » trouve ainsi des échos dans tous les pays où existent des populations musulmanes et recrute même dans une petite fraction de la jeunesse, quelle que soit sa confession ou sa non-confession d’origine. La politique de la terreur dont la France a été la victime en janvier et novembre 2015 doit bien sûr être entendue comme une partie de la stratégie mondiale des islamistes.

Conclusion

Par toutes ses caractéristiques, le fondamentalisme islamiste est un ennemi mortel pour la démocratie, le mouvement ouvrier et l’émancipation de l’humanité. Et c’est comme tel qu’il devrait être traité par tous les défenseurs du socialisme, du communisme ou même simplement de l’idéal républicain. Aucune concession, si minime soit-elle ne devrait être tolérée. L’islamophilie et l’islamogauchisme, les complaisances envers Tariq Ramadan et ses semblables, la « tolérance » envers les manifestations de l’islamisme au nom du « multiculturalisme », les acoquinements avec des groupes comme le Parti des Indigènes de la République (PIR), tout cela devrait être dénoncé comme il se doit.
Il y a bien une bataille spécifique à mener contre l’islamisme. Je reviendrai sur ce point ultérieurement. Il suffit pour l’heure de comprendre la nécessité de cerner avec précision ce dont il s’agit et de refuser de rabattre la conjoncture actuelle sur un éternel conflit entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman, une prétendue vision historique qui nous aveuglerait sur les enjeux réels. En Irak, en Iran et ailleurs, la lutte de classes continue. Les Kurdes – musulmans, rappelons-le – ouvrent peut-être une voie nouvelle qui n’a aucun rapport avec le fondamentalisme islamiste. Des nations souveraines, dotées d’une constitution républicaine, cela reste la voie de la paix pour tous.
Le 7 décembre 2015

dimanche 22 novembre 2015

Raison et instinct

A propos d'un aphorisme de Pascal

« Raison et instinct, marques de deux natures » : énigmatique aphorisme de Pascal (Pensées, B396, L128) qui se peut interpréter de plusieurs façons. À la manière cartésienne on y pourrait voir l’opposition entre la raison, propre à la chose pensante(res cogitans) opposée aux déterminisme mécanique des corps étendus (res extensa). Mais on voit mal Pascal reprendre ce Descartes « inutile et incertain » dont il se sépare le plus souvent. L’analogie serait boiteuse d’ailleurs, car Descartes n’emploie pratiquement pas le mot « instinct », les comportements des animaux relevant en dernière analyse de la mécanique, c’est-à-dire des lois de la physique. On y pourrait plus sûrement voir l’opposition entre le cœur – qui a ses raisons que la raison ne connaît pas – et la raison, entre la connaissance qui procède de l’intuition immédiate, qui se sent et la connaissance toujours médiate par des raisonnements, propres aux géomètres. Mais pourquoi, dans ce cas, parler de la marque de deux natures ? Il suffirait de dire : raison et instinct, deux modes de la connaissance.

mardi 17 novembre 2015

L'art, nature agissante

« l’art n’est que la nature agissante à l’aide des instruments qu’elle a faits. » (D’Holbach, Système de la nature ou des lois du monde physique et du monde moral).

L’opposition de l’art et de la nature (tekhnê et phusis), de l’artificiel et du naturel, est centrale dans la vision grecque de l’être et sans doute structure-t-elle encore largement notre jugement. L’une des caractéristiques de la modernité, à laquelle nous continuons d’appartenir pour l’essentiel, est l’ébranlement de cette dichotomie. Descartes le dit sans ambages : « il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles sont avec cela naturelles. » (Principes de la philosophie - 4e partie § 203) Si toutes les choses artificielles sont naturelles, il est évident que l’art n’est rien d’autre que la nature agissante, comme le dit D’Holbach. Mais peut-être le propos de D’Holbach est-il plus radical encore que celui de Descartes. Dans les Principes, Descartes aborde les questions du point de vue de la connaissance : c’est parce que les êtres vivants ne peuvent être connus qu’en appliquant à cette connaissance les règles de la mécanique que la différence entre naturel et artificiel s’efface. Au fond Descartes rabat les choses naturelles sur les choses artificielles. Chez D’Holbach ce sont des considérations ontologiques qui prévalent, liées à l’inspiration à la fois spinoziste et matérialiste qui est la sienne, lui qui fut l’ami et le protecteur de Diderot. Et D’Holbach rabat en quelque sorte les choses artificielles sur les choses naturelles. Résultats semblables en apparence de démarches profondément différentes en réalité.
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Reprenons le propos de D’Holbach : « l’art n’est que la nature ». L’art ne s’oppose donc pas à la nature, il n’est pas non naturel, mais n’est qu’une partie de la nature, un mode de la nature. Mais pas de n’importe quelle nature, pas la nature en général, mais la « nature agissante ». Il s’agit donc de considérer dans l’art la nature en tant que principe de production – on pourrait penser à la « nature naturante » au sens que Spinoza donne à cette expression. Comment cette nature est-elle agissante ? Par des moyens qu’elle a elle-même créés. Nous sommes donc ici sur un strict « plan d’immanence » : il y a la nature sans adjonction extérieure – ce qui est la définition classique du matérialisme – puisque la nature ne crée que par des moyens naturels, des moyens crées eux-mêmes par la nature. Aristote avait bien noté que dans l’artifice il reste toujours quelque chose de naturel. Le bois dont on fait la charpente est bien naturel. Mais l’art du charpentier n’est pas dans le bois (« si l’art de la construction navale était dans le bois, il agirait de la même manière que la nature », Physique, II, 8, 199-b). D’Holbach nous invite à abolir cette distinction. Certes, l’art de la construction navale n’est pas dans le bois, il est dans la tête et dans les mains du charpentier, mais la tête et les mains du charpentier sont elles-mêmes des produits de la nature (ce qu’Aristote, du reste, ne nierait point). Après tout, ainsi que le disait Spinoza, l’homme n’est pas « un empire dans un empire », il est « une partie de la nature dont il suit le cours » et, par conséquent, les actions de l’homme sont elles-mêmes naturelles et les choses que fabrique l’homme devraient donc être considérées comme naturelles.
On peut entrer dans le détail. L’analyse de Marx pourrait nous éclairer : « Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l’homme et la nature. L’homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d’une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s’assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. » Certes le travail ne se limite pas seulement Marx à ce premier aspect. En effet : « Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. » (Capital, Livre I). Si la dimension essentielle du travail humain est qu’il est un activité finalisée et non un processus automatique, instinctif, la pensée n’est pas pour autant hors la nature. Elle est elle-même à sa façon un processus naturel.
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La difficulté que nous pouvons éprouver à admettre cette thèse que l’on peut qualifier de moniste-naturaliste (il n’y a qu’une seule réalité, celle de la nature) tient à plusieurs raisons. La plus importante de ces raisons est que nous ne percevons pas du tout l’activité pratique des hommes comme un processus naturel. À cela il y a deux raisons : 1° nous sommes des hommes et donc nous ne nous percevons nécessairement pas comme un « instrument de la nature » et nous agissons à partir de nos propres déterminations et non en obéissant aux « lois de la nature » ; et 2° les activités humaines sont fondamentalement imprévisibles – les hommes ont des coutumes très différentes selon les lieux et les époques et leurs productions aussi bien matérielles qu’institutionnelles ou mentales manifestent un imaginaire radical ou encore ce que l’on appelle généralement la liberté. D’où la grande faveur que reçoit la thèse d’une séparation de la nature et de la culture, d’une nature qui obéit à des lois déterministes – comme le sont les lois de la physique – auxquelles nous opposons la liberté humaine productrice de culture et d’une pluralité de cultures. On aurait ainsi une sorte de dualisme qui renverrait (directement ou non) à la séparation cartésienne entre une nature matérielle (corporelle) obéissant aux lois déterministes de la physique et un monde de l’esprit qui ne serait nullement asservi à ces lois naturelles et serait essentiellement libre – le « libre-arbitre » étant la composante essentielle de cette liberté.
Mais que cette position dualiste s’impose comme seul moyen de sauver l’idée de la liberté humaine, cela repose sur une confusion concernant le concept de nature. Chez Spinoza comme chez D’Holbach, la nature correspond – en gros – à ce que les Grecs nommaient « Être », tout ce qui est. La nature n’est pas, dans cette conception, une nature hors de l’homme, mais une nature qui inclut l’homme comme l’une de ses parties. Le « déterminisme » que l’on prête à Spinoza n’est pas le déterminisme de la physique (bien qu’il puisse l’inclure) ; il n’est qu’une autre façon de dire que rien de ce qui n’arrive n’est surnaturel, qu’il n’existe que des causes naturelles, même si nous ne parvenons pas ou pas encore à les connaître. Dans la conception spinoziste de la nature, le déterminisme ne doit pas du tout être conçu sur le modèle des lois des chocs des corps. Dans ce modèle chaque corps est considéré comme déterminé par des impulsions extérieures ; au contraire, d’un point de vue spinoziste, on devrait considérer chaque être comme doué d’une « énergie » ou d’une impulsion interne (tout être tend à persévérer dans son être, dit-il) qui se heurte aux forces extérieures lesquelles soit contrarient, soit renforcent son mouvement propre – c’est le schéma de base de cette physique des affects exposée dans les IIIet IVe parties de l’Éthique. La liberté ne réside donc pas dans un impossible libre-arbitre, mais dans la possibilité, propre à l’être humain, de renforcer sa puissance d’agir en ordonnant ses affects de telle sorte qu’ils puissent renforcer son conatus, cette pulsion de vie qui est son essence propre.
Cette conception de la nature est très différente de celle de Descartes aussi bien que de celle de la science moderne (galiléenne/newtonienne) et de Kant. La science moderne tient la nature non pour ce qui est, en général, mais pour ce qui est extérieur à l’homme en tant que sujet, ce qui lui est transcendant, et qui est posé comme objet de connaissance. Une telle nature est une nature obéissant aux lois de la physique, aux lois que la raison lui impose, comme le dit Kant, puisqu’elle n’est que l’ensemble des phénomènes.L’homme comme sujet de la connaissance est ainsi déraciné, il est hors nature. Son corps même est tenu pour un objet extérieur à lui-même offert à la connaissance scientifique … et bientôt à la manipulation techno-scientifique. Pensons au rôle que Descartes confie à la médecine de rendre l’homme plus sage et plus habile (Discours de la méthode, VIpartie). Cette scission sujet/objet pose simultanément deux propositions : 1° la nature extérieure à l’homme n’est douée d’aucune puissance propre, elle n’est que l’enchaînement régulier des phénomènes selon des lois causales mathématiques rigoureuses ; 2° le sujet qui la connaît ne peut donc pas lui être enchaîné, puisque extérieur à cet ordre naturel il est essentiellement libre.
C’est pourquoi, si nous restons à l’intérieur du cadre posé par la pensée moderne, si nous restons à l’intérieur de la scission absolue du sujet et de l’objet, la thèse de D’Holbach nous semble impossible à admettre. Une nature déterministe, réduite à l’enchaînement des phénomènes ne peut être une nature agissante et elle ne peut donc « créer » quoi que ce soit ! Dans la conception scientifique de la physique moderne, il n’y a pas de création, pas de nouveauté, et elle doit donc nécessairement avoir recours à un Dieu transcendant pour penser la création si elle veut la penser. Il faut donc, d’une manière ou d’une autre, se tenir dans un dualisme – du corps et de l’esprit ou de la nature et de la technique. Un dualisme qui oppose matière et esprit et qui semble ne pouvoir être dépassé qu’en supprimant l’un des deux termes.
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Concluons sur l’intérêt qu’il pourrait y avoir à sortir du dualisme et à retravailler dans une perspective moniste comme celle de D’Holbach. La conception moderne du rapport sujet/objet et donc la position du sujet comme extérieur à la nature a été la condition du développement formidable des connaissances scientifiques et, pour le meilleur et pour le pire, de leurs applications techniques. Cette conception est étroitement liée au projet dont Descartes définit le mot d’ordre dans la VIe partie du Discours de la méthode, « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature », ce qui exclut évidemment que nous puissions être simplement les « instruments » d’une « nature agissante ». Toute une série de raisons, tant « économiques » qu’écologiques, mais surtout spirituelles, nous font penser qu’il est nécessaire, aujourd’hui de sortir de ce modèle, c’est-à-dire de cette vision de la nature qu’ont portée les sciences modernes. La recherche d’une « nouvelle alliance », pour reprendre le titre d’un livre d’Ilya Prigogine, c’est-à-dire d’un nouveau rapport de l’homme à la nature s’impose.
La manière paresseuse de surmonter la séparation du sujet et de l’objet, de la nature et de l’esprit est la manière du matérialisme mécaniste (qu’il ne faudrait pas confondre avec un monisme naturaliste) : l’esprit humain lui-même n’existe pas, il n’y a qu’un cerveau, lui-même objet des sciences de la nature. Alors effectivement on pourrait admettre que l’art n’est que la « nature agissante », à ceci près que pour un matérialisme mécaniste, il n’y a aucun sens à parler de nature agissante. Les processus physico-chimiques compliqués par lesquels le cerveau humain commande la main qui fabrique un simple biface du paléolithique ne diffèrent ontologiquement en rien de la chute d’un corps qui descend le long du plan incliné de Galilée. Position intenable, car celui qui la tient jusqu’au bout doit dire que sa pensée elle-même n’est rien d’autre qu’un processus objectif comme la chute des corps. Mais la chute des corps n’est ni vraie ni fausse ; elle est un phénomène naturel. Et donc la théorie du matérialisme mécanique n’est ni vraie ni fausse, elle est un produit du cerveau tout comme le foie produit de la bile. Ainsi le matérialisme mécaniste se condamne à affirmer comme une vérité que sa théorie n’est pas vraie, mais n’est qu’un phénomène physico-chimique… Drame éternel du sceptique radical dans lequel tombe finalement le matérialiste mécaniste – celui qui est à l’œuvre dans les neurosciences, par exemple.
La scission sujet-objet doit être au contraire surmontée dialectiquement, ce qui exige que l’homme comme tel, et pas seulement comme « corps-machine », soit en quelque sorte réintégré dans la nature. L’autonomie dont l’homme dispose dans la nature, cette capacité qu’il a s’en séparer mentalement, à se poser mentalement comme extérieur à cette réalité qui est en même temps la sienne propre, peut aisément être pensée comme un résultat du développement de la nature, même si nous ne la connaissons pas (pour reprendre ici une distinction kantienne entre penser et connaître). « Nul ne sait ce que peut un corps », disait Spinoza. Nous pourrions généraliser : nul ne sait ce que peut la nature. Réduire la nature aux processus déterministes de la physique et de la chimie, c’est sans doute très utile pour l’action pratique, mais ce n’est nullement la comprendre – ici c’est à Bergson qu’il nous faudrait renvoyer. De même que de la matière a émergé la vie,de même de la vie a émergé l’esprit, c’est-à-dire un corps apte à se penser lui-même et à agir selon cette pensée. De même que la vie n’est pas surnaturelle et procède naturellement de la « matière inerte » – tant est-il que cette notion de « matière inerte » ait un sens, ce qui est loin d’être certain – de même l’esprit n’est pas surnaturel et procède de la vie elle-même. L’esprit émerge dans ce rapport actif que cet être naturel qu’est l’homme entretient avec son milieu, il est dans cette interaction que nous appelons précisément technique (ou art). À travers l’activité pratique-sensible de l’homme, on retrouve donc cette idée formulée par Marx selon laquelle l’homme est la nature consciente d’elle-même.

samedi 24 octobre 2015

La théorie du genre ou le monde rêvé des anges. Notes sur le livre de Bérénice Levet


Je viens de terminer la lecture du livre de Bérénice Levet, La théorie du genre ou le monde rêvé des anges (Grasset, 2014). Je partage pour l’essentiel le propos de l’auteur. Contre les dénégations des miinistres et thuriféraires de l’indistinction qui protestent qu’il n’y a pas de théorie du genre, Bérénice Levet en reconstitue les thèses essentielles en s’appuyant sur les textes de Judith Butler ou de Monique Wittig et Éric Fassin. Pourquoi la France, qui avait longtemps résisté à cette théorie cède-t-elle à son tour ? C’est à cette question que tente de répondre le livre. Son seul défaut, c’est qu’il ne répond pas à cette question. Il montre clairement ce qu’est la théorie du genre, en dénonce les aberrations et s’inquiète tout particulièrement de la transformation des générations qui viennent en cobayes des expérimentateurs de l’indistinction des genres. Mais elle ne dit pas pourquoi. Si elle remarque ici et là la congruence entre les exigences du « libéralisme », c’est-à-dire du capitalisme de notre époque et la mise en œuvre d’une véritable politique visant à créer une humanité unisexe, si elle voit bien qu’on a substitué à l’espérance d’une société sans classes celle d’une société sans sexes (et sans sexe), elle ne montre pas quelles sont les conditions sociales historiques précises qui expliquent le développement de cette idéologie proprement mortifère – en effet, il n’est point nécessaire d’avoir longuement lu Freud pour repérer dans l’acharnement des « genristes » le travail de la pulsion de mort.
À la fin de l’ouvrage, l’auteur se demande si cette théorie est sérieuse au point de mériter qu’on la prenne au sérieux. Elle rappelle opportunément, ce passage hilarant de La vie de Brian, un chef-d’œuvre des Monty Python, où l’un des « héros » veut obtenir le droit d’avoir un enfant (c’est le passage où Stan veut qu’on l’appelle Loretta). Et effectivement, s’il ne s’agissait que d’une bataille dans la théorie, l’extrait des Monty Python suffirait largement et éviterait la lecture sérieuse du charabia de Judith Butler et autres auteur(e)s de moindre renommée. Mais précisément, il ne s’agit pas que d’une bataille dans la théorie. Bérénice Levet, presque en passant, note que c’est au moment où sont introduits les ABCD de l’égalité (en vue de détruire radicalement les stéréotypes de genre) que la ministre des universités de l’époque, Mme Fioraso, proposait que l’on enseigne l’entreprise dès la maternelle. Loin d’être fortuite, cette rencontre dit la vérité de la prétendue « théorie du genre » : une nouvelle figure de l’idéologie bourgeoise qui se développe à une époque où les capitalistes eux-mêmes ne croient plus en l’avenir de leur propre système. Une théorie qui accompagne parfaitement la réification croissante des individus dans le monde du marché triomphant.

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...