Pourtant la République n’est pas seulement un de ces habits du passé dans lesquels le présent cherche toujours à se draper. Le référence à la République exprime aussi la recherche d’un nouvel idéal politique opposé au néolibéralisme et à son alter ego communautarien et, en même temps, refusant le simple retour à des utopies révolutionnaires discréditées ou irréalistes. En m’appuyant sur des travaux récents, essentiellement d’origine anglo-saxonne, je voudrais montrer que le républicanisme n’est pas une nouvelle manifestation de “ l’exception française ” ou du “ retard français ”, mais une théorie politique, ancrée dans une longue tradition, une théorie qui peut répondre aux questions cruciales auxquelles nos sociétés sont confrontées, à condition d’être retravaillée à partir des débats qui ont traversé le champ de la philosophie politique dans les dernières décennies.

Les problématiques dominantes

Quand on étudie l’évolution du débat politique théorique des dernières décennies, apparaissent clairement plusieurs problématiques distinctes qui s’entrecroisent souvent. L’opposition qui domine le XXe siècle est entre libéralisme capitaliste et socialisme portant sur la nature des rapports de propriété et la question des libertés formelles. Le formulation la plus brutale est celle qu’en donne Hayek dans La route de la servitude[i]. Avec la révolution russe et l’installation du régime stalinien, face au socialisme étatiste et centralisateur, se développent des positions plus “ autogestionnaires ”, soient en reprenant de vieilles conceptions proudhoniennes, soit à partir d’élaborations nouvelles. Et enfin plusieurs auteurs tentent de dégager une “ troisième voie entre le capitalisme et le “ socialisme réellement existant ”[ii]. Les années 70 voient apparaître d’autres problématiques : face au libéralisme politique de Rawls, les libertariens dans la ligne de Robert Nozick et David Milton plaident pour l’État minimal. Face à l’individualisme d’un Rawls, les communautariens défendent les droits des communautés et critiquent les abstractions libérales. Mickaël Sandel dénonce “ l’homme désencombré ”, privé de toute appartenance sociale qui est au cœur du modèle libéral, y compris le libéralisme politique de Rawls.
On n’a peut-être pas assez remarqué que Rawls se définit non seulement contre les diverses formes de théories substantielles de la justice de type communautarien et contre l’utilitarisme néolibéral, mais aussi par différenciation avec ce qu’il appelle la tradition de l’humanisme civique, dont il cherche à séparer sa propre conception de la République – l’humanisme civique serait pour Rawls une doctrine compréhensive de type aristotélicien et donc ne pourrait fonctionner comme une théorie politique susceptible d’être l’objet d’un consensus par recoupement. En revanche, Rawls[iii] affirme que la théorie de la justice comme équité est compatible avec le républicanisme classique. Inversement, ceux que nous désignons et qui se désignent eux-mêmes comme républicanistes se réclament de cet humanisme civique dont ils montrent qu’il est, conjointement avec le républicanisme classique, à l’origine de la pensée politique moderne. Les travaux de John Pocock[iv], Quentin Skinner[v] ou Philip Pettit[vi] qui ont connu récemment un début de traduction en français sont sans doute parmi les plus représentatifs de ce courant.

Le fil de la tradition

Pour définir ce qu’est le républicanisme, on pourrait commencer par rappeler la tradition dans laquelle il s’inscrit. C’est celle d’Aristote et des Politiques – encore que tous les auteurs ne s’accordent pas sur ce point, Aristote étant par ailleurs supposé un des ancêtres putatifs des communautariens – et celle de Cicéron. Mais le terme d’humanisme civique est généralement réservé aux penseurs politiques italiens de la fin du Moyen âge – Dante, Marsile de Padoue, Bartolo da Sassoferato par exemple – et de la Renaissance comme Guichardin et Machiavel. Le républicanisme moderne va trouver ses principaux porte-parole chez les théoriciens de la révolution américaine comme Harrington et chez Rousseau, mais aussi selon certains auteurs, chez Montesquieu et Tocqueville. On pourrait y ajouter Spinoza dont la pensée politique curieusement semble ignorée auteurs républicanistes anglo-saxons alors même qu’elle tente de systématiser les intuitions de Machiavel, “ le très pénétrant Florentin ” dont parle le Traité politique.[vii]
Il est important de souligner ceci. Les philosophes qui suivent Léo Strauss ont pris l’habitude d’opposer les théoriciens du droit naturel (Aristote et Cicéron, par exemple, pour les philosophes antiques) et les positivistes dont Machiavel, Hobbes et Rousseau ou Kelsen pourraient être des représentants typiques. Avec le républicanisme, cette division largement artificielle, est remise en question, puisque Cicéron et Machiavel se trouvent maintenant apparentés, alors que Hobbes est renvoyé dans la tradition libérale contre le républicain Rousseau. Les nouvelles classifications sont sans doute aussi schématiques que les anciennes. Faut-il classer Montesquieu parmi les républicains ou parmi les libéraux ? Quid de Tocqueville ? Un des intérêts du questionnement républicaniste est justement de nous contraindre à revoir les interprétations convenues de la tradition. L’étude minutieuse conduite par Quentin Skinner montrent comme des contraires bien souvent opposés dans les polémiques du xvie et du xviie siècle ont fini par se renforcer l’une l’autre pour conduire à la naissance de la théorie de la souveraineté populaire  et de la démocratie moderne.

La liberté négative

Pour comprendre la place spécifique du républicanisme dans le champ des théories politiques, le point de départ obligé est l’élucidation du concept de la liberté en tant qu’elle appartient au champ de la philosophie politique. Schématiquement, on peut admettre que la conception de la liberté propre au libéralisme est, selon la classification d’Isaiah Berlin la liberté négative, c’est-à-dire la liberté de ne pas être empêché d’agir. Cela pourrait correspondre en gros à ce que nous appelons les droits-titres, les droits à agir tant que le droit équivalent d’autrui n’est pas mis en cause. Mais ce n’est qu’une approximation. Pour comprendre la conception libérale de la liberté, il faut remonter à son véritable fondateur, Hobbes, qu’on continue trop souvent de transformer en théoricien de l’absolutisme. La toute puissance du Léviathan hobbesien doit au contraire être comprise comme la délimitation d’une sphère de la liberté, garantie de l’exercice du droit naturel, à l’intérieur même de l’État civil.
Que dit Hobbes ? Le droit de nature, c’est-à-dire “ la liberté qu’a chacun d’user comme il le veut de son pouvoir propre ” est liberté. “ On entend par liberté, selon la signification propre de ce mot, l’absence d’obstacles extérieurs ”. Au contraire, la loi est par définition obligation et doit donc être soigneusement distinguée du droit. C’est pourquoi Hobbes critique ceux qui confondent jus et lex.[viii] L’entrée dans l’ordre politique est donc une contrainte, une limitation sévère de la liberté qui s’identifie avec le jus naturale. Les libéraux peuvent ensuite différer sur l’étendue du domaine de cette contrainte étatique. Hobbes n’y voit d’autres limites que ce qui est la cause même du contrat social, à savoir la défense de sa propre vie et de ses entreprises en vue de s’enrichir par sa propre activité, mais s’étend au domaine religieux. D’autres libéraux tenteront de limiter l’emprise de la loi aux fonctions “ régaliennes ” de l’État. Mais il s’agit de divergences qui s’inscrivent à l’intérieur d’une même problématique.
Pour un libéral de stricte observance, toute conception de la liberté autre que cette liberté négative est potentiellement tyrannique. Cette conception de la liberté négative fonde largement l’opposition développée par Benjamin Constant entre “ la liberté des Anciens ” et “ la liberté des Modernes ”. La liberté des Anciens est essentiellement la liberté de participer, à égalité avec les autres citoyens, à la direction des affaires publiques. Elle s’incarne dans la démocratie directe athénienne. La liberté des Modernes au contraire est essentiellement l’absence d’ingérence de l’autorité politique et de tout autre autorité en dehors des domaines absolument nécessaires à la vie commune. Ainsi la liberté de conscience et la liberté de choisir soi-même la vie qu’on veut mener figurent au premier rang de la liberté des Modernes, mais nullement les droits politiques – Benjamin Constant était par ailleurs un défenseur du régime censitaire. C’est encore la position d’Isaiah Berlin qui critique la conception alternative de la liberté comme autodétermination, comme le fait d’être son propre maître, un idéal soit irréalisable, soit réalisable par l’identification de l’individu à la collectivité ou à l’État. La liberté donc se réduit à pouvoir mener la vie qui me plaît sans ingérence des autres ni du pouvoir politique et nous ne sommes libres que dans la mesure où cette liberté-là nous est garantie. Et si les libéraux admettent comme élément de la liberté la participation à la vie publique, c’est uniquement en ce qu’elle peut être un moyen pour se prémunir contre les ingérences du pouvoir politique. Mais la démocratie et la liberté ne sont nullement liées consubstantiellement chez les penseurs de la liberté négative, dont une partie voit au contraire dans le pouvoir du peuple un spectre effrayant.
La liberté négative des libéraux, la liberté comme simple protection de l’individu contre les ingérences, est loin d’être satisfaisante.
(1)  On connaît les critiques traditionnelles contre les très formels “ droit à ” des premières déclarations des droits, critique de Hegel contre le formalisme de l’égalité des droits, critiques de Marx contre les droits de l’homme comme droits du bourgeois égoïste. Contrairement à ce qu’il est convenu de dire aujourd’hui où il est de bon ton de traiter Marx en chien crevé, notamment sur cette question des droits de l’homme, la critique de Marx touche souvent juste et ne suppose pas un refus des droits ; c’est surtout une virulente mise en cause de leur total manque d’effectivité dans une société où la masse est réduite à la misère et à l’exploitation et la jouissance réelle des droits réservée à la minorité aisée. Il est indiscutable que la liberté de non-ingérence n’est que la liberté pour le pauvre comme pour le riche de coucher tous les deux sous les ponts, pour reprendre une cinglante remarque d’Anatole France.
(2)  Comme on le sait quand on a lu Hobbes, la liberté comme non-ingérence dans les affaires privées est compatible avec toutes sortes de formes de domination. Elle est compatible avec la dictature sur le plan politique : si vous respectez les lois en vigueur, ni le gouvernement de Pinochet au Chili dans les années 70 et 80, ni l’actuel gouvernement chinois ne s’ingèrent dans la conduite de vos affaires et la vie, les biens et la sécurité de quiconque souhaite s’enrichir sont protégés.
(3)  La liberté de non-ingérence valide tous les contrats passés entre personnes juridiquement libres, indépendamment de l’asymétrie des positions. Si tout le monde meurt de faim, le chanceux qui bénéficie d’une réserve de beurre et de viande pourra vendre ses produits au prix qui lui plaît. Confisquer ses biens pour les redistribuer aux nécessiteux, même avec une indemnisation, serait considéré comme une inadmissible atteinte à ses droits et notamment à ce précieux droit de l’homme qu’est le droit de propriété. On sait quel rôle ce débat a joué pendant la Révolution Française lors du débat “ sur les subsistances ”.[ix]
(4)  Enfin la liberté de non-ingérence repose sur une conception de l’homme très pessimiste … et très discutable. Comme le dit Hobbes, les hommes n’aiment pas la compagnie et donc l’idéal est que les individus mènent des “ existences séparées ”, pour reprendre ici une expression de Robert Nozick[x]. La vie sociale est présentée comme un pis aller que les individus acceptent seulement dans la mesure où ils y trouvent leur intérêt. Ce pessimisme anthropologique conduit à refuser l’existence d’un bien commun, autre que la défense de cette liberté négative et par conséquent discrédite l’action politique dès qu’elle va au-delà de ces limites et, en particulier, dès qu’elle se mêle de vouloir protéger les plus faibles ou corriger les inégalités. Par la même occasion, l’appartenance à une communauté nationale est purement utilitaire – on se rappellera l’extraordinaire défense de la soumission à l’ennemi dans le Léviathan[xi] – ou est renvoyée à la nature et à la tradition et se trouve alors proprement dépolitisée.

L’autodétermination

À cette liberté négative, on a l’habitude d’opposer la liberté comme autodétermination ou encore maîtrise de soi-même, à laquelle on attache le nom de Rousseau. Dans cette conception, la liberté consiste essentiellement dans l’obéissance à la loi civile issue du consentement des citoyens, car obéir à la loi et seulement à la loi, c’est n’obéir à personne. Par conséquent la liberté positive réside dans la participation au pouvoir politique. Philip Pettit se moque du scénario de Berlin avec héros (Hobbes, Bentham, Mill, Montesquieu, Constant) et anti-héros (Rousseau, Kant, Fichte, Hegel et Marx), scénario dans lequel les libéraux jouent le drame de la liberté. Les partisans de la liberté positive sont en effet soupçonnés d’être des artisans du totalitarisme car 1° la liberté ne découle pas du droit naturel et donc apparaît comme illimitée et 2° puisqu’il n’y a pas chez eux d’antinomie entre la loi et le droit, ils deviennent vite des idolâtres de l’État.
La tradition politique qui fait de la liberté la capacité de décider est pourtant fort ancienne. On peut la faire remonter à Aristote pour qui être libre c’est vouloir être gouvernant et gouverné tour à tour. Aristote admet que d’autres régimes que le “ gouvernement politique ”, ce gouvernement de la large classe moyenne puisse en théorie être meilleurs. Ainsi la monarchie et l’aristocratie peuvent être de bons gouvernements puisque dirigés par des hommes excellents et exempts des incertitudes de décisions soumises aux aléas des sentiments de la masse ou de la capacité persuasive des rhéteurs. Pourtant, Aristote perçoit avec acuité que la meilleure des monarchies est le régime le plus proche de la tyrannie soumise au bon plaisir d’un seul homme et l’aristocratie se transforme presque naturellement en oligarchie, soumise au pouvoir de l’argent. Le gouvernement républicain (on traduit parfois ainsi ce gouvernement dont Aristote nous dit seulement qu’il est politique) peut facilement passer des mains des citoyens vertueux soucieux du bien commun aux mains des individus préoccupés uniquement de leur bien égoïste. Mais cette dégénérescence politique est au fond la moins grave, puisque le gouvernement se modère en quelque sorte spontanément du fait de la masse des individus impliqués et du fait que, si un individu est rarement en possession de toutes les vertus, il est plus facile de les trouver réparties dans une large population occupée aux affaires politiques. Certes, chez Aristote, le fait de participer à la vie politique n’est pas la fin suprême. L’homme véritablement libre est celui qui peut se consacrer à l’exercice de la vertu suprême qui est la vertu intellective. Mais même celui-là ne peut être heureux que dans une cité juste et par conséquent le moins mauvais des gouvernements, le gouvernement de tous les citoyens, est le plus propre à garantir l’existence de la justice dans la cité.
Avec plus de continuité qu’on ne dit souvent, Rousseau s’inscrit dans le fil de cette démarche. Mais où la pensée aristotélicienne reste ambiguë, susceptible de multiples interprétations, Rousseau radicalise son propos et fait de la participation de chaque citoyen à la chose publique non seulement la condition de la liberté mais la condition même du contrat social. Si, en effet, il y a inégalité dans la répartition du pouvoir politique, le contrat devient “ tyrannique ou vain ” puisque la condition n’est plus égale et j’aurai vendu ma liberté naturelle pour un plat de lentilles. Il y a chez Rousseau une véritable identification de la volonté générale avec la volonté de tous qui exclut non seulement toute forme de système aristocratique mais même toute forme de représentation – puisque la volonté ne peut pas être représentée. Le caractère radical de la position de Rousseau ne va pas sans poser de problème. Elle suppose en effet une cité réduite :  tous les citoyens doivent pouvoir être rassemblés mais aussi doivent se connaître … pour pouvoir se surveiller les uns les autres ![xii]
Laissons là les contradictions de la philosophie de Rousseau. Elle a une postérité révolutionnaire riche. De la Commune de Paris (celle de 1793 puis celle de 1871) aux soviets de 1905 et 1917 et aux diverses formes de conseils ouvriers allemands et hongrois en 1918/19 ou encore hongrois en 1956, c’est l’expérience de la démocratie directe, de ce pouvoir constituant tel que l’avait rêvé le Contrat Social. C’est aussi l’expérience de l’action politique qui est au cœur de la réflexion de Hannah Arendt. Mais c’est aussi ce que fondamentalement Cornelius Castoriadis entend par “ projet d’autonomie ”. Il y a quelque chose de commun à la théorie rousseauiste et aux expériences révolutionnaires mentionnées ici, c’est que exceptionnellement soit en raison de l’histoire et de la géographie, soit à cause des circonstances et de l’événement, la pratique politique des citoyens est liée “ à l’éthos d’une communauté par nature intégrée ”, pour reprendre une remarque de Habermas.[xiii]
Il existe d’autres raisons d’être critique à l’égard de l’idéal de la démocratie directe et permanente. En pratique, dans une nation plus vaste qu’une cité grecque ou un canton suisse, la démocratie directe se transforme en une pyramide de conseils (les soviets dans la Russie révolutionnaire) qui devient incontrôlable par les citoyens de base et peut facilement être la proie de toutes les manipulations (notamment celles des fractions minoritaires les mieux organisées). Même si on s’en tient à l’échelle d’une seule entreprise, comment un système d’autogestion ouvrière pourrait-il fonctionner sans une délégation des ateliers à un comité de site, de chaque site à un comité d’entreprise et de chaque entreprise à un comité de groupe ? Enfin, la démocratie directe s’appuie sur l’idée que la seule source légitime de pouvoir est le pouvoir de la majorité. Mais celui-ci peut souvent devenir l’une des formes les plus terrifiantes de tyrannie, la tyrannie de la majorité. À gauche, on s’est régulièrement opposée aux projets de référendum sur des questions comme la peine de mort ou la réglementation de l’immigration par crainte que ce pouvoir donné à la majorité populaire directe ne s’exerce contre une conception plus élevée du droit que nous tenons pour indissociable de la démocratie. Dans le domaine de la vie quotidienne, le pouvoir de la majorité peut aussi s’avérer écrasant : l’existence privée sous le regard des autres dans les communautés protestantes auto-administrées n’est pas spécialement réjouissante pour ceux qui ont la mauvaise idée d’être légèrement hérétiques, soit en matière religieuse soit dans les mœurs …
Réfléchissant sur les leçons des expériences socialistes, Tony Andréani réfute les analyses de ceux qui pensent que c’est seulement l’absence de démocratie qui est la cause de l’échec de la “ construction socialiste ” en URSS et dans les pays du “ socialisme réel ”. Il ajoute ceci : “ Une démocratie pleinement développée n’est même pas souhaitable. Tout n’est pas faux dans la critique hayekienne de la “ démocratie illimitée ”. Pour ce maître à penser du néolibéralisme la démocratie doit être réduite au minimum, c’est-à-dire à la codification des règles qui naissent du libre jeu du marché et qui doivent permettre à son “ ordre spontané ” de fonctionner sans frictions. Elle pourrait même en fait être remplacée par une despotisme éclairé. Mais quand Hayek dénonce le “ constructivisme ”, il n’a pas tout à fait tort. Une démocratie permanente et sans rivages, outre le coût qu’elle impliquerait, comporterait de grands risques de paralysie, puisque tout serait susceptible à tout moment d’être remis en cause. Enfin, il est certain que les individus s’en lasseraient rapidement. ”[xiv]

La liberté républicaine

C’est cet exceptionnalisme de la démocratie directe et donc l’idée de la liberté comme autodétermination qui redonne toute sa place à la conception républicaine telle que la définit Philip Pettit. S’il est impossible de rêver d’une démocratie à l’athénienne étendue à toute la population et si on ne veut pas se contenter de la liberté négative des libéraux, la conception républicaine pourrait bien être le moyen de dépasser cette antinomie classique.
Alors que pour la conception libérale, c’est l’opposition jus/lex qui est centrale, pour la conception républicaine, c’est l’opposition liber/servus, l’opposition entre le citoyen libre et l’esclave. Les auteurs républicanistes comme Philip Pettit partent généralement de Machiavel pour exposer leur conception. On pourrait tout aussi bien invoquer Spinoza. Après avoir établi les fondements de la République et avoir légitimé l’obéissance au Souverain, obéissance d’autant plus facile “ dans un État démocratique des ordres absurdes ne sont guère à craindre ”[xv], Spinoza répond à l’objection selon laquelle les citoyens seraient transformés en esclaves par ce pouvoir donné au Souverain de “ contenir les hommes, autant que faire se peut dans les limites de la raison ”.[xvi] Être libre, ce n’est agir à sa guise puisque celui que son plaisir entraîne en est l’esclave. Inversement l’obéissance ne fait pas l’esclave. Ce qui distingue l’esclave de l’homme libre ce n’est pas le fait que l’un obéit et l’autre non, c’est le principe de l’action. “ Si la fin de l’action est l’utilité non pas de celui-là même qui agit mais de celui qui commande, alors l’agent est esclave et inutile à soi-même. ”[xvii] Spinoza sépare clairement commandement et domination. Le sujet s’il obéit à une loi faite en vue du bien public(et donc de son bien propre) est libre, puisque non-esclave. Il s’ensuit que la liberté ne consiste pas, ou pas principalement, dans l’exercice du pouvoir politique, bien que l’État dans lequel le sujet, le citoyen et le souverain coïncident soit le plus favorable à la liberté.
C’est la même problématique qu’on retrouve chez Philip Pettit pour qui il peut y avoir ingérence sans perte de liberté, quand l’ingérence n’est pas arbitraire et ne représente une forme de domination, c’est-à-dire “ quand elle est contrôlée par les intérêts et les opinions de celui qui en est affecté ”[xviii]. Une loi faite dans l ‘intérêt du peuple interfère avec la volonté des individus mais elle n’est pas une forme de domination. Dans la tradition républicaine, c’est la loi qui crée la liberté que les citoyens peuvent partager. Du même coup le problème de la liberté des individus se reporte sur celui de l’origine de la loi. Ainsi Pettit note que “ les conditions sous lesquelles un citoyen est libre et les conditions sous la cité ou l’État est libre sont une seule et même chose ”. Aux libéraux hobbesiens, Pettit oppose Harrington pour qui “ la liberté au sens propre du terme est la liberté par la loi. ”[xix]
L’opposition hobbesienne du droit et de la loi est réfutée : on peut être libre en obéissant à la loi, si la loi est faite en vue de l’utilité des citoyens. Inversement, on peut agir à sa guise tout en étant dominé – esclave, dit Spinoza. Pour reprendre un exemple de Philip Pettit, un esclave soumis à un maître bienveillant reste un esclave. Dans la mythologie cinématographique du “ Deep Old South ” américain – genre Autant en emporte le vent, les esclaves soumis à de bons maîtres semblent n’avoir pas à envier les citoyens libres… Inversement, un citoyen peut subir des ingérences de la part de l’État qui n’entament pas sa liberté. Par exemple, en rendant les assurances sociales ou la cotisation retraite obligatoires, l’État limite la liberté négative, la liberté libérale des citoyens, mais il les forces à se mettre à l’abri des coups du sort et leur évite de tomber dans la misère quand il ne peuvent plus travailler. Autrement dit, ici c’est l’obligation qui crée la liberté.
Entre la liberté négative (ou non-ingérence) et la liberté comme maîtrise de son propre sort (fondée sur la participation au gouvernement de la cité), la liberté républicaine peut être définie comme non-domination. Reprenant une constatation de Machiavel, Pettit affirme que les hommes dans leur grande majorité ne veulent pas d’abord gouverner, ils veulent surtout ne pas être gouvernés. De ce point de vue on pourrait rapprocher la conception républicaine de la liberté comme non-domination de la conception libérale de la liberté comme non-ingérence. Mais ce rapprochement resterait superficiel. La liberté comme non-domination ne concerne pas principalement, comme chez les libéraux, le rapport entre le pouvoir politique et les personnes privées, mais toutes les formes de domination, y compris celles qui s’établissent dans la société civile. Ainsi les rapports entre les hommes et les femmes ou entre patrons et salariés peuvent-ils être des rapports de domination contre lesquels la force de la loi doit protéger les individus.
Pettit distingue domination et ingérence. L’ingérence est toute limitation qu’une personne (physique ou morale) peut apporter à la liberté de choix et de mouvement d’un individu. Ainsi dans le cas du policier qui intervient pour faire appliquer la loi et protéger les personnes il s’agit bien d’une ingérence mais sans domination. La question est seulement de savoir quels intérêts sont poursuivis – ou, pour reprendre la formule de Spinoza dans le texte cité ci-dessus : quel est le principe, quelle est la fin de l’action ? Un agent en domine un autre si et seulement si il a un certain pouvoir sur le second, en particulier un pouvoir d’ingérence sur une base arbitraire. Pettit s’appuie ici sur une définition de Weber.[xx] L’agent peut être une personne ou un acteur collectif. Et pour éviter toute les objections éventuelles, il donne l’exemple de la tyrannie de la majorité. La majorité n’est pas plus fondée que quiconque à dominer !
L’ingérence supposée dans la domination a deux caractéristiques : 1) elle rend les choses pires pour le dominé et non meilleures ; 2) elle n’intervient pas par accident. L’intentionnalité de l’ingérence est donc supposée pour qu’il y ait domination. Elle peut être la coercition du corps, la coercition de la volonté, la manipulation. Elle est sensible au contexte. “ Cela peut signifier, par exemple, qu’exploiter les besoins urgents de quelqu’un en vue de mener une négociation difficile est une forme d’ingérence ”[xxi]. L’ingérence n’est pas nécessairement mauvaise moralement mais “ la coercition reste la coercition, même si elle est moralement impeccable. ” Pour déterminer la nature d’une action, il est donc nécessaire de connaître quels sont les intérêts pertinents qui sont affectés par cette action. Mes intérêts pertinents à l’égard de l’action de l’État sont ceux que je partage avec les autres.
Un acte est perpétré sur une base arbitraire s’il est sujet à l’arbitre de l’agent, si l’agent est en position de choisir ou de ne pas choisir, selon son gré. “ Ce qui est requis pour un pouvoir d’État non arbitraire (…) est que ce pouvoir soit exercé d’une manière qui suit non le bien-être personnel ou les conceptions du monde des détenteurs du pouvoir, mais le bien-être et la conception du monde du public. Les actes d’ingérence perpétrés par l’État doivent être déclenchés par les intérêts partagés de ceux qui sont concernés sous une interprétation de ce que ces intérêts requièrent qui est partagé, au moins procédural, par ceux qui sont concernés. ”[xxii]

Conséquences du républicanisme

Ces définitions explicitent la position défendue par Spinoza, mais on pourrait tout aussi bien, au moins partiellement, les faire découler de la problématique rousseauiste des conditions de base du contrat social. On peut en tirer quelques conséquences. Comme le fait remarquer Pettit, il est évident que cette définition de liberté incite au radicalisme social. Protéger les individus contre la domination, leur assurer les possibilités d’une existence stable et sans trop d’anxiété face à l’avenir, voilà ce que doit faire la liberté républicaine. Mais, si le républicanisme est conséquent, cela suppose que le pouvoir étatique ne s’arrête pas à porte des entreprises et ne s’incline pas devant les sacro-saintes lois du marché. En tout cas, c’est un point où on pourra rencontrer quelques uns des principes de la Théorie de la justice rawlsienne. Rawls – ce que ne remarquent pas suffisamment ceux qui réduisent la TJ à une simple variante du libéralisme de Locke ou de Mill – la propriété ne fait pas partie des “ droits naturels ”, ses principes et sa répartition dépendent du contrat, c’est-à-dire des principes de base définis sous le voile d’ignorance. C’est pourquoi Rawls soutient, sans le défendre réellement, qu’une organisation fondée sur un socialisme de marché pourrait être une société bien ordonnée. Chez Philip Pettit, ce propos est radicalisé. Enfin, alors que pour la TJ, la liberté est première dans l’ordre lexical, le républicanisme est un “ égalitarisme structurel ”. Ainsi chez Rawls, les plus grandes inégalités de distribution des richesses peuvent être justes si elles sont conformes au principe de différence – c’est-à-dire si elles profitent en priorité au plus défavorisés.[xxiii] Pour Pettit au contraire, la liberté comme non-domination étant fonction des pouvoirs relatifs des individus, cela “ a un impact immédiat sur la possibilité d’augmenter l’intensité d’ensemble de la non-domination par l’introduction d’une plus grande inégalité dans sa distribution. ”[xxiv] On voit donc immédiatement que la réduction de la domination dans les rapports employeurs/salariés a, chez Pettit, un rapport immédiat avec la liberté d’ensemble de la société, alors que Rawls a toujours cherché à protéger la TJ contre des conséquences aussi subversives. Ainsi Pettit souligne que l’idée de liberté comme non-domination doit être agréable aux socialistes car elle est implicitement “ une réclamation contre l’esclavage salarié ”.[xxv] Alors que la liberté comme non-ingérence des libéraux invoque la liberté de contrat contre les actions collectives, au contraire, la conception républicaine légitime l’arme de la grève comme moyen de défense des ouvriers contre la domination patronale.
Puisque la non-domination est toujours définie dans la relation d’un individu avec tous les autres membres de la société, la liberté comme non-domination est essentiellement une liberté civique. Un individu peut se retirer de la vie sociale et alors il ne subira plus ingérences arbitraires des autres, mais il ne sera pas libre pour autant. Reprenant la tradition romaine de la libertas comme civitas, la conception républicaniste fait de la liberté d’abord une question politique et donc affirme que la liberté du citoyen et la liberté de la cité sont une seule et même chose. Elle s’oppose ainsi frontalement aux conceptions dominantes aujourd’hui qui dissocient totalement les libertés individuelles de l’existence d’une république. Elle replace donc au premier plan ce qu’on appelait le bien public. Elle réaffirme que les individus ne peuvent être libres que dans une République libre. La liberté politique, pour les républicanistes, n’est pas seulement un bien instrumental, c’est-à-dire un moyen de défendre les autres libertés, elle est aussi un bien en soi.
Cependant, la conception républicaniste se méfie du “ populisme ” ou du communautarisme. Elle est un idéal qui permet de souder une communauté autour de la défense de la loi comme instrument de la liberté, mais elle est un idéal compatible avec les formes pluralistes des sociétés modernes. Ne pas être dominé, c’est évidemment pouvoir choisir la religion, les traditions, les formes de vie qui semblent les meilleures. Mais c’est aussi assurer la possibilité pour chaque individu d’échapper à la “ loi ” de sa communauté, au poids de la tradition et au filet des relations familiales. Si le libéralisme et le communautarisme apparaissent souvent comme les deux revers de la même médaille, le républicanisme conserve de l’un et de l’autre certains soucis (la liberté individuelle et l’insertion dans la communauté) mais les réfute l’un et l’autre en mettant au premier plan des exigences proprement politiques.
Pour ceux qui se sentent proches de la gauche radicale ou de “ la gauche de gauche ” chère à feu Pierre Bourdieu, le républicanisme permet tout à la fois de prendre en compte leurs revendications en matière sociale tout en attirant leur attention sur l’importance des institutions politiques. À un certain fétichisme du “ mouvement social ”, il s’agit d’opposer la définition d’un système législatif capable d’assurer à long terme la protection des citoyens contre toutes les formes de la domination. Pour ceux qui pensent que Marx a encore beaucoup de choses à dire sur notre réalité sociale, on rappellera que le grand combat de la classe ouvrière, celui qui occupe la place centrale dans Le Capital, c’est le combat pour la limitation légale de la journée de travail, c’est-à-dire pour une loi protégeant contre la domination.
Denis Collin


[i] Avec un remarquable sens des nuances, Hayek estimait que le programme politique des travaillistes n’était pas substantiellement différent de celui des nazis…
[ii] Voir Ota SIK : La troisième voie, traduit de l’allemand par Jean-Marie Brohm et Andréas Streiff. Gallimard, 1974. On pourrait rapprocher ces théories de la “ troisième voie ” des théories de la convergence entre socialisme et capitalisme, soutenues par des auteurs comme J.K.Galbraith.
[iii] Voir RAWLS (John) : Political liberalism, 1993, Libéralisme politique, 1995, traduit de l’américain par Catherine Audiard, page 151 et sq.
[iv] POCOCK (John), The Machiavellian moment, 1975, Le moment machiavélien, Paris, PUF, 1997, 587 p.
[v] SKINNER (Quentin) : The Foundations of Modern Political Thought (1978) – Les fondements de la pensée politique moderne (Albin Michel 2001) traduit de l’anglais par Jérôme Grossman et Jean-Yves Pouilloux. Liberty before liberalism, Cambridge University Press, 1998, trad. française, La liberté avant le libéralisme, Paris, Seuil, 2000, 135 p.
[vi] PETTIT (Philip), Republicanism, a Theory of Freedom and Government, Oxford University Press, 1997
[vii] sur les rapports entre Spinoza et Machiavel, voir les travaux de Paolo CRISTOFOLINI.
[viii] HOBBES (Thomas) : Léviathan, Chap. xiv, traduction de François Tricaud (Syrey, 1971)
[ix] voir ROBESPIERRE (Maximilien) Discours et rapports à la convention, UGE, 10/18, 1965. On trouve également une discussion de ce problème dans DOWRKIN (Ronald), Sovereign Virtue. The Theory and Practice of Equality, (Harvard University Press, 2000) notamment dans le chapitre III, “ The place of liberty ”.
[x] NOZICK (Robert) : Anarchie, État, Utopie. Traduit de l’anglais par Evelyne d’Auzac de Lamartine. PUF, 1988, collection Libre Échange.
[xi] HOBBES (Thomas) : Léviathan,Chap. xxvii : “ Si l’on est prisonnier ou au pouvoir de l’ennemi (…) et que cela soit arrivé sans qu’il y ait de votre faute, l’obligation de la loi cesse : on doit en effet obéir à son ennemi ou mourir. Une telle obéissance,  en conséquence, n’est pas un crime ”.
[xii] voir l’extraordinaire “ Dédicace ” du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.
[xiii] HABERMAS (Jürgen) : Faktizität und Geltung. Beiträge zur Diskurstheorie des Rechts und des demokratischen Rechtsstaats (1992), Droit et démocratie (Gallimard) 1997, page 302. Traduit de l’allemand par Rainer Röchlitz et Christian Bouchindromme.
[xiv] ANDREANI (Tony) : Le socialisme est (a) venir, Syllepse, 2001, page 120
[xv] SPINOZA : Traité théologico-politique, in Œuvres III, PUF, 1999, publiées sous la direction de Pierre-François Moreau, page 517.
[xvi] SPINOZA, op. cit. page 519
[xvii] ibid.
[xviii] PETTIT, op. cit. page 36
[xix] PETTIT, op. cit. page 39
[xx] “Domination signifie la chance de trouver des personnes déterminables prêtes à obéir à un ordre de contenu déterminé” (Max Weber, Économie et société, chap. 1, §16, Plon, 1991, Pocket,1996, tome 1 page 95)
[xxi] PETTIT, op. cit. page 54
[xxii] PETTIT, op. cit. page 56
[xxiii] J’ai montré ailleurs (Morale et Justice Sociale,  Seuil, 2001, coll. La couleur des idées) le caractère indéterminé du principe de différence.
[xxiv] PETTIT, op. cit. page 114
[xxv] op. cit. page 142