dimanche 18 septembre 2016

L'éducation est-elle une dénaturation?

Il y a déjà maintenant quelque temps, un ministre de la République avait qualifié les jeunes délinquants de « sauvageons ». On y vit une marque de mépris social, voire de racisme sournois. Il fallut au ministre rappeler ce qu’est un sauvageon : « Arbre ou arbuste qui a poussé spontanément dans la nature, et qui peut être prélevé et greffé. » Les sauvageons sont apparus dans la nature et pour devenir des arbres fertiles, ils doivent être greffés. La métaphore arboricole du ministre définit donc l’éducation comme une greffe faite sur un plant naturel, une greffe en tous points utile. Mais d’un autre côté, métaphore pour métaphore, l’éducation paraît semblable à l’art de dompter les fauves. Le fauve dompté perd toute sa puissance naturelle, il devient une bête fragile qui pourrait à grand-peine être relâchée dans la nature. C’est ce que dit Calliclès à Socrate (cf. Gorgias), ton éducation veut rogner les griffes des lionceaux. La greffe accompagne le mouvement naturel, l’oriente, le dressage dénature. Telle est bien l’ambivalence essentielle de l’éducation.
En un premier sens, il semble bien que l’éducation soit une dénaturation, c’est-à-dire une perte des qualités naturelles. L’éducation consiste dans le fait de conduire (ducere) sur une voie que l’on n’aurait pas prise sans avoir été éduqué. Au lieu de suivre sa pente naturelle, celle du moindre effort, celui qui a été éduqué suit la voie qu’on lui a tracée. La racine latine « duc » (le duc est celui qui conduit l’armée)renvoie à « duk » ou « deuk ». Ce qui peut être conduit c’est aussi ce qui est ductile (par exemple : un métal ductile). En haut allemand « zuckan » signifie « tirer ». En allemand « duk » donne « Zug » (le train) ou « Zucht » (l’éducation). En anglais « tow » veut dire remorquer et « tug », tirer. Dans l’éducation, il faut donc agir sur quelqu’un pour qu’il arrive à un endroit où il ne pourrait pas aller seul. Cette action, c’est tirer vers ou montrer le chemin. Il faut donc celui sur qui on agit soit « ductile », c’est-à-dire malléable. Ceux qui doivent être éduqués sont ceux qui ne sont pas encore en civilisés (prêts à vivre en cité, ce qui est la destinée de l’homme). Ils doivent être éducables ! Leur esprit est supposé suffisamment malléable pour cela. L’éducation a un double aspect. Elle montre un chemin qu’il suffit de suivre par soi-même. Le « teatcher » anglais est celui qui « dik » (montre) [à ne pas confondre avec le professeur qui est celui qui parle !]. Mais d’un autre côté, éduquer, c’est tirer de force. Les wagons n’ont pas le choix et ne vont pas de leur propre mouvement là où le train les conduit !
Mais cette action qui conduit l’homme hors de son état naturel pour suivre la voie de la civilisation peut être pensée comme une perte. L’homme éduqué a perdu sa force et son endurance naturelles. Les conventions sociales l’affaiblissent, le rendent dépendant des autres. Il y a tout un imaginaire qui met la virilité du côté de la nature et la féminité du côté de l’éducation. Trop éduqué, l’homme perd sa virilité, il devient efféminé. Nietzsche oppose à la  du ressentiment (le « regard venimeux du ressentiment »), celle des faibles, l’esprit aristocratique de la « superbe brute blonde rôdant en quête de proie et de carnage ». Rousseau n’est pas toujours très loin : dans tout le processus qui conduit à la vie sociale, processus rendu possible précisément parce que l’homme est éducable, il y a une profonde dénaturation, une dénaturation qui est bien conçue comme une perte. Freud, lui aussi, souligne combien l’éducation en cherchant à imposer au sujet les contraintes nécessaires à la vie sociale s’oppose aux pulsions naturelles qui, toujours, sourdement, agissent dans un but antisocial. Expression de douce de cette révolte contre la société, toutes les rêveries nostalgiques de l’état de nature.
La tragédie de la condition humaine serait là : naturellement l’homme est un être antisocial (Freud est d’accord avec Hobbes), mais il ne peut survivre qu’en subissant une dénaturation rendue à la fois possible et nécessaire par sa débilité congénitale – à la naissance, il n’a pas presque pas d’instinct et doit vivre longtemps dans cette dépendance infantile et cette hantise de la Hilflosigkeit.
Selon Marshall Sahlins, cette vision de la nature humaine n’est qu’une élaboration idéologique propre à l’Occident (particulièrement de l’Occident moderne) et non une vérité indubitable. Concevoir l’éducation comme dénaturation, c’est en effet concevoir un homme naturel antinomique à l’homme social ou socialisé. L’ethnologie et la paléontologie suggèrent au contraire que l’homme est un être naturellement social. Naturellement, cela ne veut pas dire qu’il naît ainsi, qu’il y aurait en lui un « instinct social ». Mais si l’homme naît inachevé, c’est l’éducation qui parachève ce que la nature n’a pas eu la force de faire, pour reprendre ici la formule d’Aristote définissant l’art. Comme pour le sauvageon de l’arboriculteur, l’éducation viendrait ainsi se greffer sur l’être naturel pour lui permettre de grandir et de déployer toutes les potentialités qui sont en lui. Aristote, qui accorde tant de place à l’éducation, le dit : un homme hors de la société est moins qu’un homme. C’est par la vie dans la polis et par l’éducation que donne cette vie que l’homme acquiert les bonnes habitudes, les bonnes dispositions. Par sa structure anatomique, l’homme est apte à la station verticale, mais il doit apprendre à marcher. Il a besoin de se nourrir comme tous les êtres vivants, mais il n’a aucun instinct lui permettant de satisfaire ce besoin. C’est encore l’éducation qui lui apprend comment se nourrir, quels sont les aliments qu’il lui faut éviter et quels sont ceux qui lui conviennent. Le sauvage de Rousseau n’est bien qu’une fiction théorique, car le sauvage réel, celui qui n’aurait reçu aucune éducation, serait tout juste une bête craintive incapable de se développer comme être humain.
Ainsi l’éducation, loin d’être une dénaturation de l’homme, serait le moyen (non naturel, mais social et institutionnel) par lequel peut se réaliser la nature humaine – l’homme naturellement n’est qu’en puissance et c’est par l’éducation qu’il passe de la puissance à l’acte. Si la sociabilité est naturel, l’éducation est le moyen naturel de réaliser cette sociabilité. Pourtant ce moyen ne nous apparaît pas comme naturel. Il y a toutes sortes d’éducations. Les sociétés humaines laissent plus ou moins de place à la spontanéité de l’enfant, elles le contraignent plus ou moins et forgent des caractères différents. Les rigueurs de l’éducation spartiate sont proverbiales. Les psychologues de l’école de Palo Alto, sous le direction de Gregory Bateson ont étudié des schémas éducatifs fondés sur le « double bind », l’injonction paradoxale, un mode d’éducation qui bloque la communication. Avec la modernité – on peut en trouver les prémices chez Montaigne – se développe l’idée d’une éducation « naturelle », une éducation qui accompagne le développement spontané de l’enfant. Le vaste programme pédagogique de Rousseau, exposé dans Émile, est fondé sur cette idée que la bonne éducation doit autant qu’il est possible suivre la nature. De multiples tentatives ont été faites dans cette voie « rousseauiste », si l’on peut dire. Citons l’école de Célestin Freynet, les pédagogies inspirées de Montessori ou encore les Libres enfants de Summerhill de A.S. Neill.
Cependant, s’il existe des formes d’éducation plus ou moins ouvertes, elles restent toutes liées à des conceptions particulières de la vie commune et de la  politique. Elles supposent non la réalisation d’une nature humaine en générale ou de la nature de chaque individu, mais bien l’acquisition de comportements, de savoirs, de « valeurs » que l’on juge nécessaire à la vie commune et au bonheur de l’individu. L’Émile de Rousseau s’inscrit ainsi dans le projet d’ensemble de la politique rousseauiste. Émile sera le citoyen vertueux nécessaire au maintien du contrat social. L’« éducation nouvelle » promue par A.S. Neill était en conformité avec ses idéaux libertaires. La conception de l’éducation de John Dewey est indissociablement liée à sa philosophie. Bref, il n’y a pas d’éducation naturelle ! Même quand elle se veut conforme à la nature de l’homme, à ses aspirations les plus « naturelles », l’éducation est invention sociale et elle conditionne la formation d’un certain genre d’hommes.
La contradiction est là : naturellement, l’homme doit être éduqué, pour parachever ce que sa nature contient potentiellement. Mais cette éducation contredit souvent sa nature – les pulsions doivent être réprimées et canalisées pour que la civilisation existe, répète Freud – et le conditionnement qu’elle produit dépend des objectifs poursuivis socialement par les éducateurs, qui eux aussi doivent avoir été éduqués. À quoi il faut ajouter que la société n’est pas un tout homogène, qu’elle est conflictuelle et que l’éducation est un terrain et un enjeu de ce conflit social.
L’éducation peut être une véritable dénaturation : c’est celle que prodigue une organisation sociale et politique qui cherche à faire de l’éducation un moyen de soumission des individus, de mise en condition pour obtenir l’obéissance. Ainsi les régimes totalitaires ont-ils cherché à contrôler entièrement l’éducation, dès le plus jeune, soustrayant les enfants à l’autorité de la famille pour les mieux soumettre à celle du chef ou du parti. Il existe en revanche une éducation qui n’est pas une dénaturation : c’est l’éducation qui permet d’apprendre à l’enfant à devenir autonome, c’est-à-dire libre. Si la liberté définit la nature humaine (Rousseau et Kant sont d’accord sur ce point), la question est de savoir comment concilier la contrainte nécessaire à l’éducation et formation d’un sujet libre. Ainsi Kant écrit-il : « Un des plus grands problèmes de l’éducation est de concilier sous une contrainte légitime la soumission avec la faculté de se servir de sa liberté. Car la contrainte est nécessaire ! comment cultiver la liberté par la contrainte ? Il faut que j’accoutume mon élève à souffrir que sa liberté soit soumise à une contrainte, et qu’en même temps je l’instruise à faire bon usage de sa liberté. Sans cela il n’y aurait en lui que pur mécanisme ; l’homme privé d’éducation ne sait pas se servir de sa liberté. Il est nécessaire qu’il sente de bonne heure la résistance inévitable de la société, afin d’apprendre à connaître combien il est difficile de se suffire à soi-même, de supporter les privations et d’acquérir de quoi se rendre indépendant. »
Cette éducation qui vise au bon usage de la liberté est précisément celle qui correspond le plus profondément à la nature humaine. Laissons encore la parole à Kant : « L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce qu’elle le fait. Il est à remarquer qu’il ne peut recevoir cette éducation que d’autres hommes, qui l’aient également reçue. Aussi le manque de discipline et d’instruction chez quelques hommes en fait-il de très mauvais maîtres pour leurs élèves. Si un être d’une nature supérieure se chargeait de notre éducation, on verrait alors ce qu’on peut faire de l’homme. Comme l’éducation, d’une part, apprend quelque chose aux hommes, et, d’autre part, ne fait que développer en eux certaines qualités, il est impossible de savoir jusqu’où vont nos dispositions naturelles. Si du moins on faisait une expérience avec l’assistance des grands et en réunissant les forces de plusieurs, cela nous éclairerait déjà sur la question de savoir jusqu’où l’homme peut aller dans cette voie. Mais c’est une chose aussi digne de remarque pour un esprit spéculatif que triste pour un ami de l’humanité, de voir la plupart des grands ne jamais songer qu’à eux et ne prendre aucune part aux importantes expériences que l’on peut pratiquer sur l’éducation, afin de faire faire à la nature un pas de plus vers la perfection. » (Kant, Traité de pédagogie) La contrainte éducative, la discipline ont pour fin le développement de nos dispositions naturelles.

dimanche 21 août 2016

Agonie de la démocratie?

En trois parties, une conférence à l'Université populaire d'Evreux (2012)




L'éco-éthique


L’enjeu du matérialisme


Stage nouveau programme - « La matière et l’esprit »10/12

1. En exergue de mon livre sur La matière et l’esprit, j’ai repris cette phrase, jadis assez connue, de Engels : « la question du rapport de la pensée à l’être, de l’esprit à la nature, question suprême de toute philosophie ». Évidemment, citer Engels aujourd’hui, cela peut paraître manifester un esprit irréductiblement arriéré ou encore un goût douteux de la provocation. Dire que c’est la question matérialisme/idéalisme est la question suprême, c’est peut-être un peu rapide : suivant nos centres d’intérêts, suivant l’idée que nous nous faisons de la philosophie, il y des foules d’autres « questions suprêmes » qui ne recoupent pas nécessairement celle-là. Il me semble pourtant que le clivage matérialisme/idéalisme parcourt comme un fil rouge l’histoire de la philosophie. Les dénominations ne sont pas encore là mais le contenu du conflit est exposé chez Platon, en particulier dans le Phédon. En 95c/99c, rappelons-nous, il s’agit de savoir si l’âme est indestructible, et pour cela il faut comprendre ce que sont les causes de la génération et de la corruption. Donc il faudrait faire de la « physique ». Et là Platon nous donne une espèce d’autobiographie intellectuelle dont on ne sait pas si elle est celle de Socrate, celle de Platon ou celle de la philosophie grecque ! En tout cas Socrate est clair : la physique désapprend le « bon sens ». Elle rend Socrate aveugle. Il ne sait plus ce qu’il savait avant. La question clé qui est posée est celle-ci : les philosophes de la nature invoquent des causes matérielles qui expliquent la génération et la corruption. Mais ces causes n’expliquent rien. Socrate oppose ces pseudos causes aux raisons, c'est-à-dire à l’intelligence, qui n’est pas celle du sujet connaissant mais qui exprime dans le sujet connaissance (le philosophe) l’intelligence organisatrice du réel lui-même.
Il y a quelque chose de très intéressant dans ce texte de Platon. Le matérialisme et l’idéalisme ne se définissent pas par eux-mêmes, pas plus qu’il n’est possible de donner une définition de la matière ou de l’esprit indépendante l’une de l’autre. Matérialisme et idéalisme apparaissent comme les deux pôles d’un conflit récurrent en philosophie, mais c’est le conflit qui est premier ! Ce qui veut dire, aussi, qu’ils n’existent pas l’un sans l’autre. C’est d’ailleurs Platon, encore lui, qui nous dit (Sophiste, 246a, trad. Robin) que cette affaire commence par un conflit : à propos de la nature de la réalité, il y a comme « un combat de Géants » : « les uns [les matérialistes] arrachent toutes choses à la région du ciel et de l’invisible pour les tirer vers la terre, étreignant à la lettre, dans leurs mains, pierres et chênes : c’est en effet en s’attachant à tout ce qui est de ce genre qu’ils affirment de toutes leurs forces que cela seul existe qui prête à une atteinte et à un contact ; établissant une identité entre corps et réalité. » À ceux-là s’opposent ceux qui soutiennent que « ce sont certaines natures intelligibles et incorporelles qui constituent la réalité authentique. »
Cette bataille interminable, pourtant, il n’est pas toujours facile d’en fixer la ligne de front sans cesse changeante. En tout cas, dans la tradition philosophique dominante, les matérialistes n’ont pas le beau rôle. Ils sont désignés par leurs adversaires plus qu’ils ne s’affirment eux-mêmes et il suffit pour le comprendre de voir comment Platon exécute les « fils de la terre », incapables de se défendre, qui ont honte de soutenir leurs thèses et dont la pensée rend toute impossible. Comme le remarque Olivier Bloch, « matérialisme » est une accusation ou une injure avant d’être une philosophie. (Le matérialisme, Que sais-je n°2256, p.9)
De fait, nos anciens programmes des classes de terminales avaient largement fait l’impasse sur cette opposition. On pouvait traiter tout le programme sans faire la moindre allusion à ce qu’est le matérialisme. C’est beaucoup plus difficile maintenant. Puisque « la matière et l’esprit » est un item du programme, nous pouvons maintenant difficilement l’éviter ! Il se trouve que la tradition philosophique héritée est nettement plus riche en idéalistes qu’en matérialistes. Les matérialistes ont mauvaise réputation, ces fils de la Terre manqueraient de la sublimité nécessaire à la vie philosophique. Des fragments de Démocrite (un auteur méconnu des programmes), trois malheureuses lettres d’Épicure, un texte incomplet de Lucrèce, voilà ce qui reste du matérialisme antique à disposition des professeurs de philosophie. Et pour les modernes, nous n’avions que Marx et il a fallu ces dernières années pour avoir droit à Diderot. Et pour les contemporains ? Pratiquement rien. Sartre n’est pas matérialiste pour deux sous. Toute la phénoménologie vise du reste à éliminer la question matérialisme/idéalisme estimant qu’il s’agit d’une question non pertinente en philosophie. Il y a du matérialisme épistémologique dans le Wiener Kreis (le physicalisme est en vérité un matérialisme). Mais ce courant si important est soigneusement contourné alors que certains de ses membres comme Neurath ou Frank sont des matérialistes déclarés.
Mon objectif est ici de définir quelques-uns des enjeux philosophiques de cette reprise de la discussion sur le matérialisme. Je commencerai par un aperçu rapide des rapports entre la science, telle qu’on la conçoit depuis Galilée, Descartes et quelques autres, et le matérialisme. Je m’essaierai ensuite à définir ce qu’on appelle « matérialisme », c'est-à-dire à déterminer ce qui fait que des philosophies très différentes ont un air de famille qui justifie la dénomination de matérialisme. Pour terminer, je montrerai ce qui est en cause en définissant plusieurs sortes de matérialismes dont je donnerai un exemple à partir des discussions actuelles en philosophie de l’esprit.
2 Matérialisme et sciences
Le matérialisme, dit Engels, est la considération de la nature sans adjonction extérieure. En rejetant tout finalisme, en mettant de côté toute intervention de la providence, la science moderne se présente donc, en un sens, comme matérialiste. Qu’est-ce qui caractérise la démarche scientifique ? En quel sens peut-elle être « matérialiste » ? Je retiendrai d’abord trois critères: 1° la démarche analytique (ou « réductionniste » quand on en veut dire du mal) ; 2° le déterminisme ; 3° la description mathématique.
Descartes, dans un fameux passage du Discours, écrit :
Le second [précepte de la méthode], de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu'il se pourrait, et qu'il serait requis pour les mieux résoudre.
C’est l’énoncé classique de la méthode analytique … et du réductionnisme : le complexe se comprend à partir du plus simple. On retrouvera la même idée un peu partout. Je prends un autre auteur, Leibniz, qui écrit ceci dans ses Pensées sur Instauration d’une Physique Nouvelle :
[la bonne méthode est que] nous résolvions chaque phénomène en toutes ses circonstances, en considérant séparément la couleur, l’odeur, la saveur, la chaleur, le froid et les autres qualités tactiles, et enfin les attributs communs, grandeur, figure, mouvement. Et dès que nous aurons trouvé la cause de chacun de ces attributs considéré pour lui-même, nous aurons complètement la cause du phénomène entier. Mais si parfois nous ne trouvons pas la cause réciproque et perpétuelle de certains attributs, mais plusieurs causes possibles, nous pourrons exclure celles qui ne sont pas de mise ici. Soient par exemple deux attributs A et L d’un, même phénomène. Soient aussi deux causes possibles du même A, à savoir b et c, et encore deux du même L, à savoir m et n. Or dès qu’il est établi que la cause b ne peut coexister ni avec la cause m ni avec la cause n, il est nécessaire que la cause du même A soit c. Et si en outre il est attesté que m ne peut rester avec c, alors la cause du même L sera n. S’il n’est pas non plus en notre pouvoir d’établir l’énumération complète des causes possibles, cette méthode par exclusion sera probable au plus haut degré. Il en est de même si on cherche non les causes mais les effets d’un phénomène, il faudra en effet examiner aussi les effets des attributs un à un.
Le principe du réductionnisme et son complément analytique permettent de comprendre la complexité du réel sans avoir à faire une intelligence organisatrice.
En second lieu, le déterminisme classique – je ne suis d’ailleurs pas très sûr qu’il y en ait autre que le classique – a été une arme dirigée non seulement contre la superstition, mais aussi et surtout peut-être contre la croyance aux miracles. Il suffit de penser comment les rationalistes se débattent avec la question des miracles pour comprendre ce qui est en jeu. Leibniz sent bien que la foi est ébranlée par la science nouvelle qui ne laisse plus de place réelle à l’intervention divine.
Si on élimine enfin les interprétations un peu mystiques de la phrase de Galilée, « Le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique », et que l’on considère les mathématiques seulement comme le moyen qu’utilise notre entendement pour ordonner de manière intelligible pour nous les phénomènes, alors on conviendra que la science moderne peut bien être conçue de manière entièrement matérialiste.
C’est pourquoi Engels tient l’esprit scientifique pour matérialiste en son fonds, même si le savant n’est pas nécessairement matérialiste dès qu’il se prononce sur les questions de métaphysique. La physique de Descartes est, à ce titre « matérialiste » : elle n’a aucun besoin d’avoir recours, pour sa propre cohérence interne, à la métaphysique dualiste et à la preuve de l’existence de Dieu. Les lois de la physique ont une formulation mathématique et elles permettent de comprendre l’enchaînement nécessaire de tous les phénomènes sans faire intervenir ni miracle, si puissance transcendante. La séparation radicale qu’opère Descartes entre res extensa et res cogitans participe de ce grand mouvement qui exile Dieu hors de l’univers. « Le silence des espaces infinis m’effraie », dira Pascal…
C’est d’ailleurs bien ainsi que de nombreux auteurs du siècle suivant comprendront Descartes. La Mettrie, l’auteur de L’homme-machine, se veut un cartésien conséquent, un cartésien qui tire jusqu’au bout les conséquences du mécanisme de la physique cartésienne et, en bon matérialiste, il élimine l’âme immatérielle – il affirme que Descartes n’a conservé cette relique que pour avoir la paix avec la censure religieuse : voilà une interprétation intéressante de l’énigmatique « je m’avance masqué » ! Qu’il s’agisse d’une interprétation abusive et fort difficile à soutenir, cela ne fait guère de doute. Reste qu’en contribuant à sa façon à la liquidation des vestiges de la conception finaliste aristotélicienne de la nature, Descartes fraye la voie au matérialisme de quelques-uns des plus notoires représentants des Lumières.
On ne fera plus jamais demi-tour. Pendant longtemps, les restes de l’aristotélisme se réfugieront dans les sciences de la nature et l’invocation mystérieuse d’un principe vital. Mais les triomphes de la biologie moléculaire, la neurophysiologie contemporaine et la génétique en auront raison. Toutes les catégories de la philosophie naturelle antique, entéléchie, formes substantielles, etc., vont définitivement disparaître du vocabulaire scientifique. Je ne crois pas, comme mon collègue Quiniou et quelques autres, que le matérialisme ait été prouvé scientifiquement. Mais on ne peut pas faire comme s’il ne s’était rien passé, comme ces questions appartenaient à la philosophia perennis. Le Timée est intéressant … pour qui s’intéresse à la philosophie de Platon, ou d’un point de vue historique, mais pas comme texte scientifique, et la Physique d’Aristote permet de comprendre la pensée d’Aristote, pas la gravitation universelle ! Incidemment, ceci pourrait nous amener à quelques réflexions sur la nature même de la philosophie : elle est inséparable de son histoire … mais elle est aussi historique.
3 Qu’est-ce que le matérialisme ?
Le problème maintenant est de comprendre plus précisément ce que c’est que le matérialisme.
On peut l’entendre d’abord comme l’affirmation du primat de la matière sur l’esprit. C’est ainsi que l’entend Engels : « la matière n’est pas un produit de l’esprit, mais l’esprit n’est lui-même que le produit le plus élevé de la matière » (Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, p.32, Éditions Sociales, 1966, trad. Badia). Cette définition limpide en apparence reste redoutablement obscure dès qu’on essaie d’en préciser le sens. Essayons d’en lister les interprétations possibles :
  1. Les phénomènes mentaux s’expliquent par des phénomènes matériels. Enfin « s’expliquent » ou « sont » des phénomènes matériels. Voilà déjà deux interprétations du matérialisme en philosophie de l’esprit, et, comme on le verra plus loin, il y en a d’autres.
  2. Le matérialisme est une prise de position anti-religieuse : il n’est nul besoin de faire appel à des entités transcendantes à notre monde pour l’expliquer ; la raison peut rendre compte seule des lois de la nature. Le matérialisme serait donc un . On va cependant être confrontés à quelques anomalies. On peut dire – en prenant la définition platonicienne des « fils de la terre » – que les stoïciens sont des matérialistes. Pour eux, seuls les corporels existent véritablement et s’ils introduisent les incorporels ce n’est pas pour les dieux ! Voilà donc des matérialistes non athées, pour qui les dieux sont aussi matériels ! On voit ici que ce qui ne va pas c’est l’indétermination de la matière. Hobbes, lui aussi, est visiblement un matérialiste en philosophie de l’esprit. Les idées sont des résultats des mouvements matériels du corps et l’esprit, ce sont les nerfs, c'est-à-dire des cordes (voir Léviathan). Et pourtant Hobbes n’est pas athée. Y a-t-il inversement des athées non matérialistes ? Pour tout dire je n’en connais guère.
  3. Le matérialisme se prononce sur la composition même de l’être : il soutient que tout être est matière, entendue au sens cartésien de la substance étendue, c'est-à-dire de ce qui se peut décrire, pour aller vite, au moyen de la géométrie. C’est le matérialisme cartésien dont la possibilité épistémologique est donnée dans la Seconde Méditation Métaphysique – avec la définition de la res extensa – puis fondée du point de vue ontologique dans le Troisième Méditation – à partir de la connaissance des idées claires et distinctes des choses corporelles – et enfin développée dans la Sixième méditation – « de l’existence des choses matérielles » – et dans les Principes de la philosophie qui exposent la physique de Descartes. C’est aussi celui de Hobbes affirmant que ceux qui parlent de « substances incorporelles » ne savent pas ce qu’ils disent.
  4. Le matérialisme de Marx (et celui des marxistes, ce qui n’est pas toujours la même chose) pourrait constituer un quatrième sens.
Digression sur le matérialisme de Marx
C’est là une affaire très compliquée dont je vais dire quelques mots, bien qu’elle mérite en elle-même beaucoup plus que quelques mots. Quand Marx oppose philosophie et « savoir réel », ce « savoir réel » marxien rejette le matérialisme ancien dont le principal défaut est « que la chose concrète, le réel, le sensible n'y est saisi que sous la forme de l'objet ou de l'intuition, mais non comme activité humaine sensible, comme pratique ; non pas subjectivement. » (1ère thèse sur Feuerbach) Je continue de lire la 1ère thèse : « C'est ce qui explique pourquoi l'aspect actif fut développé par l'idéalisme, en opposition au matérialisme, — mais seulement abstraitement, car l'idéalisme ne connaît naturellement pas l'activité réelle, concrète, comme telle. » Ce texte indique on ne peut plus clairement une rupture avec le matérialisme des siècles passés, y compris ce matérialisme des Lumières qui a joué un si grand rôle pour Marx. Pourquoi en est-il ainsi ? Tout simplement parce que pour Marx, la question n’est pas tant celle que se pose les philosophies de la nature traditionnelles que celle de l’action. On n’a pas assez prêté attention à sa thèse de doctorat sur la différence de la conception de la nature chez Démocrite et Épicure, mais dans ce texte de jeunesse ce sont déjà ces questions-là qui sont abordées.
De quoi s’agit-il donc ? Le matérialisme de Marx s’annonce non pas comme un matérialisme naturaliste mais plutôt comme un nominalisme – une destruction des universaux à travers lesquels sont pensées l’histoire et les sociétés dans la philosophie idéaliste – un nominalisme qui me semble assez proche de celui de Spinoza (voir Éthique II). Dans « La Sainte Famille », il explicite les relations entre le matérialisme et le nominalisme : « Il se trouve que le nominalisme est un élément primordial chez les matérialistes anglais, comme il est, en général, la première expression du matérialisme. »(chap VI,iii) à partir de là on peut comprendre le sens très particulier que prend le matérialisme de Marx : nous avons à faire d'abord non à l’État, non à la société, non à l'Homme en général, mais bien aux individus empiriques. Seuls les individus empiriques existent en dehors des productions de notre esprit. L'État, la Société, la Classe, etc., sont des réalités mentales, des éléments de notre « langue intérieure », mais nullement des réalités qui existeraient en dehors de nous, qui existeraient en dehors des individus.
Je ne poursuis pas plus sur cette question à laquelle j’avais consacré une partie importante de ma thèse – une question qu’il me faudrait certainement reprendre. Je veux simplement noter combien avec le matérialisme de Marx nous nous sommes éloignés de la première définition du matérialisme.
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Qu’est-ce qui fait que ces divers sens du mot matérialisme ont cependant un air de famille ? Est-ce la référence commune à un primat de la matière ? Mais alors il est nécessaire de définir ce qu’est la matière. On en peut donner plusieurs définitions.
Tout d’abord la matière peut être pensée dans sa relation avec la forme. Chez Aristote, elle est définie comme « le premier substrat » et elle « est d’une certaine manière presque une substance »1. Or un tel premier substrat est nécessaire car « il faut toujours que quelque chose soit sous-jacent et ce quelque chose, même s’il est un numériquement ne l’est certes pas selon la forme ».2 Ce qui est premier, c’est donc bien la matière et il n’y a pas de forme possible sans matière.
La nature en tant que physis n’est pas « matérielle » au sens où, pour Aristote, elle est à la fois matière et forme et ordonnée selon la raison. Mais comme la matière est le premier substrat, l’être, par-delà son devenir, est, d’une certaine manière éternel et incréé. Les marxistes avaient l’habitude de dire qu’Aristote oscille entre matérialisme et idéalisme. Ce n’est pas faux. Il y a bien chez Aristote des développements qui sonnent matérialistes, d’ailleurs tout comme il y a des développements nominalistes. Si l’être est incréé, le Dieu d’Aristote est très éloigné du Dieu des religions monothéistes. Il vient en quelque sorte après la fête ! Au commencement était le chaos... Si la matière est incréée et éternelle, on a de bonnes chances de tomber dans le matérialisme ... tout comme on a de bonnes chances de retomber là-dessus avec la substance spinoziste. La discussion n’est d’ailleurs pas close: entre les astronomes, majoritaires, qui défendent le modèle standard du « big bang » et les minoritaires qui s’y opposent (Pecker en France), c’est la question qui est encore posée: doit-on considérer que l’univers est éternel et incréé (comme le « croit » Pecker – qui dit bien que c’est une croyance) ou alors doit-on tenir qu’il y a un moment initial et qu’avant il n’y avait rien ?
Donc, sous un certain angle, il y a du matérialisme chez Aristote. En même temps, il critique les philosophes matérialistes, ceux qui considèrent que « la nature et la substance des êtres est le constituant premier de chaque chose par soi dépourvue de structure »3. L’idéalisme d’Aristote revient par là, par les formes substantielles : ces matérialistes que critique Aristote réduisent donc la substance à la matière ; or pour être substance, la matière doit être « informée », ce qu’elle ne peut faire de son propre mouvement puisqu’elle est, en elle-même, informe. Au fond la matière par elle-même est informe et incapable de mouvement et c’est pourquoi la physique va avoir besoin d’une métaphysique, du retour à une théologie – d’ailleurs peut-être introuvable si on en croit Pierre Aubenque.
Il n’y a pas de définition intrinsèque de la matière. Si je dis « la matière est faite d’atomes », il va falloir ensuite se demander de quoi sont faits les atomes, et ainsi de suite. La matière est donc d’abord une catégorie de la pensée. Elle n’existe que dans un jeu de catégories, dans une relation avec les autres catégories. Un lit qui n’a pas la forme de lit n’est que du bois informe, mais le bois dont le menuisier voulait faire le lit existe. Inversement, un lit sans matière n’existe tout simplement pas ; il n’est qu’un phantasme au sens premier du terme. Mais le bois du lit lui-même est forme – c'est-à-dire organisation – composée de cellules, de fibres, d’organismes microscopiques : ces derniers seraient donc la « vraie » matière du lit. Mais à leur tour ces composants matériels premiers se décomposent en molécules, lesquelles se décomposent en atomes, etc.. La matière apparaît donc sous une forme double : d’un côté, elle apparaît comme la condition sine qua non pour qu’une chose puisse exister, l’élément irréductible, ce qui reste de la chose quand sa forme a été brisée – quand la maison est détruite il ne reste qu’un tas de pierres. Mais d’un autre côté, elle qui semblait solide, tangible comme le bois (le mot grec pour matière, hylé, désigne aussi le bois), la voilà évanescente, toujours fuyante dès qu’on croit la saisir par l’investigation. Elle semblait de l’être dépourvu de toute négativité – puisque la détermination est négation et la matière est le « encore indéterminé » – et voilà que la matière semble le pur néant dans lequel s’abîme la pensée. Mais ce pur néant est aussi le commencement absolu (comme la substance chez Spinoza ou l’esprit en soi chez Hegel). La matière est ainsi de la pure métaphysique.
En un deuxième sens, la matière s’oppose à l’esprit. Elle est étendue et possède des qualités sensibles alors que l’esprit est inétendu et ses qualités sont purement intelligibles. Les idées semblent soumises à notre volonté, dont nous n’éprouvons pas de limites, si l’on en croit Descartes - vous n’êtes même pas obligé de croire que 2 et 2 font 4 – alors que la matière résiste et ne se plie pas à nos volontés. Le langage courant est sans doute plus pertinent ici que les spéculations philosophiques : on oppose la réalité matérielle aux idées qui manquent cruellement de réalité. Le réaliste a les pieds sur terre et le rêveur a la tête dans les nuages ! Bref, le bon sens est du côté du matérialiste ... Le réel est naturellement conçu comme matériel, parce qu’il en a la dureté et la pesanteur. C’est pourquoi la matière est toujours tournée vers le bas, vers les « préoccupations bassement matérielles » alors que l’esprit léger et ailé s’envole vers les cimes. Mais le philosophe tourné vers le ciel en oublie de regarder où il pose les pieds et tombe dans le puits… Toute cette problématique du haut et du bas – qui redouble celle du pur et de l’impur, de la terre et des formes, pour parler comme Platon, charrie, elle aussi, son lot de présuppositions métaphysiques.
Il serait nécessaire de montrer en quoi ces oppositions ont pu faire obstacle au progrès de la pensée scientifique. Elles font partie de ces obstacles épistémologiques décrits avec tant de précision par Bachelard.
Cependant, remarquons aussi que l’idéalisme a joué un rôle important dans la naissance de la science moderne, même si cette science conduit finalement au matérialisme. De l’opposition idéaliste de la matière et de l’esprit est née la possibilité même d’une conception déterministe de la nature. La matière étendue obéit à des lois causales strictes toutes ramenées à quelques grandes lois de conservation. À l’opposé de l’esprit imprévisible parce qu’essentiellement libre, les mouvements de la matière sont prévisibles parce qu’elle procède selon des lois constantes. Accepter cette idée que la matière obéit à des lois constantes, cela ne va pas de soi. Nous, qui avons lu Kant, nous comprenons bien que cette expression « obéit à des lois constantes » n’est qu’une façon de parler et qu’en réalité c’est seulement notre raison qui ordonne selon ses lois propres la diversité du donné. Mais pour arriver à Kant, il a certainement fallu Newton ! Et pour arriver à Newton, il fallait l’idée d’une intelligibilité intrinsèque de la réalité naturelle, une idée qui suppose à son tour que la matière a reçu « le baptême de l’esprit ».
Nous pouvons maintenant essayer de donner une définition du matérialisme du point de vue philosophique, une définition très générale, certes, mais une définition qui permettra d’y voir peu plus clair.
  1. Il est, d’abord, l’affirmation du primat de la matière, dans les systèmes d’oppositions que nous venons de souligner : primat de la matière sur la forme, primat de la matière sur l’esprit (j’y reviens à l’instant), primat de l’inorganique sur l’organique, primat de l’élémentaire sur le composé. Cela veut aussi dire que les phénomènes physiques ont des causes physiques; que les phénomènes biologiques ont des causes biologiques, mais en dernière analyse des causes physiques, etc.. Ce dernier point est d’ailleurs un de mes désaccords avec Yvon Quiniou, avec qui je partage par ailleurs de nombreuses approches (j’y reviens plus).
  2. L’univers est matériel, incréé, éternel et infini. Tout ce qui est appartient à et constitue cet univers et son unité est précisément la matière. Mais les philosophes matérialistes – pensez à Diderot – ajoutent que cette matière est « en mouvement », ce qui paraît tout à fait sensé si on admet avec la physique moderne que la matière et l’énergie sont la même chose. C’est le mouvement de cette matière, selon des lois déterminées qui explique les formes, toujours transitoires, qui émergent et structurent l’univers tel que nous le connaissons. Pour un matérialiste, les lois de la physique les plus générales non seulement doivent, à elles seules, expliquer la formation des galaxies, des étoiles, des planètes, mais aussi celle des organismes vivants sur terre et celle de l’homme, sans jamais faire appel à quelque intelligence organisatrice, à quelque grand architecte. Et sans que l’on puisse dire que l’univers qui nous connaissons était nécessaire, c’est-à-dire qu’il fallait que ce soit cet univers-là plutôt qu’un autre.
  3. Dieu est une hypothèse inutile, aurait dit Laplace à Napoléon. C’est en tout cas une maxime que tout matérialiste reprend à son compte quand il s’agit de penser la nature dans son ensemble. Mais c’est aussi un principe de base de toute recherche scientifique. Que le savant, en tant qu’individu, ait ou non la foi, c’est une affaire sans importance, tout se passe dans son activité scientifique comme si Dieu n’existait pas ou n’intervenait en aucune manière dans les processus naturels. Cette question est perçue clairement chez Aristote. Il reproche aux atomistes, singulièrement à Démocrite d’avoir éliminé le « pour quoi » et de se contenter de la nécessité, c'est-à-dire de la causalité au sens où nous l’entendons maintenant comme relation entre l’antécédent et le conséquent.
  1. Enfin, le matérialisme postule que les représentations que nous avons des choses sont elles-mêmes des processus naturels qui ne requièrent nullement qu’on admette l’existence d’une substance pensante. Mais cette proposition-là est déjà beaucoup plus douteuse. C’est-à-dire plus difficile à prouver.
Regardons maintenant le contenu des sciences de la nature. L’activité scientifique elle-même a tranché la querelle : la science est clairement matérialiste au sens où nous venons de le définir. Disons encore, pour moins prêter à polémique que le matérialisme est la philosophie la plus compatible avec la démarche scientifique et ceci n’est pas une affirmation métaphysique mais le simple constat de ce que font effectivement les scientifiques. Il est d’autant plus curieux de constater que les références au matérialisme se font rares aussi bien en philosophie que dans la réflexion sur les sciences que peuvent conduire les scientifiques.
4 Ce qui est en cause
Je ne voudrais pas cependant qu’on prenne de manière trop dogmatique ce qui pourrait bien apparaître comme un plaidoyer pour le matérialisme. Il n’y a évidemment pas le camp du bien et le camp du mal et inverser le rapport traditionnel de mépris des idéalistes à l’égard des matérialistes, cela ne me semble pas de très bonne politique. La « lutte de classes dans la théorie » peut rester au magasin des accessoires d’un certain marxisme définitivement périmé. Il nous faut comprendre les limites d’un certain matérialisme. L’atomisme antique, celui de Démocrite d’abord, est une intuition géniale dont la physique contemporaine aussi bien que la neurophysiologie à la Changeux ont montré la pertinence. Mais le matérialisme antique s’est épuisé, d’un certain point de vue, dans l’épicurisme dont Marx relevait l’incroyable nonchalance théorique. Il y a un certain matérialisme de la nature, a-scientifique voire anti-scientifique, qu’on peut guère distinguer des autres formes de philosophie idéaliste non rationaliste. Inversement, bien qu’ils soient des idéalistes, les grands rationalistes de l’âge classique (Descartes, Leibniz) créent des systèmes qui ont des effets matérialistes puissants en ce qu’ils ouvrent la voie au prodigieux développement de la science moderne.
Il me semble donc qu’on peut soutenir de préférence (je n’ai pas dit prouver !) une position matérialiste, parce que c’est une position qui offre des avantages!
Premier avantage : la réflexion sur les rapports entre matérialisme et sciences de la nature peut contribuer à éclairer la question poppérienne de la « démarcation » entre science et non-science. Je dis éclairer et non trancher. Par exemple, il est clair que celui qui fait appel à des entités non physiques pour expliquer un phénomène physique est déjà sorti de la science, alors qu’un matérialiste se fixera l’objectif de donner des explications physiques pour les phénomènes physiques. Un matérialiste sera plus enclin à admettre les principes et les postulats de toute démarche scientifique. Du moins, il me semble que c’est plus cohérent.
La position matérialiste présente un deuxième avantage. Elle conduit, en quelque sorte naturellement, à soutenir une position réaliste du point de vue cognitif.
Le réalisme consiste à admettre :
  1. Version forte : la science nous fait connaître la réalité objective ;
  2. Version faible : c’est seulement l’existence d’une réalité unique existant indépendamment de notre conscience qui garantit la possibilité d’une connaissance objective.
Or, du point de vue des intérêts de la connaissance scientifique, le réalisme présente de nombreux avantages ; au contraire le scepticisme relativiste affaiblit dangereusement la connaissance scientifique et laisse le champ libre à l’irrationalisme et à l’obscurantisme. Je ne fais que signaler ce point, sans m’étendre plus. J’ai l’occasion de le développer dans un cours sur « le réel », à l’université de Rouen et j’espère publier cela un jour.
5 Science matérialiste ou philosophie matérialiste ?
Les précautions de langage dont j’ai usé découlent de ce que le matérialisme que je soutiens est un « matérialisme faible » par opposition au « matérialisme fort » que défendent d’assez nombreux auteurs : je cite, en vrac, Dawkins (en biologie et au-delà), les Churchland, Dennett et beaucoup d’autres en philosophie de l’esprit comme Pierre Jacob.
Mon matérialisme est moins assuré que ces auteurs pour deux raisons sur lesquelles je vais terminer mon exposé.
  1. Le matérialisme se heurte dès qu’il s’agit de la philosophie de l’esprit à des contradictions dont on ne voit pas bien comment sortir.
  2. Les triomphes des sciences de la nature inclinent au matérialisme mais ne prouvent rien. Le matérialisme reste un postulat de la raison pure !
Commençons par le premier point.
Évidemment, je n’ai pas envie, en fin de parcours de ressusciter le dualisme. L’esprit n’existe pas sans cerveau ! Je crois tout à fait comme Searle que la conscience est le résultat d’un processus évolutif naturel. On ne peut d’ailleurs pas être cartésien quand on compare les hommes et les animaux. Sans doute ai-je du mal à prêter un « esprit » aux huîtres et aux éponges. Mais entre les huîtres et les éponges et nous-mêmes, il y a une longue évolution qui voit progressivement émerger la conscience au fur et à mesure que se développe et se complexifie le système nerveux. Donc, il me semble que les sciences naturelles contribuent et contribueront encore plus demain à notre compréhension de ce qu’est la conscience.
Être matérialiste du point de vue de la théorie de l’esprit, cela peut vouloir dire plusieurs choses très différentes :
  1. Le niveau mental désigne un ensemble de propriétés émergentes de l’individu qui apparaissent avec un certain niveau d’organisation. Il faut donc en explorer le processus de formation et montrer qu’on rend bien compte par là de ce que nous entendons habituellement par esprit et par conscience.
  2. L’esprit n’est qu’une manière (trompeuse) de désigner un certain nombre de comportements (spécifiquement les comportements intentionnels). Mais en fait les difficultés que nous avons à résoudre ces questions viennent qu’elles sont mal posées.
Si on adopte le point de vue (1), plusieurs pistes s’ouvrent encore.
(1a) Montrer que les processus mentaux sont des expressions de processus matériels biologiques. La voie d’accès privilégiée est alors celle de la compréhension de l’appareil neuronal.
(1b) Montrer que les opérations qu’effectue un esprit humain peuvent être accomplies par des dispositifs matériels connus et que, donc, nous pouvons connaître sans ambiguïté le fonctionnement, typiquement les machines.
Si on adopte le point de vue (2), on encore deux chemins possibles :
(2a) éliminer purement et simplement l’esprit et se contenter d’étudier des processus matériels.
(2b) supprimer la question elle-même en la ramenant à une affaire de thérapie du langage.
Ainsi, il n’y a pas un, mais de nombreux matérialismes en philosophie de l’esprit. Cette multiplicité des manières de poser la question est, en elle-même, l’indice d’une difficulté dont les auteurs, assez souvent, se débarrassent un peu comme s’ils cachaient les poussières à balayer sous le tapis.
  • Je ne peux passer en revue ici toutes les difficultés que rencontre la « naturalisation » de l’esprit. Cette naturalisation de l’esprit présuppose qu’on pourrait en quelque sorte savoir ce qui « se passe dans la tête » d’un animal autre que l’homme : voir la fameuse question de Nagel: « How to be a bat ? »
  • La théorie computationnelle de l’esprit – celle qui assimile l’esprit à un ordinateur a eu le temps de prendre eau de toutes parts (voir le dernier livre de Jerry Fodor sur la question). Les améliorations qu’on a cherché à lui apporter ne résolvent rien du tout (par exemple les « réseaux de neurones). Et surtout ce modèle très matérialiste ne l’est pas beaucoup si on réfléchit un peu puisqu’il suppose qu’une esprit humain implémenté dans une machine carbonée à connexions synapsiques pourrait être identique à un esprit d’ordinateur implémenté dans une machine de silicium à connexions électroniques. On ne peut pas mieux dire que l’esprit est indépendant de son « substrat » matériel.
Ces constats et quelques autres m’ont amené à considérer que la solution insatisfaisante de Spinoza était peut-être la meilleure approche possible. Le corps et l’esprit sont la même chose considérée sous deux attributs différents: solution séduisante mais qui ouvre à de nouvelles difficultés (y a-t-il une physique des idées ?). De là j’en viens à me tourner plutôt vers des approches moins ambitieuses mais qui tentent d’unifier biologie et psychologie (ainsi le travail d’Antonio Damasio). Il existe enfin une proposition intéressante, celle du « monisme anomal » de Davidson, qui fait immanquablement penser à Spinoza, bien que Davidson ne fasse aucune référence à notre polisseur de lentilles préféré.
Il me semble que le « matérialisme fort » est inopérant dans toute une série de domaines. Je parle de « l’intérêt pour la raison », en référence à Kant. Dans ce domaine, il y a une dernière question à soulever, c’est celle de l’intérêt d’une théorie. La valeur d’une théorie n’est pas de renforcer tel ou tel « prise de parti » en métaphysique, mais bien d’apporter un gain d’intelligibilité. Le modèle neuronal et le modèle computationnel renforcent sans aucun doute la position d’un matérialiste radical, puisqu’ils prétendent donner une sorte de preuve scientifique, physique, de la validité de cette prise de position métaphysique. Mais que nous apprennent véritablement ces modèles ?
Si quelqu’un se met en colère, le matérialiste fort expliquera cet évènement par une chaîne de relations causales où entreront des modifications de l’état neuronal et par la forte sécrétion de noradrénaline. Mais ce qui est ennuyeux dans cette explication, c’est qu’elle ne présente à peu près aucun intérêt pour élucider ce qu’est la colère. Les causes physiques de la colère n’intéressent que le biologiste, alors que du point de vue de la vie et de l’action humaine, seules importantes les raisons. Dans le dialogue qu’il conduit avec J.P. Changeux, c’est ce que ne cesse de répéter Paul Ricœur. Alors que Changeux, reprenant les travaux de Damasio décrit les soubassements neurologiques de certains comportements sociaux, Ricœur lui répond ironiquement :
Je me permets de remarquer à ce stade que nous en savons beaucoup plus par la réflexion des moralistes, par la littérature, par le roman, que par les neurosciences.
Le fond de la question est que la propriété d’être « à propos de quelque chose » par quoi on peut encore définir l’intentionnalité, n’est pas une propriété d’un système physique. Je peux dire à voix haute : « le chat est sur le tapis », je peux le penser, c'est-à-dire le dire mais en inhibant les organes phonatoires, l’écrire, ou encore le traduire en italien ou en chinois, à chaque fois, il s’agit bien de quelque chose qui peut avoir une description physique, des ondes sonores, de l’encre sur du papier, des neurones qui s’agitent. Le fait que le chat est sur le tapis est également un évènement physique. Mais ce qui fait la pensée, c’est le rapport établi entre l’évènement physique qu’est la phrase « le chat est sur le tapis » et la réalité physique du chat sur le tapis. Or cette relation, elle n’a rien de physique. Elle est bien un évènement mental qui peut se décrire d’abord au moyen d’un verbe mental (dire, croire, penser, etc.) pour parler comme Davidson.
En ce qui concerne le second point.
J’ai soutenu que la science et le matérialisme entretenaient des rapports étroits, que la science moderne a des effets matérialistes et que le matérialisme est une tournure d’esprit favorable à la démarche scientifique. Mais la science n’a pas, pour autant, de philosophie spontanée4, ni matérialiste, ni idéaliste, puisque selon l’interprétation positiviste dominante, la science n’a rien à voir avec la métaphysique. La philosophie des Grecs anciens, qui naissait directement de la physique prenait toujours, peu ou prou, des accents matérialistes : ce matérialisme antique est même le point de départ de toute histoire du matérialisme. La physique moderne au contraire paraît mettre en oeuvre plus facilement une problématique idéaliste qui, parfois, confine au pythagorisme. Inversement, les « sciences de l’esprit » qui étaient jadis le refuge de l’idéalisme apparaissent aujourd’hui comme le secteur le plus matérialiste de la science contemporaine à travers les neurosciences. Ces déplacements croisés suffisent pour prouver l’impossibilité de donner des certitudes générales concernant les rapports entre science et philosophie et plus précisément entre science et matérialisme.
Yvon Quiniou soutient que la physique est, au fond, moins nettement matérialiste que la biologie, puisque la physique ne requiert que la considération de son objectivité, c'est-à-dire le réalisme, mais qu’elle est « parfaitement compatible avec l’idéalisme de la substance pensante, c'est-à-dire avec le spiritualisme »5. Certains des développements qui précèdent semblent aller dans le même sens – encore que nous ayons montré le caractère souvent abusif de ces recours au spiritualisme en physique. Pourtant, il y a peut-être là comme une illusion d’optique. Le matérialisme de la biologie est « prouvé » — tant est-il qu’on puisse prouver quoi que ce soit dans ce domaine — par la réduction croissante de la biologie à la physique tant du point de vue des entités dernières que du genre d’explication causale invoquée. Peut-on dire que la biologie est matérialiste sans affirmer du même coup que la physique est la science matérialiste par excellence ? En tout cas, il semble qu’on puisse difficilement dire qu’elle est plus matérialiste que la science qui la fonde. Mais s’il reste un doute quant au matérialisme de la physique, alors ce doute rejaillira nécessairement sur la biologie.
Alors que Quiniou affirme catégoriquement que la science est matérialiste et que le matérialisme est scientifique, je préfère substituer à cette thèse forte une thèse plus faible : la science ne peut se passer de réflexion philosophique ontologique et le matérialisme est, tout bien pesé, la philosophie la plus favorable au développement de la pensée scientifique.
Le matérialisme et la science ont des buts communs : « dégager l’esprit humain des liens étroits de la superstition »6 ; mais la science ne prouve pas la vérité philosophique du matérialisme, pas plus que le matérialisme n’est un critère discriminant de la validité des diverses hypothèses scientifiques. On peut seulement constater, après coup, que science et matérialisme se renforcent mutuellement.
La constitution de la science a d’ailleurs toujours nécessité une certaine dose d’idéalisme pour rejeter le carcan d’un matérialisme naïf que Bachelard a si clairement analysé. Nous savons, d’expérience, qu’une grande philosophie matérialiste, opérant la synthèse de toutes les sciences, ainsi que cela a été le projet de nombreux savants et philosophes au siècle dernier, est un rêve stérile. La Dialectique de la Nature de Engels est toujours restée à l’état de manuscrit et ce n’est sans doute pas un hasard. On peut y suivre dans le détail comment les bonnes intentions matérialistes se diluent souvent dans les restes de l’idéalisme hégélien7.
Le matérialisme comme doctrine positive n’apporte rien à la science, même si le domaine des explications idéalistes semble, en fin de compte, se réduire au fur et à mesure que progressent les découvertes scientifiques : ce n’est pas parce qu’on est matérialiste qu’on est un meilleur physicien ou un meilleur biologiste. Une « science matérialiste » n’est pas nécessairement supérieure à une « science idéaliste ». Du reste, il n’est pas même certain que ces deux expressions aient un sens. Une théorie scientifique, prise en elle-même n’est ni matérialiste ni idéaliste : on l’a vu, la biologie est devenue plus matérialiste parce qu’elle s’est mise sur la voie de la physique, mais il faut encore admettre que la physique est matérialiste et cela ne se peut guère « prouver » scientifiquement, sauf à réduire le matérialisme à l’affirmation de Engels : le caractère « matérialiste » de la théorie ne peut résider que dans le fait qu’elle élimine tout élément extérieur à la nature dans ses explications.
Le matérialisme pourrait ici fonctionner comme un critère de démarcation : par exemple, une psychologie qui cherche à expliquer les processus psychiques en relation avec les processus neuronaux est plus « matérialiste » qu’une psychologie dualiste qui sépare radicalement le corps et « l’âme ».
Cette dernière question est certainement la plus importante du point de vue philosophique. Le matérialisme ne sera « prouvé » et cessera donc d’être une philosophie comme les autres, que le jour où l’on disposera d’une explication matérialiste complète et non ambiguë de la pensée humaine. Cependant, autant la réduction du vivant au physico-chimique ne pose finalement que peu de problèmes théoriques, autant on ne sait pas exactement ce que pourrait vouloir dire « réduire la pensée » ou « réduire l’esprit » au biologique. Et c’est pourquoi il est assez raisonnable de penser que, faute de pouvoir ramener les évènements mentaux à un déterminisme physique, il restera impossible de prouver le matérialisme en philosophie de l’esprit.
1 Aristote : Physique, I, 9, 192a
2 Aristote : Physique, I, 7, 190a
3 Aristote : Physique, II, 1, 193a
4 Louis Althusser avait affirmé l’existence d’une philosophie spontanée des savants dont l’élément intra-scientifique serait  « matérialiste et objectiviste ». (Philosophie et philosophie spontanée des savants, Maspero, 1967, p.100)
5 Y.Quiniou, op. cit. page 10
6 Lucrèce : De Natura rerum Livre Premier
7 voir Denis Collin : La théorie de la connaissance chez Marx.

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Travail productif et travail improductif


On croit comprendre immédiatement ce que signifient les expressions " travail productif " et " travail improductif ". Pourtant rien n'est moins évident. Productif renvoie à production, à produit. Le " travail productif " n'est-il pas un véritable pléonasme, car le travail est identifié avec l'acte de production que cette production soit celle de biens matériels palpables ou celle de biens immatériels, bref de produits, qu'elle soit faite pour les besoins de l'estomac ou ceux de la fantaisie. Celui qui travaille plus vite sera plus productif, mais tout travail est productif. Du coup l'idée d'un travail improductif apparaît comme un véritable paradoxe : un travail qui ne produit pas est une activité vaine, mais pas un travail. D'ailleurs qui voudrait admettre qu'il effectue un travail improductif ?

Si on considère l'étymologie du mot " productif ", on trouve le latin " produco " qui signifie conduire en avant, présenter, mais aussi prolonger, allonger. Selon Gaffiot, " productivus " désigne ce qui est propre à être allongé. Par dérivation, produire, c'est faire naître. Si le travail fait naître des choses, il a aussi pour effet de prolonger l'homme, de l'allonger, car l'homme " convertit les choses extérieures en organes de sa propre activité, organes qu'il ajoute aux siens de manière à allonger, en dépit de la Bible, sa stature naturelle " .
Les notions de travail productif et de travail improductif jouent un rôle décisif non seulement dans l'analyse économique mais aussi dans la vie quotidienne : la productivité du travail n'est-elle pas le maître mot qui décide du sort de milliers et de milliers de travailleurs ? Quelle est la signification de l'opposition entre travail productif et travail improductif ? À quel niveau de l'analyse se situe-t-elle et quelle est sa portée ? Qu'exprime-t-elle dans notre rapport au travail en général ? Répondre à ces questions est rien moins qu'évident ; en effet, l'opposition travail productif - travail improductif recouvre une multiplicité de sens. Elle renvoie tout à la fois l'analyse économique, à la sociologie et à l'éthique. Le sens de l'expression " travail productif " n'est évidemment pas le même si on se place du point de vue de l'entrepreneur ou du financier, du point de vue du sociologue ou du point de vue du moraliste. Les premiers considéreront comme productif le travail qui leur permet de faire un profit, le second intégrera le travail comme un des éléments de l'organisation sociale et l'opposition entre le travail productif et le travail improductif ne présente pour lui pas beaucoup d'intérêt ; le dernier cherchera à confronter le travail et ses produits à une éthique ; l'opposition travail productif - travail improductif prendrait ici une valeur axiologique, les mots " productif " et " improductif " étant connotés positivement et négativement. Le partisan de la non-violence considérera que la production d'armes n'est pas un travail productif, mais un travail nuisible, alors évidemment que le marchand de canons trouvera tout à fait productif le travail fait dans ses usines pendant que le sociologue ou l'économiste se demanderont si la production d'armes, dans la mesure où elle est consommée improductivement, est une activité parasitaire ou un bon moyen de stimuler la demande et donc la production...
Les zones de flous et les ambiguïtés de la notion de travail productif en font-elles une notion vague, cantonnée au domaine de la " doxa " et irrémédiablement marquée du sceau du relativisme ? Nous devons nous demander si les multiples niveaux qui affectent la représentation du couple travail productif - travail improductif ne présentent pas un point commun, une problématique fondamentale à partir de laquelle peuvent aussi bien s'organiser l'analyse économique que l'analyse historique ou sociologique ou encore une visée normative. Or nous ne pouvons pas découvrir cette unité à partir d'une synthèse des divers points de vue qui ne sont que des points de vue " extérieurs ", mais bien plutôt en partant de cette position qu'exprime Marx quand, critiquant Smith qui ne conçoit la dépense de force de travail que comme abnégation ou sacrifice, il lui reproche de ne pas la voir " en même temps comme affirmation normale de la vie "·. Que le travail soit l'affirmation normale de la vie est sans doute une idée contradictoire tout à la fois avec la philosophie classique, qui ne conçoit la " vraie vie " que comme celle de l'homme qui n'est pas soumis à l'impératif du travail, et avec le sens commun de la " civilisation des loisirs ". Néanmoins, c'est à partir de cette position que nous pouvons mener notre recherche sans nous restreindre au point de vue étroit de l'analyse économique ni tomber dans les platitudes moralisatrices.
Le travail comme affirmation de la vie
Le travail est affirmation normale de la vie ; le professeur Zapp dans le livre de David Lodge "Un tout petit monde" le dit sur le mode plaisant en affirmant que la sexualité n'est que la sublimation de l'instinct de travail. Il faut bien en effet que les hommes aient un véritable instinct de travail pour vivre et, avant de songer à l'amour, il faut bien avoir mangé, bu et vaincu le froid. Car ce par quoi les hommes commencent à se distinguer eux-mêmes des autres animaux, c'est qu'ils produisent eux-mêmes les conditions de leur propre existence au lieu de les trouver toutes prêtes dans la nature. Et le sage antique ne peut contempler le Bien suprême en toute quiétude que pour autant que des esclaves et autres hommes du commun aient produit pour lui de quoi satisfaire ses besoins immédiats les plus sensibles. Il est d'ailleurs à noter que la philosophie, de Platon jusqu'à Kant, n'a pratiquement accordé aucune importance au travail et, le plus souvent, a considéré celui qui devait travailler pour vivre comme un être dépendant, privé des facultés humaines les plus hautes et incapable tant d'accéder à la sagesse que d'être un citoyen à part entière. Il faudra Rousseau, Hegel et Marx pour qu'enfin la pensée se mette à penser ses propres conditions vitales, Rousseau qui fait du travail un élément constitutif fondamental de son projet éducatif, c'est-à-dire de son projet politique, Hegel qui réintroduit le travail dans le mouvement de l'esprit, Marx, enfin, qui en fait de noyau de son ontologie.
Le travail apparaît d'abord comme le contenu de cette "téléologie vitale" dont parle Michel Henry dans son étude sur Marx . Tant qu'on réduit l'individu humain à l'universel "homme", tant que l'homme est défini comme raison ou comme volonté, ou comme tout autre abstraction, le travail n'a aucun sens philosophique ; le travail est du domaine des sciences appliquées, de l'économie ou de la sociologie, puisque ni la volonté, ni l'entendement, ni la raison ne mangent, ne boivent, ne poussent la charrue ou le rabot. Et donc la distinction travail productif - travail improductif est une question qui concerne les économistes ou qui relève des notions communes, mais en tout cas une question qui n'a aucune portée humaine générale. Mais dès qu'on veut bien concevoir que le sujet n'est pas l'homme réduit à une abstraction mais l'individu concret dont la subjectivité ne peut aucunement être réduite à la volonté, à la raison, etc., le travail devient une des questions philosophiques centrales puisqu'il est une des formes essentielles dans lesquelles s'affirment les individus, en déployant l'ensemble de leurs puissances corporelles et intellectuelles. En effet, la séparation de la raison et plus généralement de toute l'activité intellectuelle d'avec l'activité physique telle qu'elle s'exprime dans le travail manuel constitue un véritable éclatement et une séparation de ce qui en réalité est lié et forme une unité. Dans sa célèbre comparaison de l'abeille et de l'architecte, Marx souligne que le travail met en oeuvre non seulement l'effort des organes naturels sollicités mais aussi une tension de la volonté et une représentation idéelle de l'oeuvre à accomplir. Dans le travail, l'homme n'opère " pas seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but, dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action et auquel il doit soumettre sa volonté. " Le travail, c'est bien la " praxis " dont Marx veut se faire le philosophe. Et sur ce plan, Michel Henry a parfaitement raison de dire que cette "praxis" est l'activité vitale de l'individu produisant lui-même les conditions de sa propre vie et nullement la soi-disant "praxis révolutionnaire" qui se réduit à discours et à l'abstraction, à l'éloignement indéfini de la vie.
La métamorphose du travail productif
Au premier niveau, donc, le travail productif apparaît comme le travail qui concourt à la réalisation de cette téléologie vitale. Le travail utile, celui qui produit des biens pour la consommation individuelle, comme celui qui produit des moyens pour la production est un travail productif. Affirmer cela, c'est en même temps supposer qu'on peut étudier les caractéristiques du travail en quelque sorte indépendamment des conditions historiques, le travail " à l'état de nature ". Cédons à la "robinsonnade" si courante dans l'économie politique: Robinson dans son île n'exécute que des travaux productifs puisqu'il travaille pour produire ce qui lui est nécessaire. Mais l'aventure de Robinson ne résume pas la condition humaine puisque justement le travail humain est un travail social. Or ce caractère social du travail humain ne s'affirme pas directement et de manière transparente. Le caractère social du travail humain s'affirme dans la transformation des produits du travail en marchandises et du coup par le déguisement de ce rapport social entre individus sous la forme mystique d'un rapport entre choses. La marchandise, dit Marx, est un hiéroglyphe ; et il faut décrypter ce hiéroglyphe pour retrouver sous la personnification des choses la " chosification " des personnes. Or dans la mesure où le travail social n'apparaît qu'en se dissimulant sous la forme de marchandise, le travail humain en tant qu'il est un travail concret utile à la vie est réduit à un travail abstrait, à une pure dépense de force de travail. La dialectique de la nature hégélienne explicitait la transformation de la quantité en qualité. Ici c'est une dialectique inverse : la quantité est la perte de qualité, le résultat d'un procès d'abstraction, qui est l'abstraction des caractères propres du travail et la transformation du travail humain sous une forme inhumaine. L'homme sans qualité est le produit d'un monde où le travail est un travail sans qualité.
Mais la métamorphose du travail n'est pas terminée. Car l'échange des marchandises pour l'instant n'est qu'une médiation. Quand le producteur de toile échange sa toile contre des habits, il produit de la toile comme valeur d'échange qui lui servira à obtenir un habit qui sera pour lui une valeur d'usage. Sous une forme détournée et méconnaissable, c'est encore la téléologie vitale qui est à l'oeuvre dans l'échange marchand. Or cette téléologie vitale va bientôt s'inverser. À la formule de l'échange marchand simple (M-A-M) va se substituer la formule du capital (A-M-A'). Le but de la production n'est plus d'assurer la vie au moyen du travail du travail social dont le caractère social s'affirme dans l'échange marchand dont l'argent constitue le médiateur ; nous passons de la production à l'économie dont le but est la reproduction du capital sur une base élargie dont la production de marchandise n'est qu'un moyen. Nous retrouvons, comme le signale Marx , l'opposition d'Aristote entre l'économique et la chrématistique. L'économique se borne à procurer les biens nécessaires à la vie et utiles au foyer ou à l'État. À l'inverse la chrématistique est l'art d'acquérir en vue d'obtenir une richesse illimitée. " L'argent est le commencement et la fin de ce genre d'échange ", dit Aristote. Si l'économique est naturelle, la chrématistique est artificielle et si Aristote ne condamne pas absolument cette dernière, il note qu'elle est loin d'être exempte de reproches ; que la monnaie rapporte de la monnaie en dehors de toute activité utile lui paraît particulièrement " odieux " . Le cycle de la circulation qui part de l'argent pour retourner à l'argent sous une forme élargie lui apparaît contre-nature.
Dès lors le sens de l'expression " travail productif " va changer : dans l'échange marchand simple, est productif un travail qui produit des valeurs d'usage ; le travail productif, au sens de la production capitaliste, est le travail qui peut s'échanger contre du capital. Il faut noter cependant que, dans l'échange marchand, il ne suffit pas de produire une marchandise utile à quelqu'un pour réaliser un travail productif ; encore faut-il que cette marchandise soit produite dans un temps inférieur ou égal au temps de travail social nécessaire pour produire ce type de marchandise. Dans le cas contraire, le travail aura été gaspillé du point de vue de la circulation marchande. Ainsi le fait que caractère social du travail se manifeste sous la forme marchandise constitue en soi une limitation de sa capacité productive puisque chaque travail individuel ne peut exister que comme une partie du travail social et que la marchandise vient légitimer, en trouvant un acquéreur, le fait que ce travail est bien une des branches de la division sociale du travail .
Au sens fondamental de l'expression " travail productif " qui définit le travail assurant la reproduction de la vie se substitue le travail productif comme travail reproduisant le capital. Ainsi Marx est amené à distinguer entre un travail productif au sens absolu, le travail qui remplace les valeurs qu'il a consommées, et un travail productif au sens capitaliste, le travail qui produit de la plus-value. Il affirme que le grand mérite d'Adam Smith est d'avoir conçu définitivement le travail productif du point de vue capitaliste comme un " travail qui s'échange immédiatement contre du capital. " Du coup la définition du travail improductif s'impose : il s'agit d'un travail qui ne s'échange pas contre du capital, mais contre un revenu. Cette distinction entre travail productif et travail improductif n'est pas une question secondaire, une affaire de détail dans le tableau général de l'économie. Les mots " productif " et " improductif ", qui semblent désigner une appréciation neutre, objective, de l'analyse économique, sont en fait lourdement chargés de valeur et définissent les orientations générales de l'économie et, à travers elle, de l'activité humaine. Ainsi quand les physiocrates définissent comme seul travail productif le travail effectué dans le secteur agricole, ils définissent du même coup ce qui doit être la base de l'organisation sociale et ce qui est le " travail noble ". Il en va de même dans le mode de production capitaliste quand le travail productif est défini comme travail producteur de plus-value ; comme le note encore Marx, citant Malthus, " toute l'économie bourgeoise reste fondée sur cette distinction critique entre travail productif et improductif " .
Cette distinction entre le travail productif et le travail improductif implique l'oubli de l'origine matérielle du travail, de la nature de son produit, de sa détermination comme travail concret ; elle n'est déterminée que par les rapports sociaux de production dans lesquels s'effectue ce travail. Ainsi l'artiste de cabaret qui travaille pour son patron et lui rapporte de l'argent effectue un travail productif, alors que l'artisan plombier qui répare la baignoire de ce patron de cabaret effectue un travail improductif. En versant un salaire à son artiste, le patron de cabaret dispose en retour d'une force de travail qui produira de la plus-value ; À l'inverse le travail du plombier est échangé contre du revenu, il apparaît uniquement comme un coût. L'argent versé au plombier ne fonctionne pas comme capital, mais uniquement comme équivalent général.
Travail productif et travail improductif : analyse et norme
La définition du travail productif est tout à la fois analytique et normative. De catégorie économique, elle se transforme illico en catégorie éthique et politique. Adam Smith utilise cette distinction pour s'en prendre à " certaines personnes occupées aux plus hautes fonctions ", incluant le souverain, son administration et son armée, ainsi que les ecclésiastiques, clercs et juristes comme étant une fraction improductive de la population reçoit sa subsistance du labeur des autres. Le physiocrate Quesnay dénonce le caractère improductif du luxe qui crée une circulation d'argent sans accroissement des richesses. Avec toute la prudence nécessaire, le libéral Smith attaque les classes parasitaires qui lui semblent autant de freins au développement libre de l'économie réglée par la " main invisible " du marché. La manière dont Marx utilise cette définition est toute différente. Il s'agit tout à la fois de mettre à jour la rationalité propre au mode de production capitaliste, le lien entre les rapports sociaux et les catégories économiques dans lesquelles ils s'expriment ; mais dans le même temps, Marx dénonce l'aliénation de la vie que constituent ces rapports sociaux. Il construit non une nouvelle économique politique mais bien comme le dit Michel Henry une " philosophie de l'économie ". Les exemples choisis par Marx pour illustrer la différence entre travail productif et travail improductif ne sont pas innocents ; il oppose des travaux qui, dans leur détermination matérielle, apparaissent au sens commun comme productifs et qui, du point de vue capitaliste, sont improductifs, à des travaux qui dans leur détermination matérielle concrète apparaissent comme improductifs et sont productifs du point de vue capitaliste. Plus : il reproche à Smith de ne pas s'en tenir à sa position de départ, de réintroduire dans la définition du caractère productif du travail la détermination matérielle du travail et ainsi de rester en fait prisonnier des physiocrates. En effet, l'abstraction des déterminations naturelles du travail, la détermination sociale du travail et le caractère historique de la définition du travail productif apparaissent ainsi d'autant plus nettement. Marx fait remarquer que le même travail peut être dit productif si je l'achète en tant que capitaliste ou producteur pour le mettre en valeur, et improductif si je l'achète en tant que consommateur qui dépense un revenu " . C'est bien le caractère relatif aux rapports sociaux du travail productif qui est souligné ici et dans le même temps la séparation qu'implique ces rapports sociaux entre le but immédiat, subjectif, du travail et la transformation, la véritable inversion que réalisent les rapports capitalistes avec la transformation de la force de travail en marchandise. Or le fait que le capital emploie du travail non pour créer des produits, des valeurs d'usage, mais pour absorber du surtravail est considéré par Marx comme une " aberration " : c'est donc bien un jugement de valeur que porte Marx et ce jugement de valeur négatif porte en lui un jugement de valeur normatif implicite : le but du travail, c'est assurer la production de choses utiles pour la vie, le travail productif dans l'absolu serait le travail assurant aux meilleures conditions la production de valeurs d'usage et donc le renversement des rapports capitalistes signifierait que le caractère productif du travail retrouverait sa signification vitale première . D'ailleurs Marx définit lui-même l'expropriation des expropriateurs comme le rétablissement de la propriété individuelle sur la base des acquêts de l'ère capitaliste , ce qui signifie le rétablissement de la production en vue de la fabrication des valeurs d'usage, bref le retour à l'économique contre la chrématistique.
La distinction nette entre travail productif et travail improductif est donc à la fois analytique et normative. Elle est analytique en ce qu'elle expose sous un angle particulier le caractère fondamental de la production à une époque historique donnée et s'affirme comme catégorie scientifique. Mais d'un autre côté, cette distinction a un aspect normatif ; elle est un jugement sur cette époque historique et elle propose implicitement un modèle social et une norme pour cette activité fondamentale de l'individu qu'est le travail. Le physiocrate Quesnay défend le secteur de l'agriculture et s'oppose à la consommation improductive de l'État ; Smith défend la production de l'industrie pour le marché et s'oppose aux classes oisives et improductives héritées du passé. L'opposition travail productif - travail improductif est envisagée ici du point de vue de la rationalité économique. La position de Marx est différente : d'un côté il cherche à balayer toutes les confusions quant à la définition du travail productif en le réduisant au travail producteur de plus-value indépendamment de son utilité sociale en général, à exacerber le point de vue de l'économie bourgeoise, mais cette définition lui permet d'opposer le caractère capitaliste de ce type de travail productif à ce qui devrait être considéré comme un travail productif dans le cadre de rapports sociaux non " réifiés ", c'est-à-dire non capitalistes.
En première approche et si on réduit la position de Marx à celle d'un " économiste ", Marx ne fait donc que prolonger et préciser le point de vue classique de Smith et Ricardo. Mais il se situe sur un terrain qui n'est pas celui de l'économie politique, mais celui d'une philosophie de la praxis, d'une philosophie qui condamne l'économie comme l'aliénation des rapports humains; or, quelle meilleure illustration pourrait trouver de ce renversement des rapports humains que ces rapports de production qui font considérer comme productif un travail même inutile, même parfaitement nuisible moralement pourvu qu'il rapporte de l'argent pendant que des travaux utiles, vitaux sont considérés comme improductifs parce qu'ils n'entrent pas dans le circuit de la production de la plus-value. Marx prend au sérieux le mode de production capitaliste et se présente volontiers comme le continuateur de l'économie politique classique mais c'est pour mieux renverser l'ensemble en déplaçant d'un seul coup le terrain sur lequel s'élève l'économie politique classique, en dressant par exemple la figure du Stagyrite, dans l'opposition entre l'économique (utile à toute société humaine) et la chrématistique (nuisible). Ainsi on peut comprendre les différentes définitions du travail productif proposées par Marx. D'une part, le travail productif est, indépendamment des formes sociales historiques, l'activité fondamentale de l'homme, le rapport naturel qu'il entretient avec la nature et qui aboutit à la production de choses utiles, de valeurs d'usage, destinées soit à la consommation soit à fonctionner comme moyens de production. D'autre part, dans le mode de production capitaliste, le travail productif est le travail qui s'échange contre du capital. Cette double définition correspond exactement au double procès que recouvre la notion de travail. Le travail est d'abord un travail concret - Marx emploie aussi l'expression de " travail productif spécifique - un travail déterminé utilisant certains outils, certaines techniques, requérant une habileté donnée et donc un travail produisant une valeur d'usage, un travail qui est une nécessité éternelle. Sans ce travail concret, pas de production de valeur et donc pas de plus-value possible. Mais en même temps, le travail dans le mode de production capitaliste est un travail producteur de valeur, c'est-à-dire un travail réduit à sa propriété générale abstraite de " dépense de force vitale humaine ".
Certains économistes d'inspiration marxiste, comme Paul Baran, développent précisément cette double définition du travail productif pour lui donner explicitement son caractère normatif en affirmant qu'un travail improductif est un travail qui ne serait pas nécessaire dans une " société rationnellement organisée ". Reste à savoir ce qu'est une société " rationnellement organisée " et dans quelle mesure une telle notion est une notion opératoire. Si la critique marxienne de l'économie politique présuppose une prise de position philosophique et morale, elle ne donne pourtant aucune norme pour une société future, Marx se refusant à faire bouillir les marmites de l'avenir.
Le travail improductif
Nous avons procédé jusqu'ici comme si la définition du travail productif nous donnait, en creux, la définition du travail improductif. Or ce n'est pas complètement vrai, ou plus exactement les zones d'ombres de la notion de travail productif apparaissent dès qu'on s'attaque à la classification de ce qui est travail improductif. Du point de vue de la production de valeurs d'usage, la notion de travail improductif semble dénuée de sens ; un travail qui ne produit aucune chose utile peut-il être appelé travail ? Dans les premières sociétés humaines, les fonctions de pouvoir, de surveillance, de maintien de l'organisation sociale, la guerre, etc., ne sont pas des travaux. Elles ressortissent au sacré ou bien sont de l'ordre du privilège ; mais à aucun moment elles ne se situent dans l'ordre du travail ; l'ordre du travail, c'est le troisième ordre, le Tiers État. C'est bien pourquoi les premiers économistes de la révolution industrielle considèrent les classes nobiliaires, le clergé, l'appareil monarchique comme des classes parasitaires pratiquant une consommation improductive. L'opposition de la classe des producteurs (ouvriers et industriels) face aux classes improductives est également à la base de la pensée de Saint-Simon ou de celle de son disciple Auguste Comte. Chez Hegel, la " classe substantielle " et la " classe industrielle " ne s'opposent pas, mais se différencient de la " classe universelle " qui " s'occupe des intérêts généraux de la vie sociale " et doit pour cela être " dégagée du travail direct en vue des besoins " .
Inversement, à l'époque contemporaine, la distinction entre travail productif et travail improductif est complètement ignorée. Dans la manière même dont sont établis les grands indicateurs macro-économiques, cette distinction est abolie puisque le calcul du PNB ou de la PIB additionne la valeur ajoutée créée dans les secteurs de la production et la somme des salaires versés dans les secteurs improductifs. C'est ainsi que, pour reprendre l'exemple de J.K. Galbraith, un homme qui épouse sa domestique fait baisser la PIB, puisque le salaire qu'il lui versait avant le mariage était inclus dans le calcul du revenu national alors que les dépenses communes du ménage n'en font pas partie. Ces méthodes de calcul qui aboutissent à créer des indicateurs macro-économiques de plus en plus indépendants de la vie réelle des gens révèlent l'attitude générale de la pensée économique à l'égard du travail. Les théories marginalistes de la valeur née à la fin du siècle dernier ont largement dominé toute l'économie politique au XXe siècle. Ces théories, dont Nicolas Boukharine a fait une critique virulente dans son " Économie politique du rentier " , sont construites d'abord sur le rejet de la théorie de la valeur-travail, théorie commune aux classiques (Smith, Ricardo) et à Marx. La théorie de la valeur-travail est rejetée comme " métaphysique " en ce qu'elle cherche une substance de la valeur. Et de fait, le  Capital n'est pas un livre d'économie au sens où on l'entend aujourd'hui ; les premières sections en particulier sont entièrement dominées par la grande figure d'Aristote - en qui Marx voit une " source toujours vive " - et toute l'analyse de la marchandise est menée explicitement dans les catégories de sa métaphysique. Mais ce recours à la métaphysique a une fonction très précise puisqu'il s'agit de montrer à partir de catégories philosophiques comme s'opère cette abstraction de la vie et cette substitution à la vie de son équivalent idéel qu'est l'économie. En tant qu'elle montre que le capital est n'est pas autre chose que l'aliénation de la force vitale du travail, la critique marxienne tire jusqu'à ses extrêmes conséquences ce qui est contenu dans la loi de la valeur et du même coup marque la fin de l'économie politique classique. Après Marx, l'économie politique se transforme en économie - sans adjectif - et renonce à toute recherche des fondements pour se développer dans un esprit plutôt positiviste. Ainsi, dans les théories marginalistes ou néoclassiques, la valeur n'a plus aucune portée, elle ne se différencie plus des prix qui se constatent dans la sphère de la circulation. La distinction entre salaire et profit n'a plus lieu d'être ; l'un et l'autre sont rangés sous la catégorie de revenu et dans l'organisation des grandes entreprises, le patron lui-même apparaît comme salarié, le profit étant reversé en partie sous cette forme.
Cette véritable mise à plat des catégories de l'économie politique , dont les fonctions apologétiques et le caractère idéologique sont masqués derrière un appareil mathématique aussi lourd qu'inefficace - et dont les prévisions prétendument scientifiques sont démenties par les faits avec une belle régularité - aboutit à un découplage plus évident que jamais entre l'économie et l'activité vitale des individus, des subjectivités que nous sommes et qui constituent la chair et le sang de ce théâtre d'ombres qui domine l'actualité, non seulement telle qu'elle est vue et représentée dans les " superstructures idéologiques ", mais aussi telle qu'elle est vécue et ressentie. C'est ainsi que tout salarié est considéré comme un travailleur productif au motif qu'il est salarié et que, du même coup, tout travailleur productif est assimilé à un échangeur de services ; or un mercenaire, tout salarié qu'il soit, peut difficilement passer pour un travailleur productif (bien que dans l'économétrie moderne sa solde entre dans le calcul de la richesse nationale) tandis qu'un travailleur salarié ne vend pas, et pas plus aujourd'hui qu'hier, ses services mais bien sa force de travail.
Si la critique de cette économie est assez évidente - et sur ce point les classiques, tout comme Marx, semblent avoir dit des choses définitives – il reste que la complication ou plutôt la complexification du procès de production rend parfois la séparation entre travail productif et travail improductif plus difficile, car " c'est non pas le travailleur individuel mais une force de travail socialement coordonnée qui devient l'agent réel du processus de travail dans son ensemble " . De ce fait on range sous la catégorie de travail productif toutes les forces de travail qui concourent à ce processus, du simple ouvrier manuel, à l'ingénieur, au technicien et au surveillant. Le problème d'ailleurs se complique avec le développement des trusts, des très grandes entreprises, des multinationales, etc. Ainsi Marx montrait que, précisément parce que le capitalisme ne commence historiquement qu'avec la réunion d'un grand nombre d'ouvriers sous le même capital, la fonction de direction, de surveillance et de médiation devient la fonction du capital, c'est-à-dire la fonction du capital personnifié qu'est le capitaliste. Or cette fonction a une double face puisqu'elle est à la fois nécessaire " éternellement " en tant que moyen d'organiser un travail coopératif (Marx la compare à la fonction du chef d'orchestre) et, en même temps, comme moyen d'organiser l'extraction du maximum de plus-value ce qui lui donne sa forme despotique. Or cette fonction dans les entreprises modernes n'incombe pas à un personnage, ni à une petite poignée d'hommes mais à un énorme appareil administratif composé de salariés de toutes catégories et qui bien souvent remplissent des tâches uniquement consacrées à l'organisation du travail coopératif.
De proche en proche, toute forme de travail deviendrait ainsi travail productif et donc l'idée d'un travail improductif perdrait toute pertinence. Or si la considération du processus de travail dans son ensemble est un point de vue indispensable, l'extension de cette considération à l'ensemble de l'organisation sociale est une extension abusive. En effet, la société dans son ensemble ne fonctionne pas comme un procès de travail global. Ce qui est vrai à l'intérieur d'une entreprise (la socialisation croissante du procès de travail) n'est plus vrai à l'échelle de la société dans son ensemble justement parce que le caractère social global du procès de travail n'apparaît que sous l'enveloppe de l'échange marchand. Prenons l'exemple de la place des sciences dans le procès de production ; Habermas affirme que " les sciences représentent maintenant la force productive la plus importante " . par cette affirmation, il rejoint Marcuse et les théoriciens du mouvement antiautoritaire des années 1968. Ernest Mandel dans son Traité d'économie marxiste défend également une telle position. Malheureusement, cette affirmation qui est au coeur de la pensée de Habermas est dénuée de fondement. Car les sciences en tant que telles ne sont en aucune façon une  force productive ; elles sont incorporées dans le procès de production, mais elles n'y produiront pas une once de plus-value. Ceux qui produiront de la plus-value, ce sont l'ingénieur et le chercheur du secteur " RD " qui interviennent en tant que fraction du collectif de travail. Leur savoir scientifique et technique fait partie de leur puissance de travail, et du reste, le patron le paye puisque, selon la théorie marxienne, la valeur de la force de travail inclut les frais de formation de cette force de travail, frais d'autant plus importants que le travail à accomplir est un travail complexe. Les sciences contemporaines sont d'autant plus faciles à incorporer dans le procès de production que, comme le fait encore remarquer Habermas, elles "se déploient dans un système de références méthodologiques qui reflète la perspective transcendantale d'une possibilité de disposer techniquement des choses. C'est pourquoi les sciences modernes engendrent un savoir qui, dans sa forme même est un savoir techniquement utilisable". Dans le même temps, une part importante de l'activité de recherche scientifique reste en dehors du circuit de la production capitaliste ; la science fondamentale pour la plus grande partie mais une part importante des recherches appliquées, reste financée par l'Etat et apparaît ainsi du point de vue capitaliste comme une dépense improductive, quoique nécessaire au même titre que le gouvernement, la police ou le denier du culte. L'intégration des "classes intellectuelles" au prolétariat productif au sens marxien ne va donc pas de soi...
Il apparaît donc que du point de vue de l'analyse du procès de production capitaliste la distinction entre travail productif et travail improductif reste une distinction pertinente. Dans le même temps la contradiction entre le caractère productif du travail du point de vue capitaliste et la " productivité spécifique " des travaux concrets, c'est-à-dire des travaux producteurs de valeurs d'usage, de richesses utiles, se développe et s'exacerbe. Si, selon Marx, le travail est d'abord un rapport entre l'homme et la terre, un rapport qui ne cesse pas même dans les formes de production les plus développées, l'accroissement sans frein de la productivité du travail conduit aujourd'hui à la destruction de cette terre où l'homme trouve les premiers moyens de production.
En conclusion
Nous avions cherché un point de départ à partir duquel il serait possible de définir sans ambiguïté les termes de travail productif et de travail improductif. Avant cette opposition, et la fondant, nous avons posé le principe que le travail n'est pas seulement une nécessité extérieure mais bien une affirmation normale de la vie. Mais en tant qu'affirmation de la vie le travail a donc un but : assurer la production et la reproduction de la vie des individus ; il est bien l'expression de cette " téléologie vitale " dont parle Michel Henry. L'opposition travail productif - travail improductif se définit donc d'abord par rapport à cette téléologie vitale. Mais avec l'échange marchand d'abord - c'est-à-dire l'opposition du travail concret et du travail abstrait - puis avec la production capitaliste - la recherche de l'argent pour l'argent, la chrématistique aristotélicienne - la téléologie vitale est inversée et du même coup l'opposition travail productif - travail improductif change de sens. C'est précisément ce changement de sens lié à l'inversion de l'orientation du travail qui explique tout à la fois la multiplicité des interprétations des termes " travail productif ", " travail improductif ". Deux attitudes sont également impuissantes : la première consiste à se placer d'un point de vue extérieur au mode de production et à juger exclusivement par rapport à l'utilité, à proposer des normes en dehors des développements historiques réels. Ainsi les dénonciations d'un travail orienté vers les faux besoins, les dénonciations de l'argent, etc., qui sont autant d'imprécations qui accompagnent dans le dévier d'un pouce le cours de l'accumulation du capital. La deuxième attitude consiste à faire siennes les valeurs implicites des rapports capitalistes. Est productif, tout ce qui concourt à la reproduction élargie du capital assimilé à la richesse sociale. Cette attitude dans une première phase de l'histoire de l'économie politique a contribué à mettre à jour les mécanismes fondamentaux, mais elle est devenue pure apologie dès le déclin de l'école classique.
Dans ces deux attitudes, les " réalistes " s'opposent toujours au " idéalistes ", les " gestionnaires " aux " rêveurs ". Mais cette opposition est purement formelle, parce que les deux points de vue sacralisent d'une certaine manière leur objet, l'économie. En effet, l'opposition travail productif - travail improductif ne se déploie qu'à partir du moment où le travail dans sa productivité spécifique, concrète, " naturelle " pourrait-on dire est opposé au travail abstrait, pure incorporation de la force naturelle dans la marchandise. Les difficultés apparentes, les paradoxes que soulèvent la notion de travail productif et, par contrecoup, la définition d'un travail improductif, paradoxes que Marx se plaît à développer, conduisent à mettre en cause l'économie comme réalité homogène, a fortiori comme réalité fondatrice. C'est précisément cette mise en cause qui constitue l'apport fondamental de Marx ; les paradoxes du travail productif, ceux qui font apparaître le travail du plombier ou du médecin comme improductif et celui de la chanteuse de cabaret comme productif, ces paradoxes donc révèlent bien que l'économie naît comme système de représentation et aliénation de la vie et qu'inversement la réalité, la réalité de la vie des gens n'a rien d'économique.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...