lundi 27 février 2017

Les grandes philosophies sont-elles dogmatiques ?

Les systèmes philosophiques ont mauvaise presse. C’est Engels qui affirme que la philosophie de Hegel fut le dernier et le plus colossal avortement de la philosophie systématique. Un peu partout, on dénie à la philosophie tout pouvoir véritatif – seules les sciences, sans qu’on précise toujours bien ce que l’on entend par là, posséderaient le privilège d’atteindre la vérité. Kant, en fracassant la vieille métaphysique, ce « champ de bataille », aurait mis fin une fois pour toutes à toute cette philosophie dogmatique.
La philosophie est recherche de la vérité, telle est le point de départ de la philosophie telle que Platon la définit. Mais si la philosophie est recherche de la vérité, elle n’a pas la prétention de la posséder ! Tous les dialogues de Platon peuvent être lus à cette aune et c’est pourquoi ils sont si souvent aporétiques, y compris des dialogues tardifs comme le Théétète qui échoue à définir le savoir, se contentant de dire ce qu’il n’est pas. On peut penser que l’affirmation de Platon selon laquelle seules les Idées sont vraies est une affirmation de ce dogmatisme, fondé sur la séparation de deux mondes, le monde sensible voué à la croyance et à l’illusion et le monde intelligible, une sorte d’arrière-monde comme l’aurait dit Nietzsche. Malheureusement, cette lecture de Platon manque totalement de la finesse et de la compréhension nécessaire pour saisir ce que dit le père fondateur de la philosophie. Dire qu’il y a deux mondes chez Platon est déjà largement un abus. Il n’y a qu’un seul monde mais deux domaines de la connaissance, eux-mêmes divisés en deux. Ce que le domaine intelligible produit, c’est précisément la vérité du domaine sensible. Quand on a lu et médité le Timée, on comprend ce lien. Il est difficile de croire que la science moderne et Kant nous dispenserait en quelque sorte de prendre au sérieux la pensée de Platon, sauf à en faire un objet d’histoire ou de philologie. Commençons par le plus simple. Dire que seules les Idées sont vraies est absolument évident. Les choses sensibles ne sont pas vraies. Elles existent … ou non si ne sont que des produits de notre fantaisie. Rechercher les Idées vraies, c’est le seul sens général que l’on puisse attribuer à l’expression « recherche de la vérité ». En ce sens tous les philosophes sans exception sont des platoniciens et comme lui des « idéalistes ». Mais c’est aussi vrai des scientifiques ! La gravitation universelle n’est pas une chose visible, sensible, ce n’est pas un réalité que les sens peuvent appréhender. C’est une idée ! Une idée dont la vérité se peut prouver en prenant le chemin descendant de la dialectique (platonicienne), c’est-à-dire en montrant comme elle peut expliquer les phénomènes sensibles observés et prédire d’autres phénomènes qu’on observera. En bons platoniciens, lecteurs parfois du Timée, les physiciens modernes ont commencé par supposer une sorte de structure mathématique du monde, sous-jacente à tous les phénomènes. Le grand livre de la nature est écrit en langage mathématique disait Galilée. Les mathématiques constituent une science « médiane » dit Platon dans la République. Médiane parce que les objets mathématiques sont des objets idéaux, perceptibles seulement par l’intelligence – quand je dis avec Euclide que le point est ce qui n’a pas de partie, je ne pourrai jamais percevoir un point par mes yeux. Mais ces objets ont une image sensible (le point que je trace sur le tableau) et c’est précisément parce qu’ils ont une image sensible que les objets mathématiques sont particulièrement aptes à nous permettre de penser la réalité physique. Pour comprendre tout cela autrement, il faut lire Hegel, c’est-à-dire comprendre comment le mouvement même de l’esprit conduit à ce « tranquille royaume de lois » qu’est la science physique moderne.
Comment donc réduire Platon à cette caricature des deux mondes et à ce que Nietzsche, pas toujours bien inspiré, a cru pouvoir nommer arrière-monde halluciné ? Venons-en à Aristote, à bien des égards un anti-Platon, notamment dans sa critique des « Idées ». On sait que la philosophie moderne s’est largement constituée contre Aristote, faisant d’ailleurs souvent mine d’oublier tout ce qu’elle lui emprunte et notamment ses catégories. Au fond les modernes ont tendance à présenter à Aristote comme l’inventeur d’une science dépassée (la logique ne sert à rien, soutient Descartes) et le tenant d’une métaphysique dogmatique, cette « science de l’être en tant qu’être ». Mais Aristote n’a jamais prétendu avoir réussi à construire une « science de l’être en tant qu’être ». Comme l’a excellemment montré Pierre Aubenque dans Le problème de l’être chez Aristote, cette ontologie générale, exigée par l’architectonique aristotélicienne des savoirs est introuvable. Ajoutons que s’il est un penseur non dogmatique, un penseur qui revient sans cesse sur ses propres affirmations pour les rediscuter, un penseur de l’à peu près et de l’incomplétude des savoirs, c’est bien Aristote. On ne peut que rendre grâce à Hegel et à Marx d’avoir redonné sa vigueur à « l’Alexandre macédonien de la philosophie grecque ».
Les grands philosophes « rationalistes » ne sont pas plus dogmatiques. Ni Descartes ni Spinoza ne prétendent détenir une vérité objective indélogeable. Le but de Descartes est de trouver un fondement stable à la physique moderne, celle que fonde Galilée et le génie de Descartes est d’avoir compris la rupture profonde induite par le Pisan et d’annoncer une nouvelle époque, une époque où tous seront « cartésiens ». Là où Descartes voyaient des vérités indubitables, certains de ses disciples, comme Malebranche, n’ont pas manqué de soulever de nouveaux problèmes ; les objections aux Méditations Métaphysiques et les réponses à ces objections donnent l’exemple d’une discussion philosophique éloignée de tout dogmatisme et où sont posées des questions qui sont encore les nôtres dans le domaine de la « philosophie de l’esprit ».
Bien que les propositions de L’éthique soient démontrées more geometrico, il n’y a pas plus de dogmatisme chez Spinoza. Ce dernier ne part pas de vérités assénées au malheureux lecteur mais d’actes de l’intelligence à partir desquels se déploie un ensemble de propositions qui visent à définir le cadre de toute connaissance possible. Il ne s’agit pas seulement d’affirmer que Dieu est la nature, proposition qui, en elle-même ne serait que la marque de l’athéisme de Spinoza. Il s’agit de définir les conditions de toute pensée. L’Éthique est foncièrement une logique de la connaissance. La prendre pour une série d’affirmations métaphysiques et indémontrables ou pour une psychologie affective, c’est commettre une erreur monumentale.
Kant n’apparaît ainsi comme une rupture fondamentale qu’en reconstruisant une histoire de la philosophie imaginaire, en lui inventant des adversaires faciles à abattre. Sans vouloir retirer quoi que ce soit aux mérites de Kant, il est préférable de n’en point faire le chevalier blanc de la lutte contre la philosophie dogmatique et la métaphysique classique.

Faut-il enterrer l’État-nation ?

La mort de l’État-nation serait un fait avéré. Ne subsisteraient que les noms, l’apparat, mais sa réalité se serait progressivement évanouie, dissoute dans le processus que l’on appelle ici mondialisation et ailleurs globalisation. Tout ce qui naît mérite de périr. L’État-nation n’a pas toujours existé et il est naturel de penser qu’un jour ou l’autre il doit être englouti dans l’éternelle mutation des choses. Cependant la nouvelle de la mort de l’État-nation est sans doute prématurée. Alors que la construction européenne était censée incarner le dépassement de l’État-nation, alors que les diverses de la « gouvernance » mondiale (FMI, OMC, etc.) devaient nous faire entrer dans le « post-national », nous assistons aux prémices de la dislocation de l’Union Européenne qui apparaît de plus en plus comme une « prison des peuples » et au développement des revendications « identitaires » qui pulvérisent même les vieilles nations ou les moins vieilles. Loin d’aller vers le « post-national » nous pourrions même aller vers « l’ante-national », vers l’explosion en communautés ethniques, en tribus ainsi qu’on le voit en Libye et ailleurs.
Pour comprendre ce qui est en cause, nous nous proposons tout d’abord de revenir aux questions théoriques les plus fondamentales telles que les a posées la tradition philosophique. Nous tenterons ensuite de dégager l’originalité du modèle de l’État-nation tel que l’Europe l’a inventé. Nous montrerons ensuite que la tradition internationaliste du mouvement ouvrier est étroitement liée à l’État-nation et en quoi le mondialisme d’une certaine gauche est la négation de l’internationalisme. Enfin nous tenterons de dégager quelques perspectives à court terme, quelques orientations générales pour les luttes politiques à mener.

Le droit de gens et le point de vue cosmopolitique

Comme c’est souvent le cas, les termes de nos discussions actuelles ont été posés depuis l’Antiquité grecque qui reste pour nous une source toujours vive de réflexion. L’idéal de la cité grecque était celui d’une communauté politique fermée. Les Grecs formaient un peuple qui partageait une langue – par opposition à ces barbares dont la langue était incompréhensible. Mais ils ne formaient pas une nation, même s’ils admettaient que les règles qui s’appliquaient à un Grec étranger n’étaient pas exactement celles que l’on devait appliquer à des barbares. Au-delà du droit propre à chaque cité (les lois d’Athènes n’étaient pas celles de Sparte), il existait une sorte de « droit commun », un koinon nomos, dont l’extension n’était pas bien déterminée, mais qui était une sorte de droit naturel. Ainsi les lois de l’hospitalité faisaient-elles partie de ce droit commun. C’est aussi ce qui expliquait le statut particulier des métèques à Athènes, par exemple. Et c’est aussi ce qui explique pourquoi ces cités grecques n’ont jamais formé que des « ligues » ou des fédérations ». On ne peut appliquer à ces cités le terme d’État-nation, précisément parce qu’on ne peut pas encore parler d’État et que l’organisation politique ne prétend point représenter la nation – c’est-à-dire ceux qui peuvent prétendre à une naissance commune. On pourrait traduire polis par « communauté politique ». Mais encore une fois, c’est une communauté bien délimitée : polis renvoie à un verbe qui signifie « bâtir des murs ». Chez Platon et Aristote, cette limitation de la polis découle de la nature des choses. Il faut qu’elle soit assez grande pour que soit assurée son autarcie, par la diversité des corps de métiers qu’on y pourra trouver. Mais il faut aussi qu’elle ne soit pas trop grande – la démesure est un défaut majeur dans l’éthique grecque – afin de préserver son unité.
Avec la décadence de la cité – Athènes tombe aux mains des Macédoniens avant d’être conquise par Rome – les philosophes vont opposer le point de vue cosmopolitique. Le monde formant une unité, tous les êtres y sont liés par des liens organiques, et les êtres humains font partie de ce tout et ont entre eux des liens naturels de sympathie. Ils forment comme une grande famille et ils ont des devoirs les uns envers les autres par le simple fait d’être humains. On a trop souvent réduit les stoïciens à une morale de l’indifférence aux passions et au culte de la liberté intérieure. Mais le stoïcisme grec – dont Cicéron reprend souvent les grandes lignes – inclut une conception politique globale et souvent subversive. Certains stoïciens grecs en sont venus à affirmer l’illégitimité de l’esclavage et l’un d’entre eux est parti combattre aux côtés d’esclaves en révolte.1 À l’opposé de l’anti-politisme épicurien, le stoïcisme est donc une politique, une politique qui vise à penser l’organisation de la communauté des humains et non plus simplement l’organisation d’une petite cité. Ce n’est nullement un hasard si cette conception trouva des échos puissants chez un Romain comme Cicéron, contemporain de la formation de l’imperium romain sur des territoires d’une étendue prodigieuse.
Après la chute du monde antique, la politique va se résumer à la monarchie et dans le monde chrétien la monarchie est universelle, puisque le seul monarque est Dieu dont les rois et les empereurs sont les représentants sur Terre. Je laisse de côté pour l’instant (pour y revenir plus loin) tout ce qui, avec et contre le thomisme, va s’élaborer principalement dans les républiques de l’Italie du Nord. Mais c’est avec la formation de puissants États revendiquant une base nationale : Angleterre, Espagne, France, qu’on aura tôt fait d’opposer à l’éclatement du « Saint Empire Romain germanique ».
Pour dire les choses schématiquement, le grand bouleversement des temps modernes sur le plan de la philosophie politique tient à ce que l’organisation politique n’est plus saisie comme un fait naturel – l’homme n’est plus le zoon politikon d’Aristote – mais comme le résultat d’un contrat. Le peuple se fait peuple, comme le dira si bien Rousseau. Et il se fait peuple en se donnant un pouvoir souverain commun. Avant que ces idées aient pu être théorisées sur le plan politique, il y a de grands bouleversements politiques qui ont fait émerger un sentiment national ou patriotique, dont Duby fait remarquer qu’il était déjà patent au moment de la bataille de Bouvines. Les sujets du Roi de France deviennent des Français qui reconnaissent le même pouvoir politique et se sentent liés par une communauté de destin. Après Bodin, Hobbes construit la théorie de l’État moderne mais il laisse un problème en suspens. Si le pacte social et l’institution du souverain assurent la paix à l’intérieur des frontières nationales, entre les nations demeure l’état de nature, c’est-à-dire l’état de la guerre de chacun contre chacun. Il ne croit visiblement pas à quelque chose comme le droit des gens, théorisé par Grotius, un droit de la paix et de la guerre qui s’imposerait aux nations souveraines ou plutôt que les nations souveraines devraient volontairement s’imposer.
Le traité de paix de Westphalie, qui met fin à la guerre de Trente ans, instaure une sorte de droit international et fait naître une véritable conscience européenne. Et c’est cette conscience européenne portée par les Lumières qui conduire à réexaminer, à nouveaux frais, la question du droit cosmopolitique.
Du point de vue des Lumières, c’est-à-dire du point de vue d’un rationalisme abstrait, d’un rationalisme non dialectique, l’avenir appartient non pas à ces formes historiques que sont les États-nations ou les empires, mais à un gouvernement rationnel de l’humanité toute entière. Dans L’idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant esquisse un tableau du progrès humain qui doit déboucher sur une forme de gouvernement du droit à l’échelle de la communauté humaine. Pour lui, il est impossible de s’en tenir à ce « concert des nations » dans lequel la paix n’existe que par l’équilibre des puissances. Mais l’instauration d’une sorte d’État souverain à l’échelle mondiale apparaît comme une tâche utopique, mais aussi potentiellement tyrannique. Kant est donc revenu sur ses premières propositions. Dans La Paix perpétuelle, il redonne toute leur place aux nations. Son « projet de traité de paix perpétuelle » repose sur trois piliers : la constitution républicaine des États, la reconnaissance du « droit des gens », c’est-à-dire du droit des peuples à se gouverner eux-mêmes sans intrusion de puissances extérieures et enfin une « société des nations ». Mais si la thèse kantienne peut et doit sans doute encore nous inspirer, elle apparaît comme un projet normatif extérieur à la dynamique même de l’histoire. Ayant vu passer « l’esprit du monde à cheval » alors qu’il était à Iena lorsque Napoléon Ier y entre, Hegel voit dans la vitalité des peuples ce par quoi s’exprime le progrès de l’esprit. Loin de tout pacifisme abstrait, il affirme que la guerre est précisément ce par quoi s’exprime la vitalité d’un peuple. Il y a des États parce que la guerre est toujours potentiellement à faire. Lecteur admiratif de Machiavel, il refuse la position de la « belle âme ». Que la philosophie arrive toujours trop tard, comme l’oiseau de Minerve qui ne prend son vol qu’au crépuscule, la pensée de Hegel le montre aussi. Mais la dynamique de la vitalité des peuples va devenir la dynamique de la course à l’accumulation de puissance et bientôt l’impérialisme deviendra le mode de survie de la société bourgeoise, débouchant sur la guerre mondiale, c’est-à-dire une guerre totale qui par deux fois au cours du XXe siècle a menacé d’engloutir la civilisation humaine elle-même.
On le voit les questions dont nous débattons aujourd’hui sont anciennes. Elles parcourent toute l’histoire de la philosophie et l’histoire tout court. La « fin de l’histoire », proclamée urbi et orbi après la chute du mur de Berlin et la désagrégation du bloc des pays du « socialisme réel », ouvrait la voie à une nouvelle vague de la pensée cosmopolitique. Les nations avaient engendré la guerre. La dissolution des nations dans le grand marché mondial devait engendrer une paix éternelle – mais comme le remarquait ironiquement Kant, le lieu de la paix éternelle, c’est le cimetière.
De cette histoire essayons tout de même de retenir l’essentiel. La paix entre les hommes est évidemment un idéal à poursuivre. On ne peut guère parler de civilisation tant que les conflits sont réglés au final dans le sang et les massacres. Il est cependant parfaitement légitime de se défendre face aux agressions étrangères. Mais il est illégitime de vouloir imposer à un autre peuple, à la pointe des baïonnettes, une certaine conception de la vie commune, fût-elle animée des meilleures intentions. Dans ce domaine on peut sans peine être rousseauiste. Et entre les Girondins partisans de la guerre révolutionnaire en Europe et Robespierre qui s’en tenait à la « ligne Rousseau », c’est Robespierre qui avait raison. Voilà quelques points qui ne souffrent guère de discussions. Trop généraux pourtant.
Le point de vue cosmopolitique de Kant est bien trop large. On sait que pour lui, même un peuple de démons, pourvu qu’ils aient un entendement, finirait pas se gouverner selon les principes du droit. Des individus abstraits, réduits à de purs entendements, accepteraient certainement des règles de droit communes dans un monde sans frontières. Mais si on peut penser de tels individus dans le « royaume des fins », dans notre monde tragiquement sensible, tragiquement humain, les individus sont plus gouvernés par leurs passions que par leur entendement. Et l’entendement lui-même, s’il est sans doute commun à toute l’humanité s’est toujours forgé dans des communautés particulières, avec leur propre héritage historique, leur propre manière de voir le monde et leur propre langue. Ainsi, on sait bien que le self government des Anglais n’a pas le même sens que le droit à l’autodétermination des Français. Ainsi la résolution 242 de l’ONU n’a pas le même sens suivant qu’on la lit en français ou en anglais. L’universel et le particulier se font face, comme deux pôles opposés et irréconciliables.
L’amour de l’humanité est sans aucun doute un beau précepte que nous devons essayer de faire nôtre, autant qu’il est possible. Mais, comme le faisait remarquer Rousseau, il y a tant de cosmopolites qui aiment le Tartare pour n’avoir pas à aimer leurs compatriotes, tant de belles âmes qui n’adressent pas la parole à leur voisin. « Le patriote est dur à l’étranger » remarque encore l’auteur de l’Émile, sans porter de jugement de valeur sur cette assertion. Or sans cet « amour », sans cette philia chère à Aristote et que nous pourrions traduire par « fraternité », il n’est point de communauté politique pensable. Des procédures juridiques ont, certes, la plus grande utilité. Mais une procédure juridique, n’en déplaise aux libéraux, ne fait pas un ordre politique. Elle ne peut que régler, quand elle y parvient, les différends entre individus soucieux uniquement de leur propre bien. Une communauté politique suppose que l’on partage bien autre chose que la reconnaissance de suprématie des lois : sens du bien commun, réseaux d’amitiés, fierté d’appartenir à une certaine culture, et, risquons le gros mot, des valeurs. Pour qu’existe une communauté politique mondiale, il faudrait donc procéder à une uniformisation des cultures, des mœurs, des croyances, communier dans une langue commune et tenir pour nuls et non avenus les attachements à la famille, à son pays, aux paysages de son enfance comme aux chansons qui nous ont bercés. Un tel idéal est connu : c’est l’utopie de la mondialisation néolibérale qui présuppose des individus menant tous des existences séparées, mais au fond tous identiques et réductibles à des automates rationnels maximisant leur utilité. Des individus vendeurs de force de travail (de travail abstrait) et des consommateurs avides de toujours consommer plus. Mais l’utopie s’est fracassée, avec la montée du terrorisme, avec le retour des revendications de puissances que l’on pensait devenues définitivement subalternes (la Russie ou la Turquie). Fin de la fin de l’histoire. Retour au tragique.
Il y a une autre raison qui s’oppose à l’idée que le mondialisme est l’avenir de l’humanité. Soit on est partisan de l’anarchie – mais celle-ci n’est qu’une autre forme de l’utopie néolibérale – soit on maintient la nécessité d’un ordre politique en remplaçant tous les systèmes des États par une « gouvernance mondiale ». Or, contre cette gouvernance mondiale, se dresse inévitablement l’aspiration à la démocratie. On peut presque établir une loi : plus un État est gros et moins il est démocratique, c’est-à-dire moins le peuple peut dire son mot de la conduite des affaires humaines. Les 20.000 citoyens athéniens pouvaient se réunir sur l’agora et d’ailleurs ils n’y venaient pas tous. Mais déjà dans les nations modernes qui ont plusieurs millions et souvent plusieurs dizaines de millions de citoyens, la démocratie directe est devenue impossible et la représentation politique suppose un empilement de strates de décision de plus en plus complexes. Le sentiment que nos compatriotes nous sont parfaitement étrangers s’est déjà beaucoup développé, et la décence ordinaire et le sentiment d’appartenance à une communauté, dont le ciment est le bien commun, sont singulièrement affaiblis face aux comportements anti-sociaux qui existent nécessairement dans toute société. Quand le regard des autres ne suffit plus pour empêcher mille et une incivilités, il ne reste que la répression et l’action de la police. En passant à l’échelle supérieure, au mondialisme, si l’on veut éviter le chaos social (l’anarchie) il faut un gouvernement tyrannique. Un gouvernement mondial serait tyrannique ou vain doit constater Kant. Et on ne saurait lui donner tort.
À l’opposé la nostalgie des petites communautés « naturelles » n’est au mieux qu’un songe creux. Les familles, les clans, les tribus ne peuvent être des organisations sociales et politiques. La chaleur humaine de la famille, aussi importante soit-elle comme refuge (voir C. Lasch, Un refuge dans ce monde impitoyable) n’est guère favorable à la liberté. Dans la famille l’individu n’est pas pour lui-même, il est pour les autres et ne se définit que dans ses rapports avec les autres membres de la famille, qui sont pour lui père, mère, sœur, frère, etc. Même si la famille est indispensable comme premier moment de la sphère éthique, le jeune homme ou la jeune femme doit briser son unité fondée sur le sentiment, afin de se retrouver en tant que lui-même, égal aux autres dans la sphère de la société civile. Il n’y a ici presque rien à ajouter aux analyses de Hegel dans les Lignes fondamentales de la philosophie du droit. Les clans, les tribus et toutes formes d’organisation fondées sur les « liens du sang » présentent tous les traits négatifs de la famille, sans avoir d’avantage par rapport à cette dernière. Aristote le faisait déjà remarquer : la famille ou le village sont les domaines de la monarchie (dans le meilleur des cas). Le gouvernement politique doit au moins avoir l’extension de la cité.
Mais la liberté dont l’individu jouit dans la société n’est qu’une liberté partielle. Celle de choisir son occupation, de s’installer où bon lui semble et d’épouser qui lui convient. C’est une liberté fragile d’abord parce que dans la société civile, les hommes sont les uns à côté des autres, mais ne forment pas une communauté – c’est l’opposition soulignée par Tönnies entre Gesellschaft et Gemeinschaft. Seul l’État rationnel, l’État de droit peut garantir la liberté individuelle et faire de chaque individu un citoyen partie prenante de la formation de la volonté générale. L’État qu’on peut réduire au gouvernement, à l’administration et aux organes judiciaires est la sphère qui englobe toutes les autres sphères. Il est à proprement parler l’organisation de la nation. Une nation n’est pas une communauté d’origines – ce n’est pas une ethnie – et elle n’est pas non plus une communauté de langue ou une communauté religieuse. C’est la communauté politique effective. Elle est, pour reprendre l’excellente définition d’Otto Bauer, une « communauté de vie et de destin » qui a son origine non dans les liens du sang – il n’y a pas de herdbook des citoyens – mais dans l’action politique des individus qui vont l’instituer. La nation est toujours, au moins potentiellement, un État-nation. Dès qu’un groupe humain possède une conscience nationale, il aspire à former un État. Comment se forme cette conscience nationale ? Il n’y a aucune règle générale. L’histoire, à chaque fois, emprunte des voies différentes. Les Juifs ont longtemps formé des communautés préservant jalousement leurs particularités et notamment les rituels, le respect de la loi et l’inlassable reprise des textes de la Torah et du Talmud. L’idée même d’une nation juive n’avait aucune formulation positive. L’entrée dans la modernité et l’intégration des Juifs aux sociétés les plus avancées sur le plan de l’égalité des droits (Royaume-Uni, France puis Allemagne) pouvaient laisser penser à une disparition pure et simple de la « question juive ». C’est dans le sillage du mouvement des nationalités, dont la grande explosion est ce « printemps des peuples » de 1848, que la question d’un « foyer national juif » a été posée et a donné naissance au sionisme. Il a encore fallu le déchaînement de l’antisémitisme nazi, secondé par les antisémites de toute l’Europe, pour que le projet sioniste finisse par emporter l’adhésion des Juifs d’Europe, qui étaient nombreux à être opposés au sionisme (ainsi le « Bund », parti ouvrier marxiste des Juifs de Pologne). Ni la religion, ni la langue (en l’occurrence le yiddish) ne suffisaient à former une nation juive. Ce sont les événements historiques qui ont cristallisé ce qui n’était qu’une vague possibilité. Que tout ce processus ait été couvert d’une idéologie pseudo-religieuse et d’un mythe tragique (« une terre sans peuple pour un peuple sans terre ») et ait débouché sur un drame dont on n’est pas encore sorti, cela ne change rien au fond de la question.
Entre l’universel abstrait du cosmopolitisme et le particularisme de la tribu ou de l’ethnie, la nation politique, c’est-à-dire la nation organisée en État souverain, apparaît ainsi comme une médiation nécessaire. Le « droit des gens », c’est le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, y compris donc le droit de divorcer d’avec les nations avec qui elles ont été « mariées » de force, sachant qu’en même temps le droit de divorcer n’est évidemment pas l’obligation de divorcer. Une confédération d’États souverains décidant souverainement de mettre en commun leur monnaie, leur défense et quelques autres choses encore pourrait aussi apparaître comme une forme possible de réalisation des aspirations nationales.

L’histoire de l’Europe est celle de l’État-nation

On pourra nous reprocher d’ériger en modèle quelque chose qui est essentiellement européen. En effet, c’est l’histoire de l’Europe et plus particulièrement de sa partie occidentale, catholique, puis catholique et protestante qui fournit l’archétype de l’État-nation. Ce qui domine l’histoire mondiale, ce sont les empires en lutte contre ou englobant des petites communautés politiques – le plus souvent des principautés. L’empire romain puis l’empire romain d’Orient, la Chine, le Japon, l’empire moghol, les Incas, la Russie, l’empire ottoman, etc. telles sont les formes impériales qui gouvernent l’immense majorité de l’humanité. Les Romains n’ont pas créé d’État-nation : c’est la suprématie de la république de Rome qui s’affirme, même quand Rome n’est plus dans Rome, quand les empereurs s’établissent à Milan, par exemple. Cependant, presque à son corps défendant, l’empire romain a laissé les linéaments d’une nation, le regnum italicum d’où sortira finalement dans la deuxième partie du XIXe siècle l’unité italienne.
La particularité de l’Europe occidentale (jusqu’à la Pologne!), c’est la manière dont l’empire romain s’est effondré et l’échec de toutes les tentatives de maintenir en Europe le régime d’empire. La chute de l’empire romain – dont la date initiale est certainement la mise à sac de Rome par les Vandales d’Alaric – est un étrange processus. Les territoires gouvernés par Rome sont envahis par les « barbares », mais des barbares souvent installés depuis longtemps à l’intérieur du limes, des barbares au moins partiellement romanisés qui n’établiront leur royaume qu’en prêtant une allégeance, souvent purement formelle, à l’héritage de l’empire romain. Revendications mythiques d’une origine commune : les Francs se prétendent les descendants des Troyens, par un certain Francion, frère d’Énée ! Soumission à Rome en la personne de l’institution qui se prétend l’héritière de l’empire, l’Église catholique. Le royaume franc s’établit quand Clovis renonce à sa religion, l’arianisme, et se convertit à la religion officielle de l’empire, le catholicisme, alors même que cet empire n’existe plus. En 476, Odoacre dépose le dernier empereur romain d’Occident, Romulus Augustule, renvoie à Constantinople les insignes impériaux et met ainsi officiellement fin à cet empire qui a plus de 1300 ans selon la chronologie des historiens romains. Mais c’est en 495 que Clovis reçoit le baptême. Et quand les Francs, avec Charlemagne, tentent de reconstruire un empire, c’est à Rome, auprès de l’évêque de Rome, qu’ils vont chercher la consécration. L’illusion de la reconstitution d’un empire romain germanique et chrétien ne dure cependant pas bien longtemps. Le partage de l’empire entre les fils de Charlemagne, selon la loi franque, commence à dessiner les grandes lignes de ce que sera l’Europe.
On peut lire l’histoire de l’Europe comme l’incessant combat entre les tentatives du pape de Rome de rester le suzerain final de tous ces royaumes et les successeurs de « l’empire romain germanique », mais aussi comment ce combat de formes politiques dépassées et finalement impuissantes va permettre l’émergence de la vie politique moderne et des nations. Soulignons ici deux aspects. Le combat de l’empereur et du pape va avoir comme premier enjeu l’Italie du Nord, c’est-à-dire l’Italie qui s’est enrichie et qui se trouve en pointe du développement économique dès le Xe et XIe siècle. Gênes, Venise, Florence ne sont pas des petites principautés mais de véritables capitales économiques, celles d’où partent les flux commerciaux et les innovations économiques et financières majeures. Elles vont profiter de la neutralisation réciproque de leurs prétendus suzerains pour se construire et porter la culture, les arts et les lettres et les idées politiques nouvelles à des sommets. C’est là, dans ce laboratoire italien de la fin du Moyen Âge et du début de la Renaissance que s’est inventée la politique moderne (voir sur ce sujet Quentin Skinner, Les fondements de la pensée politique moderne, et Denis Collin, Lire et comprendre Machiavel). C’est que sont reprises et retravaillées les idées républicaines et une conception neuve du politique, une conception émancipée des références religieuses autant que de tout le discours ethnique. Deuxième aspect, la lutte entre le pouvoir pontifical et le pouvoir impérial se double très vite de la lutte des royaumes pour gagner leur indépendance et pour n’avoir pas à obéir aux ordres de Rome. Si bien que de fait, les Européens entament très tôt leur sortie du « théologico-politique » pour parler comme Spinoza. Les rois de France s’allient au pape quand ça les arrange et luttent contre lui quand ils y trouvent intérêt. L’Église de France passe de fait sous le contrôle du royaume. Plusieurs rois de France furent excommuniés : Louis VII, Philippe-Auguste pour bigamie, Philippe le Bel, Louis XII, Henri II, Henri III, Henri IV. Le roi d’Angleterre, Henry VIII, n’hésite pas à rompre définitivement avec Rome et les papistes et à former sa propre église, sous son contrôle direct (on n’est jamais si bien servi que par soi-même). Charles Quint très catholique roi d’Espagne va se retrouver à la tête d’un « saint empire » où les protestants donnent de la voix et, quand il entrera dans Rome, la « ville sainte » sera pillées par les « nouveaux barbares », les soldats protestants de l’armée du très catholique roi. Bref, comme disait Marx, quand en haut on joue du violon, il ne faut pas s’étonner si en bas on se met à danser.
Si l’Italie du Nord n’a pratiquement jamais connu le féodalisme au sens strict, en Espagne, en Angleterre et en France, c’est l’absolutisme et la construction de puissants États-nations qui vont ruiner à long terme le féodalisme et permettre l’émergence des nations modernes. Cherchant une solution au malheur de la « pauvre Italie », divisée entre républiques et principautés rivales, Machiavel voit dans le modèle français le modèle d’un État unifié où le roi lui-même est soumis aux lois. Pour comprendre la formation des États-nations européens, il est donc nécessaire de remonter à cette période de leur première affirmation qui va de pair avec les premières affirmations du sentiment patriotique. Voir dans l’État-nation une formation politique post-révolutionnaire, postérieure en tout cas à la révolution industrielle, le relier simplement à la domination bourgeoise comme le font souvent les marxistes, c’est ne pas comprendre combien il est enraciné dans le sentiment des peuples, combien ses racines, compliquées, plongent loin dans notre histoire. On pourrait sans doute soutenir la thèse selon laquelle, c’est précisément parce que se sont formés des États-nations que l’Europe a été le continent révolutionnaire – pensons aux révolutions anglaise et française au XVIIe et XVIIIe siècle, aux révolutions du XIXe et du XXe siècle – et aussi le continent où la classe bourgeoise a pu se développer et révolutionner le monde entier, pour le meilleur et pour le pire.
Dans toute l’Europe, le développement de l’État-nation est le corollaire d’un vaste mouvement d’émancipation des peuples. Émancipation vis-à-vis du régime d’empire au profit de l’insertion dans une communauté de vie et de destin, c’est-à-dire d’une communauté dont on veut partager l’histoire et au moyen de laquelle on peut espérer « faire l’histoire ». C’est très exactement ce qui surgit au grand jour et comme un écho de la révolution française dans le « printemps des peuples » de 1848. Ce mouvement comprend des mouvements nations contre les empires – le plus touché est l’empire autrichien, ultime descendant du « saint empire romain germanique » qui tentera de se sauver sous la forme de l’empire austro-hongrois – et des mouvements pour la constitution de l’unité nationale, en Allemagne et en Italie. Dans ces deux derniers pays, le mouvement national ne trouvera son accomplissement que sous une forme « impure », puisque l’unité nationale sera forgée sous la direction d’une monarchie, la monarchie prussienne ou la monarchie du Piémont-Sardaigne imposant le ralliement des autres parties de la nation. Réécrivant l’histoire italienne, certains auteurs estiment que l’unité italienne est en fait la conquête du sud par le nord. Ce n’est pas complètement faux, mais c’est oublier que cette conquête a bénéficié d’un large assentiment populaire et que la monarchie a chevauché un mouvement révolutionnaire (dont Mazzini et Garibaldi sont les figures marquantes) pour mieux l’étouffer et « tout changer pour que rien ne change » selon la fameuse formule de Lampedusa dans Le Guépard.
Si, selon les convictions républicanistes (voir Machiavel) il n’est pas de citoyen libre que dans une république libre, alors l’émancipation nationale, la constitution de nation politique apparaît donc bien comme la condition nécessaire de la liberté politique – bien qu’elle n’en soit pas la condition suffisante. Et nous avons là affaire à une « invention européenne » qui a essaimé ensuite dans le monde entier. Les colonies espagnoles d’Amérique latine ont largement puisé dans la révolution française l’inspiration de leurs révolutions contre le colonisateur. Contre l’empire ottoman entré en crise profonde vont se réveiller des nations arabes et d’abord l’Égypte et la Tunisie. Et c’est encore ce modèle de l’État-nation qui servira de boussole aux luttes révolutionnaires contre les empires coloniaux établis par la Grande-Bretagne, la France ou l’Allemagne… Ainsi cette invention européenne a-t-elle révélé son universalité.
Un dernier mot sur cette question. Hannah Arendt soutient, justement, que ce qui détruit l’État-nation c’est la submersion du bien commun par les intérêts privés, processus qui donne naissance à l’impérialisme. La transformation des États-nations européens (et bientôt américain) en puissances impériales, garantissant les intérêts des groupes financiers et industriels vivant de l’exploitation des colonies, a bien été le facteur principal d’érosion de l’État-nation et a fourni souvent des motifs légitimes de le haïr. Mais il ne faut pas confondre l’État-nation avec la maladie qui le détruit.

La nation et l’internationalisme

L’idée nationale est à l’origine un des piliers de l’internationalisme ouvrier, ce que ne comprennent plus guère les « marxistes » ou prétendus tels qui peuplent ce qui reste de l’extrême-gauche. On leur rappellera que le meeting de St Martin Hall, où l’Association Internationale des Travailleurs fut fondée en 1864, avait deux grandes revendications à son ordre du jour : le soutien aux Irlandais et aux Polonais en lutte pour leur indépendance nationale ! Et Marx, dans cette affaire, est l’un des plus fervents partisans du soutien apporté à ces revendications nationales. Du point de vue du marxiste borné, c’est assez incompréhensible. Ni la Pologne ni l’Irlande ne sont des grandes nations industrielles dans lesquelles une révolution sociale pourrait être attendue à terme rapproché. Ce sont des nations très catholiques, donc peut perméables aux « idées marxistes ». Et cependant, cet intérêt de Marx pour la nation se comprend aisément.
D’une part, comme le dit déjà le Manifeste du Parti Communiste de 1848, si la lutte de classes est internationale dans son contenu, elle est nationale dans sa forme. Et la forme, c’est essentiel pour un aristotélicien comme Marx ! La forme, c’est ce qui fait être les réalités en informant la matière. Bien sûr que la lutte des classes est internationale dans son contenu, puisque le mode de production capitaliste est par définition « mondialisé » (même si Marx n’employait pas ce mot) et que l’opposition capital/travail structure les rapports sociaux – ou plus exactement parce que le capital qui n’est pas une chose mais un rapport social est le rapport social dominant. Mais pour que la lutte des classes existe, pour qu’elle soit autre chose qu’une incessante guérilla du travail pour résister aux empiétements du capital, elle doit pouvoir se concentrer en lutte politique, c’est-à-dire en lutte pour imposer, même par segments, des entraves légales au libre jeu du capital. Quand on veut limiter la journée de travail, il faut une loi de limitation de la journée de travail et pour qu’une telle loi existe, il faut un gouvernement qui l’adopte et en organise la mise en œuvre. Si la lutte des classes est politique, si on ne fait pas de Marx une sorte d’anarchiste, on doit admettre que le cadre de la lutte des classes est celui d’une communauté politique. De ce point de vue l’émancipation nationale est un préalable, ne serait-ce que pour que chacun soit clairement mis devant la réalité : ce n’est pas la soumission à l’empire le problème à résoudre, c’est la question du capital. Vérification par un contre-exemple : dans l’Union européenne, c’est le « supra-national » qui organise la destruction systématique des positions que le mouvement ouvrier avait réussi à organiser dans le cadre national.
D’autre part, comme le dit Marx, « un peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre ». Les ouvriers anglais ne seront pas libres tant que le Royaume Uni opprimera l’Irlande ou l’Inde. Tant que les opprimés dans une nation sont de facto, et même sans l’avoir voulu, les complices de l’oppression d’une autre nation, ils ne font que renforcer les chaînes par lesquelles le capital les lie au maintien du mode de production capitaliste. La domination de quelques grandes puissances constitue un facteur essentiel du maintien de l’ordre capitaliste à l’échelle européenne et mondiale. Marx et les internationalistes soutiennent la Pologne contre la Russie, non seulement parce que c’est le droit le plus élémentaire des Polonais qui est en cause, mais aussi parce que l’autocratie tsariste est perçue comme le pilier de la réaction en Europe. C’est pour la même raison que Marx a publié, à partir de 1853, plusieurs articles contre la politique favorable à la Russie du Premier Ministre Palmerston. Il soutient même le conservateur Urquhart, adversaire intransigeant de l’autocratie moscovite…
Cette attention de Marx pour la question nationale ne s’est jamais démentie – même si, sur la fin de sa vie, il devient un peu moins anti-russe ! C’est encore sur la question nationale que Lénine, partisan de l’indépendance polonaise, s’oppose à Rosa Luxemburg qui défend, selon lui, un internationalisme abstrait en refusant de faire de l’indépendance de son pays une question politique centrale. Quand les bolcheviks prennent le pouvoir en Russie, c’est encore la question nationale qui joue un rôle moteur. L’empire tsariste était selon Lénine une « prison des peuples » et les bolcheviks devaient défendre le droit à l’autodétermination. Les interventions de l’Armée rouge en Pologne (ce fut une cuisante défaite) puis en Ukraine et Géorgie (où Staline s’illustra d’une manière telle que Lénine en fut alarmé) montrèrent que ce qui vaut en théorie ne vaut pas toujours en pratique… Cependant, officiellement, la Russie est transformée en une union de républiques socialistes et soviétiques (URSS) et non en un seul État. La Russie elle-même n’était donc qu’une république parmi toutes ces républiques formellement autonomes et encore : la Russie est une « république fédérative », c’est-à-dire une fédération de républiques. La complexité de l’édifice n’empêchera pas l’appareil stalinien de tout écraser et de transformer en tristes farces toutes ces garanties institutionnelles. Mais, en dépit de son destin, l’URSS naissante montre bien que l’internationalisme ne s’oppose pas à l’État national.
Le mot « internationalisme » est lui-même suffisamment parlant. Il ne signifie pas la disparition des nations, puisqu’il faut bien qu’il y ait des nations pour que l’on puisse parler d’internationalisme ! L’appel à la fraternisation des peuples (« Paix entre nous, guerre aux tyrans ») n’est pas la disparition des peuples mais la recherche, presque kantienne pourrait-on dire, d’une paix perpétuelle. C’est au nom d’un internationalisme dévoyé que Guy Mollet s’opposait à l’indépendance de l’Algérie, prétextant de l’unité de prolétariats français et algériens, alors même qu’un internationalisme véritable commandait justement le soutien aux indépendantistes algériens. Si « la souveraineté réside essentiellement dans la nation », comme le dit la déclaration de 1789, tout naturellement le peuple algérien ne pouvait participer à la souveraineté qu’en disposant de sa propre nation, en faisant sa propre expérience politique.
Une large fraction de l’extrême-gauche, se réclamant le plus souvent du « marxisme » défend non pas l’internationalisme, mais le mondialisme et exprime sans fard sa détestation des nations. Dans le cadre de la campagne du référendum sur le traité constitutionnel européen, Toni Negri, un des maîtres à penser du nomadisme universel, s’était écrié : « l’État-nation est une merde » lors d’un meeting pro-Union Européenne convoqué en 2005 par l’ex-trotskiste Julien Dray. À ce meeting intervint également Cohn-Bendit, autre thuriféraire du « machin » bruxellois. Les plus anciens se rappelaient que des manifestants de 1968, pour protester contre l’expulsion de Cohn-Bendit du territoire français, criaient « les frontières, on s’en fout ». Peut-être eussent-ils été mieux informés en demandant aux Vietnamiens, bombardés par l’aviation US, si, eux aussi, se foutaient des frontières. Ce mondialisme réclamé par les partisans du nomadisme universel, c’est-à-dire de l’exil de travailleurs immigrés et des peuples, n’est rien d’autre qu’une des figures de l’idéologie dominante, exprimant le besoin du capital de franchir toutes les barrières qui pourraient s’opposer à la mise en valeur du capital, ravageant la Terre et les cultures humaines dans leur diversité. Les grandes firmes de boissons gazeuses, de restauration rapide ou de fabrication et vente des pesticides n’aiment pas les frontières. La diversité des hommes leur déplaît puisque l’homme idéal est uniquement de la force de travail employable au plus bas coût, doublé d’un consommateur avide et interchangeable. Mais qu’on n’aille pas nommer « internationalisme » cette propagande en faveur de la domination mondiale du capital.

Et maintenant ?

Loin de produire une humanité sympathique, éclairée par les spécialistes du marketing, et baignée dans la culture « new age », la destruction des nations, organisées méthodiquement par les grandes puissances et par quelques moins grandes a engendré des monstres. À la place des nationalismes arabes, pas toujours très sympathiques et bien moins laïques qu’on ne l’a dit parfois, se propage aujourd’hui une idéologie totalitaire profondément régressive sous le nom d’islamisme. À la place des vieilles nations, commencent à se manifester toutes sortes de « communautarismes » anti-politiques, fondés sur la « race », le sang, la religion, etc. Le retour du refoulé menace ainsi toute civilisation. Au Canada, le multiculturalisme « post-national », revendiqué par le premier ministre libéral Justin Trudeau qui accorde sans compter son soutien à toutes les formes de la propagande islamiste, se révèle comme une arme de guerre contre l’indépendantisme québécois. Et que dire de la France ?
En même temps, tout le monde sait bien que dans l’effondrement, le seul môle auquel on puisse se raccrocher, c’est encore l’État-nation. En Méditerranée, ce sont les garde-côtes italiens, les bénévoles de Lampedusa, tous ces Italiens, mis au régime maigre par l’Union Européenne, qui assurent le sauvetage des milliers de malheureux qui tentent sur des radeaux de fortune de fuir les massacres et la misère. Pas les belles âmes post-nationales qui dispensent leurs discours moralisateurs et leurs vœux pieux. En France, qui permet à tous de se faire soigner, de ne pas mourir à la porte de l’hôpital faute d’un compte en banque suffisamment garni ? Notre bonne vieille Sécurité Sociale. Qui assure tant bien que mal la sécurité des citoyens ? Les polices nationales. Qui paye l’école ? Les États nationaux. Et ainsi de suite.
La fin des États-nations ouvre la voie à la barbarie, n’en déplaise aux valets de plume de la classe capitaliste transnationale, quand bien même ils se déguisent en terribles révolutionnaires mondialistes. Inversement, la seule voie qui reste ouverte si on refuse d’être précipités dans la barbarie – comme celle qui se développe au Proche et Moyen-Orient, est de redonner vie aux nations. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un vœu pieux que seuls quelques nostalgiques, quelques indécrottables conservateurs pourraient nourrir, mais d’un mouvement qui se fait jour dans la vieille Europe même sous des formes assez déplaisantes. Le Brexit britannique n’était pas exempt de toute arrière-pensée raciste, on le concédera volontiers, mais fondamentalement il a marqué l’attachement d’un peuple à sa façon de se gouverner, à ses traditions et à la souveraineté du Parlement dont on disait déjà au XVIIIe siècle qu’il pouvait tout faire sauf changer un homme en femme. La montée de ce que la presse nomme « euroscepticisme » s’inscrit dans ce même mouvement. S’il y avait un référendum, on sait que les Italiens souhaiteraient quitter la zone euro et retourner à la lire et en France, plus personne ne veut organiser de référendum au sujet de l’Union Européenne, tant les politiques craignent le résultat. Pour faire avaler les couleuvres post-nationales, il ne faut pas s’embarrasser de la souveraineté populaire dont les belles gens, les « sachant » se méfient comme de la peste.
Le souverainisme n’est pas un gros mot. Il signifie seulement être partisan de l’article III de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 ! De l’article III et des autres qui lui sont étroitement Le souverainiste n’est un nationalisme tant est-il que le nationalisme est une maladie de la nation. La souveraineté signifie seulement être maître chez soi et non vouloir régenter les autres. Bien au contraire, celui qui est jaloux de sa propre indépendance est tout disposé à s’entendre avec ses voisins pour le respect mutuel des indépendances. Vous n’accepteriez pas que votre voisin vienne vous imposer la couleur des peintures de la cuisine ou l’agencement de vos meubles ni qu’il vous interdise la consommation du vin rouge ou de telle ou telle variété de viande ! Et c’est pourquoi vous vous interdiriez de faire des remarques sur son aménagement intérieur quand bien même son mauvais goût vous semblerait-il patent. Ce respect mutuel n’interdit nullement de lui prêter vos clés pour qu’il arrose vos plantes d’intérieur quand vous êtes en vacances, vous engageant du reste à nourrir son poisson rouge quand c’est à son tour de partir. La souveraineté des nations n’exclut nullement la bonne entente ! Mais elle est une condition minimale de la liberté.
Défendre une conception raisonnable de la souveraineté nationale, permettre à chacun d’aimer son pays, ses traditions, sa culture sans pour autant cultiver d’hostilité envers les étrangers et en reconnaissant le devoir d’hospitalité et d’entraide qui s’impose envers les malheureux – des principes moraux eux aussi inscrits dans notre longue histoire – c’est le seul moyen de s’opposer aux exploiteurs de la crise, aux prétendus « identitaires » incultes et autres groupes violents qui deviendront demain les fourriers de la destruction de la civilisation. On sait comment l’abaissement de l’Allemagne après la première guerre mondiale a nourri le nazisme qui, prenant prétexte de la défense de l’identité aryenne des Allemands, a précipité ce pays phare de la culture dans l’abîme. La leçon sera-t-elle entendue ?
Le 7 octobre 2016 – Denis Collin
1Sur cette question, on lira l’ouvrage du regretté Costanzo Preve, Una nuova storia alternativa della filosofia. Il cammino ontologico-sociale della filosofia (éditions Petite Plaisance, 2013).

La problématique du sujet chez Kant et Habermas

Si de Nietzsche à Michel Foucault, les philosophies de la mort du sujet ont paru dominer le siècle passé, les conséquences philosophiques de la révolution copernicienne opérée par Kant continuent d’être agissantes. La problématique kantienne du sujet permet de commencer à répondre aux interrogations décisives de notre époque marquée par une crise de confiance généralisée : crise des « valeurs », fin de la croyance dans le progrès, mise en cause du politique, etc.. Les philosophies de la mort du sujet ou de la déconstruction ont tout à la fois ont exprimé cette crise et l’ont renforcée. La philosophie classique humaniste de Descartes à Kant est universaliste : le bon sens est la chose la mieux partagée du monde pour Descartes et pour Kant la loi morale est quelque chose qui s’impose à tout être doué de raison. L’universalisme a été battu en brèche et le relativisme a semblé triompher au cours les dernières décennies. Avec d’autres, cependant, Habermas à montré que la descendance universaliste et rationaliste critique de Kant était encore bien vivante et pratique.
Je voudrais tenter de cerner ici les rapports entre les problématiques du sujet chez Kant et chez Habermas, pointer les continuités et les ruptures, ou, plus exactement montrer comment Habermas restructure la philosophie critique de Kant pour construire sa propre philosophie, comment il opère ce qu’il appelle lui-même une critique immanente de la philosophie critique kantienne, sachant que c’est bien autour du concept de sujet et de celui d’intersubjectivité qui lui est étroitement lié que s’articule la démarche de Habermas. Il ne s’agit pas de couvrir l’ensemble des deux oeuvres. Pour Kant, je m’appuierai sur les trois critiques, tant est-il que ces trois ouvrages sont difficiles à dissocier l’un de l’autre. Pour Habermas, je m’en tiendrai à « Connaissance et intérêt » qui résume, à mon avis, l’évolution qui conduit Habermas de la théorie critique héritée de l’école de Francfort à la théorie de l’agir communicationnel.

La problématique du sujet chez Kant

Le rapport sujet-objet

La pensée de Kant marque une rupture dans l’histoire de la philosophie parce qu’elle pose comme une énigme ce qui semblait aller de soi jusque alors. Pour reprendre l’expression de Karl Jaspers (in « Kant » - Edition UGE):
Le rapport entre le sujet et l’objet, cette énigme auprès de laquelle s’écoule notre vie, passant outre comme ont passé outre les millénaires. (p.23)
Jaspers insiste. L’élément neuf dans la pensée de Kant, c’est que :
Il met en question ce qui jusqu’alors passait pour aller de soi, la réalité du rapport entre le sujet et l’objet. (p.24)
La réponse rationaliste était : il y a forcément accord parce que c’est l’esprit lui-même qui engendre la connaissance et qu’une pensée nécessaire et aussi une pensée réelle. (p.25)
Or Kant met en cause cette solution en questionnant le rapport sujet-objet lui-même. La solution kantienne peut être explicitée ainsi :
Nous pouvons connaître toutes les choses du monde parce que nous les avons produites, non sans doute quant à leur existence (car il faut au contraire qu’elles aient été données), mais quant à leur forme. (page 27)

La révolution kantienne

À partir de là va se déployer la révolution kantienne qui consiste en un double retournement de la philosophie traditionnelle.
Contre la tradition de la vérité comme « adequatio rei et intellectus », Kant que les choses ne peuvent pas être connues en soi, mais seulement à travers une expérience sensible qui est constituée par les catégories pures de l’entendement du sujet. Le sujet n’est pas le miroir de l’ordre du monde ; c’est au contraire lui qui constitue le monde comme objet d’une connaissance possible. Dans la théorie naïve de la connaissance, l’objet se reflète dans le sujet, directement ou indi­rec­tement. La pensée est adéquate à la chose parce que c’est au fond la même que penser et être. Or pour Kant, il n’en est rien. La chose en elle-même est inaccessible et c’est la pensée subjective qui constitue un monde à l’intérieur duquel la vérité peut-être dévoilée. Le monde qui est un donné chez les Grecs (le kosmos) est ici un produit subjectif ; l’unité du monde ne va pas de soi. Elle est l’unité réalisée dans l’aperception transcendantale. De cela découle que la seule chose auquel le sujet puisse accéder comme noumène, c’est-à-dire en dehors tout élément sensible, c’est lui-même, non en tant qu’être soumis aux passions, mais en tant qu’être doué de raison et seulement d’un point de vue pratique.
Contre la philosophie morale traditionnelle qui liait bonheur, vertu et connaissance, Kant affirme la supériorité de la raison pratique sur la raison pure, de la volonté pure sur la connaissance. Avant Kant, le « souverain bien » était le terme du long parcours de la science ; avec Kant, il est maintenant accessible à tous puisqu’il peut être atteint si on agit selon la loi morale (« agis de manière à être digne d’être heureux »).
Cette double révolution est aussi l’affirmation de la causalité par la volonté ou causalité par la liberté qui seule peut remonter, des effets aux causes, à un inconditionné apodictique alors que la causalité naturelle ne permet d’arriver qu’à un inconditionné problématique. À partir du moment où est démontrée la possibilité d’une causalité de la volonté, le question centrale de la philosophie est complètement déplacée. La métaphysique classique cherche à rendre conscient, à faire venir dans la conscience du sujet l’ordre immanent du monde. Mais pour comprendre complètement cet ordre, il faut pouvoir remonter à la cause des causes, ou encore rechercher le moteur immobile. La dialectique kantienne, à travers les antinomies de la raison pure, démontre que cette recherche ne peut pas aboutir. On peut prouver tout aussi rationnellement que le monde a été créé ou qu’il existe de toute éternité. La critique de la raison pure cependant ne peut être réduite à l’idée que toute connaissance vient de l’expérience et que la raison pure ne doit pas outrepasser ces bornes et qu’au fond l’esprit humain doit se limiter à l’entendement.
L’usage de la raison pure est certes négatif puisqu’il est une discipline qui détermine les limites, une discipline qui ne permet pas d’étendre nos connaissances au-delà de ce que nous donne l’expérience, mais sert à prévenir l’erreur. Cependant la raison pure a aussi un usage positif. Kant remplace l’organon aristotélicien par un canon. Kant appelle canon « l’ensemble des principes a priori du légitime usage de certaines facultés de connaître en général ». L’analytique transcendantale est ainsi le canon de l’entendement pur.

La primauté de la raison pratique

Or, dit Kant, il ne peut pas y avoir de canon de la raison dans son usage spéculatif puisque cet usage est « dialectique ». S’il y a un canon de la raison pure, c’est un canon de son usage pratique. Pourquoi la raison est-elle entraînée à quitter son usage empirique, demande Kant ? La réponse est donnée dans la dernière partie de la Critique de la Raison Pure et sera à nouveau développée dans la Critique De La Raison Pratique : à cause d’un intérêt pratique. Kant montre que les objets dont la connaissance conduit à des antinomies dans l’usage spéculatif de la raison (c’est-à-dire la liberté de la volonté, l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu) n’ont qu’un faible intérêt du point de vue spéculatif — c’est beaucoup de fatigue pour peu de résultat et c’est pourquoi la pensée post-kantienne les renverra si facilement dans la poubelle de la « pensée métaphysique » pour se consacrer à ce qui est « positif ». L’intérêt de la connaissance des ces objets est pratique. Or ils ne se situent pas sur le même plan. Ce qui est pratique, c’est tout ce qui est possible par l’usage de la liberté. L’usage de la raison pure est ainsi mu par une finalité qui est le plus souvent soupçonnée, mais n’a pas été clairement énoncée avant Kant, son usage pratique. Hegel suit Kant sur ce dernier point : dans la PH.G. il définit la Raison comme une activité adéquate à une fin ». Et de ce point de vue, la question centrale est celle de la liberté de la volonté.
La Critique de la Raison Pratique développe ce thème. L’inconditionné à partir duquel s’organise l’usage pratique de la raison, c’est la liberté de la volonté, ou la volonté libre. Les deux autres objets problématiques dans la Critique de la Raison Pure (l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu) prennent une importance seconde puisqu’ils sont non des principes, mais des postulats de la raison pratique. Qu’est-ce donc que cette liberté de la volonté ? Dans les Fondements de la Métaphysique des moeurs, Kant fournit une première définition de la liberté : Dans la nature, toute chose agit d’après des lois. Or dit Kant, « Il n’y a qu’un être raisonnable qui ait la faculté d’agir d’après la représentation des lois, c’est-à-dire d’après les principes, en d’autres termes qui ait une volonté »i. Les choses de la nature sont soumises aux lois de manière directe, immédiate, déterminée. En tant qu’il est un être raisonnable, l’homme agit non suivant des lois, mais suivant la représentation qu’il se fait des lois. Cette capacité à repré­senter les lois, c’est la raison elle-même. La raison constitue le sujet puisqu’elle est ce qui lui permet de retourner à soi, de se saisir lui-même comme sujet.
Être sujet, donc, c’est être raisonnable. Kant précise bien : la loi morale est celle à partir de laquelle tout être raisonnable détermine sa volonté. La détermination de ce qu’est le sujet dans la philosophie de Kant n’est pas nettement tranchée : c’est et ce n’est pas l’homme ; c’est l’homme comme être raisonnable fini, mais c’est aussi tout être raisonnable. Il s’agit pour Kant de délimiter clairement l’homme, comme créature naturelle, comme phénomène, dont la connaissance est du domaine de l’entendement et l’homme dans son essence, en tant qu’être de raison. Mais parler de l’essence, c’est encore tordre dans le sens de la métaphysique traditionnelle, ce qu’est véritablement la pensée de Kant. Le sujet kantien n’est pas le sujet individuel de la psychologie, ni le zoon politikon d’Aristote, mais un sujet trans­cendantal, le lieu à partir duquel se trouvent définies les conditions de possibilité de toute connaissance et de toute action rationnelle. C’est bien pourquoi, le sujet intervient peu, directement, sous son nom, dans la philosophie de Kant. Le sujet est ce qui accompagne toute énonciation. Il n’est pas quelque chose, mais ce qui dit le « Je pense » accompagnant toute proposition. Il est une catégorie logique, mais douée d’une puissance propre. C’est donc plutôt la raison qui semble intervenir directement comme une puissance personnalisée. Mais la raison est ce qui caractérise le sujet. Ainsi, en de nombreux passages, là où Kant dit « la raison », on pourrait lire tout aussi bien « le sujet ».
En posant le sujet comme point de départ de la connaissance, Kant renouvelle totalement le dualisme classique du monde sensible et du monde intelligible. Il apparaît ainsi chez Kant une opposition entre le monde sensible qu’on ne peut connaître que par l’expérience et le monde intelligible dans lequel l’être raisonnable se situe par la raison pratique. On pourrait croire ainsi que les limites définies dans la Critique de la Raison pure ont été franchies dans la Raison pratique. Or il n’en est rien. Pour Kant :
Le concept d’un monde intelligible n’est donc qu’un point de vue que la raison se voit obligée d’adopter en dehors des phénomènes afin de se concevoir elle-même comme pratique...ii
L’idée d’un monde intelligible est donc, non quelque chose duquel on peut avoir une connaissance certaine, mais un point de vue nécessaire à la raison. Ou encore comme le dit Kant à plusieurs reprises quelque chose qui présente un intérêt pour la raison. La liberté elle-même n’est qu’une
« supposition nécessaire de la raison dans un être qui croit avoir conscience d’une volonté, c’est-à-dire d’une faculté bien différente de la simple faculté de désirer »iii
Expliquer comment la liberté est possible, c’est dès lors franchir les limites de ce que peut connaître l’homme. Ce serait en effet trouver ce qui est la cause de la liberté, donc la renvoyer au monde de la nature, et donc l’abolir en tant que liberté. L’objet de la Critique de la Raison Pratique, c’est de montrer pourquoi nous posons l’idée de liberté et pourquoi en même temps nous ne pouvons pas la connaître.

Le sujet et la liberté

Donc, qu’on le considère sous l’angle de l’usage spéculatif de la raison pure ou sous l’angle de son usage pratique, le sujet est bien ce qui constitue et le monde sensible (quant à sa forme) et le monde intelligible. Kant dit même quelque chose qui pourrait choquer tout esprit rationaliste : « les lois universelles de la nature ont leur fondement dans notre entendement qui les prescrit à la nature »iv. Pourquoi en est-il ainsi ? Ce n’est pas parce que le sujet est l’esprit qui dans son odyssée parvient au savoir absolu, mais au contraire parce que l’homme possède une raison qui est par nature impuissante à dépasser certaines limites. La liberté, par exemple chez Spinoza ou chez Hegel n’est pas autre chose que la connaissance vraie. Connaître Dieu, parvenir au savoir absolu, telle est dans cette tradition la seule véritable liberté humaine. Chez Kant au contraire la liberté est l’ignorance dans laquelle se trouve l’homme quant aux questions fondamentales de la métaphysique. Ou encore l’homme n’est sujet que parce sa raison est enfermée dans des limites infranchissables. Kant le démontre par l’absurde par la dialectique de la raison pure dans la détermination du concept du souverain bien. Il explique (Dans la Critique De La Raison Pratique Livre II - Chapitre II IX) :
Supposez maintenant qu’elle [la raison humaine] se soit conformée en cela à notre souhait et qu’elle nous ait donné en partage cette capacité de pénétration ou ces lumières que nous voudrions posséder ou que quelques uns s’imaginent réellement avoir en leur possession, quelle en serait la conséquence selon toute apparence ? A moins que notre nature toute entière ne soit en même temps changée, les penchants qui ont toujours le premier mot, réclameraient d’abord leur satisfaction et unis avec la réflexion rationnelle, la satisfaction le plus grande et la plus durable possible, sous le nom de bonheur ; la loi morale parlerait ensuite pour retenir ces penchants dans les limites qui leur conviennent et même pour les soumettre tous ensemble à un but plus élevé n’ayant aucun rapport à aucun penchant. Mais au lieu de la lutte que l’intention morale a maintenant à soutenir avec les penchants et dans laquelle, après quelques défaites, l’âme acquiert cependant peu à peu de la force morale, Dieu et l’éternité, avec leur majesté redoutable, seraient sans cesse devant nos yeux[..]. La transgression de la loi serait sans doute évitée, ce qui est ordonné serait accompli.v
Mais, ajoute Kant, ce monde ordonné serait dépourvu de toute moralité :
la plupart des actions conformes à la loi seraient produites par la crainte, quelques unes seulement par l’espérance et aucune par devoir, et la valeur morale des actions sur laquelle seule repose la valeur de la personne et même celle du monde aux yeux de la suprême sagesse, n’existerait plus. La conduite des hommes [...] serait donc changée en un simple mécanisme où, comme dans un jeu de marionnettes tout gesticulerait bien, mais où cependant on ne rencontrerait aucun vie dans les figures.
Ce n’est évidemment pas une apologie de la sainte ignorance évangélique. Kant fait de la raison et de son exercice la caractéristique essentielle de l’homme. Mais ici on assiste à un retournement décisif : les limites de la raison qui sont posées d’abord négativement, apparaissent ici positivement puisque ce sont elles qui sont fondent le sujet libre et la loi morale. Ce qui est au delà des possibilités de la raison humaine n’est pas un néant, n’est pas un abîme de l’esprit, mais le lieu même de la liberté, le lieu de naissance du sujet. Notons cependant ceci qui différencie nettement Kant de la tradition rationaliste. Chez Descartes la connaissance part du sujet (ego) puisque la certitude que « je suis » est la première connaissance ; chez Kant au contraire on arrive au sujet en partant de l’objet. Chez Descartes, le sujet est défini comme substance pensante. Chez Kant, le sujet n’est pas une substance, il est pas un quoi, mais ce à partir de quoi tout « quoi » peut être pensé. Le sujet kantien est un « qui ».
Cependant, Kant ne s’intéresse pas uniquement à ce sujet transcendantal. L’homme est toujours considéré de manière double, comme noumène et comme phénomène, comme être raisonnable et comme moi pathologique, c’est-à-dire soumis aux passions.
La nécessité naturelle qui ne peut subsister conjointement avec la liberté du sujet, dépend simplement des déterminations de la chose qui est soumise aux conditions du temps, par conséquent uniquement des déterminations du sujet agissant comme phénomène.vi
[...]
Mais le même sujet ayant d’un autre côté, conscience de lui-même comme d’une chose en soi considère aussi son existence en tant qu’elle n’est pas soumise aux conditions du temps, et se regarde lui-même comme pouvant être déterminé seulement par des lois qu’il se donne par sa raison elle-même.vii

L’intersubjectivité

Cette dualité présente des difficultés. Si les hommes possèdent des connaissances provenant de la sensibilité, qu’est-ce qui va permettre l’objectivité de ces connaissances ? Kant consacre une partie de l’analytique des principes à la réfutation de l’idéalisme façon Berkeley. On sait aussi que, dans sa structure, la « critique de la raison pure » est très largement organisée comme une polémique avec ce que Kant appelle le scepticisme de Hume. La garantie de l’objectivité des connaissances réside dans le fait que les principes de l’entendement pur sont les principes a priori de toute expérience possible. Ces principes a priori qui sont propres au sujet transcendantal permettent d’expliquer l’objectivité des connaissances. La communication est possible, mais médiatisée par l’unité des principes de la connaissance.
Cependant, dans cette structure un homme ne peut pas connaître un autre homme comme sujet. Il ne le connaît que comme phénomène, situé dans l’espace et le temps. Dans la Critique La Raison Pratique, la communication entre les hommes est médiatisée par la loi morale qui nous enjoint d’agir vis à vis des autres êtres raisonnables en les prenant non comme moyens, mais comme fins en soi. La communication dans la raison pratique est une communication idéale qui repose sur la supposition d’une communauté des fins. Dans les deux cas, la communication entre les hommes est une communication indirecte.
Or cette séparation entre les deux usages de la raison et les deux modes de communication entre les hommes pose problème. Car, comme le dit Kant,
l’entendement et la raison ont deux législations différentes sur un seul et même territoire de l’expérienceviii
Il y a certes un abîme entre le domaine du concept de la nature et celui du concept de liberté. Pourtant il faut que le dernier puisse influencer le premier :
Le concept de liberté doit rendre réel dans la fin imposée par ses lois.ix
Kant est bien conscient donc que sa morale, telle qu’elle est définie dans la Critique de la Raison Pratique et dans les FMM n’est pas entièrement satisfaisante et qu’elle peut prêter à la critique, selon la célèbre formule qui dit que Kant à les mains pures, mais qu’il n’a pas de mains. Il lui faut donc trouver un fondement à l’unité du suprasensible qui permette de le passage de la manière de penser du domaine du concept de la nature à celui du concept de la liberté.

La faculté de juger

C’est précisément le rôle que va remplir la critique de la faculté de juger, que Kant présente comme le moyen d’unir les deux parties de la philosophie. C’est la faculté de juger esthétique qui l’axe de la démarche kantienne car c’est elle qui fournit le modèle, le prototype de toute communication intersubjective directe. Le jugement de goût, dit Kant, n’est qu’esthétique, il est sans concept et ne porte que sur le rapport du sujet avec l’objet, mais en même temps il est nécessairement lié à la prétention à une universalité subjective. Il n’y a pas de détermination objective du goût, qui permettrait que tous les hommes soient d’accord pour dire que telle ou telle chose est belle. Mais un jugement de goût n’est considéré comme portant sur le beau (et non sur l’agréable) que s’il se pose comme un jugement universel qui pourrait être partagé par tous les êtres raisonnables.
Or cette universalité intersubjective du jugement esthétique n’est seu­lement quelque chose qui reste confiné au domaine étroit du jugement esthétique. Kant montre que la communication universelle des connaissances et des jugements est indispensable si on ne veut retomber dans le scepticisme. Or, écrit-il :
Si des connaissances doivent pouvoir être communiquées, il faut aussi que l’état d’esprit, c’est-à-dire l’accord des facultés représentatives en vue d’une connaissance en général [...] puisse être communiqué universellement ; sans cet accord en tant que condition subjective de l’acte de connaître, la connaissance considérée en tant qu’effet ne saurait se produire.x
L’analytique du beau et du sublime montre ce caractère des jugements esthétiques comme condition subjective de toute connaissance. Kant présente l’exercice de cette faculté de juger comme une propédeutique de la raison :
Toutes deux [les définitions du beau et du sublime], en tant que définitions de jugements esthétiques universellement valables, se rapportent à des principes subjectifs d’une part en relation avec la sensibilité, dans la mesure où elle favorise l’entendement contemplatif, d’autre part en opposition à la sensibilité, de par leur rapport aux fins de la raison pratique, et sont toutefois unies en un même sujet et possèdent un caractère final en relation au sens moral. Le beau nous prépare à aimer quelque chose d’une façon désintéressée, même la nature, et le sublime à l’estimer contre notre intérêt sensible.
On peut décrire ainsi le sublime : c’est un objet de la nature qui prépare l’esprit à penser l’impossibilité d’atteindre la nature en tant que présentation des Idées.xi
Mais ce n’est pas seulement une propédeutique. Si le plaisir pris à la beauté est le plaisir de la simple réflexion, l’universalité postulée du jugement esthétique permet de
définir le goût par la faculté de juger ce qui rend notre sentiment, procédant d’une représentation donnée, universellement communicable sans la médiation d’un concept..xii
Autrement dit, la faculté de juger esthétique et la faculté de communiquer directement avec les autres hommes sont une seule et même faculté. Le rôle social du jugement esthétique est nettement souligné :
Le beau n’intéresse empiriquement que dans la société ; et si l’on admet que la tendance à la société est naturelle à l’homme, mais que l’aptitude et le penchant pour la société, c’est-à-dire la sociabilité, sont nécessaires à l’homme en tant que créature destinée à vivre en société et constituent une propriété appartenant à l’humanité, on ne peut manquer de considérer le goût comme une faculté de juger ce qui permet de communiquer même son sentiment à tout autre et par conséquent comme un moyen de réaliser ce qu’exige l’inclinaison naturelle de chacun.xiii
Ou encore ceci qui donne le sens de l’art :
La forme agréable qu’on donne à l’oeuvre n’est que le véhicule de la communication.xiv
Il n’y a pas, dit Kant, de principe objectif du goût — ce que montre l’antinomie du jugement esthétique — et le principe du goût est seulement un principe subjectif, c’est-à-dire une Idée indéterminée du suprasensible qui est en nous.
A côté de la faculté de juger esthétique, Kant découvre une autre faculté : la faculté de juger téléologique. C’est la faculté qui consiste à soumettre les phénomènes de la nature à des causes finales. Kant semble soulever dans cette deuxième partie de la CFJ une problème essentiellement épistémo­logique puisqu’il concerne au premier abord les différences entre la causalité mécanique des sciences physiques et la conception de la causalité qui doit être mise en oeuvre en ce qui concerne les êtres organisés, problème qui est encore d’actualité. Quand Kant dit que :
Pour parler en toute rigueur, l’organisation de la nature n’a rien d’analogue avec une causalité quelconque connue de nous.xv
il est au plus près des problèmes qui sont ceux de la science actuelle. Mais c’est d’autre chose que d’épistémologie qu’il s’agit. Kant pose le concept de causes finales comme un fil directeur. Cette causalité ne s’oppose pas à la causalité mécanique, mais permet de découvrir de nouvelles connaissances sur la nature. Kant pose ainsi la question :
Il s’agit donc seulement de savoir si ce principe n’a qu’une valeur subjective, c’est-à-dire n’est qu’une simple maxime de notre faculté de juger, ou s’il est un principe objectif de la nature d’après lequel il reviendrait à celle-ci, outre son mécanisme (d’après de simples lois du mouvement), encore une autre sorte de causalité...xvi
La réponse à cette question est sans équivoque :
le concept d’une fin naturelle suivant sa réalité objective n’est pas démontrable par la raison (c’est-à-dire : il n’est pas constitutif pour la faculté de juger déterminante et il est simplement régulateur pour la faculté de juger réfléchissante).xvii
La question de savoir s’il y a une finalité dans la nature ou si on doit supposer une intention dans les phénomènes d’organisation est une question indémontrable. L’idée d’une finalité est soulevée par les besoins de la raison de la raison qui cherche l’inconditionné, mais elle est immédiatement restreinte au sujet seulement par l’entendement qui, comme dit Kant, « ne peut pas aller du même pas que la raison ».

Toutefois ajoute Kant, cette restriction est faite

d’une manière universelle à tous les sujets de cette espèce, c’est-à-dire à la condition que, d’après la nature de notre faculté de connaître (humaine) ou même en général d’après le concept que nous pouvons nous faire de la faculté d’un être raisonnable fini en général, on ne puisse et on ne doive penser autrement, sans toutefois affirmer que le fondement d’un tel jugement se trouve dans l’objet.xviii
Il est inutile de développement ici la longue discussion que Kant conduit concernant le rapport entre la téléologie et la science, discussion qui conduit d’une part à valider la recherche des causes mécaniques comme seule méthode scientifique et d’autre part à sauver la téléologie comme propédeutique à la morale et à la théologie. Notons seulement ceci : la téléologie est ce qui rend l’homme capable de concevoir le règne des fins. Mais ce règne des fins n’est pas autre chose que la réalité d’une communauté humaine d’où est exclue la violence et où la communication entre les sujets s’établit sur un mode rationnel.

Conclusions sur Kant

Kant présente la faculté de juger comme un « moyen terme entre l’entendement et la raison ». Mais l’exposition de la critique de la faculté de juger va beaucoup plus loin que cela. Sans cette faculté de juger réfléchissante, unissant le jugement esthétique et le jugement téléologique, l’homme ne disposerait pas des conditions subjectives de la connaissance, ou encore les connaissances objectives que nous pouvons acquérir sont fondées sur la puissance subjective.
Si donc nous essayons de résumer, à partir des questions pointées ici, la problématique du sujet chez Kant dans la philosophie critique, nous pourrions souligner les articulations suivantes :
  1. La difficulté fondamentale est la relation sujet-objet. C’est autour de l’élucidation de cette difficulté que s’organise la philosophie critique qui renverse la conception traditionnelle de la philosophie. Il est cependant un peu trop schématique de poser le kantisme comme un renversement absolu. Lucien Goldmann montre bien comment la révolution copernicienne de Kant s’inscrit pleinement dans le courant culturel du rationalisme de Descartes, Spinoza, Leibniz...
  2. En renonçant à la connaissance des grandes questions métaphysiques dont nous pouvons seulement nous former une idée, Kant dégage en même temps l’espace qui fait du sujet le point central de la philosophie. La connaissance, la vérité ne sont pas des choses données qu’il faut découvrir, mais des productions de l’activité cognitive humaine.
  3. Le sujet n’est pas un sujet absolu, mais un sujet limité, déterminé par la condition humaine. En tant que sujet transcendantal, il est raison, mais il n’est que raison limitée parce qu’il est un sujet humain. Autrement dit si la connaissance de la chose n’est jamais la chose elle-même reflétée dans l’esprit humain, c’est parce que le sujet est défini chez Kant fondamentalement comme manque, comme limitation, négativement. Le sujet, c’est ce lieu situé au delà des limites de l’entendement. Chez Descartes, le moi, l’ego est une substance dont l’attribut est la pensée. Kant, à la différence de Descartes ne pose pas le sujet comme substance. Le sujet est manifesté par ses facultés : le sujet est celui qui dispose des facultés de connaissances.
  4. Sous peine de donner prise au scepticisme, on doit pouvoir poser les conditions de la communication entre sujets. Formellement la possibilité des jugements syn­thé­tiques a priori et la possibilité de l’exercice a priori de la raison pratique ont été démontrée. Mais matériellement, non dans le cas général d’un sujet transcendantal abstrait, mais dans le cas d’un sujet humain, c’est-à-dire fini, l’exercice de cette raison repose sur la communication intersubjective dont le modèle est donné par le jugement esthétique.
  5. Ce qui est posé d’abord comme limitation du sujet, manque, se trouve maintenant chargé d’une connotation positive. Le manque dans la puissance de l’entendement est aussi la liberté du sujet. L’homme est l’être capable de poser lui-même, arbitrai­rement dit même Kant, ses propres fins. Or la fin pour l’homme, c’est l’homme lui-même. La raison pratique impliquait que l’action morale soit accomplie sans finalité. Avec le jugement téléologique, Kant réintroduit la finalité dans l’action pratique : nous sommes capables d’envisager l’action dans la perspective d’un règne des fins, déter­miné librement.
La pensée de Kant est presque obsédée par la recherche des conditions qui rendent une connaissance objective possible. Donc la possibilité transcendantale d’énoncer des assertions vraies, indépendamment de qui les énonce. L’effort kantien est tendu contre le scepticisme de Hume — ou ce que Kant appelle de ce nom —, mais cet effort conduit à faire de l’intersubjectivité le fondement de tout discours rationnel. Comme le dit Philonenko, c’est l’intersubjectivité qui se trouve constituer le couronnement et l’unité de toute la philosophie critique.

Habermas : critique immanente de Kant

Habermas s’inscrit d’abord dans la tradition l’école de Francfort ou de la théorie critique. Il s’agit, pour cette école, représentée par Adorno, Horkheimer ou Marcuse, de refuser le marxisme dogmatique tel qu’il s’est imposé dans les partis ouvriers social-démocrates ou communistes, pour mettre en œuvre une lecture de Marx qui fait du marxisme une théorie critique, c’est-à-dire non une philosophie positive, mais une mise en cause de toutes les philosophies et idéologies sous-jacentes aux sciences humaines. C’est déjà, bien que de manière pas toujours explicite, ce que Habermas appellera, d’une expression quelque peu pléonastique, l’auto-réflexion. Parmi les autres origines de la philosophie de Habermas, il faut citer Max Weber, dont l’influence sur l’école de Francfort ou sur le jeune Lukacs était déjà nette. On peut aussi citer le kantisme de l’austro-marxisme, incarné surtout par Max Adler sur le plan philosophique, ou encore par Otto Bauer en sociologie et en histoire.
Habermas se sépare cependant assez vite des théoriciens de l’école de Francfort. Alors que Adorno et Horckheimer, dans la « Dialectique de la Raison » exprimaient un point de vue pessimiste sur les développements de la rationalité occidentale, Habermas se donne l’objectif de reconstruire cette rationalité globalement, non comme un Logos transcendant, mais comme l’activité de la communication intersubjective.

Le but de Habermas : science et critique

Comme Kant, Habermas se pose, tout au long de son œuvre, la question des conditions de possibilité de l’exercice de la raison et la question du degré ou du mode de validité des énoncés et tout comme Kant, il a posé la question centrale des liens entre la raison théorique et la raison pratique. Mais il ne s’agit pas simplement d’une reprise ou d’un retour à Kant. Une des conséquences possibles du kantisme est le positivisme ou le scientisme : la critique de la raison a, au fond, validé la démarche mise en oeuvre par la physique moderne depuis Galilée et Newton. La physique mathématique est précisément cette science qui organise l’expérience sensible à partir des conditions a priori de la sensibilité et qui écarte comme « métaphysique » ou comme « spéculatif » tout ce qui sort de ce cadre. Kant, réduit à l’analytique transcendantale, peut être interprété dans le sens du positivisme moderne. Habermas s’oppose radicalement à cette lecture. Il s’agit pour lui d’abord de mettre en cause le positivisme, la croyance aveugle en une rationalité absolue et indiscutable des sciences de la nature en les ramenant à leurs conditions humaines de production. Dans La technique et la science comme idéologie, il montrait les liens entre technique, science et systèmes de légitimation dans le capitalisme tardif (« Spätkapitalismus »).
Le problème fondamental posé est celui de la légitimation et du rôle de la science dans les nouveaux procédés de légitimation. C’est un thème que J.H. reprendra avec « Connaissance et intérêt » et la nécessaire autoréflexion de la science qui se place donc au sommet la théorie critique. La rationalité de l’ac­tivité sociale (qui est censée être explicitée par les sciences de l’homme) tend à généraliser dans l’activité humaine un modèle issu des sciences de la nature.
Dans la mesure même où la science et la technique s’introduisent dans les sphères institutionnelles de la société et où, par là, elles transforment les institutions elles-mêmes, les anciennes légitimations se trouvent détruites. La sécularisation et la désacralisation des images du monde orientant l’action, voire la tradition culturelle dans son ensemble, sont la contrepartie d’une « rationalité » croissante de l’activité sociale.xix
Autrement dit, les anciens systèmes de légitimation qui étaient visiblement tels sont remplacés par des systèmes de légitimation qui se présentent sous la forme « objective » de la science. Habermas relie cette transformation à la nature même de l’organisation sociale :
Ainsi que l’ont proposé Marx et Schumpeter, chacun à sa manière, le mode de production capitaliste peut être compris comme un mécanisme qui garantit un élargissement des sous-systèmes d’activité rationnelle par rapport à une fin, ébranlant ainsi la prééminence traditionnelle du cadre institutionnel par rapport aux forces productives.xx
Et donc
Ce n’est qu’avec le mode de production capitaliste que la légitimation du cadre institutionnel peut être directement liée au système du travail social. C’est seulement alors que le statut de la propriété, de rapport politique qu’il était devient un rapport de production, car il trouve sa légitimation dans la rationalité du marché et non plus dans un statut de domination légitime en soi.xxi
La détermination du mot « idéologie » lui-même est liée à ce stade historique.
Ce n’est qu’alors qu’apparaissent les idéologies au sens étroit du terme. Elles remplacent les légitimations tradi­tionnelles de la domination en même temps qu’elles se présentent en se réclamant de la science moderne et en se justifiant en tant que critique de l’idéo­logie. Les idéologies sont indissociables de la critique de l’idéologie. En ce sens, il ne saurait y avoir des idéologies « pré-bourgeoises ».xxii
Ainsi s’impose la nécessité d’une approche critique de la science, de ce que Habemras une « autoréflexion ». Dans Connaissance et Intérêt, Habermas va s’attaquer non simplement à la manière dont la science et la technique sont mises à l’œuvre dans le cadre social contemporain, mais à la logique et à la méthodologie même des sciences de la nature aussi bien que des sciences humaines. Dans un texte de 1965 publié sous le même titre, Habermas dégageait déjà son objectif :
...tant que la philosophie reste prisonnière de l’ontologie, elle succombe elle-même à un objectivisme qui tient cachée la solidarité existant entre la connaissance philosophique et l’intérêt pour une pensée émancipée.xxiii
Le refus de l’ontologie et de l’objectivisme va constituer la trame de la pensée de Habermas qui se définit aujourd’hui comme une pensée « post-métaphysique » et construit sa philosophie du sujet en refusant en même temps la métaphysique du sujet de la philosophie classique. Et pour ce faire il reviendra toujours au lien avec le criticisme kantien.

Connaissance et Intérêt

C’est donc bien à partir de l’explication kantienne fondamentale de « l’intérêt pour la raison » que Habermas fonde la philosophie comme pensée émancipée. En effet, à partir du moment où la raison pure spéculative est rendue problématique, la question de la légitimation de la pensée rationnelle se trouve posée de façon très aiguë.
Examinons la démarche de Habermas à partir de la critique de Kant. Le but de « Connaissance et Intérêt » (« Connaissance et intérêt ») est un examen critique du positivisme et le développement de l’autoréflexion des sciences. Cette tâche s’impose pour Habermas, car après Kant la science n’a plus jamais été pensée sérieusement. La théorie de la connaissance, qui recueille l’héritage de la philosophie première, est devenue une théorie de la science, c’est-à-dire, dit Habermas, une « méthodologie pratique dans l’autoconception scientiste des sciences. »xxiv
Dans ce texte est posé d’abord le problème d’une critique immanente de Kant. Habermas part de la critique de Kant par Hegel et constate que cette critique n’est pas une critique immanente puisqu’elle a des présuppositions qui se situent hors du champ de la philosophie critique. Habermas reprend différemment la critique de Kant. Il met en évidence les présuppositions de la théorie de la connaissance, savoir :
  1. un concept normatif de la science (dans la Critique de la Raison Pure, c’est la physique mathématique qui fournit de la prototype de toute science) ;
  2. un concept normatif du moi. Habermas note :
Hegel voit que la critique kantienne de la connaissance commence par une conscience qui n’est pas transparente à elle-même.xxv
  1. la distinction entre raison théorique et raison pratique.
Mais précisément la critique hégélienne manque son but, parce que
le prétention qu’élève la réflexion rationnelle contre la pensée abstraite de l’entendement est synonyme de l’usurpation du droit des sciences indépendantes par une philosophie qui se présente, après comme avant, comme science universelle.xxvi
C’est pourquoi, dit Habermas, dans la mesure où la critique immanente du kantisme n’a pas pu être menée, le positivisme a pu ensuite se développer. Dans une première phase, Habermas va donc chercher le dépassement du kantisme en gardant les acquis de la philosophie critique dans le travail de Marx. Commentant la première thèse sur Feuerbach, Habermas écrit :
l’activité objective acquiert alors le sens spécifique d’une constitution d’objets qui, comme objets naturels, partagent avec la nature le moment de l’être-en-soi, mais portent en eux-mêmes le moment de l’objectivité produite qu’ils tiennent de l’activité humaine. Marx conçoit l’activité objective d’une part comme réalisation transcendantale ; à cette activité correspond la constitution d’un monde, dans lequel la réalité se soumet à des conditions qui permettent l’objectivité d’objets possibles. D’autre part, Marx voit cette réalisation transcendantale fondée dans des processus réels de travail. Le sujet de la constitution du monde n’est pas une conscience transcendantale en général, mais le genre humain concret...xxvii
La synthèse qui est dans la théorie kantienne de la connaissance l’acte essentiel — toute la critique vise à énoncer les conditions de possibilité de production de jugements synthétiques a priori — « n’apparaît plus désormais comme une activité de la pensée, mais comme une production matérielle. » Ce qui exclut tout lecture de Marx comme un « naturalisme plat ». Habermas tente de penser le matérialisme histo­rique à partir d’une lecture matérialiste de la philosophie critique ou d’une interprétation kantienne de Marx. Ainsi pousse-t-il la comparaison entre Kant et Marx ; ainsi la nature au sens de Marx est-elle mise en corrélation avec la chose-en-soi kantienne :
Bien que nous devions, du point de vue de la théorie de la connaissance, pré­supposer la nature comme étant en soi, nous n’avons nous-mêmes accès à la nature qu’à l’intérieur de la dimension historique ouverte par les processus de travail, dimension dans laquelle la nature sous une forme humaine se médiatise avec la nature en tant que nature objective qui forme la base et l’environnement du monde humain.

Autrement dit

La chose en soi kantienne réapparaît au titre d’une nature précédant l’histoire humaine..xxviii
À partir de cette mise en relation systématique de Kant et Marx, Habermas peut faire ressortir ce qui selon lui constitue la différence spécifique qui concerne chez Kant l’ac­tivité de la conscience en général alors que chez Marx il s’agit d’activité instru­mentale de l’homme manipulant des outils.
La synthèse de la matière de l’intuition par l’imagination reçoit son unité nécessaire à travers les catégories de l’entendement. En tant que purs concepts de l’entendement, ces règles transcendantales de synthèse sont un inventaire interne et invariable de la conscience en général. La synthèse de la matière du travail par la force de travail reçoit son unité effective à travers les catégories de l’homme mani­pulant. Comme instrument dans la plus large acception, ces règles techniques de la synthèse prennent une existence sensible et appartiennent à l’inventaire historiquement variable des sociétés.xxix
Mais cette différence spécifique, telle que Habermas la conçoit, montre en même temps comment la « conception matérialiste d’une synthèse par le travail social » s’inscrit dans le mouve­ment de la pensée qui commence avec Kant. Habermas distingue ainsi chez Marx :
  • un moment kantien : concept d’une synthèse par le travail social développé par une théorie instrumentaliste de la connaissance.
  • un moment non-kantien qui renvoie à Fichte : production de l’espèce humaine par elle-même à travers une histoire.
Habermas cependant n’accepte pas telle quelle cette « conception matérialiste ». Il reproche à la conception marxienne de réduire, du point de vue de la théorie de la connaissance, l’histoire humaine à l’activité productrice et ainsi de ne pas donner un cadre de référence permettant de penser l’interaction, la communication entre les individus et de donc réduire de fait la réflexion ou la critique au statut des sciences de la nature. Ce qui n’empêche par Marx de distinguer soigneusement sujet et objet, le contrôle conscient de soi effectué à l’échelle social et ce qui ressort de la régulation automatique d’un processus de production.
Habermas ne met pas en cause les recherches matérielles de Marx, qui, dit-il, « fait toujours fond sur une pratique sociale qui comprend le travail et l’interaction »xxx. Mais il estime que le cadre théorique dans lequel est pensée la conception matérialiste de l’histoire est trop étroit pour son objet. Ce qui conduira Habermas dans un premier temps à vouloir effectuer une reconstruction du matérialisme historique (cf. »Après Marx ») puis dans un deuxième temps à créer sa propre terminologie et sa propre conception des sciences sociales avec la Théorie de l’agir communicationnel.
Revenons à « Connaissance et intérêt » : Habermas distingue donc deux niveaux ou deux points de vue dans la conception des sciences sociales. Le sujet interprète la nature et d’interprète lui-même selon ces deux modalité :
  1. l’activité instrumentale : elle correspond à la contrainte de la nature extérieure.
  2. l’activité communicationnelle : elle correspond à la répression de la nature intérieur de chacun.
L’émancipation du sujet n’est donc possible qu’en fonction de ces deux modalités. À la première correspond la disposition technique de la nature (ou encore la croissance des forces productives), donc à la croissance d’un savoir techniquement exploitable. À la deuxième correspond une organi­sation des échanges sociaux liée uniquement à une communication exempte de domination. Pour résumer on pourrait ainsi schématiser la vision d’Habermas telle qu’elle se présente dans « Connaissance et intérêt » :
Contrainte naturelle
Contrainte sociale
Savoir technique exploitable
Activité communicationnelle sans domination (rationalité)
Sciences de la nature
Réflexion
Progrès technico-scientifique
Processus social
Forces productives (en termes marxistes)
Rapports sociaux (en termes marxistes)
Notons que la dernière ligne du tableau n’est qu’une approximation. Pour Habermas en effet la dialectique des forces productives et des rapports sociaux de production reste vaine tant que n’est pas éclaircie la synthèse de l’homme et de la nature qui est, du point de vue marxiste, conçue exclusivement en terme de production.
Les deux colonnes du tableau pourraient fort bien être rattachées à la dichotomie kantienne entre entendement et raison pratiquexxxi. Les grandes divisions de la philosophie critique peuvent se retrouver avec un système de correspondances dans la philosophie de Habermas.
Kant
Habermas
Raison pratique
Activité communicationnelle sans domination (rationalité – savoir herméneutique)
Entendement
Savoir techniquement exploitable (ou savoir nomologique)
Sujet transcendantal
Sujet empirique social
Synthèse a priori
Synthèse pratique sociale
Pour mieux appréhender ces correspondances, mais aussi les différences spécifiques, analysons l’important chapitre IX de « Connaissance et intérêt » intitulé « Raison et intérêt : Retour sur Kant et Fichte ».
Dans ce chapitre, Habermas explicite ses positions par rapport à celles de Kant ; il s’agit en particulier d’assurer le passage du sujet transcendantal kantien au sujet « espèce humaine » et d’en tirer les conséquences quant à la logique des sciences. Il montre que la logique et les règles métho­dologiques des « sciences morales » (ou « sciences hermé­neutiques »), aussi bien que des sciences de la nature (ou encore « empirico-analytiques » ou « nomologiques ») n’ont plus le statut de règles transcen­dantales pures, mais proviennent des milieux de vie factuels. Donc on doit comprendre la constitution de ces sciences à partir de « conditions de vie fonda­mentales » qui « forment un ensemble d’intérêts par rapport auquel se mesure le sens de validité des énoncés qui peuvent être obtenus »xxxii au sein des systèmes formés par les règles de ces sciences. Habermas refuse la réduction naturaliste du concept d’intérêt.
J’appelle intérêts les orientations de base liées à certaines conditions fondamentales de la reproduction et de l’autoconstitution de l’espèce, c’est-à-dire au travail et à l’interaction.xxxiii
La notion d’intérêt est donc liée directement au processus de constitution du sujet comme tel. Nous avons vu que Kant utilise cette notion ou ce concept d’intérêt pour la raison. Les Idées ne peuvent être connues et présentent un intérêt spéculatif faible, mais présentent dit Kant un intérêt pratique en ce que précisément elles fondent le sujet comme sujet libre, ce qui rend possible la recherche de l’autonomie. Habermas reprend ce concept, mais en en transposant complètement le cadre. L’intérêt pour la raison est chez Habermas un intérêt de connaissance émancipatoire. Chez Kant, l’intérêt vise notre faculté de désirer. Mais l’intérêt se présente sous deux formes :
Intérêt pur ou pratique
Intérêt empirique ou pathologique
pris pour l’action
pris pour l’objet de l’action
éveille un besoin
provient d’un besoin
Inclination intellectuelle
inclination sensuelle
Or ce concept d’intérêt pose un problème global d’interprétation du trans­cen­dantalisme kantien. Kant attribue une cause à l’exercice de la raison dans la faculté de désirer. Il est clair ainsi que le sujet n’est pas seulement transcendantal et qu’il ne peut plus est simplement considéré comme une instance logique — ce que est pourtant un peu souvent dit dans les lectures rapides de Kant —, mais que le sujet est l’homme empi­rique mu par la faculté de désirer. Il faut dit Kant, que la raison ait la faculté d’inspirer un sentiment de plaisir. Selon Habermas, cette inter­férence de la sensibilité dont dépend le sentiment de plaisir, et de la raison « fait éclater le cadre de la logique trans­cendantale. »xxxiv Que le plaisir procuré par la raison soit un plaisir pur ne change rien à l’affaire. On ne détache l’intérêt pour la raison des mobiles purement factuels qu’en intro­duisant dans la raison elle-même un moment de facticité. Le sentiment moral fait le lien entre la sensibilité et la raison et doit ainsi revendiquer le rôle d’expérience trans­cen­dantale. Car « l’intérêt qui nous pousse à obéir aux lois morales est engendré par la raison et il est cependant un fait contingent qui ne peut pas être admis a priori. »xxxv Voici donc une philosophie transcendantale dont les déterminations ne sont pas entièrement indé­pendantes de l’expé­rience, ce qui est une contradiction logique, puisque est trans­cen­­dantale « toute connaissance qui ne porte point en général sur les objets, mais sur notre manière de les connaître, en tant que cela est possible a priori. »xxxvi Ces contradictions sont particulièrement claires quand on étudie la « Critique de la Faculté de juger » : Kant y présente cette faculté comme la faculté intermédiaire qui assure l’unité des facultés du sujet, mais uniquement subjectivement. Le tableau qui conclut l’introduction est le suivant :
Facultés de l’âme dans son ensemble
Facultés de connaissance
Principes a priori
Application
Facultés de connaître
Entendement
Conformité à la loi
Nature
Sentiment de plaisir et de peine
Faculté de juger
Finalité
Art
Faculté de désirer
Raison
But final
Liberté
Mais la raison ne s’exerce effectivement que mise en route par le sentiment de plaisir. Donc l’ordonnancement de ce tableau ne correspond pas à la hiérarchie des facultés telle que Kant la développe dans le corps du texte qui suit cette introduction.
La critique de Habermas met clairement en évidence que la rigueur et la construction triadique de la philosophie critique de Kant ne sauraient dissi­muler les difficultés de l’interprétation du texte même. Habermas reproche à la critique hégélienne de Kant de ne pas être une critique immanente puisque Hegel s’oppose à Kant en présupposant un Savoir Absolu que justement Kant refuse. Au contraire, Habermas reprend à son compte la démarche kantienne en montrant la nécessité de dépasser les contradictions du transcendantalisme tel qu’il est exposé par Kant. Il s’appuie sur Fichte pour opérer ce dépassement. Avec Fichte, il remet en cause la division kantienne car celle-ci ne peut pas expliquer comment une simple pensée qui ne contient en elle-même aucun élément sensible, peut-elle produire une sensation de plaisir ou de douleur. Pour Habermas (après Fichte) cette difficulté provient du fait que Kant a conçu la raison pratique sur le modèle de la raison théorique, au lieu de partir du fondement de toute philosophie qui se trouve dans l’intuition intellectuelle qui concerne non pas un être (Kant refuse en effet l’intuition intellectuelle comme moyen de connaître ce que ne nous est pas accessible par l’expérience), mais une activitéxxxvii. En faisant de la raison pratique le modèle de la raison théorique, la difficulté disparaît. Habermas écrit :
l’intérêt pratique de la raison appartient à la raison elle-même : dans l’intérêt pour l’indépendance du moi, la raison se réalise dans la même mesure que l’acte de la raison comme tel produit la liberté. L’autoréflexion est à la fois intuition et émancipation, compréhension et libération de la dépendance dogmatique.xxxviii
Et Habermas conclut :
Le développement du concept d’intérêt de la raison conduit de Kant à Fichte, du concept d’un intérêt qu’on a pour les actions du libre arbitre et qui est dicté par la raison pratique, au concept d’un intérêt qu’on a pour l’autonomie du moi et qui opère dans la raison elle-même.xxxix
Pour Habermas donc il s’agit d’aller jusqu’au bout de la critique du concept contemplatif de la connaissance, concept qui pose l’intérêt comme un élément extérieur à la connais­sance, un moment étranger à la théorie. Il place au centre de l’activité cognitive la réflexion sur les intérêts qui commandent cette activité (intérêts instrumentaux ou com­mu­nicationnels). Pour Habermas, « c’est en accomplissant l’autoréflexion que la raison se saisit comme raison intéressé.xl » Autrement dit les conditions de l’objectivité de la connaissance sont réunies à partir du moment où la connaissance est complè­tement ramenée, dans toutes ses dimensions à l’activité du sujet vivant.
C’est pour cette raison que Habermas va se tourner vers le pragmatisme. Cette philosophie en effet détermine clairement et consciemment ses critères de valadité à partir des intérêts de la raison. L’analyse de la pensée de Peirce conduit à ceci :
Peirce a conçu le cadre méthodologique de la recherche et le domaine de l’activité instrumentale dans lequel il s’insère comme des substituts évolutifs de mécanismes d’orientation animaux perdus ou atrophiés.xli
La réinsertion des mécanismes cognitifs et communicationnels dans un processus de l’évolution au sens presque darwinien, c’est quelque chose que Habermas développera dans « Après Marx ». Pour l’instant contentons-nous de noter ce qui importera pour la synthèse que propose Habermas. Il montre que l’intérêt qui commande la connaissance n’est ni un intérêt seulement empirique ni un intérêt pur (Kant). L’intérêt, lorsqu’il est satisfait ne conduit pas à la jouissance, mais au succès. Habermas parle d’un « intérêt qui commande la connaissance et qui vise à la manipulation technique possible. »
Un intérêt de ce genre ne peut être attribué qu’à un sujet qui combine le caractère empirique d’une espèce issue de l’histoire naturelle avec le caractère intelligible d’une communauté constituant le monde à partir de points de vues transcendantaux. »xlii
On a ici les deux éléments de la distinction kantienne ; mais Habermas refuse de les séparer, de les opposer ; l’homme est à la fois phénomène sensible, compréhensible par les sciences nomologiques et il appartient au monde intelligible, sachant que ce monde intelligible n’est pas autre chose qu’une communauté de sujets. C’est le concept d’intérêt qui permet d’unir ces deux types de réalités.
La réflexion de Habermas sur le pragmatisme vise en même temps donc à mettre en évidence les limites de ce pragmatisme tel que Peirce l’avait conçu. L’énonciation de la vérité met en jeu une activité communicationnelle et donc la recherche ne peut être enfermée dans le domaine de l’activité technique instrumentale.
Le concept du moi individuel inclut une relation dialectique entre le général et le particulier qui ne peut pas être pensée dans le domaine où s’exerce l »activité instrumentale.xliii
Le dialogue entre sujets s’annonce ainsi comme la précondition du savoir. La condition de la connaissance, c’est la formation du sujet individuel sur la base de l’intersubjec­tivité. Les chercheurs utilisent pour communiquer entre eux un système de symboles qui médiatisent leur communication ; la connaissance de ces symboles est présuppposée dans l’acquisition d’un savoir techniquement exploitable. Donc « elle ne saurait elle-même être justifiée selon les catégories de ce même savoir. »xliv
Le pragmatisme dans les sciences de la nature ne peut être retenu que si on trouve dans les « sciences morales » un orientation qui ne contredirait pas l’orientation pragmatiste. C’est le rpele que va jouer l’analyse des positions de Dilthey. Pourquoi l’herméneutique peut-elle s’accorder avec le pragmatisme ? Habermas donne une réponse :
La compréhensoin herméneutique n’est que la forme méthodiquement développée de cette réflexivité vague ou de la démi-transparence dans laquelle s’accomplit déjà la vie des hommes vivant une communication et une interaction sociale préscientifiques.xlv
Ancrer la connaissance dans l’intersubjectivité, c’est aussi ancrer la communication entre chercheurs sur non sur un modèle théorique, mais sur la stucture préalable de la compréhension de la pratique quotidienne.
Habermas  reprend la distinction kantienne :
Les sciences herméneutiques sont insérées dans les interactions médiatisées du langage ordinaire comme les sciences empirico-analytiques le sont dans le secteur de l’activité instrumentale.xlvi
Et ce déplacement de la structure kantienne en dehors de l’idéalisme pour la reconstruire dans une optique « matérialiste » est très net dans le passage qui suit :
nous qualifions de pratique l’intérêt commandant la connaissance dans les sciences morales. Il se distingue de l’intérêt de connaissance technique en ceci qu’il ne vise pas à saisir une réalité objectivée, mais à maintenir l’intersubjectivité d’une compréhension entre individus dans le seul horizon de laquelle la réalité peut apparaître comme étant quelque chose.xlvii
L’intérêt, défini ainsi, n’apparait plus comme corruption de la connaissance, mais bien comme condition de toute connaissance possible.
La critique de l’autoconception objectiviste des sciences conduit dans « Connaissance et Intérêt » à poser la psychanalyse comme le seul modèle tangible d’une science qui recourt méthodiquement à l’autoréflexion en ceci que :
  • L’interprétation psychanalytique s’occupe de ces connexions de symboles dans lesquels un sujet se fait illusion sur lui-même.
  • La technique psychanalytique se définit clairement comme une hermé­neutique. C’est une « herméneutique des profondeurs » qui rend le sujet conscient de l’histoire de sa propre formation. Dans son essence donc la psychanalyse est auto-réflexion.xlviii
  • La technique psychanalytique refuse l’objectivation de la maladie, mais bien au contraire le retour au sujet :
Parce que l’analyse exige du patient l’expérience de l’autoréflexion, elle exige aussi une responsabilité morale pour le contenu de la maladie.xlix

Conclusion sur Habermas et Kant

Habermas reprend donc la théorie critique et la concept de réflexion qu’il trouve dans l’idéalisme allemand. Mais il opère un déplacement significatif. Le sujet n’est plus un sujet transcendantal, mais un sujet empirique. Un sujet empirique est pour Kant une contradiction in adjecto puisque l’homme en tant qu’il peut être connaissable par l’expérience sensible est un objet qui est un objet de connaissance des sciences de la nature. Habermas lève cette difficulté en divisant les sciences en sciences nomologiques et sciences herméneutiques. L’anthopologie qui est chez Kant une science appliquée peut ainsi devenir chez Habermas la philosophie elle-même dans ce qu’elle a de plus fondamental. « Connaissance et Intérêt » est ainsi un essai d’ »anthro­pologie matérialiste de la connaissance ». Ainsi l’intersubjectivité qui n’est abordée que dans ses principes et ses conditions a priori chez Kant peut-elle devenir le centre même de la philosophie de Habermas, à travers la Théorie de l’agir communi­cationnel. Dans la science kantienne, ce sont les facultés du sujet qui constituent les con­ditions transcen­dantales de la connaissance. Chez Habermas, c’est l’inter­sub­jectivité qui constitue la condition trascendantale de la formation du sujet.
On peut résumer ainsi les sources à partir desquels Habermas opère sa synthèse :
  • Kant & Fichte : criticisme - penser l’activité cognitive comme activité du sujet constituant le monde.
  • Marx : matérialisme historique - refus d’un sujet transcendantal au profit d’une d’un sujet empirique, l’espèce humaine. Importance de la synthèse par le travail.
  • Peirce : pragmatisme. La vérité scientifique est jugée par ses résultats en fonction d’une fin.
  • Dilthey : herméneutique. Distinction entre « sciences morales » et « sciences de la nature ».
  • Freud : théorie critique ou la possibilité d’une science comme autoréflexion.
Connaissance et intérêt dégage ainsi un terrain qui sera exploité par la suite. L’activité communicationnelle est inséparable de la morale et du droit. Il s’agira donc pour comprendre cette activité communicationnelle de procéder à la recherche de la genèse des structures normatives. Ce qui est le centre de « Après Marx » dans lequel Habermas opère la substitution du concept de « reconstruction » à celui d’autoréflexion.
i"Fondements de la métaphysique des mœurs" page 122
ii"Fondements de la métaphysique des moeurs" page 202
iiiFondements de la métaphysique des moeurs page 203
ivCritique de la faculté de juger page 28
vCritique de la Raison Pratique page 156/157
viPage 103 nbn
viipage 104
viiiCritique de la faculté de juger - préface page 24 (VRIN - édition Philonenko)
ixop.cit. page 25
xCritique de la faculté de juger page 78
xiop.cit. page 105
xiiop.cit. page 129
xiiiop. cit. page 130
xivop. cit. page 143
xvop. cit. page 194
xviop. cit. page 206
xviiop. cit. page 211
xviiiop. cit. page 216
xixLa Technique et la Science comme idéologie - Tel-Gallimard page 4
xxLa technique ... op.cit. page 28
xxiLa technique ... op.cit. page 31
xxiiLa technique ... op.cit. page 34
xxiiiin "La technique ... " op.cit. page 150
xxiv"Connaissance et intérêt" pages 36.37
xxv"Connaissance et intérêt" page 48
xxvi"Connaissance et intérêt" page 56
xxvii"Connaissance et intérêt" page 59
xxviii"Connaissance et intérêt" page 66
xxix"Connaissance et intérêt" page 67
xxx"Connaissance et intérêt" page 85
xxxiLes comparaisons avec Max Weber s'imposent également : Habermas se situe clairement dans la problématique rationalité en vue d'un but et rationalité axiologique.
xxxii"Connaissance et intérêt" page 229
xxxiii"Connaissance et intérêt" page 230
xxxiv"Connaissance et intérêt" page 234
xxxv"Connaissance et intérêt" page 235
xxxviKant Critique de la raison pure page 73
xxxviiOn peut remarquer que la critique de Marx fait au matérialisme ancien est dans sa structure identique à la critique de Kant par Fichte.
xxxviii"Connaissance et intérêt" page 241
xxxix"Connaissance et intérêt" page 242
xl"Connaissance et intérêt" page 245
xli"Connaissance et intérêt" page 169
xlii"Connaissance et intérêt" page 170
xliii"Connaissance et intérêt" page 174
xlivibid.
xlv"Connaissance et intérêt" page 183
xlvi"Connaissance et intérêt" page 209/210
xlvii"Connaissance et intérêt" page 210
xlviiiFreud écrit : "La psychanalyse suit la technique qui consiste autant que possible à faire résoudre ses énigmes par le sujet analysé lui-même."(Introduction à la Psychanalyse page 87)
xlix"Connaissance et intérêt" page 268 - à rapprocher de ce que dit Lacan : L'analye ne peut avoir pour but que l'avènement d'une parole vraie et la réalisation par le sujet de son histoire dans sa relation à son futur." (Fonction et champ de la parole et du langage in Ecrits 1 - Seuil)

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...