vendredi 10 mars 2017

Le socialisme et la question nationale

Intervention de Denis Collin - Congrès Marx International 2007.

La question de la nation a été la grande oubliée de la politique des organisations de gauche au cours des dernières décennies. J’ai eu l’occasion de montrer ailleurs quelles conséquences cela avait eu dans l’échec de la gauche au cours des dernières années. Le monopole de la réflexion sur la nation laissé aux « souverainistes » a interdit aux militants des organisations du mouvement ouvrier de comprendre ce qui s’est pas dans une classe ouvrière déboussolée, profondément divisée par la dislocation de ses bastions (qu’on songe à l’opération chirurgicale menée dans la sidérurgie à la fin des années 70 et au « sale boulot » accompli par le gouvernement de la gauche dans les années 83-86). Aujourd’hui, parler « nation » à gauche, c’est encourir le soupçon d’être un nationaliste, un raciste sournois ou d’être même une sorte de « rouge-brun », ce fantôme que certaines têtes pensantes de gauche ont entrepris de chasser sous tous ses déguisements…
Il me semble au contraire, que redéfinir la place de la nation dans une stratégie socialiste réaliste, dans les conditions actuelles est un des chantiers urgents à ouvrir ou à rouvrir, non pas seulement pour les peuples colonisés comme on le pensait jadis, mais aussi pour les pays avancés et même pour les anciennes puissances impérialistes.
En premier lieu je voudrais donner un rapide coup d’œil rétrospectif sur la question. Puis j’examinerai les raisons ou plutôt les mauvaises raisons de ceux qui refoulent cette question nationale et en particulier de quelques penseurs de « l’altermondialisme ». Enfin j’essaierai de montrer en quoi la nation est à la fois un des éléments de résistance à la destruction du mouvement ouvrier, et, en même temps, qu’elle peut et doit être intégrée dans un programme d’émancipation sociale, dans un programme de transformation socialiste.

Rapide retour en arrière

Oubli de la nation par le mouvement ouvrier ? Cela n’a pas toujours été le cas : de Marx à Otto Bauer en passant par Lénine, le mouvement ouvrier n’a pas manqué de réflexions théoriques sur la question nationale. Le meeting de St Martin Hall, en 1864 qui fonda la première Internationale avait deux objets sans rapport immédiat avec la défense des intérêts internationaux de la classe ouvrière : la défense de l’indépendance nationale de la Pologne et celle de l’Irlande. On rappellera également l’importance de la question nationale dans la révolution russe, la polémique entre Lénine et Rosa sur le droit à l’autodétermination des nations opprimées par l’empire russe, une polémique dans laquelle, on doit bien le reconnaître, la raison était du côté de Lénine.
Même internationaliste, le socialisme traditionnel reste lui aussi fidèle au cadre des nations. L’internationalisme suppose l’égalité des nations. « Une nation qui en opprime une autre ne saurait être libre » disait Marx à l’adresse des ouvriers anglais qu’il appelait à soutenir la cause nationale irlandaise. La liberté des nations d’Europe centrale et orientale, singulièrement de la Pologne, à l’égard du joug du tsarisme russe fut une autre des grandes causes soutenues par Marx.1 Et si la lutte des classes est internationale dans son contenu, elle reste nationale dans sa forme, et la forme n’est pas une question secondaire, puisque c’est ce qui permet l’existence déterminée effective, de la matière. Certes, « les prolétaires n’ont pas de patrie », mais c’est seulement dans le cadre national, en posant la question de la conquête du pouvoir politique que l’émancipation de la classe ouvrière peut être engagée.


Mais l’expérience dramatique du « court XXe siècle est passée par là. Ralliement de la social-démocratie à l’impérialisme au nom de la défense de la nation, soutien de la social-démocratie aux aventures coloniales – le rôle de la SFIO de l’expédition de Suez à la guerre d’Algérie est encore dans toutes les mémoires. Défendre la nation ? Poser la question, c’est presque déjà glisser du côté du « social-chauvinisme ».
On veut bien encore admettre que la lutte des nations colonisées contre l’impérialisme est une dimension essentielle de la deuxième moitié du siècle passé. Mais fondamentalement on considère que ce n’était qu’une étape vers la disparition des nations. La nation, après l’expérience des deux guerres mondiales ; est le plus souvent sommairement renvoyée au nationalisme et après le « national-socialisme », il semble bien que le socialisme ne doit plus rien avoir à voir avec la nation.

Les mauvaises raisons du « mondialisme » de gauche

La crise manifeste de l’État-nation, dont les fonctions semblent souvent absorbées dans la « gouvernance » mondiale ou régionale (UE) semble confirmer ce diagnostic. La hantise d’un retour au chauvinisme et au « social-impérialisme » a ainsi poussé une bonne partie de la gauche à refuser toute politique qui pourrait, d’une manière ou d’une autre, apparaître comme défendant les nations ou l’État-nation. « Les frontières, on s’en fout » n’était-il pas un des slogans de mai 68 ?
Je voudrais illustrer cet aspect des choses en prenant les thèses de ceux qui sont allés le plus loin dans cette voie, à savoir Negri et Hardt dans leur livre Empire. Negri s’est illustré et a illustré la logique de sa position politique il y a deux ans et demi, en 2005, en participant à un meeting de soutien au TCE aux côtés de Julien Dray et Daniel Cohn-Bendit. Dans ce meeting Negri a affirmé qu’il fallait soutenir la constitution Giscard pour en finir avec « cette merde d’État-nation » (sic). Plusieurs des partisans en vue de Toni Negri en France, comme Yann Moulier-Boutang, animateur de la revue Multitudes, s’étaient également engagés dans la campagne pour le « oui ».
Au-delà des thèses de Negri sur lesquelles je reviens à l’instant, il y a là-dedans quelque chose qui concerne tout le mouvement « alter-mondialiste ». Il faut remarquer qu’un mouvement qui s’était défini au départ comme « anti-mondialisation » ou encore, en dehors de France, sous le slogan « No global », a, finalement, décidé changer d’appellation précisément pour qu’on comprenne bien qu’il ne voulait pas de repli sur la nation et qu’il était, lui aussi, pour dépasser les frontières et les cadres nationaux, même si c’était d’une manière bien différente du « libéralisme ».
Si on veut comprendre ce dont il s’agit, il faut s’arrêter à la « bible » du mouvement altermondialiste radical, Empire, de Negri et Hardt.2 L’éditeur français présente même ce livre comme le Manifeste communiste de notre époque. Ancien maître à penser de l’extrême-gauche italienne, poursuivi pour son soutien et sa participation à des groupes ayant mené des actions terroristes pendant les « années de plomb » en Italie, Negri est devenu l’inspirateur de tout un courant intellectuel, qui s’exprime, notamment, dans la revue « Multitudes ». Ce courant combine quelques références marxistes, une relecture souvent hasardeuse de Spinoza, une attention toute particulière au problème des « sans-papiers » et de l’immigration et plus généralement de tout ce mouvement social hétéroclite dans lequel s’est recyclé le gauchisme. Mais, à la différence des groupes révolutionnaires, trotskystes par exemple, les « negristes » ne croient pas ou plus à la révolution dans son sens classique, c’est-à-dire comme conquête du pouvoir politique par les représentants politiques de la classe ouvrière ou plus généralement des classes opprimées. Ils militent pour un mouvement global de contestation d’un ordre lui-même global et qu’ils nomment « Empire ». Mais qu’on ne s’y trompe pas : l’Empire, ce n’est pas l’impérialisme ! Et encore moins l’impérialisme américain.3 L’Empire est décentralisé et déterritorialisé. Pour parodier Pascal, on pourrait dire que son centre est partout et sa circonférence nulle part, bref il est infini. Lénine avait défini l’impérialisme comme « stade suprême du capitalisme », stade de capitalisme pourrissant ou devenu parasitaire, un stade où le mode de production capitaliste a définitivement épuisé toute puissance de progrès et où il est devenu « la réaction sur toute la ligne ». Rien de tel pour les auteurs d’Empire. Negri et Hardt se défendent de toute « dialectique » : le mal (impérialiste) n’est censé accoucher d’un bien ; ils prétendent s’en tenir à « l’immanence »4, c’est-à-dire qu’ils refusent de penser le réel à partir d’un au-delà imaginé. Cependant, « l’Empire » représente pour eux un progrès historique : « la construction de l’Empire est un pas en avant pour se débarrasser de toute nostalgie envers les anciennes structures de pouvoir qui l’ont précédé et refuser toute stratégie politique impliquant le retour à ce vieux dispositif – comme de chercher à ressusciter l’État-nation pour chercher à se protéger contre le capital mondial. »5 C’est beau comme du Alain Minc, l’auteur de « la mondialisation heureuse ». Mais on ne s’arrête pas là. Dans un élan qui ira droit au cœur de George W. Bush bombardant l’Irak ou de Clinton bombardant la Serbie, nos deux bons apôtres écrivent : « on peut voir aujourd’hui que l’Empire liquide les régimes cruels de pouvoir modernes et augmente ainsi les potentialités de libération. »6 Et il n’y a pas à s’en faire puisque la construction de l’Empire est sa propre destruction, ainsi que l’expliquent les deux auteurs qui, tout refusant toute « dialectique » reprennent sans broncher les schémas de la dialectique hégélienne. C’est le « drame ontologique » qui « se lève sur une scène où le développement de l’Empire devient son propre critique. »7 Negri et Hardt ne sont certes pas des thuriféraires des gouvernements de Washington, mais leur raisonnement est celui même qui a conduit quelques ex-marxistes (Romain Goupil, ex LCR « guévariste », Yves Roucaute, ex-dirigeant de l’UEC, etc.) à se transformer en « intellectuels embarqués »8 des armées US. Certains d’entre eux le regrettent un peu aujourd’hui, mais l’honnêteté intellectuelle n’étant pas leur fort, ils refusent de faire l’analyse de cette « erreur d’appréciation » - on les retrouve d’ailleurs tous, ou presque, dans la revue Le meilleur des mondes, carrefour des « néocons » à la française…
Si on doit donc se féliciter de la construction de l’Empire, c’est que celui-ci sonne le glas d’une modernité occidentale, accusée de tous les maux : « les hécatombes des deux guerres mondiales, la boucherie de Verdun », etc. « En bref, si cette modernité-là a pris fin, et si l’État-nation moderne qui servait de condition obligatoire pour la domination impérialiste et les guerres innombrables est en voie de disparition de la scène du monde, alors bon débarras ! »9 Ainsi, c’est l’Empire qui nous débarrasse de l’impérialisme et des « guerres innombrables » ! Les 100 000 morts de la seconde guerre du Golfe10 auraient bien aimé le savoir plus tôt. Mais il est vrai que le « régime cruel » de Saddam Hussein n’avait pas permis à ses sujets de lire Empire. Faire de l’impérialisme une conséquence de l’État-nation, c’est, d’une part, faux et, d’autre part, cela apporte un soutien inappréciable aux impérialismes.
C’est faux, parce que, comme l’a montré avec beaucoup de subtilité Hannah Arendt, l’impérialisme ne peut s’édifier que sur la base de la subversion de l’État-nation.11 « C’est de l’extérieur que les conditions du pouvoir moderne, qui font de la souveraineté nationale une dérision, sauf pour les États géants, la montée de l’impérialisme et les mouvements annexionnistes ont sapé le système européen de l’État-nation. Car aucun de ces facteurs n’était directement issu de la tradition ou des institutions des États-nations eux-mêmes. »12
Pour Arendt, ce n’est pas la construction d’un espace politique national qui est à l’origine du colonialisme et de l’impérialisme. Ce sont des conditions « extérieures », c’est-à-dire essentiellement liées à la puissance des intérêts économiques privés qui vont expliquer ce processus. Hardt et Negri critiquent « la nostalgique utopie » de Hannah Arendt pour « l’espace politique »13. Mais précisément, l’impérialisme, en détruisant les États-nations, détruit cet espace commun qui fait des hommes autre chose que des représentants de l’espèce humaine conçue comme espèce zoologique, qui fait des hommes des « animaux politiques » et non simplement des animaux grégaires comme les abeilles et les fourmis. Le danger, pour Arendt, est celui d’une « civilisation globale, coordonnée à l’échelle universelle »14. Une telle civilisation sonnerait le glas des droits de l’homme : « Le paradoxe impliqué par la perte des Droits de l’Homme, c’est que celle-ci survient au moment où une personne devient un être humain en général – sans profession, sans citoyenneté, sans opinion, sans actes par lesquels elle s’identifie et se particularise » : avant que le terme ne soit à la mode, Arendt décrit ici la mondialisation ou la globalisation, pour parler comme les anglo-saxons, c’est-à-dire la construction d’un monde d’hommes sans qualités, déracinés de toute appartenance à une communauté politique qui, seule, fait de l’homme un sujet. C’est pourquoi la personne « apparaît comme différente en général, ne représentant rien d’autre que sa propre et absolument unique individualité qui, en l’absence d’un monde commun où elle puisse s’exprimer et sur lequel elle puisse intervenir, perd toute signification. »
Le triomphe de l’individu intervient donc dans des conditions telles que l’individualité, la subjectivité, perd tout sens. Dans ce processus de « globalisation » que Hardt et Negri décrivent comme une rupture avec l’impérialisme classique et comme porteur d’un potentiel d’émancipation, Arendt voit, au contraire, l’achèvement des tendances totalitaires. Loin de réaliser l’universalité humaine, la destruction de l’État-nation ouvre la voie à une situation où « à force d’avoir imposé à des millions de gens des conditions de vie qui, en dépit des apparences sont les conditions de vie des sauvages », notre « civilisation globale » va se mettre à « produire des barbares nés dans son propre sein. »15 Ces nouveaux barbares que Hardt et Negri appellent de leurs vœux parce qu’ils sauront transgresser toutes les frontières (les frontières sexuelles, les frontières entre l’homme et la machine, y compris).16
Negri et Hardt apportent un soutien inappréciable aux impérialismes réellement existants. En effet, si l’État-nation est l’horreur qu’ils dépeignent, les Algériens ou les Vietnamiens luttant contre les impérialismes français ou américain ont commis une erreur historique. Ils auraient mieux fait de laisser l’Empire se construire pour détruire définitivement toute nostalgie envers l’État-nation. L’antienne de Hardt-Negri est cependant assez ancienne. Déjà Guy Mollet organisait la guerre en Algérie au nom de l’internationalisme prolétarien : en se battant pour leur État-nation, les nationalistes algériens n’opposaient-ils pas les prolétariats algérien et français métropolitain ? Certes Negri et Hardt, sans doute pris d’un vague soupçon, introduisent sans crier gare la distinction entre l’État-nation (dictatorial par essence, selon eux) et le « nationalisme subalterne » qui serait progressiste, au moins partiellement. Il reste que, tout bien pesé, la « libération nationale » reste un « cadeau empoisonné »17, et le véritable moteur de tout le processus historique est « le désir déterritorialisant » (sic).
En réalité, la vision « negriste » est proprement idéologique au sens strict que Marx donne à l’idéologie comme représentation inversée de la réalité. Le processus de « mondialisation » que Negri nomme « empire » n’est pas une dilution progressive des États-nations mais leur réorganisation et leur subordination accrue à l’impérialisme dominant, celui des USA. Mais sous le nom de « gouvernance mondiale », ce sont ces rapports politiques réels qui sont masqués pour être soustrait aux influences désagréables de la lutte politique. L’État n’est nullement diminué (il suffit de jeter un œil sur l’évolution des « démocraties » occidentales pour s’en rendre compte) mais c’est un État qui s’affranchit de la « nation », c’est-à-dire des peuples.
Il est vrai par contre que la restructuration du capitalisme mondial exige la destruction d’un certain nombre d’États existants.
La fragmentation de nombreux États nés de l’implosion du système soviétique est hautement révélatrice. La fin de la Yougoslavie dans la tragédie que l’on sait en est l’archétype, mais tout le Caucase semble pris dans la même spirale.
L’ethnique prend le pas sur le national – avec l’aide active et intéressée des « grandes puissances », au premier chef les États-Unis. De ce point de vue tout n’est pas faux dans les thèses des partisans de la mondialisation. Mais là où ils voient une avancée positive, on peut au contraire déceler une ligne fondamentalement régressive, porteuse de nouveaux conflits et de nouveaux massacres. Nous, habitants de pays riches aux États stables, nous croyons être à l’abri de ce qui est arrivé au Rwanda, mettant ces tragédies sur le compte de l’arriération ou de la sauvagerie de populations non encore entrées dans la sphère de la modernité. C’est une erreur tragique. Les massacres au Rwanda, la guerre civile algérienne (qui a fait plus de 100.000 morts), les conflits endémiques au Soudan ou dans la région des grands lacs ne sont pas des conflits d’hier, mais des conflits d’aujourd’hui et peut-être même de demain. Ils découlent certes, pour une part, de la misère économique, mais aussi dans ce contexte économique de l’exaltation des différences communautaires contre les États-nations.
En Europe, l’Union européenne est le fer de lance de cette explosion des nations au profit des communautarismes régionalistes. Ainsi la Charte européenne des langues régionales constitue-t-elle un instrument dirigé directement contre les nations, prévoyant que les assemblées régionales puissent délibérer dans les langues régionales. Sont également encouragées toutes les coopérations transversales entre régions censées parler la même langue – par exemple entre la Généralité de Catalogne et le pays catalan en France. Le mot d’ordre préféré des Verts, « penser globalement, agir localement », est devenu une stratégie des pouvoirs en place. C’est la « glocalisation », c’est-à-dire l’insertion des particularismes locaux dans la globalisation marchande et financière et qui se trouve au cœur des réflexions sur la « nouvelle gouvernance mondiale ». Toutes ces idées font parties du bagage des Verts et autres variétés de « libertaires », mais elles ont eu surtout une application dans le développement de l’appareil répressif et du quadrillage policier du territoire. Loïc Wacquant18 et Jean-Pierre Garnier19 ont montré comme le démantèlement de l’État-providence au profit de la mondialisation s’accompagne de l’excroissance de l’État pénal au niveau local.

Perspectives de résistance et reconstruction du mouvement pour le socialisme/communisme

On comprend mieux pourquoi les luttes autour de la question de la nation sont en fait un des aspects essentiels des évolutions de fond du « système national-mondial » (pour reprendre ici l’expression de Michel Baud). Les deux référendums hostiles à l’UE (France, Pays-bas) mais aussi la dernière campagne présidentielle en France ont montré que le cadavre de la nation bouge encore. La nation apparaît, aux yeux des millions de citoyens, comme un moyen de résistance à l’empire, à l’inverse des spéculations de ceux qui voient dans la mise en place d’un empire mondial « a-national » la voie d’un nouvel avenir.
Si nous pensons que la perspective de l’émancipation sociale a encore un sens, il faut lui donner le cadre politique adéquat. Au motif que les forces productives (un concept au sujet duquel il y aurait beaucoup à dire) sont mondialisées et si les États s’interpénètrent, il ne s’en déduit pas que la construction du socialisme ne soit possible que dans un cadre supranational (européen par exemple) ou mondial, bien au contraire. À cela, je vois plusieurs raisons, des raisons à court et moyen terme et des raisons principielles.
I Le cadre dans lequel les ouvriers et plus généralement le prolétariat salariat peut résister au rouleau compresseur de la mondialisation reste la nation, à la fois parce que les seuls espaces publics existants sont nationaux et parce que c’est seulement dans le cadre national que les revendications peuvent être prises en compte. Si on demande, par exemple, que le salaire minimum soit augmenté ou que soient défendus les régimes de retraite français, on ne peut pas attendre que monde entier soit convaincu que c’est une bonne idée pour le faire ! Les revendications pour une « Europe sociale » ont un côté parfaitement irréaliste. Bien plus, la satisfaction des revendications urgentes demande dans nombre de cas qu’on remette en cause les carcans multinationaux existants. La question se pose très concrètement : peut-on re-nationaliser ce qui doit l’être, restaurer les services publics, etc., sans violer le dogme de la concurrence libre et non faussée, c’est-à-dire sans regagner des marges de souveraineté nationale ? Même si la coopération européenne est une bonne chose en elle-même et si on ne peut pas souhaiter le retour au « concert des nations » à l’ancienne (version fin XIXe siècle !), il est nécessaire de regagner des marges de manœuvres pour les nations si on veut procéder à des réformes de structures un tant soit peu sérieuses. C’est à partir de là qu’on peut définir un programme de réformes de structures qui redonne de larges marges de manoeuvres aux nations sans détruire ce qu’il peut y avoir de positif dans la construction européenne. Dans mon Revive la République (Armand Colin, 2005) j’ai essayé d’esquisser un tel programme. Contre l’Europe fédérale, c’est-à-dire la création d’un super-État européen, il faut défendre l’idée d’une Europe confédérale, c’est-à-dire d’une union de nations libres. Cette union reposerait sur trois principes :
1) La constitution républicaine de chacun des États partie prenante de l’association, constitution républicaine étant entendu ici comme souveraineté populaire et séparation des pouvoirs et la reconnaissance des libertés individuelles.
2) La reconnaissance de la souveraineté de chaque nation qui reste libre de décider elle-même de son propre sort – y compris, le cas échéant de sortir de l’union et, en tout cas, de n’obéir qu’aux règles auxquelles elle a librement consenti. Il faudrait faire marcher la subsidiarité à l’envers: ne déléguer à l’union que ce qui est réellement avantageux de déléguer au niveau supérieur.
3) La reconnaissance de certains droits de citoyens européens à tous les ressortissants de l’union, comme, par exemple, la liberté de circulation, la liberté d’établissement, la liberté d’adopter une autre nationalité que sa nationalité d’origine en cas d’installation prolongée dans un autre pays et la possibilité de recours à une juridiction européenne pour faire respecter ses droits fondamentaux.
II Au-delà de ces questions qui peuvent sembler un peu trop marquée par la conjoncture historique dans laquelle nous sommes, il me semble impossible de fixer le cadre mondial comme objectif de la construction socialiste.
  1. Les nations ne sont pas des artifices dont on peut disposer au gré des décisions politiques. Elles ne sont pas non plus entités naturelles éternelles, je veux bien en convenir. Mais elles ont une durée, un enracinement dans la conscience des individus, elles sont les formes élémentaires d’existence d’une conscience collective, d’un sens du bien commun, en dehors desquels le socialisme est impensable. On rétorquera que le bien commun que poursuit le socialisme est un bien commun universel, ce qui est parfaitement exact. Mais c’est un universel abstrait. Entre l’intérêt particulier, celui de l’individu ou celui de ceux qui lui liés par les « liens du sang » et l’universel abstrait, la nation présente un « universel concret », une médiation qui donne à l’universalité sa réalité effective. Le mouvement ouvrier d’ailleurs avait fort bien compris cela, lui qui n’avait jamais pensé à la construction d’un État mondial, mais s’est toujours défini comme international, c’est-à-dire reposant sur l’amitié et la solidarité entre les nations.
  2. Si on croit à la rapide extinction de l’État, ces questions sont évidemment sans intérêt. Mais comme l’extinction (ou le dépérissement) de l’État me semble une dangereuse utopie, la question de la taille de l’État n’est pas secondaire. Un « État mondial » s’il était possible serait tyrannique ou anarchique ainsi que le disait déjà Kant. Vouloir un État mondial c’est en effet avoir une confiance parfaitement irrationnelle, 1° en la sagesse des hommes qui n’useront pas d’un pouvoir démesuré et 2° en la capacité d’organisation de la bureaucratie. Sur ces deux points, l’expérience soviétique aurait pourtant dû nous vacciner (sauf si on pense que l’évolution dramatique de l’URSS était liée aux idées fausses de Lénine ou à la méchanceté de Staline). Mais si nous tirons les leçons de notre propre histoire, on doit admettre qu’une assez large dispersion des pouvoirs étatiques constitue une garantie minimale contre la reconstruction des tyrannies qui ont tant fait pour faire reculer et parfois détruire le mouvement ouvrier organisé.
  3. Si nous ne perdons pas de vue le cap d’une révolution sociale, nous devons admettre que celle-ci doit être conçue comme une longue ère de transformations partielles, d’avancées et de reculs et non comme une guerre de mouvement dans laquelle d’un seul coup ou presque tout l’édifice du vieil monde s’écroulera comme dans la théorie de dominos. Gramsci avait opposé la guerre de position à la guerre de mouvement. La guerre de position est clairement conçue chez lui comme la conquête de l’hégémonie sur un plan national – avec tout ce que cela implique.


Denis Collin – le 6 octobre 2007.
1 Son pamphlet contre Lord Palmerston, un « best seller » de l’époque, réédité plusieurs fois, s’attaquait justement aux sympathies du premier ministre britannique pour l’autocratie russe.
2 Antonio Negri et Michael Hardt : Empire, Harvard University Press, 2000, traduit de l’américain par Denis-Armand Canal, réédition 10/18, 2004.
3 Le mot « États-Unis » ne figure même pas dans toute la première partie pourtant intitulée « La constitution politique du présent ». Seul « Washington » est évoqué, au côté de Genève ( ?) et Tokyo, pour dire qu’il ne s’agit pas de centres de l’Empire.
4 Les auteurs d’Empire font un usage intensif de mots philosophiques dont on ne saisit pas toujours bien le sens dans le contexte de leur ouvrage. Immanence, ontologique font partie de ces mots qui permettent de substituer à la réalité son équivalent idéal. Comme chez les jeunes hégéliens brocardés par Marx dans La Sainte Famille et L’idéologie allemande, chez Hardt et Negri on va du ciel vers la terre.
5 T.Negri, M.Hardt : Empire, p.73
6 ibid.
7 op. cit. p.77
8 La deuxième guerre du Golfe a vu l’invention du « journaliste embarqué », intégré à une unité de l’armée et assurant un contrôle de l’information nettement plus subtil que l’écran noir de la première guerre du Golfe.
9 Op. cit. p.76
10 Évaluation de la revue scientifique britannique The Lancet
11 Voir L’impérialisme, premier volume des Origines du totalitarisme. De cet ouvrage, on cite surtout le troisième volume, Le système totalitaire, en oubliant que pour Arendt le totalitarisme est une conséquence de l’impérialisme et du colonialisme.
12 Hannah Arendt : L’impérialisme, traduit de l’anglais par Martin Leiris, édition du Seuil, collection « Points », 1997, p.244
13 Empire, p.466
14 H. Arendt, L’impérialisme, p.292
15 ibid.
16 cf. Empire, p.267 et sq.
17 p. 173 et sq.
18 Voir Les nouvelles prisons de la misère, Liber, 2000
19 Voir Le nouvel ordre local. Gouverner la violence. L’Harmattan, 1999

dimanche 5 mars 2017

Le moi est-il haïssable ? (le moi comme question morale)


Au moment même où Descartes fait de l’ego cogito le « sol natal de la vérité » (Hegel), les moralistes que Nietzsche appréciait tant, les Pascal et les La Rochefoucauld, démontaient méthodiquement les illusions du moi. Pas de Dieu trompeur ni de malin génie : le grand trompeur, c’est le moi.
Se défaire de ce que dicte l’amour-propre, telle est la première tâche pour qui veut se connaître. Saint Augustin mettait déjà en opposition la cité terrestre fondée sur l’amour de soi poussé jusqu’au mépris de Dieu et la cité céleste fondée sur l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi. L’homme ne se connaît pas et ne peut se connaître qu’à travers Dieu et, en se connaissant lui-même, il retrouve Dieu dans la demeure de son âme. Ainsi le moi apparaît-il comme le premier obstacle à la connaissance de Dieu et à la connaissance de soi.

L’illusion volontaire

Il revient à Pascal, ce grand continuateur de saint Augustin, d’instruire le procès du moi. « Le moi est haïssable »1 écrit-il dans une phrase célèbre … et peut-être pas toujours bien comprise car, comme le dit Lucien Goldmann, Pascal ne répond jamais par oui ou non mais toujours par oui et non.2
La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi.3
Ainsi le moi est identifié à l’amour-propre. Le moi n’est pas une chose, une partie de l’homme, il n’est pas l’âme, il est simplement l’amour-propre. Or cet amour-propre est proprement ce qui corrompt l’âme. D’une part l’amour-propre incline à tous les péchés – ainsi la comédie est « dangereuse pour la vie chrétienne » parce qu’elle flatte l’amour-propre et prépare ainsi l’âme à accueillir tous les plaisirs et toutes les douceurs et les plaisirs représentés dans la comédie.4 D’un autre côté cet amour-propre est ce qui nous pousse à nous faire Dieu et donc à ignorer le vrai Dieu. C’est pourquoi :
Qui ne hait en soi son amour-propre, et cet instinct qui porte à se faire Dieu, est bien aveuglé. Qui ne voit que rien n’est si opposé à la justice et à la vérité ? Car il est faux que nous méritions cela ; et il est injuste et impossible d’y arriver puisque tous demandent la même chose. C’est donc une manifeste injustice où nous sommes nés, dont nous ne pouvons nous défaire et dont il faut nous défaire.5
Rien de ce qui en nous est « aimable », nos qualités, nos richesses, nos connaissances, etc., rien de cela nous le méritons, rien de cela ne doit être rattaché aux qualités propres du moi. Nous ne méritons pas plus qu’un autre. Pourquoi celui-ci est-il touché par la grâce et pas celui-là ? « Mérite, ce mot ambigu »6 : Pascal reprend ici la controverse augustinienne contre les pélagiens : La grâce ne nous est pas donnée en échange de nos mérites affirme saint Augustin7 et quand Dieu couronne nos mérites il couronne ses dons ! Réciproquement, être juste ne nous garantit de rien. Pascal rappelle saint Augustin qui a dit que la force serait ôtée au juste.
Rien donc ne vient justifier l’amour-propre. Au contraire la vérité, celle que la foi ouvre au croyant donne toutes les raisons d’aller jusqu’au mépris de soi :
Pour moi, j’avoue qu’aussitôt que la religion chrétienne découvre ce principe, que la nature des hommes est corrompue et déchue de Dieu, cela ouvre les yeux à voir partout le caractère de cette vérité ; car la nature est telle qu’elle marque partout un Dieu perdu, et dans l’homme et hors de l’homme, et une nature corrompue.8
L’amour-propre s’oppose donc à cette véritable connaissance de la nature humaine, et à la foi sur laquelle elle repose. Et par conséquent l’amour-propre ne peut reposer que sur une tromperie, qui masque cette nature corrompue et prend les défauts à mérite.
Il [l’amour-propre] ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misères : il veut être grand, il se voit petit ; il veut être heureux, il se voit misérable ; il veut être parfait, il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris.9
« Misère de l’homme sans Dieu » : tel est le titre de cette partie selon la classification des liasses de Pascal par Brunschvicg. Misère non pas accidentelle mais consubstantielle. Misère que rien de ce qui appartient en propre à l’homme ne peut venir compenser :
Vanité des sciences. – La science des choses extérieures ne me consolera pas de l’ignorance de la , au temps d’affliction ; mais la science des mœurs me consolera toujours de l’ignorance des sciences extérieures.10
Et immédiatement après :
On n’apprend pas aux hommes à être honnêtes hommes, et on leur apprend tout le reste ; et ils ne se piquent jamais tant de savoir rien du reste, comme d’être honnêtes hommes. Ils ne se piquent de savoir que la seule chose qu’ils n’apprennent point.11
Inversion de la réalité : nous nous faisons mérite de ce qui est le moins important car le plus important, nous ne le méritons, nous le l’avons pas appris mais le tenons de la grâce, du don de Dieu… Et parmi toutes ces sciences qui ne nous apportent aucun science des choses véritablement importante, la philosophie figure en bonne place, elle qui se termine dans le pyrrhonisme, le scepticisme et la suspension du jugement. « Nous voilà bien payés ! »12
L’embarras dans lequel se trouve l’amour-propre produit la « haine mortelle » contre cette vérité. L’amour-propre ne se peut regarder lui-même en face. Il lui faut un miroir trompeur, un miroir courtisan qui lui répète qu’il est le plus beau. Mais en même temps, il ne peut pas ne pas voir cette vérité :
Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même, il la détruit, autant qu’il peut, dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie.13
Mentir aux autres, se montrer sous un jour flatteur, jouer des apparences et se mentir à soi-même, c’est tout un. En mentant aux autres, je me mens à moi-même. Mais ce mensonge est fait de deux éléments contradictoires. Si je mens aux autres, j’espère que les autres ne connaîtront jamais la vérité, mais il m’est impossible de me mentir à moi-même en ne connaissant pas la vérité. Je mens aux autres et je me mens à moi-même parce que je connais la vérité.14 Comme toujours chez Pascal, on a l’un et l’autre, la contradiction sans dépassement, c’est-à-dire la condition tragique de l’homme. Par conséquent, le plus grand mal pour l’homme n’est pas d’avoir des défauts – il ne peut en être autrement car pour la créature Dieu est d’abord perdu et la nature est corrompue – mais de ne pas vouloir les reconnaître. Comment peut-on ne pas reconnaître ce qu’on a devant les yeux ? Comment peut-on ne pas vouloir voir ce qu’on voit ? Il faut, nouvel oxymore, succomber à « l’illusion volontaire » qui est l’injustice par excellence puisque nous voulons pour nous-mêmes quelque chose que nous ne saurions tolérer des autres :
Nous ne voulons pas que les autres nous trompent ; nous ne trouvons pas juste qu’ils veuillent être estimés de nous plus qu’ils ne méritent : il n’est donc pas juste aussi que nous les trompions et que nous voulions qu’ils nous estiment plus que nous ne méritons.15
Ainsi, que les autres nous montrent nos vices, cela devrait nous rendre heureux puisqu’ils contribuent à ce que nous sortions de l’erreur et de l’injustice. Au fond, être méprisé quand on est méprisable, c’est encore le mieux que nous puissions souhaiter si nous anime encore le sens de la justice. Mais l’amour-propre ne le permet pas :
Car n’est-il pas vrai que nous haïssons la vérité et ceux qui nous la disent, et que nous aimons qu’ils se trompent à notre avantage et que nous voulons être estimés d’eux autres que nous ne sommes en effet ?16
Il y a certes des degrés dans cette aversion pour la vérité. Mais elle est en chaque homme et inséparable de l’amour-propre. Le moi est le foyer de toutes les tromperies, de tous les mensonges. Parce que nous voulons tromper et nous voulons nous tromper sur nous-mêmes nous finissons par être trompés par les autres :
Si on a quelque intérêt d’être aimé de nous, on s’éloigne de nous rendre un office qu’on sait nous être désagréable ; on nous traite comme nous voulons être traités : nous haïssons la vérité, on nous la cache ; nous voulons être flattés, on nous flatte ; nous aimons à être trompés, on nous trompe.17
Et c’est pourquoi nos réussites, nos succès mondains nous éloignent toujours d’avantage de la vérité. D’où cette conclusion sans appel de Pascal :
Ainsi la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle ; on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L’union qui est entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie et peu d’amitiés subsisteraient si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas, quoiqu’il parle alors sincèrement et sans passion.
L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres.18
Ainsi, l’amour-propre, c’est-à-dire le regard que le moi porte spontanément sur lui-même, est la source de cette illusion volontaire qui contamine toute la vie sociale et ne lui laisse pour fondements que ces illusions qui prennent d’autant plus de force qu’elles peuvent compter sur la force de l’imagination cette « maîtresse d’erreur ». Le pire, peut-être est que cet amour propre n’a pas d’objet. Qu’est-ce que le moi ? Pour savoir, dit Pascal, il faut se donner ce qu’on aime en moi quand on m’aime. Si on aime quelqu’un à cause de sa beauté, on ne l’aime pas lui-même puis la maladie peut détruire cette beauté. Il en va de même pour les qualités morales qui peuvent se perdre.
Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme sinon pour ces qualités, qui ne font point ce qui fait le moi puisqu’elles sont périssables ?19
Ce moi est à la fois impérissable et même temps inaccessible ; ses qualités (périssables) ne le définissent pas, elles n’explicitent pas une essence. Mais comme on peut l’aimer que ses qualités, il n’est donc pas aimable. Alors le moi est-il haïssable ? Sans aucun doute : il est se veut le centre de tout et veut asservir les autres. L’honnêteté, les bonnes mœurs n’y peuvent rien. Elles peuvent masquer aux autres l’incommodité de ce moi qui veut les asservir mais nullement en supprimer l’injustice. Reste ce que le Rédempteur met en moi, ces sentiments de sincérité et de fidélité aux hommes, la « tendresse de cœur pour ceux à qui Dieu m’a unit »20. Dans l’amour de Dieu et l’amour des autres hommes (la charité) réside la vraie connaissance du moi, dépouillé des illusions et de l’injustice.

Peindre noir sur noir

À traquer les illusions du moi, La Rochefoucauld emploie son art avec une constance remarquable. Jacques Lacan introduit ainsi l’auteur des Maximes dans le Séminaire II21 :
La Rochefoucauld (…) s’est mis tout d’un coup en tête de nous apprendre quelque chose de singulier sur quoi on ne s’est pas assez arrêté et qu’il appelle amour-propre.22
Mais Lacan précise que l’apport de La Rochefoucauld ne se limite pas à la découverte de l’amour-propre ou du rôle de l’intérêt, thèmes largement explorés par la tradition.
Ce qui est scandaleux chez La Rochefoucauld, ce n’est pas que l’amour-propre soit pour lui au fondement de tous les comportements humains, c’est qu’il est trompeur, inauthentique. Il y a un hédonisme propre à l’ego et qui est précisément ce qui nous leurre, c’est-à-dire nous frustre à la fois de notre plaisir immédiat et des satisfactions que nous pourrions tirer de notre supériorité par rapport à ce plaisir.23
Le propos de La Rochefoucauld est d’abord explicitement moral. Contre le renouveau du stoïcisme, si caractéristique de l’âge classique, et contre ceux qui, tel La Mothe le Vayer, défendaient la des anciens païens24, il veut faire valoir la du christianisme authentique, celui que professent ses amis de Port-Royal. Les Réflexions ou sentences et maximes morales qui connaissent cinq éditions remaniées parfois assez profondément, entre 1665 et 1678, se veulent un « portrait du cœur de l’homme ».25 Mais un portait qui risque de déplaire et de subir la « censure » de certaines personnes, car ces maximes sont « remplies de ces sortes de vérités dont l’orgueil humain ne se peut accommoder. » Elles traitent en effet de l’amour-propre comme « corrupteur de la raison » mais en réalité La Rochefoucauld va bien au-delà de cette problématique qui pourrait paraître un peu conventionnelle.
Souvent traits d’esprit brillants, courtes pour la plupart, les maximes doivent être faciles à se remémorer – comme le devaient être les préceptes mis à l’honneur par Sénèque dans ses exercices spirituels. Elles sonnent d’une petite musique très particulière, où semble se mêler un peu de cynisme et un profond pessimisme à l’endroit de cet homme essentiellement corrompu. Souvent un humour sombre :
Nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui.26
Mise en exergue de l’édition de 1678, une première maxime donne le ton :
Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés.
Un constat qui conviendrait bien aux personnages principaux de Lorenzaccio… Suit immédiatement une véritable déconstruction, une démolition de la théorie traditionnelle (aristotélicienne ou stoïcienne) des vertus.
Ce que nous prenons pour des vertus n’est souvent qu’un assemblage de diverses actions et de divers intérêts, que la fortune ou notre industrie savent arranger ; et ce n’est pas toujours par valeur et par chasteté que les hommes sont vaillants, et que les femmes sont chastes.
« N’est souvent », dit La Rochefoucauld : il se garde donc bien d’énoncer une vérité générale, intangible. Cependant, il entreprend une analyse des vertus qui s’opposent catégoriquement aux idées partagées par la plupart des philosophes anciens (ces païens vertueux, chez à La Mothe Le Vayer). Les vertus ne sont pas des dispositions caractéristiques du caractère de l’individu. Il n’y a pas d’essence des vertus, du moins pas « le plus souvent », car nous nommons vertus un assemblage d’éléments qui, en eux-mêmes, n’ont rigoureusement rien de vertueux. Nietzsche, lecteur critique de La Rochefoucauld, dira quelque chose d’assez proche à propos de la volonté : la volonté n’est pas une faculté de l’esprit, mais un résultat de mouvements vitaux variés qui se produisent dans l’individu et dont la volition particulière n’est qu’une résultante. La volonté n’est le plus souvent, dit Nietzsche, qu’un préjugé populaire.
« Vouloir » me semble être, avant tout, quelque chose de compliqué, quelque chose qui ne possède d'unité qu'en tant que mot, — et c'est précisément dans un mot unique que réside le préjugé populaire qui s'est rendu maître de la circonspection toujours très faible des philosophes.27
Suit une analyse subtile qui conduit Nietzsche à conclure « notre corps n'est qu'une collectivité d'âmes nombreuses »28 et que des actions combinées de ces collectivités se tirent un effet :
L'effet, c'est moi. Il se passe ici ce qui se passe dans toute bien établie et dont les destinées sont heureuses : la classe dominante s'identifie aux succès de la . Dans toute volonté il s'agit donc, en fin de compte, de commander et d'obéir, et cela sur les bases d'un état social composé d'« âmes » nombreuses. C'est pourquoi un philosophe devrait s'arroger le droit d'envisager la volonté sous l'aspect de la  : la , bien entendu, considérée comme doctrine des rapports de puissance sous lesquels se développe le phénomène « vie ».29
Moins détaillée et moins générale à la fois, l’analyse de La Rochefoucauld procède un peu selon les mêmes lignes. Il y a un assemblage d’actions, combinées par notre industrie et dont le résultat est ce que nous appelons , qui, « le plus souvent », n’est pas vertueuse puisque ses motivations sont tout sauf pures et vertueuses. C’est pourquoi « les vices entrent dans la composition des vertus. »30 Du reste cet arrangement semble découler de raisons naturelles :
La force et la faiblesse de l’esprit sont mal nommées : elles ne sont, en effet, que la bonne ou la mauvaise disposition des organes.31
Au demeurant :
Quoique les hommes se flattent de leurs grandes actions, elles ne sont pas souvent les effets d’un grand dessein, mais des effets du hasard.32
Il semble que La Rochefoucauld parle ici seulement de ce que « nous prenons pour des vertus » chez les autres : nous serions trompés en quelque sorte par l’apparence que les autres donnent d’eux-mêmes, par la « montre » comme dirait Balthasar Gracian33. La maxime II précise :
L’amour-propre est le plus grand des tous flatteurs.
Le flatteur cherche à tromper dont il espère abuser (« Apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute… ») ; mais si l’amour-propre est un flatteur, il ne peut que flatter le sujet le sujet lui-même et donc l’abuser. Ce n’est donc pas l’apparence des autres qui m’abuse au sujet de leur , mais bien l’apparence que je me donne à moi-même. Nous retrouvons ici ce que nous avons vu chez Pascal : le menteur et la victime du mensonge sont une seule et même personne. Ce sont les formes de cette tromperie de soi-même, de cette « fausse conscience » pourrait-on dire, que traque La Rochefoucauld.
Les vertus cachent les vices, l’envie, le ressentiment. Ainsi :
Le mépris des richesses était dans les Philosophes un désir caché de venger leur mérite de l’injustice de la fortune, par le mépris des mêmes biens dont elle les privait ;34
Ou encore :
L’aversion du mensonge est souvent une imperceptible ambition de rendre nos témoignages considérables, et d’attirer à nos paroles un respect de religion.35
Et ainsi de suite. Nos qualités prétendues ne sont souvent que les manifestations de l’amour-propre, tout comme Nietzsche découvrira derrière l’humilité et l’amour du prochain la volonté de puissance. L’amour-propre rend les « hommes idolâtres d’eux-mêmes ». La longue maxime qui figurait en tête de la première édition et que La Rochefoucauld a supprimée par la suite – détaille tous ces tours de l’amour propre. Il « cache l’homme à lui-même » et par conséquent les hommes sont souvent plus étrangers à eux-mêmes encore qu’ils ne le sont aux autres.

Conclusion

Nous avons donc ici, chez Pascal comme chez La Rochefoucauld, une théorie de la méconnaissance de soi, mais une théorie singulière. Si on invoque les passions (qui rendent aveugle) ou le rapport de l’âme et du corps qui ne produit que des idées confuses, ou d’autres thèses encore, le moi s’ignore lui-même pour des raisons qui lui sont quelque sorte exogène. Mais ici, c’est autre chose : la puissance même d’affirmation du moi est à la source du mécanisme de l’auto-illusion ou pour reprendre l’oxymore pascalien de « l’illusion volontaire ». Méconnaissance radicale, donc.
1 Pascal, Pensées, 455 de l’édition Brunschvicg, 597 de l’édition Lafuma. Nous donnons par la suite les références aux pensées en donnant dans l’ordre ces deux numérotations.
2 Lucien Goldmann, Le dieu caché, Gallimard, 1959, p.46
3 Pascal, Pensées, 100-978
4 Cf. Pensées, 11-764
5 Pensées, 492-617
6 Pensées, 513-930
7 Voir saint Augustin, Controverses pélagiennes : De la grâce et du libre arbitre, chap. V.
8 Pensées, 441-471
9 Pensées, 100-978
10 Pensées, 67-23
11 Pensées, 68-778
12 Pensées, 73-76
13 Pensées, 100-978
14 Il y a peut-être ici une idée de ce « mentir-vrai » par lequel Aragon désignera le nouveau style réaliste en littérature.
15 Pensées, 100-978
16 Ibid.
17 Ibid.
18 Ibid.
19 Pensées, 323-688
20 Pensées, 550-931
21 Jacques Lacan, Le Moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Seuil, 1978, réédition dans la collection « Points ».
22 Op. cit. p.19
23 Op. cit. p.20
24 La Mothe le Vayer, De la des païens,1641, in Les libertins, II, « La Pléiade », Gallimard, 2004. La Mothe le Vayer est protégé par Richelieu. La Rochefoucauld défend la reine, Anne d’Autriche. Cette querelle philosophique aurait pu être un épisode des Trois Mousquetaires !
25 Avant-propos de l’édition de 1665.
26 Maximes, XIX, édition 1678
27 Nietzsche, Par delà Bien et Mal, I, §19, édition de Henri Albert.
28 Comme le dirait Spinoza, le Corps humain est un individu composé d’un grand nombre d’individus eux-mêmes très composés…
29 Nietzsche, op.cit.
30 La Rochefoucauld, Maximes…, CLXXXII
31 La Rochefoucauld, Maximes…, XLIV
32 Op. cit., LVII
33 Balthasar Gracian (1601-1658), jésuite et écrivain espagnol, a consacré une partie de son œuvre à décrire les qualités de « l’homme universel », l’homme de cour prudent. Gracian affirme le primat de l’apparence.
34 Op. cit. maxime LIV
35 Op. cit. maxime LXIII
par Denis Collin dans la ru

La parole donnée. Ethique, don et filiation


Vendredi 3 Mars 2017, 19:19 
Donner sa parole, voilà qui engage au plus profond l’éthique. Si je donne ma parole, me voilà engagé à la tenir. Celui qui ne tient pas parole ne mérite pas qu’on lui fasse confiance et d’un certain point de vue il se place ainsi à l’écart de la politique dont il fait partie tant est-il que toute vie communautaire suppose précisément la confiance dans la parole, dans le pouvoir de la parole, la croyance dans les mots. Comprenons-nous bien : quand nous employons l’expression « parole donnée », il ne s’agit pas simplement des paroles solennelles, des promesses, des engagements, des serments ou des contrats. Il s’agit de tout l’usage de la parole : dès que je parle, je donne ma parole comme parole de vérité. Sinon, on ne peut pas dire que je parle ; je me contente de faire du bruit.
Je voudrais aborder ici cette question de la parole donnée comme question de l’éthique en montrant que la parole donnée renvoie bien à un don, au sens de Marcel Mauss (voir Essai sur le don). En deuxième lieu je montrerai la dévalorisation de la parole donnée dans la société moderne et quelle est la signification du triomphe du « procéduralisme » juridique et de l’écrit. Enfin, je m’interrogerai sur la signification de la tendance contemporaine à faire de la science l’instance normative suprême. Cette réflexion, je la mènerai en suivant le fil d’une question qui a pris une grande importance dans la période récente, la question de la filiation ou celle de la généalogie tant est-il que la question de la filiation n’est pas celle de la « parentalité » comme on dit de nos jours, mais bien celle de la généalogie, celle des ancêtres ou si l’on veut de « l’ancestralité » en tant que telle.

La parole comme don

Que la parole fonctionne sur le mode du don tel que l’a analysé Marcel Mauss, c’est assez facile à montrer. On peut résumer le don, comme « fait social » fondamental tel que Mauss l’a analysé de la manière suivante :
  1. donner : exister socialement, c’est être capable de donner. Il y a dans le don quelque chose qui s’impose de multiples façons : s’y mêlent les obligations sociales (« noblesse oblige ») et l’émulation (je donne pour montrer ma richesse et ma munificence). Le don m’achète l’attachement des autres.
  2. Recevoir : celui à qui on fait un don doit l’accepter. Refuser un don, c’est injurier le donateur. Accepter le don, c’est entrer dans une relation qui renforce le lien social.
  3. Rendre : Quand un don a été reçu, on doit le rendre. Il faut rendre au moins autant et de préférence plus en sorte de renverser le rapport institué par le donateur.
Le don rituel (comme le « potlatch », par exemple) est étudié par les anthropologues dans les sociétés archaïques, mais il existe aussi dans nos sociétés modernes complexes. Pensons aux invitations qu’il s’agit toujours de rendre, à la « tournée » au café qu’il faut payer à son tour, etc.. On peut donc bien penser le don comme un « fait social » à valeur universelle. Un fait social au sens de Durkheim, est un fait qui contraint les individus, qui est suffisamment général dans une société donnée et qui se manifeste indépendamment du psychisme individualisme. Il est facile de vérifier par les exemples que j’ai donnés que ces pratiques de don correspondent bien à la définition du fait social. Mais le don a aussi une portée autant que sociale et économique.
Voyons maintenant si on peut analyser la parole en termes de don et jusqu’à quel point.
Tout d’abord, la parole est un don ! Nous l’avons reçue, de la nature, mais aussi et surtout de nos parents, du pays dans lequel nous avons grandi… La parole ne nous appartient pas originellement comme nos bras, nos yeux, etc.. Il faut qu’il y ait eu quelque chose de spécial pour faire advenir l’enfant à la parole, quelque chose qui ne procède pas de la nature mais de la culture.
On dit que la mère donne naissance, donne la vie, etc. : pourquoi parle-t-on de don ? C’est après tout un processus biologique, celui de la reproduction et qui est commun aux humains et à tout le règne animal. Mais si la mère donne la vie, c’est qu’elle se sépare de quelque chose qui lui appartient, de quelque chose de précieux entre tout puisque cet enfant qui naît était non seulement en elle et mais il était aussi jusqu’à un certain point elle-même – d’ailleurs il n’a pas été rejeté comme un corps étranger par le système immunitaire. Ce don de la vie s’accompagne de paroles destinée à ce nouveau venu, « mis en chair » et « mis en parole » tout à la fois. C’est parce que la mère parle à l’enfant et lui apprend à parler (on dit « la langue maternelle » pour désigner cette langue que nous parlons en premier) que l’enfant existe comme sujet, détaché de sa mère, sorti du mode fusionnel. On le sait d’ailleurs, un certain nombre de troubles de la parole infantile découlent de ce rapport à la mère : quand la mère reste dans le fusionnel, quand elle ne veut pas donner existence indépendante à l’enfant qui du coup n’a aucun besoin de parler.
Ce qui symbolise et exprime plus que tout le fait que la naissance est le don de la parole, c’est le nom que l’on donne aux enfants : le nom par lequel on va les désigner, s’adresser à eux, et dans lequel il vont se reconnaître, ce nom premier qui n’est pas le nom généalogique, mais ce que nous appelons en français le prénom. Et c’est une affaire sérieuse : il faut longtemps débattre pour savoir quel nom sera donné à l’enfant. Et là encore, remarquons-le, on emploie le langage du don.
Si la parole est un don, on peut maintenant voir le problème sous un autre angle : quand nous parlons, nous donnons quelque chose. Mais quoi ? Les paroles ne sont elles pas que du vent ? Les théoriciens des actes de langage privilégient la parole comme engagement qui permet de faire des choses (Austin). Mais c’est une vision très étroite des choses. Dès que je parle, je donne ma parole et donc je m’engage (peut-être est-ce que je donne ma parole en gage). S’agit-il de dire qu’il fait froid dehors, ma parole est censée porter une vérité, une toute petite vérité certes, mais une vérité tout de même puisque la parole par essence engage la vérité – soit dit en passant, en disant cela je soutiens une thèse philosophique en opposition avec tout un courant moderne et contemporain (depuis Wittgenstein), ce qu’on a appelé la « philosophie analytique », un courant qui défend une conception purement opérationnalise de la parole. A l’encontre du fameux « dire, c’est faire », j’affirme que parler, c’est s’engager sur la vérité dont la parole est porteuse. L’interlocuteur, celui à qui je parle, est alors dans la situation de celui qui doit recevoir. Il n’a rien demandé, souvent, mais il doit recevoir. Recevoir la parole de l’autre, c’est d’abord y porter attention, la considérer avec tout le sérieux qu’elle mérite. Cela ne veut pas dire croire aveuglément, bien sûr ! Mais même réfuter une affirmation, c’est la prendre au sérieux et la considérer comme ce qu’elle prétend être, savoir une vérité. Répondre, c’est rendre. Parfois simplement se mettre d’accord : « par le chien, tu as raison Socrate » ! On retrouve bien le schéma ternaire du don, mais aussi le schéma du dialogue platonicien, et notamment ce rapprochement que Socrate fait entre la parole véritative et un accouchement. Donner la parole et donner la vie, ce sont deux actes similaires dans leur fond.
Donc si la parole est un don, à la fois parce qu’on m’a donné la faculté de parler au moins ma langue maternelle, et parce que je me suis nourri des paroles des autres, il faut maintenant approfondir le sens plus spécifique de l’expression « donner sa parole ».
Dans les sociétés traditionnelles, donner sa parole, c’est bien donner ce qu’il y a de plus précieux. c’est pourquoi manquer à sa parole est un véritable crime, bien plus grave que l’homicide, par exemple. « On lie les bœufs par les cornes les hommes par les paroles » disait le juriste du XVIe siècle Antoine Loysel. Ce lien est un lien sacré et celui qui le défait se met donc à l’écart de la société des humains. On sait bien que les hommes peuvent ne pas tenir leur parole, peuvent être perfides, mais cela ne change rien à la confiance que l’on doit mettre dans la parole. Un contrat oral suffit. Sur les marchés aux bestiaux, il y a à peine un demi-siècle, une poignée de main valait signature, même pour des transactions assez importantes.
Mais pour m’en tenir à mon fil conducteur, remarquons que c’est le lien de la filiation qui tient le plus directement à la parole. « Vénérez la maternité, le père n’est qu’un hasard », disait Nietzsche. C’est qu’effectivement la paternité est toujours problématique. Problématique tant que l’on ignore à peu près tout de la causalité exacte entre rapport sexuel et fécondation – ou que l’on feint de ne rien savoir de ce lien : dans de nombreuses sociétés archaïques, il faut devenir père par toute une série de rites dont le plus connu est celui de la « couvade ». Problématique encore ce lien dans les sociétés patriarcales méditerranéennes où le père en quelque sorte adopte l’enfant qui vient de naître … ou le met devant la porte (exposition).
Mais il n’est pas utile de remonter loin dans l’histoire ou d’aller chercher nos exemples dans les bizarreries de l’anthropologie. La parole se donne entre la femme et l’homme qui désirent avoir un enfant : promesse partagée de l’accueil de l’enfant. Pour concevoir un enfant, on a besoin de la parole donnée de l’Autre. On connaît tous les malentendus, toutes les ruptures qui naissent de l’impossibilité de s’accorder : impossibilité de désirer sa femme comme mère, impossibilité pour la femme de voir dans l’homme qui est son compagnon le père de ses enfants.
Mais l’essentiel est ailleurs : c’est la femme qui désigne le père. Et, du coup, se repose cette question de l’incertitude de la paternité. Le père ne devient père que par la parole de la mère, parole qu’il rend en reconnaissant l’enfant. Du même coup, si la mère représente le lien de l’enfant avec le fondement de son être, avec le réel, c’est en même temps la parole donnée par la mère qui fait du père le représentant de l’ordre symbolique – pour reprendre ici la terminologie de Lacan. Comme la dit la sociologue Louise Vanderlac :
Bref, la parole donnée de la mère est donc porteuse non seulement de la paternité des hommes ou de son déni, mais elle est également porteuse des alliances entre les sexes et de leur civilité. Or, les femmes sont, tout comme les hommes, des êtres de liberté. La parole donnée, implique donc la liberté ou non de tenir parole. Et bien qu’elle soit généralement vérité, elle peut également servir de subterfuge pour masquer l'inconnaissable, l'ambivalence ou la présence d’un amant1. La parole donnée est en effet toujours porteuse de son double et donc d'un redoutable doute.2
À tous égards donc, la parole engage et organise au plus profond toutes les relations sociales. Du don elle possède le caractère inconditionnel, l’obligation pour le destinataire de s’y soumettre – ou d’assumer le conflit – et la réciprocité. Elle crée comme le don une (Gemeinschaft).

La dégradation de la parole donnée

La parole donnée suppose la confiance. Mais je ne peux avoir confiance en quelqu’un que si j’ai de bonnes raisons de lui faire confiance, soit que je le connaisse directement, soit que l’éthique communautaire me garantisse, autant que faire se peut, que cette parole est véridique. Dès que la société se forme (et j’entends ici société par opposition à , au sens de Tönnies), c’est-à-dire dès que les intérêts communautaires doivent céder la place aux intérêts individuels et au système des échanges, le statut de la parole donnée change. Dans le don, il n’y a pas d’intérêt économique direct alors que dans l’échange (soit par le troc, soit par l’intermédiaire de la monnaie) ne sont en jeu que les intérêts économiques des partenaires de l’échange. A possède quelque chose dont B a besoin et B possède quelque chose dont A a besoin. Réduit à cette forme, l’échange est très restreint et ne fonctionne qu’aux marges de la vie des communautés. Dès que A a besoin de quelque chose que B possède mais ne peut échanger que quelque chose dont C a besoin, l’échange passe par une médiation, celle de l’argent. Dans le don rituel on trouve des formes du type A donne à B qui donne à C qui donne à A. Mais ces formes sont parfaitement codifiées, ritualisées. Dans l’échange économique apparaît une liberté des acteurs et une déliaison que symbolise la monnaie. La monnaie remplace la confiance. À la place de la parole, je dispose d’une marque.
La parole donnée fait place alors à l’écrit : les paroles s’envolent, les écrits restent. Les écrits, on ne peut s’en défaire sauf en les brûlant, ce qu’on fait les paysans pendant la révolution française : ils sont montés à l’assaut des châteaux non pour devenir châtelains à leur tour mais pour brûler tous ces textes où était gravée leur antique servitude. Les contrats deviennent presque tous des contrats écrits. La parole vivante est maintenant complètement objectivée exactement comme les rapports entre les travaux humains apparaissent objectivés dans la marchandise.
Exactement comme on pourrait voir toute l’histoire comme le passage du don à l’échange marchand de plus en plus généralisé, on peut voir corrélativement la marginalisation de la parole vivante au profit de l’écrit et des procédures formelles du droit. Notre propos n’est pas de décider si ce passage est un progrès ou non – la perte de la était certainement la condition nécessaire pour qu’émerge l’individu libre, porteur de droits « inaliénables ». Mais en même temps toutes les relations sociales sont progressivement noyées dans « les eaux glacées du calcul égoïste ». Remarquons, en tout cas, que l’écrit n’est pas la simple transcription de la parole, le signe de la parole, comme le disait Aristote, mais qu’il en est à certains égards l’exact opposé puisqu’il s’impose quand la parole perd sa valeur – elle est censée s’envoler alors que les écrits restent.
Concernant la question de la filiation, là aussi la parole donnée perd son importance. Le code civil dit clairement que que le mari est le père présumé. Voilà qui devait clore toute discussion concernant les enfants nés pendant le mariage. C’est donc la loi qui tranche. Et initialement, ce qui est prévu, c’est l’interdiction des recherches en paternité … mais très vite plusieurs lois permettront ces recherches en paternité, bien que les moyens scientifiques de les faire aboutir n’existent pas encore. On y reviendra. On remarque cependant que la loi ici vient seulement trancher quand la parole fait défaut. Et d’autre part, dans toutes les naissances hors mariage, c’est encore la parole qui fait foi, la parole de la mère et la parole de confirmation du père.
Il reste que, du point de vue très général, c’est à une perte de la place de la parole que nous assistons, perte qui s’inscrit dans la contractualisation générale de la vie sociale.

La science comme garant ultime

On n’en a cependant pas encore fini avec la dévaluation de la parole. L’écrit, au fond, reste tout de même de la parole. Il requiert une confiance dans l’écrit, comme la monnaie dite fiduciaire repose justement sur la confiance. Mais tout comme la parole peut dissimuler la vérité au lieu de la manifester, l’écrit peut être mensonger. Qu’est-ce qui empêche le texte d’être mensonger ? C’est la garantie ultime, le Tiers dont parle Legendre et dans nos sociétés, ce Tiers est l’État dont la fonction « généalogique » est une des fonctions essentielles. Qu’est-ce que c’est qu’un notaire ? C’est un « officier ministériel » qui est là pour attester de l’authenticité de certains actes. C’est lui qui représente la Tiers garant dans toute une série de procédures de droit civil. Tout comme l’officier d’état civil prononce les mariages et enregistre les naissances.
Or, c’est précisément ce que nous voyons se défaire sous nos yeux. La référence ultime n’est plus l’État, mais la science. La science (fût-ce la science économique) est la caution nécessaire de la loi. Dans la question de la filiation, la génétique a permis de faire de l’ADN la référence ultime. Le doute insupportable peut être levé … grâce à la science qui dit le dernier mot et condamne au silence la parole humaine.
La « fabrication de l’humain » qui s’annonce comme notre horizon le plus immédiat modifie le vocabulaire et organise comme le dit Louise Vanderlac une véritable « déroute des mères ». La maternité est morcelée : mère ovocytaire, utérine, contractuelle, etc. Il y a de l’autre côté une « biologisation » sans précédent de la paternité, (ICSI3, tests génétiques de paternité, etc.).
Dans cet univers, déjà habité par l'imaginaire clonique de production sérielle de vivant, où se multiplient les jeux de filiation en tous sens, une mère enfantant l’enfant de sa fille et l’inverse, et où les actes d’autoreproduction narcissique se multiplient, les alliances entre les sexes et les générations sont également radicalement perturbées. Mais ce n’est là que l’amorce de l’effritement des frontières constitutives de l'identité humaine qu’annoncent déjà le projet beaucoup plus grandiose de certains chantres de la génétique, cherchant rien de moins, arguent-ils naïvement ou cyniquement, que d’améliorer l’espèce humaine. (LV, op.cit.)
Si, comme on l’a vu plus haut, la venue au monde est une affaire de parole donnée, puisque c’est par la parole que l’enfant apparaît au monde, la biologisation générale vient bouleverser radicalement cet ordre ancien. Voici quelques informations.
En Allemagne, dès 2007, la cour constitutionnelle a reconnu le droit d’un homme a s’assurer de sa paternité et a interpellé le gouvernement à ce sujet. En 2016, on apprenait ceci : « L'Allemagne va introduire une loi pour contraindre les femmes à avouer à leur conjoint contestant leur paternité le nom du géniteur d'un enfant né d'une relation extraconjugale afin qu'il participe aux frais d'entretien de celui-ci. Un projet de loi dans ce sens doit être adopté après-demain en conseil des ministres, avant d'être soumis au Parlement, selon le ministre Heiko Mass. En de ce texte, un homme contestant sa paternité pourra contraindre sa partenaire à dévoiler le nom du ou des amants fréquentés au moment de la conception d'un enfant et ainsi établir qui est le père biologique. « Nous voulons assurer davantage de droits et de moyens de recours légaux aux faux pères », a expliqué le ministre, « la mère ne doit pouvoir garder le silence que s'il y a des raisons très sérieuses de ne pas identifier le père biologique ». Les époux trompés pourront, selon ce texte, exiger un remboursement des frais d'entretien de l'enfant auprès de son géniteur sur un période allant jusqu'à deux ans. »
En France, pour effectuer  un test de paternité, il est indispensable d’avoir l’autorisation d’un juge qui, après argumentation de la partie demanderesse, acceptera (ou non) la réalisation de ce test. Cela suppose également qu’il faille embaucher un avocat qui vous représentera devant le tribunal (Tribunal de Grande Instance). Une fois les résultats du test obtenus, il s’en suit la décision judiciaire. Trois mesures (cumulables ou non) sont possibles :
- l’exercice de l’autorité parentale ;
- la contribution à l’entretien et à l’éducation de l’enfant ;
- l’attribution du nom.
Pour d’autres pays (USA, GB …) la loi est beaucoup plus « libérale ». Il y a un négoce tout à fait légal des tests ADN.
Une dernière information : en France, on a reconnu le droit des enfants à connaître leurs informations génétiques, donc à faire eux-mêmes des recherches en paternité (dans le cas des enfants nés par don de sperme) ou en maternité (dans le cas des enfants « nés sous X »).
Toutes ces informations portent la même trace.
  1. La génétique (c’est-à-dire la technoscience) tend à remplacer le code civil. Nous ne sommes plus « les enfants du texte » mais ceux de l’ADN.
  2. La parole et d’abord et avant tout la parole de la femme est mise tout simplement hors jeu. « Nous avons les moyens de vous faire parler ! » mais sans avoir recours à votre parole, puisque nous avons les moyens de faire parler votre ADN…
On pourrait résumer cette suppression de la parole par une expression : traçabilité de la viande humaine ! Legendre parle de la conception bouchère de l’humanité. Et c’est bien de cela dont s’agit. L’état civil est remplacé par un « herd-book ». La génétique marque le triomphe du « droit du sang » sur l’ordre de la parole. Bref, la victoire posthume du nazisme.

1 En France, une enquête réalisée dans les années 80 révélait qu’environ 10% des enfants n’étaient pas ceux du père présumé.
2In L’éthique de la parole donnée,
3 L’ICSI (Intra-Cytoplasmic Sperm Injection) consiste, dans des cas de stérilité masculine, à sélectionner un seul spermatozoïde et à l’insérer au coeur du cytoplasme de l’ovule, ce qui implique un fécondation in vitro lourde de risques et d’effets secondaires pour la femme et les éventuels enfants, dans l’espoir d’assurer la paternité biologique du conjoint.

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