jeudi 31 août 2017

De la servitude à la libération: être libre comme Spinoza. Introduction à la lecture de l'Ethique de Spinoza


Quand il meurt le 21 février 1677, dans sa 44ème année, atteint de phtisie, dont il souffrait depuis longtemps, Spinoza laisse encore à l’état de manuscrit son œuvre maîtresse, l’Éthique. Celle-ci fut publiée pour la première fois après sa mort par Louis Mayer, un médecin ami de confiance de Spinoza. Bien que Spinoza soit un auteur peu prolixe (ses œuvres tiennent en un seul volume de la Pléiade), son Éthique est un livre majeur, un des plus grandes livres de l’histoire de la philosophie et une source toujours vive où les philosophes ne cessent d’aller puiser. Hegel, dans son Histoire de la philosophie en souligne l’importance : « Spinoza est le point capital de la philosophie moderne : ou le spinozisme, ou pas de philosophie » (Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, in Werke, Suhrkamp, vol. 20, p. 164). Mais l’enthousiasme de Hegel, que l’on peut retrouver dans l’introduction de la deuxième édition de l’Encyclopédie des Sciences philosophiques, n’empêche pas une critique systématique des limites du spinozisme. On cite souvent Bergson qui écrit à Léon Brunschvicg en 1927 « tout philosophe a deux philosophies : la sienne et celle de Spinoza. » Mais en 1928, dans une lettre à Jankélévitch, le ton est un peu différent : « Je crois vous avoir dit que je me sens toujours un peu chez moi quand je relis l’Éthique, et que j’en éprouve chaque fois de la surprise, la plupart de mes thèses paraissant être (et étant effectivement, dans ma pensée) à l’opposé du Spinozisme. » Si Spinoza apparaît comme un nœud de toute la philosophie moderne, de ce nœud partent des fils dans toutes les directions. Avec Diderot ou d’Holbach, nous avons un spinozisme matérialiste alors que Hegel le tire dans une toute autre direction. Le Spinoza d’Alain n’a aucun rapport véritable avec celui de Toni Negri. Celui de Martial Guéroult rencontre-t-il celui de Pierre Macherey ? C’est, dira-t-on, le sort de toutes les grandes philosophies. Il y eut un hégélianisme de droite et un hégélianisme de gauche. On a fait de Kant un moraliste conservateur autant qu’un républicain sympathisant de la cause de la révolution française. On a donc un Spinoza révolutionnaire, épaulant des marxistes en perte de vitesse et un Spinoza au conservatisme paradoxal. Tel économiste contestataire prend Spinoza comme guide pour tenter une nouvelle critique du mode de production capitaliste (voir Frédéric Lordon, Capitalisme et servitude. Marx et Spinoza. Édition de la fabrique, 2010). Pour d’autres, Spinoza est une bonne médication contre le stress (Héloïse Guay de Bellissen, Spinoza antistress en 99 pilules philosophiques). Tout cela fait beaucoup pour un seul homme.
On dira que cet homme qui, une partie de sa vie, vécut très modestement de son métier – il polissait des lentilles – et ne publia pas grand-chose de son vivant, connaît une gloire posthume qui ne se dément pas : voilà une figure du génie méconnu par ses contemporains et à qui la postérité rend ce qui lui est dû. Mais Spinoza était déjà célèbre de son vivant. Une célébrité paradoxale pour cet homme qui ne chercha jamais la célébrité et louait la prudence comme la pratique : « Caute » était sa devise. Célébrité sulfureuse. Publié anonymement avec un faux nom d’éditeur, le Traité théologico-politique lui valut une solide mauvaise réputation. Ce traité, il est vrai, considérant la Bible comme une œuvre humaine et non un texte « sacré », essaye d’en comprendre la raison proprement politique et se termine par une défense de la liberté de penser sans avoir à se soumettre à l’autorité religieuse. Très vite connu dans toute l’Europe, ce texte vaut à son auteur une réputation d’athée et crée même un genre littéraire : la réfutation de « l’athée Spinoza ». Mais Spinoza a aussi la réputation d’être l’un des plus grands esprits de son temps. Leibniz cherche à le rencontrer et le rencontre en novembre 1676, à La Haye. Leibniz a trente ans et c’est une visite décisive. Leibniz est fasciné par le système de Spinoza et toute l’œuvre de Leibniz peut être lue comme une tentative de donner des réponses aux questions fondamentales qu’a posées Spinoza : si la conception déterministe de la réalité est vraie, comment l’homme peut-il encore être réputé posséder un libre-arbitre ? Quelle place reste-t-il pour la , la piété, etc. ? Quels rapports l’âme (ou l’esprit) entretient-elle avec le corps ? Leibniz et Spinoza sont tous les deux confrontés à l’œuvre de Descartes et à l’irruption de la physique moderne galiléenne. Ils cherchent tous les deux à en tirer toutes les conséquences et la confrontation de ces deux œuvres majeures n’a pas fini de nous éclairer.
Mais Leibniz ne se vantera jamais de cette visite, ni de l'intérêt qu'il porte à cet « athée » bien connu. Leibniz se veut diplomate, c'est un homme de cour qui fréquente les puissants et Spinoza est un hérétique indifférent aux honneurs et à l'argent. Il aurait pu avoir les uns comme l'autre. Jean Colerus rapporte cette anecdote, parmi beaucoup d'autres: « Simon de Vries, d'Amsterdam, qui marque beaucoup d'attachement pour lui dans la vingt-sixième lettre et qui l'appelle en même temps son très-fidèle ami (amice integerrime), lui fit un jour présent d'une somme de 2,000 florins, pour le mettre en état de vivre un peu plus à son aise ; mais Spinoza, en présence de son hôte, s'excusa civilement de ne pouvoir recevoir cet argent, sous prétexte qu'il n'avait besoin de rien, et que tant d'argent, s'il le recevait, le détournerait infailliblement de ses études et de ses occupations. » En 1673, un émissaire du prince de Condé lui avait fait savoir que ce prince souhaitait lui offrir une pension pourvu qu'il consentît à dédier quelque ouvrage au roi de France, proposition que Spinoza déclina avec toute la courtoisie dont il était coutumier. La même année, l'électeur Palatin voulut l'attirer à Heidelberg pour y enseigner la philosophie : cette fois encore, il déclina l'offre.
Spinoza vécut selon les préceptes qu'il énonce au début du Traité de la réforme de l'entendement : renoncer à la gloire, à l'argent et aux honneurs pour rechercher un souverain bien stable, qui ne se peut trouver finalement que dans la connaissance de Dieu, des choses et de soi-même. Cependant, l'image d'un philosophe ascète retiré du monde ne convient pas non plus. Il est un homme fort sociable, engagé dans les discussions politiques et théologiques de son époque et qui n'a jamais caché ses convictions républicaines. Ainsi, il a toujours cherché dans ses œuvres à montrer les conséquences pratiques et politiques de sa philosophie. Son Traité Politique, demeuré inachevé, fait l'éloge des politiques, hommes pratiques, qui ne se fondent que sur l'expérience, face aux philosophes, théologiens et autres moralistes qui louent un homme qui n'existe nulle part, fabriquent des utopies pour mieux morigéner l'homme existant réellement. Un petit livre où la référence, à la fois explicite et implicite, à Machiavel est constante. Si constante et si appuyée que l'on peut sans difficulté dire : Machiavel-Spinoza, même combat ! Pour ceux qui ignorent la pensée de Machiavel et s'en tiennent aux calomnies d'un Frédéric II, le rapprochement paraît incongru et pourtant c'est bien le « très pénétrant florentin » qui inspire la politique de Spinoza.
Il est évidemment impossible de faire ici le tour de la pensée de Spinoza. Tout est bon et profondément éclairant dans cette œuvre puissante, y compris la correspondance, laquelle donne souvent des éclairages indispensables. Mais c'est l'Éthique qu'il faut lire, méditer, recopier. Écrite de 1661 à 1675, publiée seulement après sa mort, cette œuvre est à elle seule un monde dont on ne fait jamais le tour. Et c'est là qu'il nous faut entrer. La voie est difficile, comme le reconnaît le scolie de la dernière proposition de la Ve partie de l’Éthique : « Si, il est vrai, la voie que je viens d’indiquer paraît très ardue, on peut cependant la trouver ».

(La suite en achetant: Libre comme Spinoza. Une introduction à la lecture de l'Éthique, éditions Max Milo.

Marcuse a encore quelque chose à nous dire

Denis Collin interroge l’auteur de «Eros et Civilisation» et de «L’Homme unidimensionnel» et constate son actualité - recension parue dans Le Temps

Un remarquable petit livre nous donne aujourd’hui l’occasion d’exhumer du cimetière des philosophes un penseur naguère adulé et aujourd’hui largement tombé dans l’oubli: Herbert Marcuse (1898-1979). Idole de la jeune gauche allemande puis internationale des années soixante, héritier de Hegel, Marx et Freud, Herbert Marcuse n’a eu de cesse de critiquer les processus de domination qui étaient à l’œuvre dans les sociétés capitalistes modernes. Ses deux livres les plus connus sont Eros et Civilisation (1955), et surtout L’Homme unidimensionnel (1964), un livre fameux où il dénonçait la civilisation industrielle comme étant une «société de mobilisation totale», où «la chambre à coucher est ouverte aux communications de masse».
De toute évidence, Denis Collin, lecteur sagace qui nous a déjà offert de remarquables essais sur Marx notamment, est convaincu que Marcuse a encore quelque chose d’essentiel à nous dire. Il nous fait part de sa conviction: «Le système industriel technicien, autrement dit le mode de production capitaliste à son stade avancé, se présente sous les oripeaux chatoyants de la liberté, la liberté du commerce, la liberté des mœurs, la liberté de consommer ce que je veux quand je veux. Marcuse nous montre que cette liberté illusoire est la forme suprême de l’aliénation et que le prétendu «monde libre» n’est rien d’autre qu’un totalitarisme doux, en apparence. On commence à s’en apercevoir plus largement.»

Déshérence

Et il est vrai que la relecture de Marcuse à laquelle nous incite Collin aujourd’hui produit un curieux effet de résonance, l’expérience d’un écho revenu d’un lointain silence. Comme la réplique d’un tremblement de terre, mais après une longue période de calme. Si l’œuvre de Marcuse est entre-temps tombée en déshérence, c’est d’une part que le puissant mouvement historique de l’après- chute du Mur a rendu, d’une manière générale, la pensée critique inaudible. Mais c’est aussi parce que les termes mêmes dans lesquels Marcuse formulait sa critique ont été soudain frappés d’obsolescence, irrémédiablement marqués qu’ils étaient du sceau d’une époque révolue.
Qui, en effet, parle encore aujourd’hui de «désublimation répressive»? C’est le genre d’expressions que les philosophes citent entre eux en clignant de l’œil, activant leur complicité de vieux combattants. C’est pourtant un concept central de la pensée de Marcuse, et il garde sans doute – Collin a raison – toute sa pertinence pour comprendre le monde d’aujourd’hui. Cette expression aux apparences aujourd’hui désuètes est construite sur l’idée de Freud selon laquelle la civilisation n’a pu s’élever qu’en réprimant les instincts qui rendraient la coexistence impossible. C’est la répression du principe de plaisir, qui contraint les instincts à se sublimer en quelque chose d’autre.

L’homme libéré

Pour Freud donc, impossible d’imaginer une civilisation non répressive – et Marcuse notait que «cette conception est aussi vieille que la civilisation, et a toujours fourni la rationalisation la plus efficace de la répression». Marcuse, comme Marx, a pourtant toujours maintenu l’idéal de l’homme libéré. C’est à partir de lui qu’il juge notre société. Et il la juge sur-répressive, en ce qu’elle impose à tous le principe de rendement qui est le principe de l’organisation capitaliste du monde, et ce, au moment même où elle pourrait satisfaire plus largement les besoins des individus. Ces individus qui pourraient être libres, il faut les contrôler. Ils sont potentiellement libres, mais factuellement asservis au principe du rendement: désublimation (donc libération) répressive.

«L’internet est un condensé des analyses de Marcuse»

La libération sexuelle, par exemple, est une désublimation répressive (comme l’industrie pornographique à portée de tous aujourd’hui), car sous couvert de prétendument libérer davantage l’individu, on favorise en réalité la domination du système: «Du même coup, le besoin de sublimer est moins intense puisque le monde paraît moins hostile à la satisfaction libidinale», dit Collin commentant Marcuse. Et de poursuivre: «Le «sexy» est une valeur sociale, comme le savent depuis longtemps les publicitaires et les DRH» – la barrière qui séparait la vie privée de la vie publique s’est brisée, comme cela se doit dans une société de mobilisation totale. Qui dirait que ceci est obsolète? «L’internet est un condensé des analyses de Marcuse», dit Collin, les réseaux sociaux allant jusqu’à détruire l’idée même de vie privée.
Denis Collin, fin savant et excellent pédagogue, est sensible à ce que la pensée a de vivant, à ce qui en elle nous permet de mieux nous comprendre nous-mêmes et notre société. C’est dans c’est esprit qu’il a relu Marcuse, et qu’il nous donne envie de le faire à notre tour.

Mark Hunyadi - Le Temps - 18/08/2017

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