vendredi 15 septembre 2017

Adorno l’humaniste



Un essai sur sa pensée morale et politique, par Marie-Andrée Ricard
T.W Adorno
Il fallait oser le titre : Adorno ne se serait certainement pas caractérisé comme « humaniste »,  comme le fait remarquer l’auteure, Marie-Andrée Ricard. Le terme d’humanisme est surchargé de significations plus ou moins contradictoires et il a été l’objet de tant de polémiques qu’il pourrait bien apporter plus de confusion que de clarté pour caractériser la pensée de Theodor W. Adorno. Mais quel autre terme employer pour définir cette orientation philosophique vers la souffrance et la vie mutilée des hommes, cette théorie critique d’une société foncièrement inhumaine ?
Adorno est sans doute un des philosophes importants du siècle passé. On l’ignore en France où pour des raisons incompréhensibles, on a toujours préféré le « jargon de l’authenticité » heideggérien dont Adorno fit une critique virulente[1]. Il est vrai que l’œuvre d’Adorno est difficile d’accès et que sa philosophie n’est jamais présentée de manière systématique, même dans cet ouvrage peut-être le plus fondamental qu’est Dialectique négative.[2] L’intérêt majeur du travail de Marie-Andrée Ricard est de proposer une reconstruction cohérente de la pensée morale et métaphysique d’Adorno et d’offrir ainsi une voie d’accès à la compréhension du maître de l’école de Francfort.
Le travail de M-A Ricard s’ordonne en quatre parties. En premier lieu, elle définit le « socratisme » d’Adorno, c’est-à-dire cette morale de la pensée qui constitue le principe de toute son œuvre. Dans une seconde partie, elle confronte Adorno à Kant. La troisième partie porte sur l’analyse adornienne de l’antisémitisme, comme emblématique de la philosophie morale d’Adorno. La dernière partie revient sur la métaphysique comme expérience centrée sur la mort.
L’auteur souligne d’abord deux points importants. D’une part, Adorno reste fidèle à la « 11e thèse sur Feuerbach » de Marx : les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; il s’agit de le transformer. Mais la transformation est évidemment impossible sans le travail de la pensée. Il s’agit seulement de refuser la séparation de la théorie et de la pratique : « Cette séparation entre la théorie et la pratique ne retire pas simplement à la pensée son lien avec l’expérience, elle rend impossible la vie bonne. (…) Cette séparation est le symptôme d’une aliénation. Elle implique que l’individu est divisé en lui-même et d’avec les autres. La réalité sociale ne peut se présenter à lui que comme une puissance anonyme et aveugle. Deuxièmement, cette séparation est à l’opposé de l’idéal de la vie bonne qui, bien que sous des formes diverses, traverse toute l’histoire de la philosophie. » (p.15) D’autre part, la morale d’Adorno est une morale matérialiste : elle déconstruit le sujet kantien comme pur intelligible pour prendre appui au contraire sur le corps, sur la souffrance physique comme véritable point de départ de la pensée morale.
Le premier point signifie qu’il ne faut pas entendre la 11e thèse comme la mort de la philosophie, mais plutôt comme « une autoréflexion ou, si l’on préfère, une critique immanente de la philosophie » (p.19) : sortir la philosophie de cette fausse conscience qui lui fait oublier sa signification pratique, telle est la tâche que se fixe Adorno. Il en découle la nécessité de l’examen de soi qui suppose la critique de la fausse conscience et de donc la société qui produit cette fausse conscience. Par conséquent la philosophie ne saurait « trouver la paix en elle-même dans une quelconque vérité »[3].
L’auteure consacre un important développement à la notion de « chez-soi » et à l’obligation que pose Adorno pour le philosophe : l’obligation de ne pas être chez soi. Il s’agit de ceci : « le philosophe doit commencer par examiner son propre vécu, autrement dit, faire retour en soi, en essayant de faire abstraction de tout ce qui forme le tissu confortable de l’expérience commune et la rend facilement communicable. » (p.35) Dans l’aphorisme §5 de Minima Moralia,[4] Adorno conclut ainsi : « et il n’y a plus maintenant de beauté et de consolation que dans le regard qui se tourne vers l’horrible, s’y confronte et maintient, avec une conscience entière de la négativité, la possibilité d’un monde meilleur. »
L’autoréflexion de la philosophie implique que le philosophe doit « éviter de vouloir garder raison » (p.43). C’est pourquoi Adorno pratique une stratégie de l’exagération, puisque « seule l’exagération est vraie »[5] : exagération à la mesure de la constitution effective du sujet – et ici l’auteure donne d’intéressants aperçus sur la conception adornienne de la peur – ; exagération à la mesure de la constitution érotique de la pensée : la pensée suppose le désir et pour penser il faut être touché, donner à l’autre plus que ce que  l’on a reçu. La vertu de l’exagération est qu’elle fait voir le négatif.
Comme on l’a dit, la deuxième partie est consacrée à la critique qu’Adorno adresse à la morale kantienne. « Adorno développe sa propre conception de la morale en s’opposant à trois piliers de la morale kantienne : premièrement la conception du sujet ou de l’agent moral comme une pure relation d’identité à soi ; deuxièmement à la contrainte engendrée par cette identité, de réprimer ou encore de maîtriser les impulsions, les inclinations ou affects qui font malgré tout « l’humanité » enviable du chien ; troisièmement à la subordination du bonheur à la vertu, d’où devrait naître un sentiment d’estime supérieur pour notre personne. » (p.60) Il s’agit pour Adorno de montrer que « ce n’est que dans un motif matérialiste sans fard que survit la morale » (Dialectique négative, cité p.61), une morale dont l’impératif est ainsi résumé par Adorno : penser et agir de telle sorte qu’Auschwitz ne se répète pas. Avec l’auteure, on peut résumer ainsi l’un des axes fondamentaux de la critique adressé à la morale kantienne : « Kant a absorbé la liberté dans ce soi-disant fait de la raison, au prix de la division de l’homme entre un être phénoménal et un être nouménal, une personne et une personnalité. Adorno pense au contraire la liberté comme possibilité réelle, mais dépendante de l’unification de notre sensibilité et de notre raison. » (p.75)
Adorno refuse le devoir de « froideur » qui découle de l’impératif catégorique kantien. Cet impératif catégorique « traite les autres uniquement comme des cas d’application d’un principe universel et comme l’occasion d’attester l’universalité du devoir » (p.86). La conception kantienne véhicule en outre une conception narcissique de l’homme : dans le besoin d’élévation de soi avec la « valeur » de la personne, on retrouve l’investissement libidinal tourné en soi-même, corrélatif du manque d’estime de soi et des autres. M-A Ricard reprend les développements d’Adorno et Horkheimer dans la Dialectique de la raison pour montrer le caractère antinomique de la morale kantienne. À l’inverse de Kant, Adorno va chercher une fondation charnelle de la morale. Il y a un ancrage affectif de la morale qui se prolonge dans la révolte (cf. p. 103). « En montrant que notre humanité se vit dans une solidarité qui s’enracine dans notre faiblesse, voire dans le corps, Adorno s’éloigne évidemment de tous ceux qui, comme y incline Kant, posent notre humanité dans sa ressemblance avec la divinité et qui tirent de cette ressemblance le blanc-seing pour dominer tout ce qui est autre. » (p.105)
Si on a fait à Adorno le reproche d’être seulement négatif, de n’avoir pas à proposer de politique à proprement parler, la troisième partie montre au contraire qu’il y a bien chez Adorno une politique de la reconnaissance : l’analyse de l’antisémitisme nazi conduite par Adorno (et Horkheimer) a pour fil directement qu’il s’agit là de l’envers de la reconnaissance. M-A Ricard soutient la thèse suivante : « Adorno et Horkheimer ont compris l’antisémitisme moderne nazi comme une pathologie identitaire collective dont le nerf réside dans une inversion de la reconnaissance. » (p.115) Mobilisant la vaste littérature disponible sur ce sujet, l’auteure argumente de manière très convaincante en faveur des thèses d’Adorno et d’Horkheimer. Elle nous aide ainsi à aller à la racine des problèmes et, du même coup, on en perçoit l’actualité brûlante : « Le nazisme est sans doute le symptôme le plus virulent de cette ambition d’une pure production de soi, c’est-à-dire d’une éradication de toute différence et d’un contrôle absolu sur la vie et la mort qui ne doit plus rien à la nature, depuis longtemps dégradée au rang de matériau exploitable sans restriction. » (p. 148) Qui ne doit que sous des formes douces, sous des couleurs chatoyantes et même au nom des « droits », de « l’égalité », de la « non-discrimination », c’est la même pathologie qui agite nos sociétés prétendument pacifiées ?
La dernière partie repart de la définition de définition adornienne de l’homme comme être de chair capable de transcendance, c’est-à-dire capable de sortir de lui-même. C’est encore à la critique de Kant qu’est largement consacré ce passage – beaucoup plus bref que les précédents : chez Kant, l’espoir doit laisser place à la foi et il s’agit d’une automutilation de la raison face à laquelle il s’agit de ramener sur terre la perspective de l’émancipation. (cf. p.159)
Que les penseurs de l’école de Francfort et en tout premier lieu Adorno nous aident à penser aujourd’hui ce qu’est notre société, quel est le genre de vie mutilée qui est la nôtre, voilà ce que le livre de Marie-Andrée Ricard contribue à établir. Les vues qu’elle donne sur les rapports « dialectiques » (continuité et opposition) entre Adorno et la philosophie traditionnelle sont également très précieuse et on lui saura gré d’avoir fait revivre la critique adornienne de Kant. Un livre donc à conseiller vivement.
Denis Collin - Le 26 avril 2013.

Référence : Marie-Andrée Ricard, Adorno l’humaniste. Essai sur sa pensée morale et politique, éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, collection « Philia Monde », novembre 2012, ISBN 978-2-7351-1519-8, 22€


[1] T.W. Adorno, Jargon de l’authenticité : de l’idéologie allemande. Petite Bibliothèque Payot, 2009
[2] T.W. Adorno, Dialectique négative, Petite Bibliothèque Payot, 2003
[3] Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, Gallimard, 1974, réédition collection « Tel », p.92, cité p.24
[4] T.W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Petite Bibliothèque Payot, 2003
[5] Voir T.W. Adorno et M. Horkheimer, Dialectique de la raison. Fragments philosophiques, Gallimard, 1983, réédition collection « Tel ».

Actualité de la théorie critique

Introduction


Si le vieux « marxisme orthodoxe » est définitivement hors d’usage, la profondeur de la crise économique, sociale, politique, mais aussi morale qui caractérise le mode de production capitaliste aujourd’hui rend nécessaire non seulement un retour à Marx qui doit être tout simplement lu véritablement et réinterprété, mais aussi aux écoles marxistes « hétérodoxes » du XXe siècle, celles qui sont parties de Marx pour aborder autrement et sous d’autres angles l’analyse critique de la société bourgeoise.
Il faudrait citer ici Lukàcs, non seulement le Lukàcs de Histoire et Conscience de classe, mais plutôt sans doute celui de l’Ontologie de l’être social. Je pourrais aussi évoquer le travail d’Ernst Bloch et son Principe espérance. Mais le courant le plus important est surtout l’école de Francfort (l’institut de recherche sociale, fondé à Francfort en 1923, transféré aux États-Unis pendant le régime nazi et reconstruit après guerre) et ce qu’il est convenu d’appeler la théorie critique, un terme générique qui rassemble toute une galaxie de penseurs, regroupés autour de l’Institut de recherche sociale : Adorno et Horkheimer – les fondateurs –, mais aussi Marcuse, Fromm et Walter Benjamin, Alfred Sohn-Rethel, et beaucoup d’autres encore. Jürgen Habermas et Axel Honneth sont les deux dernières figures marquantes de l’Institut et on peut encore y rattacher Harmunt Rosa, l’auteur de l’excellent Accélération.
Ces courants ont des continuateurs. Deux philosophes italiens, Costanzo Preve (disparu il y a quelques semaines) et Diego Fusaro tiennent l’Ontologie de l’être social de Lukàcs pour un livre fondamental. La théorie critique, critiquée, figure dans les références de la « Wertkritik » ou de Moishe Postone, mais on la retrouve aussi chez Costanzo Preve et le groupe de jeunes philosophes qui continuent son œuvre. Christopher Lasch, l’auteur de La révolte des élites et La culture du narcissisme a été l’un des héritiers les plus intéressants de « l’école de Francfort ». C’est sur celle-ci que je vais centrer mon propos aujourd’hui en tentant de mettre en lumière l’actualité de la théorie critique. Je laisserai de côté Lukàcs ou Bloch qui mériteraient de longs développements.
Je commencerai par rappeler ce qu’est la théorie critique – de manière un peu schématique, car il faudrait prendre en compte une évolution historique (Horkheimer en 1930 et Horkheimer en 1960, ce sont souvent des positions assez différentes). Je montrerai ensuite que les traits les plus saillants du capitalisme de notre époque, de ce « capitalisme absolu » dont parle Diego Fusaro, trouvent une première élaboration chez les principaux penseurs rattachés à l’école de Francfort. Adorno, Horkheimer et les autres ont eu l’intuition de développements qui, aujourd’hui, sont sous nos yeux de manière parfois effrayante.

Qu’est-ce que la théorie critique ?

Max Horkheimer
Il faut commencer par l’essai fondateur de Horkheimer, publié en 1937[1]. Max Horkheimer part de la définition traditionnelle de la théorie, par exemple telle qu’on la trouve chez Husserl : « système de propositions, fermé sur soi, d’une science en général »[2]. Cette définition qui correspond aux sciences de la nature telles qu’elles existent pratiquement depuis le XVIIe siècle, devrait valoir pour les sciences de l’homme et de la société. Même si les résultats ne sont pas probants, ces sciences n’ont pas beaucoup d’autre solution. Comme le fait remarquer ironiquement MH,
Au stade tardif où l’évolution de la société actuelle est parvenue, les sciences dites « humaines » n’ont de toute façon qu’une valeur marchande très fluctuante ; elles sont obligées d’imiter, tant bien que mal, les sciences de la nature, dont un destin plus fortuné met l’utilité pratique au-dessus de toute question.[3]
Ce que se propose la théorie critique, c’est, en se tournant vers la praxis sociale, de déterminer les conditions qui ont permis le triomphe de certaines conceptions théoriques. Par exemple, il n’est pas possible de comprendre l’apparition et le succès du mécanisme sans revenir au bouleversement des conditions sociales et politiques au XVIe siècle.
La théorie en général est conditionnée par le matériel empirique à sa disposition et à son tour elle le conditionne. Mais pour ce qui est de la théorie traditionnelle, elle ne s’interroge pas sur ses propres conditions d’existence et donc la fonction réelle de la science dans la société est radicalement méconnue. MH donne un exemple intéressant : l’école néo-kantienne de Marbourg (avec H. Cohen) érige en catégories universelles certaines catégories isolées de l’activité théorique du savant spécialisé. Le physicalisme du « Cercle de Vienne » fait de la physique la seule et véritable connaissance du réel. Cette méconnaissance et cette véritable inversion de la réalité aboutissent à ramener les caractères essentiels de la vie sociale dans les limites de l’activité théorique du savant. Ainsi, les systèmes philosophiques les plus variés expriment « la fausse conscience du savant bourgeois à l’ère libérale ».
Il s’agit donc en premier lieu de procéder à une critique de la théorie traditionnelle en la ramenant sur terre, c’est-à-dire en pensant l’activité théorique dans son intégration dans l’ensemble du travail social. Cette thématique sera développée par Habermas dans Connaissance et intérêt[4] .
En second lieu, il s’agit de reprendre à nouveaux frais la vieille tâche de la philosophie : permettre à l’homme de se connaître lui-même, une tâche qui ne peut pas être celle des sciences de la nature ou des sciences de l’homme et de la société qui cherchent à se modeler sur les sciences de la nature, mais une tâche qui est proprement celle de la théorie critique.
En troisième lieu, il s’agit de construire une théorie dont le souci est d’établir un ordre conforme à la raison, c’est-à-dire de sortir les individus de l’aliénation de la société bourgeoise. Il s’agit d’une perspective émancipatrice.

Les caractères fondamentaux du capitalisme absolu

Pour comprendre l’intérêt actuel de la théorie critique, je voudrais brièvement souligner ce qui caractérise le mode de production capitaliste aujourd’hui, le capitalisme tardif que l’on peut aussi appeler « capitalisme absolu ». Je ne vais pas m’engager dans l’étude des transformations au niveau du procès de production, de l’extension infinie du domaine de la marchandise et de la pulvérisation du prolétariat qui ne peut plus être considéré comme un « sujet révolutionnaire », ce dont Adorno et Horkheimer ont très vite eu l’intuition. Je me contenterai de souligner ce dont parle déjà Weber : le capitalisme « libéral » construit une véritable « cage d’acier » qui restreint toujours plus les marges de manœuvre dont disposent les individus et les communautés particulières au sein même de la société capitaliste et rend de plus en plus difficiles les efforts pour s’émanciper des rapports sociaux capitalistes.
On peut penser comme Freud que personne ne pourra transformer les hommes en termites et que, par conséquent, la soumission croissante de la vie aux contraintes du mode de production capitaliste va rencontrer de puissantes résistances et sécréter ses antidotes. Car le développement du mode de production capitaliste met en cause directement les fondements de la civilisation humaine, c’est-à-dire l’idée que nous nous faisons, depuis les origines de la pensée religieuse ou philosophique, de ce que c’est qu’être humain. Adorno considérait Auschwitz comme l’événement majeur de notre histoire et en déduisait sa règle morale : penser et agir de telle sorte qu’Auschwitz ne se répète pas. S'il est vrai qu'Auschwitz ne se répétera pas à l’identique, il n’est pas besoin de gratter trop profond la mince couche de vernis démocratique de nos sociétés pour voir comment les ingrédients de base du nazisme sont plus que jamais actifs : la volonté de domination, le projet d’une transformation biologique de l’espèce humaine, etc. Adorno, parlant des exhortations au bonheur écrit :
Cela fait partie du mécanisme de domination que d’empêcher la connaissance des souffrances qu’elle engendre ; et c’est la même logique qui mène en droite ligne de l’évangile de la joie de vivre à la construction d’abattoirs humains assez loin en Pologne pour que chacun de nos compatriotes (Volksgenossen) puisse se persuader qu’il n’entend pas les cris de douleur des victimes. Voilà un schéma de la capacité de jouissance non perturbée.[5]
 « Capacité de jouissance non perturbée », voilà ce que doit garantir le système médiatique et ce qu’on appelle la culture. Le capitalisme est né et s’est développé en s’appuyant sur la culture dont il avait hérité. Son génie a été d’avoir su exploiter ces forces productives gratis que représentent la science et la culture. Il arrive un moment – le XVIIe siècle – où les forces économiques et la vie intellectuelle à son plus niveau d’abstraction entrent dans une interaction très productive. La science nouvelle, celle de Galilée, celle dont Descartes fait la théorie, en tant que science mathématique permet la prédiction, la construction d’applications techniques et réciproquement le progrès de la technique permet de nouvelles percées scientifiques. Incontestablement l’essor économique et la navigation au loin constituent le terreau nourricier sur lequel va s’élever la culture des Lumières et l’édifice majestueux de la science moderne. La cupidité sans borne des aventuriers du capitalisme naissant s’est combinée avec le savoir désintéressé que cultivaient ces savants désintéressés, austères, prêts à tout sacrifier des plaisirs de la vie mondaine pour l’amour de la vérité. Une unité dialectique des contraires qui donne son élan au capitalisme. Cette combinaison fonctionne jusqu’au XXe siècle et elle se retrouve dans l’éducation – au moins celle des classes dominantes – qui est à la fois une éducation de plus en plus scientifique et technique (qu’on pense ici à l’œuvre scolaire considérable de la révolution française, du directoire et de l’empire) et en même temps une éducation fondée sur la tradition des humanités classiques comme si on ne voulait pas oublier que la science moderne est née dans le moment et dans le mouvement où l’on a restauré dans toute sa dignité l’antique culture gréco-latine, ce qui été le caractère propre de cette grande époque révolutionnaire que fut la Renaissance.
Le XXe siècle marque un tournant dans l’histoire culturelle de l’Europe. Le moment qui se situe au passage du XIXe au XXe siècle semble extrêmement fécond sur le plan scientifique (en quelques années sont conçues les deux théories physiques majeures, la relativité générale et la mécanique quantique), mais il est en même temps le moment où se cristallise tout un courant intellectuel hostile au rationalisme d’où sortira cette « idéologie de la guerre » analysée par Domenico Losurdo[6].
Jusqu’au XXe siècle, progrès des sciences, progrès des mœurs, progrès politique et développement économique pouvaient sembler aller plus ou moins de pair. Le XXe siècle brise cette belle harmonie : le progrès scientifique et technique est mis au service de la pire barbarie. La guerre, loin de régresser, se déchaîne comme jamais et frappe de plein fouet les populations civiles. La « modernité », le culte des machines et de la science sont mis au service de tyrannies d’un nouveau genre, le fascisme et le nazisme. En 1945, les USA lancent sur les populations Hiroshima et Nagasaki l’arme absolue, la bombe atomique qui saisit l’humanité d’effroi[7]. La rationalité scientifique se trouve ainsi mise au service de la folie totale. Le capitalisme met directement en cause l’existence même de la civilisation humaine. Ce qui va, par contrecoup alimenter un courant hostile à la science, chargée dorénavant de tous les péchés.
À partir du XIXe siècle avait commencé nettement à se manifester un scientisme qui réduit la science à des activités opératoires et pose que ce genre d’activité suffit pour régler convenablement tout ce qui concerne les affaires humaines. Le positivisme, celui de Comte comme celui de ses héritiers, joue son rôle dans cette évolution puisqu’il coupe la science de la philosophie et de la métaphysique et vise à faire du gouvernement des hommes une sorte de sous-branche des métiers de l’ingénieur. Cette nouvelle situation renforce les tendances anti-rationalistes et développe une haine proprement réactionnaire de la science en même temps que la science est progressivement soumise aux impératifs techniques du capitalisme.
La destruction de la culture par le capitalisme est visible dans tous les domaines. D’une part, la culture traditionnelle est soumise à la loi du marché. Il suffit de voir la transformation du Louvre en centre commercial pour comprendre ce qu’est la muséologie moderne : la « coca-cola-isation » des chefs d’œuvres. D’autre part est produite une culture de masse qui n’a plus aucun rapport avec la culture populaire, une culture de masse fondée sur la passivité des individus consommateurs, le lavage de cerveau et l’abrutissement méthodique, dont les grands médias télévisés avec leurs émissions de télé-réalité et leur shows de variétés donnent un exemple particulièrement écœurant. Les analyses politiques ont trop sous-estimé ce facteur. Ainsi la « télé Berlusconi » – qui n’est pas le fait du seul Berlusconi – a-t-elle joué un rôle important dans la décomposition de la vie politique italienne.
Cette destruction de la culture va avec la destruction des cadres de la vie commune et avec la mise en coupe réglée des individus surveillés, espionnés, conditionnés avec l’aide des sciences « humaines ». Cette société de surveillance généralisée qui était annoncée dans le 1984 d’Orwell est la nôtre.
Enfin le capitalisme pourrait conduire au « dépassement de l’homme » lui-même. Quelques prophètes tiennent de plus en plus haut des discours sur le « post-humain », un post-humain qui se prépare avec les travaux sur les organismes génétiquement modifiés, avec les recherches sur « l’homme bionique » et avec l’expérimentation de nouvelles méthodes d’amélioration des performances corporelles, domaine pour lequel le sport de compétition de haut niveau fournit le terrain d’expérience rêvé – et du reste, c’est pour cette raison que les protestations contre le dopage et les revendications d’un sport « propre » sont soit des niaiseries soit une expression de cet art consommé du mensonge qui caractérise nos sociétés de « transparence ». Il faut ici se reporter aux travaux de Jean-Marie Brohm, un héritier français de l’école de Francfort qui a d’ailleurs contribué à l’introduction de Reich et de Marcuse en France.
Le capitalisme jusqu’au XXe siècle inclus n’a jamais été un capitalisme pur. Son développement était entravé d’abord par le poids du passé, par l’héritage d’une certaine conception des valeurs qui doivent gouverner les sociétés humaines ; c’était un capitalisme marqué par la société dont il sortait. Il a ensuite été sérieusement limité et a dû composer avec le mouvement ouvrier et la crainte du communisme. Des années 45 à 75/80 pour la France, les lignes structurantes de la politique des différents gouvernements ont été celles qu’imposaient les revendications sociales. Les gouvernements de droite devaient se déguiser en gouvernements « sociaux » ou « sociaux démocrates » : c’est ainsi que Jacques Chirac en 1974 se voulait un « travailliste » et que son mentor Pompidou se réclamait de l’expérience social-démocrate suédoise comme moyen de faire barrage à la menace communiste. Ces deux freins au libre jeu des forces du capitalisme ont sauté. Le monde rural, refuge de la tradition conservatrice, mais aussi d’une certaine résistance au capitalisme n’est plus qu’un souvenir et l’Union européenne a programmé l’extermination sous dix ou quinze ans des derniers récalcitrants. L’artisanat et le petit commerce sont à l’agonie et avec eux l’idée même de métier à laquelle est substituée celle d’emploi. Les valeurs du passé sont enterrées. La bourgeoisie moderne se contrefout de la famille, déteste la patrie et n’aime le travail que pour les autres, et encore : le travail n’est-il pas qu’un insupportable « coût » ? La révolte contre l’ordre moral a levé les derniers obstacles à la commercialisation brutale de tout ce qui relève de l’intime et a fait de la pornographie un des grands secteurs des « industries culturelles ».
Ainsi la poursuite du développement « illimité » du capitalisme est à l’ordre du jour, mais cela ne rend que d’autant plus probable l’expression des tendances fondamentales que nous avons relevées :
1. Développement des affrontements entre groupes capitalistes avec la multiplication des conflits armés sur des étendues plus ou moins grandes et les dislocations d’anciens ensembles étatiques provoquant un chaos à côté duquel l’ex-Yougoslavie n’a été qu’une aimable mise en train. L’éclatement potentiel de la Grande-Bretagne (avec l’Écosse), de l’Espagne (avec la Catalogne), de la Belgique (avec la Flandre), mais aussi demain de l’Ukraine, préfigure l’explosion littérale de la « vieille Europe » entièrement asservie à l’empire américain.
2. Poursuite et accélération de la destruction des ressources naturelles et probabilité de catastrophes écologiques de grande ampleur. Le paradoxe ici est que le discours omniprésent n’a rigoureusement aucun effet. La « politique de l’offre » consistant en une course effrénée à la productivité produit nécessairement tous ces maux publics que la bonne conscience écologique prétend combattre.
3. Destruction de la culture humaine et de l’idée même de l’individu comme sujet libre – l’école combinant la destruction des humanités classiques et la pratique des techniques commerciales de la manipulation en constitue un bon exemple.

La colonisation du monde vécu

Parmi les caractéristiques majeures du mode de production capitaliste aujourd'hui, la colonisation des consciences, c’est-à-dire la colonisation du monde vécu est l’une des plus inquiétantes. L’idée de colonisation du monde vécu a été développée par Habermas dans son premier ouvrage important consacré à l’espace public. Tous les espaces où pouvait s’exercer un usage public de la raison (pour reprendre une expression de Kant – ont été envahi par les intérêts privés du capital. Significativement, la publicité qui désignait précisément cet usage public de la raison est devenue ce que l’on appelait jadis la réclame. Le principe de publicité, principe juridique et moral des Lumières, est devenu l’organisation systématique de la dépendance des consommateurs et du formatage de leurs désirs, en utilisant d’ailleurs les moyens que lui ont fournis la psychologie et la psychanalyse dévoyée.
Le « totalitarisme » du XXe a déjà utilisé les méthodes de la technique moderne comme moyen d’asservissement des masses, mais il ne pouvait se passer de la contrainte brutale, de la violence sans frein même si elle était rationnellement organisée. C’était une domination totale très coûteuse et finalement instable. Il s’agit aujourd’hui d’autre chose : de diminuer les coûts directs de la domination en développant une contrainte « douce », presque indolore. On oppose traditionnellement la liberté à la contrainte. Comment s’exprime la contrainte ? Par la souffrance, le sentiment intérieur d’oppression, la résistance sourde à cette puissance extérieure qui s’exerce sur le sujet. Adorno fait justement de la souffrance, de la prise de conscience de l’homme démuni le point de départ de toute réflexion morale sérieuse.
Si on peut supprimer chimiquement cette résistance sourde, si on peut faire en sorte que l’esclave prenne plaisir à travailler, en quoi pourra-t-on dire que cet esclave est encore un esclave ? L’usage des drogues comme moyen d’obtenir le consentement des dominés est une vieille affaire. Pendant la Première Guerre mondiale, la gnôle a souvent servi de carburant pour envoyer les soldats au front. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quand il fallait « retrousser ses manches, produire d’abord et revendiquer ensuite », selon le mot d’ordre de Maurice Thorez, certaines catégories de travailleurs (par exemple, les « ambulants » de la Poste, pour citer ceux que j’ai connus) recevaient une ration de vin et de cigarettes pour tenir le coup. Que l’on puisse modifier temporairement les sentiments des hommes par toutes sortes de « pharmaka », c’est une donnée fondamentale de tout art médical depuis la plus haute antiquité. Être « pharmakao », c’est tout simplement avoir l’esprit embrouillé par un breuvage.  Bien que, selon lui, l’âme et le corps soient séparés radicalement sur le plan ontologique, Descartes constate que l’âme est étroitement unie au corps et ce constat l’avait conduit à considérer qu’une des applications les plus importantes de la médecine serait de rendre les hommes « plus sages ». Idée extravagante, évidemment, mais qui peut se retourner en son contraire : la science médicale pourrait être mise au service non pas de la sagesse, mais de la folie.
Cette idée ouvre la voie à une nouvelle conception de l’esprit humain conforme à la logique des sciences positives, une logique qui conduit au démontage de ce que l’on appelait du nom d’esprit. L’esprit est considéré comme une chose (le cerveau, le système neuronal) ou une manière de parler de l’activité de cette chose.  Et cette chose est une chose matérielle ce qui fait de la pensée une façon de parler des mouvements qui agitent cette chose matérielle. Si l’esprit appartient bien à la nature et doit donc être pensé comme quelque chose de naturel, pour autant la saisie objectiviste des sciences de la nature est incapable de rendre compte réellement de l’esprit parce que la subjectivité, par définition, ne peut pas être l’objet des sciences de la nature. Reste à comprendre pourquoi les neurosciences et les recherches en vue d’élaborer une « conception scientifique », c’est-à-dire purement naturaliste de l’esprit humain sont menées avec autant de vigueur.
Le progrès des neurosciences est sans doute une bonne chose : on connaît mieux le cerveau, on connaît mieux son fonctionnement et par conséquent on en peut mieux soigner les troubles et les lésions. On peut même commencer à envisager des prothèses en cas de troubles fonctionnels graves.  On travaille beaucoup sur des dispositifs qui permettraient de décoder les pensées (à partir d’une électroencéphalographe) pour les transmettre à un ordinateur. Un sujet privé de toute possibilité motrice pourrait ainsi, seulement par la pensée, commander un robot. Voilà de bonnes nouvelles. Mais comme toujours, les moins bonnes suivent. On travaille sur des expériences de « transmission de pensée » par ordinateur – des expériences récentes dans ce domaine semblent indiquer le chemin à suivre. Les progrès de l’informatique pourraient aussi prendre le relais du bon vieux détecteur de mensonges.  Bref, nous serions sur la piste du « cérébroscope », la machine à lire dans les pensées – dont IBM a annoncé la mise au point pour les années immédiatement à venir. Si on peut associer rigoureusement une certaine configuration active de neurones et un contenu de pensée, on pourra avoir une sémantique complète du cerveau et dès lors se débarrasser définitivement de la notion d’esprit. La subjectivité serait totalement objectivable et avec cette objectivation pourraient disparaître les derniers vestiges de cette vieille idée de liberté.
Toutes les recherches menées actuellement conduisent à la construction d’interfaces cerveau humain/ordinateurs, à la multiplication des prothèses électromécaniques, en un mot à la constitution d’un continuum homme-machine qui débouche sur « l’homme bionique ». La limite entre la science-fiction et la technoscience serait ainsi en train de s’effacer. Bienvenue au cyborg, successeur de l’homme !
Mais là encore, la présentation est trompeuse, d’une continuité de la maîtrise scientifique de l’homme. Des prothèses des bras et jambes aux piles cardiaques pourquoi ne passerait-on pas à une phase ultérieure, une plus grande intégration de l’individu et des prolongements artificiels qui peuvent lui être utiles ? La psychologie scientifique n’a eu de cesse de mettre à plat le fonctionnement de l’esprit humain et la pharmacopée des pilules destinées à réguler le fonctionnement du système nerveux n’a cessé de s’étendre : calmants, somnifères, antidépresseurs, régulateurs de l’humeur et autres anxiolytiques encombrent les armoires à pharmacie de presque tous les foyers. Cependant, ce qui est en cause, c’est autre chose : il n’y pas une grosse différence entre l’absinthe des poètes maudits, l’alcool de l’assommoir de Zola et le Prozac.  On est dans le domaine des drogues qui influent sur le fonctionnement du cerveau, perturbent la pensée et les sensations, détraquent éventuellement l’imagination, comme les crises de delirium dont est victime le personnage joué par Montand dans Le cercle rouge.  Mais l’alcoolique ravagé par l’alcool reste un sujet – tout comme les insensés de Descartes continuent d’exprimer extérieurement qu’ils ont une âme, à la différence des automates et des perroquets. Le projet technoscientifique qui se dessine aujourd’hui a précisément comme visée de supprimer cette subjectivité. L’alcoolique parle peut-être plus qu’il ne le voudrait à jeun, mais dans sa parole reste maintenue la distinction entre ce qui est dit et ce qu’il pense intérieurement. Dès lors qu’on dispose d’une « machine à lire les pensées », alors cette distinction n’existe plus, elle est radicalement abolie et si l’esprit de l’individu, son intériorité, est exposée aux yeux et à la compréhension, alors cette intériorité n’existe plus et nous n’avons plus affaire à un homme, mais à un androïde, analogue à ceux de Philip K. Dick dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, le roman d’où est tiré le film-culte de Ridley Scott, Blade Runner.[8]
On pourra objecter ceci : soit ce projet de démontage de l’esprit selon les principes de la nature est une pure chimère et alors nous n’avons pas à nous en effrayer plus que de l'histoire de Mary Shelley et la créature du Dr Frankenstein ; soit ce n’est pas de la science-fiction, mais de la science tout court et alors il est stupide de refuser cette vérité scientifique très désagréable pour les humanistes attardés que nous sommes.
On peut écarter la première partie de cette objection. La science-fiction est … de la fiction. Nous avons affaire à un projet sérieux, sur lequel travaillent de nombreux laboratoires, qui mobilise des chercheurs de nombreuses disciplines – de l’informatique à la philosophie en passant par la neurobiologie et la psychologie. Nous ne sommes pas dans une libre création intellectuelle comme le sont les romans de Dick, Huxley ou Orwell. Même si le programme technoscientifique concernant l’esprit échoue dans sa tentative de réduire la subjectivité – et fondamentalement il ne peut qu’échouer – il produit des effets, légitime des pratiques et induit de nouveaux rapports entre les individus.
La deuxième partie de l’objection n’est pas plus convaincante. Comment le programme technoscientifique concernant l’esprit pourrait-il être vrai ? Cela supposerait que soit écartée la vie elle-même. Je peux toujours prendre du Prozac pour combattre ma dépression, je n’éprouverai jamais la dépression comme un simple problème de recapture de la sérotonine ! Je peux connaître les mécanismes de la douleur, cela ne m’empêche pas d’avoir mal et le « avoir mal » est non objectivable. Il est simplement la vie s’appréhendant elle-même. Ce n’est pas du tout par hasard que les grands « triomphes » de la technoscience de l’esprit se sont produits dans les techniques de simulation de la pensée réduite à la pensée calculatrice. Au fond, quand on fait exécuter 2 + 2 à une machine à calculer, on peut sans danger se passer de l’interrogation sur l’effet que ça fait à un sujet humain de penser 2 + 2 ! Hobbes n’a raison (« penser, c’est calculer ») que tant qu’on supprime des opérations de pensée la pensée elle-même, c’est-à-dire la pensée qui s’appréhende elle-même. En simulant les procédures calculatoires de la pensée humaine, on ne construit pas des « machines à penser », mais plutôt des « machines à ne pas penser ». Ces réfutations philosophiques, cela va de soi, ne pourront jamais convaincre un partisan du programme de la technoscience de l’esprit, puisque précisément la pensée philosophique est mise hors jeu dès le début.
C’est qu’en réalité la théorie computationnelle de l’esprit, les sciences cognitives et tout ce qui tourne autour du programme de la technoscience de l’esprit n’ont pas comme objet de connaître l’âme humaine, à la manière de Socrate ou Descartes. Une telle connaissance est considérée comme une entreprise dénuée de sens. Il s’agit au contraire de mettre au point de techniques qui permettent d’agir avec des résultats prévisibles sur les autres esprits. Ni la vérité ni le soin des esprits dérangés ne sont les objectifs de cette entreprise, mais c’est bien plutôt la poursuite de cette « colonisation des esprits » dont parle Remo Bodei. En s’appuyant sur l’étude d’auteurs caractéristiques du XXe siècle et des tournants profonds qui le marquent, Bodei montre comment, l’idée d’âme ayant perdu progressivement de sa force, a commencé la fabrication consciente de l’individualité au moyen des instruments artificiels de la politique et des savoirs scientifiques, si bien que par des techniques d’ingénierie humaine, le pouvoir peut s’intérioriser, rendant l’individu plus malléable, plus souple à gouverner ; il envahit sa conscience. La caractéristique propre des totalitarismes, c’est qu’ils ont réussi à « conquérir et à profaner la citadelle intérieure de la conscience ». Défendant, à la manière d’Adorno, le sujet individuel, le « je », comme seul centre de résistance potentielle et de jugement critique, Bodei montre par quels moyens même dans les sociétés plus ou moins « démocratiques » se développe cette « colonisation des consciences ».
Aux classiques moyens répressifs s’ajoutent ou se substituent les moyens de la séduction, à la peur de la mort comme menace permanente du pouvoir se joint ainsi l’intérêt de la politique pour la vie, la santé et le bien-être des citoyens, tout autant que la mise à disponibilité de pascaliens divertissements de masse …[9]
Comprendre la transformation de la situation métaphysique de l’homme induite par les biotechnologies appliquées à la naissance ou au contrôle du psychisme n’est donc possible que si on les resitue dans le mouvement d’ensemble de la modernité, ou plutôt dans cette involution de la modernité, née sous le signe de la libération de l’homme et de la promotion de l’individu et qui se transforme en contrôle généralisé et conformisme de masse, même quand il s’agit d’un narcissisme de masse[10].
Le processus de liquidation de la subjectivité comme ce à quoi s’articule toute possibilité de parler de la liberté n’est pas encore allée à son terme et sans doute même ne pourra-t-il jamais y aller. Mais la signification de la technoscience de l’esprit est sans ambiguïté. C’est pour cette raison que la question de la philosophie, c’est-à-dire de la défense de ce qui, depuis au moins Platon, se présente sous ce nom, est une tâche intellectuelle absolument prioritaire, car la philosophie – même la philosophie matérialiste – est dans son existence même une objection irréductible à la tentative de rendre l’homme prévisible et calculable.
On peut mieux comprendre comment fonctionne la machine à formater les cerveaux et, en particulier saisir pourquoi les mensonges les plus grossiers sont si facilement tenus pour des vérités. On sous-estime trop l’importance non seulement des médias traditionnels, mais aussi des nouveaux médias comme internet dans ces processus qui  produisent l’homme de masse dépourvu d’intériorité. Günther Anders a montré les raisons pour lesquelles on ne peut pas tenir le média « télévision » pour un outil neutre. Anders remarque la différence essentielle entre cinéma et télévision. « La consommation de masse, aujourd'hui, est une activité solitaire. Chaque consommateur est un travailleur à domicile non rémunéré qui contribue à la production de l'homme de masse. »[11] Le cinéma permet la consommation en masse, collectivement, de marchandises destinées à la masse. Mais ajoute-t-il, « rien ne contredit plus violemment les desseins de la production de masse qu’une situation de consommation dans laquelle de nombreux, voire d’innombrables consommateurs, jouissent simultanément d’un seul et même exemplaire (ou bien d’une seule et même reproduction d’une marchandise. »[12] La production de masse des appareils récepteurs demande précisément qu’on en finisse avec cette consommation collective. C’est ainsi qu’est né « l’ermite de masse » ![13] Et Anders écrivait cela avant l’explosion des chaînes de télévision, de l’internet et de la VOD qui permet à chacun de se composer son programme.
Diriger les masses dans le style d’Hitler est désormais inutile : si l’on veut dépersonnaliser l’homme (et même faire en sorte qu’il soit fier de ne plus avoir de personnalité), on n’a plus besoin de le noyer dans le flot de la masse ni de le sceller dans le béton de la masse. L’effacement, l’abaissement de l’homme en tant qu’homme réussissent d’autant mieux qu’ils continuent à garantir en apparence la liberté de la personne et les droits de l’individu. Chacun subit séparément le procédé du conditioning, qui fonctionne tout aussi bien dans les cages où sont désormais confinés les individus, malgré leur solitude, malgré leurs millions de solitudes. Puisque ce traitement se fait passer pour « fun », puisqu’il dissimule à sa victime le sacrifice qu’il exige d’elle, puisqu’il lui laisse l’illusion d’une vie privée ou tout au moins d’un espace privé, il agit avec une totale discrétion.[14]
Günther Anders remarque, dans le même texte, que :
En nous retirant la parole, les postes de radio et de télévision nous traitent comme des enfants et des serfs[15].
À quoi l’on pourrait opposer que précisément l’internet (« 2.0 ») redonne justement la parole qu’avaient retirée les médias du XXe siècle. Mais c’est une illusion. Le bavardage permanent est un moyen encore plus efficace d’éliminer la parole en renforçant l’illusion de la liberté. L’aliénation atteint son point culminant. Pour terminer sur ce point voici 10 thèses que Anders propose à partir de son analyse de la télévision :
1.                      Quand c'est le monde qui vient à nous et non l'inverse, nous ne sommes plus « au monde », nous nous comportons comme les habitants d'un pays de cocagne qui consomment leur monde.
2.                      Quand il vient à nous, mais seulement en tant qu'image, il est à la fois présent et absent, c'est-à-dire fantomatique.
3.                      Quand nous le convoquons à tout moment (nous ne pouvons certes pas disposer de lui, mais nous pouvons l'allumer et l'éteindre), nous détenons une puissance divine.
4.                      Quand le monde s'adresse à nous sans que nous puissions nous adresser à lui, nous sommes condamnés au silence, condamnés à la servitude.
5.                      Quand il nous est seulement perceptible et que nous ne pouvons pas agir sur lui, nous sommes transformés en espions et en voyeurs.
6.                      Quand un événement ayant eu lieu à un endroit précis est retransmis et peut être expédié n'importe où sous forme d'« émission », il est alors transformé en une marchandise mobile et presque omniprésente : l'espace dans lequel il advient n'est plus son « principe d'individuation ».
7.                      Quand il est mobile et apparaît en un nombre virtuellement illimité d'exemplaires, il appartient alors, en tant qu'objet, aux produits de série. Il faut payer pour recevoir ce produit de série : c'est bien la preuve que l'événement est une marchandise.
8.                      Quand il n'a d'importance sociale que sous forme de repro­duction, c'est-à-dire en tant qu'image, la différence entre être et paraître, entre réalité et image, est abolie.
9.                      Quand l'événement sous forme de reproduction prend socialement le pas sur sa forme originale, l'original doit alors se conformer aux exigences de la reproduction et l'événement devenir la simple matrice de sa reproduction.
10.                  Quand l'expérience dominante du monde se nourrit de pareils produits de série, on peut tirer un trait sur le concept de « monde » (pour autant que l'on entende encore par « monde » ce dans quoi nous sommes). On perd le monde, et les émissions font alors de l'homme un « idéaliste ».
On le voit, il ne s’agit pas de technique, mais de la situation de l’homme, de son être-au-monde.

Günther Anders et la « honte prométhéenne »

Je poursuis encore ici avec Günther Anders parce qu’il me semble que son travail est « francfortien » dans son inspiration fondamentale et dans ses méthodes d’analyse.
Dans son livre, Obsolescence de l’homme, Günther Anders consacre le premier essai à la « honte prométhéenne ». Voici comment il présente sa première rencontre avec cette « honte » :
J’ai visité avec T. une exposition technique que l’on venait d’inaugurer dans le coin. T. s’est comporté d’une façon des plus étranges, si étrange que j’ai fini par l’observer, lui plutôt que les machines exposées. Dès que l’une des machines les plus complexes de l’exposition a commencé à fonctionner, il a baissé les yeux et s’est tu. J’ai été encore plus frappé quand il a caché ses mains derrière son dos, comme s’il avait honte d’avoir introduit ses propres instruments grossiers, balourds et obsolètes dans une haute société composée d’appareils fonctionnant avec une telle précision et un tel raffinement.
Cette honte est celle du manant introduit pas hasard dans la société des grands, à cette différence que la société des grands était faite d’humains et que les grands devant lesquels T. a  honte sont les machines, des choses produites par les humains. Anders poursuit :
Si j’essaie d’approfondir cette « honte prométhéenne », il me semble que son objet fondamental, « l’opprobre fondamental » qui donne à l’homme honte de lui-même, c’est son origine. T. a honte d’être devenu plutôt que d’avoir été fabriqué. Il a honte de devoir son existence – à la différence des produits qui, eux, sont irréprochables parce qu’ils ont été calculés dans les moindres détails – au processus aveugle, non calculé et ancestral de la procréation et de la naissance.
On ne saurait mieux décrire ce qui pousse au désir insensé de fabriquer des humains ou au désir tout aussi insensé de ramener son esprit à une simple mécanique au fonctionnement prévisible.  Augustin voit dans l’inversion du créateur et de la créature la manifestation même de l’hérésie. Anders note que c’est un processus semblable qui caractérise l’homme saisi de la « honte prométhéenne » : la créature (la machine) devient l’objet d’admiration, elle prend un caractère sacré et l’homme (qui est pourtant le créateur de la machine) devient objet de mépris. Les manifestations du culte des choses sont suffisamment nombreuses et suffisamment étudiées par les sociologues pour qu’il ne soit pas utile d’y revenir. Le plus intéressant, c’est cette aspiration au devenir-machine de l’homme, c’est-à-dire une aspiration à se débarrasser simultanément du « je » et de la liberté qui lui est inextricablement liée. Anders résume la situation d’une formule : « Le sujet de la liberté et celui de la soumission sont intervertis : les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas. »
C’est pourquoi, comme le note encore Anders, l’homme doit se consacrer au « human engineering », c’est-à-dire à la tentative de faire de son corps l’équivalent d’une machine, quelque chose d’aussi parfait qu’une machine. Dans l’attention que les individus portent à leur corps, on voit trop souvent une simple manifestation de narcissisme. Si c’était le cas, ce ne serait pas trop grave. Mais la vérité est bien pire : ce n’est plus la beauté des dieux de la statuaire grecque qui fixe les normes, car en elle, on peut toujours se reconnaître, mais la perfection fonctionnelle des machines.  Il y a quelques années une publicité de Citroën pour son modèle baptisé « Picasso » montrait les robots dédiés à la peinture sur la chaîne de montage. Le robot se mettait à peindre le véhicule en suivant un graphisme inspiré d’une toile de Picasso. Mais le précision et la rapidité d’exécution ne laissaient aucun doute quant à la conclusion à tirer : la machine est bien supérieure à l’homme et le génie de Picasso doit s’effacer devant la perfection machinique de la « Picasso ». Se retournant dans sa tombe, le peintre a dû être saisi, lui aussi, comme le T. de Günther Anders par cette honte prométhéenne.

La désublimation répressive

La psychanalyse dans l’esprit de son fondateur visait à l’émancipation et certainement pas à produire des individus conformes aux exigences de la machine sociale. Dès Minima Moralia, Adorno critique sévèrement l’utilisation de la psychanalyse comme instrument de normalisation visant à amener les individus à accepter dans la joie la vie aliénée organisée par le mode de production capitaliste. Il écrit ceci à propos du bonheur sur ordonnance :
pour y prendre part, le névrosé rendu heureux, doit abandonner jusqu’à la dernière miette de raison qu’ont pu lui laisser le refoulement et la régression, et pour faire plaisir à son psychanalyste, il lui faut s’extasier sans discernement en allant voir des films pornos et en mangeant la mauvaise cuisine aux prix exorbitants des « restaurants français », en buvant sec, et en faisant l’amour dans les limites hygiéniques de ce qui s’appelle maintenant « le sexe ». Le mot de Schiller : « que la vie est belle !»[16] n’a toujours été de toute façon qu’un boniment de carton-pâte, mais c’est devenu une ineptie complète maintenant qu’on le claironne en faisant chorus avec le matraquage publicitaire omniprésent auquel la psychanalyse accepte de collaborer elle-même, en reniant ce que serait sa véritable vocation. Puisqu’aussi bien, c’est en fait de n’avoir plus assez d’inhibitions, et non pas d’en avoir trop, que souffrent nos contemporains – sans que pour autant leur santé se soit améliorée le moins du monde – une méthode cathartique digne de ce nom devrait, non pas se mesurer à l’aune d’une adaptation réussie et de succès économiques, mais aider les hommes à prendre conscience du malheur, du malheur en général et de leur malheur propre, qui en est inséparable ; elle aurait à leur ôter les pseudo satisfactions illusoires grâce auxquelles l’ordre odieux que nous connaissons peut encore survivre en eux comme s’il ne le tenait pas déjà de l’extérieur assez fermement sous sa domination.[17]
Cette longue citation d’Adorno nous place directement face à l’une des questions majeures auxquelles nous sommes confrontés : comment le capitalisme fait la propagande du bonheur obligatoire afin d’assurer sa domination. Écrit à la fin des années 40 dans le contexte américain, le texte d’Adorno prend une singulière actualité. Retenons le passage clé :  « c’est en fait de n’avoir plus assez d’inhibitions, en non pas d’en avoir trop, que souffrent nos contemporains – sans que pour autant leur santé se soit améliorée le moins du monde ». Il ouvre directement au concept de « désublimation répressive ».
Dans un ouvrage fameux en son temps, L’Homme Unidimensionnel, Marcuse développe le concept de « désublimation répressive ». Le concept de sublimation est emprunté à Freud qui désigne par ce terme le processus de « désexualisation » de l’énergie sexuelle qui se fixe alors des buts idéaux. Ce processus permettrait, selon Freud, de rendre compte d'activités humaines apparemment sans rapport avec la sexualité, mais qui trouveraient leur ressort dans la force de la pulsion sexuelle, principalement l'activité artistique et l'investigation intellectuelle. « La pulsion est dite sublimée dans la mesure où elle est dérivée vers un nouveau but non sexuel et où elle vise des objets socialement valorisés », disent Laplanche et Pontalis[18]. Plus généralement, selon la théorie analytique, aucune civilisation et, pour tout dire aucune société humaine, n’est possible sans la répression/canalisation de la pulsion sexuelle[19]. Il pourrait donc sembler que la diminution de la répression sexuelle et la désublimation soit deux processus corrélés. Nous n’aurions finalement pas beaucoup de choix : renoncer à la répression reviendrait à renoncer à la culture dans ses manifestations les plus élevées. Marcuse montre que la société avancée, c’est-à-dire la nôtre, modifie considérablement les données du problème. Après avoir montré que la productivité technologique croissante et la conquête de l’homme et de la nature ont produit une intégration politique à la société avancée, il soutient qu’il y a un phénomène analogue dans le domaine de la culture. Il y a un processus de désublimation qui prévaut dans certains secteurs de la société et qui conduit à la liquidation de nombreux éléments de la « grande culture » ou de ce que Marcuse appelle « culture supérieure », non parce que la « grande culture » se vulgariserait et dégénérerait, mais tout simplement parce qu’il n’y a plus de place pour elle dans la société avancée.
Le culte de la personnalité, de l’autonomie, de l’humanisme, de l’amour tragique et romantique, c’est l’idéal d’une époque révolue. […] Aujourd’hui, l’homme peut faire plus que les héros ou les demi-dieux que sa culture a mis à l’honneur ; il a résolu beaucoup de problèmes qui paraissaient insolubles. Mais il a aussi trahi l’espoir et détruit la vérité que les sublimations de la culture supérieure protégeaient.
Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus de culture : on produit des livres en quantités jamais atteintes auparavant, il y a des universités, des étudiants – et là aussi bien plus qu’il n’y en a jamais eu. Mais, ce que dit Marcuse est un peu différent : il soutient que la culture qui demeure et prospère est unidimensionnelle. La « grande culture », fondée sur la sublimation, suppose une mise à distance des intérêts quotidiens, des réalités matérielles immédiates. Elle constitue ainsi une autre dimension de la réalité. La société moderne rabat cette autre dimension (la culture) sur la première (la production). Elle ne la détruit pas, mais elle peut faire usage en cas de besoin – par exemple, pendant la guerre froide, mais de manière instrumentalisée. Elle lui ôte seulement tout ce qui manifeste le processus de sublimation, et c’est une des conséquences directes de l’extension de la domination de la marchandise :
Si les communications de masse confondent harmonieusement, et souvent de manière subreptice, l’art, la politique, la religion, la philosophie et le commerce, elles n’en réduisent pas moins ces domaines culturels à un dénominateur commun : la forme marchande.[20]
Ici, peu importent le contenu des œuvres d’art ou le sens de la pensée philosophique dès lors qu’elles sont réduites à des marchandises, des objets commercialisables et tous commensurables. Le diagnostic que Marcuse porte au début des années 1960 – son livre paraît en 1964 aux États-Unis – s’est révélé parfaitement exact et confirmé par les nouveaux développements survenus depuis un demi-siècle. Les films publicitaires sont considérés à l’égal des œuvres d’art et les œuvres d’art elles-mêmes deviennent des objets publicitaires.
La distanciation artistique est sublimation. Elle crée des images de situations qui sont inconciliables avec le principe de réalité établi ; mais en tant qu’images culturelles, elles deviennent tolérables, instructives mêmes et utiles. Cette imagerie a perdu son efficacité. Le fait qu’elle prend place dans la cuisine, le bureau, le magasin, qu’elle est mise en circulation dans un but commercial, pour les loisirs est en un sens une désublimation – il remplace une satisfaction médiatisée par une satisfaction immédiate. Mais cette désublimation se fait à partir d’une « position de force » de la société qui peut se permettre de donner plus qu’auparavant parce que ses intérêts ont été pris en charge par ses citoyens au plus profond de leur être et parce que les satisfactions qu’elle procure sont des éléments de cohésion sociale et de contentement.[21]
La « grande culture » ne pouvait exister et n’existait que comme une critique du règne de la bourgeoisie. Elle était, certes, portée par la bourgeoisie qui en faisait son supplément d’âme et un facteur de cohésion (respect des maîtres, respect du savoir, respect de ce qui dépasse l’homme ordinaire). Mais en même temps, elle valorisait le désintéressement, critiquait la vénalité, exaltait les valeurs les plus élevées, elle était spiritualiste par essence – même, elle récitait Lucrèce ou les grands philosophes matérialistes. La culture de la « société avancée » n’a plus rien de critique : elle s’insère dans les industries culturelles et produit selon les normes de l’industrie. Là où la « grande culture » s’évertuait à instituer des hiérarchies, la culture « désublimée » méprise ces hiérarchies. Elle est radicalement démocratique.  Tout se vaut.  Tout le monde a le droit d’être un artiste et, pour tout dire, tout le monde est artiste et tout est art. Avec la désublimation, il n’y a plus de place pour le sublime ni pour le tragique. Place à la fête ! Place à la foire ! La « grande culture » était la mauvaise conscience de la bourgeoisie : de Balzac à Thomas Mann. Sous le règne de la désublimation, il n’y a plus de place pour la mauvaise conscience. La littérature est normalisée – les États-Unis, toujours en avance, montrent la voie avec les écoles d’écriture : on peut devenir un bon romancier comme on devenait un bon tourneur-ajusteur. Cette désacralisation de la culture, cette perte de l’aura de l’œuvre d’art dont parlait Walter Benjamin, a pu être vécue comme une libération des anciennes disciplines – tout le mouvement de l’art moderne se présente comme un effort d’émancipation de la tyrannie des règles de l’art. Mais c’est aussi une conséquence du poids croissant de la technoscience dans la vie de tous les jours, qui participe du « désenchantement du monde » et des tendances les plus profondes de « l’esprit du capitalisme », ses tendances égalisatrices dès lors que l’unique mesure devient l’équivalent général, l’argent. Mais, dans le même temps, cette tendance égalisatrice produit, comme l’avait déjà soutenu Tocqueville, un conformisme étouffant. Ironique et décalé sur son époque, Régis Debray écrit :
Aujourd'hui, la vérité des sentiments personnels l'emporte sur les statuts et les convenances, l'authenticité a fait reculer les faux-semblants. Tant mieux. Mais on ne peut pas être anticonformiste en tout ; chaque époque fait sa part du feu. Dans celle qui s'ouvre, l'originalité des mœurs est recommandée, celle des pensées, des goûts artistiques et des choix politiques déconseillés. L'amidon n'empèse plus la vie privée, il décolore l'espace public. Il prendra la forme d'un américanisme bon teint, tempéré par l'humanitaire et diplomatiquement docile.[22]
Régis Debray va cependant trop vite à propos de l’originalité des mœurs. Au cœur de ce processus, on trouve le bouleversement radical du rapport des instances sociales dominantes avec la sexualité. Si « le principe de plaisir absorbe le principe de réalité », il est possible non pas de libérer, mais de libéraliser la sexualité sous des formes directement utilisables par les instances chargées de produire du consensus et de la soumission à la domination.  Analyste fin de cette « libération sexuelle » annoncée dans les années 60 et qui explosera après 68, Marcuse y voit une « désublimation très efficace », rendue possible par le développement des contrôles sociaux de la technologie qui « généralisent la liberté tout en intensifiant la répression »[23]. La libération de l’énergie sexuelle va de pair avec une dés-érotisation du monde – par exemple de la nature et un asservissement croissant de la sexualité à des dispositifs techniques normalisés. L’industrie pornographique, largement démocratisée par internet en donne un premier exemple. Mais, alors qu’on fait pas mal de bruit autour de ce phénomène, on oublie que l’essentiel se joue ailleurs. Quand la sexualité « épanouie » figure dans les magazines entre les recettes de cuisine diététique et l’apologie de l’activité sportive, c’est bien que le sexe n’a plus rien à voir avec l’érotisme, mais devient une des sous-disciplines de la gymnastique.
Adorno note :
La dissolution objective de la société se révèle subjectivement dans la faiblesse de l’impulsion érotique, qui n’est plus capable de relier entre elles les monades assurant leur propre conservation, comme si l’humanité imitait la théorie physique de l’explosion de l’univers. […] Depuis que l’organisation ne laisse plus de temps au plaisir conscient et l’a remplacé par des fonctions physiologiques, le sexe libéré de ses inhibitions s’est lui-même désexualisé. Ce qu’on veut en réalité, ce n’est même plus l’ivresse, mais une simple compensation pour la prestation considérée comme superflue et qu’on s’épargnerait volontiers.[24]
Une remarque en passant : nous avons sans doute là l’explication de l’obsession des post-modernes visant à remplacer la notion de sexe par celle de genre, bien plus « propre sur elle »...
L’éducation « victorienne » réprimait les manifestations de la sexualité juvénile et confinait aux maisons closes les extra du fantasme. Mais il se pourrait bien que l’éducation libérale, qui initie tôt les jeunes gens aux affaires sexuelles, en leur prodiguant conseils d’hygiène et de prudence, ait finalement des effets répressifs tout aussi ravageurs. La jouissance transformée en obligation de jouir, en impératif orgastique, crée de nouvelles frustrations. On a repoussé les barrières de la transgression beaucoup plus loin sans doute qu’elles ne l’ont jamais été, du moins à une échelle de masse, et du même coup on rend celle-ci plus violente, plus dangereuse. La frontière entre le fantasme (ou sa représentation) et le réel devient souvent très mince. Tous les « psys » s’accordent sur ce point : la difficulté de vivre de nombreux jeunes (et en particuliers des jeunes garçons) est largement liée à la consommation massive d’images pornos qui deviennent la norme pour s’affirmer comme un « homme », un « vrai ».
La consommation de masse ne se contente pas des biens de consommation et d’usage ordinaires : alimentation, vêtements, appareils ménagers. Elle tend à envahir tous les champs de la vie et singulièrement ceux qui, jadis, étaient réservés à l’intimité. Il ne s’agit pas seulement du traitement médiatique de la sexualité ou de la sexualité des jeunes. De manière très emblématique, la « téléréalité », ainsi nommée parce qu’elle est l’empire du faux, met en scène l’intimité sous l’œil du voyeur. Les multiples « shows-psy » convient vedettes et quidams à venir parler de ce dont on ne parlait pas. On peut demander à un ancien ministre ce qu’il pense de la fellation. La surabondance du discours sexuel dans l’espace public vise à régler l’espace intime, à le soumettre aux disciplines du corps exigées par la « société avancée ».  Jusqu’au point où l’on demande une sanction (ou plutôt une sanctification) étatique et juridique des diverses pratiques et orientations sexuelles (cf. supra).
Enfin, alors que Hegel fait de la dialectique des besoins le principe de la civilisation par le raffinement, la désublimation dans la « société de consommation » uniformise les goûts et promeut la grossièreté comme une de ses valeurs importantes. Est-il besoin d’en donner des preuves ? Là encore, on y peut voir, et on doit y voir, l’affaissement des distinctions sociales et les effets niveleurs du capitalisme. Un président en short, faisant, « comme tout le monde », son jogging dans les rues de New-York est forcément un président démocratique.  L’abandon, en voie de généralisation, du port de la cravate abolit les distances sociales entre les cadres, les professions libérales et les ouvriers. La généralisation du tutoiement, l’uniformisation des registres du langage, la banalisation des « gros mots » et des expressions vulgaires dans le discours public, la violation de la syntaxe par les plus hauts personnages de l’État s’inscrivent dans cet effacement des marques de distinction qui caractérisaient la société d’hier. On disait : « il parle comme un charretier » ! Mais le président d’aujourd’hui parle comme le charretier d’hier.
Les marques de distinction se retrouvent ailleurs : dans ce que l’homme distingué peut acheter. Il n’est nul besoin d’être riche à millions pour employer correctement l’imparfait du subjonctif ou pour construire correctement les phrases négatives…  La correction et la civilité et même le port de la cravate le dimanche ou dans les rassemblements et manifestations sont à la portée de tous. En revanche, les grosses berlines et montres de luxe sont des signes visibles et directement mesurables que les clivages sociaux demeurent. Mais ils s’expriment sous des formes que les générations antérieures eussent trouvées des plus vulgaires.
Il n’est pas question de nourrir le regret du « bon vieux temps ». La discipline par laquelle on inculquait à quelques privilégiés les beautés de la « grande culture » était épouvantable : le raffinement n’allait point sans les formes les pires de la cruauté et de la barbarie et les grandes écoles britanniques avec la pratique du fouet et un mépris total de la souffrance des jeunes gens sont restées des archétypes de ce qui a conduit à la révolte des jeunes générations contre l’éducation à l’ancienne. Il n’est pas question non plus de faire l’apologie de la répression sexuelle sur le modèle victorien dont Freud a montré suffisamment les effets pathogènes. Il s’agit seulement de lever le voile sur les prétendues libérations de notre époque afin de se demander si, à la désublimation répressive, il ne serait pas possible d’opposer une sublimation non répressive.
Plus généralement, la société contemporaine n’est pas « postcapitaliste ». Bien au contraire, elle déploie tout ce que le capitalisme contient comme potentialités. Si le terme de « société de consommation » est critiquable, car la société de consommation est loin de l’être pour tous, la manière dont le capitalisme étend son contrôle dans la vie quotidienne et à travers les éléments de confort qu’il offre mérite d’être faite. Les œuvres d’un Marcuse ou d’un Lefebvre contiennent un potentiel d’intelligibilité de notre présent qui mériterait d’être cultivé avant de tomber dans le débat douteux opposant les tenants de la frugalité aux apologistes de la consommation. Il s’agit de comprendre comment est rendue possible l’intégration des masses au fonctionnement d’un système qui opprime l’immense majorité.


Conclusion

Adorno écrit :
Le progrès et la barbarie sont si étroitement mêlés dans la culture de masse que seule une ascèse barbare à l’encontre de cette culture de masse et du progrès dans les moyens qu’elle met en œuvre permettrait de revenir à ce qu’il y avait avant la barbarie. (MM, §30)
Cela trace les éléments d’un programme. Un programme qui est d’abord un programme de résistance à la nouvelle barbarie. Un tel programme est aujourd’hui ce que combat la « gauche » libérale-libertaire qui est à la pointe de la « désublimation répressive » (avec ses prétendues réformes « sociétales ») et qui pousse encore plus loin que la droite la lutte pour en finir avec la culture, remplacée par le « tout culturel », c’est-à-dire la camelote de la « libre expression » qui remplace toute véritable éducation et tout véritable sens de l’art et de la beauté des choses qui constituerait une des dimensions d’un épanouissement des individus rendu possible par la fin de l’abrutissement du travail aliéné. Malheureusement, nous avons peu de raisons d’être optimistes :
Seule une régression permanente rend les classes inférieures aptes aux tâches abrutissantes qu’exige d’elle la civilisation autoritaire. C’est justement ce qui en elles paraît informe qui est le produit de la forme sociale. Les barbares engendrés par la civilisation ont toujours été utilisés par celle-ci pour maintenir en vie sa propre nature barbare. La domination délègue à certains de ceux qu’elle domine la violence physique sur laquelle elle s’appuie.[25]
Nous n’avons pas l’impression de vivre dans une civilisation autoritaire puisque « tout est permis » (ou presque), mais en réalité rien n’est possible. Les dominés se font eux-mêmes violence dans l’intérêt des dominants : « la domination se transmet à travers les dominés » (ibid.). La régression permanente est sous nos yeux, chaque jour plus effrayante. Peut-être reste-t-il l’espoir qu’une fois totalement à terre, il ne restera à l’homme qu’à se redresser.


[1]M. Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, trad. C. Maillard et S. Muller, Gallimard, 1974, réédition collection « Tel »
[2]E. Husserl, Logique formelle et logique transcendantale, trad. S. Bachelard, PUF, 1965, p. 138
[3]Op.cit. p. 18/19
[4]J. Habermas, Connaissance et intérêt, Gallimard, collection « Tel »
[5]TW Adorno, Minima moralia, §38, Payot, 2001, p.67
[6]Voir Domenico Losurdo, Heidegger et l’idéologie de la guerre, PUF, 1998, collection « Actuel Marx Confrontation ».
[7]Voir G. Anders, L’Obsolescence de l’homme, Ivrea 2001.
[8]Descartes pose la question dans La lettre au Marquis de Newcastle : qu’est-ce qui permettrait de distinguer un automate bien imité d’un humain ? Ce qui est un des thèmes majeurs du livre de P.K. Dick. Descartes distingue clairement les fous des machines capables de parler, car, dit-il, les fous ont une âme et leur conversation ne laisse pas d’être « à propos ».
[9]D’après une enquête récente, l’âge moyen des joueurs de jeux vidéo serait autour de 38 ans ! Cela en dit long de l’état abêtissement des populations. Il est vrai que certains de ces jeux, parmi les plus connus, sont déconseillés aux moins de 18 ans en raison de leur extrême violence. Mais cela n’empêchera pas les marchands de cette camelote et les idolâtres à demi gâteux des nouvelles technologies de voir dans l’aptitude aux jeux vidéo la forme par excellence de l’intelligence de demain.
[10]H. Marcuse, op.cit. p. 105
[11]G. Anders, "Le monde comme fantôme et comme matrice" in Obsolescence de l'homme, éditions Ivrea, 2001, p.119
[12]op. cit. p. 120-121
[13]La télévision était un moyen collectif de réception des programmes, la collectivité étant réduite à la famille ou aux amis invités pour telle ou telle occasion. Désormais avec l’ordinateur et ses déclinaisons miniaturisées, tablettes et smartphones, de nouveaux progrès peuvent être faits vers la production de « l’ermite de masse ».
[14]Op. cit. p. 122
[15]Op. cit. p. 125
[16]Schiller, Dom Carlos, Acte IV, scène 21
[17]T.W. Adorno, Minima moralia, §38, traduction de Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Payot, 2001, p,66-67
[18] J. Laplanche et J-B Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, collection « Quadrige ».  Le concept est cependant très antérieur à Freud.  On peut en trouver les premières esquisses chez Platon (dans Le Banquet) et chez Aristote dans sa théorie du génie.
[19]Ce thème est largement développé dans deux importants essais de Freud, L’avenir d’une illusion et Malaise dans la civilisation.
[20] H. Marcuse, op.cit. p.90
[21]H. Marcuse, op.cit. p. 105
[22]R. Debray, Dégagements, Gallimard, NRF, 2010, p.19
[23]H. Marcuse, L’homme unidimensionnel, p.89
[24]TW Adorno, MM, §107, p.181
[25]TW. Adorno, MM, §117, p195

jeudi 14 septembre 2017

Notes sur la philosophie du XVIIe siècle

Quand on considère un peu globalement la philosophie au XVIIe siècle, à « l’âge classique », on ne peut qu’être saisi d’admiration. Lire Descartes, Spinoza ou Hobbes, c’est une tâche inépuisable. Plusieurs vies n’y suffiront pas. Il y a un point frappant : tous ont lu Galilée presque sur le moment. On sait que Descartes avait même écrit un ouvrage pour développer ses thèses, ouvrage qu’il a soigneusement remisé pour des temps meilleurs quand il a appris que la Sainte Inquisition poursuivait ce grand savant. Mais la physique mécaniste de Descartes est de part en part pénétrée par la pensée de Galilée. Hobbes, ainsi que le montre bien mon éminent collègue Benoît Spinosa est aussi un galiléen. Et que dire de Spinoza ! Galilée meurt en 1642, Descartes en 1650, Spinoza en 1677 et Hobbes en 1679. Spinoza, le plus jeune, connaît très bien l’œuvre de Hobbes et encore plus celle de Descartes. Un Toscan, un Français qui vit souvent en Hollande, un Juif hollandais et un Anglais : ils dialoguent, font circuler la pensée – il suffit de lire les correspondances de Descartes et Spinoza pour s’en convaincre. Ils élaborent des théories d’une puissance considérable et qu’au fond nous n’avons pas dépassées aujourd’hui encore, des théories qui donnent les grandes intuitions d’où sont sorties et la philosophie et la science modernes. Lisons les réflexions de Spinoza sur l’infini et nous y trouvons une pensée du continu qui ne trouvera son expression mathématique rigoureuse qu’avec Cantor. Lisons ses définitions des corps, sa conception des corps simples qui ne se distinguent que par la quantité de mouvement et nous y trouvons quelques anticipations géniales de la physique contemporaine. L’apogée de ce siècle, c’est Newton et c’est Leibniz.
Nous sommes très fiers de nos prouesses techniques. Mais à la considération de ces esprits incomparables, nous pouvons bien vérifier que nous sommes seulement des nains juchés sur les épaules des géants. Peut-être devrions-nous réfléchir sur le type d’éducation qui a produit de tels esprits.

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...