dimanche 21 janvier 2018

Avoir le droit pour soi, est-ce être juste ?

Lorsque l’on prétend avoir le droit pour soi, on entend par droit, le droit positif, c’est-à-dire celui qui définit les lois et prescrit ce que l’on peut faire ou ne pas faire au regard des règles de la cité. Face à ce droit positif, nous pouvons avoir deux attitudes : soit respecter les lois, soit les enfreindre. Cependant, respecter les lois, c’est finalement avoir pour fin le respect de l’ordre établi dans la société. Pour autant, est-ce parce qu’on vit dans la légalité, que l’on peut être qualifié de juste ? Ne s’agit-il pas plutôt ici d’affirmer que lorsqu’on respecte les lois, on ne fait que se conformer aux règles de la cité, on ne fait qu’obéir ? La vertu morale qui est le propre du juste ne dépasse-t-elle pas cette simple conformité à la loi ?
(1)

mercredi 17 janvier 2018

La fabrication des humains

La question du « mariage pour tous » a quitté le devant de la scène – après avoir joué son rôle : servir de diversion « sociétale » au moment où, reniant même ses maigres promesses, le gouvernement de « gauche » s’engageait dans une offensive antisociale sans précédent. Bien que le gouvernement ait juré ses grands dieux que le mariage des couples homosexuels ne valait pas reconnaissance de la procréation médicalement assistée (PMA pour les lesbiennes) et de la gestation pour autrui (GPA à destination des couples gays), petit à petit, au cas par cas, ces pratiques sont néanmoins en cours de légalisation.

jeudi 4 janvier 2018

L’expérience du corps



Nous avons l’expérience des corps et celle de notre corps en particulier. Pour tout dire, il n’y a guère que les corps et leurs transformations qui puissent être l’objet d’expérience si l’expérience est la mise en rapport de ma sensibilité avec les choses du monde. Peut-on parler d’expérience en dehors de ce vécu qui est nécessairement enraciné dans le corps ? Mais cette expérience du corps se pose immédiatement de manière double selon les subtilités même de la grammaire et de la sémantique de la langue française. La préposition « de », en tant qu’elle introduit le complément du nom, peut être aussi bien une marque de possession (comme le génitif latin) ou une marque de l’origine ou du lieu, etc. L’expérience du corps est ainsi l’expérience propre au corps, l’expérience que fait le corps ou l’expérience que le sujet fait du corps posé cette fois comme objet de l’expérience.
Nous n’en avons pas fini avec la polysémie de l’expression « expérience du corps ». Avoir de l’expérience, c’est avoir vécu et ne pas être confronté aux choses comme un néophyte. Nous apprenons de l’expérience et notre corps mémorise cette expérience (comme apprendre à nager ou à faire du vélo). Mais la connaissance expérimentale est autre chose : l’expérience des miroirs de Fresnel corrobore la thèse de la nature ondulatoire de la lumière. Ainsi, de la même manière que lorsque nous parlions du corps, on peut distinguer une face subjective de l’expérience (le vécu, « Erlebnis » chez Husserl) et l’objectivation qui s’opère dans la connaissance expérimentale.  

Commençons par le commencement. Le corps fait l’expérience de lui-même car être, c’est être affecté. Nous nous éprouvons-mêmes et c’est seulement ainsi que nous parvenons progressivement à l’être-humain, à l’être-dans-le-monde. La vie subjective, celle des premiers cris, celle de l’apaisement que donne le sein de la mère, celle des premières douleurs et des premiers plaisirs, des premières caresses, est d’abord l’expérience du corps au sens le plus simple, le moins « épistémologique » possible, du terme. Nous savons, dès le début, combien plaisir et souffrance sont de même nature. e Méditation Métaphysique de Descartes. Si l’opération du « cogito » était la recherche de ce « j’existe » comme certitude première, ce serait à la fois ridicule et inutile et, fort heureusement, le sens du travail de Descartes est à chercher ailleurs. Cette expérience que nous faisons de nous-même est, de part en part, une expérience charnelle. Elle précède toute opération réflexive, toute induction, toute synthèse. « J’ai fait l’expérience de la brûlure » : voilà une phrase qui ne se peut prononcer qu’au passé, en « mettant des mots » sur des affects corporels, ou plutôt sur les souvenirs de ces affects, mais au présent, au moment où je me brûle, il n’y a pas de phrase, pas de mots, pas de généralisation ni d’ambition cognitive, il n’y a que l’expérience pure de la brûlure, l’expérience de la souffrance. La chair se révèle à elle-même.
C’est la chair, telle que la pensent Maurice Merleau-Ponty et Michel Henry. Elle est entièrement tournée vers elle-même, le monde n’existe pas et elle n’en a pas besoin. Nous n’avons nul besoin de nous « prouver » notre propre existence et nous n’avons nul besoin de nous livrer à cet exercice extravagant qui consiste à se replier en soi-même par un acte réflexif, à suspendre tous les contenus de nos pensées pour isoler la pensée pure en acte, le « je suis, j’existe » de la II

En deuxième lieu, le monde est donné au corps propre et par le corps propre. Le monde « existe » précisément parce j’existe comme corps placé au centre de ce monde et l’ordonnant. C’est en tant que je suis ce corps, cette chair, que je me heurte au monde, que mon regard s’arrête sur les choses, non pas en les survolant, en les décrivant « objectivement », du point de vue de nulle part, mais en percevant l’obstacle qui empêche le regard de se perdre dans le pur néant. Et toutes les choses se disposent vis-à-vis de moi, elles se situent par rapport à moi, par rapport aux possibles de mon organisation corporelle, celles qui sont à portées de la main et celles qui sont si floues dans le lointain que je les vois à peine. Devant, derrière, droite, gauche, haut, bas, c’est mon corps qui organise tout cela. Il n’y a d’organisation de l’espace et même d’espace tout court que pour un corps sentant, un corps perceptif. Évidemment, je peux me situer moi-même (je suis au milieu de la pièce, tourné vers la fenêtre) mais cette expérience-là, celle qui assigne à mon propre corps des coordonnées spatiales, est une expérience seconde, où par abstraction, j’essaie de me voir comme si j’étais ailleurs, comme si j’étais dans n’importe quel lieu… Mais cette objectivation de moi-même est un processus réflexif, c’est-à-dire strictement parlant un retour sur lui-même du regard que j’ai lancé tout autour de moi. En dehors de ce processus d’abstraction, de ce processus de fabrication dans la représentation d’une irréalité, je ne peux me situer dans le monde, c’est au contraire moi qui situe le monde et l’organise, lui donne consistance et réalité. Ainsi le monde est l’expérience du corps parce qu’il est l’expérience que fait le corps.

En troisième lieu, nous faisons l’expérience du corps d’autrui comme nous sommes transformés en corps-objet pour autrui. Dans le monde, il y a les autres corps, ceux des choses et ceux des êtres vivants et parmi les êtres vivants, les autres humains. Dans les autres corps vivants, nous reconnaissons spontanément les manifestations de la vie. Et de la même manière que le sujet n’est jamais un sujet pur (une pensée en train de penser) qui pourrait prendre son propre corps comme objet, comme le spectateur jette un œil sur le spectacle, de la même manière nous ne pouvons pas nous comporter vis-à-vis d’autrui comme s’il n’était qu’une chose parmi les choses. Il y a une expérience immédiate de l’inter-corporéité, soutient Merleau-Ponty. Michel Henry fait de la sexualité ce qui nous révèle l’essence de la vie et la marque de la subjectivité. Par la sexualité s’engage une nouvelle forme de la vie corporelle qui fait non seulement l’expérience de soi mais aussi et surtout celle d’autrui. Dans cette expérience, autrui n’est pas posé comme différent et étranger mais comme la possibilité de rejoindre la vie elle-même : « ce serait par son corps de nous aurions accès à autrui » (M. Henry, Incarnation). Il faut comprendre l’érotique ici comme la manifestation première, originelle de la vie, avant toute représentation. La pornographie, étymologiquement « écrits ou dessins des prostituées » procède au contraire de la « mise en image », c’est-à-dire de la substitution de l’image à la vie. Dans l’érotisme, l’accès à autrui ne se fait ni sur le mode de la séduction ni sur celui de l’emprise (prise de guerre, violence) mais bien dans la recherche de la coïncidence.
À cette expérience du corps d’autrui fondée sur la coïncidence, on pourrait opposer la thèse bien plus agonistique de Sartre qui part du regard de l’autre. Je ne deviens moi-même – un être pour-soi – que par l’autre. Mais dans le regard de l’autre, je suis objectivé. Je deviens un pur en-soi. La honte fondamentale, est la honte d'être un objet pour autrui. L’expérience de la honte est ici l’expérience première. La honte me révèle le regard d'autrui et moi-même au bout de ce regard. Pour me trouver moi-même, pour me reconnaître moi-même, j’ai donc besoin de l’autre. Ce qui nous dérange c’est que l’autre détienne la clé de ce que nous sommes et c’est de cela dont nous avons honte. Nous avons honte de ne pas être à nous-même notre propre fondement. D’où cette fameuse phrase à la fin de Huis clos : « L’enfer c’est les autres ». Non pas parce qu’ils nous « pourrissent » la vie, parce qu’ils nous dérangent, parce qu’ils s’opposent à nous, mais parce que nous ne pouvons pas nous passer d’eux pour accéder à nous-mêmes, parce que le fondement de ce que nous sommes se trouve dans leur regard. D’où la tendance à leur jouer la comédie et aussi à se la jouer à nous-mêmes et ainsi à faire preuve de mauvaise foi. Dualité donc que l’expérience du corps de l’autre : d’un côté la recherche de la coïncidence et de l’autre l’impossible coïncidence.

En dernier lieu, nous faisons l’expérience objective du corps en général, du corps qui n’est plus ni le mien, ni celui d’autrui, mais un corps en général, un corps représenté, comme le corps des écorchés de Vésale auteur de la première Structure du corps humain. Ce corps objectivé est un corps irréel puisqu’il n’est qu’une représentation ou idéalisation du corps. L’expérience du corps le découpe, le tronçonne en unités fonctionnelles. C’est un corps en morceau, éclaté. Le regard du médecin suppose cette décomposition du corps. D’un côté le médecin a un patient, avec qui il parle, dont il essaie de comprendre la souffrance, mais de l’autre, quand il passe à l’acte, le médecin n’a plus qu’une plaie à suturer et non plus une chair vivante, sensible. Claude Bernard disait, peut-être en plaisantant, qu’il n’avait jamais trouvé l’âme sous son scalpel. Mais sous son scalpel, il n’a pas trouvé non plus la vie qui se dissout en processus physico-chimiques. Le corps scientifique est un corps sans vie, une machine, car l’a si bien deviné Descartes.
Aussi utile qu’elle soit, aussi vitale même, cette vision scientifique, objective, du corps ne nous donne pas l’expérience de notre corps à proprement parler mais celle d’un « simulacre biologique », pour reprendre une formule de Merleau-Ponty.

Pour conclure, demandons-nous ce qu’il y a de si fondamental sur le plan métaphysique dans cette expérience du corps. « Nous sentons et expérimentons que nous somme éternels » dit Spinoza.  Phrase mystérieuse qui s’éclaire si nous prenons en compte cette définition tirée de l’Éthique : « Par éternité, j’entends l’existence elle-même. » Effectivement, l’expérience du corps, c’est l’expérience de l’existence elle-même et jamais celle de la non-existence ! Spinoza dit encore que la pensée de la mort est une pensée inadéquate, c’est-à-dire une pensée tronquée et par là faussée. Pourquoi ? Tout simplement parce que, non seulement on ne peut rien dire de sérieux concernant la mort, sinon des fadaises convenues et des consolations pour les endeuillés, mais encore parce que nous n’avons jamais aucune expérience de la mort. L’expérience de la souffrance, de la pire des souffrances, est encore une expérience de la vie. Rien dans cette expérience que nous avons de notre corps n’implique la cessation de l’existence. Certes nous savons que nous mourrons, d’un savoir assez vague, mais nous ne pouvons jamais savoir ce que c’est que mourir. Autrement dit, si nous sortons des affects morbides, de tous ceux qui diminuent notre puissance d’agir, nous sentons bien que nous sommes éternels, non pas parce que notre âme serait immortelle (ce qui ne se peut, selon Spinoza) mais bien parce que nous faisons l’expérience de l’existence elle-même en tant que nous sommes corps.

mardi 2 janvier 2018

L’empire du bien absolu

Les faits divers sont devenus depuis longtemps des occasions de faire assaut de vertu et de propositions plus sévères les unes que les autres pour éradiquer le mal. Les « révélations » (qui n’en étaient pas) concernant le producteur de cinéma Weinstein se sont transformées en un appel généralisé à la délation (#balancetonporc sur les réseaux sociaux en français). Certains penseurs (principalement classés « à gauche ») en sont venus à demander qu’en matière de harcèlement sexuel et de viol on introduise un nouveau principe juridique, celui de l’inversion de la charge de preuve qui obligerait l’accusation à prouver ses accusations (comme c’est la règle actuellement), mais à l’accusé de prouver son innocence. On parle d’augmenter drastiquement le délai de prescription. La surenchère punitive suit l’échauffement des esprits.


Il est bien difficile de faire entendre quelques paroles sensées dans cette situation. Quiconque ose émettre des doutes est accusé comme complice des méchants et peut-être lui-même méchant. Il faut cependant prendre le risque d’essayer de penser ce qui est en cause dans la marche inexorable (semble-t-il) vers l’empire du bien absolu.

[1]

Le besoin de morale dans la vie publique et dans les relations sociales s’est fait pressant et même oppressant depuis trois ou quatre décennies. Pour éviter de faire trop vieillot — la leçon de morale faisant immanquablement penser à l’école de la IIIe République, on a rebaptisé la morale en éthique, autrement dit, on est passé du latin au grec. Mais la chose est aussi imprécise, qu’on la prononce dans la langue de Cicéron ou dans celle d’Aristote.

Chacun d’entre nous se fixe des règles de vie (se lever tôt, faire du footing ou encore mépriser l’argent et les compliments du vulgaire, etc.) et jusqu’à un certain point, ces règles de vie dépendent de nos choix personnels et n’ont nulle vocation à s’imposer aux autres. Appelons cela éthique ou morale privée, si cela nous chante. Cette morale personnelle inclut évidemment des vertus, c’est-à-dire des dispositions acquises par habitude : à force de me contraindre à me lever tôt pour travailler, j’ai vaincu ma paresse et je me suis meilleur maintenant que je suis devenu travailleur. Toutes ces vertus, les éthiques des philosophes grecs antiques invitent à les cultiver. La capacité à se suffire à soi-même est une vertu épicurienne. La maîtrise de soi, la constance et beaucoup d’autres encore sont des vertus stoïciennes. Et certainement nous devrions plus souvent lire ou relire Aristote, Chrysippe et Épicure (ou leurs porte-parole latins) qui font partie de l’éducation d’un honnête homme.

Mais il y a aussi une deuxième catégorie de règles, pas toujours clairement distinctes des précédentes, mais qui se caractérisent par le fait que nous ne les choisissons pas, qu’elles font partie d’un ensemble de « valeurs » partagées par une communauté et qui permettent tout simplement à la communauté d’exister. Nous pouvons dire qu’elles constituent une morale publique. Et toutes les vertus que nous devons cultiver qui nous rendent aptes à obéir à cette morale publique peuvent se résumer à une seule : amour du bien commun. Cet amour du bien commun, dans une société démocratique inclut le respect des différentes morales privées raisonnables — ou encore des diverses « conceptions englobantes du bien ». Ainsi, je me dois de respecter le croyant qui a le droit de vivre sa foi. Pour autant que sa foi reste raisonnable, c’est-à-dire qu’elle ne vise à s’imposer et à réglementer l’espace public. Il y a dans la morale publique toute une série de préceptes qui garantissent les libertés personnelles de chacun. Et ces préceptes s’imposent à tous, évidemment. Cependant la morale publique ne doit pas être confondue avec la morale minimale des partisans de la « liberté négative ». Elle implique aussi d’agir en vue de développer la solidarité entre les membres de la communauté politique et tout ce qui favorise le développement de « l’animal social » humain. Du même coup, la morale publique voit d’un mauvais œil ceux qui organisent leur propre sécession d’avec l’espace public commun.

La morale publique, au sens où je l’entends, comprend donc à la fois des prescriptions négatives (respecter les libertés personnelles et les choix de vie des autres), mais aussi des prescriptions positives incluant le développement de l’amitié civique sous toutes ses formes. Du même coup, la vertu publique ou vertu républicaine n’est rien d’autre que cette aptitude à s’engager dans la vie de la cité pour y faire son devoir de citoyen. Il y a évidemment une tension entre ces deux exigences. Ce qui seul peut en fixer le point d’équilibre c’est la loi.

[2]

La distinction entre morale et droit est évidemment centrale. La morale est exigeante et parfois intransigeante. On ne badine pas sur le mal. La loi au contraire doit permettre les perspectives de chacun selon « une loi universelle de liberté » comme le dirait Kant. En même temps qu’elle organise la vie commune et assigne à chacun sa contribution à la vie commune (payer ses impôts, contribuer à la solidarité avec les plus défavorisés, garantir à tous l’accès aux biens publics et la protection contre les maux publics), la loi fixe les limites des exigences que chacun peut formuler vis-à-vis des autres et organise la préservation de la paix civile.

Prenons le simple exemple de la laïcité dont la loi de 1905 définit très exactement les termes. La République garantit la liberté de conscience, mais la liberté de conscience n’est pas la licence accordée aux organisations religieuses d’intervenir comme bon leur semble dans la vie de la cité. Du reste, en France la République ne reconnaît aucun culte et ne vise pas à garantir la liberté religieuse, mais la liberté de conscience. Les partisans de la prétendue « laïcité ouverte » (laquelle est exactement le contraire de la laïcité) soutiennent au contraire que la république reconnaît tous les cultes ! Mais si la république reconnaissait tous les cultes, elle en ferait donc des interlocuteurs légitimes pour la prise de décision publique et on aurait non pas un État laïque, mais un État multiconfessionnel (comme l’est le Liban) ; en outre, la république ferait revenir dans l’espace public la concurrence entre toutes les religions, chacune voulant imposer sa loi, sa morale et ses lubies particulières. En outre, les droits des incroyants et des sans religion (qui sont l’immense majorité des citoyens de France) seraient gravement lésés. En outre, la laïcité doit garantir à tous les possibilités de ne pas être embrigadé ou contraint de partager des rituels sous la seule pression communautaire. Ainsi, l’État n’a évidemment pas à réglementer les tenues vestimentaires, mais il impose des règles de pudeur (on ne peut pas se promener nu dans les lieux réservés au nudisme !) et des tenues réglementaires pour les fonctionnaires ou toutes personnes accomplissant une mission de service public. Cependant, l’interdiction du « voile intégral » est parfaitement légitime à la fois parce qu’elle est une nécessité d’ordre public et parce que cette tenue visant à rendre les femmes invisibles est gravement attentatoire à la dignité de la femme. De même, l’interdiction des tenues religieuses ostentatoires à l’école est non seulement conforme aux traditions scolaires, mais garantit la liberté des jeunes filles qui veulent s’émanciper de la tutelle religieuse familiale ou du voisinage.

On le voit, la loi peut limiter certaines « libertés » individuelles pour sauvegarder la liberté de tous. Encore ces « libertés individuelles » ainsi limitées sont-elles de pseudolibertés ou des formes de servitude.

On peut seulement espérer que l’habitude de l’obéissance à des lois justes finisse par devenir une seconde nature et former ce que Rousseau appelait un droit naturel raisonné.

[3]

Comme je l’ai montré dans un ouvrage de 2011, La longueur de la chaîne (éditions Max Milo), notre liberté est de plus en plus une liberté surveillée et nous ne pouvons plus guère que négocier la longueur de nos chaînes. Appliquant le « principe responsabilité » formulé par Hans Jonas, les États (car il s’agit d’un processus largement mondialisé) ont entrepris de traiter les hommes comme des enfants et de prendre en main leur santé, leur sécurité et leur moralité. De l’interdiction de fumer qui poursuit les fumeurs même là ils ne risquent pas de gêner leurs voisins, jusqu’aux campagnes publicitaires sur le bon régime, rien ne nous est épargné. On en est même à réglementer les représentations de fumeurs au cinéma. Il faudra sûrement un jour faire disparaître ces images d’archives qui montrent nos présidents et ministres du siècle passé la cigarette aux lèvres. En soi, cette affaire n’est pas très grave ; après tout, moins fumer ou ne plus fumer, c’est bon pour la santé. Mais elle est révélatrice de ce qui se met en place. Tous nos comportements doivent être rigoureusement normés et les contrevenants doivent être punis.

Jusqu’à présent, la loi punissait les infractions caractérisées. Désormais elle punira les comportements (que c’est vague) et les propos. Y compris l’humour noir, puisque le second degré est désormais rigoureusement banni comme l’a montré l’affaire de cet humoriste viré du service public pour une plaisanterie un peu grinçante du type dont Charlie Hebdo est coutumier.

Il est incontestablement mal d’être misogyne — c’est d’ailleurs non seulement mal, mais de plus gravement bête. Pour autant, faut-il punir les propos misogynes ou interdire la litanie des blagues (souvent pas très drôles) sur les blondes ? Les « histoires belges » seront-elles bannies comme offensantes pour un peuple ami — lequel d’ailleurs pratique souvent un humour « déjanté » dont les Français pourraient bien s’inspirer ? L’antiracisme est devenu une religion absurde, si absurde que, par exemple, le mot « nègre » qui désignait jadis celui qui écrivait à la place d’un personnage célèbre un livre de souvenir ou de réflexions est maintenant banni : on ne traduit pas en français le titre du film américain Ghostwriter, parce que, évidemment, « écrivain fantôme » ça ne veut rien dire pour nous. Dénoncée voilà déjà pas mal de temps, cette police importune de la parole n’a fait que croitre et embellir, la dernière forme, encore plus stupide que les autres, étant celle de l’écriture dite « inclusive » et de la protestation contre la grammaire française au motif que le masculin l’emporte sur le féminin, comme si le masculin grammatical était mâle et le féminin grammatical femelle.

La police de parole se complète d’une police des comportements, puisqu’on veut transformer en infraction tout ce qui pourrait relever du « harcèlement », un terme très large qui va de la « main baladeuse » au simple regard un peu appuyé lancé à une femme qui ne l’a pas sollicité. La « drague » la plus banale est en passe de devenir un délit, sur le modèle américain. Et qui plus est un délit qui n’aura plus besoin d’être prouvé par l’accusation, puisque ce sera à l’accusé de prouver son innocence ainsi que l’a demandé fermement une des grandes figures du néo-féminisme, Madame Fraysse.

En réalité, nous assistons à une subversion de l’État de droit par l’idéologie puritaine. Les nouveaux puritains (qui sont souvent, par ailleurs des défenseurs du mariage homosexuel ou des droits des « trans ») veulent imposer par la loi leur propre conception absolutiste du bien. Alors que l’exigence morale s’adresse en premier lieu à soi-même, les néo-puritains exercent leur vigilance morale à l’encontre des autres. Et aucun scrupule ne peut retenir le dénonciateur. Inutile d’objecter que des innocents vont être jetés en pâture : « balance-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » Et comme toujours ni pitié ni prescription. Certains proposent même de rendre le viol imprescriptible… comme le crime contre l’humanité : un sens de la gradation des crimes et des peines tout à faire remarquable. C’est toute la conception moderne de la justice pénale, et, en même temps qu’elle l’antique vertu du pardon qui sont balayées d’un coup par la furie des moralistes enragés.

Ce que veulent les néo-puritains, c’est une société de laquelle le mal – ou plus exactement ce qu’ils nomment le mal – a été éradiqué. Une société dans laquelle les lois et la surveillance des individus seraient si bien combinées que la plus petite grossièreté machiste ne pourrait être prononcée sans que le coupable soit immédiatement foudroyé par la justice ! Une société d’où l’idée même de liberté aurait été éradiquée. Certes, on a coutume de reprendre la formule classique de Rousseau et Kant selon laquelle la liberté est l’obéissance à la loi qu’on se donne soi-même : obéissance à la loi morale dictée par la raison pure, obéissance à la loi politique en tant qu’expression de la volonté générale. Mais ces deux auteurs n’étaient pas des fanatiques de la morale. Kant remarquait que si une société était conçue de toute sorte que tout écart à la loi devenait impossible, alors la morale aurait disparu de toutes les conduites humaines et une obéissance mécanique lui aurait été substituée. Rousseau, pour sa part, considérait que la volonté générale s’autolimitait en quelque sorte, puisque « la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres ».

On peut espérer civiliser les hommes par l’éducation, et on y arrive parfois. Je crois qu’il serait assez facile de montrer qu’au cours du dernier siècle, les violences faites aux femmes et aux enfants ont beaucoup diminué, que les préjugés raciaux ou les discriminations à l’encontre des handicapés, sans parler des crimes de sang, ont beaucoup régressé, alors que les lois devenaient souvent moins dures — on a aboli la peine de mort. Il est pour le moins curieux de remarquer que c’est aujourd’hui du côté d’une certaine gauche ou de l’extrême gauche que l’on réclame une extension sans limites du domaine pénal et une aggravation constante des peines encourues. La dénonciation à tout propos des « dérives sécuritaires » a quasiment disparu. Peut-être est-ce tout simplement un des indices que l’on ne croit plus l’homme éducable.

jeudi 9 novembre 2017

Démocratie procédurale et conception du bien



Rousseau, ce théoricien d’une démocratie radicale, pensait que la démocratie était un régime fait pour des Dieux, mais peut-être pas pour les hommes réellement existant.
La formation de la volonté générale en démocratie n’est pas autre chose que la somme des différences individuelles. « Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale; celle-ci ne regarde qu'à l'intérêt commun, l'autre regarde à l'intérêt privé, et n'est qu'une somme de volontés particulières: mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s'entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale. »(Contrat Social, L.II, Ch. III) Il est possible, nous dit Rousseau, de convertir les égoïsmes particuliers en une volonté générale. Mais les conditions en sont drastiques :
·         « que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre. » (L. II, ch. XI)
·         qu’il ne se forme de pas sociétés particulières qui fausseraient la balance ou que, s’il s’en forme, elles soient le plus nombreuses possibles.
Autrement dit, la démocratie suppose une société égalitaire et l’interdiction des partis politiques et des coalitions d’intérêt ! Faute de l’une ou l’autre de ces conditions, la démocratie se corrompt et le peuple cède le pas à la populace guidée par des démagogues. Et même si ces conditions sont respectées, la simple rationalité des citoyens ne suffit pas pour garantir le maintien de la puissance du corps politique. Il faut encore éduquer les citoyens – ici se place l’Émile – et les unir par des sentiments communs, rôle dévolu à la « religion civile ». Lecteur  de Machiavel – le Prince est « le livre des républicains » affirme une note du Contrat Social – Rousseau cherche à penser les conditions de l’établissement d’un régime nouveau en partant des hommes tels qu’ils sont et des lois telles qu’elles pourraient être. Or, ce qu’il montre et qui explique la haine tenace que lui vouent les libéraux, c’est que la procédure démocratique ne peut pas à elle seule fonder l’existence du corps politique mais qu’elle a besoin de s’enraciner dans un ethos commun. Or une société dans laquelle les individus mènent des existences séparées et ne sont préoccupés que de leurs propres intérêts ne peut pas durablement garantir la liberté et l’égalité et l’amour de la patrie qui sont l’essence même de ce corps politique.
On peut dire encore les choses autrement : la démocratie n’est un régime acceptable que si elle se fonde sur une conception commune du bien, et plus précisément sur la priorité que chacun est prêt à accorder au bien public, y compris contre ses propres intérêts. En l’absence de cette condition, la démocratie n’est pas autre chose que la système où s’affrontent les intérêts égoïstes que plus rien ne vient tempérer et c’est pourquoi conformément aux intuitions de Platon elle est si prompte à se transformer en tyrannie, parce qu’elle est d’abord le régime de la tyrannie du plaisir, ou plus exactement en tyrannie de l’intérêt individuel – l’intérêt « sonnant et trébuchant », puisque l’argent procure tous les plaisirs et que le plaisir le plus intense est celui que procure la possession de l’argent.

Désobéissance



L’obéissance est généralement considérée comme une vertu. Sans l’obéissance des enfants aux parents, des élèves aux maîtres, des citoyens au gouvernement, aucune vie sociale n’est possible.  Même les révolutionnaires vantent les vertus de l’obéissance aux chefs du parti et la discipline fait la force des armées. Dans un passage célèbre de la République de Platon, Socrate voit dans la désobéissance générale « le vigoureux commencement de la tyrannie ». Dans cette perspective, la désobéissance serait donc un repoussoir absolu. Toutefois, le XXe siècle a vigoureusement remis en cause cette idée, à la faveur notamment de ce que les criminels de guerre nazis ont invoqué pour leur défense le fait qu’ils n’avaient fait qu’obéir aux ordres. Lors de son procès, Eichmann a même invoqué l’impératif kantien pour justifier la mise en œuvre, sans états d’âme, de la « solution finale » voulue par le Führer. Si l’obéissance permet de justifier le crime impardonnable et imprescriptible, ne serait-il pas devenu judicieux de célébrer les vertus de la désobéissance ? C’est que la désobéissance n’est pas une, mais s’exprime sous des formes très diverses.

 

La rébellion et la révolte


La première forme de la désobéissance consiste en la rébellion. Le rebelle est celui qui ne se plie pas aux ordres, comme la mèche rebelle au mouvement du peigne. La rébellion n’est pas réfléchie : elle s’inscrit dans le caractère du rebelle. Ainsi, il y a des enfants « obéissants » et des enfants « rebelles ». Il arrive que l’homme « soumis » devienne un rebelle, mais c’est quand « la coupe est pleine », quand les réserves de la propension à la soumission ont été épuisées.
La rébellion va du simple refus d’obéir à la révolte violente. Au lieu de courber la tête, le rebelle relève le visage, fait face, regarde droit dans les yeux celui qui lui veut le dominer. Alors qu’il suffit de ne pas vouloir obéir pour être rebelle, la révolte suppose l’action. Le déserteur est un rebelle, le mutin est déjà un révolté. A. Camus définit ainsi l’homme révolté : « un homme [qui] dit non » (Camus, 1965). Mais il ajoute : « le mouvement de révolte s’appuie en même temps sur le refus catégorique d’une intrusion jugée intolérable et sur la certitude confuse d’un bon droit (…). La révolte ne va pas sans le sentiment d’avoir soi-même, en quelque façon et quelque part, raison. »
Dans le passage de la rébellion à la révolte, l’on observe déjà deux modes profondément différents de la désobéissance : le premier est le simple refus d’obéir, alors que le second suppose non seulement la désobéissance aux ordres reçus mais aussi l’obéissance à un impératif que le sujet trouve en lui-même. Le rebelle désobéit parce qu’il ne sait pas obéir. La désobéissance du révolté s’appuie sur des raisons.
La désobéissance nue et sans raison tourne court et se transforme souvent en une nouvelle forme de soumission. Spinoza évoque « ces enfants ou ces adolescents » qui « ne peuvent supporter d’une âme égale les reproches de leurs parents se réfugient dans la vie militaire, choisissent les inconvénients de la guerre et le despotisme d’un tyran, plutôt que les avantages du foyer et les sermons paternels, et subissent avec docilité quelque fardeau que ce soit, pourvu qu'ils se vengent de leurs parents » (Spinoza, 2005).

 

L’anarchisme


Le refus de l’obéissance érigé en programme politique s’appelle anarchisme. « Ni Dieu, ni maître ! » : le titre du journal fondé par Blanqui en 1880 est éloquent : il s’agit de n’obéir ni à un pouvoir transcendant ni aux pouvoirs humains. La désobéissance est la règle. Dans l’esprit des théoriciens de l’anarchisme, elle ne signifie pas la revendication du chaos : « l’ordre moins le pouvoir », telle est la formule qui résume l’idéal anarchiste. Un ordre spontané qui naît de la liberté de chacun des individus composant la communauté. Comme dans l’abbaye de Thélème, cette utopie inventée par Rabelais, chacun fait ce qu’il veut et donc pas à obéir : « Toute leur vie était régie non par des lois mais par leur volonté et leur libre arbitre. Ils sortaient du lit quand bon leur semblait, buvaient, mangeaient, dormaient quand le désir leur en venait. » (Rabelais, 1973) Les « gens libres, bien nés, bien éduqués » ne peuvent supporter le joug de la servitude et doivent chercher à s’en défaire.
Face à la servitude, la désobéissance est donc une vertu. La figure emblématique de l’anarchisme, c’est l’insoumis. Et passant du refus à l’action, l’insoumission devient insurrection. Désobéir à l’ordre militaire, refuser la guerre, c’est glorifier le déserteur, le mutin qui défile crosse en l’air, comme les « braves pioupious du 17e » qui refusèrent, en 1907, de tirer sur les vignerons languedociens révoltés, ou les marins du cuirassier Potemkine en 1905. Désobéir, c’est aussi refuser la discipline du travail et la grève générale est le mythe fondateur de l’anarcho-syndicalisme.
La désobéissance anarchiste peut – mais pas toujours – conduire à l’exaltation du caractère rédempteur de la violence. La violence individuelle des anarchistes poseurs de bombe de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, mais aussi et surtout la violence collective. Georges Sorel montre l’opposition absolue entre le syndicalisme révolutionnaire et l’État et du même le fossé qui existe entre la violence prolétarienne et le jeu parlementaire des socialistes (Sorel, 1936).
Le refus d’obéir de l’anarchisme peut le conduire à s’opposer aux pouvoirs révolutionnaires. Après avoir aidé les bolcheviks à dissoudre l’Assemblée Constituante issue de la révolution, les anarchistes se heurtèrent au nouveau pouvoir. L’insurrection de Cronstadt est largement inspirée par l’anarchisme et la révolte de Makhno en Ukraine puise aux mêmes sources.

 

La désobéissance interdite


La désobéissance peut n’être ni la révolte ni l’action révolutionnaire anarchiste. Il peut y avoir une désobéissance raisonnable et compatible avec l’État de droit. C’est là quelque chose de paradoxal qui mérite explication.
Toute la tradition philosophique – ou presque – justifie l’obéissance et condamne la désobéissance aux lois, fussent-elles injustes. Dans sa prison, Socrate refuse de se dérober à la condamnation injuste dont il fait l’objet. Désobéir aux lois est une action privée de sens parce que celui qui désobéit se contredit lui-même, affirme Hobbes. En effet, puisque le pouvoir souverain est souverain par la volonté de ses sujets qui l’ont contractuellement érigé en arbitre suprême, aller contre la volonté du pouvoir souverain, c’est aller contre sa propre volonté. Pour Rousseau, l’obéissance à la volonté générale s’impose évidemment : être libre, c’est obéir à la loi que l’on s’est soi-même prescrite – autrement dit, obéir à la loi « expression de la volonté générale » à la formation de laquelle on a pris part c’est s’obéir à soi-même – et celui qui ne suit pas cette volonté générale manifeste qu’il n’est pas libre et c’est pourquoi il faut le contraindre à être libre. Mais peut-être est-ce Kant qui a consacré les plus amples développements à la justification de l’obéissance.
Le principe qui, selon Kant, ne souffre aucune discussion est celui de l’obéissance à la loi morale, laquelle trouve son expression dans l’impératif catégorique – lequel procède « dictatorialement » : « je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle. » Il n’existe aucun raison qui pourrait justifier la désobéissance à la loi morale. Ainsi Kant reprend la vieille maxime augustinienne : ne jamais mentir. Dans sa polémique contre Benjamin Constant à propos « d’un prétendu droit de mentir par humanité », il pousse cette affirmation jusqu’au paradoxe. La thèse de Benjamin Constant peut être résumée ainsi : l’on ne doit la vérité qu'à celui qui a droit à la vérité. Or nul n'a droit à la vérité qui nuit à autrui. Kant lui oppose l’exigence de vérité inconditionnelle, quelque désavantage qu'il en résulte. Pour comprendre clairement ce qui est en cause, il convient de suivre l’argumentation de Kant. Elle ne s’applique qu'au cas où l’on est obligé de parler (se taire n'est pas mentir pour Kant). Premièrement, avoir droit à la vérité est une expression vide de sens et Kant oppose vérité objective et véracité subjective. Deuxièmement, si l’on ment pour la « bonne cause », l’on ruine en même temps la source de tout droit. Et, troisièmement, ce n'est pas parce que l'application d'une loi dictée par la raison pure paraît dangereuse qu'il faut rejeter cette loi. Cette configuration tient seulement au fait que manque le moyen de l'application. Ainsi Kant soutient que le droit de mentir doit être refusé même dans le cas où un mensonge permettrait de sauver une vie humaine. Soit la situation suivante : Un personne X veut assassiner Y. X vous demande si Y est chez lui. Comme vous soupçonnez les mauvaises intentions de X, devez-vous répondre ce que vous pensez sincèrement être vrai (que X est chez lui) ou mentir pour détourner l’assassin ? Pour Kant, et contrairement à ce que suggérerait le bon sens commun, dans ce cas aussi s’applique l’exigence de véracité.
C’est de ce caractère inconditionnel de l’obéissance à la loi morale que Kant déduit le caractère inconditionnel de l’obéissance au pouvoir politique. Ainsi, « l’Idée d’une constitution politique en général qui soit en même temps pour tout le peuple un commandement absolu de la raison pratique jugeant d’après des concepts du droit, est sainte et irrésistible ; et même si l’organisation de l’État était par elle-même défectueuse, aucune puissance subalterne en son sein ne saurait pourtant opposer de résistance active à son souverain législateur » (Kant, 1986). Kant ajoute même que l’on n’a pas même le droit de soumettre ce principe à quelque condition que ce soit. Ainsi l’origine du pouvoir ne doit pas être une raison pour mettre en cause sa prétention à légiférer : « Le commandement “Obéissez à l’autorité qui a puissance sur vous” ne subtilise pas sur la question de savoir comment l’autorité est parvenue à cette puissance (au besoin pour la miner), car l’autorité déjà existante, sous laquelle vous vivez, est déjà en possession de la législation sur laquelle vous pouvez certes ratiociner publiquement mais contre laquelle vous ne pouvez pas vous élever en législateurs opposants. » (Kant, 1986)
Rien de tout cela n’a pas empêché Kant de soutenir la révolution française. Sans doute peut-on, d’un point de vue kantien, soutenir la « résistance à l’oppression » qui est l’un des « droits naturels et imprescriptibles » dont la « conservation » est « le but de toute association politique » selon la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Somme toute, le texte de Kant offre des arguments à tous ceux qui obéissent sans discuter à tous les ordres d’un pouvoir, quel qu’il soit, son organisation fût-elle « défectueuse ».

 

La désobéissance civile


Il a toujours été plus ou moins admis que, dans certains cas, la rébellion contre le pouvoir politique peut devenir un devoir moral. Beaucoup de nations, dont les dirigeants ne jurent que par la loi et l’ordre, commémorent tous les ans les héros insurgés contre l’ancien ordre établi : les fondateurs de la nation américaine sont les héroïques insurgents ; les Suisses fêtent Guillaume Tell, etc. Quand le général De Gaulle désobéit au gouvernement « légal » de la France et appelle, depuis Londres, à la poursuite de la guerre contre l’Allemagne, cet acte de rébellion s’appuie non seulement sur un fondement moral légitime, mais encore sur un principe juridique essentiel, celui de la souveraineté de la nation, bafouée par la volonté des dirigeants de Vichy de collaborer avec l’envahisseur. La révolte des Résistants n’est certainement pas, pour eux, le simple exercice d’un droit moral à la désobéissance, mais bien plutôt un devoir impérieux.
Si l’obéissance est une vertu, il existe néanmoins toute une tradition philosophique autant que religieuse qui justifie la désobéissance civile. Dans ce cas, il ne s’agit pas de justifier n’importe quelle forme de désobéissance à la loi – le voleur désobéit à la loi mais nul ne pense à soutenir qu’il s’agit là d’un acte de désobéissance civile. La désobéissance civile suppose chez le désobéissant des motifs moraux ou religieux suffisamment puissants pour l’obliger à une opposition ouverte avec l’ordre constitutionnel. Ainsi, les « objecteurs de conscience » refusent de porter les armes, d’accomplir leur service militaire ou de partir à la guerre ; la lutte pour l’indépendance de l’Inde commence par l’appel à la désobéissance et au boycott des produits étrangers puis des institutions coloniales lancé par Gandhi ; le mouvement des droits civiques aux états-Unis d’Amérique, qui permit dans les années 1960 d’en finir avec la ségrégation raciale officielle dans les États du Sud commença par des manifestations de désobéissance, dont le célèbre refus de Rosa Parks, en 1955, de céder sa place dans un bus à un Blanc – des manifestations dont l’aboutissement légal a autant été des décisions judiciaires dé-ségrégationnistes (Cour suprême, Brown et al. v. Board of Education of Topeka et al., 1954) que le Civil Rights Act (1964) et le Voting Rights Act (1965).
La question se pose de savoir si, rationnellement, la désobéissance civile peut substantialiser un droit comme le prétend la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Une loi qui disposerait qu’on peut désobéir à la loi est une absurdité, fait valoir Kant. Mais si la loi est injuste, comme l’homme juste pourrait-il obéir à la loi de l’État sans violer la loi morale ? La contradiction est au cœur de la pensée de Kant qui soutient d’un côté la validité de la maxime « Fiat justitia et pereat mundi » (« que la justice soit faite et que le monde périsse », Kant, 1986) mais qui, d’un autre côté, incite à supporter un pouvoir politique injuste en invoquant de fait la nécessité de maintenir la possibilité d’un ordre politique constitutionnel.
C’est sans doute à Henry David Thoreau que l’on doit l’expression de « désobéissance civile » qu’il justifie en affirmant la primauté de la conscience morale sur l’ordre politique : « Je crois que nous devrions être hommes d’abord et sujets ensuite. Il n’est pas souhaitable de cultiver le même respect pour la loi et pour le bien. La seule obligation qui m’incombe est de faire à toute heure ce que je crois être bien. » (Thoreau, 1992) Mais comme Thoreau n’est pas anarchiste et maintient tout de même la nécessité d’un État – d’un État qui gouverne le moins possible – il faut trouver des critères permettant de légitimer la désobéissance civile.
Dans sa Théorie de la justice, John Rawls, qui par ailleurs s’inspire fortement des positions kantiennes en morale, définit le champ de légitimité de la désobéissance civile, tout en précisant que l’on ne peut guère attendre d’une théorie de la désobéissance qu’elle nous permette de trancher dans les cas pratiques. Son utilité serait seulement d’éclairer notre jugement. Rawls commence par définir ainsi la désobéissance civile : « La désobéissance civile peut, tout d'abord, être définie comme un acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener à un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement. En agissant ainsi, on s'adresse au sens de la justice de la majorité de la communauté et on déclare que, selon son opinion mûrement réfléchie, les principes de la coopération sociale entre des êtres libres et égaux ne sont pas actuellement respectés. » Cela suppose que toutes les voies légales permettant de contester une décision gouvernementale aient été épuisées. On pourrait ajouter que cette définition restreinte de la désobéissance ne convient pas pour les États tyranniques qui ne peuvent laisser subsister des manifestations de désobéissance publique. Enfin, la désobéissance civile suppose une conception publique de la justice largement partagée même si les lois existantes n’en tiennent pas toujours compte. Le caractère public de la désobéissance civile est également essentiel : la résistance peut et souvent doit être largement clandestine ; la désobéissance civile fait appel à une conception publique et celui qui désobéit accepte d’en payer le prix – comme Bertrand Russell emprisonné pour son pacifisme lors de la première guerre mondiale.
On peut définir globalement les cas qui légitiment le recours à la désobéissance civile. Selon Rawls, « il est souhaitable de limiter la désobéissance civile aux infractions graves au premier principe de la justice, le principe de la liberté égale pour tous, et aux violations flagrantes de la seconde partie du second principe, le principe de la juste égalité des chances ». John Rawls ajoute une autre clause, soit l’idée que les appels à la bonne foi de la majorité aient été vains – c’est souvent la situation d’une minorité qui cherche à faire reconnaître ses droits. Il faut enfin que le recours à la désobéissance civile ne mette pas en cause les principes et règles juridico-politiques fondamentaux qui caractérisent le constitutionnalisme libéral moderne et contemporain.

 

La désobéissance obligatoire


L’expérience historique du XXe siècle oblige à aller un peu loin et à envisager non seulement un droit moral à la désobéissance mais aussi, dans certains cas, un véritable devoir. 
En effet, si l’obéissance s’impose comme un devoir, dans tous les cas, sans condition ni discussion, alors on ne peut pas reprocher aux officiers nazis et aux organisateurs de la « solution finale » d’avoir agi comme ils l’ont fait puisqu’ils ne faisaient qu’obéir aux ordres du pouvoir légal de leur pays. Eichmann, lors de son procès à Jérusalem en 1961, invoqua ainsi la doctrine kantienne pour justifier ses actes ; il affirma avoir vécu toute sa vie selon les préceptes moraux de Kant : la loi est la loi et son application ne peut souffrir aucune exception. Qu’il y ait là une utilisation frauduleuse de la philosophie de Kant, cela ne fait pas de doute. On peut considérer que le devoir d’obéissance est longtemps apparu comme un impératif indiscutable dans la mesure même où les hommes vivaient dans des sociétés menacées en permanence par la guerre civile. Les États autoritaires, monarchiques, voire tyranniques, des sociétés traditionnelles étaient en même temps des États faibles. À l’inverse, l’expérience du XXe siècle est celle des États forts, totalitaires, dans lesquels le mécanisme de l’obéissance s’impose presque sans résistance. Après Auschwitz, un certain nombre de débats classiques de la philosophie politique et morale ne peuvent plus être posés dans les mêmes termes qu’auparavant. Les criminels de guerre nazis furent jugés pour avoir exécuté des ordres manifestement contraires aux principes moraux les plus élémentaires. Certains de leurs crimes furent jugés tellement hors du commun qu’ils furent déclarés imprescriptibles. Ces criminels, a-t-on considéré, n’avaient pas seulement le droit de désobéir aux ordres encore avaient-ils le devoir de ne pas se transformer en bourreaux et de ne pas se rendre complices de crimes contre l’humanité. Un raisonnement comparable fut suivi à l’occasion des procès devant le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, les juges ayant pu reprocher à certains prévenus d’avoir été les exécutants d’ordres qui conduisaient aux massacres des populations civiles. Pour ainsi dire, l’appropriation du droit, face notamment au crime contre l’humanité conduit à l’idée de la désobéissance aux ordres d’un pouvoir légal peut être un devoir au regard du droit international appliqué par une instance qui dépend de l’ONU.
On fait là un pas supplémentaire par rapport à la position morale concernant la désobéissance. Si les Résistants ont agi poussés par leur sens du devoir, ce devoir restait un devoir moral : personne n’a été poursuivi à la Libération pour n’avoir point été un résistant actif. Les décisions du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie transforment le devoir moral de désobéissance en obligation juridique, assortie de sanctions.

 

Bibliographie sélective :

Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 1972 (traduction de Guy Durand) – Albert Camus, L’homme révolté, in Essais, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1965 –Emmanuel Kant, Métaphysique des mœurs, in Œuvres III, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1986 (traduction de Joëlle Masson et Olivier Masson) – Emmanuel Kant, D’un prétendu droit de mentir par humanité, in Œuvres III, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1986 (traduction de Luc Ferry) – François Rabelais, Gargantua, in Œuvres Complètes, coll. « L’intégrale », Seuil, 1973 – John Rawls, Théorie de la justice, éditions du Seuil, 1987 (traduction de Catherine Audard) – Georges Sorel, Réflexions sur la violence, éditions Marcel Rivière, 1936 – Spinoza, Éthique, éditions de l’Éclat, 2005 (traduction de Robert Misrahi) ; Henry David Thoreau, La désobéissance civile, éditions Climats, 1992 (traduction de Micheline Flak).

 

Mots-clés : Anarchisme – Nihilisme – Non-Violence – Loi morale – Rébellion – Révolte – Révolution


Denis Collin

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...