mardi 13 février 2018

Le totalitarisme est-il un concept pertinent ?

C’est à Hannah Arendt que l’on doit l’élaboration la plus complète du concept de totalitarisme. Mais il serait erroné de réduire ce concept à sa formulation arendtienne. Mais on peut commencer par rappeler la généalogie du concept :

-        En 1923, Giovanni Amendola, un libéral italien définit comme « totalitaire » le régime fasciste. Il est vrai que le mot d’ordre de Mussolini était « tout dans l’État, rien en dehors de l’État, rien contre l’État », formule choc qui conduit Amendola a définir le projet mussolinien comme celui d’un « État-Léviathan », par une référence très discutable à Hobbes.

-        En 1925, Mussolini revendique une « feroce volontà totalitaria » pour définir son entreprise.

-        En 1931, Carl Schmitt, théoricien de la « révolution conservatrice » parle du « totale Staat », l’État total.

-        En 1931-1932, Ernst Jünger (notamment dans son livre Der Arbeiter) développe le concept de « mobilisation totale ».

-        En 1934, c’est Marcuse et Paul Tillich qui usent du terme « totalitarisme ».

-        En 1936, le mot apparaît en France sous la plume de Jacques Maritain et Emmanuel Mounier.

-        Avec les procès de Moscou, commence à circuler dans l’opposition trotskiste le terme de « totalitarisme » pour définir le système stalinien.

-        En 1939, le pacte germano-soviétique précipite le débat et on essaiera de plus en plus de mettre dans la même catégorie conceptuelle l’URSS, l’Allemagne Nazie et le fascisme italien. L’Italien Bruno Rizzi développera même une théorie de la bureaucratisation du monde qui englobe le « new deal » dans ce processus général. On revient un peu plus loin sur la discussion dans le mouvement trotskiste.

-        Le concept s’éclipse pendant la guerre contre le nazisme mais reprend toute sa vigueur avec la guerre froide et la publication du livre de Hannah Arendt.

Mais le concept de totalitarisme reste assez flou. L’État totalitaire est-il une des formes paroxystiques de l’État moderne, le Léviathan hobbesien, pour reprendre Amendola ? Ou, au contraire, est-il le signe de quelque chose de radicalement nouveau, une organisation fondamentalement « antipolitique » ? On retrouverait ici Hannah Arendt qui  ne parle pas d’État totalitaire mais de système totalitaire. La nuance n’est pas mince et ouvre une discussion dont l’enjeu est capital : l’État totalitaire est-il un État au sens propre du terme et alors son existence pose un problème grave visant l’idée même de l’État en général ; ou, au contraire, l’État totalitaire est-il une forme pratiquement inédite de domination des hommes, une forme qui se développerait sur la décomposition interne des États ? Si on adopte la première hypothèse, alors se pose la question de la nature même de l’État. Certains auteurs, comme le juriste du régime nazi Carl Schmitt soutiennent que le pouvoir étatique est celui qui décide de la situation d’exception, et alors l’État nazi n’est qu’une forme tout à fait légitime de ce pouvoir souverain. S’appuyant sur une interprétation (« délirante » dit Léo Strauss) de Hobbes, Schmitt soutient la légitimité absolue des lois de Nuremberg de 1935. Pour les anti-étatistes libertariens ou anarchistes, l’État totalitaire apparaîtrait ainsi comme le révélateur de ce qu’est potentiellement tout État – ce qui explique sans doute la fascination exercée par Schmitt sur de nombreux auteurs classés à l’extrême-gauche (Chantal Mouffe, Étienne Balibar, etc.) : leurs jugements sur l’État sont à l’opposé de ceux de Schmitt mais ils partagent avec lui une problématique commune. Si l’on adopte la deuxième position, celle défendue par Hannah Arendt, alors le système totalitaire ne serait pas à proprement parler un État, mais au contraire une forme nouvelle de domination née sur les décombres de l’État-nation tel qu’il s’est constitué en Europe entre la Renaissance et le XXe siècle. Si cette deuxième hypothèse est la bonne, alors il faudra en tirer les conclusions, à savoir que les thèses anti-étatistes ne sont pas des remèdes contre le totalitarisme, mais bien plutôt des ingrédients de ce système.

1)             Critique de la théorie du totalitarisme

L’ampleur de l’œuvre de Hannah Arendt ne saurait être sous-estimée et, avec l’acuité d’esprit qui est la sienne, elle met en évidence des traits des régimes totalitaires qui vont souvent à l’encontre des idées communes – par exemple sur les rapports d’opposition entre États-nations et systèmes totalitaires. Il faut cependant souligner les limites de ses analyses. Elle-même reconnait que le mot ne s’applique stricto sensu qu’à deux régimes, l’URSS et l’Allemagne nazie.

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On remarquera que l’analyse de Hannah Arendt devrait conduire à distinguer clairement le nazisme des autres formes de fascisme – ce qu’elle ne fait pas et manque ainsi la dimension propre du fascisme. Le mot de « totalitarisme » vient certainement du mot d’ordre énoncé par Mussolini, « Tout dans l’État, rien en dehors de l’État, rien contre l’État ». Mais le fascisme italien se distingue nettement du nazisme.  Tout d’abord le racisme n’y joue qu’un rôle annexe et il est d’abord un « produit d’importation » qui ne se développera qu’après la signature du pacte entre Hitler et Mussolini. Ensuite, aussi importante qu’elle soit, la terreur n’y a jamais atteint l’ampleur de celle du nazisme, et le contrôle sur la société resta relativement lâche par comparaison à l’Allemagne. On pourrait penser qu’il n’y a qu’une différence de degré, mais ce n’est pas le cas. La dictature fasciste ne s’est jamais transformée en système totalitaire, sauf peut-être dans l’ultime refuge du fascisme qu’a été la « république de Salo », établie par les nazis entre 1943 et 1945 sur les territoires contrôlés par la Wehrmacht. En suivant les critères définis par Hannah Arendt, on peut encore moins qualifier de fascistes les régimes de Salazar au Portugal et de Franco en Espagne. Ce n’est évidemment pas que ces régimes fussent des régimes moins dangereux et finalement plus « fréquentables ». Il s’agit seulement de définir des concepts précis et de ne pas se contenter de l’indignation morale.

Concernant la place de l’État d’ailleurs, il y a presque une opposition radicale entre nazisme et fascisme. Le nazisme ne considère par l’État comme la fin mais seulement comme un moyen de la domination absolue de la « race des seigneurs », du Volk. Au contraire, pour le fascisme, c’est l’État qui est la seule incarnation adéquate de l’esprit du peuple. Sans doute, on peut y voir une trace du hégélianisme qu’on retrouve chez Gentile et qui a séduit (pas longtemps) Croce.

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Il faut cependant remarquer que tous ces régimes fascistes et nazis ont des points communs qui les distinguent clairement de l’URSS. S’ils sont interventionnistes sur le plan économique, à des degrés divers (le premier ministre de l’économie d’Hitler, Schacht, était un fervent keynésien), cependant, ils défendent tous la propriété privée capitaliste. Les grands groupes allemands ou italiens ont financé les partis nazis et fascistes et ont été payés de retour. Il me semble que ce n’est pas une question secondaire ! Au contraire le régime soviétique a été d’un certain point de vue le gardien farouche de la propriété étatique héritée de la révolution d’octobre. Il l’a même poussée bien au-delà de que les bolcheviks avaient pu imaginer en 1917 et de ce que Lénine avait imposé en 1921 avec la NEP. Cette affaire est au centre de la controverse qui oppose en 1939-1940 Burnham et Shachtman d’un côté, Trotski de l’autre. Cependant, si Trotski se refusait à caractériser l’URSS comme un capitalisme d’État, il définissait le régime politique comme « régime totalitaire » (voir Défense du marxisme, 1939). Pour lui ce caractère totalitaire du régime politique était d’autant important que les pouvoirs et privilèges de la caste bureaucratique reposaient sur l’exploitation à son propre profit des « conquêtes d’Octobre », c’est-à-dire de ce que la révolution avait imposé. Le problème n’est pas de savoir si Trotski avait raison ou s’il agissait d’une discussion sur le sexe des anges. Mais il y a bien un enjeu : peut-on définir un régime politique sans prendre en compte les formes de propriétés qu’il défend ? Ici, l’expérience historique montre que cela a une certaine importance. La décomposition du « totalitarisme stalinien » va de pair avec les revendications d’une partie de la caste bureaucratique pour en finir avec la propriété « socialiste ». Dès la mort de Staline, l’affaire est réglée. Certains hiérarques, comme Beria, cherchent une réintégration de l’URSS dans le système capitaliste mondial. Beria a été liquidé parce que la caste dirigeante ne se sentait pas prête à se sacrifier sur l’autel de la restauration immédiate du capitalisme. Mais les tendances contradictoires ont continué d’agir souterrainement jusqu’à l’entreprise de Gorbatchev avec les soubresauts qui ont conduit à la liquidation de l’URSS. Et on peut dire qu’à bien des égards Poutine et ses amis hiérarques sont bien les héritiers légitimes de la vieille caste dirigeante … bien que le régime de Poutine soit certainement l’un des moins autoritaires de ceux que la Russie a pu connaître !

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Dans Les origines du totalitarisme Hannah Arendt souligne, sans d’ailleurs en tirer les conséquences qu’il en faudrait tirer, quelques différences majeures entre le système stalinien et le nazisme. Le rôle du mensonge y est fondamentalement différent. Le nazisme ment comme presque tous les régimes politiques pour des raisons stratégiques et tactiques : le cas le plus connu étant celui du secret qui a été organisé autour de la décision de la « solution finale » mise au point en  janvier 1942 à la conférence de Wannsee. Mais fondamentalement, le régime a toujours agi conformément aux principes proclamés par Hitler dès la publication de Mein Kampf.  Au contraire le système soviétique stalinien vit, par essence, dans la dissimulation. De retour d’URSS, où il avait été emprisonné quelques années, le communiste Ante Ciliga avait publié en 1938 un livre intitulé Dix ans au pays du mensonge déconcertant (1938). Effectivement le régime soviétique proclame le pouvoir de la classe ouvrière mais exploite les ouvriers, il se veut le modèle de l’émancipation humaine et organise la pire des oppressions. Chacun de ses actes contredit l’idéal communiste tel qu’il avait défini avant la révolution d’Octobre et tel que les partis communistes dans le monde entier continuent de le définir après 1917. En Allemagne nazie, on exécute des communistes ou des démocrates parce qu’ils sont effectivement des opposants au régime, alors que le régime soviétique exécute des communistes en les accusant d’être des agents de la Gestapo. De cet empire du mensonge, les procès de Moscou de 1936 à 1938 donnent une image terrifiante.

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Concernant la place de la terreur, on doit aussi souligner des différences essentielles. Le nazisme terrorise ses ennemis et les peuples de « sous-hommes ». La terreur soviétique s’est exercée contre de prétendus « ennemis de classe » mais aussi et surtout contre l’appareil soviétique lui-même. Les « koulaks » victimes de la collectivisation de l’agriculture n’étaient pas ennemis du régime, mais des gens qui avaient suivi la ligne de la NEP impulsée par Lénine et s’étaient, pour certains, maigrement enrichis en mettant en œuvre les préceptes de Boukharine, éminent dirigeant du PCUS à l’époque. Quant aux grandes purges des années 36-38, elles ont visé avant tout les cadres du parti et de l’administration soviétique, et elles ont fonctionné comme un système de « mobilité sociale ». Quand on affirme que 15% des cadres sont des traitres, cela fait des centaines de milliers de postes de direction, à tous les niveaux qui vont se libérer ! Une fois les SA de Röhm éliminés lors de la « nuit des longs couteaux », le régime nazi au contraire n’a plus eu à avoir recours à des purges massives à l’intérieur de l’État et du NSAPD.

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La dimension raciste, essentielle dans le nazisme, ne joue qu’à la marge dans le système stalinien. Le prétendu « complot des médecins juifs » date de la veille de la mort de Staline et il fait partie des éléments qui ont conduit au grand virage de l’Union Soviétique après la mort de Staline. Le système stalinien n’est raciste qu’accidentellement, si j’ose dire. On connaît les remontées d’antisémitisme dans la Pologne de Gomulka… mais pour une fois le gouvernement ne faisait que suivre les humeurs du peuple en ressortant le vieux bouc émissaire pour détourner la colère des difficultés politiques et sociales. En Pologne, ce n’est pas le stalinisme qui a enfanté l’antisémitisme, c’est plutôt le vieux fond antisémite qui a « contaminé » le stalinisme. On voit bien aujourd’hui comment cet antisémitisme fait retour alors le stalinisme a été éradiqué. Pour le nazisme au contraire le racisme est l’essence du régime qui doit assurer la domination du Volk. Pour le fascisme de Mussolini, c’est un racisme d’emprunt tardif qui n’apparaît vraiment qu’après le « pacte d’acier » avec Hitler (1939) et sera renforcé dans la phase d’agonie de la république de Salò. Mais avant cela les Juifs se sentaient plutôt en sûreté dans l’Italie fasciste (voir, sur le changement dû au pacte Mussolini/Hitler, Le jardin des Finzi-Contini, le roman de Giorgio Bassano dont Vittorio de Sica a tiré un très beau film). Notons qu’en 1921, neuf députés juifs fascistes sont élus, dont Aldo Finzi, mis en cause dans l’assassinat de Matteotti et exclu du parti fasciste seulement en 1942… Les Juifs d’Italie étaient parmi les mieux intégrés de toute l’Europe.

2)             Examen de quelques régimes prétendument totalitaires

Au sens de Hannah Arendt, il n’existe aucun pays totalitaire aujourd’hui. Stricto sensu, le totalitarisme s’est délité en URSS après la mort de Staline, avec le rapport Khrouchtchev et la dénonciation des « crimes de Staline »,

La Chine a toujours été profondément différente de l’URSS et jamais une caste toute puissante n’a réussi à se stabiliser durablement. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping et au tournant vers l’économie de marché, l’histoire du régime chinois est celle d’une série de crises profondes qui, à chaque fois, ébranlent l’appareil d’État tout entier : les « cents fleurs » (1957), le grand en avant (1963) et surtout la révolution culturelle (1966) avec ses multiples rebondissements jusqu’à la mort de Mao, ces évènements proprement révolutionnaires ne sont pas simples purges (même s’il y a aussi des purges) mais des guerres civiles.

Le cas cubain est non moins clair. Que Cuba soit une tyrannie, c’est l’évidence, mais ce n’est pas un système totalitaire. Le castrisme n’a jamais pu embrigader totalement la population : les méthodes importées d’URSS se sont sérieusement diluées sous le soleil des tropiques ! Il y a bien eu des tentatives de mobilisation totale de la population, tentatives puissamment aidées par la menace toute proche des États-Unis (la bataille du sucre), mais ces tentatives ont surtout désorganisé le pays. Le castrisme, s’il était devenu idéologiquement proche de l’URSS, est en fait une variante du « populisme » latino-américain. La répression contre l’opposition et le contrôle des populations, si abjects qu’ils aient été, sont resté dans une norme hélas courante sur ce continent : la dictature militaire brésilienne qui a duré 20 ans a été particulièrement sanguinaire, pour ne rien de la dictature militaire au Chili ou en Argentine, tous régimes que personne n’a jamais proposé de qualifier comme des régimes totalitaires. Mais les régimes populistes, le régime cubain s’est appuyé sur une rhétorique anti-impérialiste qui était celle du péronisme, de l’APRA, etc. Le castrisme est apparu comme le seul anti-impérialisme conséquent en Amérique Latine, d’où le prestige dont il a longtemps bénéficié dans le reste du continent. À certains égards, l’homme politique cubain dont les ambitions se rapprochaient le plus de la construction d’un système totalitaire était Che Guevara qui voulait que la révolution produise un « homme nouveau ». Régis Debray dans Loués soient nos seigneurs a dressé de Guevara un portrait à la fois admiratif et impitoyable de cet homme qui aimait les masses (abstraites) mais détestait les individus. Mais Guevara a choisi la voie du sacrifice en allant à la mort en Bolivie dans une improbable de guérilla méprisée par les paysans locaux.

La seule notable exception est le Cambodge des Khmers Rouges qui semble une expérience de laboratoire souvent très ressemblante avec les pires dystopies du siècle dernier. Bien qu’appuyé par les États-Unis et la Chine, ce régime n’a duré que quelques années.

3)             Le totalitarisme aujourd’hui

Donc, si on peut bien appeler totalitaires ces deux régimes, le nazisme et le système stalinien (et ceux qui leur ressemblent), les différences sont substantielles et on se demande bien quelle est l’utilité d’une catégorie qui ne regroupe que deux exemples profondément différents. Ces différences substantielles ont des conséquences historiques, politiques et morales non négligeables. Du reste l’antagonisme entre les deux régimes était irréductible et la Seconde Guerre Mondiale après l’invasion de l’URSS par l’Allemagne l’a montré tragiquement. Il est, en outre, assez facile de montrer que ce n’était pas la même chose, au point de vue moral, d’adhérer au nazisme en 1942 et d’adhérer à un parti communiste ! De tout cela on pourrait déduire que le concept de totalitarisme est peu opératoire en l’état actuel. Il peut être dissout dans des catégories plus restrictives ou au contraire élargi.

On pourrait très bien concevoir des régimes proprement totalitaires sans terreur, sans racisme, sans système de parti unique, mais néanmoins capables de soumettre toute la population à un contrôle presque total, de coloniser les consciences par des moyens insidieux d’une propagande omniprésente au point de n’être plus visible, et de mettre véritablement en œuvre le programme des régimes dits totalitaires du XXe siècle, à savoir la fabrication d’un homme nouveau. Il ne serait besoin ni de rééduquer massivement la population dans des « camps de rééducation » par le travail (façon soviétique ou chinoise de l’époque de la « révolution culturelle »), ni de pratiquer un eugénisme brutal en massacrant tous les individus non-conformes. L’ingénierie génétique suffirait amplement. Redéfini ainsi, le totalitarisme n’appartiendrait plus spécifiquement à un XXe siècle dominé par des « idéologies meurtrières » pour reprendre un lieu commun paresseux ; il serait plutôt cet avenir radieux, de « bonheur insoutenable » peint par les grandes dystopies du siècle passé.

Voyons cela dans le détail quelles sont les tendances fortes à l’œuvre dans nos sociétés qui conduiraient à un totalitarisme d’un genre nouveau, un totalitarisme presque séduisant.

a)           L’affaissement du politique

Hannah Arendt a raison de pointer le caractère antipolitique des systèmes totalitaires du XXe siècle et je retiens volontiers comme une des premières caractéristiques du totalitarisme qui vient. La tendance vient de loin. Dans les années 30, le groupe X-Crises qui a donné des armes intellectuelles à toutes sortes de courants aussi bien socialistes que fascistes militait pour un gouvernement technoscientifique remplaçant avantageusement le système parlementaire usé jusqu’à la moelle. Les thèses de Bruno Rizzi sur la bureaucratisation du monde vont dans le même sens, bien que Rizzi n’appelle pas de ses vœux cette bureaucratisation du monde : remplacement de la lutte des partis par l’organisation bureaucratique rationnelle de l’État, selon là encore une tendance que Max Weber avait décelées au cœur même de la société capitaliste libérale : la formation d’une « cage d’acier » bureaucratique pour encadrer toute la société.

Les grandes tendances politiques de l’après-guerre se sont moulées dans ce chemin ouvert par les technocrates d’avant-guerre. Le gouvernement technocratique, c’est-à-dire le gouvernement de la « compétence technique » tend à s’imposer partout et à remplacer le vieux parlementarisme. C’est l’ancien trotskiste Burnham qui publie Managerial Revolution où il va jusqu’au bout des idées qu’il avait défendues dans la discussion de 1940 avec Trotski.

La caractérisation exacte de ces nouvelles formes étatiques a été l’objet de discussions assez byzantines dans les différentes sphères du marxisme. En s’appuyant sur les analyses du 18 brumaire de Louis Bonaparte de Marx, on a vu du bonapartisme partout et effectivement un peu partout l’exécutif tend à s’élever au-dessus de la société et de sa représentation politique. Mais c’est encore essayer de penser le neuf avec les catégories anciennes. Laissons les morts enterrer leurs morts ! Il n’est plus question de mettre la société sous le règne du sabre et du goupillon mais de supprimer la politique comme enjeu possible de luttes. A la place du gouvernement, la gouvernance, c’est-à-dire le pilotage technique neutre et incontestable doit être instauré. On passe du gouvernement des hommes à l’administration des choses pour reprendre la formule de Saint-Simon. Si le bonapartisme ou les diverses formes de fascisme sont plutôt repliés sur les frontières nationales, la nouvelle gouvernance est libérale et complètement intégrée au processus de mondialisation. Fondamentalement, si nous repartons des analyses de Hegel, la structure classique de la totalité organique de la Sittlichkeit (les « bonnes mœurs) et de l’État s’articule dans des sphères autonomes (la famille, la société civile bourgeoise et l’État). Mais avec les formes modernes de l’organisation politique, cette articulation tend à disparaître. La fusion entre gouvernement et administration est une tendance lourde déjà ancienne (notamment en France avec le rôle de l’ENA comme vivier pour les partis politiques). La fusion entre l’organisation politique et les sommets de la finance et de l’industrie est également en bonne voie. Elle est également en train d’absorber tout ce qui pouvait rester d’esprit indépendant dans les universités et le monde de la recherche en voie de privatisation accélérée. L’idéal que l’État corporatisme avait dessiné est en train de s’accomplir à l’abri de l’idéologie que l’on continue d’appeler, on ne sait trop pourquoi, « néolibérale » alors qu’elle n’a plus que de très lointains rapports avec ce que fut jadis le libéralisme.

Cette fusion entreprises/État se traduit dans la transformation profonde des partis politiques qui deviennent des « partis-entreprises ».  Le premier exemple d’un tel parti est Forza Italia fondé par Berlusconi mais mis sur pied en réalité par un consortium d’entreprises spécialisées dans la publicité, les médias et le marketing. Mauro Calise dans son livre Il partito personale. I due corpi del leader, (Editori Laterza, 2000, 2010) analyse avec justesse ce processus que l’on retrouve aussi dans le Labour party britannique à l’époque de Blair (le départ de Blair a sensiblement changé la donne). Le point de départ de la réflexion de Calise est le phénomène Berlusconi : en quelques mois, en l’an 1994, Silvio Berlusconi, entrepreneur richissime, à la tête du groupe Fininvest, omniprésent dans les médias et l’édition en Italie, mais aussi dans bien d’autres secteurs, crée presque de toutes pièces un parti politique, Forza Italia qui remporte les élections. Une armée de professionnels, œuvrant avec la discipline entrepreneuriale bouleverse l’échiquier politique italien, signant l’arrêt de mort des « partis dinosaures », la DC, le PSI et le PCI. « Le succès du parti personnel est lié à la parabole, longue et tenace, de Silvio Berlusconi. C’est avec lui que, dans le jargon courant, le terme a été identifié ». Mais si l’exemple italien semble le plus net, Calise montre qu’il s’agit d’un processus général, commun à presque toutes les démocraties. Il rappelle le cas du parti créé par le milliardaire américain Ross Perot et analyse assez longuement la transformation du vieux Labour en « New Labour ».

Par-delà les spécificités italiennes, c’est en effet un phénomène général. Dans une première étape, la démocratie ne connaissait en matière de partis que des rassemblements plus ou moins informels derrière des notables. L’apparition des partis de masse, intermédiaires entre le peuple et les instances étatiques est un phénomène plus récent. Le prototype de ces partis, que Calise mentionne à peine d’ailleurs, est le SPD d’avant la Première Guerre mondiale, une organisation considérable numériquement et par ses ramifications dans le monde ouvrier et qui a été le terrain d’étude privilégié de Robert Michels. C’est à propos du SPD qu’il a formulé la « loi d’airain » de l’oligarchie, c’est-à-dire la tendance au conservatisme des appareils des organisations, indépendamment de l’idéologie professée (voir sur sujet on pourra consulter notre article sur La théorie des élites). Les grands partis démocrates et républicains sont une autre forme de ces partis de masse et la première République italienne a été dominée par la Démocratie chrétienne, exerçant le pouvoir central et souvent alliée au PSI, et, dans l’opposition le PCI qui revendiquait jusqu’à 2 millions d’adhérents et un tiers des électeurs, au plus haut niveau de l’ère Berlinguer. Calise expose le processus et les causes de ce déclin de ces dinosaures, avec pour conséquence la montée des leaders, des chefs charismatiques, une ascension qui ne concerne pas seulement les leaders nationaux, mais aussi les leaders locaux, pas seulement les grands partis, mais aussi les petits.

On trouve des analyses convergentes dans Post-Démocracy de Colin Crouch, publié en 2004 (Polity Press Ltd), un petit livre dont on ne peut que déplorer qu’il n’ait pas été traduit en français tant les questions qu’il aborde se trouvent au cœur des interrogations de ceux qui s’intéressent à la chose politique.

La thèse de Colin Crouch est que nous vivons un changement fondamental de période historique, puisque nous entrons maintenant dans la « post-démocratie ». Alors que les secteurs de la gauche traditionnelle ont tendance à penser les transformations récentes sur le monde de la régression (nous aurions accompli un cercle qui nous ramène à notre point de départ, c’est-à-dire au 19e siècle), Crouch prend l’image de la parabole :après une phase de mobilisation et de conquêtes dès la fin du 19e et au cours du 20e siècle, le mouvement ouvrier et la démocratie égalitaire sont maintenant entrés dans une phase de déclin, qui n’est pas un retour en arrière mais l’entrée dans une nouvelle période historique. Les traits de cette période : remise en cause du compromis keynésien, perte d’influence des organisations ouvrières, régression de la démocratie et de la citoyenneté, pouvoir croissant des firmes et des possesseurs de capitaux, manipulation des médias, etc. Se plaçant clairement du point de vue d’une démocratie égalitaire, opposée à la « démocratie libérale », Crouch analyse de façon très lucide la transformation de la vieille gauche socialiste et social-démocrate en un nouveau « centre-gauche » qui a abandonné les valeurs et les revendications démocratiques égalitaires au profit d’une intégration, pas toujours porteuse de succès, dans l’âge de la post-démocratie.

Il faudrait ajouter une autre dimension : la constitution d’une nouvelle classe dominante « hors sol », car ce n’est plus à l’échelle nationale que les choses se jouent, mais à l’échelle de la transnational capitalist class qu’a très bien étudiée Leslie Sklair dans le livre éponyme.

On peut dire que la politique « à l’ancienne », comme art de gouverner les hommes exercé dans un contexte agonistique est morte. Et avec elle, l’État-nation. On retrouve ici quelques-unes des intuitions de Hannah Arendt qui montre justement le lien entre la montée du totalitarisme et la subversion de l’État-Nation.

NOTE 2022 : l’expérience de la présidence d’Emmanuel Macron (2017-2022) s’inscrit pleinement dans ces analyses. Remarquons cependant que le « parti du leader » est une tentation qui englouti à peu près toute la vie politique française. Les divers mouvements soutenant Mélenchon ne sont plus des partis politiques au sens classique mais bien de ces nouveaux partis entreprises tels que Calise les a analysés.

b)           L’effacement de la vie privée et la destruction de l’intimité

On ne peut penser l’État sans passer par Hegel. Je viens de le rappeler à propos de l’articulation famille/société civile/État. Si la fin de l’État est la liberté, celle-ci suppose aussi la possibilité pour l’individu de choisir la vie qu’il veut mener et de disposer d’un lieu à lui où il peut se mettre à l’abri du monde. Je me contente ici de dire quelques mots que l’on tirer des analyses de Marcuse concernant la « désublimation répressive » (voir mon livre consacré à Marcuse). Celle-ci caractérise un affaiblissement de la répression libidinale donc une diminution du besoin de sublimation corrélative à une orientation de la libido vers les besoins du système capitaliste. Et donc, avec cette désublimation, le contrôle des valeurs sociales dominantes est accru. Le « sexy » est une valeur sociale, comme le savent puis longtemps les publicitaires et les DRH. L’exposition permanente aux regards – particulièrement exprimée dans l’architecture de verre et d’acier, dans les organisations du travail en open space, etc. – participe de cette prégnance absolue du contrôle social sur les individus, au point que, comme le note encore Marcuse, la solitude, refuge de l’individu contre la société, est devenue impossible. Ainsi, « la barrière qui séparait autrefois la vie privée de la vie publique s’est brisée. » L’internet nous donne aujourd’hui un concentré des analyses de Marcuse. La désublimation y prend toutes sortes de formes, dont la forme de la pornographie à la portée de tous et de l’abolition de l’idée même d’intimité, puisque cette pornographie vise à abolir la frontière entre le réel et l’imaginaire fantasmatique – le « porno amateur » occupant une part grandissante du marché. La question n’est pas de dénoncer la pornographie en tant que telle – nous laissons cela aux puritains – mais de comprendre ce que produit la technologie et en quoi elle est la cause de la désublimation. « Cette mobilisation et cette manipulation de la libido expliquent en grande partie la soumission volontaire des individus, l’absence de terreur, l’harmonie préétablie entre les besoins individuels et les désirs, les buts et les aspirations exigés par la société. » On pourrait même aller un peu plus loin que Marcuse. Cette sphère de non-conformisme privé était absolument nécessaire et faisait partie intégrante de la structure de la domination du mode de production capitaliste à l’époque de ce que Diego Fusaro appelle « capitalisme dialectique ». C’est l’existence même de cette sphère qui se manifeste dans la critique que les grands penseurs issus organiquement de la classe bourgeoise adressent au mode de production capitaliste – Rousseau, Kant, Fichte, Hegel et Marx en sont quelques très beaux exemples. À l’âge du « capitalisme absolu », cette sphère disparaît et la révolte est tout simplement en train de devenir impensable… sauf s’il s’agit d’une révolte pour la servitude comme dans le cas du djihadisme.

À « l’âge de la colonisation des consciences », à l’âge de « l’industrie culturelle » (une des cibles de Horkheimer et Adorno), à l’âge du développement rationnel des techniques de manipulation, « la domination se pétrifie en un système d’administration objective ».

Ainsi, la technique a atteint un point tel que la protection de l’intimité exige globalement qu’on soit débranché (« no plug »). Sur internet, prétendre avoir une vie privée, prétendre conserver une certaine intimité est quelque chose d’aussi dépassé que les réverbères à gaz et les calèches tirées par des chevaux. Le trafic commercial des données personnelles est aujourd’hui le moteur principal du système et c’est sur lui que se sont constituées de gigantesques entreprises capitalistes. Google est la première entreprise mondiale avec une capitalisation de 800 milliards de dollars pour 57150 employés. À titre de comparaison, Wal-Mart, la plus grande chaîne de magasins au monde a une capitalisation de 310 milliards pour 2,2 millions d’employés. Et que vend Google ? Nous.

c)           La surveillance généralisée

On sait bien que la surveillance des citoyens, y compris et surtout dans leur vie privée est essentielle à tout régime simplement autoritaire. Mais, par la force des choses, les régimes autoritaires d’antan ne pouvaient surveiller qu’un petit nombre de citoyens (leurs ennemis ou leurs amis proches, ce qui était parfois la même chose). Dans l’excellent film allemand La vie des autres donne un aperçu du travail de la STASI. Mais ce n’est une spécialité réservée à l’ex-RDA. Les grandes oreilles de la NSA écoutent le monde entier et en premier lieu les amis des États-Unis (on a appris que les téléphones portables de la chancelière allemande ou du président français étaient espionnés sans que cela suscite vraiment d’émoi. Les régimes tyranniques modernes et même les « démocratiques » reposent sur la surveillance généralisée. Le big brother d’Orwell est une réalité quotidienne, particulière en Oceana (c’est le nom qu’Orwell donne à la Grande-Bretagne dans 1984) qui est le pays qui compte le plus de caméras de surveillance au monde.

Les caméras ne sont que le moyen le frustre de la surveillance généralisée. Le développement des fichiers d’empreintes génétiques permet de pister les traces que les individus laissent partout. Dans les séries policières, on identifie le coupable en « moins de deux » grâce à ses traces génétiques et le spectateur est tout heureux que le méchant se soit fait prendre. Mais le spectateur devrait plutôt être inquiet ! Dans Un bonheur insoutenable de Ira Levin, les individus sont repérés parce qu’ils doivent toujours se déplacer avec un bracelet qui permet de les localiser. Nous nous sommes nous-mêmes mis le bracelet et il a nom « téléphone portable ». Notons que la surveillance est à la portée de tout le monde puisqu’on peut géo-localiser le téléphone portable de ses enfants (par exemple). Chez Amazon, les employés portent un bracelet de localisation et de guidage…  Il faut ajouter tout ce que permet le croisement des données, rendu possible par l’informatisation totale de la vie sociale : le premier contact avec quelque organisme ou quelque entreprise que ce soit commence par la saisie de données sur un terminal informatique. Pour achever le maillage, on prévoit la fin du « cash » et la généralisation du porte-monnaie électronique dans les années qui viennent.

NOTE 2022 : L’extraordinaire expérience de la pandémie au Covid-19 a plus que confirmé ces analyses. La France macroniste s’est mise dans les pas de la Chine en inventant sa propre version du « crédit social » avec le « pass sanitaire » puis le « pass vaccinal ». La domestication des individus (port du masque, gestes barrières, interdits de toutes sortes a fait de « progrès » que personne n’aurait imaginés il y a seulement quelques années.

d)           La mobilisation totale

Hannah Arendt faisait de la mobilisation totale une des caractéristiques du système totalitaire. Ce qui permet à Marcuse de qualifier la société moderne de société totalitaire, c’est qu’elle repose sur la « mobilisation totale ». C’est une société qui, dans ses secteurs les plus avancés, est à la fois une société de bien-être et une société de guerre. Voyons les grandes lignes qui permettent de la décrire :

« Les éléments de perturbation traditionnels ont été ou supprimés ou isolés, les éléments menaçants ont été pris en main. Ses caractères principaux sont bien connus : les intérêts généraux du grand capital concentrent l’économie nationale, le gouvernement joue le rôle de stimulant, de soutien et quelquefois de force de contrôle ; cette économie s’imbrique dans un système mondial d’alliances militaires, d’accords monétaires, d’assistance technique et de plans de développement ; les « cols bleus » s’assimilent aux « cols blancs », les syndicalistes s’assimilent aux dirigeants des usines ; les loisirs et les aspirations des diverses classes deviennent uniformes ; il existe une harmonie préétablie entre les recherches scientifiques et les objectifs nationaux ; enfin, la maison est envahie par l’opinion publique et la chambre à coucher est ouverte aux communications de masse. »

En un demi-siècle la situation n’a pas beaucoup changé, sinon en pire. L’économie capitaliste a triomphé à l’échelle de la planète entière et elle est beaucoup plus fortement intégrée ; la disparition de la classe ouvrière, comme classe, dans les pays les plus riches est en bonne voie. Le mot « ouvrier » est en train d’être rayé du vocabulaire usuel après avoir été rayé du vocabulaire politique et l’invasion de l’intimité par les techniques de communication de masse est désormais un fait patent avec le développement des nouveaux moyens de communication comme l’internet. Les marges dans lesquelles pouvait exister une forme différente d’organisation sociale et politique se sont singulièrement rétrécies. La démocratie n’existe plus dans la mesure où le système bipartisan l’emporte un peu partout. La « convergence des opposés » dont parle Marcuse est pratiquement achevée aujourd’hui. Non seulement le clivage droite-gauche appartient au passé, mais l’idée même d’un « mouvement ouvrier » opposé au capitalisme ou du moins défendant les intérêts de la classe ouvrière à l’intérieur même du capitalisme n’est plus portée que par quelques petits groupes nostalgiques.

Comme Marx l’avait déjà analysé, le mode de production capitaliste soumet de plus en plus la production à la « rationalité technique » (même si l’emploi de cette technique est finalement irrationnel). Le travail lui-même doit s’adapter à cette rationalité technique. L’exploitation du travailleur est désormais conduite scientifiquement. Il devient de plus en plus difficile d’imaginer un « univers de discours et d’action qualitativement différent ».

Un trait souligné par Marcuse est bien connu : c’est la perte du métier. Tous les métiers se ressemblent et « les travailleurs sont en train de perdre leur autonomie professionnelle, ce qui faisait d’eux une classe à part. Tout cela aboutit à des transformations profondes de la conscience de classe et donc « l’attitude négative de la classe ouvrière s’affaiblit ». Pour autant, l’asservissement des travailleurs au capital ne diminue pas. « Les esclaves de la civilisation industrielle avancée sont des esclaves sublimés, mais ils demeurent des esclaves. »

En troisième lieu, les changements dans l’organisation du travail et dans le mode de production transforment profondément la conscience des travailleurs. Il y a bien une « intégration sociale et culturelle » de la classe ouvrière dans la société capitaliste. Mais ce changement de conscience exprime une transformation des relations sociales elles-mêmes. L’interdépendance croissante que produit le développement technologique produit un attachement des travailleurs à l’entreprise. Marcuse cite des études qui montrent l’ardeur des travailleurs « pour participer à la solution des problèmes de la production ». C’est ce qui va se développer sous le nom de « toyotisme ». Une intensification des cadences rendues possibles en partie grâce à la participation des travailleurs à des groupes de recherche de solutions, une participation qui contribue puissamment à l’expropriation du savoir ouvrier.

La grande firme capitaliste n’est pas une organisation « purement économique » ; elle n’est pas seulement une machine à produire des choses, en l’occurrence des marchandises. Elle est une forme d’intégration totale, un système totalitaire à elle seule.

e)           La fabrication de l’homme nouveau

L’objectif de la société capitaliste à notre époque est maintenant clairement celui d’une transformation radicale de l’homme. « L’homme nouveau » était un slogan du communisme historique du XXe siècle. Il est l’objectif concret, en voie de réalisation du mode de production capitaliste d’aujourd’hui, celui qui a été libéré de la menace communiste. Ce dernier point à lui seul mériterait un très long développement. Contentons-nous de quelques remarques.

1)     Le mode de production capitaliste en lui-même doit façonner l’homme, celui que l’on appelle maintenant « ressources humaines ». Le concept de « réification », développé par Lukács, prolonge la réflexion de Marx sur le travail aliéné et ouvre la possibilité d’un véritable « devenir machine » pour l’être humain.

2)     La mécanisation sous toutes ses formes domine entièrement le monde de la vie. La procédure est le maître-mot. Elle induit progressivement une transformation de nos réflexes, de notre rapport au monde.

3)     La prise de contrôle des corps est déjà une histoire ancienne (voir Foucault et ses travaux sur le biopouvoir et la biopolitique). Parmi les institutions organisant le contrôle des corps, il faut faire un place particulière au sport (qui n’est pas une activité ni une distraction, mais bien une institution des plus importantes).

4)     La biologie est la science moderne par excellence. Elle permet d’envisager pratiquement une transformation radicale de l’humain, un HGM (ou humain génétiquement modifié). On envisage aussi une mutation fondamentale des conditions de production des humains, car le mot naissance ne conviendrait plus dès lors que l’exogenèse deviendrait une réalité.

5)     Il faut prendre tout à fait au sérieux ce qui se trame autour du « post-humanisme » ou du « transhumanisme », c’est-à-dire de l’unification du génie génétique, de la biologie des greffes et de l’informatique, surtout pour ce qui concerne l’Intelligence Artificielle. Certains pensent qu’il ne s’agit que d’un délire d’ingénieurs (souvent piètres biologistes). Sans aucun doute, il y a une part de vrai dans tout cela. Mais seulement une part. Que les rêveries ou les cauchemars transhumanistes puissent se réaliser n’est le problème. Il s’agit de créer une situation nouvelle dans laquelle l’idée même de liberté humaine aurait perdu toute signification.

4)             Conclusion

Redéfini ainsi, le concept de totalitarisme ne désignerait plus ni un passé enterré, ni futur très hypothétique, mais « le mouvement réel » qui se déroule sous nos yeux. Certains des traits que je propose prolongent la réflexion de Hannah Arendt. D’autres en diffèrent sérieusement. Et surtout j’ai éliminé la terreur, les purges, les bruits de bottes et la torture. Le totalitarisme sanglant est à la fois coûteux et instable. Le totalitarisme « doux » qui s’installe tranquillement par la colonisation des consciences (le fameux « softpower ») et par le bouleversement du monde de la vie pourrait très bien emporter la partie. Mais rien n’est joué. La crise du capitalisme peut fort bien secouer même les plus endormis, même les mieux anesthésiés.

dimanche 21 janvier 2018

Avoir le droit pour soi, est-ce être juste ?

Lorsque l’on prétend avoir le droit pour soi, on entend par droit, le droit positif, c’est-à-dire celui qui définit les lois et prescrit ce que l’on peut faire ou ne pas faire au regard des règles de la cité. Face à ce droit positif, nous pouvons avoir deux attitudes : soit respecter les lois, soit les enfreindre. Cependant, respecter les lois, c’est finalement avoir pour fin le respect de l’ordre établi dans la société. Pour autant, est-ce parce qu’on vit dans la légalité, que l’on peut être qualifié de juste ? Ne s’agit-il pas plutôt ici d’affirmer que lorsqu’on respecte les lois, on ne fait que se conformer aux règles de la cité, on ne fait qu’obéir ? La vertu morale qui est le propre du juste ne dépasse-t-elle pas cette simple conformité à la loi ?
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mercredi 17 janvier 2018

La fabrication des humains

La question du « mariage pour tous » a quitté le devant de la scène – après avoir joué son rôle : servir de diversion « sociétale » au moment où, reniant même ses maigres promesses, le gouvernement de « gauche » s’engageait dans une offensive antisociale sans précédent. Bien que le gouvernement ait juré ses grands dieux que le mariage des couples homosexuels ne valait pas reconnaissance de la procréation médicalement assistée (PMA pour les lesbiennes) et de la gestation pour autrui (GPA à destination des couples gays), petit à petit, au cas par cas, ces pratiques sont néanmoins en cours de légalisation.

jeudi 4 janvier 2018

L’expérience du corps



Nous avons l’expérience des corps et celle de notre corps en particulier. Pour tout dire, il n’y a guère que les corps et leurs transformations qui puissent être l’objet d’expérience si l’expérience est la mise en rapport de ma sensibilité avec les choses du monde. Peut-on parler d’expérience en dehors de ce vécu qui est nécessairement enraciné dans le corps ? Mais cette expérience du corps se pose immédiatement de manière double selon les subtilités même de la grammaire et de la sémantique de la langue française. La préposition « de », en tant qu’elle introduit le complément du nom, peut être aussi bien une marque de possession (comme le génitif latin) ou une marque de l’origine ou du lieu, etc. L’expérience du corps est ainsi l’expérience propre au corps, l’expérience que fait le corps ou l’expérience que le sujet fait du corps posé cette fois comme objet de l’expérience.
Nous n’en avons pas fini avec la polysémie de l’expression « expérience du corps ». Avoir de l’expérience, c’est avoir vécu et ne pas être confronté aux choses comme un néophyte. Nous apprenons de l’expérience et notre corps mémorise cette expérience (comme apprendre à nager ou à faire du vélo). Mais la connaissance expérimentale est autre chose : l’expérience des miroirs de Fresnel corrobore la thèse de la nature ondulatoire de la lumière. Ainsi, de la même manière que lorsque nous parlions du corps, on peut distinguer une face subjective de l’expérience (le vécu, « Erlebnis » chez Husserl) et l’objectivation qui s’opère dans la connaissance expérimentale.  

Commençons par le commencement. Le corps fait l’expérience de lui-même car être, c’est être affecté. Nous nous éprouvons-mêmes et c’est seulement ainsi que nous parvenons progressivement à l’être-humain, à l’être-dans-le-monde. La vie subjective, celle des premiers cris, celle de l’apaisement que donne le sein de la mère, celle des premières douleurs et des premiers plaisirs, des premières caresses, est d’abord l’expérience du corps au sens le plus simple, le moins « épistémologique » possible, du terme. Nous savons, dès le début, combien plaisir et souffrance sont de même nature. e Méditation Métaphysique de Descartes. Si l’opération du « cogito » était la recherche de ce « j’existe » comme certitude première, ce serait à la fois ridicule et inutile et, fort heureusement, le sens du travail de Descartes est à chercher ailleurs. Cette expérience que nous faisons de nous-même est, de part en part, une expérience charnelle. Elle précède toute opération réflexive, toute induction, toute synthèse. « J’ai fait l’expérience de la brûlure » : voilà une phrase qui ne se peut prononcer qu’au passé, en « mettant des mots » sur des affects corporels, ou plutôt sur les souvenirs de ces affects, mais au présent, au moment où je me brûle, il n’y a pas de phrase, pas de mots, pas de généralisation ni d’ambition cognitive, il n’y a que l’expérience pure de la brûlure, l’expérience de la souffrance. La chair se révèle à elle-même.
C’est la chair, telle que la pensent Maurice Merleau-Ponty et Michel Henry. Elle est entièrement tournée vers elle-même, le monde n’existe pas et elle n’en a pas besoin. Nous n’avons nul besoin de nous « prouver » notre propre existence et nous n’avons nul besoin de nous livrer à cet exercice extravagant qui consiste à se replier en soi-même par un acte réflexif, à suspendre tous les contenus de nos pensées pour isoler la pensée pure en acte, le « je suis, j’existe » de la II

En deuxième lieu, le monde est donné au corps propre et par le corps propre. Le monde « existe » précisément parce j’existe comme corps placé au centre de ce monde et l’ordonnant. C’est en tant que je suis ce corps, cette chair, que je me heurte au monde, que mon regard s’arrête sur les choses, non pas en les survolant, en les décrivant « objectivement », du point de vue de nulle part, mais en percevant l’obstacle qui empêche le regard de se perdre dans le pur néant. Et toutes les choses se disposent vis-à-vis de moi, elles se situent par rapport à moi, par rapport aux possibles de mon organisation corporelle, celles qui sont à portées de la main et celles qui sont si floues dans le lointain que je les vois à peine. Devant, derrière, droite, gauche, haut, bas, c’est mon corps qui organise tout cela. Il n’y a d’organisation de l’espace et même d’espace tout court que pour un corps sentant, un corps perceptif. Évidemment, je peux me situer moi-même (je suis au milieu de la pièce, tourné vers la fenêtre) mais cette expérience-là, celle qui assigne à mon propre corps des coordonnées spatiales, est une expérience seconde, où par abstraction, j’essaie de me voir comme si j’étais ailleurs, comme si j’étais dans n’importe quel lieu… Mais cette objectivation de moi-même est un processus réflexif, c’est-à-dire strictement parlant un retour sur lui-même du regard que j’ai lancé tout autour de moi. En dehors de ce processus d’abstraction, de ce processus de fabrication dans la représentation d’une irréalité, je ne peux me situer dans le monde, c’est au contraire moi qui situe le monde et l’organise, lui donne consistance et réalité. Ainsi le monde est l’expérience du corps parce qu’il est l’expérience que fait le corps.

En troisième lieu, nous faisons l’expérience du corps d’autrui comme nous sommes transformés en corps-objet pour autrui. Dans le monde, il y a les autres corps, ceux des choses et ceux des êtres vivants et parmi les êtres vivants, les autres humains. Dans les autres corps vivants, nous reconnaissons spontanément les manifestations de la vie. Et de la même manière que le sujet n’est jamais un sujet pur (une pensée en train de penser) qui pourrait prendre son propre corps comme objet, comme le spectateur jette un œil sur le spectacle, de la même manière nous ne pouvons pas nous comporter vis-à-vis d’autrui comme s’il n’était qu’une chose parmi les choses. Il y a une expérience immédiate de l’inter-corporéité, soutient Merleau-Ponty. Michel Henry fait de la sexualité ce qui nous révèle l’essence de la vie et la marque de la subjectivité. Par la sexualité s’engage une nouvelle forme de la vie corporelle qui fait non seulement l’expérience de soi mais aussi et surtout celle d’autrui. Dans cette expérience, autrui n’est pas posé comme différent et étranger mais comme la possibilité de rejoindre la vie elle-même : « ce serait par son corps de nous aurions accès à autrui » (M. Henry, Incarnation). Il faut comprendre l’érotique ici comme la manifestation première, originelle de la vie, avant toute représentation. La pornographie, étymologiquement « écrits ou dessins des prostituées » procède au contraire de la « mise en image », c’est-à-dire de la substitution de l’image à la vie. Dans l’érotisme, l’accès à autrui ne se fait ni sur le mode de la séduction ni sur celui de l’emprise (prise de guerre, violence) mais bien dans la recherche de la coïncidence.
À cette expérience du corps d’autrui fondée sur la coïncidence, on pourrait opposer la thèse bien plus agonistique de Sartre qui part du regard de l’autre. Je ne deviens moi-même – un être pour-soi – que par l’autre. Mais dans le regard de l’autre, je suis objectivé. Je deviens un pur en-soi. La honte fondamentale, est la honte d'être un objet pour autrui. L’expérience de la honte est ici l’expérience première. La honte me révèle le regard d'autrui et moi-même au bout de ce regard. Pour me trouver moi-même, pour me reconnaître moi-même, j’ai donc besoin de l’autre. Ce qui nous dérange c’est que l’autre détienne la clé de ce que nous sommes et c’est de cela dont nous avons honte. Nous avons honte de ne pas être à nous-même notre propre fondement. D’où cette fameuse phrase à la fin de Huis clos : « L’enfer c’est les autres ». Non pas parce qu’ils nous « pourrissent » la vie, parce qu’ils nous dérangent, parce qu’ils s’opposent à nous, mais parce que nous ne pouvons pas nous passer d’eux pour accéder à nous-mêmes, parce que le fondement de ce que nous sommes se trouve dans leur regard. D’où la tendance à leur jouer la comédie et aussi à se la jouer à nous-mêmes et ainsi à faire preuve de mauvaise foi. Dualité donc que l’expérience du corps de l’autre : d’un côté la recherche de la coïncidence et de l’autre l’impossible coïncidence.

En dernier lieu, nous faisons l’expérience objective du corps en général, du corps qui n’est plus ni le mien, ni celui d’autrui, mais un corps en général, un corps représenté, comme le corps des écorchés de Vésale auteur de la première Structure du corps humain. Ce corps objectivé est un corps irréel puisqu’il n’est qu’une représentation ou idéalisation du corps. L’expérience du corps le découpe, le tronçonne en unités fonctionnelles. C’est un corps en morceau, éclaté. Le regard du médecin suppose cette décomposition du corps. D’un côté le médecin a un patient, avec qui il parle, dont il essaie de comprendre la souffrance, mais de l’autre, quand il passe à l’acte, le médecin n’a plus qu’une plaie à suturer et non plus une chair vivante, sensible. Claude Bernard disait, peut-être en plaisantant, qu’il n’avait jamais trouvé l’âme sous son scalpel. Mais sous son scalpel, il n’a pas trouvé non plus la vie qui se dissout en processus physico-chimiques. Le corps scientifique est un corps sans vie, une machine, car l’a si bien deviné Descartes.
Aussi utile qu’elle soit, aussi vitale même, cette vision scientifique, objective, du corps ne nous donne pas l’expérience de notre corps à proprement parler mais celle d’un « simulacre biologique », pour reprendre une formule de Merleau-Ponty.

Pour conclure, demandons-nous ce qu’il y a de si fondamental sur le plan métaphysique dans cette expérience du corps. « Nous sentons et expérimentons que nous somme éternels » dit Spinoza.  Phrase mystérieuse qui s’éclaire si nous prenons en compte cette définition tirée de l’Éthique : « Par éternité, j’entends l’existence elle-même. » Effectivement, l’expérience du corps, c’est l’expérience de l’existence elle-même et jamais celle de la non-existence ! Spinoza dit encore que la pensée de la mort est une pensée inadéquate, c’est-à-dire une pensée tronquée et par là faussée. Pourquoi ? Tout simplement parce que, non seulement on ne peut rien dire de sérieux concernant la mort, sinon des fadaises convenues et des consolations pour les endeuillés, mais encore parce que nous n’avons jamais aucune expérience de la mort. L’expérience de la souffrance, de la pire des souffrances, est encore une expérience de la vie. Rien dans cette expérience que nous avons de notre corps n’implique la cessation de l’existence. Certes nous savons que nous mourrons, d’un savoir assez vague, mais nous ne pouvons jamais savoir ce que c’est que mourir. Autrement dit, si nous sortons des affects morbides, de tous ceux qui diminuent notre puissance d’agir, nous sentons bien que nous sommes éternels, non pas parce que notre âme serait immortelle (ce qui ne se peut, selon Spinoza) mais bien parce que nous faisons l’expérience de l’existence elle-même en tant que nous sommes corps.

mardi 2 janvier 2018

L’empire du bien absolu

Les faits divers sont devenus depuis longtemps des occasions de faire assaut de vertu et de propositions plus sévères les unes que les autres pour éradiquer le mal. Les « révélations » (qui n’en étaient pas) concernant le producteur de cinéma Weinstein se sont transformées en un appel généralisé à la délation (#balancetonporc sur les réseaux sociaux en français). Certains penseurs (principalement classés « à gauche ») en sont venus à demander qu’en matière de harcèlement sexuel et de viol on introduise un nouveau principe juridique, celui de l’inversion de la charge de preuve qui obligerait l’accusation à prouver ses accusations (comme c’est la règle actuellement), mais à l’accusé de prouver son innocence. On parle d’augmenter drastiquement le délai de prescription. La surenchère punitive suit l’échauffement des esprits.


Il est bien difficile de faire entendre quelques paroles sensées dans cette situation. Quiconque ose émettre des doutes est accusé comme complice des méchants et peut-être lui-même méchant. Il faut cependant prendre le risque d’essayer de penser ce qui est en cause dans la marche inexorable (semble-t-il) vers l’empire du bien absolu.

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Le besoin de morale dans la vie publique et dans les relations sociales s’est fait pressant et même oppressant depuis trois ou quatre décennies. Pour éviter de faire trop vieillot — la leçon de morale faisant immanquablement penser à l’école de la IIIe République, on a rebaptisé la morale en éthique, autrement dit, on est passé du latin au grec. Mais la chose est aussi imprécise, qu’on la prononce dans la langue de Cicéron ou dans celle d’Aristote.

Chacun d’entre nous se fixe des règles de vie (se lever tôt, faire du footing ou encore mépriser l’argent et les compliments du vulgaire, etc.) et jusqu’à un certain point, ces règles de vie dépendent de nos choix personnels et n’ont nulle vocation à s’imposer aux autres. Appelons cela éthique ou morale privée, si cela nous chante. Cette morale personnelle inclut évidemment des vertus, c’est-à-dire des dispositions acquises par habitude : à force de me contraindre à me lever tôt pour travailler, j’ai vaincu ma paresse et je me suis meilleur maintenant que je suis devenu travailleur. Toutes ces vertus, les éthiques des philosophes grecs antiques invitent à les cultiver. La capacité à se suffire à soi-même est une vertu épicurienne. La maîtrise de soi, la constance et beaucoup d’autres encore sont des vertus stoïciennes. Et certainement nous devrions plus souvent lire ou relire Aristote, Chrysippe et Épicure (ou leurs porte-parole latins) qui font partie de l’éducation d’un honnête homme.

Mais il y a aussi une deuxième catégorie de règles, pas toujours clairement distinctes des précédentes, mais qui se caractérisent par le fait que nous ne les choisissons pas, qu’elles font partie d’un ensemble de « valeurs » partagées par une communauté et qui permettent tout simplement à la communauté d’exister. Nous pouvons dire qu’elles constituent une morale publique. Et toutes les vertus que nous devons cultiver qui nous rendent aptes à obéir à cette morale publique peuvent se résumer à une seule : amour du bien commun. Cet amour du bien commun, dans une société démocratique inclut le respect des différentes morales privées raisonnables — ou encore des diverses « conceptions englobantes du bien ». Ainsi, je me dois de respecter le croyant qui a le droit de vivre sa foi. Pour autant que sa foi reste raisonnable, c’est-à-dire qu’elle ne vise à s’imposer et à réglementer l’espace public. Il y a dans la morale publique toute une série de préceptes qui garantissent les libertés personnelles de chacun. Et ces préceptes s’imposent à tous, évidemment. Cependant la morale publique ne doit pas être confondue avec la morale minimale des partisans de la « liberté négative ». Elle implique aussi d’agir en vue de développer la solidarité entre les membres de la communauté politique et tout ce qui favorise le développement de « l’animal social » humain. Du même coup, la morale publique voit d’un mauvais œil ceux qui organisent leur propre sécession d’avec l’espace public commun.

La morale publique, au sens où je l’entends, comprend donc à la fois des prescriptions négatives (respecter les libertés personnelles et les choix de vie des autres), mais aussi des prescriptions positives incluant le développement de l’amitié civique sous toutes ses formes. Du même coup, la vertu publique ou vertu républicaine n’est rien d’autre que cette aptitude à s’engager dans la vie de la cité pour y faire son devoir de citoyen. Il y a évidemment une tension entre ces deux exigences. Ce qui seul peut en fixer le point d’équilibre c’est la loi.

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La distinction entre morale et droit est évidemment centrale. La morale est exigeante et parfois intransigeante. On ne badine pas sur le mal. La loi au contraire doit permettre les perspectives de chacun selon « une loi universelle de liberté » comme le dirait Kant. En même temps qu’elle organise la vie commune et assigne à chacun sa contribution à la vie commune (payer ses impôts, contribuer à la solidarité avec les plus défavorisés, garantir à tous l’accès aux biens publics et la protection contre les maux publics), la loi fixe les limites des exigences que chacun peut formuler vis-à-vis des autres et organise la préservation de la paix civile.

Prenons le simple exemple de la laïcité dont la loi de 1905 définit très exactement les termes. La République garantit la liberté de conscience, mais la liberté de conscience n’est pas la licence accordée aux organisations religieuses d’intervenir comme bon leur semble dans la vie de la cité. Du reste, en France la République ne reconnaît aucun culte et ne vise pas à garantir la liberté religieuse, mais la liberté de conscience. Les partisans de la prétendue « laïcité ouverte » (laquelle est exactement le contraire de la laïcité) soutiennent au contraire que la république reconnaît tous les cultes ! Mais si la république reconnaissait tous les cultes, elle en ferait donc des interlocuteurs légitimes pour la prise de décision publique et on aurait non pas un État laïque, mais un État multiconfessionnel (comme l’est le Liban) ; en outre, la république ferait revenir dans l’espace public la concurrence entre toutes les religions, chacune voulant imposer sa loi, sa morale et ses lubies particulières. En outre, les droits des incroyants et des sans religion (qui sont l’immense majorité des citoyens de France) seraient gravement lésés. En outre, la laïcité doit garantir à tous les possibilités de ne pas être embrigadé ou contraint de partager des rituels sous la seule pression communautaire. Ainsi, l’État n’a évidemment pas à réglementer les tenues vestimentaires, mais il impose des règles de pudeur (on ne peut pas se promener nu dans les lieux réservés au nudisme !) et des tenues réglementaires pour les fonctionnaires ou toutes personnes accomplissant une mission de service public. Cependant, l’interdiction du « voile intégral » est parfaitement légitime à la fois parce qu’elle est une nécessité d’ordre public et parce que cette tenue visant à rendre les femmes invisibles est gravement attentatoire à la dignité de la femme. De même, l’interdiction des tenues religieuses ostentatoires à l’école est non seulement conforme aux traditions scolaires, mais garantit la liberté des jeunes filles qui veulent s’émanciper de la tutelle religieuse familiale ou du voisinage.

On le voit, la loi peut limiter certaines « libertés » individuelles pour sauvegarder la liberté de tous. Encore ces « libertés individuelles » ainsi limitées sont-elles de pseudolibertés ou des formes de servitude.

On peut seulement espérer que l’habitude de l’obéissance à des lois justes finisse par devenir une seconde nature et former ce que Rousseau appelait un droit naturel raisonné.

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Comme je l’ai montré dans un ouvrage de 2011, La longueur de la chaîne (éditions Max Milo), notre liberté est de plus en plus une liberté surveillée et nous ne pouvons plus guère que négocier la longueur de nos chaînes. Appliquant le « principe responsabilité » formulé par Hans Jonas, les États (car il s’agit d’un processus largement mondialisé) ont entrepris de traiter les hommes comme des enfants et de prendre en main leur santé, leur sécurité et leur moralité. De l’interdiction de fumer qui poursuit les fumeurs même là ils ne risquent pas de gêner leurs voisins, jusqu’aux campagnes publicitaires sur le bon régime, rien ne nous est épargné. On en est même à réglementer les représentations de fumeurs au cinéma. Il faudra sûrement un jour faire disparaître ces images d’archives qui montrent nos présidents et ministres du siècle passé la cigarette aux lèvres. En soi, cette affaire n’est pas très grave ; après tout, moins fumer ou ne plus fumer, c’est bon pour la santé. Mais elle est révélatrice de ce qui se met en place. Tous nos comportements doivent être rigoureusement normés et les contrevenants doivent être punis.

Jusqu’à présent, la loi punissait les infractions caractérisées. Désormais elle punira les comportements (que c’est vague) et les propos. Y compris l’humour noir, puisque le second degré est désormais rigoureusement banni comme l’a montré l’affaire de cet humoriste viré du service public pour une plaisanterie un peu grinçante du type dont Charlie Hebdo est coutumier.

Il est incontestablement mal d’être misogyne — c’est d’ailleurs non seulement mal, mais de plus gravement bête. Pour autant, faut-il punir les propos misogynes ou interdire la litanie des blagues (souvent pas très drôles) sur les blondes ? Les « histoires belges » seront-elles bannies comme offensantes pour un peuple ami — lequel d’ailleurs pratique souvent un humour « déjanté » dont les Français pourraient bien s’inspirer ? L’antiracisme est devenu une religion absurde, si absurde que, par exemple, le mot « nègre » qui désignait jadis celui qui écrivait à la place d’un personnage célèbre un livre de souvenir ou de réflexions est maintenant banni : on ne traduit pas en français le titre du film américain Ghostwriter, parce que, évidemment, « écrivain fantôme » ça ne veut rien dire pour nous. Dénoncée voilà déjà pas mal de temps, cette police importune de la parole n’a fait que croitre et embellir, la dernière forme, encore plus stupide que les autres, étant celle de l’écriture dite « inclusive » et de la protestation contre la grammaire française au motif que le masculin l’emporte sur le féminin, comme si le masculin grammatical était mâle et le féminin grammatical femelle.

La police de parole se complète d’une police des comportements, puisqu’on veut transformer en infraction tout ce qui pourrait relever du « harcèlement », un terme très large qui va de la « main baladeuse » au simple regard un peu appuyé lancé à une femme qui ne l’a pas sollicité. La « drague » la plus banale est en passe de devenir un délit, sur le modèle américain. Et qui plus est un délit qui n’aura plus besoin d’être prouvé par l’accusation, puisque ce sera à l’accusé de prouver son innocence ainsi que l’a demandé fermement une des grandes figures du néo-féminisme, Madame Fraysse.

En réalité, nous assistons à une subversion de l’État de droit par l’idéologie puritaine. Les nouveaux puritains (qui sont souvent, par ailleurs des défenseurs du mariage homosexuel ou des droits des « trans ») veulent imposer par la loi leur propre conception absolutiste du bien. Alors que l’exigence morale s’adresse en premier lieu à soi-même, les néo-puritains exercent leur vigilance morale à l’encontre des autres. Et aucun scrupule ne peut retenir le dénonciateur. Inutile d’objecter que des innocents vont être jetés en pâture : « balance-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! » Et comme toujours ni pitié ni prescription. Certains proposent même de rendre le viol imprescriptible… comme le crime contre l’humanité : un sens de la gradation des crimes et des peines tout à faire remarquable. C’est toute la conception moderne de la justice pénale, et, en même temps qu’elle l’antique vertu du pardon qui sont balayées d’un coup par la furie des moralistes enragés.

Ce que veulent les néo-puritains, c’est une société de laquelle le mal – ou plus exactement ce qu’ils nomment le mal – a été éradiqué. Une société dans laquelle les lois et la surveillance des individus seraient si bien combinées que la plus petite grossièreté machiste ne pourrait être prononcée sans que le coupable soit immédiatement foudroyé par la justice ! Une société d’où l’idée même de liberté aurait été éradiquée. Certes, on a coutume de reprendre la formule classique de Rousseau et Kant selon laquelle la liberté est l’obéissance à la loi qu’on se donne soi-même : obéissance à la loi morale dictée par la raison pure, obéissance à la loi politique en tant qu’expression de la volonté générale. Mais ces deux auteurs n’étaient pas des fanatiques de la morale. Kant remarquait que si une société était conçue de toute sorte que tout écart à la loi devenait impossible, alors la morale aurait disparu de toutes les conduites humaines et une obéissance mécanique lui aurait été substituée. Rousseau, pour sa part, considérait que la volonté générale s’autolimitait en quelque sorte, puisque « la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres ».

On peut espérer civiliser les hommes par l’éducation, et on y arrive parfois. Je crois qu’il serait assez facile de montrer qu’au cours du dernier siècle, les violences faites aux femmes et aux enfants ont beaucoup diminué, que les préjugés raciaux ou les discriminations à l’encontre des handicapés, sans parler des crimes de sang, ont beaucoup régressé, alors que les lois devenaient souvent moins dures — on a aboli la peine de mort. Il est pour le moins curieux de remarquer que c’est aujourd’hui du côté d’une certaine gauche ou de l’extrême gauche que l’on réclame une extension sans limites du domaine pénal et une aggravation constante des peines encourues. La dénonciation à tout propos des « dérives sécuritaires » a quasiment disparu. Peut-être est-ce tout simplement un des indices que l’on ne croit plus l’homme éducable.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...