lundi 26 mars 2018

Limiter l'expérimentation sur le corps humain?


Voilà quelques siècles maintenant que le corps humain n’est plus tabou. Les dissections et même les vivisections avaient, certes, été pratiquées dans l’Antiquité, dans l’Égypte des Ptolémée, sur les condamnés. Interdites par le droit romain, mais jamais condamnées formellement par l’Église catholique, en dépit du respect dû au corops promis à la résurrection à la fin des temps, elles se pratiquent assez fréquemment dès le XIIIe siècle (notamment pour le diagnostic des épidémies). Avec la science moderne, ce qui était encore exceptionnel va se généraliser aussi bien pour les autopsies que pour l’étude de l’anatomie humaine. Les travaux de Vésale et la « leçon d’anatomie du Docteur Tulp » de Rembrandt (un tableau commandé par la guilde des chirurgiens) ne sont donc pas des événements inauguraux ! L’idée cartésienne du « corps machine » contribue aussi à lever les scrupules concernant les expérimentations sur les cadavres : depuis longtemps on peut faire figurer dans les dispositions testamentaires le don de son corps à la science. Et désormais le consentement au prélèvement d’organes est supposé, sauf indication contraire manifestée clairement du vivant du sujet. Ce qui pose des problèmes plus délicats, c’est l’expérimentation sur le corps humain vivant.
Comprenons bien : celle-ci a toujours existé. Les progrès de la médecine se sont presque toujours faits par une expérimentation initiale. Quand Jenner soutient le principe de la vaccination ou quand Pasteur teste son vaccin contre la rage, ils ont expérimenté sur le corps humain vivant. Dans Madame Bovary, de Flaubert, on trouve aussi une expérimentation malheureuse conduite par le pharmacien Homais (un « progressiste » qui se veut scientifique) et qui tente d’opérer le pied bot d’Hyppolite, le garçon d’écurie de Charles Bovary !
Le problème qui se pose n’est donc pas de savoir si on l’on peut conduire des expérimentations sur le corps humain, mais plutôt de déterminer s’il est nécessaire d’imposer des limites à ces expérimentations, tant est-il que le progrès médical en est étroitement dépendant. Ce qui a fait surgir cette question sur le plan juridique, ce sont les « expérimentations » prétendument scientifiques conduites par les nazis sur les déportés. Joseph Mengele y avait gagné la sinistre réputation qui est la sienne. Du procès des médecins nazis qui s’est tenu en 1946-1947 est issu le code de Nuremberg qui définit les conditions dans lesquelles l’expérimentation sur les humains vivants est autorisée. Ce texte développe les principes déjà énoncés, au moins partiellement depuis au moins le début du XIXe siècle.
Pour comprendre ce qui est en cause, il suffit de s’appuyer sur les réflexions contenues dans les grandes doctrines morales. La condition minimale que nous accepterons sans difficulté est que l’expérimentation doit viser le plus grand bien pour l’humanité. Les expériences nazies s’inscrivaient clairement dans une perspective de terreur et d’extermination d’une partie de l’humanité et représentent presque le comble de l’abomination morale. Pour autant, la défaite nazie n’a pas fait disparaître ces sinistres pratiques. L’assistance médicale aux séances de torture a été largement pratiquée dans les tyrannies les plus récentes ou dans les guerres coloniales. Mais ces exemples extrêmes ne doivent pas masquer d’autres directions de l’expérimentation sur le corps humain, beaucoup moins horribles, qui ne visent absolument pas le bien de l’humanité. Ainsi le dopage n’a pas d’autre finalité que les profits du sport-spectacle. Il en va de même pour toutes les tentations pour créer un « surhomme ».
Donc, la finalité (bonne) de l’expérimentation constitue la seule justification. En outre ces bénéfices attendus pour l’humanité doivent être impossibles à atteindre par d’autres moyens ; ils ne doivent être ni arbitraires ni superflus.
En second lieu, en partant de l’impératif catégorique kantien (« tu respecteras en ta propre personne comme en la personne de tout autre l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen »), il s’en déduit clairement que le sujet d’une expérimentation doit consentir clairement à entrer dans un protocole expérimental. Il doit s’agir, précise la loi, d’un consentement « libre et éclairé ». Le consentement ne peut pas être extorqué par la contrainte, y compris la contrainte indirecte qui est celle que fait peser la misère matérielle ou la condition carcérale, par exemple, et pourtant l’expérimentation sur des prisonniers a été longtemps pratiquée, plus ou moins clandestinement dans certains pays. Le consentement doit être éclairé, c’est-à-dire que le sujet doit pouvoir appréhender sans la moindre ambiguïté les objectifs de l’expérimentation et les risques encourus. Ce critère n’est pas aisé à vérifier : un malade atteint d’une très grave maladie peut être prêt à tout ce qui lui permettrait d’échapper à la douleur, y compris des expériences aux résultats très incertains. Il existe aussi des cas où le sujet ne peut pas donner son consentement : par exemple, quand on a affaire à un sujet inconscient dont le pronostic vital est engagé, faut-il tenter une expérience qui pourrait le sauver ? Mais comment peut-on être assuré qu’on ne le précipite pas vers la mort alors que d’autres traitements connus auraient retardé l’échéance. Il y a toujours une grande part d’incertitude qui oblige les médecins et les chercheurs à faire des paris qui outrepassent les droits stricts du sujet. Il existe également des cas épineux : dans le cas d’une expérimentation en double aveugle, ceux qui prennent le médicament et ceux qui prennent le placebo sont par définition dans l’ignorance de leur situation réelle.  Comment peut-il y avoir véritablement dans ce cas un consentement éclairé.
En troisième lieu, le sujet doit avoir une garantie raisonnable que l’expérimentation n’aura pas de dommages graves pour lui. Mais il ne peut y avoir dans ce domaine de garantie absolue. La  question du risque est un des éléments importants, pris en considération dans la décision d’engager une expérimentation. Elle s’inscrit dans le calcul coût/avantages et donne nécessairement une large place au mode de pensée utilitariste. Est-il possible de procéder autrement ? Sans doute pas. Mais à partir de ce calcul coût/avantages, il est très facile de glisser vers la mise en œuvre de toute expérimentation sur le corps humain dont on peut penser que l’humanité, dans sa majorité, tirerait profit, c’est-à-dire à accepter sans scrupule moral excessif un utilitarisme sacrificiel.
Les principes généraux de bioéthique ne peuvent donc pas fixer de limites garanties et intangibles. Il demeure toujours une marge indécise qui est laissé au jugement individuel de ceux qui sont engagés dans ces expérimentations. En revanche on peut essayer de déterminer ce qui ne doit pas être visé dans la recherche médicale, c’est-à-dire déterminer les limites absolues des ambitions humaines. La première et la plus évidente est que nous ne pouvons chercher l’immortalité et il y a certainement un point où la tentative de prolonger indéfiniment la vie humaine n’a plus aucun sens. La vie humaine suppose justement que les anciens laissent la place aux jeunes. Une société où la grande majorité des hommes vivraient deux cents ou trois cents ans, pour ne rien dire de l’immortalité, risquerait fort de ressembler à un enfer. D’autant plus que nous savons que l’augmentation de l’espérance de vie ne s’est pas du tout accompagnée d’une augmentation de la durée maximale de la vie : le record de Jeanne Calment, 114 ans, n’est toujours pas battu ! Nous pouvons espérer diminuer l’importance de maladies graves et qui touchent des millions d’individus (le paludisme, par exemple) mais nous devons aussi revenir aux leçons les plus anciennes de la philosophie : comment devons-nous nous comporter face à la mort qui est certaine, même si l’heure est incertaine. Notre avenir individuel est bien la déchéance inéluctable de notre corps, sachant que nous tentons toujours d’en ralentir les effets, en vain.
S’il faut éviter de courir après l’impossible, nous devons également nous méfier de certains possibles qui semblent être le moyen d’augmenter notre puissance et que, pourtant, nous devrions clairement refuser. Sans doute la maîtrise positive de la procréation serait-elle un bien pour les humains. Notre maîtrise pour l’heure est uniquement négative : empêcher les naissances non voulues grâce à la contraception, empêcher la naissance d’enfants lourdement handicapés avec l’avortement thérapeutique dans un certain nombre de cas bien connus (trisomie 21, par exemple). Mais, sauf à la marge et dans des conditions qui sont souvent encore interdites dans un pays comme la France, nous ne pouvons définir à l’avance les caractéristiques de l’enfant à naître. L’eugénisme « positif » produirait des conséquences morales catastrophiques. Il ferait naître deux catégories d’humains, un peu comme dans Le meilleur des mondes, justifierait la stérilisation forcée, bref réaliserait « l’idéal » nazi. La seule question est de savoir si nous serons assez sages pour refuser une augmentation démesurée de notre puissance sur notre propre corps et sur le corps humain en général. Ou si, au contraire, il faut nous résigner à accepter que tout ce qui est possible sera réalisé…
En conclusion, Descartes proposait dans la VIe partie du Discours de la méthode une « philosophie pratique » qui nous rendrait « comme maîtres et possesseurs de la nature » et serait fort utile pour la santé qui est « le plus grand de tous les biens ». Ce programme prométhéen a été en bonne partie accompli depuis le XVIIe siècle. Mais si Descartes, modestement, disait « comme maîtres », nous avons eu tendance à supprimer le « comme » et nous penser comme les maîtres de la nature et au premier chef de notre propre nature. Les limitations morales qui s’imposer à l’expérimentation sur le corps humain viennent opportunément nous rappeler que nous ne serons jamais les maîtres de notre propre nature et que « la puissance de la nature surpasse infiniment la puissance de l’homme » (Spinoza).


lundi 19 mars 2018

L’homme est-il hors de son propre corps ?


Où suis-je ? La question est moins commune que « qui suis-je ? », mais elle n’est pas moins retorse. Où suis-je ? Je peux répondre en donnant mes coordonnées géographiques ou en criant pour qu’on m’entende bien : « je suis ici ! ». Cependant, cette localisation spatiale n’épuise pas la question. Je localise mon corps, mais « je », où est-il ? Peut-on réduire le sujet (« je »), l’homme au sens propre et complet du terme au corps propre ? Peut-on affirmer sans plus que le « je » est localisé dans un corps que je sais localiser par ses coordonnées spatio-temporelles ? Si on définit le sujet comme l’auto-perception, le phénomène de conscience propre à l’être humain, il n’est pas absolument certain que je puisse dire que « je suis dans mon propre corps » ou encore que mon ami Paul est dans le corps humain qui est assis dans le fauteuil à ma droite. Ne devons-nous pas déduire de ces interrogations qu’il y a du sens à affirmer que l’homme est hors de son propre corps ? Et donc nous devons d’abord nous demander si l’homme est d’abord dans son corps afin, éventuellement, de pouvoir être hors de son propre corps. Ensuite, nous verrons s’il nous faut concevoir que l’homme puisse réellement être hors de son corps. Et enfin, comme cette idée peut paraître étrange, ou réservée aux situations pathologiques (comme le cas du schizophrène), nous pourrons comprendre pourquoi l’existence de l’homme suppose qu’il est un entre-deux, entre son corps propre, charnel, et le monde.
En premier lieu, nous devons admettre que l’homme ne peut être réduit à un ensemble d’organes vivants. « L’homme pense », dit Spinoza. Non seulement, il se perçoit lui-même, il a une idée de lui-même mais encore il a une idée de cette idée. La biologie ne peut saisir ce qu’est l’homme. Pour la biologie, il n’est qu’un primate parmi les primates ; l’éthologue pourrait en étudier les comportements sociaux, comme on le fait des chimpanzés, des gorilles des oies cendrées ou des fourmis. Mais l’homme n’est pas seulement un objet des sciences de la nature, il est aussi sujet, se pensant lui-même. De ce constat, il en a souvent été tiré que l’homme était un composé, le composé d’un corps matériel et d’une substance immatérielle, l’âme ou l’esprit. Mais cette conclusion ne s’impose pas d’elle-même, elle va bien au-delà de ce que l’expérience de la conscience peut nous donner. Il suffit d’accorder que nous ne pouvons saisir l’homme en nous contentant de le considérer sous l’attribut de l’étendue, objectivement, mais qu’il doit aussi être considéré sous l’attribut de la pensée, subjectivement. Même si nous réduisons l’homme à la pensée, nous pouvons dire avec Descartes que l’âme n’est pas dans le corps comme un pilote en son navire, car l’âme est étroitement conjointe au corps, au corps tout entier et à chacune de ses parties. Si nous nous plaçons dans un optique monisme, a fortiori il n’y a guère de sens à dire que l’homme est dans son propre corps : l’homme n’est pas dans son corps, il est ce corps, son corps propre. Celui-ci n’est ni une enveloppe, ni un abri pour le sujet. Il est le sujet lui-même, en acte. Dans une célèbre aporie, l’aporie du cerveau dans la cuve, Hilary Putnam imagine le dispositif suivant : on place le cerveau dans une cuve remplie d’un liquide nourricier et on relie le cerveau au reste du corps par des liaisons radio. Ainsi les stimuli reçus par le corps seront transmis au cerveau et le cerveau enverra des stimuli pour commander les muscles et les mouvements du corps. Putnam fait de cette expérience de pensée un argument sceptique (une nouvelle formulation de l’argument cartésien du malin génie) : si je pense percevoir tel ou tel environnement et si je pense effectuer telle ou telle action, je suis incapable de déterminer si je suis un homme normal ou si je suis un cerveau dans une cuve. Supposons maintenant que nous observions un « homme », monsieur X. ainsi séparé entre son cerveau dans une cuve et son corps occupé à travailler sur son lieu de travail habituel. Peut-on répondre à la question : « où est monsieur X. ? » Est-il dans la cuve où est-il à son travail ?
Ainsi l’homme n’est pas « dans » son propre corps précisément parce qu’il « est » ce corps et que, sous ce premier aspect, du même coup, l’homme ne peut pas plus être hors de son propre corps, puisque si l’expression « être dans son propre corps » n’a pas de sens, l’antonyme, « être hors de son propre corps » n’a pas plus de sens.
Mais si nous admettons que l’homme n’est pas « dans » son corps, puisqu’il est ce corps, ou encore lui est étroitement conjoint, il semble qu’on ne peut pas admettre non plus qu’il soit « hors de son propre corps ». Mais c’est là que les choses se compliquent. Le sujet est le sujet conscient : un sujet non conscient est une contradiction dans les termes, puisque le sujet non conscient est sujet incapable de dire « je » et rapporter à ce « je » toutes ses représentations. Or comment ce sujet existe-t-il ? On peut dire que les choses « sont », elles n’ont d’existence qu’en un sens affaiblit. Au sens fort le mot « exister » signifie tirer sa réalité d’autre chose. L’antonyme d’exister est insister… En tant qu’être vivant, l’homme est ou vit, tout simplement, il insiste, c’est-à-dire qu’il persiste dans son être. Mais en tant qu’être conscient, il tire sa réalité d’autre chose, ou plus exactement de trois autres choses. D’abord le monde : la conscience, c’est d’abord la perception d’un monde, d’un monde qui est donné au corps et qu’il est construit relativement à ce corps. En deuxième lieu, les autres. L’être conscient se perçoit face à d’autres êtres conscients comme lui. Et comme le soutient Hegel, c’est bien dans le rapport avec d’autres « consciences de soi » que le sujet acquiert la vérité et la certitude de la conscience de soi. Enfin, le sujet conscient se perçoit comme corps, il perçoit son corps, à la fois comme un corps semblable aux autres corps qui sont dans le monde, mais aussi et surtout comme son corps propre. Donc l’être conscient n’émerge donc qu’en plaçant « hors de » (ex) : hors du monde, hors des autres, hors de son propre corps, car s’il ne faisait qu’un avec corps comme avec les autres choses et les autres êtres du monde, il ne pourrait se percevoir, c’est-à-dire ramener ses perceptions à une unité postulée, celle du « je ».
C’est donc l’idée que la conscience n’est pas une chose, pas une substance, mais bien un rapport qui oblige à reconnaître que, sous un certain aspect, mais seulement sous un certain aspect, sous un certain rapport, l’homme est en dehors de son propre corps.
Abordons encore le problème d’une autre manière. Quand je suis confronté au corps d’un homme mort, suis-je devant cet homme ? Évidemment non. Ce qui est présentement dans le champ de ma perception, c’est un cadavre. Mais ce cadavre est pourtant celui de M.X décédé. Le cadavre ressemble à l’homme vivant et pourtant il lui est profondément étranger. Je peux évidemment dire que M.X n’existe plus et pourtant il possède encore un certain mode d’existence sociale. Dans quelques jours on va lire ses dernières volontés : le mort a encore une volonté qui doit être suivie. Les humains morts sont bien hors de leur propre corps puisque je peux tout de même par une série d’opérations sociales et psychiques les considérer d’une certaine manière comme s’ils étaient encore présents. Combien de fois, en philosophie, sommes-nous amenés à dire ou à écrire : « Platon nous enseigne que… », « Rousseau affirme que …», comme si Platon et Rousseau pouvaient encore parler. Pour savoir ce que dit Rousseau, je ne vais pas aller voir son squelette dans sa tombe au Panthéon (et encore moins dans son cénotaphe à Ermenonville !), mais ouvrir ses livres et les lire. C’est parce que nous sommes des êtres sociaux, des êtres de culture qu’il existe pour les hommes un mode d’être en dehors de leur propre corps.
Ainsi nous admettons qu’en quelque manière l’homme peut être hors de son propre corps. Mais ceci ne nous reconduit pas au dualisme cartésien. D’ailleurs le dualisme cartésien lui-même ne dit pas que l’homme puisse en dehors de son corps. Si, comme le dit Descartes nous pouvons connaître l’âme clairement et distinctement comme séparée du corps, il ne s’ensuit pas que l’homme puisse  être conçu indépendamment de son corps ! L’homme est au contraire cette conjonction étroitement de l’âme et du corps, une âme dont toute la nature n’est que de penser et un corps, « substance étendue » qui n’a nul besoin d’une âme pour l’animer. Et le problème fondamental que se pose Descartes n’est pas de séparer l’âme du corps mais bien de savoir comment ils sont si étroitement conjoints, cette énigme sur laquelle il butte face aux objections de Hobbes ou de Gassendi. En réalité si l’homme peut être en une certaine manière hors de son propre corps, c’est d’abord parce qu’il est un être social qui n’existe qu’avec les autres, par les autres dans lesquels il reconnait presque spontanément son propre corps.  C’est cette « inter-corporéité » dont parle Merleau-Ponty qui le constitue comme humain parmi les humains, comme être sensible parmi les êtres sensibles. Et c’est sa corporéité qui le pose comme constituant le monde qui se donne à lui dans la perception. Il n’est donc pas simplement (esse), il « est entre » (interesse). Quand on dit qu’il s’intéresse aux autres et au monde, il faut prendre ce verbe dans son sens premier : être parmi, être entre. Peut-être faudrait-il décalquer du latin le verbe « interêtre » et dire que l’homme n’est pas mais « interest » ! Et c’est parce qu’il est ainsi, entre son corps propre et le monde qu’il constitue que l’homme peut être « présent au monde », la présence (du latin praesum, praeesse¸ qui signifie « être devant ») étant à la fois la présence de l’homme face au monde et la présence devant soi-même – et si l’homme est devant il n’est donc pas dedans.
L’homme comme être conscient est donc cet « entre », cette relation qui le place devant (présent). On pourrait ainsi renvoyer les antinomies du corps et de l’esprit à leurs querelles déjà surmontées. La conscience est la manière dont le corps humain se dispose dans le monde, organise le monde et se projette ainsi hors de lui-même.

vendredi 16 mars 2018

Le sport, une politique du corps


Quand on parle du sport, il faut commencer par dire précisément ce que l’on entend par là. Quand je fais de la randonnée en montagne, je ne fais pas du sport ; quand je tape dans un ballon avec des copains, je ne fais pas du sport ni quand je vais à piscine ou que je me livre à n’importe quelle autre activité physique. L’exercice physique, l’éducation physique même, ce n’est pas le sport. Pour commencer, il faut dire que le sport est un système politique, organisé à l’échelle mondial et qui s’et ramifié dans toutes les nations.
Système politique : c’est-à-dire une organisation qui a pour vocation d’encadrer la multitude, de l’organiser, de la faire agir selon les vues des organes dirigeants, exactement comme toute organisation politique. Mais ce n’est pas n’importe quel système politique ; ce n’est pas l’ONU, ni l’OMC, ni une alliance militaire, mais un système de même niveau. C’est un système politique qui ne se contente pas de gouverner les âmes, de conduire les individus à acheter ou à vendre, à faire la guerre ou à respecter les traités de paix. C’est un système qui veut gouverner les corps et ce faisant pourrait bien être redoutablement plus efficace que les systèmes politiques des époques antérieures. Voilà pourquoi le sport est une politique du corps.
Je montrerai (I) que le sport est une institution politique qui trouve son plein déploiement dans la mondialisation et correspond au déploiement des biopouvoirs dont parlait Michel Foucault ; ensuite (II) que le biopouvoir sportif est rouage essentiel de la colonisation des consciences ; enfin (III) que le sport est un terrain d’essai important du développement de l’industrie de l’humain.

Le sport est une institution politique moderne

Quand on parle de sport, il faut d’abord porter un regard historique. Nous avons des « jeux olympiques » comme les Grecs. Les nobles se livraient à des combats souvent mortels dans des tournois et nous, nous avons des combats de boxe et des tournois de tennis. Bref, rien de nouveau sous le soleil et nous pourrions croire que le sport est une réalité transhistorique. Le néo-olympisme, celui auquel Pierre de Coubertin (« le seigneur des anneaux ») a attaché son nom n’est pas l’olympisme grec. L’olympisme moderne a des objectifs modernes ! L’objectif de Coubertin est d’apaiser les conflits sociaux – sa famille catholique vivait dans la terreur du retour de la Commune de Paris. Il fonde le néo-olympisme comme un mouvement religieux ou « philosophico-religieux ». Jean-Marie Brohm qui a consacré de très nombreux ouvrages à la critique du sport affirme que le néo-olympisme de Pierre de Coubertin exprime « un projet social réactionnaire, une vision du monde  impérialiste et une philosophie de l’histoire mystificatrice » (in Le seigneur des anneaux, éditions Homnisphères, p. 27). Saturé de références à une Antiquité grecque mythifiée enveloppée dans une prose aux connotations religieuses récurrentes, de Coubertin veut faire de l’Olympisme l’instrument d’un nouvel ordre mondial consacrant les « races fortes » du « monde civilisé ». Il glorifie « l’œuvre coloniale » de la France et estime que le sport est nécessaire pour éduquer les indigènes, leur donner de bonnes habitudes, les discipliner et les rendre « plus maniables ». Propagandiste politique, il considère que le pilier de la société est la propriété et que le prolétariat doit accepter son maintien.
Le baron Pierre de Coubertin, le grand « humaniste », déclarait au moment des JO de Berlin en 1936: « Ils [Les jeux de 1936] ont été, très exactement, ce que j'ai souhaité qu'ils fussent [.]. À Berlin on a vibré pour une idée que nous n'avons pas à juger, mais qui fut l'excitant passionnel que je recherche constamment. On a, d'autre part, organisé la partie technique avec tout le soin désirable et l'on ne peut faire aux Allemands nul reproche de déloyauté sportive. Comment voudriez-vous dans ces conditions que je répudie la célébration de la XIe Olympiade ? Puisque aussi bien cette glorification du régime nazi a été le choc émotionnel qui a permis le développement immense qu'ils ont connu. » (L'Auto, 4 septembre 1936).
On peut continuer ainsi. L’olympisme est une idéologie, il a des visées idéologiques explicites et autour de cette idéologie s’est édifié petit à petit un appareil mondialisé, le CIO qui joue une rôle politique évident – l’attribution du pays et de la ville accueillant les JO est d’ailleurs toujours un moment de tractations politiques intenses. Les JO de Pékin en 2008 ont consacré la nouvelle place de la Chine dans l’ordre mondial.
Ce que j’ai dit ici des JO s’applique évidemment à l’ensemble des organisations sportives. Des sommes d’argent considérables sont brassées. Les organisations comme le CIO ou la FIFA sont des lieux où se déploient trafics et corruptions de toutes sortes. L’idée d’un sport comme activité transhistorique, des Grecs à nous, est donc bien une idée qui nous aveugle sur la réalité de l’institution sportive contemporaine. C’est donc typiquement une idéologie qui obscurcit la réalité de l’organisation sportive internationale, c’est-à-dire une pyramide d’institutions à l’égal du FMI, de l’OMC, ou de l’OTAN pour n’en citer que quelques-unes.
Derrière la façade attrayante de « l’esprit sportif », il faudrait interroger toute l’idéologie sportive. En valorisant les aptitudes physiques qui ont un substrat biologique inéliminable, c’est une idéologie assez spontanément raciste et sexiste. La séparation hommes/femmes comme marque de leur inégalité est de rigueur. Le sport est également puritain : il y a des élus (en nombre restrient) et des damnés, conformément à la doctrine de la prédestination. Le but des sportifs est de pratiquer « l’ascèse intramondaine » dont parlait Max Weber : souffrir pour le sport (ou l’argent). Et le sport ne fait pas bon ménage avec le plaisir.
On pourrait penser que le rôle politique des grandes festivités sportives (des JO de Berlin à la coupe du monde de football en Argentine en 1978, au JO d’Athènes, etc.) n’est qu’une malheureuse perversion de « l’esprit sportif ». Il n’en est rien. Les JO et les autres institutions sportives internationales ont été créés dans un but politique (cf. supra) et se maintiennent pour des raisons politiques. Le sport, comme la guerre selon Clausewitz, est la continuation de la politique par d’autres moyens. Et ce qui est vrai au plan international l’est également au plan national : encadrement des corps et des émotions populaires, voilà l’objet du sport.  Le sport exalte les nationalismes les plus obtus : les commentateurs sportifs en sont de bonnes expressions. Et il affirme ce chauvinisme d’autant plus fortement que les nations en tant qu’instances de la souveraineté politique se trouvent très affaiblies. Il est aussi évidemment l’instrument de la manifestation de la puissance : les JO de Pékin célébraient la place nouvelle conquise par la Chine dans l’arène mondiale et permettaient de faire passer au second rang les aspects moins reluisants du régime chinois en matière de droits de l’homme autant qu’en matière de droits sociaux. L’organisation de la coupe du monde de football au Qatar s’inscrit aussi dans cette politique de puissance : « l’islamisme 2.0 » devrait y trouver sa consécration. Toutefois, il n’est pas certain que cet événement se tienne comme prévu…

La colonisation du monde vécu


Abordons les choses autrement. Le sport est une institution visant à organiser « la colonisation du monde de vécu » parce que le lieu où s’effectue cette colonisation est le corps.
C’est chez Husserl dans La Crise de l’humanité européenne qu’est développé le concept de « monde vécu ».  Le « monde vécu » ou « le monde de la vie » est le monde tel qu’il est immédiatement donné, dans l’expérience subjective et s’oppose au monde « objectif » des sciences de la nature.  Mais il ne s’agit pas d’un monde privé mais d’un monde intersubjectif. Et ce monde se construit dans l’interaction des individus, interaction qui prend un caractère systémique. La notion de « colonisation du monde vécu » a été développée par Jürgen Habermas dès ses premiers écrits. C’est un thème qu’il hérite de la théorie critique de l’école de Francfort.
Chez Habermas, le monde vécu est tout à la fois la sphère privée et l’espace public comme espace de la communication, par opposition au système économique ou administratif. Dans La technique et la science comme idéologie, il a montré comment la technique fonctionnait comme système, imposant une idéologie fondée sur la rationalité instrumentale, hostile à l’agir communicationnel et la politique comme délibération publique. Les systèmes sont les structures extrinsèques de l’action, les résultats figés de l’action qui s’opposent maintenant à l’agir communicationnel.
Voyons maintenant le rapport avec le sport. Le sport est typiquement un système qui impose sa propre rationalité aux individus. Et la colonisation du monde vécu, à la fois privé et public s’effectue à travers le corps. 
L’ordre social s’impose aux individus par les contraintes qui s’exercent sur le corps, contraintes pour une part indispensables à toute vie sociale, mais contraintes qui dans les sociétés fondées la course à la productivité sont redoublées. Il y a une sur-répression, une répression pulsionnelle qui va bien au-delà du strict nécessaire pour rendre la vie de chaque individu compatible avec la même liberté pour les autres. Cette sur-répression consiste à imposer une rigueur et une raideur à un certain nombre de gestes, de tenues, d’attitudes, ce qu’on appelait dans les cours de gymnastique d’autrefois (avant que cela ne s’appelle EPS) des cours de « maintien ». Ce maintien visait précisément à forger ce que Wilhelm Reich a appelé la « cuirasse musculaire » qui, selon lui, a pour finalité la limitation de la puissance orgasmique de l’individu. Si cet aspect peut sembler un peu vieillot depuis justement qu’on a des cours d’EPS et non plus de gymnastique, on retiendra tout de même que le système d’éducation des corps a des finalités clairement anti-érotiques. Le sport procède à une « désérotisation » des corps, leur domestication. Le corps n’est pas le centre du plaisir, mais celui de la souffrance nécessaire pour montrer sa force physique.
C’est aussi le triomphe du mouvement mécanique, c’est-à-dire du mouvement qui a perdu toute spontanéité et doit être décomposé – la chronophotographie inventée par Jules Marey en 1889 permet de décomposer le mouvement en une succession d’instantanés qui peuvent ensuite être analysés. En termes bergsoniens, on substitue à la durée continue le plan discontinu et le temps des horloges au temps vécu. Si l’instantané, c’est le mort qui saisit le vif, le mouvement analysé, c’est-à-dire décomposé est le mouvement d’une chose morte, le mouvement d’une machine.
Encore fois, dans la recherche de la précision et de l’efficacité du geste technique, il y a quelque chose de nécessaire : travailler bien et efficacement, précisément, qui pourrait penser que c’est sans importance. Mais le problème est que le sport impose ce type d’organisation corporelle non pour les nécessités du travail, non pour ce que nous impose « anankè » mais comme expression du plaisir, du plaisir d’être une machine ! Retournement d’Éros en Thanatos : voilà ce dont il s’agit. Et loin de célébrer la vie, le sport pourrait bien se révéler parfaitement mortifère à l’image même de notre société qui célèbre le travail mort, c’est-à-dire le triomphe de la machine (homme-machine, intelligence artificielle).
Il y a un deuxième aspect : la sur-répression dont parle Marcuse prend dans la société industrielle et technique le nom de principe de rendement. Le sport est le triomphe absolu du principe de rendement.  Plus fort, plus vite, plus haut, comme le disait un ancien président de la république reprenant Pierre de Coubertin afin de vanter les mérites du « travailler plus pour gagner plus ». Les records sont faits pour être battus ! Exactement comme les records de ventes doivent être battus par les vendeurs pour augmenter leur bonus ou la part variable de leur salaire. Le stakhanovisme bâti sur les exploits du mineur Stakhanov, outre qu’il rétablissait une des pires formes de l’esclavage salarié qu’est le travail aux pièces, transformait le travail en compétition sportive. Mais pourquoi cela a-t-il été possible ? Tout simplement parce que la compétition sportive fonctionne sur les principes du travail en usine.
Il y a un excellent roman de Roger Vailland qui met cela en scène et porte d’ailleurs beaucoup plus loin que ce que l’auteur lui-même n’avait en vue, c’est « 325 mille francs » : Busard, coureur cycliste amateur et ouvrier en usine veut battre des records de productivité au travail pour mettre de côté les 325000 Francs qui lui seront nécessaires pour s’acheter le snack-bar qui lui permettra de sortir de la condition ouvrière. L’aventure se termine en tragédie.
Il y a d’ailleurs aujourd’hui un problème : il est de plus en plus difficile de battre des records et les inventions techniques comme le saut en rouleau dorsal inventé par Fosbury n’arrivent pas tous les jours. Pour battre de nouveaux records, il faudra un homme augmenté ! Si on ne bat pas des records, il faut à tout le moins écraser son adversaire comme au tennis ou dans les sports collectifs et là encore on comptera les victoires consécutives, les buts marqués, etc. Le sport, c’est la performance et il faut « faire du chiffre ».
On remarquera qu’il n’y aucun loisir dans lequel on retrouve cette organisation systématique de la compétition et ce culte de la performance. Et a fortiori, le monde de la création artistique y est étranger, si on excepte ces ridicules cérémonies de césars, d’oscars et de palmes, qui ont d’ailleurs la modestie de ne pas se vouloir l’établissement de performances absolues…
Il faudrait encore montrer, en se plaçant du point de vue du spectateur sportif comment le sport est un système puissant de manipulation des émotions des masses pour les diriger où cela semble le plus efficace aux classes dominantes. Pourquoi les mécanismes identificatoires fonctionnent-ils si bien dans le sport ?  On s’identifie mal à un mathématicien attelé à démontrer le théorème de Fermat ! Par contre, on s’identifie facilement à sportif précisément parce que notre rapport premier à l’autre est un rapport d’inter-corporéité, pour parler ici comme Merleau-Ponty. Il y a dans le spectacle sportif une jouissance par procuration et une libération de l’agressivité qui n’est guère possible ailleurs. Ces identifications sportives permettent de nous venger de toutes les humiliations quotidiennes, de retrouvons une communion, une communauté chaude, celles des supporters, quand nous vivons l’essentiel de notre vie dans les eaux glacées du calcul égoïste. Nous supportons la répression et notre misérable condition en trouvant des compensations narcissiques dans le « on a gagné », « c’est nous les plus forts ». La religion du sport est bien « l’opium du peuple » et il est curieux de constater combien les esprits forts, les plus critiques et les plus émancipés de toutes formes d’aliénation idéologique, tolèrent si facilement l’aliénation sportive.
Donc le sport est bien un système qui transforme tout ce qui pourrait être une activité libre en une activité ordonnée selon les principes du fonctionnement même du mode de production capitaliste. C’est donc un système qui colonise « le monde vécu » en ce qu’il soumet toute forme d’interaction libre à la rationalité instrumentale.

Le sport, terrain d’expérimentation de l’homme augmenté

Toujours plus : il faut dépasser donc les limites du corps humain, ce corps si imparfait qu’il ne parviendra jamais à égaler nos artifices. De ce point de vue, le dopage n’est pas une fâcheuse dérive, mais l’ingrédient essentiel du sport au sens où nous l’avons défini. Du reste, il n’y a aucune définition précise du dopage.  Les spécialistes parlent « d’aides ergogéniques », un néologisme qui désigne très exactement ce qui produit de la puissance. Ces aides sont théoriquement interdites si elles remplissent au moins deux des trois critères suivants :
1.       Elles améliorent les performances ;
2.       elles mettent en danger la santé du sportif ;
3.       elles sont contraires à l’esprit sportif.
Sachant que, dans chaque cas, il faut apporter une preuve irréfutable que l’un de ces trois critères est bien satisfait.
En vérité, la définition des produits dopants est purement conventionnelle.  Le premier athlète olympique contrôlé positivement en 1968 était un Suédois, dopé à l’éthanol : produit dopant, la bière ! La caféine a des effets bien connus mais elle n’est pas considérée comme un dopant. Il règne en tout cas une vaste hypocrisie sur la question du dopage. Les performances des sportifs ne peuvent être atteintes sans un régime particulier et un calibrage strict des « compléments alimentaires ». Certains chercheurs considèrent qu’il faudrait abolir les législations « antidopage » qui sont parfaitement inutile pour combattre le dopage : les laboratoires produisent sans cesse de nouveaux produits dopants et des produits pour masquer ces produits dopants… En outre, les contrôles et leur publicité portent atteinte à certains droits individuels fondamentaux des sportifs (droit au secret médical, par exemple). Mais évidemment si on ne fait plus semblant de lutter contre le dopage, la compétition sportive risque de perdre de son attrait puisqu’il s’agira non plus de savoir si Tartempion est vraiment un grand champion mais si c’est Sanofi ou Novartis qui a gagné… La lutte antidopage n’est rien d’autre que l’accompagnement « sportif » nécessaire à laa poursuite de l’expérimentation scientifique en vue de fabriquer un « homme augmenté ».

En conclusion

Si l’exercice physique est sans doute bon pour la santé, le sport n’a rien à voir avec la santé. C’est une institution politique, une institution de ce biopouvoir qui fait du corps un moyen d’exercice des disciplines sociales.

dimanche 25 février 2018

Est-ce par le corps que je peux connaître autrui ?

Jean-Paul Sartre

Pour la philosophie idéaliste, la connaissance d’autrui est une énigme. Je peux me connaître moi-même puisque je suis conscient de moi-même. Mais les autres, comment peut-on savoir qu’ils sont comme nous des êtres conscients, des « consciences de soi » ? La plupart des thèses élaborées par la philosophie échoue à donner une réponse à cette question. Ce que nous verrons en premier lieu. Mais ces échecs viennent de ce que l’on ne part pas du niveau le plus fondamental, de l’expérience première que nous faisons de nous-mêmes et d’autrui, une expérience qui est d’abord corporelle. Enfin nous verrons l’expérience d’autrui est d’abord fondamentalement une expérience d’inter-corporéité à partir de laquelle seulement peut se manifester l’intersubjectivité, c’est-à-dire la reconnaissance d’autrui comme autre moi-même. Il restera à se demander dans quelle mesure cette expérience réussit à donner une connaissance.

mardi 13 février 2018

Le totalitarisme est-il un concept pertinent ?

C’est à Hannah Arendt que l’on doit l’élaboration la plus complète du concept de totalitarisme. Mais il serait erroné de réduire ce concept à sa formulation arendtienne. Mais on peut commencer par rappeler la généalogie du concept :

-        En 1923, Giovanni Amendola, un libéral italien définit comme « totalitaire » le régime fasciste. Il est vrai que le mot d’ordre de Mussolini était « tout dans l’État, rien en dehors de l’État, rien contre l’État », formule choc qui conduit Amendola a définir le projet mussolinien comme celui d’un « État-Léviathan », par une référence très discutable à Hobbes.

-        En 1925, Mussolini revendique une « feroce volontà totalitaria » pour définir son entreprise.

-        En 1931, Carl Schmitt, théoricien de la « révolution conservatrice » parle du « totale Staat », l’État total.

-        En 1931-1932, Ernst Jünger (notamment dans son livre Der Arbeiter) développe le concept de « mobilisation totale ».

-        En 1934, c’est Marcuse et Paul Tillich qui usent du terme « totalitarisme ».

-        En 1936, le mot apparaît en France sous la plume de Jacques Maritain et Emmanuel Mounier.

-        Avec les procès de Moscou, commence à circuler dans l’opposition trotskiste le terme de « totalitarisme » pour définir le système stalinien.

-        En 1939, le pacte germano-soviétique précipite le débat et on essaiera de plus en plus de mettre dans la même catégorie conceptuelle l’URSS, l’Allemagne Nazie et le fascisme italien. L’Italien Bruno Rizzi développera même une théorie de la bureaucratisation du monde qui englobe le « new deal » dans ce processus général. On revient un peu plus loin sur la discussion dans le mouvement trotskiste.

-        Le concept s’éclipse pendant la guerre contre le nazisme mais reprend toute sa vigueur avec la guerre froide et la publication du livre de Hannah Arendt.

Mais le concept de totalitarisme reste assez flou. L’État totalitaire est-il une des formes paroxystiques de l’État moderne, le Léviathan hobbesien, pour reprendre Amendola ? Ou, au contraire, est-il le signe de quelque chose de radicalement nouveau, une organisation fondamentalement « antipolitique » ? On retrouverait ici Hannah Arendt qui  ne parle pas d’État totalitaire mais de système totalitaire. La nuance n’est pas mince et ouvre une discussion dont l’enjeu est capital : l’État totalitaire est-il un État au sens propre du terme et alors son existence pose un problème grave visant l’idée même de l’État en général ; ou, au contraire, l’État totalitaire est-il une forme pratiquement inédite de domination des hommes, une forme qui se développerait sur la décomposition interne des États ? Si on adopte la première hypothèse, alors se pose la question de la nature même de l’État. Certains auteurs, comme le juriste du régime nazi Carl Schmitt soutiennent que le pouvoir étatique est celui qui décide de la situation d’exception, et alors l’État nazi n’est qu’une forme tout à fait légitime de ce pouvoir souverain. S’appuyant sur une interprétation (« délirante » dit Léo Strauss) de Hobbes, Schmitt soutient la légitimité absolue des lois de Nuremberg de 1935. Pour les anti-étatistes libertariens ou anarchistes, l’État totalitaire apparaîtrait ainsi comme le révélateur de ce qu’est potentiellement tout État – ce qui explique sans doute la fascination exercée par Schmitt sur de nombreux auteurs classés à l’extrême-gauche (Chantal Mouffe, Étienne Balibar, etc.) : leurs jugements sur l’État sont à l’opposé de ceux de Schmitt mais ils partagent avec lui une problématique commune. Si l’on adopte la deuxième position, celle défendue par Hannah Arendt, alors le système totalitaire ne serait pas à proprement parler un État, mais au contraire une forme nouvelle de domination née sur les décombres de l’État-nation tel qu’il s’est constitué en Europe entre la Renaissance et le XXe siècle. Si cette deuxième hypothèse est la bonne, alors il faudra en tirer les conclusions, à savoir que les thèses anti-étatistes ne sont pas des remèdes contre le totalitarisme, mais bien plutôt des ingrédients de ce système.

1)             Critique de la théorie du totalitarisme

L’ampleur de l’œuvre de Hannah Arendt ne saurait être sous-estimée et, avec l’acuité d’esprit qui est la sienne, elle met en évidence des traits des régimes totalitaires qui vont souvent à l’encontre des idées communes – par exemple sur les rapports d’opposition entre États-nations et systèmes totalitaires. Il faut cependant souligner les limites de ses analyses. Elle-même reconnait que le mot ne s’applique stricto sensu qu’à deux régimes, l’URSS et l’Allemagne nazie.

(1)

On remarquera que l’analyse de Hannah Arendt devrait conduire à distinguer clairement le nazisme des autres formes de fascisme – ce qu’elle ne fait pas et manque ainsi la dimension propre du fascisme. Le mot de « totalitarisme » vient certainement du mot d’ordre énoncé par Mussolini, « Tout dans l’État, rien en dehors de l’État, rien contre l’État ». Mais le fascisme italien se distingue nettement du nazisme.  Tout d’abord le racisme n’y joue qu’un rôle annexe et il est d’abord un « produit d’importation » qui ne se développera qu’après la signature du pacte entre Hitler et Mussolini. Ensuite, aussi importante qu’elle soit, la terreur n’y a jamais atteint l’ampleur de celle du nazisme, et le contrôle sur la société resta relativement lâche par comparaison à l’Allemagne. On pourrait penser qu’il n’y a qu’une différence de degré, mais ce n’est pas le cas. La dictature fasciste ne s’est jamais transformée en système totalitaire, sauf peut-être dans l’ultime refuge du fascisme qu’a été la « république de Salo », établie par les nazis entre 1943 et 1945 sur les territoires contrôlés par la Wehrmacht. En suivant les critères définis par Hannah Arendt, on peut encore moins qualifier de fascistes les régimes de Salazar au Portugal et de Franco en Espagne. Ce n’est évidemment pas que ces régimes fussent des régimes moins dangereux et finalement plus « fréquentables ». Il s’agit seulement de définir des concepts précis et de ne pas se contenter de l’indignation morale.

Concernant la place de l’État d’ailleurs, il y a presque une opposition radicale entre nazisme et fascisme. Le nazisme ne considère par l’État comme la fin mais seulement comme un moyen de la domination absolue de la « race des seigneurs », du Volk. Au contraire, pour le fascisme, c’est l’État qui est la seule incarnation adéquate de l’esprit du peuple. Sans doute, on peut y voir une trace du hégélianisme qu’on retrouve chez Gentile et qui a séduit (pas longtemps) Croce.

(2)

Il faut cependant remarquer que tous ces régimes fascistes et nazis ont des points communs qui les distinguent clairement de l’URSS. S’ils sont interventionnistes sur le plan économique, à des degrés divers (le premier ministre de l’économie d’Hitler, Schacht, était un fervent keynésien), cependant, ils défendent tous la propriété privée capitaliste. Les grands groupes allemands ou italiens ont financé les partis nazis et fascistes et ont été payés de retour. Il me semble que ce n’est pas une question secondaire ! Au contraire le régime soviétique a été d’un certain point de vue le gardien farouche de la propriété étatique héritée de la révolution d’octobre. Il l’a même poussée bien au-delà de que les bolcheviks avaient pu imaginer en 1917 et de ce que Lénine avait imposé en 1921 avec la NEP. Cette affaire est au centre de la controverse qui oppose en 1939-1940 Burnham et Shachtman d’un côté, Trotski de l’autre. Cependant, si Trotski se refusait à caractériser l’URSS comme un capitalisme d’État, il définissait le régime politique comme « régime totalitaire » (voir Défense du marxisme, 1939). Pour lui ce caractère totalitaire du régime politique était d’autant important que les pouvoirs et privilèges de la caste bureaucratique reposaient sur l’exploitation à son propre profit des « conquêtes d’Octobre », c’est-à-dire de ce que la révolution avait imposé. Le problème n’est pas de savoir si Trotski avait raison ou s’il agissait d’une discussion sur le sexe des anges. Mais il y a bien un enjeu : peut-on définir un régime politique sans prendre en compte les formes de propriétés qu’il défend ? Ici, l’expérience historique montre que cela a une certaine importance. La décomposition du « totalitarisme stalinien » va de pair avec les revendications d’une partie de la caste bureaucratique pour en finir avec la propriété « socialiste ». Dès la mort de Staline, l’affaire est réglée. Certains hiérarques, comme Beria, cherchent une réintégration de l’URSS dans le système capitaliste mondial. Beria a été liquidé parce que la caste dirigeante ne se sentait pas prête à se sacrifier sur l’autel de la restauration immédiate du capitalisme. Mais les tendances contradictoires ont continué d’agir souterrainement jusqu’à l’entreprise de Gorbatchev avec les soubresauts qui ont conduit à la liquidation de l’URSS. Et on peut dire qu’à bien des égards Poutine et ses amis hiérarques sont bien les héritiers légitimes de la vieille caste dirigeante … bien que le régime de Poutine soit certainement l’un des moins autoritaires de ceux que la Russie a pu connaître !

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Dans Les origines du totalitarisme Hannah Arendt souligne, sans d’ailleurs en tirer les conséquences qu’il en faudrait tirer, quelques différences majeures entre le système stalinien et le nazisme. Le rôle du mensonge y est fondamentalement différent. Le nazisme ment comme presque tous les régimes politiques pour des raisons stratégiques et tactiques : le cas le plus connu étant celui du secret qui a été organisé autour de la décision de la « solution finale » mise au point en  janvier 1942 à la conférence de Wannsee. Mais fondamentalement, le régime a toujours agi conformément aux principes proclamés par Hitler dès la publication de Mein Kampf.  Au contraire le système soviétique stalinien vit, par essence, dans la dissimulation. De retour d’URSS, où il avait été emprisonné quelques années, le communiste Ante Ciliga avait publié en 1938 un livre intitulé Dix ans au pays du mensonge déconcertant (1938). Effectivement le régime soviétique proclame le pouvoir de la classe ouvrière mais exploite les ouvriers, il se veut le modèle de l’émancipation humaine et organise la pire des oppressions. Chacun de ses actes contredit l’idéal communiste tel qu’il avait défini avant la révolution d’Octobre et tel que les partis communistes dans le monde entier continuent de le définir après 1917. En Allemagne nazie, on exécute des communistes ou des démocrates parce qu’ils sont effectivement des opposants au régime, alors que le régime soviétique exécute des communistes en les accusant d’être des agents de la Gestapo. De cet empire du mensonge, les procès de Moscou de 1936 à 1938 donnent une image terrifiante.

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Concernant la place de la terreur, on doit aussi souligner des différences essentielles. Le nazisme terrorise ses ennemis et les peuples de « sous-hommes ». La terreur soviétique s’est exercée contre de prétendus « ennemis de classe » mais aussi et surtout contre l’appareil soviétique lui-même. Les « koulaks » victimes de la collectivisation de l’agriculture n’étaient pas ennemis du régime, mais des gens qui avaient suivi la ligne de la NEP impulsée par Lénine et s’étaient, pour certains, maigrement enrichis en mettant en œuvre les préceptes de Boukharine, éminent dirigeant du PCUS à l’époque. Quant aux grandes purges des années 36-38, elles ont visé avant tout les cadres du parti et de l’administration soviétique, et elles ont fonctionné comme un système de « mobilité sociale ». Quand on affirme que 15% des cadres sont des traitres, cela fait des centaines de milliers de postes de direction, à tous les niveaux qui vont se libérer ! Une fois les SA de Röhm éliminés lors de la « nuit des longs couteaux », le régime nazi au contraire n’a plus eu à avoir recours à des purges massives à l’intérieur de l’État et du NSAPD.

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La dimension raciste, essentielle dans le nazisme, ne joue qu’à la marge dans le système stalinien. Le prétendu « complot des médecins juifs » date de la veille de la mort de Staline et il fait partie des éléments qui ont conduit au grand virage de l’Union Soviétique après la mort de Staline. Le système stalinien n’est raciste qu’accidentellement, si j’ose dire. On connaît les remontées d’antisémitisme dans la Pologne de Gomulka… mais pour une fois le gouvernement ne faisait que suivre les humeurs du peuple en ressortant le vieux bouc émissaire pour détourner la colère des difficultés politiques et sociales. En Pologne, ce n’est pas le stalinisme qui a enfanté l’antisémitisme, c’est plutôt le vieux fond antisémite qui a « contaminé » le stalinisme. On voit bien aujourd’hui comment cet antisémitisme fait retour alors le stalinisme a été éradiqué. Pour le nazisme au contraire le racisme est l’essence du régime qui doit assurer la domination du Volk. Pour le fascisme de Mussolini, c’est un racisme d’emprunt tardif qui n’apparaît vraiment qu’après le « pacte d’acier » avec Hitler (1939) et sera renforcé dans la phase d’agonie de la république de Salò. Mais avant cela les Juifs se sentaient plutôt en sûreté dans l’Italie fasciste (voir, sur le changement dû au pacte Mussolini/Hitler, Le jardin des Finzi-Contini, le roman de Giorgio Bassano dont Vittorio de Sica a tiré un très beau film). Notons qu’en 1921, neuf députés juifs fascistes sont élus, dont Aldo Finzi, mis en cause dans l’assassinat de Matteotti et exclu du parti fasciste seulement en 1942… Les Juifs d’Italie étaient parmi les mieux intégrés de toute l’Europe.

2)             Examen de quelques régimes prétendument totalitaires

Au sens de Hannah Arendt, il n’existe aucun pays totalitaire aujourd’hui. Stricto sensu, le totalitarisme s’est délité en URSS après la mort de Staline, avec le rapport Khrouchtchev et la dénonciation des « crimes de Staline »,

La Chine a toujours été profondément différente de l’URSS et jamais une caste toute puissante n’a réussi à se stabiliser durablement. Jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping et au tournant vers l’économie de marché, l’histoire du régime chinois est celle d’une série de crises profondes qui, à chaque fois, ébranlent l’appareil d’État tout entier : les « cents fleurs » (1957), le grand en avant (1963) et surtout la révolution culturelle (1966) avec ses multiples rebondissements jusqu’à la mort de Mao, ces évènements proprement révolutionnaires ne sont pas simples purges (même s’il y a aussi des purges) mais des guerres civiles.

Le cas cubain est non moins clair. Que Cuba soit une tyrannie, c’est l’évidence, mais ce n’est pas un système totalitaire. Le castrisme n’a jamais pu embrigader totalement la population : les méthodes importées d’URSS se sont sérieusement diluées sous le soleil des tropiques ! Il y a bien eu des tentatives de mobilisation totale de la population, tentatives puissamment aidées par la menace toute proche des États-Unis (la bataille du sucre), mais ces tentatives ont surtout désorganisé le pays. Le castrisme, s’il était devenu idéologiquement proche de l’URSS, est en fait une variante du « populisme » latino-américain. La répression contre l’opposition et le contrôle des populations, si abjects qu’ils aient été, sont resté dans une norme hélas courante sur ce continent : la dictature militaire brésilienne qui a duré 20 ans a été particulièrement sanguinaire, pour ne rien de la dictature militaire au Chili ou en Argentine, tous régimes que personne n’a jamais proposé de qualifier comme des régimes totalitaires. Mais les régimes populistes, le régime cubain s’est appuyé sur une rhétorique anti-impérialiste qui était celle du péronisme, de l’APRA, etc. Le castrisme est apparu comme le seul anti-impérialisme conséquent en Amérique Latine, d’où le prestige dont il a longtemps bénéficié dans le reste du continent. À certains égards, l’homme politique cubain dont les ambitions se rapprochaient le plus de la construction d’un système totalitaire était Che Guevara qui voulait que la révolution produise un « homme nouveau ». Régis Debray dans Loués soient nos seigneurs a dressé de Guevara un portrait à la fois admiratif et impitoyable de cet homme qui aimait les masses (abstraites) mais détestait les individus. Mais Guevara a choisi la voie du sacrifice en allant à la mort en Bolivie dans une improbable de guérilla méprisée par les paysans locaux.

La seule notable exception est le Cambodge des Khmers Rouges qui semble une expérience de laboratoire souvent très ressemblante avec les pires dystopies du siècle dernier. Bien qu’appuyé par les États-Unis et la Chine, ce régime n’a duré que quelques années.

3)             Le totalitarisme aujourd’hui

Donc, si on peut bien appeler totalitaires ces deux régimes, le nazisme et le système stalinien (et ceux qui leur ressemblent), les différences sont substantielles et on se demande bien quelle est l’utilité d’une catégorie qui ne regroupe que deux exemples profondément différents. Ces différences substantielles ont des conséquences historiques, politiques et morales non négligeables. Du reste l’antagonisme entre les deux régimes était irréductible et la Seconde Guerre Mondiale après l’invasion de l’URSS par l’Allemagne l’a montré tragiquement. Il est, en outre, assez facile de montrer que ce n’était pas la même chose, au point de vue moral, d’adhérer au nazisme en 1942 et d’adhérer à un parti communiste ! De tout cela on pourrait déduire que le concept de totalitarisme est peu opératoire en l’état actuel. Il peut être dissout dans des catégories plus restrictives ou au contraire élargi.

On pourrait très bien concevoir des régimes proprement totalitaires sans terreur, sans racisme, sans système de parti unique, mais néanmoins capables de soumettre toute la population à un contrôle presque total, de coloniser les consciences par des moyens insidieux d’une propagande omniprésente au point de n’être plus visible, et de mettre véritablement en œuvre le programme des régimes dits totalitaires du XXe siècle, à savoir la fabrication d’un homme nouveau. Il ne serait besoin ni de rééduquer massivement la population dans des « camps de rééducation » par le travail (façon soviétique ou chinoise de l’époque de la « révolution culturelle »), ni de pratiquer un eugénisme brutal en massacrant tous les individus non-conformes. L’ingénierie génétique suffirait amplement. Redéfini ainsi, le totalitarisme n’appartiendrait plus spécifiquement à un XXe siècle dominé par des « idéologies meurtrières » pour reprendre un lieu commun paresseux ; il serait plutôt cet avenir radieux, de « bonheur insoutenable » peint par les grandes dystopies du siècle passé.

Voyons cela dans le détail quelles sont les tendances fortes à l’œuvre dans nos sociétés qui conduiraient à un totalitarisme d’un genre nouveau, un totalitarisme presque séduisant.

a)           L’affaissement du politique

Hannah Arendt a raison de pointer le caractère antipolitique des systèmes totalitaires du XXe siècle et je retiens volontiers comme une des premières caractéristiques du totalitarisme qui vient. La tendance vient de loin. Dans les années 30, le groupe X-Crises qui a donné des armes intellectuelles à toutes sortes de courants aussi bien socialistes que fascistes militait pour un gouvernement technoscientifique remplaçant avantageusement le système parlementaire usé jusqu’à la moelle. Les thèses de Bruno Rizzi sur la bureaucratisation du monde vont dans le même sens, bien que Rizzi n’appelle pas de ses vœux cette bureaucratisation du monde : remplacement de la lutte des partis par l’organisation bureaucratique rationnelle de l’État, selon là encore une tendance que Max Weber avait décelées au cœur même de la société capitaliste libérale : la formation d’une « cage d’acier » bureaucratique pour encadrer toute la société.

Les grandes tendances politiques de l’après-guerre se sont moulées dans ce chemin ouvert par les technocrates d’avant-guerre. Le gouvernement technocratique, c’est-à-dire le gouvernement de la « compétence technique » tend à s’imposer partout et à remplacer le vieux parlementarisme. C’est l’ancien trotskiste Burnham qui publie Managerial Revolution où il va jusqu’au bout des idées qu’il avait défendues dans la discussion de 1940 avec Trotski.

La caractérisation exacte de ces nouvelles formes étatiques a été l’objet de discussions assez byzantines dans les différentes sphères du marxisme. En s’appuyant sur les analyses du 18 brumaire de Louis Bonaparte de Marx, on a vu du bonapartisme partout et effectivement un peu partout l’exécutif tend à s’élever au-dessus de la société et de sa représentation politique. Mais c’est encore essayer de penser le neuf avec les catégories anciennes. Laissons les morts enterrer leurs morts ! Il n’est plus question de mettre la société sous le règne du sabre et du goupillon mais de supprimer la politique comme enjeu possible de luttes. A la place du gouvernement, la gouvernance, c’est-à-dire le pilotage technique neutre et incontestable doit être instauré. On passe du gouvernement des hommes à l’administration des choses pour reprendre la formule de Saint-Simon. Si le bonapartisme ou les diverses formes de fascisme sont plutôt repliés sur les frontières nationales, la nouvelle gouvernance est libérale et complètement intégrée au processus de mondialisation. Fondamentalement, si nous repartons des analyses de Hegel, la structure classique de la totalité organique de la Sittlichkeit (les « bonnes mœurs) et de l’État s’articule dans des sphères autonomes (la famille, la société civile bourgeoise et l’État). Mais avec les formes modernes de l’organisation politique, cette articulation tend à disparaître. La fusion entre gouvernement et administration est une tendance lourde déjà ancienne (notamment en France avec le rôle de l’ENA comme vivier pour les partis politiques). La fusion entre l’organisation politique et les sommets de la finance et de l’industrie est également en bonne voie. Elle est également en train d’absorber tout ce qui pouvait rester d’esprit indépendant dans les universités et le monde de la recherche en voie de privatisation accélérée. L’idéal que l’État corporatisme avait dessiné est en train de s’accomplir à l’abri de l’idéologie que l’on continue d’appeler, on ne sait trop pourquoi, « néolibérale » alors qu’elle n’a plus que de très lointains rapports avec ce que fut jadis le libéralisme.

Cette fusion entreprises/État se traduit dans la transformation profonde des partis politiques qui deviennent des « partis-entreprises ».  Le premier exemple d’un tel parti est Forza Italia fondé par Berlusconi mais mis sur pied en réalité par un consortium d’entreprises spécialisées dans la publicité, les médias et le marketing. Mauro Calise dans son livre Il partito personale. I due corpi del leader, (Editori Laterza, 2000, 2010) analyse avec justesse ce processus que l’on retrouve aussi dans le Labour party britannique à l’époque de Blair (le départ de Blair a sensiblement changé la donne). Le point de départ de la réflexion de Calise est le phénomène Berlusconi : en quelques mois, en l’an 1994, Silvio Berlusconi, entrepreneur richissime, à la tête du groupe Fininvest, omniprésent dans les médias et l’édition en Italie, mais aussi dans bien d’autres secteurs, crée presque de toutes pièces un parti politique, Forza Italia qui remporte les élections. Une armée de professionnels, œuvrant avec la discipline entrepreneuriale bouleverse l’échiquier politique italien, signant l’arrêt de mort des « partis dinosaures », la DC, le PSI et le PCI. « Le succès du parti personnel est lié à la parabole, longue et tenace, de Silvio Berlusconi. C’est avec lui que, dans le jargon courant, le terme a été identifié ». Mais si l’exemple italien semble le plus net, Calise montre qu’il s’agit d’un processus général, commun à presque toutes les démocraties. Il rappelle le cas du parti créé par le milliardaire américain Ross Perot et analyse assez longuement la transformation du vieux Labour en « New Labour ».

Par-delà les spécificités italiennes, c’est en effet un phénomène général. Dans une première étape, la démocratie ne connaissait en matière de partis que des rassemblements plus ou moins informels derrière des notables. L’apparition des partis de masse, intermédiaires entre le peuple et les instances étatiques est un phénomène plus récent. Le prototype de ces partis, que Calise mentionne à peine d’ailleurs, est le SPD d’avant la Première Guerre mondiale, une organisation considérable numériquement et par ses ramifications dans le monde ouvrier et qui a été le terrain d’étude privilégié de Robert Michels. C’est à propos du SPD qu’il a formulé la « loi d’airain » de l’oligarchie, c’est-à-dire la tendance au conservatisme des appareils des organisations, indépendamment de l’idéologie professée (voir sur sujet on pourra consulter notre article sur La théorie des élites). Les grands partis démocrates et républicains sont une autre forme de ces partis de masse et la première République italienne a été dominée par la Démocratie chrétienne, exerçant le pouvoir central et souvent alliée au PSI, et, dans l’opposition le PCI qui revendiquait jusqu’à 2 millions d’adhérents et un tiers des électeurs, au plus haut niveau de l’ère Berlinguer. Calise expose le processus et les causes de ce déclin de ces dinosaures, avec pour conséquence la montée des leaders, des chefs charismatiques, une ascension qui ne concerne pas seulement les leaders nationaux, mais aussi les leaders locaux, pas seulement les grands partis, mais aussi les petits.

On trouve des analyses convergentes dans Post-Démocracy de Colin Crouch, publié en 2004 (Polity Press Ltd), un petit livre dont on ne peut que déplorer qu’il n’ait pas été traduit en français tant les questions qu’il aborde se trouvent au cœur des interrogations de ceux qui s’intéressent à la chose politique.

La thèse de Colin Crouch est que nous vivons un changement fondamental de période historique, puisque nous entrons maintenant dans la « post-démocratie ». Alors que les secteurs de la gauche traditionnelle ont tendance à penser les transformations récentes sur le monde de la régression (nous aurions accompli un cercle qui nous ramène à notre point de départ, c’est-à-dire au 19e siècle), Crouch prend l’image de la parabole :après une phase de mobilisation et de conquêtes dès la fin du 19e et au cours du 20e siècle, le mouvement ouvrier et la démocratie égalitaire sont maintenant entrés dans une phase de déclin, qui n’est pas un retour en arrière mais l’entrée dans une nouvelle période historique. Les traits de cette période : remise en cause du compromis keynésien, perte d’influence des organisations ouvrières, régression de la démocratie et de la citoyenneté, pouvoir croissant des firmes et des possesseurs de capitaux, manipulation des médias, etc. Se plaçant clairement du point de vue d’une démocratie égalitaire, opposée à la « démocratie libérale », Crouch analyse de façon très lucide la transformation de la vieille gauche socialiste et social-démocrate en un nouveau « centre-gauche » qui a abandonné les valeurs et les revendications démocratiques égalitaires au profit d’une intégration, pas toujours porteuse de succès, dans l’âge de la post-démocratie.

Il faudrait ajouter une autre dimension : la constitution d’une nouvelle classe dominante « hors sol », car ce n’est plus à l’échelle nationale que les choses se jouent, mais à l’échelle de la transnational capitalist class qu’a très bien étudiée Leslie Sklair dans le livre éponyme.

On peut dire que la politique « à l’ancienne », comme art de gouverner les hommes exercé dans un contexte agonistique est morte. Et avec elle, l’État-nation. On retrouve ici quelques-unes des intuitions de Hannah Arendt qui montre justement le lien entre la montée du totalitarisme et la subversion de l’État-Nation.

NOTE 2022 : l’expérience de la présidence d’Emmanuel Macron (2017-2022) s’inscrit pleinement dans ces analyses. Remarquons cependant que le « parti du leader » est une tentation qui englouti à peu près toute la vie politique française. Les divers mouvements soutenant Mélenchon ne sont plus des partis politiques au sens classique mais bien de ces nouveaux partis entreprises tels que Calise les a analysés.

b)           L’effacement de la vie privée et la destruction de l’intimité

On ne peut penser l’État sans passer par Hegel. Je viens de le rappeler à propos de l’articulation famille/société civile/État. Si la fin de l’État est la liberté, celle-ci suppose aussi la possibilité pour l’individu de choisir la vie qu’il veut mener et de disposer d’un lieu à lui où il peut se mettre à l’abri du monde. Je me contente ici de dire quelques mots que l’on tirer des analyses de Marcuse concernant la « désublimation répressive » (voir mon livre consacré à Marcuse). Celle-ci caractérise un affaiblissement de la répression libidinale donc une diminution du besoin de sublimation corrélative à une orientation de la libido vers les besoins du système capitaliste. Et donc, avec cette désublimation, le contrôle des valeurs sociales dominantes est accru. Le « sexy » est une valeur sociale, comme le savent puis longtemps les publicitaires et les DRH. L’exposition permanente aux regards – particulièrement exprimée dans l’architecture de verre et d’acier, dans les organisations du travail en open space, etc. – participe de cette prégnance absolue du contrôle social sur les individus, au point que, comme le note encore Marcuse, la solitude, refuge de l’individu contre la société, est devenue impossible. Ainsi, « la barrière qui séparait autrefois la vie privée de la vie publique s’est brisée. » L’internet nous donne aujourd’hui un concentré des analyses de Marcuse. La désublimation y prend toutes sortes de formes, dont la forme de la pornographie à la portée de tous et de l’abolition de l’idée même d’intimité, puisque cette pornographie vise à abolir la frontière entre le réel et l’imaginaire fantasmatique – le « porno amateur » occupant une part grandissante du marché. La question n’est pas de dénoncer la pornographie en tant que telle – nous laissons cela aux puritains – mais de comprendre ce que produit la technologie et en quoi elle est la cause de la désublimation. « Cette mobilisation et cette manipulation de la libido expliquent en grande partie la soumission volontaire des individus, l’absence de terreur, l’harmonie préétablie entre les besoins individuels et les désirs, les buts et les aspirations exigés par la société. » On pourrait même aller un peu plus loin que Marcuse. Cette sphère de non-conformisme privé était absolument nécessaire et faisait partie intégrante de la structure de la domination du mode de production capitaliste à l’époque de ce que Diego Fusaro appelle « capitalisme dialectique ». C’est l’existence même de cette sphère qui se manifeste dans la critique que les grands penseurs issus organiquement de la classe bourgeoise adressent au mode de production capitaliste – Rousseau, Kant, Fichte, Hegel et Marx en sont quelques très beaux exemples. À l’âge du « capitalisme absolu », cette sphère disparaît et la révolte est tout simplement en train de devenir impensable… sauf s’il s’agit d’une révolte pour la servitude comme dans le cas du djihadisme.

À « l’âge de la colonisation des consciences », à l’âge de « l’industrie culturelle » (une des cibles de Horkheimer et Adorno), à l’âge du développement rationnel des techniques de manipulation, « la domination se pétrifie en un système d’administration objective ».

Ainsi, la technique a atteint un point tel que la protection de l’intimité exige globalement qu’on soit débranché (« no plug »). Sur internet, prétendre avoir une vie privée, prétendre conserver une certaine intimité est quelque chose d’aussi dépassé que les réverbères à gaz et les calèches tirées par des chevaux. Le trafic commercial des données personnelles est aujourd’hui le moteur principal du système et c’est sur lui que se sont constituées de gigantesques entreprises capitalistes. Google est la première entreprise mondiale avec une capitalisation de 800 milliards de dollars pour 57150 employés. À titre de comparaison, Wal-Mart, la plus grande chaîne de magasins au monde a une capitalisation de 310 milliards pour 2,2 millions d’employés. Et que vend Google ? Nous.

c)           La surveillance généralisée

On sait bien que la surveillance des citoyens, y compris et surtout dans leur vie privée est essentielle à tout régime simplement autoritaire. Mais, par la force des choses, les régimes autoritaires d’antan ne pouvaient surveiller qu’un petit nombre de citoyens (leurs ennemis ou leurs amis proches, ce qui était parfois la même chose). Dans l’excellent film allemand La vie des autres donne un aperçu du travail de la STASI. Mais ce n’est une spécialité réservée à l’ex-RDA. Les grandes oreilles de la NSA écoutent le monde entier et en premier lieu les amis des États-Unis (on a appris que les téléphones portables de la chancelière allemande ou du président français étaient espionnés sans que cela suscite vraiment d’émoi. Les régimes tyranniques modernes et même les « démocratiques » reposent sur la surveillance généralisée. Le big brother d’Orwell est une réalité quotidienne, particulière en Oceana (c’est le nom qu’Orwell donne à la Grande-Bretagne dans 1984) qui est le pays qui compte le plus de caméras de surveillance au monde.

Les caméras ne sont que le moyen le frustre de la surveillance généralisée. Le développement des fichiers d’empreintes génétiques permet de pister les traces que les individus laissent partout. Dans les séries policières, on identifie le coupable en « moins de deux » grâce à ses traces génétiques et le spectateur est tout heureux que le méchant se soit fait prendre. Mais le spectateur devrait plutôt être inquiet ! Dans Un bonheur insoutenable de Ira Levin, les individus sont repérés parce qu’ils doivent toujours se déplacer avec un bracelet qui permet de les localiser. Nous nous sommes nous-mêmes mis le bracelet et il a nom « téléphone portable ». Notons que la surveillance est à la portée de tout le monde puisqu’on peut géo-localiser le téléphone portable de ses enfants (par exemple). Chez Amazon, les employés portent un bracelet de localisation et de guidage…  Il faut ajouter tout ce que permet le croisement des données, rendu possible par l’informatisation totale de la vie sociale : le premier contact avec quelque organisme ou quelque entreprise que ce soit commence par la saisie de données sur un terminal informatique. Pour achever le maillage, on prévoit la fin du « cash » et la généralisation du porte-monnaie électronique dans les années qui viennent.

NOTE 2022 : L’extraordinaire expérience de la pandémie au Covid-19 a plus que confirmé ces analyses. La France macroniste s’est mise dans les pas de la Chine en inventant sa propre version du « crédit social » avec le « pass sanitaire » puis le « pass vaccinal ». La domestication des individus (port du masque, gestes barrières, interdits de toutes sortes a fait de « progrès » que personne n’aurait imaginés il y a seulement quelques années.

d)           La mobilisation totale

Hannah Arendt faisait de la mobilisation totale une des caractéristiques du système totalitaire. Ce qui permet à Marcuse de qualifier la société moderne de société totalitaire, c’est qu’elle repose sur la « mobilisation totale ». C’est une société qui, dans ses secteurs les plus avancés, est à la fois une société de bien-être et une société de guerre. Voyons les grandes lignes qui permettent de la décrire :

« Les éléments de perturbation traditionnels ont été ou supprimés ou isolés, les éléments menaçants ont été pris en main. Ses caractères principaux sont bien connus : les intérêts généraux du grand capital concentrent l’économie nationale, le gouvernement joue le rôle de stimulant, de soutien et quelquefois de force de contrôle ; cette économie s’imbrique dans un système mondial d’alliances militaires, d’accords monétaires, d’assistance technique et de plans de développement ; les « cols bleus » s’assimilent aux « cols blancs », les syndicalistes s’assimilent aux dirigeants des usines ; les loisirs et les aspirations des diverses classes deviennent uniformes ; il existe une harmonie préétablie entre les recherches scientifiques et les objectifs nationaux ; enfin, la maison est envahie par l’opinion publique et la chambre à coucher est ouverte aux communications de masse. »

En un demi-siècle la situation n’a pas beaucoup changé, sinon en pire. L’économie capitaliste a triomphé à l’échelle de la planète entière et elle est beaucoup plus fortement intégrée ; la disparition de la classe ouvrière, comme classe, dans les pays les plus riches est en bonne voie. Le mot « ouvrier » est en train d’être rayé du vocabulaire usuel après avoir été rayé du vocabulaire politique et l’invasion de l’intimité par les techniques de communication de masse est désormais un fait patent avec le développement des nouveaux moyens de communication comme l’internet. Les marges dans lesquelles pouvait exister une forme différente d’organisation sociale et politique se sont singulièrement rétrécies. La démocratie n’existe plus dans la mesure où le système bipartisan l’emporte un peu partout. La « convergence des opposés » dont parle Marcuse est pratiquement achevée aujourd’hui. Non seulement le clivage droite-gauche appartient au passé, mais l’idée même d’un « mouvement ouvrier » opposé au capitalisme ou du moins défendant les intérêts de la classe ouvrière à l’intérieur même du capitalisme n’est plus portée que par quelques petits groupes nostalgiques.

Comme Marx l’avait déjà analysé, le mode de production capitaliste soumet de plus en plus la production à la « rationalité technique » (même si l’emploi de cette technique est finalement irrationnel). Le travail lui-même doit s’adapter à cette rationalité technique. L’exploitation du travailleur est désormais conduite scientifiquement. Il devient de plus en plus difficile d’imaginer un « univers de discours et d’action qualitativement différent ».

Un trait souligné par Marcuse est bien connu : c’est la perte du métier. Tous les métiers se ressemblent et « les travailleurs sont en train de perdre leur autonomie professionnelle, ce qui faisait d’eux une classe à part. Tout cela aboutit à des transformations profondes de la conscience de classe et donc « l’attitude négative de la classe ouvrière s’affaiblit ». Pour autant, l’asservissement des travailleurs au capital ne diminue pas. « Les esclaves de la civilisation industrielle avancée sont des esclaves sublimés, mais ils demeurent des esclaves. »

En troisième lieu, les changements dans l’organisation du travail et dans le mode de production transforment profondément la conscience des travailleurs. Il y a bien une « intégration sociale et culturelle » de la classe ouvrière dans la société capitaliste. Mais ce changement de conscience exprime une transformation des relations sociales elles-mêmes. L’interdépendance croissante que produit le développement technologique produit un attachement des travailleurs à l’entreprise. Marcuse cite des études qui montrent l’ardeur des travailleurs « pour participer à la solution des problèmes de la production ». C’est ce qui va se développer sous le nom de « toyotisme ». Une intensification des cadences rendues possibles en partie grâce à la participation des travailleurs à des groupes de recherche de solutions, une participation qui contribue puissamment à l’expropriation du savoir ouvrier.

La grande firme capitaliste n’est pas une organisation « purement économique » ; elle n’est pas seulement une machine à produire des choses, en l’occurrence des marchandises. Elle est une forme d’intégration totale, un système totalitaire à elle seule.

e)           La fabrication de l’homme nouveau

L’objectif de la société capitaliste à notre époque est maintenant clairement celui d’une transformation radicale de l’homme. « L’homme nouveau » était un slogan du communisme historique du XXe siècle. Il est l’objectif concret, en voie de réalisation du mode de production capitaliste d’aujourd’hui, celui qui a été libéré de la menace communiste. Ce dernier point à lui seul mériterait un très long développement. Contentons-nous de quelques remarques.

1)     Le mode de production capitaliste en lui-même doit façonner l’homme, celui que l’on appelle maintenant « ressources humaines ». Le concept de « réification », développé par Lukács, prolonge la réflexion de Marx sur le travail aliéné et ouvre la possibilité d’un véritable « devenir machine » pour l’être humain.

2)     La mécanisation sous toutes ses formes domine entièrement le monde de la vie. La procédure est le maître-mot. Elle induit progressivement une transformation de nos réflexes, de notre rapport au monde.

3)     La prise de contrôle des corps est déjà une histoire ancienne (voir Foucault et ses travaux sur le biopouvoir et la biopolitique). Parmi les institutions organisant le contrôle des corps, il faut faire un place particulière au sport (qui n’est pas une activité ni une distraction, mais bien une institution des plus importantes).

4)     La biologie est la science moderne par excellence. Elle permet d’envisager pratiquement une transformation radicale de l’humain, un HGM (ou humain génétiquement modifié). On envisage aussi une mutation fondamentale des conditions de production des humains, car le mot naissance ne conviendrait plus dès lors que l’exogenèse deviendrait une réalité.

5)     Il faut prendre tout à fait au sérieux ce qui se trame autour du « post-humanisme » ou du « transhumanisme », c’est-à-dire de l’unification du génie génétique, de la biologie des greffes et de l’informatique, surtout pour ce qui concerne l’Intelligence Artificielle. Certains pensent qu’il ne s’agit que d’un délire d’ingénieurs (souvent piètres biologistes). Sans aucun doute, il y a une part de vrai dans tout cela. Mais seulement une part. Que les rêveries ou les cauchemars transhumanistes puissent se réaliser n’est le problème. Il s’agit de créer une situation nouvelle dans laquelle l’idée même de liberté humaine aurait perdu toute signification.

4)             Conclusion

Redéfini ainsi, le concept de totalitarisme ne désignerait plus ni un passé enterré, ni futur très hypothétique, mais « le mouvement réel » qui se déroule sous nos yeux. Certains des traits que je propose prolongent la réflexion de Hannah Arendt. D’autres en diffèrent sérieusement. Et surtout j’ai éliminé la terreur, les purges, les bruits de bottes et la torture. Le totalitarisme sanglant est à la fois coûteux et instable. Le totalitarisme « doux » qui s’installe tranquillement par la colonisation des consciences (le fameux « softpower ») et par le bouleversement du monde de la vie pourrait très bien emporter la partie. Mais rien n’est joué. La crise du capitalisme peut fort bien secouer même les plus endormis, même les mieux anesthésiés.

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...