samedi 11 août 2018

Le sens de la réforme Blanquer : guerre à l’instruction publique, guerre aux jeunes, guerre aux professeurs

Interview donnée au journal Informations Ouvrières, tribune libre de la lutte des classes
IO:Peux-tu caractériser en quelques mots la réforme Blanquer ?
DCLa réforme Blanquer du lycée et la loi ORE à l’Université constituent une machine de guerre contre la jeunesse, contre l’instruction publique et contre les enseignants. Bien qu’il se présente volontiers comme un ministre en rupture avec ses prédécesseurs, un ministre qui veut rétablir la valeur de l’enseignement et des disciplines fondamentales, dans la réalité M. Blanquer agit très différemment. Dans l’étroite continuité des ministres précédents, M. Blanquer poursuit l’œuvre de dislocation des disciplines. Alors qu’il prétend « remuscler le baccalauréat », c’est à une dénaturation complète que l’on assiste – le baccalauréat devrait d’ailleurs prendre le nom d’examen de « maturité ». Comme dans la « novlangue » d’Orwell, il faut entendre le discours du ministre comme l’énoncé de propositions qui contredisent ce qu’il met effectivement en œuvre.
La réforme couvre de très nombreux aspects et parmi ceux-ci le statut et les conditions de travail ne sont pas les moindres. Des coups sérieux ont été portés dans le passé par les décrets Hamon de 2014, notamment. Il est à craindre que la réforme Blanquer aille beaucoup plus loin.

IO: De « Parcoursup » à la réforme du bac, quelle est la logique ?
DC: C’est le nouveau système de sélection des lycéens à l’entrée des études supérieures qui commandent entièrement la réforme du lycée qui devrait être complètement en place à la rentrée de 2021. Il s’agit en effet d’organiser toute la scolarité depuis la seconde en fonction des débouchés prévisibles au terme des études supérieures. Le ministre Peillon (le premier ministre de l’Éducation Nationale de François Hollande avait énoncé la perspective : organiser un continuum entre « bac-3 » (la classe de seconde) et « bac+3 » (la licence). « Parcoursup » est l’outil d’organisation de ce parcours et il doit alimenter l’enseignement supérieur en conformité avec les prérequis de la loi ORE (Orientation et Réussite des Étudiants). Cette loi abolit le principe de l’ouverture de l’université à tout étudiant titulaire du baccalauréat, premier grade universitaire. Désormais les Universités peuvent tout à fait légalement sélectionner les étudiants sur dossier, ce qui se faisaient déjà dans quelques cas exceptionnels. Ainsi, la presse aux ordres avait présenté « Parcoursup » comme un simple outil remplaçant APB qui ne marcherait plus – les disfonctionnements d’APB ne tenaient pourtant pas à APB mais au manque de place dans les universités. Mais « Parcoursup » est tout autre chose qu’un outil informatique ; c’est le moteur qui permet de faire fonctionner une nouvelle université sélective, orientée vers la satisfaction des besoins du patronat, bref cette université qui est l’agenda des classes dominantes depuis … 1968 et dont la réalisation avait toujours butté sur la résistance obstinée de étudiants.
La réforme du lycée et la réforme du bac découlent de nouvelle organisation. Si le bac n’est plus le premier grade universitaire, il faut mettre en place autre chose : examen très largement en contrôle continu qui, en supprimant les filières L, ES et S fournisse un échantillon très vaste de « compétences » diversifiées qui pourront s’adapter dans les cadres des formations universitaires. Une grande latitude sera d’ailleurs donnée aux établissements scolaires pour proposer leurs propres spécialités. Cet examen en contrôle continu n’aura plus aucune valeur nationale et les systèmes de sélections des dossiers (comme c’est déjà le cas) appliqueront aux notes des multiplicateurs en fonction du lycée d’origine du candidat. Ce nouvel examen de « maturité » est assez franchement annoncé comme un outil de sélection sociale.
À nouvel examen, nouveau lycée. M. Peillon avait souhaité en finir avec le triptyque (attribué aux Jésuites), un professeur, une classe, une discipline. La fin des filières annonce la fin du « groupe classe ». Les disciplines communes à tous seront enseignées dans des groupes (autant que possibles blindés à 35 élèves par groupe avant de passer aux enseignements en conférence devant tous les élèves ou aux MOOCs) mais tous les élèves seront brassés dans d’autres groupes en fonction des spécialités qu’ils auront choisies. Ce système permettrait l’optimisation des moyens et une notable économie en postes de professeurs. On introduit également des disciplines, si l’on ose dire, inconnues dans l’enseignement supérieur, comme les « humanités numériques » (une expression très énigmatique), et ces prétendues disciplines ont l’avantage pouvoir être enseignées par plusieurs professeurs différents suivant les disponibilités locales. Ce que le ministre de Lionel Jospin, Claude Allègre, avait échoué à réaliser au tournant des années 2000 pourrait ainsi être mis en place par Blanquer. Parmi les dégâts collatéraux de cette réforme signalons la fin de la filière littéraire et donc la fin de la « classe de philosophie » qui fut longtemps une spécificité française, mais également la fin des enseignements de spécialité en latin ou grec. M. Blanquer s’est présenté comme un défenseur des langues anciennes et tout naturellement il les met à mort. Avec sa réforme, Blanquer jette ainsi les dernières pelletées de terre sur le tombeau de l’enseignement des humanités – et c’est pour cette raison qu’il a toujours à la bouche ce beau mot d’humanités.

IO: Comment résumerais-tu la différence entre compétences et savoir ?
DC: Une des opérations de rhétorique de Blanquer a été de se présenter comme un restaurateur et dans un premier temps il a pu illusionner quelques collègues lassés des extravagances pédagogistes à la Meirieu. Mais là encore il est utile de bien comprendre ce qui se cache derrière ces manœuvres. Il y a une distinction qui me semble peu pertinente, c’est celle qui opposerait éduquer et instruire. On ne peut guère s’instruire si l’on n’est pas éduqué et la transmission des savoirs produit de l’éducation. Par contre, comme se prédécesseurs Blanquer est axés sur une école qui développe des compétences. Évidemment on doit développer des compétences puisque l’acquisition de savoirs demande des savoir-faire (écrire ou lire sont des compétences). Mais ce qui est central dans le savoir, c’est qu’il pose la question de la vérité. C’est une très vieille affaire : Platon défendait les droits de la vérité contre ces spécialistes de la compétence qu’étaient les sophistes. Très clairement, l’enseignement à la mode Blanquer est tourné vers les compétences et une note de la commission des programmes propose une révision générale des programmes pour en finit avec les ambitions encyclopédistes ! Quand on sait en quel état est notre enseignement, on peut mesurer pourtant que nous ne sommes guère menacés par l’encyclopédisme ! Jadis l’apprentissage des langues étrangères s’accompagnait de savoirs concernant la civilisation et la culture du pays. On apprenait à faire des phases en allemand mais on devait aussi connaître des choses aussi « inutiles » que la poésie romantique allemande. Blanquer propose de faire passer les épreuves de langues par des organismes extérieurs à l’éducation nationale. Le TOEFL remplacera bien Shakespeare.

IO: D'où vient la notion d'autonomie des établissements et quels en sont les effets ?
DC: L’autonomie des établissements a commencé à se mettre en place au lendemain de mai-juin 68 avec la loi Faure et les conseils d’administrations. Puis on a transformé les établissements scolaires en EPLE avec les lois de décentralisation de 1983 et 1985. La loi d’orientation de Jospin (1989) institue la notion de « projet d’établissement ». Blanquer ne se cache pas de vouloir aller beaucoup plus loin et de faire sauter tout le système centralisé de l’Éducation nationale en permettant aux directeurs d’établissement de recruter les professeurs et de proposer leur propre « offre de formation ». Il s’agit d’organiser la mise en concurrence systématique des établissements et de permettre aux entreprises privées de trouver là un nouveau champ d’investissement notamment sur les créneaux rentables de la formation des enfants des « classes moyennes supérieures » appelés à intégrer les « élites ». N’oublions pas que Blanquer a été directeur de l’ESSEC, une des plus prestigieuses de ces écoles de commerce françaises, presque toutes privées.
Cette mise en concurrence sous couvert d’autonomie des établissements est conforme aux prescriptions de l’OCDE ou d’organismes pro-patronaux comme l’ERT. Il ne faut cependant pas se tromper. Le but de la mise en concurrence n’est pas d’améliorer « l’efficacité » de l’enseignement ni même de maltraiter encore plus les professeurs. Avec un certain cynisme, l’OCDE le disait déjà il y 20 ans : la plus grande partie de ces jeunes en saura toujours assez pour être livreurs de pizzas. Il faut cependant, ajoutait l’OCDE, éviter que tout cela ne dit aussi brutalement et continuer de donner à tous un enseignement, mais un enseignement dégradé adapté à la future condition de cette grande masse des jeunes qui ne trouveront rien d’autres que des « petits boulots », dévalorisés et précarisés.
Denis Collin, professeur de philosophie, est l’auteur de nombreux ouvrages de philosophie, consacrés à Marx, Machiavel, Spinoza mais aussi aux questions de philosophie politique et morale. Dernier ouvrage paru : Introduction à la pensée de Marx.  (Seuil, 2018)

mercredi 27 juin 2018

Que reste-t-il de Marx aujourd’hui ?

Entretien recueilli par Thibault Isabel pour Eléments

1/ Karl Marx prophétisait la fin de l’histoire et l’émergence d’une société communiste, nous n’avons eu que la chute de l’Union soviétique et l’avènement d’un capitalisme mondial hégémonique, sous large domination américaine. La Chine, qui constitue officiellement le dernier grand régime « communiste » de la planète, est en train de se transformer en parangon de la liberté de marché. Le marxisme s’est-il donc trompé sur toute la ligne ? En quoi l’analyse marxiste, entamée il y a près de deux cents ans, nous permet-elle encore de penser le XXIe siècle ? 

Je ne suis pas sûr que le terme de prophétie convienne bien. Marx ne prévoit pas la venue du communisme comme les prophètes annonçaient celle du Messie. Il affirme qu’il décrit le mouvement réel, qui se déroule sous nos yeux, le mouvement par lequel s’accomplit l’expropriation du capital, à travers les fusions, les faillites et l’instauration d’oligopoles, la constitution de sociétés par actions, le rôle croissant des institutions financières et du crédit, etc. autant de moyens par lesquels le capital tend à dépasser les bornes étroites que fixe la propriété capitaliste des moyens de production. En même temps, la socialisation croissante de la production est un fait patent dont la « mondialisation » n’est qu’une des manifestations. La possibilité de donner « à chacun selon ses besoins » a montré sa réalité à grande échelle à travers les systèmes de protection sociale ; la gratuité ou la quasi-gratuité de toute une série de biens et de services est à portée de notre main dans de nombreux secteurs. Mais effectivement toutes ces tendances restent des tendances et aucune n’a conduit au renversement des rapports sociaux de production capitalistes. Elles n’en demeurent pas moins sous-jacentes à tous les développements sociaux contemporains. L’apparente résistance du mode de production capitaliste ne devrait pas trop nous impressionner. Conformément aux analyses de Marx, la prospérité repose sur une montagne de capitaux fictifs. La classe capitaliste proprement dite – et non les « fonctionnaires » grassement payés du capital – s’est rétrécie sévèrement et n’a plus qu’un rôle purement parasitaire. Le dynamique de l’accumulation du capital (« la valorisation de la valeur » ne pourra pas continuer éternellement. Pas plus qu’on ne pourra éternellement puiser dans les ressources naturelles détruites par un mode de production qui suppose un gaspillage croissant. Les historiens, sociologues, économistes, philosophes, qui ne croient pas que le capitalisme borne notre horizon historique sont de moins en moins isolés. Quelques décennies, tout au plus, voilà l’avenir du capitalisme sous les formes actuelles. Ensuite, ce sera peut-être mieux et peut-être pire.
2/ Le compromis fordiste puis la politique redistributive des trente glorieuses ont en quelque sorte acheté la paix sociale, en favorisant la réorientation réformiste des syndicats et en contribuant, ne fût-ce que maigrement, à un « embourgeoisement » du prolétariat traditionnel. Marx avait-il anticipé cette adaptation du capitalisme, qui a permis au système d’étouffer les ambitions révolutionnaires du prolétariat occidental ? La social-démocratie a-t-elle en définitive adouci le capitalisme – auquel cas un marxiste pourrait malgré tout déplorer sa disparition – ou n’a-t-elle été qu’un piège destiné à conforter l’économie libérale ?

Les politiques « redistributives » de l’État ne découlent pas savants calculs faits par les capitalistes. Elles sont le produit de la conjonction de deux mouvements : d’un côté les luttes ouvrières pour imposer des limitations légales à l’exploitation capitaliste (Marx expose tout cela avec un grande netteté dans le livre I du Capital) ; d’un autre côté la perception par une partie des classes dirigeantes que l’intervention de l’État et la mise en place d’un certain nombre de régulations étaient nécessaires pour sauver le mode de production capitaliste contre les appétits sans borne des capitalistes individuels eux-mêmes.
La social-démocratie était une organisation de défense des intérêts des ouvriers dans le cadre même du mode de production capitaliste. Elle a longtemps habillé cela d’une idéologie souvent quasi-religieuse, le marxisme (voir mon livre Le cauchemar de Marx). Mais cette social-démocratie-là n’existe plus, elle est partout à l’agonie, non pas parce qu’elle aurait « trahi » une espérance révolutionnaire à laquelle elle ne croyait plus depuis longtemps, mais parce qu’elle a renoncé même à défendre sa propre base sociale, pour miser sur les classes moyennes supérieures. Mais cette idée de réforme du capitalisme, de reconquête des droits sociaux, de régulation d’un capitalisme qui serait rendu moins inhumain n’a pas disparu. Podemos en Espagne,  La France insoumise, le mouvement Cinque Stelle en Italie ou les grands rassemblements derrière Bernie Sanders aux États-Unis incarnent parfaitement cette tentative de faire renaître quelque chose qui prendrait la place de la « vieille gauche » et de la défunte (ou presque) social-démocratie.

3/ Même si nous sommes loin du temps des mines, des hauts-fourneaux et des chaînes d’assemblage, les dernières décennies ont vu une montée endémique du stress et du taux de dépression en entreprise, ou encore de l’épuisement professionnel. Marx dénonçait à son époque l’aliénation par le travail. Sa pensée nous aide-t-elle à comprendre la crise actuelle du monde salarié, voire la déshumanisation qui en résulte ? Et l’ubérisation en marche aggravera-t-elle le phénomène d’aliénation, ou apportera-t-elle au contraire une certaine autonomie aux nouveaux auto­entrepreneurs ?

D’abord, il y a encore beaucoup de mines, de hauts-fourneaux et de chaînes d’assemblage. Foxconn, le principal producteur de téléphones portables, utilise massivement le travailleur manuel et emploie environ 1,2 millions d’ouvriers… Les terres rares de nos écrans tactiles, il faut aussi les extraire du sol. Il faut regarder le mode de production capitaliste globalement. En second lieu, l’organisation scientifique du travail a fait des « progrès » considérables. Le « toyotisme » pousse au paroxysme tous les traits du fordisme ; il s’agit de ne plus laisser une seconde de temps non utilisé directement. D’où effectivement les nouvelles maladies professionnelles. L’informatisation a permis de développer la surveillance et le « management par la terreur » s’est largement répandu. Des professions en « cols blancs » sont maintenant traitées comme les « cols bleus » et souvent pire. Enfin l’uberisation et le développement des auto-entrepreneurs ne sont des progrès que pour ceux qui ignorent tout de l’histoire. Ce sont des formes de travail à la tâche, un salariat déguisé, qui a tous les inconvénients du salariat sans en avoir les avantages. Un chauffeur « Uber » ou un auto-entrepreneur est l’équivalent exact de ce qu’étaient les canuts lyonnais en 1830. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les mouvements sociaux parmi les chauffeurs « Uber » portent souvent sur la requalification de leur contrat en contrat de travail salarial et plusieurs tribunaux américains leur ont donné satisfaction sur ce point.
La question du « travail aliéné » est donc plus que jamais une question poignante. Elle touche aussi partiellement les couches supérieures du salariat, cadres des entreprises, commerciaux, qui, s’ils ont de bons salaires, s’aperçoivent qu’ils font « des boulots de merde » et pour certains lâchent tout pour devenir maraîchers, bucherons, etc.
Bien que l’on amuse la galerie avec les questions sociétales, la question du travail est, selon moi, la question centrale des années à venir, tant du point de vue la lutte contre le chômage que du point de vue des formes du travail, du sens qu’il peut avoir dans la société d’aujourd’hui.

4/ Marx disait que les premiers grands capitalistes, au début de l’ère moderne, avaient bénéficié d’un processus d’« accumulation primitive » : autrement dit, ils s’étaient accaparés en masse des biens autrefois communaux – en particulier des terres agricoles –, qu’ils avaient donc privatisé afin d’en faire le socle de leur enrichissement futur. Or, on a vu émerger au cours de l’époque récente, en un laps de temps extrêmement bref, de richissimes milliardaires partis de presque rien, notamment dans le domaine de l’économie numérique. Ces enrichissements rapides ont-ils été rendus possibles par une nouvelle forme d’accumulation primitive, c’est-à-dire de privatisation des biens communaux ? Dans quels secteurs de l’économie contemporaine le phénomène d’accumulation primitive peut-il plus largement être observé ?

En matière d’accumulation primitive, les régimes prétendument « communistes » ont été particulièrement performants. Les oligarques russes et les milliardaires chinois ont fait main basse sur la propriété étatique et c’est une des dimensions importantes des transformations de ces régimes bureaucratique. En ce qui concerne les grandes entreprises du numérique, symbolisées par les GAFA, leur capitalisation fabuleuse est celle d’une économie de rente. Elles extorquent des redevances en situation de monopole ou de quasi-monopole. Mais elles n’ont vraiment rien créé par elles-mêmes, contrairement aux légendes colportées à ce sujet. Apple a fait sa fortune avec l’interface du Mac … inventée par l’Université de Palo Alto et « privatisée » par Steve Jobs qui a surtout été un génie des affaires. Les langages de programmation sont des logiciels libres, tout l’internet procède des travaux produits par des organismes publics (les universités américaines stimulées par le programme ARPANET du Pentagone) ; l’interface d’internet, HTM, a été créée par les chercheurs du CERN. Ensuite ces grandes entreprises passent des contrats d’exclusivité avec les États. Ainsi le contrat qui lie Microsoft au ministère de l’éducation nationale en France, ce qui étouffe toute la concurrence et notamment les entreprises françaises indépendantes qui s’étaient lancées sur le logiciel libre en direction de l’école… Bref, là encore, comme dirait l’Ecclésiaste, rien de nouveau sous le soleil. Le capitalisme moderne ressemble comme deux gouttes d’eau au capitalisme d’il y a deux ou trois siècles.
Il ne faut d’ailleurs pas se laisser éblouir par son vernis « high tech ». Le capitalisme d’aujourd’hui cherche à s’accaparer les biens rares de l’avenir, les terres et on assiste en Afrique aujourd’hui à grande échelle à un nouveau mouvement des « enclosures », et d’ailleurs ce mouvement existe aussi, à une moindre échelle, en France.

5/ Depuis les années quatre-vingt, avec les réformes de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher, nous avons assisté à une dérégulation outrancière du système économique mondial. Le nombre de milliardaires dans le monde a explosé, alors que, dans le même temps, le taux de croissance des grands pays industriels s’est réduit comme peau de chagrin, le chômage est devenu structurel, la proportion de travailleurs pauvres a fortement augmenté, les écarts de richesse sont remontés en flèche et les crises financières se sont succédé à un rythme répété, la plus violente ayant bien entendu découlé des subprimes. Malgré cela, un peu partout en Occident, les élections confortent les partis libéraux, et la gauche se retrouve très souvent en miettes. Pourquoi les pauvres ne se révoltent-ils pas ?

Il n’y a aucune raison « objective » à cette domination des partis que l’on appelle à tort libéraux (car ils bafouent tous les idéaux du  politique). Mais on doit comprendre que les rapports sociaux incluent des représentations du monde et de ces mêmes rapports sociaux. Marx montre tout cela génialement dans la première section du Capital, notamment dans le passage consacré au fétichisme de la marchandise. Les mécanismes de la soumission à l’ordre existant ont été l’objet d’analyses d’auteurs importants, mal compris à leur époque et inconnus aujourd’hui, comme Herbert Marcuse, dont L’homme unidimensionnel reste un ouvrage très éclairant pour aujourd’hui. « Les hommes combattent pour leur servitude, comme s’il s’agissait de leur salut » disait Spinoza. Rien de plus désespérant quand nous voyons des centaines de millions de déshérités proclamer leur soumission (islam) à des tyrannies religieuses assises sur des fortunes colossales.
En vérité, il n’y a pas de « dynamique objective » du capitalisme qui produirait des révoltes se transformant en révolution. Pour renverser le capitalisme, il faut aussi une transformation  et intellectuelle de la  toute entière, ainsi que le disait Gramsci.

6/ La désertification industrielle de nos contrées a mis un terme au monde ouvrier traditionnel, désormais relégué dans la France périphérique des chômeurs et des intérimaires, majoritairement acquise au Front national ou à l’abstention. La culture prolétarienne en tant que telle a cessé d’exister. Les « quartiers populaires » ne désignent plus d’ailleurs les quartiers ouvriers, qui ont plus ou moins disparu, mais les zones de banlieues où se concentrent d’importantes quantités de citoyens immigrés et mal intégrés, très peu politisés. Dès lors, la lutte des classes a-t-elle encore un sens ? Quelle catégorie de population peut s’opposer au « patronat », lui-même réincarné sous les traits nébuleux de l’actionnaire anonyme ?

La « lutte de classes » n’est ni une donnée sociologique ni une donnée purement politique. L’identification de la gauche à la classe ouvrière et aux autres classes salariées a tout obscurci. La « lutte de classes », c’est ce qui s’organise autour du rapport capitaliste, la transformation de la force de travail en marchandise dont la consommation non seulement renouvelle la valeur de cette marchandise très particulière mais encore produit une valeur additionnelle. Les formes qui expriment la conscience de ce rapport peuvent être très variées, mais on a perdu l’habitude de les reconnaître. Par exemple quand se développe l’hostilité envers les immigrés, particulièrement chez les travailleurs (on a bien vu ça en Italie aux dernières élections), c’est d’abord parce que l’immigré est perçu comme celui qui vient faire une concurrence déloyale au travailleur « national » et donc va fragiliser sa position face au capitaliste. Les « belles âmes » qui ne sont jamais confrontées à cette situation vont faire la  à ces « salauds de pauvres » et dénoncer les « populistes ». Mais c’est encore la lutte des classes qui s’exprime ! Comme c’est encore la lutte des classes qui s’exprime dans la colère des Français des banlieues étudiés par Christophe Guilly.
Le problème est de transformer ce qui est seulement réactif en un mouvement actif qui ne va pas se dresser contre quelques boucs émissaires (les « deux cents familles ») mais peut transformer la situation réelle en faisant prévaloir les intérêts du « peuple » (ceux d’en bas) contre le « grands » (ceux qui veulent gouverner) pour reprendre la problématique machiavélienne. Et ça, ça peut prendre beaucoup de formes différentes : une ville qui soutient les grévistes d’une usine menacée, la lutte contre la fermeture d’une gare, l’organisation de coopératives de producteurs, l’organisation de crèches collectives mutualistes, etc. On ne fait pas assez attention à tous ces petits ruisseaux qui pourraient bien faire une grande rivière.

7/ La révolte contre le capitalisme, si elle a toujours la moindre chance d’éclater, viendra-t-elle de l’Occident ou des autres parties du monde ? Après avoir été le moteur de l’histoire pendant plusieurs siècles, pour le meilleur et pour le pire, ne sommes-nous pas devenues les nations du monde d’hier ?

Le capital fait son tour du monde. En Asie et notamment en Chine, il y a d’intenses luttes de classes qui aboutissent à l’élévation du salaire et du coup le prochain continent c’est l’Afrique. Mais après, il n’y a plus rien ! L’Antarctique a sans doute des ressources à exploiter mais pas de force de travail humaine. Quelques décennies ; mais il faudra bien régler les comptes un jour.

8/ Les détracteurs de Marx lui reprochent souvent d’avoir donné une vision trop optimiste de l’industrie et des progrès de la technique. On ne peut assurément pas le considérer comme un précurseur de l’écologie ! Y a-t-il néanmoins chez Marx des éléments qui permettent d’analyser la crise écologique de notre temps ?

Évidemment, Marx n’est pas un « écologiste ». Engels prêtera une grande attention aux travaux du père de l’écologie, Ernst Haeckel. Mais il y a chez Marx une grande attention à l’épouvantable destruction du milieu naturel que produit le développement du mode de production capitaliste. Le capital détruit les deux sources de la richesse que sont la terre et le travail, dit-il. Et dans son esprit, le communisme, c’est aussi une manière économique – c’est-à-dire en minimisant la dépense d’énergie – de régler les rapports entre l’homme et la nature. Même s’il y a chez Marx un intérêt et même une vraie fascination pour le machinisme dont il est le premier grand analyste, les menaces qui pèsent sur notre écoumène peuvent être clairement comprise en repartant des analyses de Marx.

9/ La robotisation risque de provoquer le déclassement de nombreux travailleurs dans le monde et menace même la main-d’œuvre bon marché des pays émergents : c’est ce que Marx appelait la domination du « travail mort » sur le « travail vivant ». Pourtant, si le travail se fait de plus en plus rare, que les pauvres sont de plus en plus nombreux et qu’ils deviennent de plus en plus pauvres, qui continuera d’acheter les produits fabriqués par les machines, et comment les riches feront-ils pour rester riches ?

Contradiction mortelle du mode de production capitaliste ! Au moment où le travail pourrait se faire « plus rare », le capital est plus avide que jamais de travail vivant : allongement de la semaine de travail, mise en cause des 35 heures, élévation de l’âge de départ à la retraite, etc. Ce qui intéresse le capital, c’est le travail gratis et il n’y que la force de travail humaine qui peut produire du travail gratis. Les machines par elles-mêmes ne produisent jamais plus de valeur que ce qu’elles ont coûté. Un mode de production entièrement automatisé ne produirait aucune plus-value !

10/ Le communisme est-il toujours une option valable ? Sinon, quelle alternative proposer contre le capitalisme, si tant est qu’un autre régime soit seulement possible ou souhaitable ? 

Dans mon Introduction à la pensée de Marx (Le Seuil, 2018), je souligne dans le chapitre conclusif : « nous n’avons pas moins mais plus de raisons que Marx de penser que le mode de production capitaliste est historiquement condamné. À quoi cédera-t-il la place ? Le pire reste possible. Mais précisément, avec Marx, nous devons nous rappeler que les hommes font eux-mêmes leur propre histoire. » C’est pourquoi il n’y a pas de tâche plus urgente que de repenser un « communisme » qui n’aura rien à voir ni de près ni de loin avec les systèmes bureaucratiques collectivistes. Un communisme qui ne fera pas table rase du passé mais s’appuiera au contraire sur tout ce que notre histoire nous a légué. Le communisme, c’est d’abord faire prévaloir le bien commun. Ce bien commun, c’est d’abord tout ce que nous procure la vie communautaire, la vie dans une cité comme le disait Aristote. C’est donc partager l’usage de biens qui ne peuvent être appropriables de manière privative : la santé, l’éducation, la jouissance de la culture, les possibilités offertes pour accomplir ce que nous pensons être une vie bonne. C’est aussi nous protéger contre les maux publics que sont la pollution, la dégradation de l’environnement et le délabrement des conditions mêmes de la vie humaine sur cette planète limitée qui est la nôtre. Le bien commun ne peut être garanti que par l’action politique, de bas en haut (en bas, il y a la commune !). Un communisme donc sans dépérissement de l’État (voilà la grosse différence avec Marx), mais avec un État protégeant les individus contre la domination – ce qui est la définition même du républicanisme. Un communisme qui ne renoncera aux utopies, mais s’en tiendra à cette « décence commune » dont parlait Orwell.


Note à l'intention des chasseurs de sorcières: les "antifa" professionnels ne manquent pas dénoncer cet entretien accordé à la "revue d'extrême-droite" "Éléments". Si Éléments se veut une revue d'idées "pour la civilisation européenne", c'est aussi une revue ouverte au dialogue des idées, bien loin du sectarisme qui est d'autant plus virulent "à gauche" que tous les idéaux de la gauche ont jetés par-dessus bord. Mon interviewer, Thibault Isabel, quant à lui se réclame de Proudhon, défend le principe de tolérance et un certain multiculturalisme que je suis loin de partager mais qu'on ne peut surtout pas qualifier d'idéologie d'extrême-droite (voir ses différents ouvrage). C'est aussi dans Éléments et dans Krisis qu'on trouvera de bonnes défenses des travaux du regretté Costanzo Preve.


dimanche 29 avril 2018

Discussion sur Marx, à partir de l'Introduction à la Pensée de Marx

Intervention sur Radio-France Internationale, à l'invitation de Pierre-Édouard Deldique, dans son émission "Idées", publié le 29 avril 2018
Podcaster l'émission

lundi 23 avril 2018

Introduction à la pensée de Marx

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Introduction à la pensée de Marx

Aux éditions du Seuil (ISBN : 9782021384567)
intro Marx recto intro Marx verso


Sommaire
Avant-propos
 1. Marx en son temps
2. De la démocratie radicale à la critique de l’économie politique : la philosophie de la praxis3. La valeur et le fétichisme de la marchandise : genèse et figures de l’idéologie
4. L’échange et l’exploitation capitaliste : le procès de travail et la production de la survaleur
5. La dynamique du mode de production capitaliste
6. L’émancipation, le communisme
7. Une théorie générale de l’histoire ?
8. Politique et dépérissement du politique
9. L’héritage marxiste
10. L’actualité de la pensée de Marx
Présentation
Deux siècles après la naissance de Marx, le capitalisme semble partout avoir eu raison du marxisme. Et pourtant la critique du capitalisme est partout ravivée par la crise écologique, l’explosion des inégalités et la maltraitance des travailleurs. Cette contradiction n’est qu’une apparence, car la pensée de Marx n’a rien à voir avec la vulgate étatiste et productiviste des partis communistes défaits par l’histoire. Ce livre tord le cou à bien ses idées reçues et nous restitue l’œuvre authentique de Marx, le philosophe humaniste, penseur de l’émancipation des individus et de la démocratie réelle. Conçu comme une initiation didactique à la pensée d’un grand auteur, il en couvre toutes les dimensions philosophiques, économiques, politiques et il nous montre comment cette œuvre reste un outil précieux pour penser le présent.
Recension
http://denis-collin.viabloga.com/news/introduction-a-la-pensee-de-marx

jeudi 19 avril 2018

Introduction à la pensée de Marx (recension)

Recension par Laurent Joffrin dans Libération

Le philosophe Denis Collin signe un ouvrage utile pour redécouvrir la pensée du fondateur du marxisme qui aurait eu 200 ans cette année. Les idolâtres le rejetteront, ceux qui se demandent si Marx serait devenu social-démocrate aussi.

 Marx aujourd’hui
Le marxisme est mort, mais Marx est vivant. Tel est le mantra de Denis Collin, philosophe qui livre une introduction à la pensée de l’auteur du Capital à la fois utile, bienvenue et quelque peu frustrante. Le marxisme, dit-il, citant Michel Henry, autre philosophe, n’est que «la somme des contresens commis sur Marx». Formule juste, tant les orthodoxes et les dévots ont ossifié, rigidifié, dogmatisé la vaste pensée qui a dominé pendant quelques décennies une grande partie du mouvement ouvrier et a servi sous cette forme aux très orwelliennes dictatures marxistes-léninistes qui ont défiguré l’idéal socialiste.
Cette idéologie, transformée en catéchisme par les responsables communistes, n’a pas survécu à l’échec historique retentissant des expériences menées en son nom, sinon dans les écrits de l’Hibernatus Badiou et de quelques autres.
Denis Collin revient donc aux sources, aux textes, pour en donner une synthèse claire et une interprétation argumentée qui seront précieuses à quiconque veut s’initier.
Marx est d’abord un philosophe puissant, inspiré par Hegel, par Feuerbach et quelques autres qui placent au centre de sa réflexion le concept d’aliénation. Pour Hegel, l’esprit s’aliène dans la matière avant de reprendre dialectiquement ses droits ; pour Feuerbach, l’homme s’aliène dans la religion qu’il voit à la source de toutes choses, alors que c’est l’homme qui crée la religion.
Pour Marx, qui étudie d’abord le capitalisme de son temps, l’homme s’aliène dans la marchandise devenue fétiche, qui gouverne le travail et la consommation alors qu’elle en est le produit. Il inaugure ainsi une double critique de la consommation et du travail salarié qui reste aujourd’hui encore d’actualité.
Marx passe au scalpel la science économique de son temps, qui n’a pas beaucoup changé depuis. Il élucide le mystère du capital qui se nourrit du «sur-travail» fourni par le salarié pour se lancer dans la course sans fin de l’accumulation. Denis Collin, une fois cet héritage clarifié, note que Marx est un penseur de la liberté plus que du déterminisme, qu’il croit au progrès matériel et à l’émancipation humaine par l’action consciente.
De la même manière, en politique, les textes qu’il consacre à la Révolution de 1848, au coup d’Etat du 2 décembre ou à la Commune de Paris font preuve d’une nuance d’analyse qui laisse toute sa place à l’autonomie des acteurs, et donc à celle de l’instance politique. Les hommes - et les femmes - agissent dans ces conditions sociales et historiques déterminées, mais ils gardent dans ce cadre un pouvoir de décision qui rend l’Histoire bien plus complexe et imprévisible que les mécaniques analyses des marxistes ne le soutiennent avec force certitude.
Denis Collin montre encore que la «dictature du prolétariat», prônée par Marx au moment des convulsions révolutionnaires du milieu du XIXe siècle, n’exclut pas l’acceptation du parlementarisme une fois l’occasion révolutionnaire passée, et encore moins l’établissement d’une démocratie fondée sur les libertés publiques.
Très utiles mises au point, donc, qui seront évidemment rejetées par les disciples restant du marxisme-léninisme, ceux qui lisent les textes sacrés, comme les salafistes lisent le Coran.
Restent les questions traitées à la fin du livre, mais guère résolues. Pourquoi les régimes politiques se réclamant du marxisme ont-ils à ce point échoué ? Denis Collin répond par un tour de passe-passe et non par l’analyse concrète des situations concrètes. Si le socialisme réel a failli, dit-il, c’est parce qu’il a… maintenu le capitalisme, et donc que son échec se ramène à celui du capitalisme. Pirouette simpliste.
Les chefs communistes étaient plus violents que d’autres, mais ils n’étaient pas plus bêtes. Ils ont remplacé l’économie de marché par un système où l’essentiel des moyens de production était collectivisé, selon l’idée de Marx, qui voyait le socialisme fonctionner «comme la poste allemande», et où les besoins n’étaient plus définis par le marché ou par la logique du profit, mais par celle des intérêts généraux des pays concernés, définis par un pouvoir central.
Les pays communistes sont donc bien sortis de la logique capitaliste pour lui substituer un système de planification centrale étranger au marché. Denis Collin évite soigneusement de s’engager dans cette voie, qui tendrait à montrer que la collectivisation produit aussi de la bureaucratie et des erreurs tragiques nées du volontarisme des fonctionnaires centraux, bloquant la productivité et instaurant une contrainte totalitaire sur la vie quotidienne des ouvriers «émancipés».
Rejetant le soviétisme, Denis Collin semble plaider pour «l’association libre des travailleurs», formule défendue par Marx. Mais s’il s’agit de petites unités de production décentralisées, à la manière d’une coopérative, il laisse entière la question du marché, auquel l’association en question sera forcément confrontée dès lors que subsistent la concurrence et la liberté du consommateur.
Marx décrivait le capitalisme impitoyable de son temps. Ses analyses restent utiles, par exemple pour décrypter la mondialisation et le fonctionnement du capitalisme «sauvage» à l’œuvre dans les pays émergents. Mais on peut faire le pari qu’il aurait amendé sa doctrine en observant l’échec des socialismes réels et le succès des économies de marché tempérées par les conquêtes du mouvement ouvrier, qu’il avait lui-même préconisées dans le Manifeste du Parti communiste : droit social, démocratie politique, Etat-providence. L’introduction à l’œuvre de Marx est utile. Denis Collin recule devant la conclusion…
Laurent Joffrin
Denis Collin Introduction à la pensée de Marx Seuil 256 pp., 14 €

samedi 7 avril 2018

La voix du corps

Dans son Cours De Linguistique Générale, Saussure annonce la naissance d’une science générale des signes ou sémiologie qui, parmi les différents systèmes de signification, comprend ce système particulier qui trouve son expression dans le langage. Roland Barthes, considérant qu’il n’y a pas de sens qui ne soit nommé propose la réduction de la sémiologie à la linguistique du moment que le monde des significations passe toujours par la médiation du langage qui les nomme. Le contenu de toute culture, en effet, est toujours exprimable dans la langue de cette culture et il n’existe pas de matériaux linguistiques qui ne soient les symboles de signifiés réels. Le progrès linguistique de l’humanité a toujours synchrone avec le développement technique des cultures : c’est la même structure mentale et cérébrale qui permet à l’homme de se rapporter au monde aux moyens de la fabrication d’outils ou au moyen de symboles linguistiques.

vendredi 6 avril 2018

L'homme est-il un loup pour l'homme

Conférence à Philopop, Le Havre, 5 avril 2018 par Marie-Pierre Frondziak

De l’antiquité à l’époque moderne (XVIIe siècle), on ne pense l’homme qu’à partir de la société : celle-ci est naturelle à l’homme. En effet, chez les Anciens, notamment pour Aristote (IVe s. av. JC), l’homme est considéré comme animal politique, c’est-à-dire animal fait naturellement pour vivre en société, et doué de raison. Pour Cicéron (1er s. av. JC), dans la tradition stoïcienne, le monde forme un tout où chaque être vivant a sa place, l’être humain au même titre que les autres, et qui tend à l’harmonie universelle. Pourvus de la raison, la finalité des hommes est d’appliquer à la société humaine le même ordre rationnel que celui qui régit l’ordre du monde. On a ainsi affaire à un holisme dans lequel l’homme n’est pas pensé comme sujet face au monde mais comme être dans le monde, comme être du monde. Le monde constitue ainsi une harmonie à ne surtout pas mettre en question et donc l’idée de guerre de chacun contre chacun n’y a pas de sens, même si évidemment cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de conflits entre individus. La seule guerre possible est la guerre contre les autres cités, contre les autres pays. C’est d’ailleurs en ce sens que Plaute (-195), le premier à utiliser cette formule, l’envisagera puisqu’il dit : « Quand on ne le connaît pas, l’homme est un loup pour l’homme. » Asinaria (comédie). Cette expression a été beaucoup reprise (Pline l’Ancien, Érasme, Montaigne, Schopenhauer et Freud pour les plus connus), mais nous nous attacherons ici au sens que lui donne Hobbes. Il est à noter que cette citation a souvent été utilisée de manière incomplète et à contresens.
Avec la philosophie du sujet (Descartes au xviie siècle), on a un changement radical de perspective. En quelques mots : jusqu’au XVIe on croit que la terre est au centre du monde et qu’elle est immobile (sauf Aristarque IIIe siècle av. JC). C’est le géocentrisme et le système de Ptolémée (IIe s. ap. JC). On croit cela car c’est ce que nous indique la perception. Avec Copernic puis Galilée, on apprend que c’est la terre qui tourne et qu’elle n’est pas au centre, c’est l’héliocentrisme. De plus, le monde ne résulte plus d’une harmonie universelle orientée par une finalité, mais constitue un univers physique, reposant sur le principe de causalité (A noter, c’est au XVIIe que la physique apparaît comme science). À partir de cette découverte, Descartes est celui qui va tirer les conséquences si je puis dire philosophiques de cela. On ne peut plus partir du monde qui ne nous dévoile rien, il faut partir du sujet. Ainsi, comme la révolution scientifique (cf. Galilée, Newton, …) qui pense la nature à partir de ses éléments et l’explique à l’aide de lois, l’analyse politique va elle aussi prendre une nouvelle perspective. Pour comprendre l’ordre politique, les penseurs vont partir des individus (= des éléments) et affirmer que l’ordre politique est artificiel et donc non naturel, construit (comme d’ailleurs la science), c’est-à-dire issu d’une convention entre les hommes. On ne part plus du monde mais de l’homme, naît ainsi l’individualisme par opposition au holisme et on trouve alors l’idée de la concurrence et du conflit entre les hommes, non plus seulement entre les sociétés. 
Au XVIIe siècle vont naître nombre de réflexions avec des gens comme Grotius (Du droit de la guerre et de la paix – 1625) et Pufendorf (Du droit de la nature et des gens – 1672), respectivement hollandais et allemand, tous deux juristes, ou avec Hobbes et Locke (Traité du Gouvernement civil – 1690), Spinoza (TTP – 1670), puis Rousseau au XVIIIe siècle qui sont philosophes. Ils partent de l’idée que l’individu, en tant que tel, possède un certain nombre de droits. En effet, naturellement, les hommes sont indépendants et égaux, et nul n ‘a droit de commander aux autres. Mais cet état de nature est un état très instable, voire violent, d’où cette affirmation de Hobbes dans le De Cive : « l’homme est un loup pour l’homme », après avoir dit que « l’homme est un dieu pour l’homme », car sans l’autre nous ne pouvons survivre. Cet état de violence ne peut être dépassé que par une autorité politique. Ils vont alors réfléchir au moyen de régler les relations entre les hommes, puisque visiblement le droit naturel de la droite raison ne suffit pas.  
La question qui se pose donc à nous est la suivante : l’homme est-il un loup pour l’homme ? Est-ce en permanence la guerre de chacun contre chacun ? Dans la tradition philosophique, à partir du 17èmesiècle, on trouve en général une anthropologie qui l’affirme, excepté chez Rousseau, pour lequel l’homme solitaire est plutôt neutre et que c’est la vie avec ses semblables qui le rend mauvais. Mais dans la mesure où l’homme ne peut vivre seul, cela ne revient-il pas à la même conclusion ? À savoir, l’homme est constamment en concurrence, voire en conflit avec ses semblables, ce qui suppose une certaine dose d’agressivité. Certes, classiquement la guerre est un conflit armé entre États, qui induit les notions d’agression et /ou de défense, mais ne rencontre-t-on pas aussi cet état entre individus ?
 Je vous propose donc pour analyser cette question de partir dans un premier temps de deux conceptions anthropologiques qui semblent s’opposer, celles de Hobbes et de Rousseau. Dans un second moment, d’envisager, très succinctement mais pour illustrer notre propos, la volonté de la philosophie de l’Histoire de trouver un sens à ces conflits et de les dépasser. Je m’appuierai sur Kant. Enfin nous terminerons avec l’anthropologie pessimiste de Freud.
I L’OPPOSITION (APPARENTE) ENTRE HOBBES ET ROUSSEAU
Hobbes = philosophe anglais (1588-1679). Du Citoyen (De Cive) a été écrit en 1642, le Léviathan en 1651. Il faut savoir que la réflexion politique de Hobbes est liée au contexte politique de son époque, à savoir la guerre civile anglaise en 1642 (Charles 1er est jugé et exécuté en 1649, République de 1649 à 1660, sous Cromwell). Il s’agit pour lui d’éclairer les hommes sur la nécessité de l’État, afin d’éviter la discorde et la guerre. Ainsi, il cherche à expliquer et légitimer l’ordre politique existant, à savoir l’Absolutisme. Sa démarche est descriptive et explicative, et nous dit ce qui est.
J.J. Rousseau (1712-1778), philosophe français, né à Genève a écrit un certain nombre d’ouvrages importants, parmi lesquels nous retiendrons ici : le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755) et Du contrat social (1762). Sous des aspects parfois lyriques, il nous faut souligner ici que la pensée politique de Rousseau est particulièrement rigoureuse et conséquente. Son objectif est d’énoncer les principes du droit politique. A la différence de Hobbes, Rousseau refuse de légitimer le fait par le droit et sa démarche est normative, il nous dit ce qui doit être.
Néanmoins, ils affirment tous deux un état d’égalité des hommes à l’état de nature. Leur opposition viendra de l’interprétation de cette égalité et des conséquences qu’ils en tireront, quant à l’ordre politique tel qu’il est et tel qu’il doit être. 
Hobbes, pour étayer sa philosophie politique, part de l’hypothèse de l’homme à l’état de nature pour expliquer et justifier la nécessité d’un pouvoir politique. Le but de Hobbes est de montrer que, sans un accord primordial des hommes entre eux, sans un pacte reconnu par tous, la vie humaine est une vie d’insécurité et d’état de guerre permanent. Ainsi, selon lui, l’état de nature concernant l’homme est un état d’indépendance, ce que l’on appelle aussi liberté naturelle. Cela signifie que, dans cet état, il n’existe pas de subordination à une quelconque autorité, qu’elle soit celle d’un autre homme ou divine.
Hobbes commence par un constat : naturellement (= sur le plan de la nature), les hommes disposent quasiment des mêmes facultés corporelles et donc aussi de la même force.
De même, ils disposent pratiquement des mêmes capacités intellectuelles, la preuve = chacun croit être plus sage que les autres : « Car, ordinairement, il n'existe pas un plus grand signe de la distribution égale de quelque chose que le fait que chaque homme soit satisfait de son lot. » Chap. XIII (Léviathan - De la condition naturelle des hommes en ce qui concerne leur félicité et leur misère). Donc, tous les hommes sont égaux naturellement, car ils sont constitués de la même façon. Chacun est fondamentalement libre et puissant, possède le droit de se préserver par tous les moyens. Conséquence: tous les individus désirent les mêmes choses. Désirant les mêmes choses, et essentiellement la conservation de leur vie (que Hobbes considère comme étant une loi naturelle dictée par la raison), ils entrent en concurrence et deviennent ennemis : c’est la guerre de chacun contre chacun, idée qui reprend celle de Plaute : « l’homme est un loup pour l’homme» De cive. Selon Hobbes, trois causes sont à l’origine de cette situation : la rivalité, la défiance et la fierté, lesquelles entraînent l’attaque pour le gain, la fierté et la réputation qu’il obtient ou maintient par la violence. Donc, tant qu’il n’existe pas de lois, pas de souverain, pas de structures d’obéissance et donc pas d’objectif mis en commun, c’est l’état de guerre permanent. Pour Hobbes, l’état de guerre ne renvoie pas seulement à des combats ou des batailles mais aussi à une disposition au combat et ce serait le cas quand il n’y a pas de lois autoritaires et dissuasives, l’homme est ennemi de tout homme.
De cette incapacité à s’entendre, Hobbes tire les conséquences : pas de savoir, pas de progrès, pas de société, pas d’évolution, seulement une vie solitaire (puisque tous les autres sont de potentiels ennemis) et animale (liée au seul instinct de survie).
Pour étayer son propos et nous signifier qu’en nous demeurent des traces de cet état d’insécurité et de méfiance vis-à-vis de nos semblables, Hobbes énumère toutes les précautions que nous prenons encore à l’état civilisé (ou socialisé), et ce malgré tous les moyens de sécurité mis en place, comme si la résurgence de cet état de nature pouvait intervenir à tout instant (on ferme la porte à clé, quand on part en voyage, on s’arme, on se méfie de ses domestiques, etc.). Cela montre bien que sans les institutions, sans les lois, l’homme reste un loup pour l’homme.
Comme on peut le voir l’anthropologie hobbesienne est très pessimiste : sans lois, sans un état civil, les hommes ne peuvent s’entendre, ils sont trop méfiants et dominateurs.
Pour autant, il croit que l’être humain est à même de sortir de cet état de nature grâce à deux facultés : les passions et la raison. Ces passions sont la peur de la mort et le désir de confort, passions capables de contrecarrer l’agressivité inhérente à l’homme. De même, il possède la raison, faculté qui lui permet de comprendre son intérêt et de mettre en place les structures (ordre politique, lois, …) qui lui permettent de le satisfaire.
Donc, la loi naturelle, qui exige la conservation de soi, va entraîner la recherche de la paix, car la guerre nuit à la conservation de soi. Cette compréhension de l’intérêt bien compris est possible grâce à la raison.
Ainsi, pour vivre en paix, et donc assumer l’obligation de la loi naturelle, qui consiste à persévérer dans son être, un pouvoir commun doit être mis en place par un pacte, c’est-à-dire une convention qui présuppose la réciprocité (d’où « que l’on consente, quand les autres y consentent aussi, à se dessaisir, dans toute la mesure où l’on pensera que c’est nécessaire à la paix et à sa propre défense, du droit qu’on a sur toute chose ; et qu’on se contente d’autant de liberté à l’égard des autres qu’on en concèderait aux autres à l’égard de soi-même. » Ibid. Je renonce à mon droit naturel et reconnais un droit propre à l’autre qui délimite le mien, c’est le pacte d’association. Ma liberté est conservée, à condition qu’elle ne nuise pas à autrui et réciproquement, c’est ce qu’on appelle la « règle d’or » (qu’on retrouve notamment chez Confucius au Vème siècle avant J.C. : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse à vous-même »)).
C’est une toute autre perspective, une perspective opposée, que l’on trouve avec Rousseau. Comme Hobbes, il émet aussi l’hypothèse d’un état de nature, dans lequel les hommes sont naturellement égaux (mêmes capacités, mêmes facultés). Même affirmation aussi que chez Hobbes : à l’état de nature, il n’y a pas d’évolution, pas de progrès. Cependant, dans cet état de nature, les hommes sont pacifiques, ou à tout le moins sont neutres, car la possession n’est pas assez stable et les besoins sont très limités. De plus, les passions, comme l’orgueil ou l’amour-propre, ne sont pas développées, car les hommes vivent isolés. Les hommes n’ont donc pas à se comparer, ni à s’agresser. Mais ils sont également stupides et bornés (C.S L.I., chap. VIII.) -> ils ne sont donc pas libres. Comme chez Hobbes encore, on retrouve la loi naturelle comme idée de la conservation de soi, que Rousseau appelle amour de soi et à laquelle il ajoute la pitié pour autrui. Mais, là où diverge essentiellement Rousseau, c’est qu’il réfute justement cette idée d’un état de guerre permanent de chacun contre chacun : « C'est le rapport des choses et non des hommes qui constitue la guerre, et l'état de guerre ne pouvant naître des simples relations personnelles, mais seulement des relations réelles, la guerre privée ou d'homme à homme ne peut exister, ni dans l'état de nature où il n'y a point de propriété constante, ni dans l'état social où tout est sous l'autorité des lois. (…) La guerre n'est donc point une relation d'homme à homme, mais une relation d'État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu'accidentellement, non point comme hommes ni même comme citoyens, mais comme soldats ; non point comme membres de la patrie, mais comme ses défenseurs. »C.S. Chap. IV De l’esclavage. Ce que décrit ici Rousseau, c’est ce qui doit ou devrait être et cela signifie que pour lui naturellement, l’homme n’est pas belliqueux envers ses semblables, mais c’est la vie en société qui entraine la guerre de chacun contre chacun, car c’est la vie sociale qui crée les relations de pouvoir et de subordination. Il montre d’ailleurs que le contrat d’association passé entre les hommes est un véritable marché de dupes. Il le dit de façon très ironique dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes « Unissons-nous (…) pour garantir de l’oppression les faibles, contenir les ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient. Instituons des règlements de justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer (…). En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de l’association (…). »Ce qui se passe dans la société est selon lui un véritable coup de force. En effet, Rousseau réaffirme que ce qui est naturel, c’est la possession. La propriété suppose une reconnaissance comme telle. Or, selon lui, ceux qui possédaient ont imaginé un accord qui viserait à garantir leur possession. En remettant tous leur droit à un souverain, les possédants gagnaient par là-même la perpétuation de leur possession transformée en propriété et donc garantie par l’ordre public. C’est dans la société que règne la loi du plus fort, les faibles ont été dupés : croyant être protégés par les lois, celles-ci ne font que légaliser la violence. Ainsi, par leur pauvreté, ils deviennent dépendants. Or, si les peuples se sont donné des chefs, c’est pour défendre leur liberté, non pour la supprimer. Rousseau dénonce cette légitimation du fait par le droit, qui ne profite qu’aux plus puissants. C’est en cela que Rousseau diverge de Hobbes. Selon le premier, le second avec sa théorie politique ne fait que légitimer l’ordre politique existant fondé sur la force. Cependant, la force relève du fait, elle est changeante, aléatoire. Et là où il y a soumission à la force, il ne peut y a voir de liberté. Or, pour Rousseau, un contrat suppose des obligations mutuelles, non pas un engagement unilatéral, comme c’est le cas dans la soumission, en particulier dans l’Absolutisme. En effet, pour Rousseau l’État doit être garant de la liberté et de l’égalité auxquelles les hommes ont naturellement droit. Aussi, la liberté n’est-t-elle possible qu’à travers l’ordre politique, à travers le pacte d’association, qui fait que chacun se donnant à tous ne se donne à personne. Mais cet état politique n’existe pas, il est à faire. L’état politique que nous connaissons est bien fait de conflits entre individus. C’est pourquoi, le contrat social de Rousseau ne cherche pas à légitimer ce qui existe, comme il reproche à Hobbes de le faire. Selon lui, ce que les hommes ont fait, ils peuvent le défaire. De même donc, l’ordre social et politique peut également être mis en question.
Finalement ce que montrent Hobbes et Rousseau c’est que du fait que les hommes ont des relations entre eux, celles-ci sont sources de conflits, dues notamment au développement des différentes passions. Pour assurer une paix relative, ils ont dû instaurer par convention une autorité qui les départage et qui limite cette guerre de chacun contre chacun.
Il n’en reste pas moins que l’on peut s’interroger sur les raisons de cette inimitié entre les hommes. C’est ce que vont faire les philosophies de l’Histoire.
II COMMENT COMPRENDRE CET ETAT DE GUERRE DE CHACUN CONTRE CHACUN : LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE
Kant est le premier à faire une véritable « Philosophie de l'Histoire ». Ce terme désigne les doctrines qui prétendent donner un sens à l'histoire de l'humanité prise dans son ensemble. En effet, parce qu’il portait un jugement désenchanté sur la nature humaine, Kant a cherché à comprendre le sens d’une histoire dont l’absurdité saute aux yeux. Il va se demander pourquoi l’Histoire des hommes est tragique et s’ils peuvent échapper à cette tragédie. C’est pourquoi, il lui apparaît essentiel de chercher à y voir clair au-delà du spectacle des atrocités insoutenables. Il est certes sans illusion concernant la méchanceté des hommes. Mais en même temps, c’est à cause de cette méchanceté qu’il faut mener une réflexion afin de comprendre que les hommes ne sont pas nécessairement voués au malheur, mais que l’espèce humaine est susceptible de progrès. En effet, l’homme est à la fois un être de nature et un être raisonnable. Si les hommes étaient gouvernés uniquement par la raison, ils feraient régner la raison dans le monde. Mais l’être humain est un mixte, dual, tiraillé, dont on ne peut prévoir toutes les réactions. Ainsi, en cherchant le sens de notre condition, Kant tente de comprendre comment cet antagonisme fondamental peut engendrer la culture et il va montrer que c'est au niveau de l’espèce, non de l’individu, donc dans l'Histoire que se réalise le progrès de la raison et de la liberté. Ainsi, l’homme a l’idée de ce qu’est une conduite raisonnable, qui fait la différence entre lui et l’animal, mais elle est raisonnable en puissance, c’est une potentialité, elle n’est pas en acte (=effective). L’originalité de Kant va consister à affirmer que le progrès humain n’est possible que malgré et en même temps par la méchanceté des hommes. En effet, pour que les hommes parviennent à développer la raison et la liberté, ils doivent s’opposer et c’est cette opposition qui rend possible la société, lieu propice au développement des facultés humaines. C’est ainsi la recherche égoïste des intérêts privés et la concurrence entre les hommes qui stimulent et développent leurs dispositions naturelles.
Pour préciser tout ceci, je vais m’appuyer sur l’analyse de la proposition IV de l’IHU (1784) dans laquelle Kant affirme qu’il existe chez l’homme 2 penchants contradictoires qu’il nomme insociable sociabilité et qui poussent l’individu à s’associer avec ses semblables, mais aussi à s’opposer à eux, afin d’obtenir une satisfaction égoïste de ses intérêts. Ainsi, le 1er de ces penchants le conduit à rechercher ses semblables, car pour survivre les hommes ont besoin les uns des autres et doivent s’organiser pour lutter contre la nature. De plus, grâce aux autres, ils peuvent développer toutes leurs potentialités, telles que le langage, la pensée, la technique, etc. en s’éduquant les uns, les autres. L’homme est donc naturellement sociable. Cependant, son 2ème penchant, naturel lui aussi, le pousse à s’isoler. En effet, chaque homme est mû par ses intérêts et ses passions, et ne vise qu’à les satisfaire. Chaque homme ne pense qu’à son intérêt particulier quand il agit, ne pense pas à l’intérêt général, ou à l’intérêt de l’espèce. Mais, ce faisant, les hommes servent sans s’en rendre compte cet intérêt commun. L’idée d’un progrès de l’espèce humaine suppose ici que lorsque chaque individu agit en visant son intérêt particulier, il contribue sans le savoir, et malgré lui, par son propre égoïsme, au progrès de l’espèce. On retrouve ici la théorie de la main invisible d’Adam Smith (La richesse des nations – 1776), que Kant a lue, ainsi que l’idée que développera Hegel, à savoir la ruse de la raison qui utilise les passions humaines pour s’accomplir. Ce faisant, l’individu va donc constamment s’opposer aux autres et ses relations avec eux vont être le plus souvent conflictuelles. Ce que je désire, les autres le désirent également, comme nous l’avons vu avec Hobbes. Et, paradoxalement, c’est justement le fait que nous désirions les mêmes choses qui va amener à développer nos qualités proprement humaines. En effet, l’autre représente un obstacle que chacun doit surmonter en mettant en œuvre toutes ses facultés et c’est cette contrainte qui lui permet de développer son humanité. En effet, l’opposition à autrui va avoir pour conséquence d’éveiller les forces humaines. Pour s’imposer parmi les autres, l’homme doit mettre en œuvre une grande énergie et une grande capacité d’invention. Et, si les autres hommes représentent autant d’obstacles à surmonter et nécessitent la mise en œuvre de toutes ses facultés, ils sont en même temps le moyen de satisfaire ces passions. C’est pourquoi chacun cherche à se faire une place parmi ses semblables. Par exemple, l’ambition n’a de sens que parce que les autres existent. Ainsi, ce mécanisme naturel est à l’origine du développement de l’humanité. Voulant être toujours plus fort, plus puissant, l’homme développe toutes ses dispositions. Ce sont donc les passions qui vont entraîner le développement de l’humanité et pousser l’homme à dépasser sa nonchalance. S’il ne rencontrait aucun obstacle, l’homme demeurerait un simple animal. L’homme n’est donc pas pacifique par nature. C’est parce qu’il est naturellement méchant, qu’il peut accéder à une certaine grandeur. L’Histoire semble alors n’avoir rien de moral. Mais, c’est justement parce que les passions, qui n’ont rien de remarquable, ni de digne en elles-mêmes, mettent les hommes en concurrence, qu’elles les forcent à se discipliner et à se cultiver, pour l’emporter sur leurs semblables. Sans cette insociabilité, les facultés humaines resteraient à l’état de possibilité, elles ne seraient jamais effectives. Kant fait ainsi une comparaison. Si les hommes n’étaient pas belliqueux, ils ressembleraient à de doux animaux domestiques. Certes, nous pouvons regretter une vie, hypothétique, d’innocence et d’ignorance. Cependant, et Rousseau l’avait déjà remarqué dans le Contrat social, dans cet état de nature, l’homme est un animal stupide et borné, et sa vie n’a pas vraiment de valeur, dans la mesure où elle n’est pas orientée par la liberté. L’Histoire des hommes est certes faite de violence, mais elle fait également des hommes intelligents et libres. Et si les passions sont porteuses de souffrance, elles impliquent également que par la perte de son innocence, l’homme a obtenu en retour la possibilité d’utiliser sa raison et de donner ainsi un sens à l’existence humaine.
C’est donc grâce à ses passions que l’homme passe de l’état de nature à l’état de culture, au développement de la pensée et de la connaissance. Celles-ci ont pour base la vie des hommes en société. Sans rapprochement avec leurs semblables, les hommes resteraient à l’état de nature. De même, leur antagonisme contraint les hommes à se mettre d’accord sur des règles de vie en société, sans lesquelles cette dernière ne pourrait subsister. Mais cet accord est « pathologiquement extorqué », c’est-à-dire qu’il n’est pas librement décidé, mais provoqué, déterminé par la nature, par leur nature.
C’est pourquoi le caractère d’insociabilité constitue paradoxalement un bienfait de la nature, car il stimule continuellement l’homme. Même si en apparence la nature a mis en nous la méchanceté, elle ne nous abandonne pas complètement à notre sort. C’est ici le côté optimiste de Kant qui nous demande de remercier la nature pour toute la violence et toute l’agressivité qu’elle a mises en nous, ce qui peut sembler choquant. Cependant, ce qu’il faut comprendre ici est que ces attitudes négatives sont pour nous des moyens d’accéder à une réelle humanité. La nature n’a pas mis en vain le conflit en nous. Celui-ci doit nous stimuler, éveiller en nous la raison et la liberté, qui fondent proprement notre humanité. Or, par cet antagonisme de l’insociable sociabilité, la nature nous oblige à nous discipliner et à n’obéir non plus aux passions, c’est-à-dire à la nature en nous, mais à nous-mêmes, à notre raison. Toutes les violences sont des moyens dont la nature se sert pour nous éduquer et nous libérer de nos passions et de notre méchanceté. Le mal devient « providentiel » selon Kant.
Néanmoins, il ne s’agit pas de dire que la nature a fait les hommes méchants, pour qu’ils puissent justement devenir bons. Les hommes seuls sont responsables de leur méchanceté, sont responsables de leurs actes, sinon la liberté est impossible.
En effet, si les hommes écoutaient leur raison ou leur conscience, ils vivraient dans un monde parfaitement ordonné. Aussi, nous devons nous en prendre à nous-mêmes si l’Histoire est une tragédie. C’est justement parce qu’ils ne sont pas raisonnables comme ils le devraient que les hommes font leur propre malheur.
Le jugement que Kant porte sur l’histoire des hommes est donc un jugement moral. Il accuse les hommes. Car s’ils sont libres, cela signifie aussi qu’ils sont responsables de l’Histoire qu’ils font et des maux qu’ils perpétuent. Sinon, nous ne pourrions plus juger les actes des hommes, ils ne seraient plus ni bons, ni mauvais. Or, selon Kant, les hommes ont « soif de destruction », témoignage le plus dégradant de l’immaturité de l’homme.
Faut-il alors désespérer de l’espèce humaine ? Les hommes se croient supérieurs aux autres êtres parce qu’ils possèdent la liberté, la raison et la puissance. Pourtant, c’est en utilisant mal ces facultés qu’ils sont les pires êtres de tous et sont moralement mauvais. Il est donc urgent pour le philosophe (celui qui veut comprendre) de trouver une « issue », une solution. Comment reprendre espoir en l’humanité ? En l’éduquant, afin qu’elle réalise l’Humanité, c’est-à-dire qu’elle développe les germes de raison et de liberté qui sont en elle.
Kant est finalement assez optimiste, il vit en plein siècle des Lumières et croit à l’idée de progrès. C’est pourquoi il pense sincèrement que l’humanité, en développant sa raison, en faisant bon usage de sa liberté, ne pourra que devenir meilleure.
Avec Freud, qui lui aussi au-delà de la psychanalyse élabore une anthropologie, nous allons avoir une toute autre conception de l’homme, bien plus pessimiste.
III UNE DURE REALITE OU LA FIN D’UNE ILLUSION : FREUD
Dans son analyse, Kant essaie de montrer les causes, les raisons de la méchanceté humaine. Il essaie de lui donner un sens. Freud part du fait que l’homme est méchant, agressif et en analyse les conséquences. La différence entre ces deux penseurs, c’est que le premier croit en l’idée d’une finalité naturelle alors que le second est positiviste.
Freud a mené au-delà de ses recherches thérapeutiques, toute une analyse de l’homme et a élaboré une psychologie sociale. Sa réflexion mène ainsi à une théorie de la civilisation, comme l’avaient fait avant lui des penseurs comme Rousseau ou Marx. Dans tous ces systèmes de pensée, il s’agit de comprendre l’homme dans ses relations aux autres mais aussi à lui-même.
Freud est ainsi parvenu à l’idée que le développement individuel est la résultante de l’action de deux tendances opposées qui semblent inconciliables et qui s’exigent en même temps l’une l’autre : l’aspiration égoïste au bonheur et l’aspiration à la réunion avec les autres dans la , un peu comme chez Kant. En effet, Freud va montrer que le sujet ne se comprend que dans son rapport aux autres, car il ne peut se constituer comme sujet que grâce aux autres. Les hommes se construisent par mimesis réciproque. Sans les autres nous ne pouvons nous humaniser : ce sont eux qui nous apprennent à nous tenir debout, qui nous apprennent à parler, qui nous enseignent les moyens et les règles de la vie commune, bref ce sont les autres qui nous permettent d'entrer dans la culture.Les hommes vont donc se regrouper et créer la civilisation. La civilisation c’est l’état civil opposé à l’état de nature, c’est ce que l’homme a créé de lui-même, c’est-à-dire ce qui n’existe pas sans l’existence humaine : les institutions, les règles, les savoirs, etc. La civilisation est selon Freud « la totalité des œuvres et organisations dont l’institution nous éloigne de l’état animal de nos ancêtres et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des relations des hommes entre eux. » p.37 MC. En effet, les hommes mettent en place des institutions pour organiser ensemble leur survie, et cela passe par l’organisation entre autres du travail. Cette organisation est bien culturelle, puisqu’elle n’est pas la même partout. Mais le fait d’organiser le travail, d’une manière ou d’une autre, existe dans tout groupe humain. Ainsi, pour survivre, les hommes doivent travailler, c’est-à-dire doivent transformer la nature afin de produire des biens consommables. Ils pourront d’autant plus satisfaire leurs besoins qu’ils seront organisés pour les satisfaire et pourront donc vivre dans une situation de relative paix. En effet plus les hommes travaillent et sont à même de satisfaire leurs besoins, moins ils s’entre-tuent car moins il n’y a de rareté. Pour cela, ils doivent être capables justement de vivre ensemble et cela n’est possible que par la mise en place de règles communes (contrat de travail, mariage, etc.). La mise en place de règles est d’autant plus cruciale que les hommes ont du mal à supporter la frustration. Donc pour vivre, les hommes ont besoin les uns des autres, mais cela signifie qu’ils doivent renoncer à certains de leurs désirs pour respecter les règles du groupe. Ils doivent donc refouler : on ne peut pas faire tout et n’importe quoi, n’importe où, n’importe quand, etc. La socialisation a donc un lourd coût, il faut que l’individu renonceà l’expression et à la satisfaction de tous ses désirs, qui vont se trouver incompatibles avec la vie commune. Pour Freud, la civilisation ne peut exister que dans et par le renoncement aux pulsions dont sont animés tous les humains.Ainsi en s’associant, les hommes ont renoncé de fait à une part de liberté et de bonheur en échange de sécurité. Il est donc illusoire selon Freud d’espérer construire une société sans conflits, en niant les caractères destructeurs de la nature humaine.
En effet, pour Freud, l’homme n’est pas foncièrement bon, mais animé de pulsions agressives, qui sont des pulsions de vie et qui le poussent à entrer continuellement en conflit avec les autres, car il est en compétition avec eux pour la réalisation de ses désirs. De plus nous désirons tous les mêmes choses : d’abord survivre certes, et le travail en représente la condition de possibilité, mais aussi nous désirons la reconnaissance, l’attestation de notre existence, d’où l’expression de toute une série d’affects, comme le dit Spinoza : désir de puissance, de domination, de gloire, de richesse, d’exclusivité, mais aussi d’amour, et donc souvent de haine et de jalousie.L’homme a ainsi naturellement une bonne somme d’agressivité et a tendance à satisfaire son besoin d’agression aux dépens de son prochain. Et ces pulsions agressives sont plus fortes que ses intérêts rationnels, car l’être humain cherche constamment la satisfaction de ses désirs, il est à la poursuite du plaisir. Or : « la civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique » nous dit Freud p.65 MC. En effet, si nous laissions exprimer sans retenue tous ces désirs, nous ne pourrions plus nous organiser ensemble pour survivre. Il faut donc envisager des barrières, des contraintes à ces flots de pulsions pour que la civilisation puisse persister. Il faut donc aimer son prochain comme soi-même. Cette injonction chrétienne apparaît comme un des impératifs de la civilisation. Mais un tel commandement ne se soucie guère de la constitution psychologique des hommes. Freud en arrive à l’idée que cela ressemble au « credo quia absurdum » (Tertullien ? – 2ème-3ème s ap. JC), car aimer son prochain comme soi-même n’est pas naturel ! En effet, le précepte chrétien se heurte à une réalité humaine fondamentale, la haine de l’autre. Mais d’où vient cette haine de l’autre ? Dans MC, Freud revient sur cette thèse illustrée par Hobbes : « L’homme est un loup pour l’homme ». Comme nous l’avons vu, cette thèse s’oppose à la sociabilité naturelle de l’homme (Aristote). Freud considère comme Hobbes que l’homme échange sa liberté absolue et son droit de jouissance contre la sécurité dans la civilisation. Cependant, pour Hobbes, l’homme est un être rationnel capable de connaître la loi de nature qui lui commande de tout faire pour préserver sa propre vie et donc de chercher la paix par un accord (contrat social) avec les autres hommes. Or la culture chez Freud ne se maintient pas grâce à la rationalité des acteurs mais par les procédés « qui doivent inciter les hommes à des identifications et à des relations d’amour inhibées quant au but », les hommes doivent s’identifier aux hommes de leur culture. Ainsi le sentiment primitif d’hostilité ne pouvant être satisfait, se transforme en attachement et fait naître les sentiments sociaux.Toutefois, le renoncement à l’agressivité rend les hommes malheureux. C’est pourquoi, on peut déceler chez tous les hommes, ou presque tous, une agressivité, une hostilité envers la civilisation.Ils ne peuvent l’accepter qu’à l’intérieur d’un groupe relativement restreint et à condition de tourner cette agressivité vers l’extérieur, qui permet de limiter les conflits à l’intérieur du groupe en tournant l’agressivité vers les autres groupes : « En effet, pour qu’un sentiment de solidarité puisse être solidement établi dans les masses, il faut qu’il existe une certaine hostilité à l’égard de quelque minorité étrangère, et la faiblesse numérique de cette minorité incite à la persécuter. »[1]
Ainsi l’agressivité, cette pulsion de vie mais anti-culturelle apparaît maintenant comme une figure de la pulsion de mort, un retournement de la pulsion initialement tournée vers l’intérieur et maintenant retournée vers l’extérieur (sachant que l’homme s’aime d’abord lui-même suivant ses pulsions d’autoconservation, mais cela ne convient pas avec la réalité, d’où l’émergence de la haine contre soi puisque le désir ne peut se réaliser). Ainsi, plus la civilisation « progresse », plus elle inflige de contraintes car plus elle discipline, mais en même temps elle augmente la frustration. Ainsi, les pulsions de vie, agressives, qui peuvent de moins en moins s’exprimer se transforment en pulsions de mort et cette haine de soi peut alors se retourner en haine des autres, c’est ce que Freud appelle la désintrication de la pulsion de mort.Le racisme qui est la haine de soi retournée vers l’extérieur est prototypique de cette pulsion de mort qui hait la différence – et qui la hait d’autant plus qu’elle est plus petite (l’antisémitisme comme exemple même de ce racisme des petites différences). Au cœur du racisme on trouve toujours cette passion de l’identique, du même, passion incestueuse au sens strict du terme (je préfère ma fille à ma cousine, ma cousine à ma voisine …). C’est le « narcissisme de la petite différence », symptôme du désir toujours présent d’anéantir l’autre en tant qu’autre. Le rejet de l’autre est toujours l’expression du narcissisme.Ainsi, tout renoncement à l’agression se paie nécessairement d’une autre agression. Et nous ne pouvons que constater que lorsque les interdits moraux de la civilisation ne fonctionnent plus, nous revenons à l’état primitif, c’est-à-dire à l’état animal que, lorsqu’il s’agit des humains, nous appelons barbarie.
Pour Freud, le mal est dans l’homme. Il ne peut que constater que la civilisation ne peut empêcher les individus de chercher à donner libre cours à leurs pulsions (cupidité, avidité, convoitise, mensonge, roublardise, exploitation …). Ainsi, lorsqu’il s’agit d’interdits « moindres », on s’aperçoit que la contrainte intérieure (le Surmoi) n’est pas suffisante, qu’il faut y ajouter la contrainte extérieure (société, police, justice, …).Ainsi, l’agressivité est-elle inhérente à l’être humain, elle ne constitue pas seulement une réaction de défense vis-à-vis du monde extérieur, elle est aussi cause de jouissance (usage violent du corps d’autrui dans le plaisir sexuel, humiliation, domination, oppression, enfin meurtre -> cf. Texte). Croire que les hommes peuvent s’accorder en développant les savoirs, la moralisation, le respect des droits est en partie illusoire pour Freud, en tout cas ça n’y suffit pas.
Contre ceux qui croient que c’est la société qui rend l’homme mauvais, à l’instar de Rousseau, Freud affirme que c’est elle qui le civilise. A l’origine, l’agressivité devait être maximal et le développement de la civilisation, n’a pas créé cette agressivité mais l’a plutôt limitée en exigeant le refoulement des désirs incompatibles avec la vie sociale. Mais quand il n’y a plus d’institutions, plus de lois, le refoulé fait son retour sans fard, c’est le chaos comme lors des guerres civiles par exemple, lesquelles nous permettent de constater hélas que l’homme est un loup pour l’homme et qu’il l’est foncièrement et que seule la culture (les institutions, les lois, la justice, etc.) peut tenter de canaliser.
C’est pourquoi Freud fait preuve d’une véritable prise de position militante : « le développement de la culture doit être, sans plus de détour qualifié de combat vital de l’espèce humaine » MC.
Nous l'avons vu, c'est la vie avec les autres qui nous contraint à refouler nos pulsions. C'est parce que nous vivons avec les autres que nous ne pouvons pas nous soumettre uniquement au principe de plaisir, qui est parfaitement égoïste. Aussi, la civilisation, ou la culture, repose sur la sublimation des pulsions, et donc dans une certaine mesure à leur renoncement. En effet, l'agressivité représente l'entrave la plus redoutable pour la survie d'une civilisation. C’est pourquoi l’éducation, comme apprentissage de la frustration, est absolument nécessaire et met en place le Surmoi, lequel intègre les interdits de la société et permet l’auto-surveillance de l’individu.
CONCLUSION
On sait bien que les hommes sont aussi, sinon plus, animés par les passions que par leur raison. Comment contredire Hobbes lorsqu’il nous décrits (méfiants, torves, susceptibles, médisants, etc.) ? C’est une dimension à ne pas omettre si l’on veut comprendre l’incapacité que nous avons à nous conduire de manière autonome et pacifique.
À travers l’histoire de la philosophie, on retrouve cette idée que l’homme est un être égoïste, préoccupé uniquement de lui-même. À travers l’histoire de la philosophie, on rencontre aussi cette idée que pour accomplir complètement son humanité, l’homme doit être éduqué (cf. Platon, Aristote, Épicure, Descartes, Spinoza, etc., etc.). Les Philosophes se sont toujours demandé comment pallier cette dimension agressive de ce que nous sommes, cela signifie qu’il est peut-être possible de la contrecarrer. Et si cela est possible c’est qu’au fond nous ne sommes peut-être pas si mauvais que cela … Comme le soulignait Rousseau un des premiers sentiments qu’éprouve l’homme, c’est la pitié, l’autre étant l’amour de soi. Et si nous pouvons éprouver de la pitié, c’est parce que nous sentons bien que nous appartenons au fond à une humanité commune, que sans les autres nous ne pouvons exister. D’ailleurs la possibilité de la  ne peut reposer que sur ce sentiment, même si elle doit évidemment aussi s’appuyer sur la raison et la liberté. Mais on ne voit pas bien à quoi pourrait être utile une  sans sentiment, et surtout quel sens elle pourrait avoir. Ainsi si l’homme est pourvu d’une insociable sociabilité, comme nous le dit Kant, c’est aussi avec ses semblables qu’il peut espérer progresser, comprendre davantage le monde dans lequel il existe. L’être humain est, par définition, éducable, « bonifiable » ou perfectible, comme l’affirme Rousseau. Soit on s’y emploie, et c’est en partie la direction que choisissent la connaissance en général et la philosophie en particulier, soit on y renonce par paresse, confort, conformisme mais aussi intérêt. Dans ce cas, on en reste au stade du droit naturel, fardé de civilisation, on en reste à une apparence d’humanisation.Finalement, la civilisation est peut-être loin d’être acquise et sous ce «si fragile vernis d’humanité », pour reprendre le titre du livre de Terestchenko, affleure toujours la barbarie.

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...