Marie-Pierre Frondziak interviewée par Dominique Jouault
Emission de Radio Normandie Jeunes
Lecture de Freud
mardi 29 janvier 2019
mardi 8 janvier 2019
Y a-t-il des catastrophes naturelles?
Ouragans, tremblements de terre, pluies diluviennes suivies
d’inondations, l’existence de catastrophes naturelles semble incontestable. Il
y a un cours normal de la nature, celui des jours et des nuits, celui des
saisons, etc.. Les catastrophes naturelles viennent, pour des raisons qui nous
semblent contingentes, rompre ce cours normal, ce tranquille royaume des lois
de la nature.
Objections
Ce n’est qu’en apparence que les
catastrophes naturelles viennent le cours tranquille des lois de la nature. En
réalité, les phénomènes naturels ne suivent pas des équations linéaires, ni
même des équations continues et dérivables. Celles-ci ne sont que des
approximations pour décrire des phénomènes arbitrairement isolés. Mais il n’y a
rien de bien étonnant à tout cela. Nous savons, comme le dit Hegel que la
quantité se transforme en qualité. Si la température baisse très vite, l’eau ne
se transforme pas immédiatement en glace tant qu’elle reste absolument immobile
mais alors ce sera une petite brise qui provoquera d’un seul coup la
transformation en glace. C’est l’histoire fameuse des chevaux du lac Ladoga
pendant la seconde guerre mondiale, racontée par Curzio Malaparte dans son
roman Kaputt : « Le troisième jour un énorme incendie se
déclara dans la forêt de Raikkola. Hommes, chevaux et arbres emprisonnés dans
le cercle de feu criaient d’une manière affreuse. (…) Fous de terreur, les
chevaux de l'artillerie soviétique — il y en avait près de mille — se lancèrent
dans la fournaise et échappèrent aux flammes et aux mitrailleuses. Beaucoup
périrent dans les flammes, mais la plupart parvinrent à atteindre la rive du
lac et se jetèrent dans l'eau. (…) Le vent du Nord survint pendant la nuit (…)
Le froid devint terrible. Soudainement, avec la sonorité particulière du verre
se brisant, l'eau gela (…) Le jour suivant, lorsque les premières patrouilles,
les cheveux roussis, atteignirent la rive, un spectacle horrible et surprenant
se présenta à eux. Le lac ressemblait à une vaste surface de marbre blanc sur
laquelle auraient été déposées les têtes de centaines de chevaux. »
La « théorie des
catastrophes » (due, entre autres, aux travaux du mathématicien René Thom)
vise à trouver des modèles continus de la production des discontinuités. On
parle aussi parfois de la « théorie du chaos ». En dépit de leurs
appellations un peu terrifiantes, ces très sérieuses théories visent à
construire des modèles mathématiques des phénomènes physiques les plus
ordinaires. Le premier théoricien connu de la théorie du chaos est Edward
Lorenz qui montra que même avec des modèles simples, il était impossible de
prévoir à long terme le mouvement des masses d’air (ce qui a été popularisé
sous le nom d’effet papillon : un battement d’aile de papillon à Pékin peut
déclencher un ouragan à San Francisco.
Mais on peut en trouver l’origine chez Henri Poincaré. Étudiant
l’évolution du système solaire, Poincaré écrit :« Une cause très
petite qui nous échappe détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas
ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous
connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l'Univers à
l'instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même
univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles
n'auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation
initiale qu'approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation
ultérieure avec la même approximation, c'est tout ce qu'il nous faut, nous
disons que le phénomène a été prévu, qu'il est régi par des lois ; mais il
n’en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans
les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes
finaux : une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur
les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène
fortuit. » (Science et méthode). Le chaos ne contredit le
présupposé déterministe des lois de la nature. Mais c’est un chaos pour nous,
car notre connaissance de la nature est nécessairement incomplète.
Les catastrophes naturelles ne pas
en elles-mêmes catastrophiques ! C’est une gigantesque catastrophe
naturelle (probablement la rencontre d’une assez grosse météorite avec la
Terre) qui a provoqué l’extinction des grands sauriens à la fin de l’ère
secondaire et permis l’expansion des mammifères et, parmi ceux-ci, des primates
d’où est sorti l’homme moderne. Les crues d’un fleuve nous semblent aujourd’hui
des catastrophes, mais dès la plus haute antiquité les crues annuelles du Nil,
si elles provoquaient quelques désagréments, étaient une bénédiction : le
limon qu’elles charriaient permettait de fertiliser le sol. La construction du
barrage d’Assouan dans les années 60 qui devait réguler les crues du Nil devait
se révéler à bien des égards « catastrophique »…
Les catastrophes naturelles ne sont donc que des catastrophes
pour nous. Le terme de catastrophe naturelle n’a pas beaucoup de pertinence
scientifique mais il décrit parfaitement l’effet de ces ruptures du cours
régulier des phénomènes naturels produit sur notre « écoumène ». Le
monde édifié par les hommes en quelque sorte au-dessus de la nature est menacé
de ruine. La querelle de Rousseau et Voltaire sur le tremblement de terre de
Lisbonne en donne un bon aperçu. Évidemment Rousseau peut sembler un peu léger
quand il affirme : « si les habitants de cette grande ville eussent
été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été
beaucoup moindre, et peut-être nul. » Mais sur le fond, il n’a pas tort.
Des inondations tout à fait « normales » se transforment en
catastrophes humaines parce qu’on a construit n’importe comment et bétonné
n’importe où.
jeudi 3 janvier 2019
Souverainisme et souveraineté
Notre appel des 100 (et aujourd’hui près de 400) citoyens
pour la souveraineté de la nation, la république et la défense des acquis
sociaux a suscité interrogations et questions chez certains de nos amis. Nous
revenons aujourd’hui sur la question de la souveraineté et du souverainisme. (cf. La Sociale]
Rappelons tout d’abord qu’est souverain ce au-dessus de quoi
ne tient rien d’autre. Le bien souverain (summum
bonum) est le bien au-dessus il n’y a pas d’autre bien – typiquement pour
les croyants, c’est Dieu. Un pouvoir souverain est un pouvoir qui n’est
subordonné à aucun autre pouvoir. Typiquement dans les conceptions modernes de
la politique, le pouvoir souverain est le pouvoir issu du « contrat social »,
de ce pacte premier réputé être l’acte fondateur de tout pouvoir politique. Cela
ne veut pas dire que le détenteur de certaines fonctions de la souveraineté a
tous les pouvoirs ni que tout le pouvoir est concentré en une seule institution.
Les républicanistes se réclament de la séparation des pouvoirs et refusent de
donner tous les pouvoirs à la majorité au seul motif qu’elle est la majorité,
car la majorité n’est qu’une partie de la nation. Mais, pour les républicanistes
comme pour tous les penseurs politiques modernes, il n’y a pas liberté pensable
pour le citoyen s’il n’est pas le citoyen d’une république libre, c'est-à-dire d’une
république qui ne dépend pas d’une autre instance étatique. Ceux qui demandent
que le peuple ait le pouvoir demandent par la même occasion que ce pouvoir du
peuple soit un pouvoir souverain. Car si ce n’est pas un pouvoir souverain, il
n’y a tout simplement pas de pouvoir du peuple et par la même pas de pouvoir du
citoyen qui ne dispose plus que de la liberté de dire amen aux commandements du
pouvoir suprême.
La notion de souveraineté politique est le résultat
historique de toute une élaboration liée à la constitution des grandes nations
européennes dans la lutte contre la papauté et l’empire. La notion de
souveraineté est antérieure à la démocratie, mais elle est aussi le terreau sur
lequel elle va pouvoir se développer. C’est bien pour cette raison que la déclaration
de 1789 affirme : « Le principe de toute Souveraineté réside
essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer
d'autorité qui n'en émane expressément. » Une certaine autorité ne peut être
exercée par un corps (le Parlement) ou un individu (le Roi) que parce que ce
corps ou cet individu sont autorisés par la Nation à exercer cette autorité.
Cela signifie très précisément que le pouvoir suprême appartient à la nation et
que personne ne peut l’accaparer en totalité ou en partie. La république, ce n’est
rien d’autre que ça : le souverain législateur, c’est la Nation, le peuple
institué agissant directement ou donnant mandat à des élus pour agir. Refuser
le principe de la souveraineté, c’est tout simplement refuser la république et la
démocratie. La critique de la souveraineté (et des souverainistes) est donc,
même si c’est de manière déguisée, une critique de la démocratie et du pouvoir
du peuple. C’est d’ailleurs pour cette raison que les adversaires de la
souveraineté sont souvent les grands pourfendeurs du « populisme ».
Ces « démophobes » haïssent le peuple et méprisent la nation.
L’UE de ce point de vue a une signification précise :
organiser la suppression de la souveraineté des nations, qui, une fois mises en
tutelle, n’auront d’autre choix qu’appliquer la politique décidée par ces
mandataires du capital que sont les dirigeants et fonctionnaires de l’UE. On l’a
vu de manière brutale en Grèce. On l’a revu dans le conflit entre l’UE et le gouvernement
italien de Conte. Il s’agit à chaque fois de montrer que les nations ne sont
pas souveraines, que la volonté des peuples ne peut faire droit et que seuls
les traités européens, c'est-à-dire les règles établies par les aréopages de la
technobureaucratie européiste peuvent s’imposer.
La lutte contre le capitalisme, la lutte pour ne serait-ce
que mettre un frein à l’avidité insatiable du capital, exige justement que les
nations retrouvent leur souveraineté. Personne ne peut prétendre satisfaire les
revendications des classes laborieuses sans briser la discipline de fer les
traités européens. Tant que les fameux « critères de Maastricht » (fixés
par Mitterrand !) ont force de loi, aucune politique sérieuse de justice
fiscale n’est possible. Comment empêcher la fraude fiscale, l’évasion des capitaux,
la recherche du moins disant social si on n’est pas d’abord maître chez soi ?
Tout cela est si évident qu’on comprend vraiment mal non pas
les discours des euroïnomanes patentés (de Moscovici à Macron) qui disent ce
que demandent leurs commanditaires, mais surtout les discours des de gens de « gauche »,
« vraiment à gauche », « à gauche toutes », etc., contre la
souveraineté et le souverainisme dès lors que ce souverainisme se contente de
réclamer la souveraineté nationale. Ces terribles révolutionnaires veulent-ils
soumettre leur révolution au bon vouloir d’une instance supérieure à celle de
la nation souveraine ? N’est-il possible de faire la révolution ici en France
que si on obtient l’autorisation préalable des classes dominantes des pays
voisins ? Comme toujours, ces terribles révolutionnaires s’opposent à la
souveraineté nationale et à ce simple bon sens qu’elle suppose au nom de
principes biscornus qui n’ont pas d’autre fonction que justifier leur ralliement
honteux à l’ordre existant.
Le 3 janvier 2019
mercredi 2 janvier 2019
La nation, c’est bien flou ?
Notre appel des 100 (et aujourd’hui plus de 350) citoyens
pour la souveraineté de la nation, la république et la défense des acquis
sociaux [Voir La Sociale] a suscité interrogations et questions chez certains de nos amis. Nous
allons tenter d’y répondre en commençant par la nation.
Au mot « nation » certains sortent leur révolver
oubliant que « vive la Nation » fut le cri de ralliement de la
révolution française. Mais qu’est-ce qu’une nation ? Si on veut des
définitions figées on n’en trouvera guère, à moins de revenir à un mauvais
opuscule du « camarade Staline » qui tentait de fixer les critères
définissant une nation. La seule définition qui me semble acceptable est celle
d’Otto Bauer : la nation est une « communauté de vie et de
destin ». La nation est donc affaire de subjectivité ! Il faut que
les individus se sentent comme membres d’une communauté ayant un destin commun.
Mais toute communauté n’est pas une nation. Il faut que ce soit une communauté
politique, c'est-à-dire qu’une nation aspire, si elle ne l’a pas encore, à un
pouvoir politique et à des lois communes s’exerçant sur un territoire
déterminé. Ajoutons qu’une nation est différente d’une cité car elle suppose
une certaine extension territoriale. Les Grecs anciens se sentaient tous Grecs
(parce qu’ils parlaient la même langue, à la différence des barbares dont on ne
comprenait pas la langue) mais ils ne formaient pas vraiment une nation – sauf
peut-être quand ils s’unirent pour vaincre les Perses, ce qui ne dura pas.
Les nations n’existent pas de toute éternité. Elles naissent
et parfois meurent aussi. Le sentiment national français est ancien et remonte
au Moyen âge. Selon de nombreux historiens, à la bataille de Bouvines (1214),
les soldats rassemblés là se sentaient déjà appartenir à une nation française.
L’Italie forme une nation bien avant sa constitution étatique lors du « risorgimento » et de même pour la
nation allemande. La Suisse et la Belgique sont des nations, depuis longtemps
pour la première alors que la dernière est toute récente. Des peuples
linguistiquement et culturellement différenciés se transforment en nations à
l’occasion de grands événements. 1848 fut le printemps des peuples en Europe,
le moment où s’affirmèrent ces nations encore embryonnaires et enfermées dans
les carcans impériaux (russe, autrichien ou ottoman). Les « nations indiennes »
d’Amérique du Nord, à l’inverse, ont disparu, balayées par la colonisation.
D’autres pseudo nations n’ont jamais vu le jour. La
« nation arabe » voulue par Nasser, le Baas (branche syrienne autant
qu’irakienne) ou la Lybie de Kadafi n’est toujours restée qu’un songe creux –
même si certains trotskystes (tendance Pablo-Mendel) y avaient placé tous leurs
espoirs. Les seuls Arabes habitent l’Arabie, les autres sont des nations
dominées, arabisées mais pas arabes. Du reste les mouvements nationaux ont creusé
des marques profondes entre tous ces prétendus « arabes ». Les
Algériens ne sont pas Marocains et réciproquement et les confondre c’est
souvent comme les injurier ! Du reste ces nations algériennes ou
marocaines sont profondément hétérogènes et encore travaillées par les
revendications des tamazighs. La Tunisie est encore un cas à part. Les
Palestiniens ne sont pas arabes non plus mais voudraient bien devenir une
nation. Il n’y a pas non plus de communauté musulmane : les musulmans
d’Indonésie et d’Iran ont-ils quelque chose à voir les uns avec les autres.
L’islam turque et l’islam sunnite saoudien sont en concurrence parce que la
Turquie et l’Arabie sont des nations en concurrence pour l’hégémonie régionale.
Bref, par tous ces exemples on commencer à cerner ce qu’est
une nation et ce qu’elle n’est pas et ce qui n’est pas une nation. Une nation,
pour exister, suppose une volonté politique de la faire exister comme telle,
volonté partagée par tout un groupe se sent comme un seul peuple. Elle est la
forme sous laquelle un peuple se fait peuple, c'est-à-dire devient conscient de
lui-même. En dessous de la nation, il y a les communautés de sang ou de
croyance, au-dessus de la nation, il y a l’universel abstrait ou mal réalisé
(sous la forme de l’empire, par exemple). La nation est donc un juste milieu
entre la particularité et l’universalité et donc une médiation nécessaire. Ne
pas vouloir de la nation, c’est refuser l’institution politique elle-même,
c'est-à-dire la forme sous laquelle les hommes peuvent devenir citoyens,
c'est-à-dire peuvent vouloir être maître de leur propre destin. Ceux qui
parlent du peuple sans vouloir la nation (suivez mon regard) ne voient pas le
peuple autrement qu’une masse coagulée par le charisme d’un chef, d’un
« caudillo » et non pas le peuple politique, apte à délibérer dans le
silence des passions.
Certes, il y a des passions nationales qui peuvent être
dangereuses. Un certain nationalisme passe de l’amour de sa nation à sa
surestimation et à la négation des autres nations. Il peut se transformer en
impérialisme et doit donc être combattu. Mais ce mal ne nous menace guère nous
autres Européens qui vivons de plus en plus dans la détestation de nous-mêmes.
On peut aussi pointer la « xénophobie » qui à l’amour de la patrie
substitue la haine des étrangers. Soyons clairs ! une certaine xénophobie
est plus ou moins inévitable. Comme le disait Rousseau, « le patriote est
dur à l’étranger », tout en nous invitant à nous méfier de ces philosophes
qui aiment le Tartare par n’avoir pas à aimer leurs voisins. Il n’y a pas de
nation s’il n’y a pas une forme de préférence nationale (je viens de dire une
horreur !) car la nation comme toute organisation politique suppose la
délimitation entre l’intérieur et l’extérieur, entre celui qui fait partie de
la nation et celui qui n’en fait pas partie. On peut être l’hôte d’une nation,
mais on n’est pas pour autant l’égal des citoyens de cette nation. L’hôte est
d’ailleurs un terme redoutablement ambigu : l’hôte est celui qui est reçu
autant que celui qui reçoit, mais en latin il est aussi l’ennemi potentiel, hostis, celui qui pourrait être hostile.
Tout cela contrarie notre sens de l’amour universel de l’humanité, mais c’est
inéluctable dès lors qu’on pense nécessaire l’organisation politique et la
démocratie. Méfions-nous des universalistes de pacotilles, des prêcheurs de
bons sentiments, sucrés et dégoulinants (soyons des frères, aimons-nous) :
ceux-là sont souvent de purs tartuffes. Un sain réalisme est nettement plus
utile aboutir à la paix entre les hommes !
Pour conclure, si on ne veut pas de la nation comme cadre
politique fondamental, que veut-on ? Là, généralement nos critiques
commencent à bafouiller. Ils opposent peuple et nation, nation universalisme,
etc. Mais comme on l’a dit parler de souveraineté de peuple en rejetant la
souveraineté nationale, c’est à l’avance accepter qu’il y ait au-dessus du
peuple un pouvoir suprême : l’empereur, Dieu, le pape, la troïka,
etc. ! La nation politique est en outre le meilleur remède contre le
retour des tribus, des communités ethniques ou des racismes.
vendredi 28 décembre 2018
L’ordre de la science ou pourquoi la science n’est pas spontanément matérialiste
Dans ma thèse de doctorat sur la théorie de la connaissance chez Marx, j’ai consacré un
développement à la question de l’ordre de la science chez Marx. J’y reviens ici
en développant certains points qui, à la réflexion, me semblent plus importants
que je n’avais cru lors de la rédaction de ce travail.
L’ordre de la science selon Marx
Marx en donne un premier exposé dans l’Introduction de
1857. Dans ce texte, il commence par définir l’objet de la Critique de
l’économie politique, « la production matérielle », et après avoir
délimité son terrain par rapport aux économistes et refusé la plupart des
généralités dont les économistes font précéder leurs analyses, il détaille ce
qu’est la méthode de l’économie politique.
Il est apparemment de bonne méthode de commencer par le réel
et le concret, la supposition véritable ; donc dans l’économie par la population
qui est la base et le sujet de l’acte social de la production dans son
ensemble. Toutefois, à y regarder de plus près cette méthode est fausse.[1]
Cette méthode est fausse nous dit Marx parce que la
population est une abstraction. Autrement dit, le concret immédiat n’est pas
véritablement concret. On ne peut s’empêcher de penser à Hegel analysant le processus de la
connaissance sensible et ce qu’il appelle la « logique de la
perception ». Ainsi pour Hegel, le vrai que
… on était censé ainsi conquérir par cette logique de la
perception, s’avère dans une seule et même perspective, être le contraire et
avoir donc pour essence l’universalité sans différenciation ni détermination.[2]
La population est bien ce qui se présente d’abord à la
perception mais au lieu d’être un objet de connaissance elle se révèle comme un
universel sans détermination. La population se divise en classes et les classes
sont à leur tour des abstractions vides si on ne met pas à jour les éléments
sur lesquelles elles reposent. Ainsi, nous dit encore Marx, on va finir
par découvrir au moyen de l’analyse un certain nombre de
rapports généraux abstraits, qui sont déterminants, tels que la division du
travail, l’argent, la valeur, etc.[3]
À partir de ces moments abstraits, on peut seulement
reconstruire le concret en s’élevant du simple abstrait vers le concret
complexe. Et ainsi :
Le concret est concret parce qu’il est la synthèse de
nombreuses déterminations, donc unité de la diversité.[4]
Marx ici semble être un élève de Hegel : le réel,
dans son effectivité est engendré à partir de l’abstraction, à partir des
catégories comme la valeur. Notons cependant que Marx ne trouve rien à redire
sur l’assimilation de sa méthode à celle de « l’école anglaise » qui
est très éloignée de la méthode de Hegel. Et de fait, il ajoute
immédiatement :
C’est pourquoi le concret apparaît dans la pensée comme le
procès de la synthèse, comme résultat et non comme point de départ, encore
qu’il soit le véritable point de départ, et par suite aussi le point de départ
de l’intuition et de la représentation.[5]
Notons que le véritable point de départ du procès de
connaissance est le concret parce que la connaissance part effectivement de l’intuition et de la représentation, et donc ce qui se donne
spontanément à la conscience. En remarquant ce point, on aurait pu éviter les
interprétations « théoricistes » et rendre à l’empirie ce qui lui est
dû. Mais évidemment la connaissance rationnelle ne peut en rester à l’intuition
et à la représentation, même si son point de départ est là, au plus près de la
vie immédiate.
Ce que Marx pose ici et sur lequel il insiste un peu plus
loin, c’est la distinction et même la séparation radicale entre l’ordre réel
tel qu’il se donne à la sensation et l’ordre réel tel qu’il doit être pensé et
donc, d’une certaine manière, produit, bref entre deux ordres de la réalité. La
synthèse, en tant qu’elle produit l’intelligibilité de la chose ne peut
procéder que du simple vers le complexe. Mais on ne doit pas
« platoniser » Marx. Chez Platon, les choses telles qu’elles se
présentent à nous, dans leur diversité, participent de l’idée qui est en
quelque sorte première et dans la méthode, le plus important est la phase
ascendante de la dialectique, celle qui conduit à la séparation des idées des
réalités qui participent d’elles. Chez Marx, le passage du simple au complexe n’est
pas une redescente mais est aussi le passage d’une représentation pauvre à une
représentation riche : ce qui est vraiment à comprendre, c’est la
singularité et comprendre cette singularité, c’est une ascension, une remontée.
On peut encore rapprocher ce texte de Marx de la position exprimée par
Aristote :
On s’accorde à reconnaître pour des substances certaines
substances sensibles, de sorte que c’est parmi elles que nos études doivent
commencer. Il est bon, en effet, de s’avancer vers ce qui est plus
connaissable. Tout le monde procède ainsi, c’est par ce qui est moins
connaissable en soi qu’on arrive aux choses plus connaissables.[6]
Le donné initial est donc le « moins connaissable »,
mais pas dans l’absolu. Il y a deux sortes de « moins connaissable »
et deux sortes de « plus connaissable :
La démarche qui semble ici toute naturelle, c’est de procéder
des choses qui sont plus connues et plus claires pour nous, aux choses qui sont
plus claires et plus connues de leur propre nature.[7]
Or ajoute Aristote
Ce qui est d’abord pour nous le plus notoire, c’est ce qui
est le plus composé et le plus confus.[8]
Aristote ajoute que ce rapport entre le notoire pour nous
et ce qui est connaissable par soi est encore analogue au rapport entre le nom
et sa définition, entre une dénomination indéterminée et une détermination.
Ainsi à la différence de la conception empiriste vulgaire de la science qui
fait de la généralité le résultat de l’induction sur la base de la
multiplication des expériences, Aristote conçoit la science comme le processus
qui va du général confus au particulier déterminé – ce qui donne un tour
singulier aux formules trop souvent citées selon lesquelles il n’y a de science
que du général puisqu’il apparaît finalement que la science du général vise le
particulier. Sans entrer dans le détail de la théorie de la science chez
Aristote, notons encore une fois que Marx est entièrement d’accord avec
Aristote sur la conception de la démarche scientifique et que là où Marx semble
le plus hégélien, c’est précisément là où Hegel est d’accord avec Aristote,
c’est sur ce qui est commun à Hegel et Aristote.
Nous avons donc ici deux processus qui sont nettement
séparés : d’abord le processus par lequel on accède aux « choses les
plus connaissables », c’est-à-dire à ce qui est premier dans l’ordre de
l’exposition rationnelle, et ce processus nécessairement part du sensible, des
« substances sensibles », qui pourtant sont en soi les moins
connaissables précisément parce qu’elles sont composées et complexes ;
mais ces substances sensibles sont celles qui se présentent d’abord à l’esprit
de l’homme. Ensuite le processus qui part de l’essence pour reconstruire la
réalité sensible. Ainsi, ce qui se présente d’abord, ce sont les catégories de
rente, de profit et d’intérêt mais conceptuellement ce ne sont que des formes
dérivées qui ne peuvent être comprises pleinement qu’à partir de l’analyse de
la plus-value. Autrement dit à la première opposition entre l’ordre de la
connaissance et l’ordre de la chose – laquelle n’est pas autre chose que
l’ordre de l’analyse opposée à l’ordre de l’exposition – s’ajoute une deuxième
opposition entre le processus logique et le processus historique : ainsi
dans la genèse historique des diverses formes du capital, le capital commercial
et le capital bancaire ont historiquement précédé le capital industriel mais
ils ne peuvent être expliqués que par ce dernier ; on ne peut connaître vraiment
que ce qui est déjà développé et l’essence d’une chose est donc cette chose
quand elle est réalisée, quand elle n’est plus simplement en puissance :
le capital bancaire n’est que du capital en puissance, le capital industriel du
capital en acte.
Quoi qu’il en soit, et pour l’instant c’est ce qui nous
importe le plus, Marx ne confond pas l’ordre temporel, c’est-à-dire l’ordre
d’apparition des phénomènes empiriques et l’ordre logique, c’est-à-dire l’ordre
dans lequel doivent être articulés les concepts ; cette séparation est
encore la séparation l’ordre du réel et l’ordre de la science. Il maintient
fermement cette séparation de ces deux ordres et même leur opposition, au point
qu’il y revient dans la Postface à
la seconde édition allemande du Capital
afin de dissiper tous les malentendus.
Or cette séparation est étrangère à l’esprit de Hegel pour
qui le vrai est « cette identité qui se reconstitue ». L’opposition
brutale entre les deux procès, procès d’analyse et de procès de synthèse qui
recoupe l’opposition entre l’ordre historique et l’ordre logique, cette
opposition n’est rien moins que dialectique au sens où la dialectique serait
toujours réconciliation et si on veut qu’elle soit dialectique alors il faut
entendre la dialectique négative d’Adorno. Cette séparation maintenue entre le
réel et le réel connu, entre la chose et le concept, est une des questions
fondamentales qui opposent Marx à l’idéalisme allemand. Pour Hegel, le réel est
rationnel. Pour Marx le réel et le rationnel sont deux ordres différents,
hétérogènes, deux sphères qui ne peuvent jamais se superposer véritablement. À la
différence de l’unité hégélienne qui résulte du mouvement même du concept, la
seule unité possible de la pensée et du réel est pour Marx une unité pratique[9],
une unité qui est effective non dans la réflexion mais dans l’action par laquelle
les hommes transforment le monde et se transforment eux-mêmes.
La manière dont Marx expose ce qui le sépare de Hegel nous
permet de préciser ce qu’il entend par concret.
Dans la première méthode, Hegel est tombé dans l’illusion de
concevoir le réel comme résultat de la pensée qui se résorbe en soi,
s’approfondit en soi, se meut par soi-même, tandis que la méthode de s’élever
de l’abstrait au concret n’est pour la pensée que la manière de s’approprier le
concret, de le reproduire en tant que concret pensé.[10]
Autrement dit le réel
et le concret sont pratiquement deux
termes équivalents. Ils désignent l’un et l’autre ce qui, avant comme après le
procès de connaissance, subsiste en dehors de notre esprit. Car ce procès de
connaissance « n’est nullement le procès de genèse du concret lui-même. »[11] Marx
précise :
La réflexion sur les formes de la vie sociale, et par
conséquent leur analyse scientifique suit une route complètement opposée au
mouvement réel. Elle commence après coup, avec des données toutes établies,
avec les résultats du développement.[12]
Il dénonce cette confusion qui est le propre de la
philosophie spéculative :
Donc pour la conscience (et la conscience philosophique est
ainsi faite), la pensée qui conçoit, c’est l’homme réel, et le réel, c’est le monde
une fois conçu comme tel ; le mouvement des catégories lui apparaît comme
le véritable acte de production […] dont le résultat est le monde.[13]
Marx critique ici l’idée d’une connaissance comme système autonome de production ; la
connaissance ne produit pas le réel et elle est donc l’illusion propre à la
conscience, qui est « ainsi faite ». Donc quand Louis Althusser affirme qu’un des grands
résultats de la philosophie de Marx est la conception de la connaissance comme
production, ce qui lui permet d’induire le concept de « pratique
théorique » avec des modes de production des connaissances, il y a plus
qu’une confusion, mais une véritable méprise sur l’apport de la pensée
marxienne. Marx refuse, certes, la connaissance comme un pur voir – la fameuse
évidence cartésienne – et l’illusion spéculative qui en découle. La
connaissance est inséparable de la production de la vie matérielle, elle n’est
et n’a de sens que dans ce corps à corps de l’homme avec la nature et avec les
autres hommes et Marx dénonce avec virulence les vues idéologiques de la
philosophie pure. Mais l’idée de la connaissance comme production peut tout
aussi bien être prise dans un sens « théoriciste » : on critique
certes la connaissance comme pur voir, comme mouvement du regard ou conversion
spirituelle, mais on affirme que la connaissance travaille sur des concepts,
avec un mode de production théorique donné et on réintroduit d’emblée toute la
philosophie spéculative car alors la connaissance comme production est
précisément du domaine de l’illusion, c’est l’illusion de la conscience sur sa
propre activité. Et cette illusion lui semble presque consubstantielle tant
est-il qu’elle ne peut travailler qu’en reconstruisant le réel à partir du
mouvement des catégories.
Autrement dit, et ce point paraît fondamental, en
définitive pour Marx la connaissance scientifique et l’illusion ne sont point
séparables comme on pourrait séparer le bon grain de l’ivraie, puisque
l’illusion spéculative découle de ce que la conscience est « ainsi
faite ». La science ne produit pas seulement « le vrai », elle
génère aussi l’illusion qui forme la brique élémentaire de l’idéologie, à
savoir l’illusion que le concept produit de lui-même le réel.
L’illusion idéaliste de la science
Cette dialectique qui sépare le monde tel qu’il se donne immédiatement,
de manière presque préréflexive pourrait-on dire en suivant Merleau-Ponty du
monde construit par la démarche scientifique se rompt avec l’apparition de la
conception moderne de la science, celle qu’on attribue à Galilée mais qui est
partagée par tous ses successeurs. Elle s’agit maintenant de discréditer le
témoignage direct des sens pour comprendre la nature comme une nature
mathématisée. Que le grand livre de la nature soit écrit en langage
mathématique, ainsi que le soutenait Galilée, c’est ouvrir grande la voie à une
conception purement idéaliste de la science moderne. Cette thèse semble aller à
l’encontre des jugements courants sur les rapports qui existeraient
spontanément entre science et matérialisme : chez eux, les savants peuvent
être idéalistes, croire en Dieu, etc., mais dans leur laboratoire, en tant
qu’ils travaillent scientifiquement, ils seraient spontanément matérialistes.
Engels avait déjà fait des remarques en ce sens et Louis Althusser, dans Philosophie et philosophie spontanée des
savants pose qu’il y a dans toute activité scientifique un noyau
matérialiste même si la philosophie spontanée des savants est dominée par
l’idéologie.
En quoi consiste la science telle qu’elle s’invente avec et
après Galilée. Le premier trait, celui que valorise particulièrement Bachelard,
est la rupture avec le sens commun. Il est difficile d’admettre que la Terre se
meut « et pourtant elle se meut ». On peut dire que la réalité est
bien celle-ci et que nous, tant que nous en restons à notre gros bon sens, nous
sommes incapables de la saisir tel qu’elle est. Autrement dit, la science
suppose que nous soyons en quelque sorte capables de sortir de nous-mêmes, de
faire abstraction du moi sensible que nous sommes pour constituer ce sujet
situé hors du monde et apte à la contempler dans son objectivité. La cohérence
des relations mathématiques dans lesquelles s’expriment les phénomènes non pas tels
qu’ils se donnent à nous mais tels que nous les produisons dans des dispositifs
expérimentaux est la garantie ultime de cette objectivité, comme l’a
parfaitement montré Kant dans la Critique
de la Raison pure. C’est ainsi que, progressivement la diversité
foisonnante du réel sensible est remplacée par des abstractions et ce sont ces
abstractions qui vont maintenant expliquer le monde de la perception.
Quelle est la signification de ces abstractions dont la physique
use pour décrire les phénomènes observés dans l’expérimentation ? Qu’est
qu’une masse, une vitesse, un moment cinétique, tension, etc. ? Ce ne sont
pas des entités existant indépendamment de l’esprit humain. Ce sont des idées
produites par l’activité cognitive humaine en vue de rendre intelligibles les
phénomènes de la nature. Que veut dire ici rendre intelligible ? D’une
part, c’est pouvoir saisir le phénomène concret comme la synthèse de
déterminations multiples dont on peut donner des expressions mathématiques :
par exemple la puissance dissipée par le radiateur est proportionnelle à la
tension aux bornes et à l’intensité du courant électrique. Ce que je ressens, c’est
seulement la chaleur du radiateur, c'est-à-dire l’impression d’avoir chaud mais
je ne ressens pas P=UI ! Mais cette dernière formule me permet de
comprendre pourquoi en manipulant le rhéostat je vais pouvoir augmenter l’intensité
et donc la chaleur dissipée. Et c’est le deuxième aspect de ces abstractions :
elles sont des schémas qui nous permettent d’agir sur la réalité. On parle
encore de modèles.
Ces schémas ou ces cartographies de la réalité sont évidemment
des plus précieuses, comme les signes sur les arbres ou les rochers aident le
marcheur à retrouver son chemin. Ce ne sont pas inventions fantaisistes :
leur critère de validité est donné par la pratique, c'est-à-dire par des interactions
réussies avec la nature. Ce n’est parce qu’ils manquaient d’intelligence que
les hommes ont si longtemps conservé le système ptolémaïque mais parce qu’il
donnait beaucoup de résultats en accord avec le réel et avait permis d’établir
des cartes du ciel fort utiles aux navigateurs. En ce sens on peut bien dire
vraies les théories scientifiques qui ont réussi à passer le maximum de tests
expérimentaux. Ainsi la théorie darwinienne de l’évolution est-elle vraie, d’une
vérité qu’on ne saurait vraisemblablement démentir un jour, sinon en insérant
la théorie de Darwin dans une théorie plus vaste dont nous n’avons pas aujourd’hui
l’ombre d’une idée. La théorie de Darwin est confirmée par la génétique, par la
géologie et la paléontologie, corroborée par des mesures physiques qui ont été
rendues possibles par les avancées de la physique et de la chimie. Il y a donc
bien un sens à parler de vérité dans les sciences et les différentes formes de
relativisme ou de scepticisme (y compris celles engendrées par la théorie des révolutions
scientifiques de Kuhn) peuvent être assez aisément réfutées. Mais tenir des
discours vrais ce n’est pas pour autant exhiber la réalité en elle-même.
Confondre « vrai » et « réel », c’est précisément le propre
de l’idéalisme platonicien, pour qui les idées (en tant qu’idées vraies) ont
plus de réalité (justement parce qu’elles sont vraies) que les choses qui
participent de ces idées.
Les objets produits par les sciences de la nature (par
exemple « le courant électrique ») ne sont pas des objets « réels »,
ils ne sont pas des choses de la nature et on ne peut donc pas dire que les
sciences de la nature décrivent la structure du monde telle qu’il est, elles se
contentent (ce qui est énorme) de construire un monde théorique qui nous sert
de modèle. On ne peut pas purement et simplement balayer d’un revers de manche
la philosophie kantienne de la science qui soutient que la science ne décrit que
les phénomènes et non les choses en soi (les noumènes). On peut cependant
interpréter cette thèse de plusieurs manières. La première consiste à penser
que plus la science progresse et plus nous nous rapprochons de la connaissance
de la réalité en elle-même – les voiles qui nous masquent le réel (le « réel
voilé ») se dissiperaient peu à peu. La deuxième interprétation consiste à
se débarrasser purement et simplement de la « chose-en-soi » pour ne
considérait que le phénomène qui serait la seule réalité dont il y a du sens à
parler. La troisième interprétation consiste à maintenir deux ordres séparés, l’ordre
de la science et l’ordre de la réalité, deux ordres certes unis dialectiquement
mais dans une opposition impossible à dissoudre. La première interprétation
revient à supprimer la critique kantienne pour revenir à un réalisme
traditionnel, quoique plus modéré : la science nous fait connaître le réel
en lui-même, même si c’est seulement dans une progression infinie – c’est encore
la position de Lénine dans Matérialisme
et Empiriocriticisme. La deuxième position est proche de celle des
empiristes et de l’empiriocriticisme pourfendu par Lénine : s’il n’y a pas
d’autre réalité que la réalité expérimentale scientifiquement, cela ne peut que
conduire à l’idée que le réel est le produit de notre pensée. La troisième
position est la seule tenable pour un matérialiste, si l’on veut bien admettre
que le matérialisme est a minima la
reconnaissance de l’existence de la réalité en-dehors de la pensée ou encore le
caractère extra-logique du réel.
En suivant cette ligne réflexive, il apparaît que dès lors
que la science prétend connaître le réel en lui-même, dès qu’elle affirme que le
monde n’est rien d’autre que le monde que dévoile la science, elle se situe d’emblée
sur le terrain de l’idéalisme : le monde, ce sont les idées que nous nous faisons
du monde. L’engendrement du réel à partir de l’idée, l’engendrement de la poire
à partir d’idée de poire, c’est très exactement le fond commun de ce de ce que
Marx critiqué sous le nom d’idéologie
allemande, dans La Sainte Famille tout
d’abord puis dans le manuscrit intitulée L’Idéologie
Allemande. Certes, les scientifiques ne disent pas nécessairement que le
monde est celui que décrivent leurs théories, mais ils tendent spontanément à
la faire, à prendre la carte pour le territoire. En ce sens, on peut bien dire
que la science est spontanément idéaliste, ainsi que l’avait déjà remarqué
Hegel puisque la science en tant que science de la nature se donne pour objectif
de montrer l’idée abstraite « cachée » dans la chose sensible.
D’un autre côté, on doit bien admettre qu’il n’y a pas d’autre
monde que le monde pour nous et que parler du monde indépendamment de toute perception
et de toute pensée humaine, d’un monde en soi, c’est donner à la pensée un « non-objet »
puisque par définition on ne peut rien dire de cet objet, on ne peut même pas
parier sur son existence, puisque l’existence suppose déjà un sujet relativement
à qui la chose existe. Comment se tirer de ce mauvais pas ? En rappelant
que l’élaboration de l’objectivité scientifique est toujours seconde. Ce qui
fait qu’il y a un monde, c’est qu’il y a d’abord un monde pour moi, un monde
qui m’est donné d’emblée dans la sensibilité et qui se donne tel qu’il est,
pour moi, de manière totalement indiscutable. C’est un monde « concret »,
mais d’une concrétude immédiate, non construite, qui ne nécessite pas que l’on
procède à des synthèses pour le saisir. Et c’est seulement à partir de ce monde
donné subjectivement et face auquel nous sommes d’abord passifs, affectés, que
nous élaborons l’objectivité. Mais sous cet angle, on peut encore parfaitement
admettre que « la Terre ne se meut point » comme l’avait montré
Husserl. Le « monde-de-la-vie » (Lebenswelt)
est la réalité première à partir de laquelle peut se construire cette réalité
seconde qu’est le monde déterminé par la science. Mais, si l’on peut parler
ainsi, il y a moins de réalité dans ce monde de la science pensé à partir des
abstractions théoriques que dans le monde de la vie, même si ce monde de la
science nous a permis d’agir et de modifier profondément le monde de la vie à
partir duquel nous émergeons.
L’idéalisme de la science est précisément ceci qui produit l’illusion
de la coïncidence entre les déductions théoriques, l’illusion d’une
construction a priori alors même que le monde de la science n’est qu’une
manière pour le sujet de s’emparer du réel qui lui est donné, de le soumettre à
son désir, autant qu’il le peut. De cela on peut déduire de très nombreuses
conclusions concernant les sciences du vivant qui se veulent à tort des sciences
de la vie, alors même que la vie est bien invisible et que ne se manifestent pour
la science que les phénomènes physico-chimiques propres aux êtres vivants, sans
que jamais nous ne puissions produire une définition de la vie que pourtant
nous sentons et reconnaissons sans réflexion. De même, on comprend à quelles
impasses se heurtent toutes les tentatives de « naturaliser » la
conscience, c'est-à-dire de rendre compte scientifiquement de ce qu’est la
subjectivité (voir mon article sur la question de l’intelligence artificielle).
Le 28 décembre 2018
[1] Introduction générale – édition de la
Pléiade, Gallimard, tome 1 p. 254 (noté P suivi du tome par la suite)
[2]
Hegel : Phénoménologie de l'Esprit
- (Traduction J.P. Lefèbvre) - Aubier p. 113
[3] Introduction générale P1 p. 254/255
[4] Introduction générale P1 p. 255
[5] Introduction générale PL 1 page 255
[6]
Aristote : Métaphysique - Livre
Z- 3,1029 b (Traduction Tricot - VRIN)
[7]
Aristote : Physique Livre I - i §2
(180 a) - traduction Jules Barthélémy Saint-Hilaire
[8]
Aristote : ibid.
[9]
Citons encore la deuxième thèse sur Feuerbach : « La question de
savoir si le penser humain peut prétendre à la vérité objective n’est pas une
question de théorie mais une question pratique.
C’est dans la pratique que l’homme doit prouver la vérité, c'est-à-dire la
réalité et la puissance, l’ici-bas de sa pensée. » (P3 page 1030)
[10] Introduction générale P1 page 255
[11] Introduction générale P1 page 255
[13] Introduction générale P1 page 255
mardi 18 décembre 2018
Le « développement durable » n’est-il qu’un slogan publicitaire ?
Le thème du « développement durable » occupe
maintenant une bonne partie de l’espace du marketing. Le label
« développement durable » est un argument publicitaire de choix car personne
ne voudrait être accusé de saccager la planète, de ne pas s’occuper des
générations futures ou de vouloir un développement qui ne serait pas durable.
On augmente les taxes sur les produits pétroliers : surtout ne pas dire
qu’il s’agit seulement de boucher les trous du budget, soutenir qu’il s’agit
d’œuvrer à la transition écologique. Il est assez facile de montrer que cette
expression est un simple leurre, un slogan publicitaire qui peut attraper
quelques gogos. D’ailleurs l’expression « développement durable »
serait en elle-même une contradiction. Quand on se développe, il arrive bien un
moment où l’on est totalement développé et où, par conséquent cesse le
développement. Il semble en effet qu’un développement infini soit une
perspective à peu près dépourvue de sens.
lundi 3 décembre 2018
Les ordinateurs ont-ils une mémoire ?
La mémoire des ordinateurs surpasse infiniment la
nôtre : une bibliothèque entière tient sur une clé USB. La mémoire de
l’ordinateur est infaillible (sauf problème technique) et quand nous doutons de
notre propre mémoire, nous faisons confiance à ces prothèses faites de
plastiques et métaux plus ou moins rares, accessibles par des réseaux
d’ordinateurs connectés. Face à ces produits conçus rationnellement et si
parfaitement adéquats aux objectifs qui leur sont fixés, nous éprouvons nous,
pauvres humains, ce sentiment que Gunther Anders a désigné sous le nom de
« honte prométhéenne », nous qui ne sommes que le résultat aléatoire
des lois de la biologie. Notre mémoire est si fragile relativement à la mémoire
des ordinateurs !
Explosion de la mémoire
Si les hommes ont toujours inventé des dispositifs
techniques permettant d’objectiver leur mémoire, avec l’avènement de
l’informatique, c’est à une nouvelle explosion de la mémoire que nous
assistons. On peut donner une idée : un livre comme Matière Et Mémoire de Bergson contient environ 400.000 caractères.
Une mémoire informatique de 1 Mo peut donc contenir près de trois livres comme
cette œuvre de Bergson. Un disque dur d’un ordinateur grand public est de 1 To (240
octets) soit environ 3 millions de livres comme Matière et Mémoire et sans doute beaucoup plus si on utilise des
algorithmes de compression de données !
Chacun pourrait donc posséder facilement toutes les plus grandes bibliothèques
du monde. On peut mémoriser non seulement les mots, mais aussi les images et
les sons, qui annonce sans doute des bouleversements considérables de la
culture humaine : pour raconter un événement, il fallait passer par le
travail d’abstraction du langage ; désormais un clip vidéo peut suffire.
Cette explosion de la mémoire transforme fondamentalement la condition des
hommes. Le passage de la « graphosphère » à la
« vidéosphère » (cf. les travaux de Régis Debray) n’est pas un simple
changement de médium.
Le contrôle de ces mémoires externes devient du même coup un
enjeu non seulement économique mais aussi politique autour duquel se livrent
les batailles d’aujourd’hui. Qui contrôle les mémoires externes pourrait bien
contrôler les mémoires de chacun d’entre nous.
La survie et le développement de l’humanité ont toujours
nécessité la production d’informations. Le progrès technique est le
développement d’une mémoire externe, c’est-à-dire de toutes sortes de
dispositifs utilisés pour le stockage de
l’information.
Le mot « calcul » (en latin, « petit caillou »)
vient de premières méthodes employées pour compter les entrées et les sorties
dans les magasins de la cité. On pourrait ainsi compter les informations
produites par l’humanité au cours de sa propre histoire et on estime ainsi que
l’humanité à produit au cours des deux dernières années plus d’informations
qu’elle n’en a produites dans toute son histoire antérieure ! Avant la fin
du XIXe, les informations étaient stockées sous une forme écrite et
on ne pouvait mémoriser que les images fixes, par la peinture et la
sculpture ! L’invention de la photographie démultiplie la mémorisation des
images, puis le cinéma permettra la mémorisation du mouvement, la
chronophotographie pouvant ici tenir lieu de « chaînon
intermédiaire ». L’invention du phonographe permet la mémorisation du son.
Les trois autres sens, en revanche, ne laissent aucune
trace. Se pose la question de savoir pourquoi il en est ainsi revient à savoir
si l’incapacité dans laquelle nous sommes de stocker des informations de nature
olfactive, par exemple, découle de problèmes techniques qui pourront peut-être
résolus un jour ou si, au contraire, cela tient à la nature même de cette
information olfactive, gustative ou tactile. Il semble que la deuxième
hypothèse soit la bonne. Nous pouvons faire des représentations imagées d’un
paysage : cette représentation a une réalité objective, indépendante de
notre perception (subjective), mais ni les odeurs ni les saveurs ne sont
susceptibles de ce genre de représentation et donc ne peuvent être mémorisés.
Je peux envoyer à un ami une photographie de ma résidence de vacances, mais
nullement les odeurs des plantes ou le goût d’un met.
Nonobstant cette limitation, il semble que rien ne puisse
arrêter notre boulimie d’information mais nos supports actuels, essentiellement
les disques des ordinateurs, atteignent leurs limites. En outre on sait qu’il
s’agit de support dont la durée de vie est limitée : le papier résiste
mieux aux outrages du temps que les disques optiques (CD, DVD) et autres
disques magnétiques. On envisage d’utiliser l’ADN comme dispositif de
stockage : des essais ont permis de stocker un million de caractères sur
un picogramme d’ADN (10-12g). Cette macromolécule peut, en effet,
être considérée comme une mémoire qui contient les informations qui commandent
la production des molécules d’ARN à partir desquelles se construisent tous les
êtres vivants. Cette information est « codée » par une suite de
combinaisons de quatre bases qui permettent de définir toute l’information
génétique. Nous savons aujourd’hui « décoder » le code génétique de
tous les vivants et singulièrement celui de l’homme – qui nous donne de
nouvelles informations sur notre passé, le nôtre comme celui de l’espèce. Mais
on peut se servir de ces suites de combinaisons pour coder d’autres
informations.
Mémoire objectivée et métaphore de la mémoire
Pourtant il n’est pas certain que l’on puisse dire que les
ordinateurs « ont » une mémoire. Pour parler d’un homme qui a une
bonne mémoire, on dit encore qu’il a une mémoire d’éléphant et pas une mémoire
d’ordinateur ! La langue dit nos réticences à accorder une
« vraie » mémoire aux ordinateurs. Nous avons le pressentiment que le
mot mémoire est utilisé de manière métaphorique par l’industrie informatique.
Tout d’abord commençons par remarquer que la civilisation
humaine, au plus loin que nous puissions remonter laisse des traces et des
marques qui rappellent aux humains toutes sortes de choses utiles à la vie.
Laisser une trace sur un tronc d’arbre ou sur un rocher sera utile pour se
ressouvenir du chemin à emprunter. Le fil d’Ariane qui aide Thésée à s’échapper
du labyrinthe, c’est le fil de la mémoire. Et d’ailleurs quand un peu plus tard
Thésée appareille en laissant Ariane il se trouve dans un épais brouillard car
il a perdu la mémoire de la route à suivre. Le totem est le rappel de la
mémoire des ancêtres. Tous ces moyens de garder la mémoire restent très
limités. C’est l’invention de l’écriture qui va permet la première explosion
des moyens de mémoriser. Tout ce qui était confié à la mémoire subjective des
individus enseignant ce qu’ils savaient à d’autres individus qui devaient à
leur tour le garder en mémoire peut maintenant être objectivé dans une chose
matérielle.
Les grottes peintes rappelaient aux hommes de la préhistoire
quelques secrets, quelques vérités initiatiques et nous rappellent à nous combien
ces hommes si lointains étaient nos semblables. Mais on ne dira pas que la
grotte peinte a une mémoire
bien qu’elle soit à certains égards l’enregistrement des faits ou des croyances
de nos ancêtres. Les livres n’ont pas de mémoire, ils sont de la mémoire
objectivée et de la mémoire qui ne sera véritablement mémoire qui s’ils trouvent
des hommes pour les lire et les inscrire dans leur mémoire. Peut-on dire alors
qu’il en est de même avec les
ordinateurs ? À certains égards on peut comparer un ordinateur à une
bibliothèque stockant des livres de toutes sortes : des livres encryptés
en code binaire, des livres qui définissent le fonctionnement de l’ordinateur
et un ensemble d’engrenages qui permettent d’effectuer des opérations
arithmétiques et des recherches dans la bibliothèque. On a souvent comparé les
ordinateurs à des machines à calculer mécaniques comme la célèbre
« pascaline » inventée par Blaise Pascal au XVIIe siècle
ou encore à l’antique boulier, venu sans doute de Chine. Ce n’est pas
faux ; mais la comparaison la plus pertinente est celle qui rapproche
l’ordinateur du métier Jacquard ou du limonaire.
Le
métier Jacquard est un métier à tisser mécanique qui peut être manipulé par un
seul ouvrier et dont les motifs sont « programmés » sur des cartes
perforées qui déterminent quelle aiguille sera actionnée et donc quel fil sera
utilisé. Il suffit de changer les cartes pour changer de motif. Les cartes sont
comme un programme d’ordinateur ou plutôt les programmes d’ordinateurs sont
semblables aux cartes d’un métier Jacquard. Le limonaire fonctionne sur le même
principe, mais ici il ne s’agit plus de tisser de la toile mais de produire de
la musique. Au lieu de reproduire le son à partir d’un dispositif qui mémorise
les sons (disque vinyle ou CD), le limonaire produit le son à partir de son
programme que l’on peut changer à l’envi.
Où se trouve la mémoire ? Pas dans la mécanique :
un batteur pour monter les monter les œufs en neige n’a aucune mémoire et
pourtant quand je m’en sers adéquatement, il exécute toujours les mêmes
opérations et me permet d’obtenir ce que je voulais, à savoir des œufs en
neige. On voit tout de suite qu’il n’y a guère de sens à parler de
« mémoire » quand une machine exécute les mouvements en vue desquels
elle a été construite. Que l’on puisse à volonté modifier ces mouvements par
des dispositifs ingénieux comme celui de Jacquard ne modifie pas
fondamentalement la nature de la machine. Après tout, de nombreuses machines
sont réglables et on peut changer les réglages en fonction des tâches à
accomplir. Si on s’intéressait spécifiquement à l’histoire des techniques, le
point de vue serait extrêmement différent : une technique du genre métier
Jacquard est une évolution importante des techniques. Les grandes machines
automatiques qu’étaient les « mule-jenny » inventées à la fin du
XVIIIe n’étaient pas aussi évoluées que le métier Jacquard ! Mais il n’y a
ni plus ni moins de mémoire dans la « mémoire morte » des mule-jenny
que dans la « mémoire réinscriptible » des Jacquard. D’ailleurs on ne
parle jamais de mémoire à leur sujet.
On pourrait aussi évoquer la mémoire dans les processus
physiques. La courbe d’hystérésis pourrait apparaître comme une forme de
« mémoire ». La courbe d’aimantation d’un noyau de fer doux sous
l’effet d’un courant électrique est différente de la courbe de désaimantation
dans on coupe le courant. Tout se passe comme si noyau de fer conservait la
« mémoire » du cycle d’aimantation. Mais là on voit bien que le mot
de mémoire dans un sens qui nous interdit de dire que le fer doux « a »
de la mémoire. Il en va de même lorsque l’on parle d’effet-mémoire dans les
accumulateurs ou encore de « mémoire de forme » pour les matelas ou
les alliages à « mémoire de forme » : ici la mémoire désigne
seulement la propriété d’un matériau à revenir à sa forme antérieure.
On s’est mis à parler de mémoire avec les ordinateurs pour
une raison qu’on a un peu oubliée : les premiers ordinateurs s’appelaient
calculateurs mais aussi souvent « cerveaux
électroniques », puisqu’ils étaient censés effectuer des opérations
mathématiques aussi complexes que celles d’un cerveau humain. Mais pendant un
temps assez long, c’est sur des cartes perforées (comme dans le métier
Jacquard) qu’étaient stockés programmes et données et sur cartes perforées que
sortaient les résultats avant qu’on ne les remplace par des téléimprimeurs.
L’information
Nous voyons donc que le mot de mémoire ne peut s’appliquer
aux ordinateurs que dans un sens faible, plutôt relâché et pas dans le sens où « j’ai
de la mémoire ». La mémoire des ordinateurs est simplement un dispositif
de stockage. Je vais prendre un exemple. Voici ce que dit Wikipedia dans
l’entrée consacrée à la mémoire en informatique. « En informatique,
la mémoire est un dispositif électronique qui
sert à stocker des informations (stockage de données). » Il n’y a rien
à dire à cette définition … sinon qu’elle fait comme s’il allait de soi que
l’on stocke des informations dans une mémoire. Si vous mettez l’interrupteur de
votre radiateur électrique sur (o) ou sur (i) comme « out » ou
« in », vous n’avez pas l’impression d’avoir stocké de l’information
et pourtant dans une mémoire d’ordinateur il n’y a que des positionnements
d’interrupteurs (un élément de mémoire est tout simplement un transistor
fonctionnant comme un interrupteur que l’on peut mettre en position
« bloqué » ou « saturé ». Pourquoi ce qui objectivement
n’est que l’état physique d’un système devient-il de l’information ?
La notion
d’information est le produit d’un travail conceptuel. L’information n’existe
pas comme existent les choses matérielles, c’est une abstraction. Une chose
matérielle peut nous donner une information, c’est-à-dire que nous associons
une idée à la présence de cette chose. Si je trouve des petites crottes dans
mon sous-sol, me voilà informé de la présence de souris ! Autrement dit
l’information n’est ni les déjections de rongeurs (qui ne sont une information
que pour qui sait ce que c’est) ni le rongeur lui-même. Elle est le rapport
qu’un esprit humain établit entre les deux.
On peut essayer de donner une théorie plus formelle de
l’information qui nous permettra ensuite de redéfinir la mémoire comme
dispositif de stockage de l’information. Shannon a construit une théorie de
l’information statistique. C’est cette théorie qui est à l’origine des
dispositifs d’encodage et décodage qui sont les pièces de base de ce qu’on
appelle (avec un air presque mystérieux mais entendu) le
« numérique ». Mais là encore, il faut bien comprendre ce qui est en
question.
On dira qu’une suite de 0 et de 1 forme un message et ce
message transporte de l’information. À quelle condition ? Premièrement que
cette suite de 0 et de 1 soit le produit d’un encodage et faut donc disposer
d’un code et, encore une fois, un code n’est chose matérielle mais bien une
chose mentale. La phrase que je viens de prononcer je peux l’encoder en
écriture alphabétique latine. Ces signes sur un papier demandent à être décodés
– par exemple, il faut savoir lire ! Et pour stocker cette phrase sur mon
ordinateur, il m’a fallu procéder à un deuxième en codage : transformer ma
phrase ne code « ASCII » étendu. La phrase « un code n’est chose
matérielle » s’écrit en ASCII qui est un codage hexa décimal qu’on peut
ensuite très facile transformer en codage binaire qui lui-même peut s’inscrire
dans une « mémoire informatique ». Quand je lis cette phrase sur mon
papier, il a donc fallu à la fois procéder à ce codage et ensuite au décodage.
Ces opérations d’encodage et de décodage peuvent être faites par des
machines ; elles sont des opérations « matérielles », des
processus physiques, entièrement descriptibles par les lois de la physique.
Mais cette opération, en tant que processus physique permet de transmettre un
message qui du sens uniquement pour un utilisateur humain de cette machine à
encoder et décoder qu’est mon ordinateur doté d’un logiciel de traitement de
texte et peut-être même d’un logiciel de reconnaissance vocale. Si j’écris la
phrase : « Jules César est un nombre premier », l’ordinateur
l’encode sans protester alors que l’humain qui lira cette phrase se demandant
si je ne suis pas tombé sur la tête. La machine en tant que
« médium » manipule des signes dont seule la syntaxe importe (c’est
un peu ce que fait le correcteur de grammaire). Mais les cerveaux humains ont
accès au sens ! si je tape « A » sur mon clavier, on peut dire
que j’ai « informé » le microprocesseur de mon ordinateur mon intention
d’afficher la lettre « A », mais c’est une manière métaphorique et
passablement douteuse de parler. Ou alors il faudrait admettre que lorsque je
bascule l’interrupteur des lampes de ma cuisine j’ai informé l’installation
électrique de mon intention d’un voir plus clair ou encore si je bêche mon
jardin, je manifeste à la terre mon intention de planter des patates !
La philosophie analytique nous a appris que bien souvent les
problèmes philosophiques n’étaient que des confusions dans l’usage du langage.
C’est un peu exagéré, mais il y a du vrai là-dedans.
Pourquoi les ordinateurs n’ont pas de mémoire
Si la mémoire est du « stockage de
l’information », on voit alors que « stricto sensu » l’ordinateur n’a pas de mémoire. Il ne se
souvient de rien, non pas parce qu’il a perdu la mémoire mais tout simplement
parce qu’il n’est pas quelque chose qui pourrait avoir une mémoire et parce qu’il n’est quelque chose qui pourrait
être sujet du verbe « se souvenir ». Nous avons une tendance à
personnifier les ordinateurs et à en faire le sujet de pensées analogues aux
pensées des humains. C’est un processus psychologique facile à comprendre qui a
une origine infantile (l’enfant qui parle à son ours en peluche). Grâce à ces
ordinateurs dont nous ne comprenons pas le fonctionnement interne nous pouvons
réaliser des tâches complexes et fastidieuses sans même avoir à nous demander
comment ces opérations sont effectuées. Mais l’ordinateur ne « fait » rien, au sens strict du
terme. Le déroulement mécanique d’un ensemble d’opérations planifiées par une
humain en fonction de buts humains n’est pas une action de l’ordinateur ! Elle est une action humaine réalisée
au moyen d’un outil qu’est l’ordinateur. L’ordinateur n’agit pas plus que la bêche
du jardinier !
Tout ceci nous amène à comprendre pourquoi l’ordinateur n’a
pas de mémoire même s’il est un outil de mémorisation. Pour avoir une mémoire,
il faut être capable de se souvenir. Il faut donc être un sujet, c'est-à-dire
un être qui possède en lui une représentation de lui-même. Je sais
qu’aujourd’hui de la même façon qu’on affirme qu’il n’y a pas de véritable
distinction entre l’homme et l’animal, on prétend qu’il faudra admettre les
robots (des IA) au rang de compagnons disposant de droit. C’est évidemment une
position folle (voir JF Braunstein, La
philosophie devenue folle) qui se soustrait à l’avance au simple bon sens.
Si nous reprenons les thèses de Locke, en effet, c’est la
mémoire qui constitue le sujet. Un souvenir qui me revient donne en même une
image et la certitude que ce souvenir est « mon » souvenir et que c’est
un souvenir temporellement situé. Ce qui fait qu’un souvenir est un souvenir,
c’est précisément qu’il appartient à un faisceau de souvenirs qui, unifiés
forment le « moi ». Certes, les souvenirs ne sont possibles que parce
qu’il y a un processus physiologique de mémorisation dont on connait assez bien
le détail maintenant. Mais ces processus physiologiques ne sont pas le souvenir
à proprement parler. Par exemple, on peut mémoriser un paysage : il y a
quelque part dans notre cerveau un ensemble de processus physico-chimiques qui
les traces mnésiques de la sensation qu’a produite le paysage. Mais dire
« je me souviens de ce paysage » et dire « j’ai des traces
mnésiques produites alors que j’étais à tel endroit tel jour » ne sont pas
du tout des assertions substituables l’une à l’autre. Les identifier c’est commettre
une erreur de catégorie comme le dit Gilbert Ryle. Les traces mnésiques
caractérisent un état présent de mon cerveau, alors que le souvenir rend
présent quelque chose que je situe ailleurs et dans le passé. Les traces
mnésiques sont dans mon cerveau et pas les montagnes et le lac dont je me
souviens. « Avoir la mémoire de », c’est bien « se souvenir
de » ou « se rappeler », ce n’est pas avoir un certain état du
cerveau.
Supposons maintenant que je prenne une photo de ce paysage
pour m’en ressouvenir quand je serai rentré de vacances. Qu’il y ait maintenant
dans mon appareil photo une pellicule à développer ou une carte SD à
transférer, je ne dirai pas que mon appareil photo a de la mémoire et encore
moins qu’il a la mémoire du lac et des montagnes. Ce sont des mémoires
externes, dont la valeur est subordonnée à ma capacité de me ressouvenir quand
je regarde quelques mois ou quelques années après la photo. Mais il se pourrait
très bien que cette photo ne me dise rien du tout, que je ne me souvienne plus
ni du lieu, ni temps où elle a été prise. Dans ce cas, elle n’est même pas un
souvenir mais une photo analogue à celles que l’on peut trouver en feuilletant
un magazine consacré aux voyages. Il se peut aussi que la photo vienne
contredire ce dont je me souvenais ou que j’y découvre un détail que je n’avais
pas perçu.
On me dira qu’un appareil photo n’est pas un ordinateur.
Mais comment faire la différence ? Les appareils photo d’aujourd’hui sont
d’ailleurs justement des petits ordinateurs spécialisés dans la prise de photos
et automatisant toutes les tâches qui étaient à la charge du photographe.
On voit donc, par extension, que l’ordinateur est certes un
dispositif externe de mémorisation mais qu’on ne pas peut dire au sens strict
qu’il a de la mémoire. Quand on utilise le mot mémoire ici, c’est un raccourci
qui désigne seulement le nombre d’interrupteurs élémentaires qui peuvent être
positionnés sur la position 1 ou sur la position 0. Rien de plus.
L’enjeu de ces réflexions
Pourquoi l’ordinateur n’a pas de mémoire ? Parce qu’il
n’est pas capable de « se représenter » quoi que ce soit. Il peut nous présenter quelque chose et nous amener à nous représenter quelque chose Mais « lui » – si ce pronom personnel sujet a ici un sens autre que
grammatical – ne se représente rien. Pas plus que l’horloge qui marque l’heure
ne se représente l’heure. Mais si l’ordinateur ne se représente rien, il n’a
évidemment pas de conscience de quoi que ce soi et encore moins de conscience
de soi.
On pourra me rétorquer : soit, mais on ne sait pas quel
effet ça fait d’être un ordinateur ? En parodiant Thomas Nagel, on
pourrait remplacer la question « How
to be a bat ? » par « How
to be a computer ? ». À quoi il se pourrait que l’on n’ait rien à
répondre, sinon de demander à son interlocuteur de moins lire de SF et de faire
preuve d’un minimum de bon sens ! L’esprit est prompt à s’inventer toutes
sortes de fantasmagories dans lesquels il s’enferme. Personne n’irait imaginer
que sa machine à laver est un être conscient, même à un bas degré de conscience,
sauf dans le monde fantaisiste des dessins animés.
Sans développer plus ce point, je veux faire une remarque
qui permettra de sérier les questions. Leibniz disait en substance qu’un être est un. Être, c’est former une unité. Les êtres vivants forment des
unités « organiques ». Les ordinateurs ne sont pas des unités, mais
simplement des compositions de machines agencées de différentes manières. Je
n’ai pas dit que tous les êtres vivants ont une conscience – quoi que ce soit
exactement ce que dit Leibniz – mais une chose est certaine les ordinateurs (ou
les robots humanoïdes) ne sont pas le genre d’entités auxquelles nous pourrions
attribuer une conscience. Peut-être fais-je preuve de « chauvinisme
carboné » (comme diraient Paul et Patricia Churchland), mais là aussi je
ne peux que renvoyer au simple bon sens. Après avoir tenté d’abolir la limite
entre l’homme et l’animal, on ne va non plus abolir la limite entre homme et
machine. Sauf à vouloir transformer les hommes en machines.
Le 3 décembre 2018
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