mardi 19 février 2019

Conférence à l'Université populaire d'Evreux: nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature?


En 1637, paraît à Leyde, chez l’imprimeur Jan Maire, un ouvrage qui fait date. Il s’agit de l’œuvre d’un savant et philosophe nommé René Descartes, né à La Haye en Touraine, ancien élève du collège des Jésuites de La Flèche.
Le titre principal est Discours de la méthode et le sous-titre explicite le propos : « Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences. » Le texte du discours proprement dit est suivi de trois traités, La Dioptrique, Les météores et La géométrie « qui sont des essais de cette méthode ». Le texte est écrit en français, contrairement à tous les usages de l’époque qui veut que les écrits savants ne soient point rédigés en « langue vulgaire » mais en latin. Descartes s’en explique : « le bon sens est la chose la mieux partagée au monde » et le Discours doit donc être accessible à tous, « même aux femmes ». De cet ouvrage, nous partirons aujourd’hui non pas du trop fameux « je pense donc je suis » mais d’un passage de la VIe partie
« Mais, sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusques à présent, j'ai cru que je ne pouvois les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous le bien général de tous les hommes : car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connoissances qui soient fort utiles à la vie; et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connoissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connoissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour l'invention d'une infinité d'artifices, qui feroient qu'on jouiroit sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l'esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s'il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu'ils n'ont été jusques ici, je crois que c'est dans la médecine qu'on doit le chercher. »
Voilà donc une philosophie « pratique », c’est-à-dire une science (à l’époque la physique se nomme philosophie naturelle) qui s’apparente à la « connaissance des métiers des artisans ». Un scientifique donc qui est face à la nature comme l’artisan avec ses outils et ses objets de travail. Cette comparaison à elle seule donne tout le sens de l’entreprise de Descartes.
Descartes n’est pas l’inventeur de cette science nouvelle, cette philosophie pratique. Il est l’héritier de Galilée dont il partage les thèses sur l’héliocentrisme et dont il prolonge les intuitions scientifiques. Mais, par son esprit systématique et parce qu’il cherche à donner à cette nouvelle « philosophie pratique » des fondements métaphysiques, Descartes fait date. On a pu dire qu’il n’y pas, chez Descartes, de politique, alors que la politique occupe une place centrale dans la tradition philosophique. Cette politique pourrait bien pourtant figurer tout entière dans ce passage de la 6e partie du Discours. Descartes a la géniale intuition de ce que va être la modernité.

               De Copernic à Galilée et de Galilée à Newton

Tout d’abord, il faut éliminer une erreur qui traîne partout : que la Terre soit ronde, on le sait depuis l’Antiquité grecque. Aristote dans le De Caelo en donne des preuves et Ératosthène calcule la circonférence de la sphère au IIIe siècle AC.
Ce qui s’installe à la Renaissance c’est une nouvelle vision du monde et cela se passe en deux temps :
-          Premier moment : Passage du géocentrisme (système de Ptolémée) à l’héliocentrisme. C’est essentiellement l’œuvre de Nicolas Copernic (1473-1543) dans son traité De revolutionibus orbium caelestium, publié en 1543.
o   Il n’est pas le premier à penser que la Terre tourne autour du Soleil ; Aristarque de Samos (310-250 AC) avait déjà fait cette supposition. Archimède rapporte : « Il suppose que les étoiles fixes et le Soleil demeurent immobiles, que la Terre tourne suivant une circonférence de cercle autour du Soleil, qui est située au milieu de l'orbite de la Terre, et qu'enfin la grandeur de la sphère des étoiles fixes, disposée autour du même centre que celui du Soleil, est telle que le cercle à la circonférence duquel on suppose que la Terre évolue a le même rapport avec la distance des étoiles fixes que le centre d'une sphère avec sa surface. »
o   Il faut pour penser un tel système admettre que la Terre est en mouvement alors que nous ne la sentons qu’immobile. Nicolas de Cues avait fait remarquer (1450) que « Des passagers enfermées dans la cale d'un bateau sans hublots qui se déplace toujours à la même vitesse, sur une mer calme, ne sentiraient pas ce mouvement. » Mais un peu plus tôt, un savant français, Nicolas d’Oresme (un Normand né à Bayeux en 1336 et mort à Lisieux en 1382, qui fut chanoine puis doyen de la cathédrale de Rouen), affirmait : « Si un homme se trouvant dans les cieux, mû et transporté par leur déplacement quotidien, pouvait distinctement voir la Terre et ses montagnes, ses vallées, ses rivières, ses villes et ses châteaux, il lui apparaîtrait que la Terre se déplace selon un mouvement quotidien, tout comme il nous apparaît à nous qui nous trouvons sur la Terre que les cieux bougent. On pourrait alors croire que c'est  la Terre qui bouge, et non les cieux. » (Traité du ciel et du monde, 1377)
o   Copernic reste prudent. Son texte est publié avec l’accord des autorités ecclésiastiques parce qu’il prend soin de préciser que son système est seulement une hypothèse présentant un modèle plus simple pour les calculs – le système de Ptolémée avec ses épicycloïdes manque de cette simplicité qui semble nécessaire à la vérité, selon Copernic. La « révolution copernicienne » reste limitée et ne met pas en cause la métaphysique aristotélicienne qui sépare le monde sublunaire (le nôtre), soumis à la génération et à la corruption) et le monde parfait du ciel, celui des astres errants et cette sphère des étoiles fixes qui clôt le monde.
o   Mais le système de Copernic fait des adeptes. Kepler publie en 1609 son Astronomia Nova qui formule les lois fondamentales du mouvement des planètes.
-          Deuxième moment : passage du monde clos à l’univers infini.
o   Philosophiquement c’est Giordano Bruno qui le premier imagine une infinité de mondes dans un univers infini, un univers qui n’a pas plus de centre.
o   Galilée (1564-1642) est d’abord un défenseur du système de Copernic.
o   Il va cependant beaucoup plus loin :
1.       Il cherche des preuves irréfutables de la vérité de ce système. C’est ce que lui reprochera le cardinal Bellarmin : son orgueil qui l’a fait refuser de considérer l’héliocentrisme seulement comme une hypothèse pratique.
2.       Il cherche à comprendre le mouvement dans son ensemble, sur la Terre comme au Ciel et donc abolit la distinction entre le monde sublunaire et le ciel. Il montre que le Soleil, la Lune, les planètes ne sont pas des astres parfaits mais sont faits de la même matière que notre bonne vieille Terre.  L’étude des taches solaire, celle des « planètes médicéennes », les satellites de Jupiter, l’utilisation du télescope, tout cela a une portée révolutionnaire.
3.       Les lois de la nature sont les mêmes dans tout l’univers. L’astronomie est ainsi intégrée à la physique. Interdit d’astronomie à la suite de son procès, Galilée va se concentrer sur la physique dont il jette les bases.
4.       Enfin, en mettant au centre de sa conception du mouvement le principe de relativité, il conçoit un univers infini « dont le centre est partout et la circonférence nulle part », comme le dit Pascal qui reprend ce qu’avaient déjà dit Nicolas de Cues et Giordano Bruno.
Il faut dire ici quelques mots de l’affaire Galilée.
-          Dans un premier temps, le travail de Galilée reçoit un accueil plutôt favorable. Mais sa défense du système de Copernic va rencontrer l’hostilité d’une partie de l’Église et du monde savant. Tout cela va conduire à un premier procès en 1616 qui débouche sur la condamnation de l’héliocentrisme, en tant théorie « naïve et absurde en philosophie, et formellement hérétique en tant que contredisant explicitement le sens de nombreux passages des Saintes Écritures ». Galilée n'est pas inquiété personnellement, mais est prié d'enseigner sa thèse en la présentant comme une hypothèse. Cet arrêté s'étend à tous les pays catholiques. Notons que les protestants luthériens sont encore plus hostiles que les catholiques à la science nouvelle.
-          Le progrès des thèses galiléennes marque les années 1616 à 1632.  Il a le soutien du cardinal Barberini qui sera élu pape sous le nom d’Urbain VIII. Il est admis dans plusieurs académies et honoré un peu partout.  Il reçoit même le soutien encombrant de Tomaso Campanella, l’auteur de la Città del Sole, déjà convaincu d’hérésie et qui passera vingt sept années de sa vie en prison. Ce qui va conduire à une deuxième offensive contre Galilée, c’est la publication, en 1633 du Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, écrit en italien, et imprimé à Padoue. Au lieu d’exposer de façon neutre les deux grands systèmes, ce texte brillant est un plaidoyer en faveur de la science nouvelle ; dans un des personnages du dialogue, l’aristotélicien un peu niais Simplicio, on croit reconnaître Urbain VIII qui va lâcher Galilée. Galilée est convoqué au Saint-Office le 1er octobre 1632 et les interrogatoires se poursuivent jusqu’au 21 juin 1633, où sous la menace de la torture il reconnaît ses torts et se plie à la vérité officielle. Placé en résidence surveillée à Florence, il lui est interdit de poursuivre ses travaux et de communiquer avec l’extérieur. Ce qui n’empêchera pas la publication en 1638, à Leyde, des Discorsi e Dimonstrazioni matematiche intorno a due scienze attenanti alla mecanica ed i movimenti locali.
-          En 1747, officiellement le Vatican autorise l’enseignement du système de Copernic … et c’est seulement en 1981, après deux ans de travaux qu’une commission admet que Galilée avait raison. Mais en En janvier 2008, une controverse éclate entre 67 professeurs de l' soutenus par des étudiants et le pape Benoît XVI, au point que ce dernier doit renoncer à participer à la cérémonie d'inauguration de l'année universitaire à laquelle il avait été convié. Ces professeurs reprochent au pape sa position sur l'affaire Galilée telle qu'elle était apparue dans un discours prononcé à Parme en 1990, dans lequel il s'appuie sur l'interprétation du philosophe des sciences Paul Feyerabend jugeant la position de l'Église d'alors plus rationnelle que celle de Galilée... Chose curieuse, Joseph Ratzinger, grand pourfendeur du relativisme prend position pour une “épistémologie” purement positiviste et relativiste, celle de Bellarmin … reprise par Fayerabend.
En réalité, le poids réel de la condamnation de Galilée est à peu près nul. Descartes avait rédigé en 1633 un traité intitulé Le monde qui défendait le système de Copernic. En bon chrétien obéissant ou en homme prudent, il renonce à publier ce livre en apprenant la condamnation de Galilée. Ce sont les mêmes raisons de prudence qui le conduisent à vivre en Hollande. Mais la physique moderne, c’est-à-dire mathématique, se développe à pas de géants. Huyghens, Leibniz, Newton: en quelques décennies tout va être bouleversé.
Il faudrait ici faire une place à Newton qui publie donc son œuvre majeure : Philosophiae Naturalis Principia Mathematica. Newton accomplit le programme qui n’est encore qu’esquissé chez Galilée en ramenant l’ensemble de la mécanique à quelques lois fondamentales et en donnant à la physique une formulation mathématique cohérente – ce vers quoi Galilée et Descartes n’avaient réussi à avancer qu’à tâtons. C’est Newton qui a l’influence la plus directe que les Lumières françaises – grâce à la traduction des Principia mathematica par Émilie du Châtelet. Newton est important encore en ce qu’il est peut-être celui qui coupe définitivement le cordon entre physique et métaphysique.
La vérité de ces lois se manifeste par l'examen des phénomènes, quoique leurs causes aient échappé jusqu'à ce jour. Mais si ces causes sont occultes, leurs effets sont évidents… Dire que chaque espèce de chose est douée d'une qualité occulte particulière, par laquelle elle agit et produit des effets sensibles, c'est ne rien dire du tout. Mais déduire des phénomènes de la nature deux ou trois principes généraux de mouvements, ensuite faire voir comment les propriétés de tous les corps et les phénomènes découlent de ces principes constatés, serait faire de grands pas dans la science malgré que les causes de ces principes demeurassent cachées. (Optique).

               Expérimentation, mathématiques et science : la science comme « juge à charge » (Kant)

La science nouvelle, inventée par Galilée repose sur deux piliers :
-          La mathématisation du monde
« La philosophie [= science(s) de la nature] est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement ouvert à nos yeux (je parle de l'Univers), mais on ne peut le comprendre si d'abord on n'apprend pas à en comprendre la langue et à en connaître les caractères dans lesquels il est écrit. Il est écrit en langage mathématique, et les caractères en sont des triangles, des cercles, et d'autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d'y comprendre un mot. Dépourvu de ces moyens, on erre vainement dans un labyrinthe obscur. » (Il saggiatore, en français L'Essayeur)
C’est pourquoi le grand ouvrage de physique de Newton s’intitule « Principes mathématiques de philosophie naturelle ».
Une remarque s’impose ici. Trop souvent on a tendance à mélanger rationalisme, matérialisme et science moderne – encore aujourd’hui. Mais la mathématisation de la physique ne vient pas de la tradition matérialiste. Elle a une double origine : la première est le platonisme qui apparaît dès la Renaissance comme une arme philosophique contre la scolastique et qui, dans le Timée invite à penser la réalité comme composition d’objets mathématiques simples. La deuxième origine de la science moderne est profondément déiste. C’est le Dieu des philosophes et l’idéalisme radical qui l’accompagne qui, d’un certain point de vue rend possible la science nouvelle. Chez Descartes, la preuve de l’existence de Dieu a une fonction précise : elle est la garantie contre les « extravagantes suppositions des sceptiques » et  même coup, moyennant l’obéissance scrupuleuse aux règles pour bien connaître son esprit, on peut être assuré, par la science de trouver la vérité. Mais Dieu nous garantit de la possibilité de la vérité, on se trouve du même coup débarrassé de la nécessité de la garantie du vrai qui prévalait jusque là, savoir l’autorité de la tradition – Aristoteles dixit ! Cette voie cartésienne est aussi celle que suivirent les « messieurs de Port-Royal ». Leur opposition sans concession à la réforme, leur volonté de restaurer le christianisme dans toute sa pureté, conduisent, paradoxalement en apparence, Arnauld, Nicole et leurs amis sur le chemin d’un rationalisme critique dont la tradition scolastique fera les frais et qui concourt à la naissance de l’esprit des Lumières.
Par des voies différentes, le Dieu de Leibniz conduit à la même issue. La découverte du calcul infinitésimal qui constitue le noyau dur de la méthode analytique de Leibniz a été l’outil majeur du développement de la science moderne. Mais cette découverte n’était possible que une sorte de saut dans le vide et non à partir seulement des exigences de l’expérience physique. Affirmer que le hasard n’est jamais qu’apparent, que dans toute figure, aussi irrégulière qu’elle puisse paraître, on trouvera la somme d’une série de figures régulières, ce sont là des propositions qu’un matérialisme aurait peiné à formuler. Mais ce sont ces propositions si « théologiques » qui permettent le développement d’une science physique dans laquelle l’hypothèse de Dieu deviendra superflue.
Quoi qu’il en soit, Kant résume en soutenant qu’il n’y a de science que là il y a des lois formulées mathématiquement.
Or j’affirme que, dans toute théorie particulière de la nature, on ne peut trouver de science à proprement parler que dans l’exacte mesure où il peut s’y trouver de la mathématique. En effet, […] la science proprement dite, et spécialement la science de la nature, exige une partie pure qui serve de fondement à la partie empirique, et qui repose sur une connaissance a priori des choses de la nature. Et connaître une chose a priori signifie la connaître à partir de sa simple possibilité. Or la possibilité de choses déterminées de la nature ne peut être reconnue à partir de leurs simples concepts ; car à partir de ces concepts, on peut connaître la possibilité de la pensée (le fait qu’elle ne se contredit pas elle-même), mais non la possibilité de l’objet comme chose de la nature, une chose qui peut être donnée en dehors de la pensée (comme existante). Donc, pour connaître la possibilité de choses déterminées de la nature, et par conséquent pour la connaître a priori, il faut en outre que soit donnée l’intuition a priori correspondante, c’est-à-dire il faut que le concept soit construit. Et la connaissance rationnelle par construction de concepts est une connaissance mathématique.
(Kant : Préface aux Premiers principes métaphysiques de la science de la nature).
Il faut bien comprendre que cette mathématisation de la physique, dont Galilée est l’initiateur s’oppose à la tradition :  Aristote avait jugé (et cela avait une sorte de valeur de dogme intangible) que les mathématiques ne pouvaient s’appliquer à la connaissance de la nature d’ici bas
-          L’expérimentation.
La science « nouvelle » est expérimentale. Cela veut dire
1)      que l’on ne peut avoir de connaissance scientifique que des phénomènes ainsi que le dira Kant. Tout ce qui n’est pas susceptible d’une expérience possible est en dehors à jamais de la vérité scientifique. Donc, par exemple, il est impossible de « prouver » l’existence comme l’inexistence de Dieu (puisque de Dieu n’est pas un objet expérimental...)
2)      il s’agit non plus de l’expérience au sens ordinaire du terme (réduite au mieux à la simple observation) mais de l’’expérimentation, c’est-à-dire de la construction de dispositifs expérimentaux permettant de vérifier (ou non) des hypothèses explicatives.
Sur ces deux points, la rupture avec la tradition est complète. L’expérience était réduite à l’observation à l’œil nu des phénomènes dont il s’agissait seulement de trouver un explication a posteriori et elle ne pouvait contredire les dogmes.
Le premier point a été assez long à s’imposer. Galilée est le grand expérimentateur. Il construit des appareils pour « interroger la nature ». C’est d’abord le télescope qu’il a fait venir de Hollande et qu’il va ensuite fabriquer pour son propre compte. Pour ses études sur le mouvement il construit des appareils spécifiques qui permettent d’observer précisément ce qu’il est impossible d’observer directement dans la nature.
Descartes, en dépit de sa proximité avec les idées de Galilée cherche en partie à s’émanciper de l’expérimentation. La tentation de construire une physique a priori se manifeste dans les Principes de la philosophie où Descartes tente de déduire toutes les lois du choc entre les corps à partir du principe de la conservation de la quantité de mouvement, formulé d’ailleurs incomplètement.
C’est encore Kant qui résume le mieux le problème. Il ne s‘agit pas pour lui d’opposer la démarche déductive à partir de hypothèses théoriques à l’expérience mais de concevoir l’expérimentation comme l’action déduite d’entendement qui permet de « faire parler la nature ».
Lorsque Galilée fit descendre sur un plan incliné des boules avec une pesanteur choisie par lui-même ou que Torricelli fit porter à l’air un poids qu’il avait d’avance pensé égal à celui d’une colonne d’eau à lui connue, ou que, plus tard, Stahl transforma des métaux en chaux et celle-ci à son tour en métal en y restituant certains éléments, alors ce fut une illumination pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison n’aperçoit que ce qu’elle produit elle-même, d’après son projet, qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements suivant des lois constantes, et forcer la nature à répondre à ses questions, au lieu de se laisser conduire par elle comme à la laisse ; car, autrement, des observations faites au hasard et sans aucun plan  tracé d’avance ne se rassemblent pas en une loi nécessaire, ce que cherche pourtant la raison et dont elle a besoin.  Cette raison doit se présenter à la nature tenant d’une main ses principes, d’après lesquels seulement des phénomènes concordants peuvent valoir comme lois, et de l’autre les expériences  qu’elle a conçue d’après ces mêmes principes. Elle lui demande de l’instruire, non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qui plaît au maître, mais comme un juge en charge qui force les témoins à répondre aux questions qu’il leur pose. La physique est donc redevable de la révolution, si avantageuse dans sa manière de penser, à cette simple idée qu’elle doit, conformément à ce que la raison elle-même met dans la nature, chercher en celle-ci (et non s’y figurer) ce qu’elle doit en apprendre et dont elle ne pourrait rien savoir par elle-même. Par là, la physique a été mise sur le chemin sûr de la science, alors que pendant tant de siècles elle n’avait été rien d’autre qu’un pur tâtonnement. » (Préface à la 2e édition de la Critique de la raison pure)

               La techno-science et la maîtrise :

Il nous faut maintenant revenir à Descartes.
Cette science nouvelle bouleverse le rapport entre la connaissance théorique et l’action humaine de transformation de la nature. Pendant des millénaires, science et technique ont suivi des voies séparées:
1)      la science était theoria, c’est-à-dire contemplation de la vérité. Et cette contemplation ouvrait un univers de valeur.
2)      La technique au contraire est un savoir « immanent à l’action ».
Avec la science moderne, on a un changement radical. La science a besoin de technique (Galilée) et elle produit à son tour des techniques (par exemple Huygens avec les horloges marines). C’est encore Kant qui comprend avec le plus de précision ce qui se passe. Ce qu’on appelle encore les arts mécaniques devient une application de la science, par opposition aux « arts et métiers » dans lesquelles c’est le tour de main qui est décisif.
C’est ce développement que Descartes entrevoit dans l’extrait du Discours par lequel nous avons commencé. Un développement dans lequel la mathématisation de la science est le principal facteur: si les lois de la physique sont des lois mathématiques on peut prévoir les effets. C’est le caractère prédictif de la science moderne qui ouvre la voie à la maîtrise.
Cette maîtrise n’est pas conçue de manière absolue chez Descartes: il s’agit de nous rendre « comme » maîtres et possesseurs de la nature. Croyant obéissant, Descartes ne veut pas que l’homme concurrence Dieu … encore que... il y a aurait sûrement beaucoup de choses à dire concernant la religion de Descartes. En tout cas Descartes dégage trois applications de la science.
1)      soulager la peine des hommes, c’est-à-dire le machinisme;
2)      la médecine, car le plus grand des biens est la santé;
3)      rendre les hommes plus sages et plus habiles par la médecine.
On cite volontiers les deux premières applications, mais on laisse souvent dans l’ombre la troisième alors qu’elle est véritablement la plus énigmatique. Il s’agit non plus d’éduquer les hommes pour les rendre plus sages, mais de les modifier directement par l’intermédiaire de l’action sur le corps. Il y a là quelque chose d’assez terrifiant qui anticipe pas seulement sur la science-fiction (Le meilleur des mondes ou Un bonheur insoutenable ou encore le film de Jessua, Paradis pour tous). Il s’agit aussi d’une question qui est posée de façon lancinante à la psychiatrie. C’est d’autant plus étonnant que cela donne une singulière vision de la séparation de l’âme et du corps qui, normalement, constitue le noyau dur de la métaphysique cartésienne.
Derrière cette affaire s’ouvre un double débat:
1)      débat à l’intérieur des Lumières: l’enthousiasme pour la science et la technique en tant que moyens de maîtriser la nature est loin d’être général. Spinoza répète et ce n’est pas par hasard que la puissance de la nature dépasse infiniment la puissance de l’homme. La science pour Spinoza est d’abord connaissance adéquate, de Dieu, de soi-même et des choses. L’homme peut disposer des choses de la nature mais le fantasme de maîtrise est absent. Rousseau fait son premier coup d’éclat avec le Discours sur les Sciences et les Arts qui apparaît comme une charge contre l’esprit des Encyclopédistes et contre Voltaire.
2)      Débat entre les Lumières et les anti-Lumières qui se poursuit encore aujourd’hui. On retrouve cela dans la pensée de Heidegger qui s’attaque à la science moderne (« la science ne pense pas ») et à « l’arraisonnement » du monde par la technique, sa mise au pas.
L’opposition cartésienne entre la philosophie ancienne « spéculative », celle qu’on enseignait dans les écoles et la philosophie pratique moderne, c’est-à-dire la science appliquée paraît très problématique.
En gros, de nos jours, l’essentiel de la science est absorbé par la science appliquée. Le but de la science n’est pas l’intelligibilité du réel, mais les opérations qu’elle permet. Il suffit de voir comment l’enseignement est orienté depuis des années. Ou de comparer le vieux « palais de la découverte » à la « cité des sciences ». On a presque l’impression que la science n’est pas l’affaire de la pensée mais celle des mains qui manipulent (« la main à la pâte »).
La domination de la science par la technique et de la technique par le profit capitaliste est un fait avéré. Nous ne sommes plus dans le combat ancien entre la science rationnelle et synonyme de progrès moral autant que matériel et l’obscurantisme, tant sont grands les progrès de l’obscurantisme à base scientifique et tant la notion même de progrès a perdu de son sens.
Le système scolaire, dont l’obsession est d’être au courant de la dernière hypothèse et qui confond volontiers formation scientifique et spectacle, s’empresse de transmettre des spéculations hasardeuses sans le moindre esprit critique. L’esprit de doute, le sens de la zététique, comme le dit encore Kant, s’apparenteraient presque à de la haute trahison. Or, certaines théories scientifiques sont en crise, dans une crise dont on s’étonne qu’elle ne semble pas perçue et traitée comme telle par la majorité des scientifiques. La théorie cosmologique standard du « big bang » s’enrichit chaque jour de nouvelles hypothèses « ad hoc » comme en son temps le ciel de Ptolémée s’enrichissait de nouvelles épicycloïdes. Ce n’est pas étonnant. Stricto sensu, la théorie du « big bang » pose des problèmes d’intelligibilité, redoutables, puisqu’elle suppose un avant et après des lois de la physique. S’y ajoute la dimension « science-fiction » avec laquelle les vulgarisateurs et les scientifiques eux-mêmes flirtent régulièrement, et nous avons un nouvel exemple de la manière dont la science produit de l’irrationnel.
Il n’en va guère mieux dans les théories de l’hérédité; ici la génétique, théorie dominante, et de très loin, impose une vision pré-galiléenne de la nature et du vivant, une vision qui, de surcroît, implique de nombreuses conceptions anthropologiques fort discutables … mais au total bien peu discutées.
Certes, les scientifiques ne sont pas tous dupes de ces idées dominantes ; ils protestent régulièrement contre les versions caricaturales qui sont données des résultats de leur recherche. Mais c’est par ces théorisations acrobatiques ou ces généralisations hâtives que la science se veut, le plus souvent, philosophie et c’est par-là qu’elle rencontre, sur le plan théorique, sa plus grande efficacité publique. C’est bien pourquoi cela mérite d’être interrogé, dès lors qu’on ne considère pas le rationalisme comme un mode de pensée définitivement obsolète.
La liberté de l’activité scientifique vaut d’être défendue et le vaut d’autant plus qu’elle est menacée par la course au profit qui fait passer les exigences des actionnaires des laboratoires avant les droits de la vérité. Le matérialisme philosophique n’étant pas un utilitarisme, l’orientation que je propose revalorise la « science désintéressée », la science qui vaut simplement par le gain d’intelligibilité du réel qu’elle nous procure.

mercredi 13 février 2019

Croyance et soumission


Recension de Croyance et soumission. De la critique de la religion à la critique sociale. Réflexions à partir de Spinoza et Freud par Marie-Pierre Frondziak (éditions L’Harmattan, Collection « Ouverture philosophique », 216 pages)

jeudi 7 février 2019

Vient de paraître: Croyance et soumission par Marie-Pierre Frondziak



recto • verso • aplat

CROYANCE ET SOUMISSION

De la critique de la religion à la critique sociale
Réflexions à partir de Spinoza et Freud
Marie-Pierre Frondziak
Ouverture Philosophique 
PHILOSOPHIE PSYCHANALYSE, PSYCHIATRIE, PSYCHOLOGIE RELIGIONS 


Nous nous croyions sortis de la soumission. Pourtant, nous devons constater un retour en force de toutes les formes d'acceptation à des injonctions extérieures. Contre l'idée de servitude volontaire, l'auteur se propose, partant de Spinoza et de Freud, de comprendre ce qu'est l'essence même de la soumission et comment elle produit des croyances, dont les plus puissantes sont religieuses. Le progrès du savoir devait détruire les superstitions et donc l'asservissement. On propose ici l'inverse : c'est parce qu'ils sont d'abord soumis à leurs propres affects que les hommes croient en des superstitions. Seule la connaissance de cette mécanique affective peut laisser espérer une libération.


Marie-Pierre Frondziak est professeur certifié de philosophie. Elle enseigne en lycée et participe à l'université populaire d'Evreux depuis sa création. Elle anime également un atelier philosophie à la médiathèque de Vernon. Elle est l'auteur d'un guide graphique, Comprendre Jean-Jacques Rousseau, chez Max Milo.

Broché - format : 13,5 x 21,5 cm
ISBN : 978-2-343-16365-9 • 4 février 2019 • 212 pages 
EAN13 : 9782343163659
EAN PDF : 9782140112379 

mardi 5 février 2019

Après la gauche. Recension de Kevin Boucaud-Victoire

De la gauche au communisme républicain ? [2]

« La gauche peut mourir », prévenait un de ses principaux fossoyeurs, Manuel Valls. Le philosophe marxien Denis Collin estime, lui, que son heure a déjà sonné. « Ce qui a disparu, ce ne sont ni les classes sociales, ni la lutte des classes […]. Ce qui a disparu, c’est une certaine configuration des rapports sociaux et des rapports politiques qui a vu la domination de la scène politique par l’opposition des progressistes et des conservateurs, deux autres noms pour la droite et la gauche », explique-t-il.
Contrairement à Jean-Claude Michéa, à dont il dit quand même « qu’il a souvent raison », Denis Collin veut faire renaître ce qu’à porté la gauche, à savoir l’alliance entre le socialisme et le libéralisme politique, entre la classe ouvrière et une partie de la petite bourgeoisie. Car pour lui, le progressisme des Lumières reste émancipateur. Mais la multiplication des échecs de la gauche, du Front populaire à Mitterrand, tous incapables de réformer le capitalisme, quand ils n’en ont pas été les fidèles valets, l’a perdu. Dans cet ouvrage, Denis Collin revient sur l’histoire de la gauche et des forces sociales qui ont permis son existence, afin de trouver une issue favorable.
Le philosophe plaide pour un “parti communiste républicain” ou pour un “socialisme libéral”, dans le sens de Carlo Rosselli, militant antifasciste assassiné en 1937, c’est-à-dire un socialisme démocratique.  Selon lui, l’enjeu est d’étendre ce qu’il y a déjà de socialiste dans notre société capitaliste : l’État social, bâti à partir du Conseil national de la résistance (CNR), ou les coopératives. Mais ce n’est pas tout. Démocrate, Denis Collin souhaite que les citoyens regagnent du pouvoir politique. « Redonner vie et moyens à cette auto-administration communale devrait être la priorité de tout gouvernement véritablement républicain », explique-t-il. Enfin, il plaide un retour au sens des limites, seul à même de faire face au défi écologique. Enfin, le philosophe défend la souveraineté de la nation contre une certaine gauche “sans-frontiériste”, signe de démesure, selon lui.
K. B. V. (Article publiée sur "Le Comptoir")

A nouveau, après la gauche

Conférence aux "Mercredis de la Nouvelle Action Royaliste"
à l'occasion de la publication de "Après la gauche
(éditions Perspectives Libres" ISBN:9791090742475)

dimanche 3 février 2019

L'IA : réalité technique, fantaisie et idéologie


Les discours sur l’Intelligence Artificielle (IA) fleurissent, notamment dans les médias grand-public, dans les prêches managériaux et même dans les discours philosophiques. Il convient de distinguer les mythes et les réalités, ce à quoi s’emploient des penseurs honnêtes mais souvent peu entendus, il faut bien le dire. L’IA comme mythe d’ailleurs peut, comme tous les mythes, aider à penser le réel : les machines de Matrix sont des machines philosophiques redoutables en ce qu’elles reformulent les thèmes classiques en philosophie de la « caverne » platonicienne et du « malin génie » cartésien. La représentation des hommes asservis à des machines toutes-puissantes est typique de l’imaginaire consubstantiel au mode de production capitaliste et en tant quel pourrait être un élément important d’une critique sociale sérieuse[1]. Mais ce n’est pas ce problème que nous voulons aborder pour l’instant. Il s’agit de tenter de donner une définition rationnelle de l’IA, puis de comprendre quelle importance elle a pour le développement actuel du capital et enfin quel sens elle prend quand elle fonctionne comme idéologie.


mardi 8 janvier 2019

Y a-t-il des catastrophes naturelles?



Ouragans, tremblements de terre, pluies diluviennes suivies d’inondations, l’existence de catastrophes naturelles semble incontestable. Il y a un cours normal de la nature, celui des jours et des nuits, celui des saisons, etc.. Les catastrophes naturelles viennent, pour des raisons qui nous semblent contingentes, rompre ce cours normal, ce tranquille royaume des lois de la nature.

Objections

Ce n’est qu’en apparence que les catastrophes naturelles viennent le cours tranquille des lois de la nature. En réalité, les phénomènes naturels ne suivent pas des équations linéaires, ni même des équations continues et dérivables. Celles-ci ne sont que des approximations pour décrire des phénomènes arbitrairement isolés. Mais il n’y a rien de bien étonnant à tout cela. Nous savons, comme le dit Hegel que la quantité se transforme en qualité. Si la température baisse très vite, l’eau ne se transforme pas immédiatement en glace tant qu’elle reste absolument immobile mais alors ce sera une petite brise qui provoquera d’un seul coup la transformation en glace. C’est l’histoire fameuse des chevaux du lac Ladoga pendant la seconde guerre mondiale, racontée par Curzio Malaparte dans son roman Kaputt : « Le troisième jour un énorme incendie se déclara dans la forêt de Raikkola. Hommes, chevaux et arbres emprisonnés dans le cercle de feu criaient d’une manière affreuse. (…) Fous de terreur, les chevaux de l'artillerie soviétique — il y en avait près de mille — se lancèrent dans la fournaise et échappèrent aux flammes et aux mitrailleuses. Beaucoup périrent dans les flammes, mais la plupart parvinrent à atteindre la rive du lac et se jetèrent dans l'eau. (…) Le vent du Nord survint pendant la nuit (…) Le froid devint terrible. Soudainement, avec la sonorité particulière du verre se brisant, l'eau gela (…) Le jour suivant, lorsque les premières patrouilles, les cheveux roussis, atteignirent la rive, un spectacle horrible et surprenant se présenta à eux. Le lac ressemblait à une vaste surface de marbre blanc sur laquelle auraient été déposées les têtes de centaines de chevaux. »
La « théorie des catastrophes » (due, entre autres, aux travaux du mathématicien René Thom) vise à trouver des modèles continus de la production des discontinuités. On parle aussi parfois de la « théorie du chaos ». En dépit de leurs appellations un peu terrifiantes, ces très sérieuses théories visent à construire des modèles mathématiques des phénomènes physiques les plus ordinaires. Le premier théoricien connu de la théorie du chaos est Edward Lorenz qui montra que même avec des modèles simples, il était impossible de prévoir à long terme le mouvement des masses d’air (ce qui a été popularisé sous le nom d’effet papillon : un battement d’aile de papillon à Pékin peut déclencher un ouragan à San Francisco.  Mais on peut en trouver l’origine chez Henri Poincaré. Étudiant l’évolution du système solaire, Poincaré écrit :« Une cause très petite qui nous échappe détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l'Univers à l'instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles n'auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation initiale qu'approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation ultérieure avec la même approximation, c'est tout ce qu'il nous faut, nous disons que le phénomène a été prévu, qu'il est régi par des lois ; mais il n’en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux : une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit. » (Science et méthode). Le chaos ne contredit le présupposé déterministe des lois de la nature. Mais c’est un chaos pour nous, car notre connaissance de la nature est nécessairement incomplète.
Les catastrophes naturelles ne pas en elles-mêmes catastrophiques ! C’est une gigantesque catastrophe naturelle (probablement la rencontre d’une assez grosse météorite avec la Terre) qui a provoqué l’extinction des grands sauriens à la fin de l’ère secondaire et permis l’expansion des mammifères et, parmi ceux-ci, des primates d’où est sorti l’homme moderne. Les crues d’un fleuve nous semblent aujourd’hui des catastrophes, mais dès la plus haute antiquité les crues annuelles du Nil, si elles provoquaient quelques désagréments, étaient une bénédiction : le limon qu’elles charriaient permettait de fertiliser le sol. La construction du barrage d’Assouan dans les années 60 qui devait réguler les crues du Nil devait se révéler à bien des égards « catastrophique »…
Les catastrophes naturelles ne sont donc que des catastrophes pour nous. Le terme de catastrophe naturelle n’a pas beaucoup de pertinence scientifique mais il décrit parfaitement l’effet de ces ruptures du cours régulier des phénomènes naturels produit sur notre « écoumène ». Le monde édifié par les hommes en quelque sorte au-dessus de la nature est menacé de ruine. La querelle de Rousseau et Voltaire sur le tremblement de terre de Lisbonne en donne un bon aperçu. Évidemment Rousseau peut sembler un peu léger quand il affirme : « si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. » Mais sur le fond, il n’a pas tort. Des inondations tout à fait « normales » se transforment en catastrophes humaines parce qu’on a construit n’importe comment et bétonné n’importe où.

jeudi 3 janvier 2019

Souverainisme et souveraineté

Notre appel des 100 (et aujourd’hui près de 400) citoyens pour la souveraineté de la nation, la république et la défense des acquis sociaux a suscité interrogations et questions chez certains de nos amis. Nous revenons aujourd’hui sur la question de la souveraineté et du souverainisme. (cf. La Sociale]
Rappelons tout d’abord qu’est souverain ce au-dessus de quoi ne tient rien d’autre. Le bien souverain (summum bonum) est le bien au-dessus il n’y a pas d’autre bien – typiquement pour les croyants, c’est Dieu. Un pouvoir souverain est un pouvoir qui n’est subordonné à aucun autre pouvoir. Typiquement dans les conceptions modernes de la politique, le pouvoir souverain est le pouvoir issu du « contrat social », de ce pacte premier réputé être l’acte fondateur de tout pouvoir politique. Cela ne veut pas dire que le détenteur de certaines fonctions de la souveraineté a tous les pouvoirs ni que tout le pouvoir est concentré en une seule institution. Les républicanistes se réclament de la séparation des pouvoirs et refusent de donner tous les pouvoirs à la majorité au seul motif qu’elle est la majorité, car la majorité n’est qu’une partie de la nation. Mais, pour les républicanistes comme pour tous les penseurs politiques modernes, il n’y a pas liberté pensable pour le citoyen s’il n’est pas le citoyen d’une république libre, c'est-à-dire d’une république qui ne dépend pas d’une autre instance étatique. Ceux qui demandent que le peuple ait le pouvoir demandent par la même occasion que ce pouvoir du peuple soit un pouvoir souverain. Car si ce n’est pas un pouvoir souverain, il n’y a tout simplement pas de pouvoir du peuple et par la même pas de pouvoir du citoyen qui ne dispose plus que de la liberté de dire amen aux commandements du pouvoir suprême.
La notion de souveraineté politique est le résultat historique de toute une élaboration liée à la constitution des grandes nations européennes dans la lutte contre la papauté et l’empire. La notion de souveraineté est antérieure à la démocratie, mais elle est aussi le terreau sur lequel elle va pouvoir se développer. C’est bien pour cette raison que la déclaration de 1789 affirme : « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. » Une certaine autorité ne peut être exercée par un corps (le Parlement) ou un individu (le Roi) que parce que ce corps ou cet individu sont autorisés par la Nation à exercer cette autorité. Cela signifie très précisément que le pouvoir suprême appartient à la nation et que personne ne peut l’accaparer en totalité ou en partie. La république, ce n’est rien d’autre que ça : le souverain législateur, c’est la Nation, le peuple institué agissant directement ou donnant mandat à des élus pour agir. Refuser le principe de la souveraineté, c’est tout simplement refuser la république et la démocratie. La critique de la souveraineté (et des souverainistes) est donc, même si c’est de manière déguisée, une critique de la démocratie et du pouvoir du peuple. C’est d’ailleurs pour cette raison que les adversaires de la souveraineté sont souvent les grands pourfendeurs du « populisme ». Ces « démophobes » haïssent le peuple et méprisent la nation.
L’UE de ce point de vue a une signification précise : organiser la suppression de la souveraineté des nations, qui, une fois mises en tutelle, n’auront d’autre choix qu’appliquer la politique décidée par ces mandataires du capital que sont les dirigeants et fonctionnaires de l’UE. On l’a vu de manière brutale en Grèce. On l’a revu dans le conflit entre l’UE et le gouvernement italien de Conte. Il s’agit à chaque fois de montrer que les nations ne sont pas souveraines, que la volonté des peuples ne peut faire droit et que seuls les traités européens, c'est-à-dire les règles établies par les aréopages de la technobureaucratie européiste peuvent s’imposer.
La lutte contre le capitalisme, la lutte pour ne serait-ce que mettre un frein à l’avidité insatiable du capital, exige justement que les nations retrouvent leur souveraineté. Personne ne peut prétendre satisfaire les revendications des classes laborieuses sans briser la discipline de fer les traités européens. Tant que les fameux « critères de Maastricht » (fixés par Mitterrand !) ont force de loi, aucune politique sérieuse de justice fiscale n’est possible. Comment empêcher la fraude fiscale, l’évasion des capitaux, la recherche du moins disant social si on n’est pas d’abord maître chez soi ?
Tout cela est si évident qu’on comprend vraiment mal non pas les discours des euroïnomanes patentés (de Moscovici à Macron) qui disent ce que demandent leurs commanditaires, mais surtout les discours des de gens de « gauche », « vraiment à gauche », « à gauche toutes », etc., contre la souveraineté et le souverainisme dès lors que ce souverainisme se contente de réclamer la souveraineté nationale. Ces terribles révolutionnaires veulent-ils soumettre leur révolution au bon vouloir d’une instance supérieure à celle de la nation souveraine ? N’est-il possible de faire la révolution ici en France que si on obtient l’autorisation préalable des classes dominantes des pays voisins ? Comme toujours, ces terribles révolutionnaires s’opposent à la souveraineté nationale et à ce simple bon sens qu’elle suppose au nom de principes biscornus qui n’ont pas d’autre fonction que justifier leur ralliement honteux à l’ordre existant.
Le 3 janvier 2019

mercredi 2 janvier 2019

La nation, c’est bien flou ?

Notre appel des 100 (et aujourd’hui plus de 350) citoyens pour la souveraineté de la nation, la république et la défense des acquis sociaux [Voir La Sociale] a suscité interrogations et questions chez certains de nos amis. Nous allons tenter d’y répondre en commençant par la nation.
Au mot « nation » certains sortent leur révolver oubliant que « vive la Nation » fut le cri de ralliement de la révolution française. Mais qu’est-ce qu’une nation ? Si on veut des définitions figées on n’en trouvera guère, à moins de revenir à un mauvais opuscule du « camarade Staline » qui tentait de fixer les critères définissant une nation. La seule définition qui me semble acceptable est celle d’Otto Bauer : la nation est une « communauté de vie et de destin ». La nation est donc affaire de subjectivité ! Il faut que les individus se sentent comme membres d’une communauté ayant un destin commun. Mais toute communauté n’est pas une nation. Il faut que ce soit une communauté politique, c'est-à-dire qu’une nation aspire, si elle ne l’a pas encore, à un pouvoir politique et à des lois communes s’exerçant sur un territoire déterminé. Ajoutons qu’une nation est différente d’une cité car elle suppose une certaine extension territoriale. Les Grecs anciens se sentaient tous Grecs (parce qu’ils parlaient la même langue, à la différence des barbares dont on ne comprenait pas la langue) mais ils ne formaient pas vraiment une nation – sauf peut-être quand ils s’unirent pour vaincre les Perses, ce qui ne dura pas.
Les nations n’existent pas de toute éternité. Elles naissent et parfois meurent aussi. Le sentiment national français est ancien et remonte au Moyen âge. Selon de nombreux historiens, à la bataille de Bouvines (1214), les soldats rassemblés là se sentaient déjà appartenir à une nation française. L’Italie forme une nation bien avant sa constitution étatique lors du « risorgimento » et de même pour la nation allemande. La Suisse et la Belgique sont des nations, depuis longtemps pour la première alors que la dernière est toute récente. Des peuples linguistiquement et culturellement différenciés se transforment en nations à l’occasion de grands événements. 1848 fut le printemps des peuples en Europe, le moment où s’affirmèrent ces nations encore embryonnaires et enfermées dans les carcans impériaux (russe, autrichien ou ottoman). Les « nations indiennes » d’Amérique du Nord, à l’inverse, ont disparu, balayées par la colonisation.
D’autres pseudo nations n’ont jamais vu le jour. La « nation arabe » voulue par Nasser, le Baas (branche syrienne autant qu’irakienne) ou la Lybie de Kadafi n’est toujours restée qu’un songe creux – même si certains trotskystes (tendance Pablo-Mendel) y avaient placé tous leurs espoirs. Les seuls Arabes habitent l’Arabie, les autres sont des nations dominées, arabisées mais pas arabes. Du reste les mouvements nationaux ont creusé des marques profondes entre tous ces prétendus « arabes ». Les Algériens ne sont pas Marocains et réciproquement et les confondre c’est souvent comme les injurier ! Du reste ces nations algériennes ou marocaines sont profondément hétérogènes et encore travaillées par les revendications des tamazighs. La Tunisie est encore un cas à part. Les Palestiniens ne sont pas arabes non plus mais voudraient bien devenir une nation. Il n’y a pas non plus de communauté musulmane : les musulmans d’Indonésie et d’Iran ont-ils quelque chose à voir les uns avec les autres. L’islam turque et l’islam sunnite saoudien sont en concurrence parce que la Turquie et l’Arabie sont des nations en concurrence pour l’hégémonie régionale.
Bref, par tous ces exemples on commencer à cerner ce qu’est une nation et ce qu’elle n’est pas et ce qui n’est pas une nation. Une nation, pour exister, suppose une volonté politique de la faire exister comme telle, volonté partagée par tout un groupe se sent comme un seul peuple. Elle est la forme sous laquelle un peuple se fait peuple, c'est-à-dire devient conscient de lui-même. En dessous de la nation, il y a les communautés de sang ou de croyance, au-dessus de la nation, il y a l’universel abstrait ou mal réalisé (sous la forme de l’empire, par exemple). La nation est donc un juste milieu entre la particularité et l’universalité et donc une médiation nécessaire. Ne pas vouloir de la nation, c’est refuser l’institution politique elle-même, c'est-à-dire la forme sous laquelle les hommes peuvent devenir citoyens, c'est-à-dire peuvent vouloir être maître de leur propre destin. Ceux qui parlent du peuple sans vouloir la nation (suivez mon regard) ne voient pas le peuple autrement qu’une masse coagulée par le charisme d’un chef, d’un « caudillo » et non pas le peuple politique, apte à délibérer dans le silence des passions.
Certes, il y a des passions nationales qui peuvent être dangereuses. Un certain nationalisme passe de l’amour de sa nation à sa surestimation et à la négation des autres nations. Il peut se transformer en impérialisme et doit donc être combattu. Mais ce mal ne nous menace guère nous autres Européens qui vivons de plus en plus dans la détestation de nous-mêmes. On peut aussi pointer la « xénophobie » qui à l’amour de la patrie substitue la haine des étrangers. Soyons clairs ! une certaine xénophobie est plus ou moins inévitable. Comme le disait Rousseau, « le patriote est dur à l’étranger », tout en nous invitant à nous méfier de ces philosophes qui aiment le Tartare par n’avoir pas à aimer leurs voisins. Il n’y a pas de nation s’il n’y a pas une forme de préférence nationale (je viens de dire une horreur !) car la nation comme toute organisation politique suppose la délimitation entre l’intérieur et l’extérieur, entre celui qui fait partie de la nation et celui qui n’en fait pas partie. On peut être l’hôte d’une nation, mais on n’est pas pour autant l’égal des citoyens de cette nation. L’hôte est d’ailleurs un terme redoutablement ambigu : l’hôte est celui qui est reçu autant que celui qui reçoit, mais en latin il est aussi l’ennemi potentiel, hostis, celui qui pourrait être hostile. Tout cela contrarie notre sens de l’amour universel de l’humanité, mais c’est inéluctable dès lors qu’on pense nécessaire l’organisation politique et la démocratie. Méfions-nous des universalistes de pacotilles, des prêcheurs de bons sentiments, sucrés et dégoulinants (soyons des frères, aimons-nous) : ceux-là sont souvent de purs tartuffes. Un sain réalisme est nettement plus utile aboutir à la paix entre les hommes !
Pour conclure, si on ne veut pas de la nation comme cadre politique fondamental, que veut-on ? Là, généralement nos critiques commencent à bafouiller. Ils opposent peuple et nation, nation universalisme, etc. Mais comme on l’a dit parler de souveraineté de peuple en rejetant la souveraineté nationale, c’est à l’avance accepter qu’il y ait au-dessus du peuple un pouvoir suprême : l’empereur, Dieu, le pape, la troïka, etc. ! La nation politique est en outre le meilleur remède contre le retour des tribus, des communités ethniques ou des racismes.

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...