mercredi 26 juin 2019

PMA pour tout.e.s ?

La formule en « langue inclusive » semble étrange mais comme je l’ai lue quelque part je la reprends car finalement elle pourrait en dire long.
La PMA, à l’origine, est en effet un ensemble de techniques à destination des couples infertiles. Par des divers moyens (FIVETE, ICSI) on aide la nature à faire ce qu’elle n’a pas la force de faire seule (pour reprendre une formule d’Aristote). Dans cette panoplie de ressources, les IAD (insémination artificielle avec don de sperme anonyme) constituent un très faible pourcentage : Pour 25000 enfants nés grâce à la PMA, seuls 800 sont nés d’une IAD (soit un peu plus de 3%). Les autres sont nés des gamètes mâles et femelles de leurs parents. Le cas des enfants nés d’un don de sperme anonyme commence d’ailleurs à poser des problèmes compliqués. Quand ils grandissent les enfants nés de ces dons anonymes cherchent souvent à connaître leur géniteur. Ajoutons que, pour l’heure, en France, l’IAD comme toutes les autres formes de PMA est réservée aux couples composés d’un homme et d’une femme.

Ce que prépare la prochaine loi bioéthique annoncée pour l’automne est une révolution anthropologique radicale, puisque que la PMA pour les couples (hétérosexuels doit-on préciser aujourd’hui) on va passer à une PMA pour les femmes ! De la PMA pour tout.e.s à la PMA pour toutes ! Personne ne semble s’indigner de cet abandon de l’inclusif. Étrange, non ?
Un couple de lesbiennes ou une célibataire (celle qui, comme dans la chanson de Jean-Jacques Goldmann « a fait un bébé toute seule), peut donc maintenant bénéficier de l’IAD. Ce serait un nouveau « droit », le droit à l’enfant pour toutes les femmes qui le désirent. J’ai parlé de révolution anthropologique parce que ce nouveau droit consacre l’effacement de ce qui semblait consubstantiel à toute société humaine, à savoir la double filiation paternelle et maternelle, quelles qu’en soient les formes. Du même coup, c’est la figure du père qui peut s’effacer dans notre droit ou qui n’y subsiste que de manière contingence. « Vénérez la maternité, le père n’est jamais qu’un hasard » affirme Nietzsche. Nous y voilà et le Surhomme est la femme.
Quelles conséquences cela peut-il avoir ? Voici tout d’abord la fabrique légale des orphelins qui peut tourner à plein régime. Jusqu’à présent, on considérait comme un franc salaud l’homme qui, ayant engrossé une femme, refusait de reconnaître l’enfant et d’en assumer la charge. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’enfant « né de père inconnu » est presque orphelin, orphelin de père en tout cas. Et tout le monde sait que ce « manque de père » est une blessure qui ne cicatrise pas, du moins tant que la question du père « biologique » n’est pas réglée, d’une manière ou d’une autre.
On pourrait (peut-être) éviter ce traumatisme si toute la société mettait la paternité entre parenthèse et si les enfants n’avaient plus à s’identifier à l’un de leurs parents pour grandir. La femme resterait cependant nécessaire puisque seule elle peut (pour l’instant encore) mettre au monde les enfants. On aurait donc une société féminine avec des mâles réduits au rôle de donneur de gamètes – un peu comme dans l’élevage moderne où un seul taureau suffit pour un très nombre de vaches. Que faire des « mâles surnuméraires » ? Chez les bovins on les castre pour les engraisser… Chez les hommes la seule solution serait de les empêcher de naître ou de piloter la PMA vers la fabrication de filles. La dernière solution pour laquelle milite ardemment Marcela Iacub, c’est l’ectogenèse, autrement dit l’utérus artificiel qui émancipe définitivement l’humanité de son mode de reproduction de mammifère attardé.
Les dystopies que j’évoque ici ne sont nullement fantaisistes. La « féminisation » de la société est en bonne voie et on souhaite un peu partout que les petits garçons deviennent des petites filles et que les mâles adultes un trop testostéroné soit dûment matés. Et la technique se prépare à accomplir le rêve d’une société débarrassée de la sexualité. Freud le disait déjà « : « Celui qui promettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros. » (Lettre à Jones, 1914)
En attendant que se réalisent ces prédictions qui devraient rencontrer quelques résistances, il est clair que la PMA pour toutes ouvre la voie à la GPA pour tous. Si, en effet, avoir un enfant est un droit qui doit être satisfait sans passer par la bonne vieille méthode éprouvée, on ne voit pas pourquoi les mâles et les couples gays ne pourraient pas revendiquer à leur tour de bénéficier de ce droit. Toutes les belles âmes jurent, la main sur le cœur, qu’il n’en est pas question, parce qu’il n’est pas question de « marchandiser » le corps des femmes. Mais c’est une triste plaisanterie, car on ne voit pas comment, au nom de l’égalité des droits, les hommes seraient privés de ce droit qu’auraient acquis les femmes. La seule solution serait de proclamer que la nature a fait les femmes pour porter les enfants et pas les hommes. Proclamation très ennuyeuse car elle jetterait à bas toutes les théorisations « queer » et « gender ». Nouvelle catastrophe idéologique qui risquerait de faire chavirer les médias dominants. Donc si la PMA pour toutes est acceptée, nous aurons la GPA. Et ainsi les dernières digues seront rompues. Pour la suite, je suis assez vieux pour être mort quand elle arrivera et tant mieux.
Denis Collin – le 26 juin 2019

lundi 24 juin 2019

Contre le multiculturalisme

Pourquoi le multiculturalisme est théoriquement faux et pratiquement impossible

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La « mondialisation » semble rendre nécessaire l’adoption du multiculturalisme dans les sociétés capitalistes avancées. Les « migrations » tout à la fois inéluctables et nécessaires nous obligeraient ainsi à revoir nos manières de penser le « vivre ensemble » et mettraient définitivement aux rancarts le vieil État-nation. Les pays anglo-saxons montrent la voie. Londres est une des capitales du multiculturalisme et l’élection d’un maire musulman modéré viendrait couronner ce « modèle britannique » que nous devrions envier si l’on en croit même quelqu’un comme Philippe Marlière, longtemps proche du NPA et chantre du multiculturalisme. Autre pays du multiculturalisme triomphant, le Canada avec ses « accommodements raisonnables » et son très moderne premier ministre, le sémillant Justin Trudeau, un libéral que Macron peine à imiter. Enfin le multiculturalisme chez lui, ce sont les États-Unis dont la presse démocrate ne cesse de clouer au pilori les intolérants « laïcards » français si bien les chefs « indigénistes », islamistes ou chantres des « racialisés » nous somment de devenir enfin américains. Je voudrais ici montrer en premier lieu que le multiculturalisme n’a jamais existé nulle part et ne peut pas plus exister aujourd’hui qu’hier, sauf à admettre que l’on renonce au principe d’égalité et qu’on constitue des communautés soumises comme le dhimmi dans l’empire ottoman. En second lieu, je montrerai que le multiculturalisme présuppose un véritable nihilisme moral et intellectuel.

Le multiculturalisme dans le passé  

On a connu, par le passé, des empires multiculturels imposants. Ce fut largement le cas de l’empire romain qui acceptait la coexistence de peuples très différents et jusqu’à l’édit de Théodose tolérait les religions les plus diverses. À Rome on pouvait adorer Zoroastre aussi bien que Jupiter. Mais la contrepartie était que les Romains considéraient les autres peuples comme des peuples conquis qui n’accédaient pas à la dignité du citoyen romain. On invoquera l’édit de Caracalla : cet édit accorde la citoyenneté aux peuples assujettis, au moment où cette citoyenneté n’a plus beaucoup de sens et où l’empire est déjà en voie de désagrégation. En pratique cependant, l’Empire romain était une énorme machine bureaucratique qui a largement nivelé tous les peuples qui lui étaient soumis. L’archétype, ce sont les « Gaulois », complètement assimilés aux Romains assez rapidement et qui ont construits et habités de belles villes romaines.
Les autres exemples de multiculturalisme que l’histoire nous offre sont du même genre. L’Empire ottoman était « multiculturel » si on acceptait la domination ottomane sans rechigner. Même les Arabes ont fini par se révolter au XIXe siècle. Les minorités religieuses étaient intégrées dans le système du dhimmi qui leur donnait un semblant de sécurité pourvu qu’elles se contentent d’un statut complètement subordonné. L’empire austro-hongrois, héritier du Saint Empire romain germanique était un empire germanique et non un empire multiculturel. Quand, à la suite des mouvements de 1848, il a admis les droits des Hongrois, c’était déjà le commencement de la fin.
Tous ces organismes étatiques multiculturels ont des traits communs : une « culture » (quel vilain mot ici) y est dominante. Le groupe national dominant impose aux groupes dominés se propre loi et fait de sa culture la culture par excellence. Les groupes dominés survivent dans des « niches » qu’on bien voulu leur concéder, mais toujours dans une situation précaire : demandez aux Juifs d’Europe centrale et orientale ou de l’Empire ottoman ce qu’il en était…
Ce qui a historiquement tué le multiculturalisme, ce fut le « printemps des peuples » de 1848 qui a durablement installé la question des nationalités au premier plan de la politique européenne. Pour les mêmes raisons, les peuples colonisés se sont soulevés contre les colonisateurs au cours de XXe siècle. Les Algériens ni les Vietnamiens n’ont voulu construire de nation multiculturelle, ils ont construit ou cherché à construire une nation algérienne ou vietnamienne sur le modèle des États-Nations européens.

Impossibilité pratique du multiculturalisme

 La vérité est que le multiculturalisme n’a aucune réalité. Ce qui s’en rapproche, c’est la cohabitation plus ou moins chaotique de « communautés » qui n’ont presque rien en commun. Historiquement, les Anglais n’ont jamais cru à l’égalité de tous les humains, les Anglais existent mais pas les hommes, disaient déjà Edmund Burke l’auteur des fameuses considérations sur la révolution française. La coexistence des communautés en Angleterre n’est d’ailleurs que la survivance de l’Empire britannique à travers le Commonwealth – d’où l’importance des communautés indiennes, pakistanaises ou jamaïcaines outre-Manche. Cette coexistence n’est d’ailleurs possible que parce que les lois britanniques ne s’appliquent que partiellement dans les communautés musulmanes qui bénéficient de privilèges particuliers en matière de droit civil. Pour toute une série de raisons d’ailleurs les classes dirigeantes et les médias ferment les yeux ou regardent ailleurs quand le laxisme de la justice et de la police aboutit à de véritables scandales comme dans l’affaire des viols collectifs de Telford.
Quand les cultures sont trop éloignées, c'est-à-dire quand l’assimilation est impossible, le multiculturalisme révèle très vite sa vacuité. Polonais, Italiens, Espagnols et Portugais ont déjà mis un certain temps pour s’assimiler en France, alors qu’ils avaient en commun la religion majoritaire et le même goût du vin et des cousinages historiques presque millénaires. On a cru, naïvement ou bêtement, que l’immigration maghrébine allait suivre le même chemin. Il n’en a rien été. Une population musulmane, si elle veut rester musulmane ne peut ni partager les repas, ni boire du vin, ni donner ses filles à marier à des Français non musulmans – quelle que doit d’ailleurs la couleur de leur peau. Mais si on ne peut ni manger, ni boire, ni se marier, quelle vie commune est donc possible ? Les musulmans acceptent éventuellement d’ouvrir leur table à des non-musulmans à condition que ceux-ci acceptent les règles de table musulmanes, mais l’inverse est devenu de plus en plus difficile : il ne suffit plus de ne pas servir de porc, encore faut-il que le mouton ou le poulet soient garantis « hallal » et qu’aucune bouteille de vin ne soit mise à table. Un musulman peut épouser sans problème une non-musulmane puisque les enfants issus de ce mariage seront réputés musulmans, mais l’inverse est toujours un drame : la condition pour épouser une fille musulmane est de devenir musulman. Les fameux mariages mixtes dont les professionnels du multiculturalisme à la française (j’en ai fait partie en tant qu’animateur de SOS Racisme) nous ont rabattu les oreilles sont soit des rares exceptions dans des milieux intellectuels, soit des faux mariages mixtes (les deux époux sont musulmans mais l’un est de nationalité française et l’autre non) soit des mariages qui se rompent vite.
Ce qui apparaît nettement aujourd’hui avec la montée de l’islam politique en Europe c’est tout simplement une vérité d’évidence que seuls peuvent ignorer les bavards « hors-sol » des médias et de la classe politique : aucune communauté n’est vraiment multiculturaliste. Si elle existe comme communauté, c’est qu’elle estime que sa vie particulière de communauté vaut mieux que celle des communautés avec lesquelles il faut cohabiter. De même que la bouteille de vin sur une table offense la vue du « bon musulman », de même la coexistence avec une société où les femmes montrent tout leur visage, leur décolleté et leurs jambes apparaît comme offense faite à sa foi. Seuls des européens modernes qui ont perdu la foi ou pour qui la foi ne peut résider dans un morceau de tissu et l’observation d’une loi absurde peuvent admettre le multiculturalisme, mais pas ceux qui sont les objets de cette tolérance multiculturelle.
Ainsi la multiculturalisme est-il soit le dernier vestige de l’arrogance du colonisateur camouflé en parangon de la tolérance, soit le cheval de Troie de minorités conquérantes qui espèrent imposer leurs règles propres  à la prochaine étape, quand ils seront assez forts pour se débarrasser des oripeaux multiculturels : c’est, par exemple, la stratégie des Frères musulmans qui au nom du « vivre ensemble » et du multiculturalisme veulent imposer la tolérance du voile et l’ouverture des piscines réservées aux femmes, en attendant le moment où ils pourront imposer le port du voile à toutes les femmes et la ségrégation généralisée dans l’espace public.

Le nihilisme moral

L’ABC du multiculturalisme est l’affirmation que toutes les cultures se valent et que nous devons apprendre à nous enrichir de nos différences… Et tout le monde de citer Montaigne (« nous nommons barbare ce qui n’est point dans nos usages »). Et les savants de rapporter les coutumes les plus étranges pour soutenir que tous les goûts sont dans la nature. Mais, à ma connaissance, aucun défenseur du multiculturalisme n’est prêt à faire un festin de son meilleur ennemi. Le cannibalisme, on se demande bien pourquoi, continue d’être tenu pour une pratique particulièrement dégoûtante. Les cultures qui ont prohibé le cannibalisme vaudraient donc mieux que les cultures qui l’admettent. Mais alors toutes les cultures ne se valent pas.
Écartons les extrêmes et n’admettons point au banquet multiculturel ceux admettent le cannibalisme, les sacrifices humains et quelques autres horreurs de ce genre. On pourrait dire qu’une société multiculturelle accepte toutes les cultures raisonnables. Mais d’une part on met ainsi la raison au-dessus de toutes croyances et de toutes les coutumes, c'est-à-dire qu’on met au-dessus de tout l’idéal occidental des Lumières, ce qui contredit le relativisme professé par les multiculturalistes. D’autre part, on est bien en peine de fixer une limite claire du raisonnable. Est-il raisonnable ou déraisonnable de considérer que les hommes et les femmes sont inégaux naturellement ou par la volonté du Seigneur ? Demander à un musulman d’admettre l’égalité de l’homme et de la femme, c’est aller clairement contre le texte coranique et contre toute la tradition interprétative. On peut rêver d’un islam « réformé », compatible avec les réquisits des sociétés laïques et démocratiques, mais cela suppose qu’on abandonne le multiculturalisme au profit des « valeurs » de la « modernité ».
Il est assez curieux de voir parmi les défenseurs patentés du multiculturalisme des gens qui ne supportent pas le caractère « sexiste » de la langue, réclament l’imposition de la prétendue « écriture inclusive » mais proposent d’accepter la coexistence            avec des cultures qui prônent la polygamie, pensent que la femme vaut la moitié d’homme et sont prêtes à marier des fillettes de neuf ans – c'est-à-dire à les vendre à un vieux barbon qui pourra les violer. Et que dire de ces militants LGBT prêts à prendre la défense de « traditions culturelles » où l’on trouve normal de pendre les homosexuels. De deux choses l’une : soit les droits démocratiques et égalitaires qui caractérisent du moins en paroles les sociétés démocratiques laïques modernes ont une valeur éminente et doivent être défendus et alors on ne peut pas être multiculturaliste. Soit on est multiculturaliste et alors on admet que le machisme est une position acceptable, que la femme peut être soumise à l’homme et alors il faut cesser tous les bavardages « genristes ».

La théorie des « minorités opprimées »

L’argument le plus courant pour défendre une position multiculturaliste « de gauche » est celui qui consiste à assimiler les cultures exogènes à celle des opprimés. Les musulmans le seraient parce que l’islam serait la religion des opprimés. Nous, Européens démocrates, nous devrions donc nous contenter de dénoncer nos gouvernements qui ont produit la misère sur laquelle l’islam politique prospère et nous devrions mener un travail d’éducation en direction de ces populations pour les détourner de leurs habitudes et de leurs mœurs anti-femmes, anti-homosexuels, etc. En dépit de ses bonnes intentions, cette position est doublement fausse. D’abord parce qu’elle reconduit la position du colonisateur chargé de l’éducation de ces arriérés et qui doit tolérer leur arriération comme on apprend à tolérer – jusqu’à un certain point – les bêtises de ses enfants. Ensuite parce que les revendications culturelles des musulmans (ou des autres minorités comme les sikhs dans le monde anglosaxon) n’expriment nullement la misère des opprimés mais la volonté de puissance d’une classe moyenne en pleine ascension. Il est tout à fait révélateur que le responsable du CCIF soit un ancien trader !
Nous devons prendre au sérieux l’islam et traiter ses défenseurs comme des gens sérieux, comme des adversaires et comme des ennemis et non avec la commisération bien-pensante des colons repentis. Et balayer une bonne fois pour toutes les billevesées multiculturalistes. Le multiculturalisme est non pas l’ennemi du capital mais son allié privilégié, non seulement parce qu’il redonne toute sa place au vieil opium du peuple qu’est la religion, comme ultime baume à étaler sur les plaies produites par la concurrence libre et non faussée, mais aussi parce qu’il disloque toute communauté politique et nourrit l’individualisme exacerbé propre à un mode de production qui dissout toute véritable communauté humaine.
Le 24 juin 2019 – Denis Collin

jeudi 23 mai 2019

Réflexions à propos du cas Vincent Lambert

Bernini: Enée fuyant Troie
Cet article a été d'abord publié sur le site de l'Inactuelle, revue d'un monde qui vient.

L’idée de la mort n’est pas une idée adéquate. 
Alors que les discussions s’enflamment autour du cas Vincent Lambert, en état végétatif depuis 12 ans, je me garderai bien de donner un avis tranché. Je ne veux appuyer ni les parents Lambert entourés de leurs supporters qui célèbrent un arrêt de la cour d’appel comme un but dans un match de championnat ni les partisans du prétendu « droit à mourir dans la dignité » bardés dans leurs certitudes. Que les politiques se croient autorisés à intervenir en tant que tels dans ce débat qui renvoie à la conscience morale de chacun est conforme au désordre courant de choses, mais finalement pas très étonnant.
Tout d’abord, il faut rappeler que la décision (annulée) des médecins d’arrêter d’alimenter et d’hydrater Vincent Lambert ne peut être assimilée à un acte d’euthanasie, puisqu’il n’y a aucun acte de donner la mort, mais seulement l’arrêt des soins pour mettre fin à « l’obstination déraisonnable » (selon les termes de la loi Léonetti) qui prévaut depuis déjà longtemps dans ce dossier difficile. En parlant d’euthanasie, les parents Lambert et leurs bruyants soutiens, église catholique incluse, disent sciemment une contre-vérité dans le but d’alimenter une campagne propagandiste. Ce qui a motivé la décision de l’équipe soignante, ce sont des constats qui conduisent à mettre en œuvre la procédure d’accompagnement vers la mort prévue dans la loi Léonetti (loi, rappelons-le, votée à l’unanimité).
Mais une fois ces rappels faits, nous sommes tout de même devant le même cas de conscience, un de cas qu’aucune procédure ne permet de trancher. Et des cas comme celui de Vincent Lambert, il y en a aujourd’hui plus de 1500 et qui tous ont la même origine : la puissance des techniques de réanimation permet d’empêcher le patient de mourir sans pour autant lui permettre toujours de revenir pleinement à la vie. L’état végétatif de Vincent Lambert et les importantes lésions cérébrales qu’il a subies ne laissent aucun espoir non pas de guérison, mais d’amélioration de son état de santé. Certains médecins cependant contestent qu’il soit en fin de vie. Il est victime d’un handicap lourd mais peut continuer de vivre avec des soins adaptés.
Que faut-il faire ? Imaginons, ce qui est très peu probable, que Vincent Lambert soit conscient : sa vie doit lui sembler un enfer, comme s’il était emmuré dans son propre corps pendant toutes ces années. Et sans pouvoir se donner la mort ni manifester son intention qu’on le laisse mourir. L’âge venant, chacun sait que la probabilité augmente de se retrouver dans un de ces états qui ne sont plus une vie et pas encore la mort. On voudrait, en suivant l’éthique stoïcienne, pouvoir choisir soi-même sa mort : non pas pouvoir mourir parce qu’on souffre trop, mais mourir pendant qu’on est encore en bonne santé, pendant qu’on est encore lucide. Un mondain, ayant appris qu’il était atteint de la maladie d’Alzheimer, est rentré chez lui et s’est tiré une balle dans la tête. On aimerait pouvoir en faire autant : savoir quand la vie qu’on voulait vivre se termine et choisir de tirer sa révérence. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Notre conatus est toujours là et nous dit « encore un instant, monsieur le bourreau ! » Et surtout il y a tous ces cas où l’on est précipité d’un coup à la porte de l’Enfer, sans espoir d’y croiser Dante en compagnie de Virgile : l’accident de la route comme Vincent Lambert, l’AVC un peu fort, et même l’imperceptible et sourde progression de la maladie et l’espoir d’un miracle : il y en a tant, de ces miracles qu’on raconte aux patients pour qu’ils gardent le moral, parce qu’on veut croire que le moral sauve, alors peut-être qu’on a le moral que précisément parce qu’on est en train d’être sauvé et que le corps recompose les parties dont il est composé.
Alors on donne des directives anticipées : de beaux papiers qui soulagent la conscience des médecins et celle de l’entourage. Le futur agonisant refuse l’acharnement thérapeutique, il n’a aucune envie que l’on s’obstine déraisonnablement, donc il faut l’aider à mourir au mieux ! Mais comment puis-je vouloir par avance prendre une décision ?  Mes « dernières volontés », soit : c’est ce qui se passera après ma mort et je n ‘en serai jamais le témoin. Mais là ce sont des volontés qui devront être exécutées quand je serai encore vivant ! Si je commande un verre de bière pour dans dix ans, je veux bien le payer quand arrive le jour du verre de bière mais je ne suis pas obligé de le boire ! Pacta servanda sunt… Soit mais quid des pactes qu’on passe avec soi-même, car la volonté de ne pas subir, le moment venu, des soins « déraisonnables », c’est un pacte que je passe avec moi-même et nul ne peut être tenu de respecter les engagements qu’il prend envers lui-même.
Que fait la loi ? Elle désigne un tuteur, mais jamais le tuteur ne peut avoir le droit de vie ou de mort sur celui dont il a la tutelle. Et d’ailleurs la loi ne lui donne pas ce droit puisque son avis est simplement consultatif : les médecins peuvent en tenir compte… ou pas ! Dans le cas de Vincent Lambert, la situation est embrouillée au possible puisque les parents s’opposent à l’épouse, mais cette particularité ne change rien au fond du problème.
Il faudrait donc disposer de critères objectifs. Les partisans du « droit à mourir dans la dignité » considèrent qu’il y aurait une certaine indignité à continuer à mener la vie végétative de Vincent Lambert. Mais sur quels critères décidera-t-on qu’une vie mérite d’être vécue, possède la dignité d’une vie estampillée « vie digne » ? Une vie de souffrances inutile aux autres (et même nuisible, car ça coûte cette prise en charge des malades incurables) affaiblit le bilan global du bonheur et des souffrances et d’un point de vue utilitariste la sédation profonde s’impose puisqu’elle supprime les souffrances du malade. Mais cette conception utilitariste, qui se réduit, in fine, au calcul coûts-bénéfices, est très difficilement acceptable puisqu’elle fait de certains humains des choses, de simples moyens et plus du tout des « fins en soi », pour reprendre ici le vocabulaire kantien. Même le malade incurable, incapable de parler, incapable de faire savoir ses pensées, capable seulement de souffrir, reste une personne titulaire de droits inviolables et égaux à ceux de n’importe quelle autre personne. Cette position est certainement un postulat moral qu’aucune science ne pourra jamais venir justifier, mais ce postulat est tout simplement la base de la conception moderne des « droits naturels » de l’homme, telle qu’elle est gravée dans le marbre des grandes déclarations politiques, l’américaine et la française, à la fin du XVIIIe siècle.
Donc il n’y a pas de solution rationnelle, acceptable par tous. Mauvaise nouvelle : nous ne pourrons pas avoir de mort certifiée ISO 14001. Chacun se retrouve seul devant sa propre comme devant la mort de la personne qu’il aime. Chacun prend ses décisions « en son âme et conscience » et devra subir le jugement des autres. Il est impossible d’y échapper. L’autre matin, un politique prétendait qu’en faisant appel à la raison on pouvait en tirer qu’il fallait reprendre l’alimentation de Vincent Lambert.  Peut-être la conclusion était-elle juste mais pas la prémisse. Il n’y a pas de pensée adéquate de la mort, soutenait déjà Spinoza. Notre technoscience médicale n’a fait que rendre ce constat plus dramatique.
Le 21 mai 2019 – Denis Collin

Faut-il être catastrophiste ?




La mode est aux catastrophes : réchauffement climatique, pollution des océans, extinction des espèces, démographie, inutile de se creuser la tête, demain sera atroce ! On pense à ce personnage de Tintin et l’étoile mystérieuse qui appelle les humains à se repentir car « la fin des temps est venue ». On pourrait donc se contenter de rire de cette vieille manie de la terreur face aux temps qui viennent – depuis le temps que la fin du monde est annoncée ! D’un autre côté, nous n’avons guère envie de rire. Jadis on attendait la fin des temps d’une intervention divine ou de quelque invasion des extraterrestres. Mais aujourd’hui, nous connaissons assez bien le démiurge qui veut nous faire retourner au chaos : nous-mêmes. Pas d’étoile mystérieuse, mais nos usines, nos avions, nos bagnoles, nos produits chimiques, nos emballages plastiques… Pas de Philippulus le Prophète, mais des rapports scientifiques, y compris ceux de la NASA. Et aussi cette certitude : nous sommes bien entrés avec la « révolution industrielle », c'est-à-dire avec le triomphe du mode de production capitaliste, dans une nouvelle ère géologique, l’anthropocène, une ère où l’homme est devenu le premier facteur géologique. Il y a quelques années Jean-Pierre Dupuy publiait un ouvrage intitulé Pour un catastrophisme éclairé. Depuis, certains auteurs ont proposé de développée une nouvelle science, fondée sur une approche interdisciplinaire, qu’ils ont baptisée, un peu ironiquement « collapsologie ». Dans Effondrement :  Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (2005), Jared Diamond avait étudié comment une société peut disparaître par surexploitation des ressources naturelles et incapacité de changer de mode de vie. Tous ceux-là sont-ils de nouveaux Philippulus ? Certainement pas.
Nous sommes dans une situation où le catastrophisme n’est plus prophétique (ou plutôt pseudo- prophétique) mais tout simplement méthodologique. Dans le Discours de la méthode puis dans les Méditations métaphysiques, Descartes propose une méthode, celle du doute « hyperbolique » : si l’on veut rechercher la vérité, dit-il, il faut commencer par révoquer tout ce en quoi il pourrait y avoir le moindre de doute et tenir pour faux ce qui est simplement douteux. Évidemment Descartes ne croit pas véritablement que l’on ne puisse faire la différence entre le rêve et la veille ou encore que nous n’ayons aucune certitude quant à l’existence de notre propre corps puisque les amputés croient encore longtemps avoir le membre que l’on vient de leur couper. Mais nous pouvons en faire l’hypothèse sans que nous ayons de preuves décisives à avancer et donc nous devons écarter ces certitudes comme de simples opinions. De la même façon, nous n’avons aucune raison a priori de penser que les scénarios optimistes quant à l’avenir de la planète ont toutes chances de se réaliser. Nous devons penser a priori que le plus probable est un scénario catastrophique. Le pire n’est « objectivement » pas toujours sûr, mais raisonnons comme s’il était certain. Il ne s’agit pas de prophétiser la catastrophe mais de raisonner en fonction de sa possibilité, ce qui, on en conviendra, n’est pas du tout la même chose. Comme Descartes propose le doute méthodique, nous devrions réfléchir sur l’avenir de l’écoumène – la Terre en tant que l’homme l’habite – en utilisant le catastrophisme méthodique. Nous avons intérêt, un intérêt cognitif et vital, à exagérer les raisons d’être pessimistes : Adorno pratiquait une stratégie de l’exagération, puisque « seule l’exagération est vraie » : exagération à la mesure de la constitution effective du sujet ; exagération à la mesure de la constitution érotique de la pensée : la pensée suppose le désir et pour penser il faut être touché, donner à l’autre plus que ce que l’on a reçu. La vertu de l’exagération est qu’elle fait voir le négatif (voir ma recension de Adorno l’humaniste).
Y a-t-il un danger à être catastrophiste ? Nous retrouvons ici un argument qui pourrait faire penser au fameux pari de Pascal. Si la situation est aussi grave que ce que disent les scénarios catastrophistes, nous avons une petite chance d’échapper à la catastrophe en agissant dès maintenant et sérieusement. Mais si nous agissons pour prévenir une catastrophe qui ne menace pas véritablement, nous ne perdrons rien cependant, bien au contraire : en cherchant un mode de vie plus économe, plus soucieux du rapport entre nous-mêmes et notre milieu vital, si nous cherchons à mieux articuler notre corps animal et notre corps médial (pour reprendre la terminologie d’Augustin Berque), nous devrions vivre mieux qu’aujourd’hui, toutes choses étant égales par ailleurs. De nombreux rapports alarmistes (dont ceux de la NASA) soulignent qu’on ne pourra sauver les conditions de la vie humaine sur Terre qu’en changeant radicalement de mode de production et en organisant la répartition des richesses de manière plus égalitaire. Qu’aurions-nous à y perdre ?
Il y a deux arguments contre le catastrophisme méthodique. Le premier fait valoir qu’en criant au loup sans que n’arrive la catastrophe, l’humanité sera anesthésiée quand la catastrophe sera vraiment là. À cet argument, on peut répondre deux choses. Premièrement, faisons une analogie : je ne suis pas sûr du tout que le renard va venir faire un tour dans le poulailler la nuit prochaine, mais je préfère m’assurer que les poules sont bien dans le poulailler et je ferme les portes. Deuxièmement : la catastrophe n’est pas hypothétique puisqu’elle a déjà commencé.
Le deuxième argument contre le catastrophisme n’est que rarement énoncé comme tel mais il est implicite dans l’idéologie dominante. C’est l’argument du risque. La société n’avance que si nous pouvons prendre des risques. Les individus qui privilégient la recherche de la sécurité ne sont pas bien vus en général. Ne pas prendre des risques est considéré comme une preuve d’un manque de caractère dans un monde de compétition. C’est d’ailleurs au nom de cette prise de risque prétendument nécessaire qu’est entreprise la démolition de tous les systèmes de protection sociale considérés comme anesthésiant les facultés des individus à se battre. L’idéologie libérale dominante est celle de Calliclès dans le Gorgias de Platon : il est juste que les forts gagnent et il ne faut pas rogner les griffes des jeunes lions ! Au contraire, le catastrophisme de méthode revient à cultiver la prudence, à prendre des garanties, à privilégier la sécurité, etc., bref s’oppose radicalement à l’état d’esprit nécessaire pour que chaque individu devienne sa propre « start up ».
Ce deuxième argument explique certainement pourquoi, en dépit des proclamations qui affirment que « la maison brûle et nous regardons ailleurs » (Jacques Chirac) tout le monde agit comme s’il n’y avait aucun danger, et comme s’il ne s’agissait que d’un spectacle de plus. On peut, à une minute d’intervalle, louer la manifestation des jeunes pour « sauver le climat » et se féliciter de l’augmentation prévisible de 3 à 5% par an du trafic aérien pour la décennie avenir.
La veille de la Première Guerre Mondiale était « la Belle Époque ». Et pourtant les avertissements ne manquaient pas. Mutatis mutandis…
Le 23 mai 2019 – Denis Collin



Jean Vioulac : Marx, une démystification de la philosophie. (Éditions Ellipses, 2018)


Jean Vioulac est un de ces philosophes qui ne font pas beaucoup parler d’eux, ce qui ne l’a pas empêché de recevoir le grand prix de philosophie de l’Académie Française en 2016 pour l’ensemble de son œuvre. Il se situe dans le courant de la phénoménologie (Husserl, Heidegger) mais aussi à l’école de Marx. Un de ses sujets de réflexion principaux est la critique de la technique. Son livre sur Marx. Une démystification de la philosophie (Ellipses, collection « Aimer les philosophes) mérite d’être lu.
Il montre que le « matérialisme » de Marx n’a aucun rapport avec le matérialisme des Anciens ou celui des Lumières. Le matérialisme marxien consiste à rapporter la pensée non aux atomes mais à la vie sociale des hommes et à la conscience en tant que « langage de la vie réelle ». Et c’est le travail, en tant que manifestation de la vie humaine qui fonde la pensée. Dès lors la pensée de Marx reste une philosophie mais une philosophie qui renverse la tradition de la métaphysique depuis les Grecs. Vioulac donne une intéressante lecture de la fameuse 11e thèse sur Feuerbach : il s’agit de transformer le monde, ce n’est pas la tâche des philosophes, mais celle de la classe ouvrière. Mais cela ne signifie absolument pas que la philosophie doive disparaître. Les philosophes doivent continuer d’interpréter le monde en fournissant une interprétation qui éclaire le combat pour le communisme. Vioulac critique avec beaucoup de pertinence l’idée que Marx aurait produit une science à la place de la philosophie et il situe clairement la place exacte de la philosophie de Marx. Comme la philosophie était une « méta-physique » en tant que pensée des conditions de la science qu’est la physique, la pensée de Marx est une « méta-économie », une philosophie qui expose les conditions de l’économie (ou comme le dit nettement Michel Henry, une philosophie de l’économie) et cette nouvelle manière anti-métaphysique est une démystification de la philosophie classique parce qu’elle se place sur le bon terrain, celui de l’immanence radicale qui est celle de la production des conditions de la vie humaine. Le concept central introduit en philosophie par Marx est celui d’idéologie : celle-ci désigne précisément ce renversement du réel qui met une transcendance (Dieu, la raison, le monde des idées) à la place du fondement réel de la pensée.
« Marx ne sort donc pas de la philosophie. D’abord parce qu’il n’abandonne pas le projet d’une connaissance totale et fondée en raison pour une science positive particulière : il élabore au contraire une interprétation générale de ce que fut la philosophie jusqu’alors, qui réussit à la fonder elle-même sur ses bases réelles, il élabore en cela une philosophie de la philosophie qui l’englobe dans une théorie plus vaste et plus profonde, qui a déterminé le fondement avec plus de radicalité : il élabore une archéologie de la métaphysique. » (78)
Il ne s’agit pas de supprimer la philosophie mais bien de la réaliser, c'est-à-dire de mener à son terme l’entreprise qui commence avec la philosophie grecque quand elle démolit les mythes et commence de leur substituer une compréhension rationnelle, même si celle-ci reste formelle et abstraite.
Très justement, quand il analyse la méthode mise en œuvre dans Le Capital, Jean Vioulac affirme que Marx n’écrit pas une nouvelle économie politique mais une « critique de l’économie politique » et son ambition n’est nullement de construire une science positive à côté des autres sciences positives puisque précisément toutes ces sciences positives restent aveugles sur le caractère historique des catégories qu’elles utilisent. Contre les « sciences de l’entendement », il fait valoir une science véritablement « dialectique », c'est-à-dire une science qui récuse la naturalité du donné pour débusquer son historicité.
Vioulac saisit bien l’importance décisive de la première section du Capital et de l’analyse de la marchandise. Il souligne que le travail est fondamentalement production de temps, production de surtravail et production de temps libre et c’est précisément en cela qu’il installe l’homme dans le temps humain de l’histoire et c’est pourquoi il ne produit pas seulement des choses mais aussi toute la vie spirituelle des hommes. La métaphysique de la marchandise a ainsi une importance qui dépasse de très loin la seule « économie politique ». Dans cette analyse « Marx met au jour les fondements originaires de l’idéalité, en la reconduisant à des processus socio-historiques d’abstraction, d’idéation et d’universalisation, en quoi il accomplit le projet (qui sera celui de Husserl) d’une généalogie de la logique et d’une refondation de la raison en laquelle Husserl lui-même voyait ‘une révolution et la plus grande de toutes’. » (115)
Jean Vioulac souligne la grande actualité des analyses de Marx, tant en ce qui concerne le développement du « capital fictif » que celui de la technique. C’est encore l’occasion pour lui de montrer que le capital est « idéel » et non matériel. C’est pourquoi le capitalisme est idéaliste ! L’idéalisme en tant que mystification, renversement du monde, est précisément la philosophie qui expose le mode de production capitaliste. Le capital en tant qu’universel abstrait est vu comme le sujet de la production. C’est pourquoi « la question du capital est aujourd’hui la question directrice pour la philosophie » (163).
La dernière partie du livre est consacrée à la révolution. Celle-ci n’est pas un projet à accomplir par une minorité éclairée mais quelque chose qui est inclus dans le processus même du développement du capital. Jean Vioulac doit constater l’échec du prolétariat comme sujet révolutionnaire et son intégration dans la « société de consommation ». Pourtant si le capitalisme est une révolution aussi importante que le néolithique, l’urgence est celle d’un processus révolutionnaire face à la catastrophe que prépare le développement d’un capitalisme qui déploie sans frein sa propre logique. Vioulac reconnaît dans la pensée de Marx le schéma kénotique et messianisme. C’est schéma qu’il faudrait en quelque sorte « démessianiser », de-théologiser en repensant fondamentalement les fins ultimes de l’humanité.
On pourrait reprocher à l’auteur de laisser complètement de côté la dimension proprement politique de la pensée de Marx, avec ses constantes, ses oscillations et ses faiblesses. Mais son choix a été de centrer son propos sur ce qui fait de la pensée de Marx une pensée philosophique radicalement nouvelle, une pensée d’une nouvelle manière de philosopher. Un livre à lire donc.
Un dernier mot plus personnel. J’ai retrouvé dans ce livre des points communs avec ma propre recherche. Je me débats avec cette pensée de la philosophie de Marx depuis un trentaine d’années et c’est à la lecture de Michel Henry que je dois cet engagement philosophique. Dans l’inspiration phénoménologique de Vioulac, je reconnais nécessairement des points communs et je suis un peu étonné de ne trouver aucune mention – ne serait-ce que bibliographique – de Michel Henry dans le livre de Jean Vioulac. Peut-être aussi l’importance de Georg Lukács aurait-elle aussi pu être au moins notée, si on veut bien admettre que l’Ontologie de l’être social propose un développement très important de la pensée de Marx, telle que l’expose Jean Vioulac.
Le 23 mai 2019 – Denis Collin

jeudi 9 mai 2019

"La philosophie est recherche de la vérité et n'est que cela" (Eric Weil)


La philosophie est recherche de la vérité et n’est que cela : cette proposition d’Éric Weil dans sa Logique de la philosophie me semble être à la fois une évidence que l’on n’a que trop oubliée mais aussi une énigme. De la vérité, Weil affirme qu’elle est indéfinissable ! Nous sommes donc en recherche de l’indéfinissable. Comment trouver donc ce que nous ne pouvons définir ? Mais si la philosophie n’était pas la recherche de la vérité, que serait-elle ? Ne serait-elle pas qu’une activité oiseuse, une occupation pour inoccupés ? À notre époque, on parle de « vérités alternatives », comme s’il y avait de multiples vérités possibles, à choisir dans les rayons du magasin des vérités selon les besoins du moment. Nous avons connu aussi des armées de déconstructeurs de la vérité, dont les hérauts de la French Theory et toutes sortes de théoriciens « néo-nietzschéens ». D’un autre côté, du côté des gens occupés de la seule chose sérieuse de nos jours qu’est l’économie, on ne s’encombre plus de vérité. Ce qui compte, c’est l’efficacité. Ce qui importe, c’est que ça marche ! Une bonne procédure, qui définit toutes les opérations à effectuer et l’ordre dans lequel elles doivent être effectuées, afin d’atteindre un objectif fixé à l’avance, voilà ce qu’on appellera vérité. La pensée unidimensionnelle, si bien analysée par Marcuse, est une pensée de ce type, une pensée opérationnelle. Savoir quelque chose, c’est savoir le produire procéduralement, de manière indéfiniment reproductible, de la même manière qu’on sait produire des automobiles ou des téléphones portables. On pourrait considérer que le fameux « verum esse ipsum factum » de Vico est resservi ici dans une version appauvrie qui trahit son auteur.
Voilà déjà un moment qu’on nous a instruit de ce que la vérité n’était qu’une construction sociale-historique, ce qui laisse le champ libre aux « vérités alternatives » et aux autres révisionnismes et négationnismes. Mais c’est assez normal qu’il en soit ainsi dans une société où tout est considéré comme une construction sociale, et donc comme tel susceptible d’être remis en cause, et même devant nécessairement être remis en cause sous peine d’être immédiatement accusé de tous les péchés imaginables ? Sans doute quelqu’un qui prétend qu’il y a une vérité et que c’est elle que nous devons chercher est-il quelqu’un qui ne comprend rien à la post-modernité.

Il y a des faits

Avant toute chose, il faut se mettre d’accord sur l’idée qu’il y a des vérités de faits, que les faits ne sont donc pas de pures constructions humaines. Il existe de très nombreux arguments contre cette thèse. Quand Wittgenstein écrit que « le monde est l’ensemble des faits », il a l’air de savoir de quoi il parle. Mais qu’est-donc qu’un fait ? Un nietzschéen rétorquera qu’il n’y a pas de faits mais seulement des interprétations. Mais il n’est pas certain que ce soit là la pensée véritable de Nietzsche !  Chacun voit midi à sa porte, dit l’adage. Que la Terre soit immobile, c’est un fait pour quiconque s’en tient à ses sensations et à l’évidence première que lui livrent ses sens et de ce point de vue, la thèse de la mobilité de la Terre a pu apparaître comme proprement insensée. Pourtant, il est aujourd’hui admis par tous, sauf par les insensés, que la Terre se meut (Eppure, si muove). La connaissance d’autres faits a conduit à réfuter l’interprétation de la sensation immédiatement pour la remplacer par ce que l’on pourrait appeler une « perception intellectuelle ». Mais pourquoi d’autres faits ne conduiraient-ils pas à remettre en cause cette perception intellectuelle et à la remplacer par une autre ? En tout cas, ce qui était un fait indiscutable, « la Terre est immobile », ne l’est plus. D’où la première conclusion, sceptique : il n’y a pas de faits et nous ne pouvons rien savoir d’assuré. Une conclusion alternative est celle tirée par la grande majorité des philosophes des sciences : il faut opposer l’expérience commune à l’expérience scientifique, la première étant un genre inférieur de connaissance et même un « obstacle épistémologique » qu’il faut surmonter. La position sceptique est soutenue par quelqu’un comme Paul Feyerabend, mais aussi jusqu’à un certain point par Pierre Duhem, à la différence que, pour ce dernier, il y a un point fixe auquel raccrocher toute certitude, la foi religieuse. Cette position pourrait aussi être celle du cardinal Bellarmin, instructeur du procès contre Galilée, qui tenta de le convaincre de présenter ses positions comme de simples hypothèses pratiques et nullement comme des vérités. La première position est celle que défendit avec brio Gaston Bachelard, dont le travail est, semble-t-il, quelque peu tombé dans l’oubli, à tort.
Si on s’en tenait à cette opposition, il faudrait sans hésiter se ranger du côté de Bachelard qui assure la possibilité d’atteindre une vérité objective en matière de sciences, même si cette vérité n’est pas assurée définitivement et doit être corrigée sans cesse. Cependant, cette conception de la vérité scientifique n’invalide absolument pas l’importance primordiale de la connaissance commune ni du témoignage de nos sens ! La théorie de la gravitation universelle et le principe de relativité galiléen ne contredisent absolument pas le témoignage immédiat des sens qui nous fait sentir la Terre comme immobile ! Simplement ce fait peut s’accorder avec d’autres faits, comme les observations astronomiques de Galilée et ses successeurs ou le mouvement du pendule de Foucault. Si nous refaisons l’expérience des fentes de Young, c’est le fait que nous voyons des franges d’interférence plus sombres ou plus claires, qui atteste de la nature ondulatoire de la lumière, bien que plus tard, les expériences sur l’effet photoélectrique nous ont convaincus de la nature « granulaire » de la lumière… Mais quoiqu’il en soit, c’est toujours ce que je vois, ce que je perçois comme un fait indiscutable qui constitue le point d’accrochage de toute théorie scientifique de la nature qui prétend à la qualification de « vraie ». Ces faits prennent sens parce que nous les ordonnons rationnellement, c'est-à-dire que nous les relions les uns aux autres par des relations logiques et, quand tout va bien, par des lois mathématiques. Et c’est d’ailleurs seulement ainsi que nous pouvons séparer les faits des pseudo-faits, des illusions nées de notre fantaisie, ou naturellement produites ou mises en scène par des menteurs intéressés ou des propagandistes, ou des effets malheureux d’une défaillance de nos sens.
Que la manière dont nous saisissons les faits dépende de notre constitution physique et psychologique, nul n’en doute – des organes sensoriels plus affutés nous permettraient sans aucun doute de percevoir les infrarouges ou les ultrasons. La capacité que nous avons de percevoir le monde « en 3D » nativement modèle également nos perceptions. Kant a certainement raison de dire que nous ne percevons le monde qu’à travers les formes a priori de notre sensibilité. Cette dernière proposition pourrait sembler un truisme : comment pourrions-nous percevoir le monde si ce n’est par nos organes perceptifs dont nous connaissons bien les limites et les biais possibles. Cependant, la thèse kantienne a deux mérites : premièrement, elle nous oblige à penser notre connaissance du monde comme activité du sujet et non pas comme quelque chose qui nous est donné une fois pour toutes et, deuxièmement, elle repose à nouveaux frais la question de l’objectivité de la connaissance. Nous pouvons alors admettre que notre perception plus globale de la réalité passe par l’usage de la raison, secondée par l’imagination (à moins que ce soit l’inverse !). La raison pourrait apparaître comme un autre sens ! Il y a quelque chose de ce genre chez Spinoza qui parle souvent de la capacité qu’a l’esprit de percevoir, plus ou moins adéquatement, la réalité. Peut-être faudrait-il donc reprendre le problème de la connaissance, en dépassant Kant, dont on ne peut contester les immenses mérites mais qu’il faut pouvoir dépasser ou surmonter.  Mais laissons cela pour un autre moment.
Posons seulement qu’il y a des faits que nous pouvons saisir, à propos desquels nous pouvons nous tromper, que nous pouvons vérifier par recoupements, mais qui acquièrent donc une objectivité et une vérité qu’on ne peut mettre en doute. Pour les faits qui peuvent se reproduire soit naturellement, soit expérimentalement, cette affirmation semble presque aller de soi, sauf si on tient à tout prix à renoncer à tout bon sens et à se réfugier dans les spéculations constructivistes les plus abracadabrantesques. La question est plus épineuse pour les faits historiques. L’histoire est une science ou un savoir qui porte non sur ce qui est mais sur ce qui n’est plus, ce qui est tombé dans le non-être. Nous savons que Jules César a été assassiné aux Ides de mars 44 (avant JC) et nous ne doutons guère de ce fait historique. Nous n’en doutons pas parce que nous avons des témoignages historiques et des témoignages d’historien, que ces témoignages se recoupent et que nous n’avons aucune raison sérieuse d’en douter. En revanche, bien que l’histoire soit nettement plus connue, nous n’avons aucune bonne raison de penser qu’un nommé Jésus est né à Nazareth un 25 décembre, il y a 2019 ans et après avoir fondé une nouvelle religion a été crucifié par les Romains 33 ans plus tard, le vendredi précédant Pâques… Il n’est pas discutable non plus  que le régime de Hitler a organisé, planifié et exécuté méthodiquement la destruction des Juifs d’Europe, soit par le moyens des chambres à gaz comme à Auschwitz, soit en les tuant un à un par balles, comme cela fut fait sur le front est.
L’idée que la vérité soit une « construction sociale historique » implique qu’il n’y a pas de faits et que donc ont une égale prétention à la vérité non seulement les théories différentes, mais aussi les assertions concernant les faits. Si l’histoire est un récit comme les autres, elle n’est pas plus vraie que les romans. Le « constructionnisme », qui a sévi avec la « french theory », avec Les Mots et les Choses de Foucault et d’autres œuvres de la même veine, conduit tout naturellement au révisionnisme historique et au négationnisme. Certes ces faits ne sont pas toujours assurés et de nouveaux éclairages peuvent conduire à en réévaluer la portée et la signification. Peut-être les assassins de Jules César n’étaient-ils pas animés de vertueuses intentions républicaines, mais Jules César a bien été assassiné aux ides de mars 44, même s’il n’est pas certain du tout qu’il ait prononcé « tu quoque mi filii » en voyant son fils adoptif Brutus parmi les conjurés.
On peut se perdre en hypothèses plus ou moins sophistiquées, pour ne pas dire tordues, il faut bien admettre qu’il y a des faits sans quoi aucune théorie scientifique n’aurait la moindre valeur. Une bonne théorie scientifique est une théorie à partir de laquelle on peut produire des faits expérimentaux qui confirmeront ou infirmeront la théorie. Qu’on s’entende bien, sans la théorie de la relativité générale, on n’aurait pas eu l’idée de construire l’expérience par laquelle on a vérifié l’effet de lentille gravitationnelle (expédition d’Eddington en 1919) et en ce sens l’expérience est bien construite à partir de la théorie, mais la vérification expérimentale de la déviation de la lumière par la masse du soleil est un fait et non une construction. C’est du reste parce qu’il y a des faits qui ne collent pas avec la théorie (donc avec toutes les constructions antérieures) qu’on est parfois obligé de modifier les théories.

Il y a donc des vérités et en particulier des vérités scientifiques

On voit donc que chacun ne voit pas vraiment midi à sa porte. Il y a des vérités de faits triviales qu’aucun individu sensé ne remettrait en question. Que j’aie deux étages à descendre pour sortir dans la rue et que le boulanger le plus proche soit à gauche en sortant, cela n’intéresse peut-être pas grand-monde, mais c’est un fait indiscutable et toute personne sortant de mon appartement pourra la vérifier. Il y a aussi des vérités de faits qui sont universelles au sens où tout être de raison devrait les admettre. Pour une part, ce sont subjectivement des croyances : n’ayant jamais étudié sérieusement l’astronomie et n’ayant travaillé dans un observatoire, je me contente d’accorder ma confiance à la communauté scientifique. Cette confiance n’est cependant pas aveugle. Tout d’abord je sais que j’aurai la possibilité même purement théorique de vérifier ce qui m’est présenté comme vérité scientifique. Ensuite, ayant une culture scientifique minimale (acquise au lycée) je sais en gros en quoi consiste une expérimentation scientifique et j’ai eu l’occasion d’en réaliser certaines, aujourd’hui très élémentaires mais qui furent en leur temps de grandes avancées. Enfin, une formation scientifique et épistémologique de base me permet d’avoir un jugement globalement bien pesé pour distinguer les résultats scientifiques crédibles de ceux qui ne le sont pas. J’ai, par exemple, d’excellentes raisons pour tenir l’intelligent design pour des billevesées ou des superstitions et non pour une véritable théorie scientifique.
Les recherches épistémologiques dans la ligne de Thomas Kuhn ou de Paul Feyerabend ont introduit de grandes confusions et rendu vraisemblable le relativisme et le scepticisme. J’ai eu l’occasion de procéder à un examen critique de La structure des révolutions scientifiques de Kuhn, un ouvrage dont, après coup, on ne voit pas en quoi il a pu tant frapper les esprits. Si on le limite à la thèse selon laquelle la connaissance ne procède par linéairement mais par ruptures et réorganisations, dialectiquement pourrait-on, on tombera vite d’accord, vu le niveau de généralités. Dans le détail, le livre de Kuhn révèle de grandes faiblesses en appliquant la notion de révolution scientifique à des bouleversements réellement révolutionnaires ou à des évolutions de détail à l’intérieur d’un cadre théorique assez stable. Pour reprendre une métaphore qu’il affectionne, il mélange les vraies révolutions qui transforment les structures sociales et politiques et les révolutions de palais qui ne changent rien au fond.
Aucune théorie scientifique n’est définitive et aucune ne peut prétendre : « Je suis la vérité ». Mais il y a des théories plus vraies que d’autres et on peut aisément admettre qu’il y a un progrès. Entre Galilée et Newton, et bien que Galilée ait jeté les bases de la science moderne, il y a un progrès considérable et Newton « en sait plus » que Galilée. Et Einstein en sait plus que Newton. La connaissance peut sembler faire des allers et des retours, reprendre des hypothèses réfutées jadis – la nature de la lumière, ondulatoire ou corpusculaire, est un exemple archétypal de ce mouvement – il reste que ces retours sont des reprises d’un vieux schéma mais tellement enrichi, tellement modifié qu’il n’a plus grand-chose de commun avec son modèle sinon un vague air de ressemblance. Les atomes de la chimie du XIXe siècle ressemblent vraiment de très loin aux atomes de Démocrite et Épicure ! Mais il y a, du point de vue de la connaissance de la nature, plus de vérité dans la chimie moderne que dans l’atomisme antique. Prétendre le contraire, c’est évidemment renoncer à tout sens commun.
On nous dira qu’il ne s’agit que de théories « locales », partielles, qui valent pour un certain domaine du réel et sous un certain jour seulement, ce qui est exact. On fera également valoir que les différentes théories scientifiques ont des portées véritatives variables. Des théories partielles sont souvent parfaitement robustes et des théories plus générales sont plus spéculatives. On doit aussi faire place à des théories multiples insérées dans un « programme de recherche » au sens de Lakatos. Par exemple la théorie de l’évolution est plus un programme de recherche qu’une théorie achevée. À l’intérieur du cadre général issu de Darwin on peut trouver des « sous-théories » comme la théorie standard de l’évolution de Mayr, la théorie des équilibres ponctués de SJ Gould et Richard Lewontin et d’autres encore qui critiquent le modèle standard (voir Fodor-Piatelli, What Darwin Got Wrong ?). On ne peut pas dire « la science est vraie » car il n’y a sans doute pas quelque chose comme « la science », mais des approches scientifiques différentes et parfois divergentes, certaines plus hypothétiques que d’autres. Mais il reste qu’il y a un objectif de convergence unitaire et que cet objectif est toujours présent dans la tête des savants. On n’a pas encore de grande théorie unifiée en physique, faisant de la théorie de la relativité et de la physique quantique une théorie unique, mais personne ne prend vraiment son parti de l’actuelle situation assez désagréable selon laquelle les lois de la nature à très petite échelle et les lois de la nature à très grande échelle pourraient ne pas être ramenées à un seul et même système de lois. Il n’y a pas de « théorie de tout », mais on voit mal comment on pourrait renoncer à en chercher une, du point de vue des intérêts de la science. Ce serait une sorte d’idée régulatrice de type kantien, dont on ne peut se faire un concept précis mais qui possède un intérêt pour la raison.

La vérité philosophique

Une fois qu’on a admis qu’il y a des vérités (de fait, plus ou moins triviales, ou scientifiques), que faire de l’affirmation selon laquelle la philosophie est recherche de la vérité, affirmation qui suppose que « la vérité » est quelque chose de défini et d’unique ? Comme on l’a dit plus haut, la vérité est indéfinissable car la définir demande qu’on sache déjà ce qu’est la vérité. Les différentes définitions qu’on en a données sont toutes défectueuses. La vérité comme correspondance de la pensée et du réel est une idée à la fois de bon sens et particulièrement obscure. De bon sens, disons-nous, car dire la vérité, c’est bien dire les choses comme elles sont, dire que ce qui est est et que ce qui n’est pas n’est pas, pour reprendre la célèbre définition d’Aristote. Ou encore, comme le dit Spinoza, on appelle vrai un discours qui raconte les faits comme ils se sont passés. Mais comment comparer un état mental (l’idée que l’on se fait des choses) et un état de choses existant en dehors de mon esprit ? Habituellement, on propose alors une autre théorie de la vérité : est vraie toute proposition qui est cohérente avec l’ensemble de propositions tenues elles-mêmes pour vraies. Les propositions des mathématiques ne sont vraies que de leur cohérence interne et de l’acceptation d’un certain nombre d’axiomes et de postulats indémontrables mais que l’on accepte parce qu’ils n’entrainent pas de contradiction. Mais on a appris que des axiomes différents pouvaient permettre de construire des systèmes de propositions différents bien que tout aussi cohérents. Les géométries non-euclidiennes sont aussi cohérentes que les géométries euclidiennes bien que le postulat des parallèles n’y soit plus admis et que la somme des trois angles d’un triangle n’y vaille plus deux droits. On propose alors une troisième définition, celle des pragmatistes qui soutiennent que l’ultime critère de la vérité est la réussite pratique : une proposition est vraie si on en peut déduire une interaction réussie dans le « monde réel ». Dans les faits, nous usons suivant les circonstances de l’un des trois critères et le plus souvent de leur combinaison pour déterminer si une proposition est vraie.
En fait nous n’avons pas trouvé de définition, même syncrétique de la vérité, mais seulement des critères permettant d’affecter le qualificatif « vrai » à une proposition. Dire quand une proposition peut être tenue pour vraie, ce n’est pas dire ce qu’est la vérité. Et quand on est arrivé à ce point, on peut se dire que ces « chinoiseries » n’ont aucun intérêt, que seules comptent les vérités positives et que la recherche du sens global de la pensée, dans sa dimension individuelle comme dans sa définition historique n’a aucun sens, que ces nodosités que nous nous faisons nous-mêmes ne viennent que de questions mal posées qu’une bonne thérapie du langage suffira à éliminer. On peut mettre définitivement une croix sur la philosophie pour ne laisser place qu’aux sciences positives, c'est-à-dire les sciences de la nature, qui s’étendent maintenant à tout le domaine des sciences de l’homme grâce à la neurobiologie et à la psychologie évolutionniste.
Nous avons de bonnes raisons de ne pas accepter l’enterrement de première classe de la philosophie et de protester contre les prétentions du scientisme à réduire la vérité aux théories scientifiques. On peut penser, et les scientistes ne s’en privent pas, que les sciences de la nature nous donnent la vérité sur la nature, qu’elles nous disent ce qu’est le réel en lui-même. Mais c’est une prétention extravagante. Une théorie scientifique est un modèle, c'est-à-dire une représentation qui permet d’imaginer des hypothèses et de les tester. On pourrait encore dire qu’elle est une sorte de carte qui nous donne prise sur le réel, en fonction d’ailleurs de nos objectifs pratiques. Mais on le sait bien, la carte n’est pas le territoire. Parcourir avec le doigt la carte de France entre Paris et Marseille, ce n’est pas aller de Paris à Marseille ! De même une cartographie du cerveau ne dit rien de la pensée. Il y a dans l’idée que la théorie scientifique nous dit ce qu’est le réel en lui-même une prétention purement idéaliste, une réduction du réel à sa représentation qui n’a rien à voir avec la méthode scientifique. Il faudrait s’interroger sur les raisons de cette prégnance du scientisme et ses liens avec le stade actuel du développement du capitalisme. Par conséquent, s’impose une théorie critique du positivisme scientifique et il ne reste plus d’autre solution que de sortir du formalisme mort dans lequel s’est perdue une bonne partie de la philosophie du siècle dernier, principalement la philosophie dite « analytique », pour faire retour à la grande tradition de la philosophie, celle de Hegel, par exemple, en tant qu’elle constitue une synthèse de toute la philosophie jusqu’à son époque. On verra alors que la reprise à nouveaux frais des interrogations et des problématiques de la philosophie classique est particulièrement féconde.
Le 7 mai 2019 – Denis Collin



jeudi 28 mars 2019

« Aufhebung », Karl Marx et la révolution


Actuel Marx a ouvert, dans son numéro 64 (septembre 2018), un débat sur la traduction d’Aufhebung chez Marx, avec un article de Lucien Sève[1]. La question avait pris, à son initiative, une tournure inédite en France à la fin du siècle dernier, opposant une traduction par dépassement à celles traditionnellement employées jusqu’alors telles qu’abolition et suppression, essentiellement destinée à écarter l’idée d’une abolition du capitalisme au profit de son dépassement. Le présent article prolonge la discussion en s’inspirant d’un ouvrage qui lui fut consacré en 2016, L’Esprit de la révolution - Aufhebung, Marx, Hegel et l’abolition[2], auquel l’article de Sève répondait.
Un article de Patrick Theuret (voir aussi la recension de Tony Andréani)

samedi 23 mars 2019

Changer d’ère.

Pour comprendre quelque chose à notre présent, il est nécessaire d’appréhender la réalité dans sa globalité. On peut comprendre le mouvement des « Gilets Jaunes » en France sans le mettre en rapport avec ce qui se passe à l’échelle internationale, ce que la presse et les cercles dominants ont désigné du nom de « montée des populismes ». Mais nous entrons dans une nouvelle époque historique sous l’effet d’un double ébranlement.
Sur le moyen terme, nous avons connu depuis la Seconde Guerre Mondiale une première phase d’une trentaine d’années (et même un peu plus), marquée par la domination d’un capitalisme « organisé », dont l’État providence garantissait à la fois la stabilité économique et l’ordre politique – l’État providence apparaissait comme la réponse adéquate à la menace « communiste » russe ou chinoise. La crise de la domination des États-Unis, actée par la déclaration de Nixon le 15 août 1971 sur la non-convertibilité du dollar qui n’était plus « as good as gold », engageait une nouvelle voie que devaient emprunter les différents gouvernements (Callaghan puis Thatcher en Grande-Bretagne, Carter puis Reagan aux États-Unis) et que l’on a appelée « néolibéralisme », une voie fondée sur le « tout marché », la dislocation des systèmes de l’État-Providence et un développement irrésistible du commerce mondial, des « délocalisations » et de la division mondiale du travail. La crise des « subprimes » en 2008 a mis à jour les failles de cette nouvelle régulation « néolibérale » et précipité un mouvement de « démondialisation », d’abord dans les esprits – la « mondialisation heureuse » a vécu – et dans l’ordre économique et politique avec le retour des politiques protectionnistes, la dénonciation de plusieurs traités importants et même la menace américaine de quitter l’OMC.
Cette crise trentenaire de la régulation capitaliste mondiale se double d’un ébranlement à long terme des structures politiques et idéologiques, sur la base desquelles s’était développé ce qu’il faut bien appeler le cours de l’histoire universelle, puisque c’est précisément le capitalisme qui a « mondialisé » l’humanité, en a fait une communauté effective et lui a donc donné une histoire commune, universelle. Du début des temps modernes à nos jours, le développement économique est allé de pair avec le développement de la technoscience et la poussée démographique. Cette triple poussée allait servir ou devait servir le plus grand bien de tous, élargissant sans cesse le domaine de la liberté et d’une égalité, qui était vue comme une sorte d’homogénéisation de l’espèce humaine. Les idées politiques se sont modelées peu ou prou sur cette ligne, la gauche accaparant le monopole du « progressisme » et du « parti du mouvement » pendant que la droite défendait le « parti de l’ordre » et le poids des hiérarchies naturelles. Les crises majeures qu’ont été les deux guerres mondiales ont été réduites au rang d’accidents de parcours que la mondialisation croissante devait interdire à l’avenir.
Mais toute cette vision du monde est aujourd’hui si ébranlée que des pans entiers sont en train de s’effondrer. Remarquons d’abord que le progressisme est mis à mal. On a de plus en plus de mal à croire que demain sera meilleur qu’aujourd’hui. Fondée ou non, la panique climatique est révélatrice d’un état d’esprit. Les remèdes proposés pour sauver le climat sont d’ailleurs si ridicules qu’il vaudrait mieux que les scientifiques du GIEC se soient trompés lourdement ! Quand on entend des adolescents prôner les « petits gestes » (j’arrête le nutella et demain la viande) pour culpabiliser les générations antérieures, on hésite entre le rire et les larmes du désespoir. On s’est longtemps demandé quel monde nous allions laisser à nos enfants et maintenant on doit se demander quels enfants nous laissons au monde. Mais tout ce spectacle de la « lutte pour le climat » doit être pris pour un symptôme névrotique au sens freudien, une manière camouflée d’exprimer ce qui taraude l’inconscient de nos sociétés. Et ce qui nous fait souffrir, c’est cette blessure narcissique que notre moi progressiste s’est vu infliger. La société « liquide » des individus désaffiliés est une impossibilité et tout le monde le sait. On ne pourra pas multiplier par 6 ou 7 la population mondiale au cours du prochain siècle, les ressources sont limitées et les champs d’investissements nouveaux se feront rares, quand l’Afrique aura été entièrement soumise à la division mondiale du travail.
En second lieu, l’homme qui se fait lui-même est à bout de souffle. Le soixante-huitard (caricatural) avait prôné la liquidation du père, c'est-à-dire l’abolition de l’ordre symbolique, pour parler en termes lacaniens. Le nouveau féminisme et la théorie du genre proposent l’abolition du réel, c'est-à-dire de la mère. Il ne reste plus que le moi imaginaire, adonné à la mortelle culture du narcissisme, le moi « délié », affranchi de tous les « déterminismes », comme l’avait demandé un ancien ministre de l’Education qui n’est plus nationale. Le mouvement né de la prétendue révolution sexuelle doit pédaler toujours plus vite et plus loin pour se maintenir debout. Mais il apparaît de plus en plus clairement que loin d’être une libération, elle est bien ce que Marcuse avait analysé comme une « désublimation répressive », afin que la sexualité « libérée » soit mise au service du principe de rendement, propre au mode de production capitaliste. Mais tout cela est en train de se renverser et les « nouveaux réactionnaires » se multiplient et commencent à se faire entendre. La toute-puissance infantile de celui qui prétend se choisir et choisir ses enfants comme des productions en magasin est si mortifère que le corps social secrète les antidotes nécessaires.
En troisième lieu, le désenchantement du monde n’a pas produit une cohabitation tolérante, mais réveillé la guerre des dieux. L’inquiétante autant qu’incontestable poussée islamiste, qui est loin de se limiter aux manifestations paroxystiques des djihadistes, n’est pas l’ultime sursaut que provoquerait l’entrée du monde musulman dans la modernité – thèse soutenue par Emmanuel Todd et justement réfutée par Jean Birnbaum dans La religion des faibles.  L’islamisme est parfaitement moderne et maitrise tous les moyens de la technologie pour étendre son influence et son emprise sur les âmes autant que sur les corps. Même les salafistes ont des téléphones portables ! La tolérance des multiculturalistes branchés n’est qu’une condescendance à peine cachée à l’égard des musulmans, mais ceux-là vont bientôt commencer à mesurer les effets de la tolérance à l’égard des intolérants.
Les marqueurs politiques et moraux traditionnels sont balayés par ce changement de période historique. Au-delà des politiciens qui ont su s’en emparer, se font jour nécessairement les aspirations à la défense de ce qui a constitué jusqu’à présent les cadres de la vie sociale, les cadres dans lesquels on pouvait revendiquer une vie décente. Le prétendu « populisme » recouvre une bonne partie de ces aspirations. Les citoyens veulent un État (et non une « gouvernance mondiale »), un État protecteur de la communauté nationale et apte à garantir la sûreté des perspectives de vie. Si le mot d’ordre du capitalisme absolu de notre époque est « familles, je vous hais ! », la famille assiégée pourrait bien apparaître de plus en plus comme « un refuge dans ce monde impitoyable » (Lasch). Les frontières nationales sont les murs qui soutiennent le monde, disait Hannah Arendt. Il devient urgent de retrouver un cadre plus limité que la mondialisation pour maintenir la possibilité d’un monde commun, ce qui n’apparaîtra paradoxal qu’à ceux qui n’ont pas compris que l’absence de frontières, c'est-à-dire l’illimité, produit le chaos. Des idées « de droite » deviennent ainsi des moyens de résistance à l’emprise croissante de la marchandise et du capital et des idées « de gauche » deviennent les revendications du capital transnational. Les réalignements politiques sont déjà engagés. Les réalignements intellectuels sont en cours. Dans ce moment où le vieux ne cesse de mourir et où le nouveau peine à émerger, le pire peut surgir. Mais aussi l’urgence du meilleur, tant est-il que les hommes font eux-mêmes leur propre histoire.

Denis Collin – le 20 mars 2019

mardi 19 mars 2019

Faut-il distinguer éthique et morale ?


Pourquoi employer deux mots synonymes, morale et éthique, l’un étant latin et l’autre grec, pour parler de la même chose ?  La morale/éthique détermine ce que sont le bien et le mal ou encore ce que nous devons faire et ce qui nous est interdit, indépendamment de la question de savoir si la loi punit ou non tel ou tel comportement. Dans le courant du XXe siècle, la morale est tombée en discrédit, assimilée aux prescriptions des moralistes importuns.  Du coup, le mot éthique est devenu plus « chic » et on ne se mêle plus guère que d’éthiques locales, éthique biomédicale, éthique des affaires, etc. On ne dit plus guère « ma morale m’interdit de X » mais plutôt « mes valeurs éthiques m’interdisent de X ». La distinction appartiendrait ainsi au registre des modes langagières. Il y a cependant une autre manière de distinguer morale et éthique et on la trouve dans le champ philosophique. Ainsi, Yvon Quiniou[1] accorde une très grande importance à cette distinction. Il se situe ainsi dans une tradition que l’on peut faire remonter à Kant et qui a été thématisée par un bon nombre de philosophes contemporains – on pourrait citer Habermas et bien d’autres. J’ai moi-même eu l’occasion de développer cette distinction dans mon Questions de morale (2003).
Rappelons d’abord de quoi il s’agit. Avec les philosophies morales héritées des philosophes antiques ou des grandes religions, nous avons affaire à ce que Rawls désigne comme des « conceptions compréhensives du bien » ou des « conceptions substantielles du bien ». La modernité, depuis quelques siècles au moins, nous met face à la coexistence dans un même espace social de multiples conceptions compréhensives du bien – ce qui va poser la question de la « tolérance », c'est-à-dire de règles permettant la coexistence pacifique des différentes conceptions du bien, question d’autant plus brûlante que les éthiques religieuses judéo-chrétiennes commandent les comportements individuels et même les plus intimes.


La religion des sociétés antiques grecques ou romaines étant essentiellement une religion civique n’interférait pas avec les normes de conduite individuelle. Il ne serait jamais venu à un Grec l’idée que sa manière de jouir de la vie pût offenser les dieux. C’est même cette extériorité des religions anciennes qui explique l’extraordinaire floraison de la pensée morale et le rôle qu’ont pu jouer ceux qui n’étaient pas seulement des philosophes au sens moderne mais aussi des maîtres de sagesse. Il y a cependant un « ethos » grec ou romain, un ensemble de valeurs communes à l’intérieur desquelles se meuvent finalement toutes réflexions éthiques. Inversement, le christianisme en tant que religion de l’intériorité a pu absorber tout l’espace de la vie éthique. Il y a bien une éthique chrétienne, même si, dans le détail, ses prescriptions ont pu varier au cours des siècles ou d’une contrée à l’autre.
Dans les deux cas, le partage de valeurs communes qui ne peuvent être mises en question fonde l’existence de la communauté. Qu’est-ce qu’une polis, une cité au sens grec, se demande Aristote ? C’est la mise en commun, au moyen de la parole, des valeurs concernant l’utile et le nuisible, le bien et le mal, le juste et l’injuste. Mais à partir du moment où les sociétés deviennent véritablement laïques, c'est-à-dire à partir du moment où est reconnue la liberté de conscience – et pas simplement la tolérance religieuse, à l’intérieur de laquelle la marge de liberté est toujours relativement restreinte[2] – se pose la question des valeurs communes qui garantissent la possibilité de vivre ensemble. Elle se pose avec d’autant plus d’acuité que la caractéristique essentielle de l’esprit moderne, c’est la possibilité ouverte de tout mettre en question, non seulement les croyances religieuses ou l’organisation du gouvernement mais aussi les mœurs et les conduites que nous croyions les plus naturelles. C’est là une conséquence directe que ce que nous appelons, après Benjamin Constant, la liberté des Modernes, qui conduit nécessairement à une sorte de « relativisme éthique ».
Si aucune éthique ne peut s’imposer à tous, il reste que nous avons néanmoins besoin de règles communes de vie. Savoir si j’ai une obligation de respect vis-à-vis des autres, si le meurtre est moralement admissible ou si la parole donnée est sacrée, ce ne sont pas des questions qu’on pourrait renvoyer à la relativité des choix individuels. Ces règles communes de vie ne peuvent être simplement le résultat d’un accord intersubjectif, purement conventionnel, un peu comme une règle du jeu ; elles doivent faire valoir leur objectivité puisqu’elles doivent être entendues comme si nous voulions qu’elles soient des lois de la nature, bien que, en fait, elles ne soient que le résultat des sédimentations de la coutume, c'est-à-dire d’un accord de fait des individus participants à une société. L’opération par laquelle l’arbitraire combiné des individus devient loi de la raison est sans doute une mise en scène, la mise en scène de ce que nous appelons le droit, mais c’est une mise en scène indispensable à « l’institution de la vie ».
Nous introduisons, ce faisant une scission dans un ensemble que les Anciens considéraient comme unifié. Chez les Grecs, il n’y a pas de véritable différence entre « faire ce qui est bien pour nous » et « faire le bien ». La vertu, comme disposition à bien agir a ce double sens : il est vertueux d’être bienfaisant à l’égard des autres, mais il est tout aussi vertueux de rechercher l’absence de troubles de l’âme. Monique Canto-Sperber a certainement raison de critiquer ceux qui « considèrent qu’en guise de moralité les Grecs ne traitent que du bonheur de l’agent et de la réussite de la vie »[3] et ramèneraient ainsi toute la philosophie grecque à un eudémonisme, pour la bonne raison que chez Platon comme chez Aristote la séparation entre eudémonisme – c'est-à-dire doctrine du bonheur ou de la vie bonne – et déontologie – doctrine du devoir – est introuvable, cette séparation ne pouvant intervenir que lorsqu’on sépare nos devoirs universels à l’égard des autres de nos fins particulières déterminées par nos conceptions singulières de ce qu’est la vie bonne, c'est-à-dire à partir du moment où l’on commence à concevoir des sociétés pluralistes.
Nous sommes, nous, contraints de séparer ce qui est bon pour nous et ce que nous devons faire, la manière dont nous devons agir à l’égard des autres, et cela découle du caractère hautement pluraliste de nos sociétés. C’est pourquoi il semble pertinent désormais de distinguer morale et éthique, en réservant à l’éthique les doctrines du bien que chaque individu peut choisir pour son propre compte, et à la morale les règles objectives qui doivent normer la vie sociale et les rapports des individus avec les autres individus.
De telles règles, à quoi nous réservons le nom de morale, sont-elles possibles ? Ce n’est rien moins qu’évident. Le relativisme moral – c'est-à-dire l’idée qu’aucune loi morale ne prétendre à une valeur objective et universelle – a de bons arguments à faire valoir.
Pour échapper au relativisme moral, plusieurs solutions sont envisageables. En premier lieu, on pourrait essayer de procéder empiriquement, en recherchant dans les multiples organisations sociales s’il n’existe pas quelques règles communes. En deuxième lieu, on peut se demander s’il n’y a pas un noyau commun aux diverses éthiques, un noyau comme qui définirait des normes acceptées par tous et qui pourraient faire l’objet d’un consensus raisonnable. Enfin, on peut chercher s’il n’y pas un moyen purement logique de construire de telles règles qui bénéficieraient alors d’une solidité analogue à celle des théorèmes mathématiques. C’est ce travail qui a constitué l’essentiel de la philosophie morale depuis Kant.
Toutefois, cette distinction, si elle permet de voir plus clair ne peut pas être considérée comme un absolu. Elle intervient à un moment historique précis, au moment où l’on doit accepter le fait que tout le monde n’a pas la même conception englobante du bien, c’est-à-dire au moment où l’on admet la liberté pour chacun de choisir sa religion. Pour les Anciens, cette distinction n’avait strictement aucun sens. La morale ou l’éthique, c’était une seule et même chose : L’éthique à Nicomaque ne concerne pas seulement l’individu dans la recherche de la vie bonne pour lui seul, mais elle est une éthique sociale – puisqu’il est impossible de séparer l’individu de la polis qui est sa condition vitale. L’éthique la plus individualiste, celle d’Épicure est aussi une morale sociale qui fait du cercle des amis et des chaînes amitiés la condition la plus importante de la vie heureuse. Mais sommes-nous véritablement sortis de cette problématique ? En théorie oui, mais non pas en pratique.
En effet, il y a bien deux aspects différents qui concernent la morale : notre rapport avec les autres et les choix de vie que nous faisons et qui n’engagent que nous-mêmes. Mais les choix de vie qui n’engagent que nous-mêmes ne sont pas absolument indépendants de nos rapports avec les autres. Un égoïste non envieux (ce paradigme des conceptions libérales) ne fait rien qui puisse nuire à autrui et cependant on aura du mal à le qualifier d’être moral. Kant pose cette question bien que d’une manière qui n’a pas été toujours bien comprise. Le devoir au sens strict ne contient que les maximes non contradictoires (ne pas mentir, ne pas voler, obéir à la loi) mais le devoir au sens large unifie les devoirs envers autrui et les devoirs envers soi-même : tu considéreras toujours l’humanité en ta propre personne et en la personne de tout autre comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen[4]. Cette formulation élargie de l’impératif catégorique exclut l’interprétation de la philosophie morale de Kant comme une morale minimale et montre que nous avons des devoirs « larges » envers autrui qui supposent à leur tour une certaine conception des finalités de la vie – c’est d’ailleurs pour cette raison que Kant « sauve » la foi en lui attribuant une utilité pour la réalisation de nos idéaux moraux – et une certaine conception de la vie bonne que je dois choisir. Donc la morale (au sens défini plus haut) et l’éthique sont en vérité inséparables du moins quand on s’en tient à la pensée de Kant. Évidemment on n’est pas forcé de s’en tenir à Kant, mais alors il faut dire clairement qu’on est en désaccord avec Kant ou qu’on tient pour une interprétation restrictive de l’impératif catégorique et non s’en réclamer.
Si l’on pousse un peu plus loin l’analyse, on est face à une morale publique, partageable et nécessairement relativement lâche de telle sorte que chacun puisse réellement mener sa vie sans trop s’occuper des autres. On est exactement dans la conception libérale développée tant Rawls que par Nozick. Pour Robert Nozick, les individus mènent des existences séparées et donc la seule règle qui peut s’imposer à tous est celle de la préservation de l’intégrité et des possessions de chacun, c'est-à-dire la préservation de ce que l’on peut appeler la bulle de liberté de chacun. En proposant une théorie de la justice distincte de tout conception englobante du bien, Rawls tente de concilier la vision libérale de la société avec les demandes de justice sociale en tentant de faire de la justice « comme équité » le point de recoupement de toutes les conceptions « raisonnables » du bien que l’on peut trouver dans les sociétés pluralistes modernes. Mais là encore, il suppose que, dans une société, nous n’avons rien d’autre à partager que des règles qui garantissent à chacun la défense de ses propres intérêts. De ce point de vue, les critiques que Michael Sandel et Michael Walzer adressent à Rawls tombent le plus souvent très juste.
En réalité nous partageons dans une communauté politique relativement stable une certain conception commune « substantielle » du bien. La justice doit être défendue parce que nous trouvons qu’il est préférable de vivre dans une société juste plutôt que dans une société injuste et cette préférence n’est pas ou pas seulement motivée par notre intérêt mais aussi parce que nous nous sentons liés les uns aux autres par un lien qui exclut l’injustice. Aucun des auteurs libéraux ne remet en cause la liberté comme droit fondamental, naturel, de l’homme. On se demande bien pourquoi la liberté occupe une telle place dans les panthéons de Rawls et Nozick, sinon parce qu’ils considèrent donc leur conception de la justice prétendument séparée de toute conception morale substantielle est en réalité entièrement sous la dépendance de l’idée qu’ils se font de la liberté comme le bien substantiel par excellence. On pourrait très bien admettre que la liberté est, au mieux, une idée creuse, au pire un principe de désagrégation sociale et on aurait de très bons arguments à faire valoir en ce sens. On pourrait aussi parfaitement considérer que la liberté soit réservée à une petite minorité, les meilleurs, et que, par nature, en soient privés tous ceux qui sont manifestement inaptes à la liberté. Mais ni Nozick ni Rawls n’admettent ce genre de considérations – et ils ont bien raison. Rawls dit d’ailleurs explicitement que sa théorie de la justice a pour arrière-plan les sociétés pluralistes démocratiques modernes et que la diversité des conceptions substantielles du bien qui s’y peuvent trouver est limitée aux conceptions « raisonnables » du bien, c'est-à-dire celles qui partagent finalement au moins les conceptions substantielles du bien inventées en Europe occidentale entre le moment de la Renaissance et de la Réforme protestante et le « siècle des Lumières ». Ces conceptions « raisonnables » ont s un point commun, l’éthique issue du christianisme avec tout ce qui en découle.
Cette difficulté sous-jacente aux théories morales modernes est devenue patente quand la coexistence des traditions religieuses a excédé le cadre étroit des diverses variantes du christianisme qui ont trouvé pour des raisons de fond des « accommodements raisonnables » avec l’incroyance. Il est assez clair que l’islam cohabite très mal avec toute la tradition chrétienne-démocratique occidentale, non pour des raisons de doctrine mais parce qu’il veut régenter entièrement l’espace public et privé et ne trouve pas plus de consensus par recoupement avec les autres courants qu’il ne peut partager la nourriture avec ceux qui ne sont pas « hallal » ou partager « ses » femmes avec les non-musulmans, pour ne rien dire de la question de la polygamie.
En résumé, la séparation entre éthique et morale, ou encore entre bien et juste, telle qu’elle est développée dans l’optique libérale ne peut avoir aucun caractère absolu. Il nous faut admettre qu’il est des préceptes moraux si absolus et indiscutables qu’ils ont force de loi et s’expriment juridiquement, qu’il est des préceptes moraux qui s’imposent à tous parce qu’ils rendent vivable la coexistence dans le même espace public, des préceptes moraux qui n’ont pas d’impact négatif direct sur les autres mais qui sont bons parce qu’ils éduquent à la civilité et peut-être in fine des attitudes et des comportements qui ne regardent que nous-mêmes quoiqu’ils ne soient pas sans influence sur le caractère et donc sur les aptitudes de l’individu à la vie sociale.
On pourrait donc, sans dommage conceptuel majeur, en revenir à l’usage ancien et utiliser indifféremment éthique et morale. La distinction la plus importante, celle qui est établie par la modernité et cohabite mal avec les religions, c’est la distinction entre ce qui appartient à l’ordre commun et ce qui est proprement intime. Mais ce qui est proprement intime n’appartient sans doute pas au champ de la morale ou de l’éthique et doit rester une domaine réservé, soustrait au regard des autres.
Denis Collin – 19 mars 2019




[1] Yvon Quiniou, Études matérialistes sur la morale, Kimé, 2002, Nouvelles études matérialistes sur la morale, Kimé, 2018
[2] Kant dénonçait ce terme « hautain » de tolérance qu’il se refusait à confondre avec la véritable liberté de penser. Les Provinces Unies du XVIIe étaient un État parfaitement tolérant… sauf pour les athées. De même l’Angleterre devint tolérante mais continue de tenir le blasphème pour un crime. Locke défendit la tolérance, sauf à l’égard des athées (car un homme qui ne croit pas en Dieu ne peut craindre de renier sa parole !) et des « papistes ».
[3] Monique Canto-Perber : Éthiques grecques
[4] Soit dit en passant, ce paradigme de la morale déontologique qu’est la philosophie morale de Kant, se révèle aussi une morale orientée par les fins puisque l’humanité est la fin suprême.

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