lundi 30 septembre 2019

Extinction des Lumières



Pour une analyse de l’idéologie post-moderne en décomposition
Marx et Engels s’en prenaient, aux alentours des années 1843-1846 à L’Idéologie Allemande et à ses diverses figures. Ils avaient de la chance, puisqu’il y avait un noyau commun à tous ces jeunes hégéliens contre qui ils rompaient des lances, l’idéalisme philosophique. Nous sommes, quant à nous, confrontés à une floraison – mais des fleurs peuvent être putrides – d’idéologies qui font mine de s’opposer au néolibéralisme dominant. La diversité est telle d’ailleurs qu’il faudrait parler des diverses idéologies, au pluriel et non de l’idéologie en général. Ces idéologies se présentent comme des doctrines soit religieuses, soit sociologico-philosophiques, soit politiques et visent des publics différents ; mais elles ont un point commun : la haine de la raison, la violence sectaire, la guerre contre toute forme d’universalisme et la perte du sens commun. De quoi s’agit-il ?
On pourrait commencer par faire une liste – mais comme toutes les classifications, une telle liste est nécessairement schématique :
-          Les diverses théories du « genre », c'est-à-dire toutes ces doctrines qui remplacent le sexe biologique par la construction sociale du genre, ou plutôt de genres aussi nombreux qu’on le souhaite. Le tableau des genres élémentaires ne cesse de s’allonger.
-          Le véganisme et son petit frère l’animalisme qui prônent plus ou moins l’abolition de la séparation entre les hommes et les animaux.
-          L’islamisme politique, dont le point de départ est religieux, parce qu’il prétend s’ancrer dans une foi, mais est engagé dans une entreprise conquérante qui vise à casser tous les cadres de la république laïque et tous les acquis philosophiques des Lumières.
Quels sont les points communs ? D’abord, ils ont tous les trois une cible et c’est la même, c'est-à-dire, précisément, la civilisation européenne telle qu’elle a été remodelée par les Lumières. Les uns voient en « l’homme blanc » le croisé et le colonisateur, se basant d’ailleurs sur une singulière conception de l’histoire. Les autres y voient le prédateur absolu et le dominateur de la nature dont le temps doit s’achever. Les derniers y voient l’hétéronormé binaire, l’exploiteur par excellence qui doit disparaître au profit des nouveaux genres flottants. Ces trois grandes formes d’idéologie ont réussi à capter des militants, des intellectuels, des philosophes venant de « la gauche », parce qu’elles se présentent comme des doctrines opposées à la domination (la domination des colonisateurs, la domination des humains ou la domination machiste). Mais elles se distinguent immédiatement de la gauche à l’ancienne par le refus radical de l’universalisme, le communautarisme le plus sectaire et l’indifférence radicale à la lutte des classes et aux rapports sociaux de production. Au moment où le vieux mouvement ouvrier semble agonisant, où la classe capitaliste est engagée dans une offensive contre tous les acquis sociaux, ces trois idéologies renvoient la classe ouvrière à son néant supposé. L’ouvrier blanc, macho, qui mange des saucisses, et roule en diesel est l’être le plus méprisable que puissent trouver ces nouveaux héros et hérauts de la lutte contre la domination.
Quelques penseurs ont cru ou voulu croire que tout cela pourrait se compléter harmonieusement. La lutte de classes des ouvriers devait se fondre dans un mouvement « intersectionnel », dont les premières manifestations en France remontent à « Nuit debout ». Mais par nature, dès lors que l’on refuse l’universalisme (encore une invention du mâle blanc européen), il est impossible de faire « converger » ou d’intersectionner les luttes. L’intersectionnalité des luttes est tout aussi chimérique que l’union des nationalistes. Chacun pour soi ! On a même vu des protestations venant de certains groupes de lesbiennes contre les « trans », ces hommes qui se veulent femmes et ces femmes qui se veulent hommes ne peuvent coller avec « l’hyperespace lesbien ». Quant à l’intersectionnalité de l’islamisme, du féminisme et des LGBT, elle est une chimère au sens biologique du terme, bien que cette chimère ait quelque existence (les féministes qui soutiennent le port du burqini et du foulard). C’est un dernier point curieux : bien que chacun défende son pré carré, ces divers groupes communautaires évitent de trop s’attaquer les uns les autres. Les végans évitent soigneusement de s’en prendre aux boucheries hallal alors que les élevages « bio » ne trouvent à leurs yeux aucune grâce. Les genristes se gardent bien de critiquer l’islam et trouvent dans l’hostilité des végans à la nature des convergences d’idées… Pas d’intersectionnalité donc, mais des convergences souterraines qui tiennent au terreau commun dont ils sont issus. 
Essayer de « déconstruire » ces idéologies, c’est un peu comme nettoyer les écuries d’Augias. On sait que seul Héraclès a réussi cet exploit. Je ne suis pas Héraclès ! Il faut pourtant essayer de montrer en quoi tous ces discours (1) sont autant d’attaques violentes contre la raison, ou si on veut faire moins grandiloquent, contre le sens commun ; (2) qu’ils manifestent des tendances profondes des formations sociales soumises à la dictature du « capitalisme absolu », ce « capitalisme du troisième âge » qui a déjà fait l’objet de nombreuses analyses, et, (3) qu’ils ont une fonction politique précise.

Irrationalisme

Genrisme

Quand on lit dans la presse que s’est tenu un festival féministe qui propose ni plus ni moins que de « sortir de l’hétérosexualité » qui est un « régime politique » et un système d’exploitation, on se demande comment ces gens trouvent de l’argent et des moyens matériels pour soutenir leur folie. Car c’est évidemment pure folie. Si l’humanité sort de l’hétérosexualité, alors son sort va être assez vite réglé, à moins qu’avant cette révolution et en attendant la généralisation de la parthénogenèse, on ait congelé suffisamment de sperme – on pourrait par exemple enfermer tous les machos dans des grands hangars pour qu’ils se masturbent en cadence dans des tubes ou des bocaux stériles jusqu’à épuisement de l’espèce « macho », le sperme ainsi récupéré pouvant alimenter les désirs de PMA pour toutes qui est en train de se généraliser… Revenons aux choses plus sérieuses.
La « théorie du genre » n’existe pas disent tous ses défenseurs et propagateurs. De leur point de vue, cela se comprend : ce n’est pas une théorie (discutable) mais une vérité scientifique indiscutable, et les « marchands de doute » peuvent aller voir ailleurs. Il est certain que les comportements sexuels sont conditionnés socialement. Être femme ensachée dans une burqa et être une femme occidentale à peu près libre et qui peut aller boire un pot avec un homme qui n’est ni son mari ni son père, c’est effectivement une construction sociale. Mais les règles des rapports entre les hommes et les femmes sont toujours articulées au substrat biologique. Il s’agit d’organiser la reproduction de la société, dans toutes ses dimensions, non seulement la simple reproduction biologique, mais aussi la reproduction institutionnelle, sociale et idéologique. Mais il s’agit toujours de reproduction ! Les règles qui conditionnent les comportements sexuels (ou de genre pour être compris des modernes) sont elles-mêmes rendues indispensables, quelle que soit la forme d’organisation sociale précisément parce que la pulsion doit être domestiquée. Qu’on excuse ici cette référence à Freud qui a dit des choses fondamentales sur toutes ces questions, quoi que l’on puisse en médire aujourd’hui.
Il n’y a pas de théorie du genre qui puisse se prévaloir du nom de théorie pour une autre raison : il n’y a ni hétérosexuels, ni homosexuels, ni tout ce que l’on veut d’autre. Il y a quelque chose qu’on appelle sexualité et dont les variations infinies n’ont absolument rien à voir avec les catégorisations maniaques des docteurs en LGBT+. La sexualité est l’ensemble des modalités par lesquelles s’exprime le désir, désir qui, fort heureusement, est ensuite soumis à la surveillance vigilante du Surmoi. J’ai dit « heureusement » parce que, Freud l’a bien montré, la pulsion sexuelle est toujours intriquée à la pulsion de mort – voir les jeux sadomasochistes qui sont une tentative de jouer là-dessus. Le désir sexuel est le désir d’abolir toute tension, d’atteindre cette « petite mort » orgastique. En même temps, il est l’expression de la vitalité même. Contradiction ? Eh oui, la vie est dialectique, de la dialectique en chair et en os.
Pour sortir du « binaire », les docteurs en LGBT+ nous proposent des catégories plus absurdes les unes que les autres. Lesbienne, gay, on connaît. Les choses se compliquent ensuite avec les « bi » et surtout avec les « trans » : où mettre les trans homos – une femme qui devient homme et préfère les hommes ou l’inverse ? On introduit ensuite ceux qui ne choisissent pas et jouent sur tous les tableaux – les « queer » – sans parler des « asexuels » et même les autosexuels… Chose curieuse, peu nombreux sont ceux qui revendiquent la zoophilie (on en trouve tout de même chez les disciples de Peter Singer), les nécrophiles se cachent et les pédophiles se font discrets – on se demande bien pourquoi… Si ces catégorisations sont si minutieuses, c’est parce qu’il faut en quelque sorte légitimer tous les comportements sexuels et refouler tout le savoir freudien qui explore, lui, les perversions.
 Les prétentieuses « gender studies », à commencer par les ouvrages abscons de Judith Butler, représentent une terrible régression par rapport au savoir hérité de la tradition de la psychanalyse, mais aussi par rapport à ce que nous ont appris la sociologie et l’histoire. La caisse de résonnance dont bénéficient ces élucubrations ne laissent pas d’interroger. Quels intérêts sociaux poussent à la roue ? Il est toutefois très clair que ces « théories » sont marquées au sceau du fantasme infantile de la toute-puissance. Je serai ce que je veux ! Homme, femme, les deux à la fois, autre chose encore, qu’importe ! Quand on est tout-puissant, c’est toujours sur les autres que s’exerce cette puissance et le complément de la toute-puissance est la réification qui atteint ses sommets dans les opérations de « réattribution de genre » (chirurgies de changement de sexe) ou dans la PMA et la GPA (je désire un enfant, j’ai droit à un enfant). Le refus de toute limite et de toute frustration, le déni du réel, tel est le substrat du genrisme.

Animalisme et véganisme

Après ceux qui nient la différence des sexes, une autre tribu de délirants, ceux qui nient la différence entre humains et animaux et proclament que les humains n’ont aucun droit sur les animaux, qu’ils doivent s’abstenir de les manger, de faire de la fourrure ou du cuir avec leur peau, ou de les utiliser au cirque ou au cinéma.
Comme dans le cas précédent, ce qui frappe de prime abord, c’est la haine résolue de la nature. Si les humains mangent de la viande, c’est une construction sociale ! Que l’homme ne soit pas un ruminant capable de transformer directement la cellulose en protéine, qu’il ne soit pas comme le panda, un carnivore, comme tous les ours, condamné à passer sa journée à manger du bambou, voilà qui ne peut frapper les têtes creuses de végans. Toute l’idéologie végan repose non seulement sur la méconnaissance de la nature, mais aussi et surtout sur une véritable haine de la nature. Si, en effet, on interdit la viande aux humains et si toutes les espèces sont égales, alors il faut interdire aux lions de manger gazelles et antilopes et il faut transformer les loups en agneaux … mais comme on veut faire disparaître les animaux d’élevage… Dans cette étrange faune du véganisme, on trouve toutes sortes de zigotos. Certains estiment que seul l’homme est concerné par les interdits alimentaires du véganisme puisqu’il a une conscience, ce qui contredit évidemment le dogme antispéciste de l’égalité de toutes les espèces. Les végans condamnent non seulement l’élevage, mais évidemment toutes ses conséquences comme l’insémination artificielle assimilée à un viol. Ce qui n’empêche pas de très nombreux végans d’être partisans de la PMA.
On peut sans problème admettre que la consommation de viande dans les pays riches est excessive et que limiter l’apport de protéines animales peut être une idée juste (lesquelles, à quelle dose, tout cela est une autre affaire). On peut sans mal dénoncer l’élevage industrielle et la transformation du métier d’éleveur en celui de « producteur de viande ». Mais rien de tout ce qui ouvrira la voie à une discussion raisonnable n’entre en ligne de compte. Le véganisme est un dogme religieux, et l’absurdité en est une partie nécessaire (« credo quia absurdum »). Il est donc insensible à toute réfutation rationnelle et ce d’autant moins qu’il entre en harmonie avec les industries du « green washing » et du remplacement de la viande par des protéines produites par la chimie (« biftecks » de synthèse et compléments alimentaires de tous poils). Son frère jumeau l’animalisme est non moins absurde. Les animalistes respectent-ils araignées et cafards ? Il est vrai qu’on en voit protester contre la dératisation. Sont-ils candidats pour vivre avec les rats et les cancrelats ? Sur l’animalisme, on ne peut que renvoyer à l’excellent livre de Jean-François Braunstein (La philosophie devenue folle).

L’islamisme

Ici nous retrouvons une forme plus classique d’irrationalisme, celui qui procède des superstitions religieuses, dans le cadre d’une religion où la dimension spirituelle joue un rôle assez mince alors que la stricte observance de préceptes ridicules ou odieux remplace tout élan du cœur. Disons-le clairement : l’islamisme n’est pas une foi, une de ces nombreuses inventions qu’ont fabriquées les hommes pour trouver un arrangement avec leur angoisse de la mort. L’islamisme est une entreprise totalitaire de contrôle de la société et c’est pourquoi le contrôle des habitudes alimentaires et des vêtements y joue un rôle central. Comme les sectes précédentes, l’islamisme est un antihumanisme. Les genristes nient l’universalité du genre humain et dénoncent la culture humaniste comme un produit du « mâle blanc hétérosexuel ». Les animalistes et autres végans dénoncent la prétention de l’humanisme à placer l’homme au-dessus des autres vivants. Les islamistes dénoncent la vanité de l’homme qui se croit libre au lieu de se soumettre à Dieu. Pour eux le genre humain se divise en deux : les soumis qui appartiennent à la bonne communauté et les autres qu’il faut soumettre, y compris par la violence.
Pas plus que les autres sectes, les islamistes n’admettent le débat fondé sur la raison. Les plus subtils, qu’on trouve chez les intellectuels « frères musulmans », ne contestent pas ouvertement les sciences de la nature : les défenseurs de la « terre plate » ne sont qu’une minorité, mais ils y cherchent une preuve que cette nature ordonnée par des lois ne peut être que l’œuvre de Dieu et, au demeurant, ils s’évertuent à trouver dans le Coran sous une forme cryptique, les manifestations de la théorie de la relativité, par exemple. Pour la théorie de l’évolution, c’est une autre affaire, car celle-ci percute le dogme, mais ils peuvent s’y adapter en évoquant le « dessein intelligent ». En revanche, dès qu’il s’agit des affaires humaines, on ne badine plus. Le Coran est une vérité indiscutable et ses préceptes doivent être mis en œuvre sans faiblir, même si Tariq Ramadan concédait la nécessité de mettre un moratoire sur la lapidation des femmes.
Le point commun le plus important avec les deux types de sectes précédents est la volonté de se présenter comme des victimes. Les musulmans sont les victimes de l’homme blanc, chrétien, occidental et rationaliste et, éventuellement, allié des Juifs. Que l’islam ait toujours été une religion de guerriers, une religion qui a organisé la soumission des peuples (par exemple ceux d’Afrique du Nord), que l’empire ottoman musulman ait été le premier empire colonisant les Arabes (qui eux-mêmes avaient colonisé chrétiens et juifs : tout cela ne compte pas, parce que les faits ne comptent pas dans le « story telling » de l’islamisme). C’est parce qu’ils sont des victimes qu’ils ont aujourd’hui tous les droits : bénéficier de la liberté de culte et de manifestation au nom des droits de l’homme (occidental) et appliquer la sharia là où ils le peuvent au nom de leur propre droit.

Les ressorts de l’idéologie

L’idéologie n’est pas un système d’idées mais une représentation renversée du monde. Les trois grandes sectes modernes véhiculent chacune à sa manière et non sans contradiction une représentation du monde où tout est mis cul par-dessus tête. Leur discours veut s’imposer, y compris par le terrorisme intellectuel et le cas échéant la terreur pure, contre toute pensée critique, contre toute volonté de libre examen. Si vous n’admettez pas que l'hétérosexualité soit une construction du capitalisme, vous n’êtes qu’un hétérosexuel qui veut perpétrer sa domination à moins que vous ne soyez qu’une femme aliénée, vendue à l’ennemi.  Les animalistes, végans et antispécistes ne reculent devant rien : un abattoir est un camp d’extermination, les bêtes dans un élevage sont des personnes retenues en otage. Éleveurs, bouchers et employés des abattoirs sont des sortes de nazis contre lesquels on est fondé à employer les moyens de la résistance (attentats, par exemple).
Dans toutes ces sectes, les mécanismes de la domination jouent à plein :
-          Imposer une idéologie, aussi aberrante que possible pour s’assurer que le sectateur est bien devenu un fidèle et non un esprit rationnel déguisé.
-          Exclure et interdire autant que possible la liberté de pensée. Tous ces gens utilisent massivement les tribunaux contre leurs adversaires et font un lobbying forcené pour imposer des lois interdisant les « mauvaises paroles » ou les mots qui pourraient exprimer de mauvaises pensées.
-          Occuper les postes de pouvoir en attendant d’occuper le pouvoir lui-même.
Reste à savoir pourquoi ça marche. Il y faudrait une psychanalyse. Les liens entre croyance et soumission dans leur soubassement inconscient ont été bien exposés (Marie-Pierre Frondziak, Croyance et soumission, L’Harmattan, 2019). Dans le cas de l’islamisme on pourrait ajouter qu’il bénéficie du ressentiment contre une société qui a déboulonné les mâles et assure à des adolescents et des jeunes hommes des compensations narcissiques nécessaires face à l’angoisse portant sur leur virilité. Dans Soumission, Michel Houellebecq montre assez bien cet aspect de la question qui n’est peut-être pas du tout secondaire – un des personnages du roman a deux femmes (au moins), une de quarante ans, experte en gâteaux et l’autre de quinze ans, visiblement experte en gâteries, et toutes deux très obéissantes. Islamisme et genrisme pourraient être considérés comme se renvoyant l’un l’autre dans un miroir qui inverse les valeurs. Dans un monde où domine l’indifférenciation pendant que triomphe le narcissisme, affirmer d’une manière ou d’une autre, « je ne suis pas comme vous » procure sans doute une certaine jouissance – il est bien possible que les filles et les jeunes femmes voilées ne le fassent pas seulement par obligation des mâles, mais aussi par la jouissance particulière qu’elles en éprouvent.
En suivant encore Freud, on peut remarquer à quel point, chacune dans son « trip », ces idéologies expriment une pulsion de mort en voie de désintrication. Pulsion de mort et désir de castration dans le genrisme, évidente pulsion de mort dans le véganisme qui ne tolère pas la nature telle qu’elle est, pulsion de mort dans l’islam par l’enfermement des femmes et l’exaltation du sacrifice. Si dans le mode de production capitaliste, « le mort saisit le vif » comme l’a montré Marx, nous voyons pourquoi ces idéologies sont en parfaite harmonie avec la dynamique capitaliste tout en se donnant l’air de le critiquer.
Mais le soutien assez large que reçoivent ces idéologies et la place qu’occupent ces mouvements dans le monde des médias obligent à chercher d’autres raisons. L’effondrement du mouvement ouvrier sous les coups de la globalisation, la sécession des élites, la rupture du lien entre classes moyennes et classe ouvrière et entre classes moyennes supérieures et classes moyennes, concourent à la montée de cet irrationalisme mortifère. Le capital n’est absolument pas menacé par ces idéologies.  Il y trouve au contraire un soutien précieux. L’islam et l’argent font bon ménage et l’enrichissement ne pose aucun problème doctrinal. Le véganisme recoupe les intérêts de l’industrie chimique mondiale et de nombreux secteurs de l’agro-alimentaire sont déjà très actifs sur ces nouveaux marchés. Quant au genrisme, il présente l’avantage de substituer la lutte des sexes à la lutte des classes. Donc aucun problème pour faire de la place à ces idéologies et à ces sectes quelque étranges qu’elles puissent paraître. Seuls les niais des mouvements soixante-huitards ont pu croire que le capitalisme adorait la famille et haïssait tout ce qui n’était pas chrétien, mais en réalité le capital n’aime que le profit pour accumuler du capital, quels que soient les moyens employés. Les rayons « veggies » dans les supermarchés, le burqini chez Décathlon, tout cela fait du profit parce que tout cela est « capital-friendly ». Le commerce de la GPA et de la PMA se porte bien et la chirurgie est un secteur d’avenir.

Et pour la suite ?

On ne doit jamais oublier que l’idéologie est imperméable à l’argumentation rationnelle et donc les chances de faire reculer ces idéologies sont extrêmement minces. Ceux qui ne voudront devenir ni islamisé ni queer n’auront plus beaucoup de place. Ils rejoindront la cohorte de tous ceux que les belles gens vouent aux gémonies : les fumeurs qui mangent des saucisses et font des plaisanteries, grasses, les « beaufs », les « réacs », tout ce populo qu’exècre la classe dominante. Ce « populo » n’a déjà plus guère d’autre solution que de faire sécession d’une société qui, de toutes façons, est déjà très cloisonnée ou de voter pour les partis de l’extrême-droite, comme c’est le cas en Europe de l’Est et comme cela se développe à l’Ouest (RN, AfD, Lega…) Prise dans cette étreinte morale, la vieille revendication de la révolution sociale risque fort de ne plus trouver aucune place et les partis qui se disent révolutionnaires (NPA, LFI en France) auront fait tout ce qu’il faut pour qu’on en arrive là.
Le 30 septembre 2019.

Annexe : sur l’islam et l’islamisme

On a pu croire, et certains y croient encore, à la possibilité d’une « réforme » de l’islam, un islam qui, en se basant sur les ressources de la « théologie naturelle » voudrait réconcilier les musulmans avec le monde moderne, la rationalité et la liberté de conscience. Il est à craindre que ce temps de cette réforme ne soit passé. Ce qui triomphe aujourd’hui, même chez les « modérés », c’est un islam intégriste, bien plus soucieux de séparer le pur et l’impur et d’imposer l’obéissance stricte à une loi stupide que de spiritualité et de théologie. En prétendant que le Coran est incréé et qu’il est de toute éternité la parole de Dieu lui-même, l’islam (surtout sunnite) barre largement la voie à l’interprétation. Quant à admettre comme Averroès dans son Discours décisif que foi et raison ne peuvent se contredire et que la foi ne peut contredire la raison, c’est tout bonnement impossible parce que tous les préceptes de la sharia pourraient être remis en cause et la « communauté » exploserait. À l’époque du pourrissement du capitalisme, c’est l’islam le plus fou qui a le vent en poupe.

vendredi 6 septembre 2019

Vers un changement anthropologique majeur?


La PMA pour toutes (j’ai récemment écrit un papier sur la PMA « pour tou.te.s ») introduit un changement anthropologique majeur. Sur sa demande, une femme pourra bientôt obtenir des gamètes mâles en vue de concevoir un enfant sans père – car on ne peut guère appeler « père » un homme réduit à être un donneur de sperme. Ce pourrait facilement être une opération démédicalisée et on ira vers toujours plus de facilité : on achètera sa fiole de sperme comme achète le vaccin contre la grippe. mutatis mutandis, pour les homosexuels. À moins qu’on admette qu’il y a une différence essentielle entre hommes et femmes, une différence qui tient à la nature (les femmes portent les enfants et non les hommes) et là les « genristes » vont hurler contre ce retour inopiné du sexe.
Bernini: Enée fuyant Troie
Bernini: Enée fuyant Troie
Le danger du passage de la PMA à la GPA est le seul qui inquiète la gauche progressiste. Mais c’est avoir le nez collé sur le problème si bien qu’on n’y plus que goutte. Si on va jusqu’au bout de la signification de la PMA pour toutes, elle signifie purement et simplement l’élimination symbolique des pères, l’éradication radicale de toute tentation de revenir au patriarcat en éliminant la paternité. On pourrait très bien concevoir une société de femmes utilisant un mâle producteur de sperme comme une simple ressource. Un peu comme dans l’élevage bovin moderne on utilise un taureau pour inséminer un troupeau de vaches, lesquelles constituent le véritable bien de l’éleveur. Les autres mâles deviennent totalement inutiles (on en sélectionnerait quelques-uns pour leurs qualités physiques inscrites dans leur ADN) et il faudrait trouver un usage pour les autres tant qu’on ne peut pas complètement guider les mécanismes de la méiose et produite à volonté des mâles ou des femelles. Chez les bovins, les mâles surnuméraires sont castrés et engraissés pour être mangés. On pourrait reprendre ici la Modeste proposition de Jonathan Swift qui proposait de manger les bébés des pauvres pour éradiquer la pauvreté en Irlande. Comme nous sommes devenus insensibles à l’humour noir anglais, on pourrait imaginer une autre solution : que tous les mâles inutiles se transforment en femmes en subissant une procédure de « réassignation de genre » (traitements hormonaux plus chirurgie plastique). Nombreux sont les « militant.e.s » qui ne sont pas loin de cette solution quand ils proposent la « dévirilisation » systématique de l’éducation des garçons et le pauvre Aragon qui chantait que « la femme est l’avenir de l’homme » trouverait un peu grinçante la traduction post-moderne de son poème.C’est le progrès ! Ceux qui pensent qu’on pourra mettre des garde-fous s’illusionnent complètement. Du côté de la gauche « progressiste », on dit « la PMA, oui, mais la GPA, non ! ». Autre blague, mauvaise blague. Comment continuera-t-on d’interdire la GPA pour les homosexuels alors qu’on a accordé la PMA à toutes les femmes. Les « gays » vivront cette situation comme une intolérable discrimination puisque tous les arguments développés pour justifier la PMA pour toutes peuvent être repris,
Évidemment, j’exagère ! Au lendemain du vote de la nouvelle loi bioéthique promise pour l’automne, rien n’aura changé… en apparence. Mais une nouvelle étape aura été franchie sur un chemin qui conduit au-delà de l’humain. Foucault l’avait annoncé : l’homme est voué à disparaitre comme un visage de sable. L’au-delà de l’homme est annoncé depuis un siècle et demi. Le post-humain, quelle que soit l’interprétation qu’on en donne, est dans l’air du temps.
C’est peut-être plus ancien : le christianisme repose sur l’histoire d’un homme né d’une femme et de l’intervention du saint Esprit. Cet homme n’a pas de père au sens ordinaire du terme, Joseph ayant été dûment chapitré par l’ange sur la place à laquelle il devait se tenir. Ce Jésus devenu « Christos », « oint », est aussi celui qui affirme : « Ne donnez à personne sur terre le nom de père, car vous n’avez qu’un seul Père, celui qui est aux cieux. » (Matthieu, 23,9). Mise à la place de Dieu, la technoscience réalise la prédication. Toutes les femmes pourront devenir des vierges maries et on sera définitivement débarrassé du péché de la chair. Une autre humanité naîtra ou renaîtra grâce à la nouvelle normativité qui n’est plus dans le livre mais dans la science.
Mais, comme toujours, la réalisation s’effectue comme négation. Ce qui dans le christianisme était symbolique et seulement symbolique – c'est-à-dire renvoyant à l’effort spirituel – se réalise sous la forme barbare, grâce aux colifichets de la technique. Quand Paul dit « il n’y a plus ni hommes ni femmes », il n’a évidemment pas voulu dire « devenez transgenres » ! Invoquera-t-on le progrès ? Si les Lumières ont commencé à envisager l’égalité des femmes et des hommes (voir Condorcet … et même Descartes qui écrit en français pour être compris « même des femmes »), leur progressisme n’a jamais même imaginé l’abolition de la séparation sexuelle de l’humanité, même si les hermaphrodites fascinaient Diderot.
Le christianisme tout comme les Lumières annonçaient un accomplissement plein et entier de l’humanité. Ce qui se joue aujourd’hui, c’est tout autre chose : arracher l’humanité à sa condition – l’homme a été créé homme et femme, dit la Genèse – pour préparer l’advenue d’un autre genre, celui d’après l’homme. Délire d’un philosophe en mal de prophétisme ? Hélas, non ! Pendant que l’on se prépare à procréer sans rapport sexuel (l’idéal des curés enfin réalisé), on greffe des cellules humaines sur des souris et on tente de réduire toute ce qui mental à du machinal (IA).
« On n’arrête pas le progrès ! » C’est possible. Ce monde radicalement nouveau, nous avons tous contribué à sa venue et les nouvelles générations l’adopteront avec enthousiasme – les « vieux cons » étant priés de se taire avant que les lois « anti-haine », qu’on adopte un peu partout, de l’Allemagne à la France en passant par le Canada, ne les conduisent en prison pour le délit de haine des post-humains.
Le 19 août 2019 – Denis Collin

vendredi 2 août 2019

Le progressisme totalitaire


L’actuel président de la République française se définit comme un progressiste et cherche à présenter la lutte politique de notre époque comme l’affrontement entre les progressistes qui sont déjà dans le Nouveau Monde et les « nationalistes » qui sont les tenants de l’Ancien Monde. D’un autre côté, il défend le libéralisme tout en multipliant les mesures les plus antilibérales dans le domaine des libertés publiques et dans la généralisation d’une société de surveillance. La « vieille gauche » qui se voulait progressiste et voit le progrès détruire les acquis sociaux, et les libéraux « à l’ancienne », qui prétendaient que le libéralisme économique et les libertés publiques sont consubstantiels, tous perdent leurs repères et sont incapables d’enrayer la stratégie du président de la République. La confusion dans les esprits est à son comble. Mais c’est qu’on ne parvient pas à comprendre, chez les opposants au président, est que nous avons affaire à un véritable progressisme et que ce progressisme a une dynamique totalitaire.

mercredi 26 juin 2019

PMA pour tout.e.s ?

La formule en « langue inclusive » semble étrange mais comme je l’ai lue quelque part je la reprends car finalement elle pourrait en dire long.
La PMA, à l’origine, est en effet un ensemble de techniques à destination des couples infertiles. Par des divers moyens (FIVETE, ICSI) on aide la nature à faire ce qu’elle n’a pas la force de faire seule (pour reprendre une formule d’Aristote). Dans cette panoplie de ressources, les IAD (insémination artificielle avec don de sperme anonyme) constituent un très faible pourcentage : Pour 25000 enfants nés grâce à la PMA, seuls 800 sont nés d’une IAD (soit un peu plus de 3%). Les autres sont nés des gamètes mâles et femelles de leurs parents. Le cas des enfants nés d’un don de sperme anonyme commence d’ailleurs à poser des problèmes compliqués. Quand ils grandissent les enfants nés de ces dons anonymes cherchent souvent à connaître leur géniteur. Ajoutons que, pour l’heure, en France, l’IAD comme toutes les autres formes de PMA est réservée aux couples composés d’un homme et d’une femme.

Ce que prépare la prochaine loi bioéthique annoncée pour l’automne est une révolution anthropologique radicale, puisque que la PMA pour les couples (hétérosexuels doit-on préciser aujourd’hui) on va passer à une PMA pour les femmes ! De la PMA pour tout.e.s à la PMA pour toutes ! Personne ne semble s’indigner de cet abandon de l’inclusif. Étrange, non ?
Un couple de lesbiennes ou une célibataire (celle qui, comme dans la chanson de Jean-Jacques Goldmann « a fait un bébé toute seule), peut donc maintenant bénéficier de l’IAD. Ce serait un nouveau « droit », le droit à l’enfant pour toutes les femmes qui le désirent. J’ai parlé de révolution anthropologique parce que ce nouveau droit consacre l’effacement de ce qui semblait consubstantiel à toute société humaine, à savoir la double filiation paternelle et maternelle, quelles qu’en soient les formes. Du même coup, c’est la figure du père qui peut s’effacer dans notre droit ou qui n’y subsiste que de manière contingence. « Vénérez la maternité, le père n’est jamais qu’un hasard » affirme Nietzsche. Nous y voilà et le Surhomme est la femme.
Quelles conséquences cela peut-il avoir ? Voici tout d’abord la fabrique légale des orphelins qui peut tourner à plein régime. Jusqu’à présent, on considérait comme un franc salaud l’homme qui, ayant engrossé une femme, refusait de reconnaître l’enfant et d’en assumer la charge. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’enfant « né de père inconnu » est presque orphelin, orphelin de père en tout cas. Et tout le monde sait que ce « manque de père » est une blessure qui ne cicatrise pas, du moins tant que la question du père « biologique » n’est pas réglée, d’une manière ou d’une autre.
On pourrait (peut-être) éviter ce traumatisme si toute la société mettait la paternité entre parenthèse et si les enfants n’avaient plus à s’identifier à l’un de leurs parents pour grandir. La femme resterait cependant nécessaire puisque seule elle peut (pour l’instant encore) mettre au monde les enfants. On aurait donc une société féminine avec des mâles réduits au rôle de donneur de gamètes – un peu comme dans l’élevage moderne où un seul taureau suffit pour un très nombre de vaches. Que faire des « mâles surnuméraires » ? Chez les bovins on les castre pour les engraisser… Chez les hommes la seule solution serait de les empêcher de naître ou de piloter la PMA vers la fabrication de filles. La dernière solution pour laquelle milite ardemment Marcela Iacub, c’est l’ectogenèse, autrement dit l’utérus artificiel qui émancipe définitivement l’humanité de son mode de reproduction de mammifère attardé.
Les dystopies que j’évoque ici ne sont nullement fantaisistes. La « féminisation » de la société est en bonne voie et on souhaite un peu partout que les petits garçons deviennent des petites filles et que les mâles adultes un trop testostéroné soit dûment matés. Et la technique se prépare à accomplir le rêve d’une société débarrassée de la sexualité. Freud le disait déjà « : « Celui qui promettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros. » (Lettre à Jones, 1914)
En attendant que se réalisent ces prédictions qui devraient rencontrer quelques résistances, il est clair que la PMA pour toutes ouvre la voie à la GPA pour tous. Si, en effet, avoir un enfant est un droit qui doit être satisfait sans passer par la bonne vieille méthode éprouvée, on ne voit pas pourquoi les mâles et les couples gays ne pourraient pas revendiquer à leur tour de bénéficier de ce droit. Toutes les belles âmes jurent, la main sur le cœur, qu’il n’en est pas question, parce qu’il n’est pas question de « marchandiser » le corps des femmes. Mais c’est une triste plaisanterie, car on ne voit pas comment, au nom de l’égalité des droits, les hommes seraient privés de ce droit qu’auraient acquis les femmes. La seule solution serait de proclamer que la nature a fait les femmes pour porter les enfants et pas les hommes. Proclamation très ennuyeuse car elle jetterait à bas toutes les théorisations « queer » et « gender ». Nouvelle catastrophe idéologique qui risquerait de faire chavirer les médias dominants. Donc si la PMA pour toutes est acceptée, nous aurons la GPA. Et ainsi les dernières digues seront rompues. Pour la suite, je suis assez vieux pour être mort quand elle arrivera et tant mieux.
Denis Collin – le 26 juin 2019

lundi 24 juin 2019

Contre le multiculturalisme

Pourquoi le multiculturalisme est théoriquement faux et pratiquement impossible

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La « mondialisation » semble rendre nécessaire l’adoption du multiculturalisme dans les sociétés capitalistes avancées. Les « migrations » tout à la fois inéluctables et nécessaires nous obligeraient ainsi à revoir nos manières de penser le « vivre ensemble » et mettraient définitivement aux rancarts le vieil État-nation. Les pays anglo-saxons montrent la voie. Londres est une des capitales du multiculturalisme et l’élection d’un maire musulman modéré viendrait couronner ce « modèle britannique » que nous devrions envier si l’on en croit même quelqu’un comme Philippe Marlière, longtemps proche du NPA et chantre du multiculturalisme. Autre pays du multiculturalisme triomphant, le Canada avec ses « accommodements raisonnables » et son très moderne premier ministre, le sémillant Justin Trudeau, un libéral que Macron peine à imiter. Enfin le multiculturalisme chez lui, ce sont les États-Unis dont la presse démocrate ne cesse de clouer au pilori les intolérants « laïcards » français si bien les chefs « indigénistes », islamistes ou chantres des « racialisés » nous somment de devenir enfin américains. Je voudrais ici montrer en premier lieu que le multiculturalisme n’a jamais existé nulle part et ne peut pas plus exister aujourd’hui qu’hier, sauf à admettre que l’on renonce au principe d’égalité et qu’on constitue des communautés soumises comme le dhimmi dans l’empire ottoman. En second lieu, je montrerai que le multiculturalisme présuppose un véritable nihilisme moral et intellectuel.

Le multiculturalisme dans le passé  

On a connu, par le passé, des empires multiculturels imposants. Ce fut largement le cas de l’empire romain qui acceptait la coexistence de peuples très différents et jusqu’à l’édit de Théodose tolérait les religions les plus diverses. À Rome on pouvait adorer Zoroastre aussi bien que Jupiter. Mais la contrepartie était que les Romains considéraient les autres peuples comme des peuples conquis qui n’accédaient pas à la dignité du citoyen romain. On invoquera l’édit de Caracalla : cet édit accorde la citoyenneté aux peuples assujettis, au moment où cette citoyenneté n’a plus beaucoup de sens et où l’empire est déjà en voie de désagrégation. En pratique cependant, l’Empire romain était une énorme machine bureaucratique qui a largement nivelé tous les peuples qui lui étaient soumis. L’archétype, ce sont les « Gaulois », complètement assimilés aux Romains assez rapidement et qui ont construits et habités de belles villes romaines.
Les autres exemples de multiculturalisme que l’histoire nous offre sont du même genre. L’Empire ottoman était « multiculturel » si on acceptait la domination ottomane sans rechigner. Même les Arabes ont fini par se révolter au XIXe siècle. Les minorités religieuses étaient intégrées dans le système du dhimmi qui leur donnait un semblant de sécurité pourvu qu’elles se contentent d’un statut complètement subordonné. L’empire austro-hongrois, héritier du Saint Empire romain germanique était un empire germanique et non un empire multiculturel. Quand, à la suite des mouvements de 1848, il a admis les droits des Hongrois, c’était déjà le commencement de la fin.
Tous ces organismes étatiques multiculturels ont des traits communs : une « culture » (quel vilain mot ici) y est dominante. Le groupe national dominant impose aux groupes dominés se propre loi et fait de sa culture la culture par excellence. Les groupes dominés survivent dans des « niches » qu’on bien voulu leur concéder, mais toujours dans une situation précaire : demandez aux Juifs d’Europe centrale et orientale ou de l’Empire ottoman ce qu’il en était…
Ce qui a historiquement tué le multiculturalisme, ce fut le « printemps des peuples » de 1848 qui a durablement installé la question des nationalités au premier plan de la politique européenne. Pour les mêmes raisons, les peuples colonisés se sont soulevés contre les colonisateurs au cours de XXe siècle. Les Algériens ni les Vietnamiens n’ont voulu construire de nation multiculturelle, ils ont construit ou cherché à construire une nation algérienne ou vietnamienne sur le modèle des États-Nations européens.

Impossibilité pratique du multiculturalisme

 La vérité est que le multiculturalisme n’a aucune réalité. Ce qui s’en rapproche, c’est la cohabitation plus ou moins chaotique de « communautés » qui n’ont presque rien en commun. Historiquement, les Anglais n’ont jamais cru à l’égalité de tous les humains, les Anglais existent mais pas les hommes, disaient déjà Edmund Burke l’auteur des fameuses considérations sur la révolution française. La coexistence des communautés en Angleterre n’est d’ailleurs que la survivance de l’Empire britannique à travers le Commonwealth – d’où l’importance des communautés indiennes, pakistanaises ou jamaïcaines outre-Manche. Cette coexistence n’est d’ailleurs possible que parce que les lois britanniques ne s’appliquent que partiellement dans les communautés musulmanes qui bénéficient de privilèges particuliers en matière de droit civil. Pour toute une série de raisons d’ailleurs les classes dirigeantes et les médias ferment les yeux ou regardent ailleurs quand le laxisme de la justice et de la police aboutit à de véritables scandales comme dans l’affaire des viols collectifs de Telford.
Quand les cultures sont trop éloignées, c'est-à-dire quand l’assimilation est impossible, le multiculturalisme révèle très vite sa vacuité. Polonais, Italiens, Espagnols et Portugais ont déjà mis un certain temps pour s’assimiler en France, alors qu’ils avaient en commun la religion majoritaire et le même goût du vin et des cousinages historiques presque millénaires. On a cru, naïvement ou bêtement, que l’immigration maghrébine allait suivre le même chemin. Il n’en a rien été. Une population musulmane, si elle veut rester musulmane ne peut ni partager les repas, ni boire du vin, ni donner ses filles à marier à des Français non musulmans – quelle que doit d’ailleurs la couleur de leur peau. Mais si on ne peut ni manger, ni boire, ni se marier, quelle vie commune est donc possible ? Les musulmans acceptent éventuellement d’ouvrir leur table à des non-musulmans à condition que ceux-ci acceptent les règles de table musulmanes, mais l’inverse est devenu de plus en plus difficile : il ne suffit plus de ne pas servir de porc, encore faut-il que le mouton ou le poulet soient garantis « hallal » et qu’aucune bouteille de vin ne soit mise à table. Un musulman peut épouser sans problème une non-musulmane puisque les enfants issus de ce mariage seront réputés musulmans, mais l’inverse est toujours un drame : la condition pour épouser une fille musulmane est de devenir musulman. Les fameux mariages mixtes dont les professionnels du multiculturalisme à la française (j’en ai fait partie en tant qu’animateur de SOS Racisme) nous ont rabattu les oreilles sont soit des rares exceptions dans des milieux intellectuels, soit des faux mariages mixtes (les deux époux sont musulmans mais l’un est de nationalité française et l’autre non) soit des mariages qui se rompent vite.
Ce qui apparaît nettement aujourd’hui avec la montée de l’islam politique en Europe c’est tout simplement une vérité d’évidence que seuls peuvent ignorer les bavards « hors-sol » des médias et de la classe politique : aucune communauté n’est vraiment multiculturaliste. Si elle existe comme communauté, c’est qu’elle estime que sa vie particulière de communauté vaut mieux que celle des communautés avec lesquelles il faut cohabiter. De même que la bouteille de vin sur une table offense la vue du « bon musulman », de même la coexistence avec une société où les femmes montrent tout leur visage, leur décolleté et leurs jambes apparaît comme offense faite à sa foi. Seuls des européens modernes qui ont perdu la foi ou pour qui la foi ne peut résider dans un morceau de tissu et l’observation d’une loi absurde peuvent admettre le multiculturalisme, mais pas ceux qui sont les objets de cette tolérance multiculturelle.
Ainsi la multiculturalisme est-il soit le dernier vestige de l’arrogance du colonisateur camouflé en parangon de la tolérance, soit le cheval de Troie de minorités conquérantes qui espèrent imposer leurs règles propres  à la prochaine étape, quand ils seront assez forts pour se débarrasser des oripeaux multiculturels : c’est, par exemple, la stratégie des Frères musulmans qui au nom du « vivre ensemble » et du multiculturalisme veulent imposer la tolérance du voile et l’ouverture des piscines réservées aux femmes, en attendant le moment où ils pourront imposer le port du voile à toutes les femmes et la ségrégation généralisée dans l’espace public.

Le nihilisme moral

L’ABC du multiculturalisme est l’affirmation que toutes les cultures se valent et que nous devons apprendre à nous enrichir de nos différences… Et tout le monde de citer Montaigne (« nous nommons barbare ce qui n’est point dans nos usages »). Et les savants de rapporter les coutumes les plus étranges pour soutenir que tous les goûts sont dans la nature. Mais, à ma connaissance, aucun défenseur du multiculturalisme n’est prêt à faire un festin de son meilleur ennemi. Le cannibalisme, on se demande bien pourquoi, continue d’être tenu pour une pratique particulièrement dégoûtante. Les cultures qui ont prohibé le cannibalisme vaudraient donc mieux que les cultures qui l’admettent. Mais alors toutes les cultures ne se valent pas.
Écartons les extrêmes et n’admettons point au banquet multiculturel ceux admettent le cannibalisme, les sacrifices humains et quelques autres horreurs de ce genre. On pourrait dire qu’une société multiculturelle accepte toutes les cultures raisonnables. Mais d’une part on met ainsi la raison au-dessus de toutes croyances et de toutes les coutumes, c'est-à-dire qu’on met au-dessus de tout l’idéal occidental des Lumières, ce qui contredit le relativisme professé par les multiculturalistes. D’autre part, on est bien en peine de fixer une limite claire du raisonnable. Est-il raisonnable ou déraisonnable de considérer que les hommes et les femmes sont inégaux naturellement ou par la volonté du Seigneur ? Demander à un musulman d’admettre l’égalité de l’homme et de la femme, c’est aller clairement contre le texte coranique et contre toute la tradition interprétative. On peut rêver d’un islam « réformé », compatible avec les réquisits des sociétés laïques et démocratiques, mais cela suppose qu’on abandonne le multiculturalisme au profit des « valeurs » de la « modernité ».
Il est assez curieux de voir parmi les défenseurs patentés du multiculturalisme des gens qui ne supportent pas le caractère « sexiste » de la langue, réclament l’imposition de la prétendue « écriture inclusive » mais proposent d’accepter la coexistence            avec des cultures qui prônent la polygamie, pensent que la femme vaut la moitié d’homme et sont prêtes à marier des fillettes de neuf ans – c'est-à-dire à les vendre à un vieux barbon qui pourra les violer. Et que dire de ces militants LGBT prêts à prendre la défense de « traditions culturelles » où l’on trouve normal de pendre les homosexuels. De deux choses l’une : soit les droits démocratiques et égalitaires qui caractérisent du moins en paroles les sociétés démocratiques laïques modernes ont une valeur éminente et doivent être défendus et alors on ne peut pas être multiculturaliste. Soit on est multiculturaliste et alors on admet que le machisme est une position acceptable, que la femme peut être soumise à l’homme et alors il faut cesser tous les bavardages « genristes ».

La théorie des « minorités opprimées »

L’argument le plus courant pour défendre une position multiculturaliste « de gauche » est celui qui consiste à assimiler les cultures exogènes à celle des opprimés. Les musulmans le seraient parce que l’islam serait la religion des opprimés. Nous, Européens démocrates, nous devrions donc nous contenter de dénoncer nos gouvernements qui ont produit la misère sur laquelle l’islam politique prospère et nous devrions mener un travail d’éducation en direction de ces populations pour les détourner de leurs habitudes et de leurs mœurs anti-femmes, anti-homosexuels, etc. En dépit de ses bonnes intentions, cette position est doublement fausse. D’abord parce qu’elle reconduit la position du colonisateur chargé de l’éducation de ces arriérés et qui doit tolérer leur arriération comme on apprend à tolérer – jusqu’à un certain point – les bêtises de ses enfants. Ensuite parce que les revendications culturelles des musulmans (ou des autres minorités comme les sikhs dans le monde anglosaxon) n’expriment nullement la misère des opprimés mais la volonté de puissance d’une classe moyenne en pleine ascension. Il est tout à fait révélateur que le responsable du CCIF soit un ancien trader !
Nous devons prendre au sérieux l’islam et traiter ses défenseurs comme des gens sérieux, comme des adversaires et comme des ennemis et non avec la commisération bien-pensante des colons repentis. Et balayer une bonne fois pour toutes les billevesées multiculturalistes. Le multiculturalisme est non pas l’ennemi du capital mais son allié privilégié, non seulement parce qu’il redonne toute sa place au vieil opium du peuple qu’est la religion, comme ultime baume à étaler sur les plaies produites par la concurrence libre et non faussée, mais aussi parce qu’il disloque toute communauté politique et nourrit l’individualisme exacerbé propre à un mode de production qui dissout toute véritable communauté humaine.
Le 24 juin 2019 – Denis Collin

jeudi 23 mai 2019

Réflexions à propos du cas Vincent Lambert

Bernini: Enée fuyant Troie
Cet article a été d'abord publié sur le site de l'Inactuelle, revue d'un monde qui vient.

L’idée de la mort n’est pas une idée adéquate. 
Alors que les discussions s’enflamment autour du cas Vincent Lambert, en état végétatif depuis 12 ans, je me garderai bien de donner un avis tranché. Je ne veux appuyer ni les parents Lambert entourés de leurs supporters qui célèbrent un arrêt de la cour d’appel comme un but dans un match de championnat ni les partisans du prétendu « droit à mourir dans la dignité » bardés dans leurs certitudes. Que les politiques se croient autorisés à intervenir en tant que tels dans ce débat qui renvoie à la conscience morale de chacun est conforme au désordre courant de choses, mais finalement pas très étonnant.
Tout d’abord, il faut rappeler que la décision (annulée) des médecins d’arrêter d’alimenter et d’hydrater Vincent Lambert ne peut être assimilée à un acte d’euthanasie, puisqu’il n’y a aucun acte de donner la mort, mais seulement l’arrêt des soins pour mettre fin à « l’obstination déraisonnable » (selon les termes de la loi Léonetti) qui prévaut depuis déjà longtemps dans ce dossier difficile. En parlant d’euthanasie, les parents Lambert et leurs bruyants soutiens, église catholique incluse, disent sciemment une contre-vérité dans le but d’alimenter une campagne propagandiste. Ce qui a motivé la décision de l’équipe soignante, ce sont des constats qui conduisent à mettre en œuvre la procédure d’accompagnement vers la mort prévue dans la loi Léonetti (loi, rappelons-le, votée à l’unanimité).
Mais une fois ces rappels faits, nous sommes tout de même devant le même cas de conscience, un de cas qu’aucune procédure ne permet de trancher. Et des cas comme celui de Vincent Lambert, il y en a aujourd’hui plus de 1500 et qui tous ont la même origine : la puissance des techniques de réanimation permet d’empêcher le patient de mourir sans pour autant lui permettre toujours de revenir pleinement à la vie. L’état végétatif de Vincent Lambert et les importantes lésions cérébrales qu’il a subies ne laissent aucun espoir non pas de guérison, mais d’amélioration de son état de santé. Certains médecins cependant contestent qu’il soit en fin de vie. Il est victime d’un handicap lourd mais peut continuer de vivre avec des soins adaptés.
Que faut-il faire ? Imaginons, ce qui est très peu probable, que Vincent Lambert soit conscient : sa vie doit lui sembler un enfer, comme s’il était emmuré dans son propre corps pendant toutes ces années. Et sans pouvoir se donner la mort ni manifester son intention qu’on le laisse mourir. L’âge venant, chacun sait que la probabilité augmente de se retrouver dans un de ces états qui ne sont plus une vie et pas encore la mort. On voudrait, en suivant l’éthique stoïcienne, pouvoir choisir soi-même sa mort : non pas pouvoir mourir parce qu’on souffre trop, mais mourir pendant qu’on est encore en bonne santé, pendant qu’on est encore lucide. Un mondain, ayant appris qu’il était atteint de la maladie d’Alzheimer, est rentré chez lui et s’est tiré une balle dans la tête. On aimerait pouvoir en faire autant : savoir quand la vie qu’on voulait vivre se termine et choisir de tirer sa révérence. Mais c’est plus facile à dire qu’à faire. Notre conatus est toujours là et nous dit « encore un instant, monsieur le bourreau ! » Et surtout il y a tous ces cas où l’on est précipité d’un coup à la porte de l’Enfer, sans espoir d’y croiser Dante en compagnie de Virgile : l’accident de la route comme Vincent Lambert, l’AVC un peu fort, et même l’imperceptible et sourde progression de la maladie et l’espoir d’un miracle : il y en a tant, de ces miracles qu’on raconte aux patients pour qu’ils gardent le moral, parce qu’on veut croire que le moral sauve, alors peut-être qu’on a le moral que précisément parce qu’on est en train d’être sauvé et que le corps recompose les parties dont il est composé.
Alors on donne des directives anticipées : de beaux papiers qui soulagent la conscience des médecins et celle de l’entourage. Le futur agonisant refuse l’acharnement thérapeutique, il n’a aucune envie que l’on s’obstine déraisonnablement, donc il faut l’aider à mourir au mieux ! Mais comment puis-je vouloir par avance prendre une décision ?  Mes « dernières volontés », soit : c’est ce qui se passera après ma mort et je n ‘en serai jamais le témoin. Mais là ce sont des volontés qui devront être exécutées quand je serai encore vivant ! Si je commande un verre de bière pour dans dix ans, je veux bien le payer quand arrive le jour du verre de bière mais je ne suis pas obligé de le boire ! Pacta servanda sunt… Soit mais quid des pactes qu’on passe avec soi-même, car la volonté de ne pas subir, le moment venu, des soins « déraisonnables », c’est un pacte que je passe avec moi-même et nul ne peut être tenu de respecter les engagements qu’il prend envers lui-même.
Que fait la loi ? Elle désigne un tuteur, mais jamais le tuteur ne peut avoir le droit de vie ou de mort sur celui dont il a la tutelle. Et d’ailleurs la loi ne lui donne pas ce droit puisque son avis est simplement consultatif : les médecins peuvent en tenir compte… ou pas ! Dans le cas de Vincent Lambert, la situation est embrouillée au possible puisque les parents s’opposent à l’épouse, mais cette particularité ne change rien au fond du problème.
Il faudrait donc disposer de critères objectifs. Les partisans du « droit à mourir dans la dignité » considèrent qu’il y aurait une certaine indignité à continuer à mener la vie végétative de Vincent Lambert. Mais sur quels critères décidera-t-on qu’une vie mérite d’être vécue, possède la dignité d’une vie estampillée « vie digne » ? Une vie de souffrances inutile aux autres (et même nuisible, car ça coûte cette prise en charge des malades incurables) affaiblit le bilan global du bonheur et des souffrances et d’un point de vue utilitariste la sédation profonde s’impose puisqu’elle supprime les souffrances du malade. Mais cette conception utilitariste, qui se réduit, in fine, au calcul coûts-bénéfices, est très difficilement acceptable puisqu’elle fait de certains humains des choses, de simples moyens et plus du tout des « fins en soi », pour reprendre ici le vocabulaire kantien. Même le malade incurable, incapable de parler, incapable de faire savoir ses pensées, capable seulement de souffrir, reste une personne titulaire de droits inviolables et égaux à ceux de n’importe quelle autre personne. Cette position est certainement un postulat moral qu’aucune science ne pourra jamais venir justifier, mais ce postulat est tout simplement la base de la conception moderne des « droits naturels » de l’homme, telle qu’elle est gravée dans le marbre des grandes déclarations politiques, l’américaine et la française, à la fin du XVIIIe siècle.
Donc il n’y a pas de solution rationnelle, acceptable par tous. Mauvaise nouvelle : nous ne pourrons pas avoir de mort certifiée ISO 14001. Chacun se retrouve seul devant sa propre comme devant la mort de la personne qu’il aime. Chacun prend ses décisions « en son âme et conscience » et devra subir le jugement des autres. Il est impossible d’y échapper. L’autre matin, un politique prétendait qu’en faisant appel à la raison on pouvait en tirer qu’il fallait reprendre l’alimentation de Vincent Lambert.  Peut-être la conclusion était-elle juste mais pas la prémisse. Il n’y a pas de pensée adéquate de la mort, soutenait déjà Spinoza. Notre technoscience médicale n’a fait que rendre ce constat plus dramatique.
Le 21 mai 2019 – Denis Collin

Faut-il être catastrophiste ?




La mode est aux catastrophes : réchauffement climatique, pollution des océans, extinction des espèces, démographie, inutile de se creuser la tête, demain sera atroce ! On pense à ce personnage de Tintin et l’étoile mystérieuse qui appelle les humains à se repentir car « la fin des temps est venue ». On pourrait donc se contenter de rire de cette vieille manie de la terreur face aux temps qui viennent – depuis le temps que la fin du monde est annoncée ! D’un autre côté, nous n’avons guère envie de rire. Jadis on attendait la fin des temps d’une intervention divine ou de quelque invasion des extraterrestres. Mais aujourd’hui, nous connaissons assez bien le démiurge qui veut nous faire retourner au chaos : nous-mêmes. Pas d’étoile mystérieuse, mais nos usines, nos avions, nos bagnoles, nos produits chimiques, nos emballages plastiques… Pas de Philippulus le Prophète, mais des rapports scientifiques, y compris ceux de la NASA. Et aussi cette certitude : nous sommes bien entrés avec la « révolution industrielle », c'est-à-dire avec le triomphe du mode de production capitaliste, dans une nouvelle ère géologique, l’anthropocène, une ère où l’homme est devenu le premier facteur géologique. Il y a quelques années Jean-Pierre Dupuy publiait un ouvrage intitulé Pour un catastrophisme éclairé. Depuis, certains auteurs ont proposé de développée une nouvelle science, fondée sur une approche interdisciplinaire, qu’ils ont baptisée, un peu ironiquement « collapsologie ». Dans Effondrement :  Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie (2005), Jared Diamond avait étudié comment une société peut disparaître par surexploitation des ressources naturelles et incapacité de changer de mode de vie. Tous ceux-là sont-ils de nouveaux Philippulus ? Certainement pas.
Nous sommes dans une situation où le catastrophisme n’est plus prophétique (ou plutôt pseudo- prophétique) mais tout simplement méthodologique. Dans le Discours de la méthode puis dans les Méditations métaphysiques, Descartes propose une méthode, celle du doute « hyperbolique » : si l’on veut rechercher la vérité, dit-il, il faut commencer par révoquer tout ce en quoi il pourrait y avoir le moindre de doute et tenir pour faux ce qui est simplement douteux. Évidemment Descartes ne croit pas véritablement que l’on ne puisse faire la différence entre le rêve et la veille ou encore que nous n’ayons aucune certitude quant à l’existence de notre propre corps puisque les amputés croient encore longtemps avoir le membre que l’on vient de leur couper. Mais nous pouvons en faire l’hypothèse sans que nous ayons de preuves décisives à avancer et donc nous devons écarter ces certitudes comme de simples opinions. De la même façon, nous n’avons aucune raison a priori de penser que les scénarios optimistes quant à l’avenir de la planète ont toutes chances de se réaliser. Nous devons penser a priori que le plus probable est un scénario catastrophique. Le pire n’est « objectivement » pas toujours sûr, mais raisonnons comme s’il était certain. Il ne s’agit pas de prophétiser la catastrophe mais de raisonner en fonction de sa possibilité, ce qui, on en conviendra, n’est pas du tout la même chose. Comme Descartes propose le doute méthodique, nous devrions réfléchir sur l’avenir de l’écoumène – la Terre en tant que l’homme l’habite – en utilisant le catastrophisme méthodique. Nous avons intérêt, un intérêt cognitif et vital, à exagérer les raisons d’être pessimistes : Adorno pratiquait une stratégie de l’exagération, puisque « seule l’exagération est vraie » : exagération à la mesure de la constitution effective du sujet ; exagération à la mesure de la constitution érotique de la pensée : la pensée suppose le désir et pour penser il faut être touché, donner à l’autre plus que ce que l’on a reçu. La vertu de l’exagération est qu’elle fait voir le négatif (voir ma recension de Adorno l’humaniste).
Y a-t-il un danger à être catastrophiste ? Nous retrouvons ici un argument qui pourrait faire penser au fameux pari de Pascal. Si la situation est aussi grave que ce que disent les scénarios catastrophistes, nous avons une petite chance d’échapper à la catastrophe en agissant dès maintenant et sérieusement. Mais si nous agissons pour prévenir une catastrophe qui ne menace pas véritablement, nous ne perdrons rien cependant, bien au contraire : en cherchant un mode de vie plus économe, plus soucieux du rapport entre nous-mêmes et notre milieu vital, si nous cherchons à mieux articuler notre corps animal et notre corps médial (pour reprendre la terminologie d’Augustin Berque), nous devrions vivre mieux qu’aujourd’hui, toutes choses étant égales par ailleurs. De nombreux rapports alarmistes (dont ceux de la NASA) soulignent qu’on ne pourra sauver les conditions de la vie humaine sur Terre qu’en changeant radicalement de mode de production et en organisant la répartition des richesses de manière plus égalitaire. Qu’aurions-nous à y perdre ?
Il y a deux arguments contre le catastrophisme méthodique. Le premier fait valoir qu’en criant au loup sans que n’arrive la catastrophe, l’humanité sera anesthésiée quand la catastrophe sera vraiment là. À cet argument, on peut répondre deux choses. Premièrement, faisons une analogie : je ne suis pas sûr du tout que le renard va venir faire un tour dans le poulailler la nuit prochaine, mais je préfère m’assurer que les poules sont bien dans le poulailler et je ferme les portes. Deuxièmement : la catastrophe n’est pas hypothétique puisqu’elle a déjà commencé.
Le deuxième argument contre le catastrophisme n’est que rarement énoncé comme tel mais il est implicite dans l’idéologie dominante. C’est l’argument du risque. La société n’avance que si nous pouvons prendre des risques. Les individus qui privilégient la recherche de la sécurité ne sont pas bien vus en général. Ne pas prendre des risques est considéré comme une preuve d’un manque de caractère dans un monde de compétition. C’est d’ailleurs au nom de cette prise de risque prétendument nécessaire qu’est entreprise la démolition de tous les systèmes de protection sociale considérés comme anesthésiant les facultés des individus à se battre. L’idéologie libérale dominante est celle de Calliclès dans le Gorgias de Platon : il est juste que les forts gagnent et il ne faut pas rogner les griffes des jeunes lions ! Au contraire, le catastrophisme de méthode revient à cultiver la prudence, à prendre des garanties, à privilégier la sécurité, etc., bref s’oppose radicalement à l’état d’esprit nécessaire pour que chaque individu devienne sa propre « start up ».
Ce deuxième argument explique certainement pourquoi, en dépit des proclamations qui affirment que « la maison brûle et nous regardons ailleurs » (Jacques Chirac) tout le monde agit comme s’il n’y avait aucun danger, et comme s’il ne s’agissait que d’un spectacle de plus. On peut, à une minute d’intervalle, louer la manifestation des jeunes pour « sauver le climat » et se féliciter de l’augmentation prévisible de 3 à 5% par an du trafic aérien pour la décennie avenir.
La veille de la Première Guerre Mondiale était « la Belle Époque ». Et pourtant les avertissements ne manquaient pas. Mutatis mutandis…
Le 23 mai 2019 – Denis Collin



Jean Vioulac : Marx, une démystification de la philosophie. (Éditions Ellipses, 2018)


Jean Vioulac est un de ces philosophes qui ne font pas beaucoup parler d’eux, ce qui ne l’a pas empêché de recevoir le grand prix de philosophie de l’Académie Française en 2016 pour l’ensemble de son œuvre. Il se situe dans le courant de la phénoménologie (Husserl, Heidegger) mais aussi à l’école de Marx. Un de ses sujets de réflexion principaux est la critique de la technique. Son livre sur Marx. Une démystification de la philosophie (Ellipses, collection « Aimer les philosophes) mérite d’être lu.
Il montre que le « matérialisme » de Marx n’a aucun rapport avec le matérialisme des Anciens ou celui des Lumières. Le matérialisme marxien consiste à rapporter la pensée non aux atomes mais à la vie sociale des hommes et à la conscience en tant que « langage de la vie réelle ». Et c’est le travail, en tant que manifestation de la vie humaine qui fonde la pensée. Dès lors la pensée de Marx reste une philosophie mais une philosophie qui renverse la tradition de la métaphysique depuis les Grecs. Vioulac donne une intéressante lecture de la fameuse 11e thèse sur Feuerbach : il s’agit de transformer le monde, ce n’est pas la tâche des philosophes, mais celle de la classe ouvrière. Mais cela ne signifie absolument pas que la philosophie doive disparaître. Les philosophes doivent continuer d’interpréter le monde en fournissant une interprétation qui éclaire le combat pour le communisme. Vioulac critique avec beaucoup de pertinence l’idée que Marx aurait produit une science à la place de la philosophie et il situe clairement la place exacte de la philosophie de Marx. Comme la philosophie était une « méta-physique » en tant que pensée des conditions de la science qu’est la physique, la pensée de Marx est une « méta-économie », une philosophie qui expose les conditions de l’économie (ou comme le dit nettement Michel Henry, une philosophie de l’économie) et cette nouvelle manière anti-métaphysique est une démystification de la philosophie classique parce qu’elle se place sur le bon terrain, celui de l’immanence radicale qui est celle de la production des conditions de la vie humaine. Le concept central introduit en philosophie par Marx est celui d’idéologie : celle-ci désigne précisément ce renversement du réel qui met une transcendance (Dieu, la raison, le monde des idées) à la place du fondement réel de la pensée.
« Marx ne sort donc pas de la philosophie. D’abord parce qu’il n’abandonne pas le projet d’une connaissance totale et fondée en raison pour une science positive particulière : il élabore au contraire une interprétation générale de ce que fut la philosophie jusqu’alors, qui réussit à la fonder elle-même sur ses bases réelles, il élabore en cela une philosophie de la philosophie qui l’englobe dans une théorie plus vaste et plus profonde, qui a déterminé le fondement avec plus de radicalité : il élabore une archéologie de la métaphysique. » (78)
Il ne s’agit pas de supprimer la philosophie mais bien de la réaliser, c'est-à-dire de mener à son terme l’entreprise qui commence avec la philosophie grecque quand elle démolit les mythes et commence de leur substituer une compréhension rationnelle, même si celle-ci reste formelle et abstraite.
Très justement, quand il analyse la méthode mise en œuvre dans Le Capital, Jean Vioulac affirme que Marx n’écrit pas une nouvelle économie politique mais une « critique de l’économie politique » et son ambition n’est nullement de construire une science positive à côté des autres sciences positives puisque précisément toutes ces sciences positives restent aveugles sur le caractère historique des catégories qu’elles utilisent. Contre les « sciences de l’entendement », il fait valoir une science véritablement « dialectique », c'est-à-dire une science qui récuse la naturalité du donné pour débusquer son historicité.
Vioulac saisit bien l’importance décisive de la première section du Capital et de l’analyse de la marchandise. Il souligne que le travail est fondamentalement production de temps, production de surtravail et production de temps libre et c’est précisément en cela qu’il installe l’homme dans le temps humain de l’histoire et c’est pourquoi il ne produit pas seulement des choses mais aussi toute la vie spirituelle des hommes. La métaphysique de la marchandise a ainsi une importance qui dépasse de très loin la seule « économie politique ». Dans cette analyse « Marx met au jour les fondements originaires de l’idéalité, en la reconduisant à des processus socio-historiques d’abstraction, d’idéation et d’universalisation, en quoi il accomplit le projet (qui sera celui de Husserl) d’une généalogie de la logique et d’une refondation de la raison en laquelle Husserl lui-même voyait ‘une révolution et la plus grande de toutes’. » (115)
Jean Vioulac souligne la grande actualité des analyses de Marx, tant en ce qui concerne le développement du « capital fictif » que celui de la technique. C’est encore l’occasion pour lui de montrer que le capital est « idéel » et non matériel. C’est pourquoi le capitalisme est idéaliste ! L’idéalisme en tant que mystification, renversement du monde, est précisément la philosophie qui expose le mode de production capitaliste. Le capital en tant qu’universel abstrait est vu comme le sujet de la production. C’est pourquoi « la question du capital est aujourd’hui la question directrice pour la philosophie » (163).
La dernière partie du livre est consacrée à la révolution. Celle-ci n’est pas un projet à accomplir par une minorité éclairée mais quelque chose qui est inclus dans le processus même du développement du capital. Jean Vioulac doit constater l’échec du prolétariat comme sujet révolutionnaire et son intégration dans la « société de consommation ». Pourtant si le capitalisme est une révolution aussi importante que le néolithique, l’urgence est celle d’un processus révolutionnaire face à la catastrophe que prépare le développement d’un capitalisme qui déploie sans frein sa propre logique. Vioulac reconnaît dans la pensée de Marx le schéma kénotique et messianisme. C’est schéma qu’il faudrait en quelque sorte « démessianiser », de-théologiser en repensant fondamentalement les fins ultimes de l’humanité.
On pourrait reprocher à l’auteur de laisser complètement de côté la dimension proprement politique de la pensée de Marx, avec ses constantes, ses oscillations et ses faiblesses. Mais son choix a été de centrer son propos sur ce qui fait de la pensée de Marx une pensée philosophique radicalement nouvelle, une pensée d’une nouvelle manière de philosopher. Un livre à lire donc.
Un dernier mot plus personnel. J’ai retrouvé dans ce livre des points communs avec ma propre recherche. Je me débats avec cette pensée de la philosophie de Marx depuis un trentaine d’années et c’est à la lecture de Michel Henry que je dois cet engagement philosophique. Dans l’inspiration phénoménologique de Vioulac, je reconnais nécessairement des points communs et je suis un peu étonné de ne trouver aucune mention – ne serait-ce que bibliographique – de Michel Henry dans le livre de Jean Vioulac. Peut-être aussi l’importance de Georg Lukács aurait-elle aussi pu être au moins notée, si on veut bien admettre que l’Ontologie de l’être social propose un développement très important de la pensée de Marx, telle que l’expose Jean Vioulac.
Le 23 mai 2019 – Denis Collin

jeudi 9 mai 2019

"La philosophie est recherche de la vérité et n'est que cela" (Eric Weil)


La philosophie est recherche de la vérité et n’est que cela : cette proposition d’Éric Weil dans sa Logique de la philosophie me semble être à la fois une évidence que l’on n’a que trop oubliée mais aussi une énigme. De la vérité, Weil affirme qu’elle est indéfinissable ! Nous sommes donc en recherche de l’indéfinissable. Comment trouver donc ce que nous ne pouvons définir ? Mais si la philosophie n’était pas la recherche de la vérité, que serait-elle ? Ne serait-elle pas qu’une activité oiseuse, une occupation pour inoccupés ? À notre époque, on parle de « vérités alternatives », comme s’il y avait de multiples vérités possibles, à choisir dans les rayons du magasin des vérités selon les besoins du moment. Nous avons connu aussi des armées de déconstructeurs de la vérité, dont les hérauts de la French Theory et toutes sortes de théoriciens « néo-nietzschéens ». D’un autre côté, du côté des gens occupés de la seule chose sérieuse de nos jours qu’est l’économie, on ne s’encombre plus de vérité. Ce qui compte, c’est l’efficacité. Ce qui importe, c’est que ça marche ! Une bonne procédure, qui définit toutes les opérations à effectuer et l’ordre dans lequel elles doivent être effectuées, afin d’atteindre un objectif fixé à l’avance, voilà ce qu’on appellera vérité. La pensée unidimensionnelle, si bien analysée par Marcuse, est une pensée de ce type, une pensée opérationnelle. Savoir quelque chose, c’est savoir le produire procéduralement, de manière indéfiniment reproductible, de la même manière qu’on sait produire des automobiles ou des téléphones portables. On pourrait considérer que le fameux « verum esse ipsum factum » de Vico est resservi ici dans une version appauvrie qui trahit son auteur.
Voilà déjà un moment qu’on nous a instruit de ce que la vérité n’était qu’une construction sociale-historique, ce qui laisse le champ libre aux « vérités alternatives » et aux autres révisionnismes et négationnismes. Mais c’est assez normal qu’il en soit ainsi dans une société où tout est considéré comme une construction sociale, et donc comme tel susceptible d’être remis en cause, et même devant nécessairement être remis en cause sous peine d’être immédiatement accusé de tous les péchés imaginables ? Sans doute quelqu’un qui prétend qu’il y a une vérité et que c’est elle que nous devons chercher est-il quelqu’un qui ne comprend rien à la post-modernité.

Il y a des faits

Avant toute chose, il faut se mettre d’accord sur l’idée qu’il y a des vérités de faits, que les faits ne sont donc pas de pures constructions humaines. Il existe de très nombreux arguments contre cette thèse. Quand Wittgenstein écrit que « le monde est l’ensemble des faits », il a l’air de savoir de quoi il parle. Mais qu’est-donc qu’un fait ? Un nietzschéen rétorquera qu’il n’y a pas de faits mais seulement des interprétations. Mais il n’est pas certain que ce soit là la pensée véritable de Nietzsche !  Chacun voit midi à sa porte, dit l’adage. Que la Terre soit immobile, c’est un fait pour quiconque s’en tient à ses sensations et à l’évidence première que lui livrent ses sens et de ce point de vue, la thèse de la mobilité de la Terre a pu apparaître comme proprement insensée. Pourtant, il est aujourd’hui admis par tous, sauf par les insensés, que la Terre se meut (Eppure, si muove). La connaissance d’autres faits a conduit à réfuter l’interprétation de la sensation immédiatement pour la remplacer par ce que l’on pourrait appeler une « perception intellectuelle ». Mais pourquoi d’autres faits ne conduiraient-ils pas à remettre en cause cette perception intellectuelle et à la remplacer par une autre ? En tout cas, ce qui était un fait indiscutable, « la Terre est immobile », ne l’est plus. D’où la première conclusion, sceptique : il n’y a pas de faits et nous ne pouvons rien savoir d’assuré. Une conclusion alternative est celle tirée par la grande majorité des philosophes des sciences : il faut opposer l’expérience commune à l’expérience scientifique, la première étant un genre inférieur de connaissance et même un « obstacle épistémologique » qu’il faut surmonter. La position sceptique est soutenue par quelqu’un comme Paul Feyerabend, mais aussi jusqu’à un certain point par Pierre Duhem, à la différence que, pour ce dernier, il y a un point fixe auquel raccrocher toute certitude, la foi religieuse. Cette position pourrait aussi être celle du cardinal Bellarmin, instructeur du procès contre Galilée, qui tenta de le convaincre de présenter ses positions comme de simples hypothèses pratiques et nullement comme des vérités. La première position est celle que défendit avec brio Gaston Bachelard, dont le travail est, semble-t-il, quelque peu tombé dans l’oubli, à tort.
Si on s’en tenait à cette opposition, il faudrait sans hésiter se ranger du côté de Bachelard qui assure la possibilité d’atteindre une vérité objective en matière de sciences, même si cette vérité n’est pas assurée définitivement et doit être corrigée sans cesse. Cependant, cette conception de la vérité scientifique n’invalide absolument pas l’importance primordiale de la connaissance commune ni du témoignage de nos sens ! La théorie de la gravitation universelle et le principe de relativité galiléen ne contredisent absolument pas le témoignage immédiat des sens qui nous fait sentir la Terre comme immobile ! Simplement ce fait peut s’accorder avec d’autres faits, comme les observations astronomiques de Galilée et ses successeurs ou le mouvement du pendule de Foucault. Si nous refaisons l’expérience des fentes de Young, c’est le fait que nous voyons des franges d’interférence plus sombres ou plus claires, qui atteste de la nature ondulatoire de la lumière, bien que plus tard, les expériences sur l’effet photoélectrique nous ont convaincus de la nature « granulaire » de la lumière… Mais quoiqu’il en soit, c’est toujours ce que je vois, ce que je perçois comme un fait indiscutable qui constitue le point d’accrochage de toute théorie scientifique de la nature qui prétend à la qualification de « vraie ». Ces faits prennent sens parce que nous les ordonnons rationnellement, c'est-à-dire que nous les relions les uns aux autres par des relations logiques et, quand tout va bien, par des lois mathématiques. Et c’est d’ailleurs seulement ainsi que nous pouvons séparer les faits des pseudo-faits, des illusions nées de notre fantaisie, ou naturellement produites ou mises en scène par des menteurs intéressés ou des propagandistes, ou des effets malheureux d’une défaillance de nos sens.
Que la manière dont nous saisissons les faits dépende de notre constitution physique et psychologique, nul n’en doute – des organes sensoriels plus affutés nous permettraient sans aucun doute de percevoir les infrarouges ou les ultrasons. La capacité que nous avons de percevoir le monde « en 3D » nativement modèle également nos perceptions. Kant a certainement raison de dire que nous ne percevons le monde qu’à travers les formes a priori de notre sensibilité. Cette dernière proposition pourrait sembler un truisme : comment pourrions-nous percevoir le monde si ce n’est par nos organes perceptifs dont nous connaissons bien les limites et les biais possibles. Cependant, la thèse kantienne a deux mérites : premièrement, elle nous oblige à penser notre connaissance du monde comme activité du sujet et non pas comme quelque chose qui nous est donné une fois pour toutes et, deuxièmement, elle repose à nouveaux frais la question de l’objectivité de la connaissance. Nous pouvons alors admettre que notre perception plus globale de la réalité passe par l’usage de la raison, secondée par l’imagination (à moins que ce soit l’inverse !). La raison pourrait apparaître comme un autre sens ! Il y a quelque chose de ce genre chez Spinoza qui parle souvent de la capacité qu’a l’esprit de percevoir, plus ou moins adéquatement, la réalité. Peut-être faudrait-il donc reprendre le problème de la connaissance, en dépassant Kant, dont on ne peut contester les immenses mérites mais qu’il faut pouvoir dépasser ou surmonter.  Mais laissons cela pour un autre moment.
Posons seulement qu’il y a des faits que nous pouvons saisir, à propos desquels nous pouvons nous tromper, que nous pouvons vérifier par recoupements, mais qui acquièrent donc une objectivité et une vérité qu’on ne peut mettre en doute. Pour les faits qui peuvent se reproduire soit naturellement, soit expérimentalement, cette affirmation semble presque aller de soi, sauf si on tient à tout prix à renoncer à tout bon sens et à se réfugier dans les spéculations constructivistes les plus abracadabrantesques. La question est plus épineuse pour les faits historiques. L’histoire est une science ou un savoir qui porte non sur ce qui est mais sur ce qui n’est plus, ce qui est tombé dans le non-être. Nous savons que Jules César a été assassiné aux Ides de mars 44 (avant JC) et nous ne doutons guère de ce fait historique. Nous n’en doutons pas parce que nous avons des témoignages historiques et des témoignages d’historien, que ces témoignages se recoupent et que nous n’avons aucune raison sérieuse d’en douter. En revanche, bien que l’histoire soit nettement plus connue, nous n’avons aucune bonne raison de penser qu’un nommé Jésus est né à Nazareth un 25 décembre, il y a 2019 ans et après avoir fondé une nouvelle religion a été crucifié par les Romains 33 ans plus tard, le vendredi précédant Pâques… Il n’est pas discutable non plus  que le régime de Hitler a organisé, planifié et exécuté méthodiquement la destruction des Juifs d’Europe, soit par le moyens des chambres à gaz comme à Auschwitz, soit en les tuant un à un par balles, comme cela fut fait sur le front est.
L’idée que la vérité soit une « construction sociale historique » implique qu’il n’y a pas de faits et que donc ont une égale prétention à la vérité non seulement les théories différentes, mais aussi les assertions concernant les faits. Si l’histoire est un récit comme les autres, elle n’est pas plus vraie que les romans. Le « constructionnisme », qui a sévi avec la « french theory », avec Les Mots et les Choses de Foucault et d’autres œuvres de la même veine, conduit tout naturellement au révisionnisme historique et au négationnisme. Certes ces faits ne sont pas toujours assurés et de nouveaux éclairages peuvent conduire à en réévaluer la portée et la signification. Peut-être les assassins de Jules César n’étaient-ils pas animés de vertueuses intentions républicaines, mais Jules César a bien été assassiné aux ides de mars 44, même s’il n’est pas certain du tout qu’il ait prononcé « tu quoque mi filii » en voyant son fils adoptif Brutus parmi les conjurés.
On peut se perdre en hypothèses plus ou moins sophistiquées, pour ne pas dire tordues, il faut bien admettre qu’il y a des faits sans quoi aucune théorie scientifique n’aurait la moindre valeur. Une bonne théorie scientifique est une théorie à partir de laquelle on peut produire des faits expérimentaux qui confirmeront ou infirmeront la théorie. Qu’on s’entende bien, sans la théorie de la relativité générale, on n’aurait pas eu l’idée de construire l’expérience par laquelle on a vérifié l’effet de lentille gravitationnelle (expédition d’Eddington en 1919) et en ce sens l’expérience est bien construite à partir de la théorie, mais la vérification expérimentale de la déviation de la lumière par la masse du soleil est un fait et non une construction. C’est du reste parce qu’il y a des faits qui ne collent pas avec la théorie (donc avec toutes les constructions antérieures) qu’on est parfois obligé de modifier les théories.

Il y a donc des vérités et en particulier des vérités scientifiques

On voit donc que chacun ne voit pas vraiment midi à sa porte. Il y a des vérités de faits triviales qu’aucun individu sensé ne remettrait en question. Que j’aie deux étages à descendre pour sortir dans la rue et que le boulanger le plus proche soit à gauche en sortant, cela n’intéresse peut-être pas grand-monde, mais c’est un fait indiscutable et toute personne sortant de mon appartement pourra la vérifier. Il y a aussi des vérités de faits qui sont universelles au sens où tout être de raison devrait les admettre. Pour une part, ce sont subjectivement des croyances : n’ayant jamais étudié sérieusement l’astronomie et n’ayant travaillé dans un observatoire, je me contente d’accorder ma confiance à la communauté scientifique. Cette confiance n’est cependant pas aveugle. Tout d’abord je sais que j’aurai la possibilité même purement théorique de vérifier ce qui m’est présenté comme vérité scientifique. Ensuite, ayant une culture scientifique minimale (acquise au lycée) je sais en gros en quoi consiste une expérimentation scientifique et j’ai eu l’occasion d’en réaliser certaines, aujourd’hui très élémentaires mais qui furent en leur temps de grandes avancées. Enfin, une formation scientifique et épistémologique de base me permet d’avoir un jugement globalement bien pesé pour distinguer les résultats scientifiques crédibles de ceux qui ne le sont pas. J’ai, par exemple, d’excellentes raisons pour tenir l’intelligent design pour des billevesées ou des superstitions et non pour une véritable théorie scientifique.
Les recherches épistémologiques dans la ligne de Thomas Kuhn ou de Paul Feyerabend ont introduit de grandes confusions et rendu vraisemblable le relativisme et le scepticisme. J’ai eu l’occasion de procéder à un examen critique de La structure des révolutions scientifiques de Kuhn, un ouvrage dont, après coup, on ne voit pas en quoi il a pu tant frapper les esprits. Si on le limite à la thèse selon laquelle la connaissance ne procède par linéairement mais par ruptures et réorganisations, dialectiquement pourrait-on, on tombera vite d’accord, vu le niveau de généralités. Dans le détail, le livre de Kuhn révèle de grandes faiblesses en appliquant la notion de révolution scientifique à des bouleversements réellement révolutionnaires ou à des évolutions de détail à l’intérieur d’un cadre théorique assez stable. Pour reprendre une métaphore qu’il affectionne, il mélange les vraies révolutions qui transforment les structures sociales et politiques et les révolutions de palais qui ne changent rien au fond.
Aucune théorie scientifique n’est définitive et aucune ne peut prétendre : « Je suis la vérité ». Mais il y a des théories plus vraies que d’autres et on peut aisément admettre qu’il y a un progrès. Entre Galilée et Newton, et bien que Galilée ait jeté les bases de la science moderne, il y a un progrès considérable et Newton « en sait plus » que Galilée. Et Einstein en sait plus que Newton. La connaissance peut sembler faire des allers et des retours, reprendre des hypothèses réfutées jadis – la nature de la lumière, ondulatoire ou corpusculaire, est un exemple archétypal de ce mouvement – il reste que ces retours sont des reprises d’un vieux schéma mais tellement enrichi, tellement modifié qu’il n’a plus grand-chose de commun avec son modèle sinon un vague air de ressemblance. Les atomes de la chimie du XIXe siècle ressemblent vraiment de très loin aux atomes de Démocrite et Épicure ! Mais il y a, du point de vue de la connaissance de la nature, plus de vérité dans la chimie moderne que dans l’atomisme antique. Prétendre le contraire, c’est évidemment renoncer à tout sens commun.
On nous dira qu’il ne s’agit que de théories « locales », partielles, qui valent pour un certain domaine du réel et sous un certain jour seulement, ce qui est exact. On fera également valoir que les différentes théories scientifiques ont des portées véritatives variables. Des théories partielles sont souvent parfaitement robustes et des théories plus générales sont plus spéculatives. On doit aussi faire place à des théories multiples insérées dans un « programme de recherche » au sens de Lakatos. Par exemple la théorie de l’évolution est plus un programme de recherche qu’une théorie achevée. À l’intérieur du cadre général issu de Darwin on peut trouver des « sous-théories » comme la théorie standard de l’évolution de Mayr, la théorie des équilibres ponctués de SJ Gould et Richard Lewontin et d’autres encore qui critiquent le modèle standard (voir Fodor-Piatelli, What Darwin Got Wrong ?). On ne peut pas dire « la science est vraie » car il n’y a sans doute pas quelque chose comme « la science », mais des approches scientifiques différentes et parfois divergentes, certaines plus hypothétiques que d’autres. Mais il reste qu’il y a un objectif de convergence unitaire et que cet objectif est toujours présent dans la tête des savants. On n’a pas encore de grande théorie unifiée en physique, faisant de la théorie de la relativité et de la physique quantique une théorie unique, mais personne ne prend vraiment son parti de l’actuelle situation assez désagréable selon laquelle les lois de la nature à très petite échelle et les lois de la nature à très grande échelle pourraient ne pas être ramenées à un seul et même système de lois. Il n’y a pas de « théorie de tout », mais on voit mal comment on pourrait renoncer à en chercher une, du point de vue des intérêts de la science. Ce serait une sorte d’idée régulatrice de type kantien, dont on ne peut se faire un concept précis mais qui possède un intérêt pour la raison.

La vérité philosophique

Une fois qu’on a admis qu’il y a des vérités (de fait, plus ou moins triviales, ou scientifiques), que faire de l’affirmation selon laquelle la philosophie est recherche de la vérité, affirmation qui suppose que « la vérité » est quelque chose de défini et d’unique ? Comme on l’a dit plus haut, la vérité est indéfinissable car la définir demande qu’on sache déjà ce qu’est la vérité. Les différentes définitions qu’on en a données sont toutes défectueuses. La vérité comme correspondance de la pensée et du réel est une idée à la fois de bon sens et particulièrement obscure. De bon sens, disons-nous, car dire la vérité, c’est bien dire les choses comme elles sont, dire que ce qui est est et que ce qui n’est pas n’est pas, pour reprendre la célèbre définition d’Aristote. Ou encore, comme le dit Spinoza, on appelle vrai un discours qui raconte les faits comme ils se sont passés. Mais comment comparer un état mental (l’idée que l’on se fait des choses) et un état de choses existant en dehors de mon esprit ? Habituellement, on propose alors une autre théorie de la vérité : est vraie toute proposition qui est cohérente avec l’ensemble de propositions tenues elles-mêmes pour vraies. Les propositions des mathématiques ne sont vraies que de leur cohérence interne et de l’acceptation d’un certain nombre d’axiomes et de postulats indémontrables mais que l’on accepte parce qu’ils n’entrainent pas de contradiction. Mais on a appris que des axiomes différents pouvaient permettre de construire des systèmes de propositions différents bien que tout aussi cohérents. Les géométries non-euclidiennes sont aussi cohérentes que les géométries euclidiennes bien que le postulat des parallèles n’y soit plus admis et que la somme des trois angles d’un triangle n’y vaille plus deux droits. On propose alors une troisième définition, celle des pragmatistes qui soutiennent que l’ultime critère de la vérité est la réussite pratique : une proposition est vraie si on en peut déduire une interaction réussie dans le « monde réel ». Dans les faits, nous usons suivant les circonstances de l’un des trois critères et le plus souvent de leur combinaison pour déterminer si une proposition est vraie.
En fait nous n’avons pas trouvé de définition, même syncrétique de la vérité, mais seulement des critères permettant d’affecter le qualificatif « vrai » à une proposition. Dire quand une proposition peut être tenue pour vraie, ce n’est pas dire ce qu’est la vérité. Et quand on est arrivé à ce point, on peut se dire que ces « chinoiseries » n’ont aucun intérêt, que seules comptent les vérités positives et que la recherche du sens global de la pensée, dans sa dimension individuelle comme dans sa définition historique n’a aucun sens, que ces nodosités que nous nous faisons nous-mêmes ne viennent que de questions mal posées qu’une bonne thérapie du langage suffira à éliminer. On peut mettre définitivement une croix sur la philosophie pour ne laisser place qu’aux sciences positives, c'est-à-dire les sciences de la nature, qui s’étendent maintenant à tout le domaine des sciences de l’homme grâce à la neurobiologie et à la psychologie évolutionniste.
Nous avons de bonnes raisons de ne pas accepter l’enterrement de première classe de la philosophie et de protester contre les prétentions du scientisme à réduire la vérité aux théories scientifiques. On peut penser, et les scientistes ne s’en privent pas, que les sciences de la nature nous donnent la vérité sur la nature, qu’elles nous disent ce qu’est le réel en lui-même. Mais c’est une prétention extravagante. Une théorie scientifique est un modèle, c'est-à-dire une représentation qui permet d’imaginer des hypothèses et de les tester. On pourrait encore dire qu’elle est une sorte de carte qui nous donne prise sur le réel, en fonction d’ailleurs de nos objectifs pratiques. Mais on le sait bien, la carte n’est pas le territoire. Parcourir avec le doigt la carte de France entre Paris et Marseille, ce n’est pas aller de Paris à Marseille ! De même une cartographie du cerveau ne dit rien de la pensée. Il y a dans l’idée que la théorie scientifique nous dit ce qu’est le réel en lui-même une prétention purement idéaliste, une réduction du réel à sa représentation qui n’a rien à voir avec la méthode scientifique. Il faudrait s’interroger sur les raisons de cette prégnance du scientisme et ses liens avec le stade actuel du développement du capitalisme. Par conséquent, s’impose une théorie critique du positivisme scientifique et il ne reste plus d’autre solution que de sortir du formalisme mort dans lequel s’est perdue une bonne partie de la philosophie du siècle dernier, principalement la philosophie dite « analytique », pour faire retour à la grande tradition de la philosophie, celle de Hegel, par exemple, en tant qu’elle constitue une synthèse de toute la philosophie jusqu’à son époque. On verra alors que la reprise à nouveaux frais des interrogations et des problématiques de la philosophie classique est particulièrement féconde.
Le 7 mai 2019 – Denis Collin



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On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...