samedi 25 janvier 2020

Sagesse païenne, à propos de livre de Thibault Isabel


Thibault Isabel, animateur de l’intéressante revue en ligne L’Inactuelle, « revue d’un monde qui vient » nous propose son Manuel de sagesse païenne (Le Passeur, éditeur). Le titre peut surprendre : qu’est-ce qui pourrait faire l’unité d’une chose appelée « sagesse païenne » ?  Quel point commun entre Confucius et Épicure ? Ou entre Plotin et Aristote ? Et comment faire place à Giordano Bruno et Spinoza qui, à l’évidence ne peuvent être classés parmi les païens et que Thibault Isabel convoque parmi les maîtres de sagesse auquel il se réfère. Mais, foin des pinaillages ! Le but de l’auteur n’est pas de proposer une histoire savante de la philosophie antique et moderne mais bien un « manuel de sagesse », c'est-à-dire un ensemble de préceptes, une conception cohérente de la vie bonne qu’il s’agit d’expérimenter, en usant pour cette tâche d’un syncrétisme très large. Et si cette sagesse est païenne, c’est parce qu’elle se tient soigneusement à l’écart de la tradition du christianisme, comme du judaïsme et de l’islam. L’auteur voit dans ces religions monothéistes l’expression des pouvoirs autoritaires centralisés, dont il se méfie comme la peste, lui dont le penseur moderne préféré en matière de philosophie politique est Pierre-Joseph Proudhon auquel il a consacré récemment un ouvrage, Pierre-Joseph Proudhon : L'anarchie sans le désordre (éditions Autrement, 2017).
Je ne suis pas certain que le lien qu’établit Thibault Isabel entre monothéisme et États centralisés autoritaires soit aussi clair qu’il le pense. L’Empire romain n’a pas attendu le christianisme pour devenir une grosse machine bureaucratique ; les « despotismes asiatiques » étaient polythéistes et les très tumultuaires républiques italiennes du Moyen Âge étaient très chrétiennes. Tout cela devrait sûrement être débattu, mais dans une autre cadre. Encore fois, ce n’est pas le propos central. Et sur le propos central, je dois dire que je suis d’accord pour l’essentiel. Car l’auteur du Manuel de Sagesse païenne nous propose de revenir une inspiration grecque antique au sens de ce qui est commun à tous ces philosophes, c'est-à-dire une « éthique de la mesure », une éthique du metron contre l’hybris. Trouver la juste milieu entre l’excès et le défaut, voilà ce qui guide toute la philosophie morale d’Aristote, et c’est aussi ce que propose Thibault Isabel. Quand on croit à l’existence d’un monde au-delà de notre monde, quand on croit à quelque transcendance divine, on peut être dans une position absolutiste : si Dieu existe, après tout, tout est permis. Mais si, comme l’auteur, on s’en tient à la vie terrestre et si on sait que l’on n’a pas d’autre vie que celle-là, qu’il nous faudra accepter le vie et la mort, la mort aussi comme condition de la perpétuation de la vie – les vieux doivent partir pour faire de la place aux jeunes – alors on se gardera de croire aux vérités absolues, immuables dans le temps et l’espace, mais sans s’abandonner au scepticisme, ni, ajouterais-je, au relativisme, car évidemment l’auteur d’un manuel propose des prescriptions valables pour tous.
Il s’agit de choisir le bonheur comme souverain bien, nous dit Thibault Isabel. Cela pourrait sembler une sorte de truisme, puisque, en philosophie, le bonheur est décrit le plus souvent comme le souverain bien. Nous cherchons en effet le bonheur pour lui-même et non comme moyen d’autre chose. Mais cela mérite d’être précisé : si Dieu, tout-puissant, est le Souverain Bien, je ne choisis pas le bonheur ici-bas, mais Dieu et je suis même prêt à renoncer au bonheur dans cette vallée de larmes qu’est notre monde pour atteindre une vie éternelle qui ne viendra qu’après la mort. Encore fois, cette croyance qui nous promet l’absolu nous détourne de la vie. À l’inverse, le bonheur, mot-clé de tous les eudémonismes grecs, au premier chef celui d’Aristote, des épicuriens ou des stoïciens, ne peut résider que dans ce qui est à notre portée, dans ce qui dépend de nous ici et maintenant. Et il dépend de nous de nous instruire et de nous éduquer, de nous tenir en bonne santé en cultivant notre corps.  Il dépend de nous de profiter sans excès pénible ou nuisible des jouissances que nous offre la nature, les jouissances de la nourriture ou de la vie sexuelle au premier chef. Mais le corps et l’esprit vont toujours ensemble et l’esprit trouve dans l’amour de l’art des joies intenses. Mener une vie bonne, voilà ce à quoi nous invite la sagesse exposée dans les seize chapitres du livre de Thibault Isabel.
Le tempérament conciliateur de Thibault Isabel trouve à s’exprimer de manière particulièrement heureuse sur deux sujets capitaux pour notre époque. Accorder les différences : voilà sa manière de traiter les conflits d’identités qui empoisonnent tant notre existence. Nous devons accepter que tous les hommes n’aient pas les mêmes façons de vivre et de regarder le monde et finalement que l’universalité de l’espèce humaine s’exprime dans ces différences qu’il faut chercher à concilier.  Ce qui, soit dit en passant, est une conception très universaliste ! Concernant les rapports des hommes et des femmes, on trouvera dans le Manuel une réfutation résolument à contre-courant des théories du genre. L’humanité est double, elle est sexuée, rappelle l’auteur et les deux sexes ont, en gros, des vertus différentes qu’il faut faire jouer de manière complémentaire et, s’il faut en finir avec le patriarcat et le machisme, ce ne peut pas être en les remplaçant par l’indistinction des « genres ». À ce propos, Thibault Isabel cite longuement Luce Irigaray, auteur féministe importante, bien qu’elle ait un peu disparu de la scène intellectuelle aujourd’hui. Je ne suis pas certain qu’Irigaray soit vraiment « isabeliste », mais Thibault Isabel en tire en tout cas le meilleur et il faut l’en remercier.
Je n’ai qu’un regret : Thibault Isabel n’étend pas suffisamment son sens de l’autre à la tradition du républicanisme moderne, présentée parfois de manière un peu caricaturale. La laïcité n’est pas la version « athée » du christianisme, puisqu’elle n’est pas une philosophie ni une religion mais seulement un principe juridique qui permet d’accorder les différences ! Kant est moins rigide qu’on le croit ou que ne pense l’auteur : il préférait Épicure au « fanatisme moral » des stoïciens et il nous a donné de beaux éloges du vin ou de la promenade et c’est aussi chez lui que nous pourrons trouver de bonnes pistes pour résoudre cette épineuse question de l’éducation à la liberté.
Nous nous retrouvons cependant pour célébrer Giordano Bruno et Spinoza. Remercions aussi Thibault Isabel d’aller chercher son inspiration du côté des auteurs chinois anciens, comme les confucéens et les taoïstes, que je connais trop peu. La proximité de ces penseurs avec ce qui se pensait en Grèce à la même époque confirme bien l’idée proposée par Jaspers d’un « âge axial » de l’humanité car c’est bien partout le même esprit qui se manifeste, chacun selon sa propre complexion.

Denis Collin, le 23 janvier 2020.  




jeudi 23 janvier 2020

La morale du consentement en question


Le titre du livre de Vanessa Springora, Le consentement, est à la fois ironique (l’homme mûr a mis dans son lit une jeune fille « consentante ») et inquiet. Inquiet parce que le récit de Mme Springora nous confronte à la question épineuse du consentement, non pas seulement du consentement des jeunes filles, mais du consentement en général. Évidemment, que les exploits de Gabriel Matzneff aient pu passer pour de la littérature pendant si longtemps, c’est déjà inquiétant. Il écrit si bien, disait-on ! Comme si ce qu’il écrivait était de la fiction, lui qui confessait son goût pour ce « troisième sexe » formé par les garçons et les filles entre dix et quinze ans… Matzneff s’était vanté sans que cela choquât l’honorable société des gens de lettres d’avoir sodomisé des garçons de 10 ou 11 ans lors d’un voyage dans quelque contrée asiatique spécialiste du tourisme sexuel. Voilà pour la partie visible de l’affaire, pour ce qui a fini par constituer, à juste titre, un scandale. Mais si l’on s’en tient là, tout cela sera inutile. Ce dont il s’agit au fond, c’est de mettre à nu, sans esquive et sans faux-fuyant tout ce qui se cache dans la « société du consentement » et pas seulement du consentement dans les choses sexuelles.
Le consentement, c’est d’abord et avant tout ce qui conclut un contrat. Si les deux parties ont consenti, le contrat est valide. Les partisans de la « morale minimale » font du consentement l’ultima ratio de la morale. L’État n’a rien à dire à propos quelque chose qui se passe entre personnes privées consentantes. Rien à dire, par exemple, contre les pires pratiques sadomasochistes dès lors qu’il s’agit d’adultes consentants. Dans son livre, L’individu qui vient, Dany Robert Dufour rappelait cette histoire passablement glauque de deux notables faisant subir à l’épouse de l’un d’entre eux les pires avanies avant de poster sur internet la vidéo de leurs exploits. Le mari avait été condamné par la justice belge pour « coups et blessures ». L’affaire alla jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme qui considéra qu’il s’agissait de la vie privée et de « l’autonomie personnelle » des individus en question. Par conséquent, la Cour conclut que « le droit pénal ne peut en principe intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles consenties, qui relèvent du libre arbitre des individus », sauf « des raisons particulièrement graves », ici en l’espèce réunies, puisque l'épouse demandait sans succès l’arrêt des blessures qui lui étaient infligées et était ainsi privée du moyen d’arrêter « une escalade de violence ». Ce n’est que dans la mesure où, dans cette affaire, l’auteur des blessures a continué malgré la demande de la masochiste, que la Cour estime que la condamnation du sadique par le juge pénal belge est justifiée. Autrement dit, le consentement n’a aucune espèce de limite dès lors qu’il reste dans le domaine privé. La « morale par agrément » défendue notamment par David Gauthier est une morale des contrats, conforme à la philosophie politique dominante chez les Anglo-saxons, une philosophie qui se retrouve à tous les étages du système juridique – voir notamment le rôle majeur que joue le pratique américaine des transactions (le plea bargaining) dans la procédure judicaire.
Que le consentement soit la condition minimale des accords, c’est suffisamment évident pour qu’il soit inutile de développer plus. Les relations sexuelles non consenties s’appellent « viol » et un don non consenti s’appelle un vol. Mais une condition nécessaire n’est pas une condition suffisante ! Que je dise « oui » (c’est le « performatif » du consentement) ne rend pas pour autant légal et encore moins juste l’acte auquel j’ai dit « oui ». Schématiquement, on peut définir trois dimensions du consentement qui vont venir compliquer sérieusement la tâche des minimalistes moraux.
Tout d’abord qui peut consentir ?
Tout individu est un sujet de droit, titulaire de droits inaliénables, mais tout individu n’est pas toujours en mesure d’exercer tous ses droits et pour cette raison d’ailleurs la loi se doit de défendre les droits de celui qui ne peut pas les défendre lui-même. Le consentement des enfants est loin d’être une affaire simple. On se passe du consentement des enfants pour les envoyer à l’école, mais qu’ils aient consenti à suivre un monsieur qui leur offre des bonbons à la sortie de l’école ne fait pas du détournement de mineurs un acte légal ! La loi fixe des âges auquel l’enfant entre graduellement dans le monde des adultes, dans le monde où il peut à la fois décider et être rendu responsable. Il y a, en France, une justice spéciale des mineurs. On peut infliger des sanctions pénales à un jeune entre 13 et 18 ans. Avant 18 ans, toutefois, le jeune prévenu bénéficie de l’excuse de minorité, excuse qui peut néanmoins être levée sur décision motivée du juge. Remarquons aussi, dans un autre ordre d’idées, qu’à partir de l’âge de 13 ans les enfants mineurs peuvent décider eux-mêmes chez lequel de leurs parents ils habiteront, en cas de divorce.
En matière sexuelle, la majorité est fixée à 15 ans, mais il n’y a pas d’âge minimum pour dire si une relation est consentante ou pas. Qu’un adulte ait des relations avec un mineur de moins de 15 ans est une violation de la loi, mais pas forcément un viol. Tous ces points sont en discussion aujourd’hui. Dans le cas Matzneff, l’écrivain était coupable de relations sexuelles avec mineure de moins de quinze ans, mais non coupable de viol sur la personne de Vanessa Springora. Vouloir confondre les deux, comme l’idée en est avancée par M. Macron, qui propose de présumer le non-consentement en-dessous de quinze ans, semble très contestable puisque l’on confond alors des choses très différentes et cette confusion rejaillirait immanquablement sur l’ensemble du Code pénal. Donc que Vanessa Springera ait été « consentante » ne suffit pas à disculper Matzneff, mais cela n’en fait pas un violeur. Le problème est ailleurs et en confondant les deux, comme le font les partisans de la présomption de non-consentement, on évite de poser ce problème plus grave !
Notons également que le consentement de certains majeurs peut être, lui aussi, sans valeur : les vieillards séniles ou les déments ne peuvent consentir. Par exemple, profiter de la faiblesse ou de la sénilité d’une personne pour extorquer un consentement est puni par la loi (abus de faiblesse) et un testament obtenu dans de telles conditions peut être annulé.
En deuxième lieu, il faut interroger les conditions de l’accord.
Les conditions sociales ou individuelles peuvent très bien aboutir à arracher le consentement d’une personne majeure et saine d’esprit. C’est ce qui arrive très souvent dans le cas de relations asymétriques. En période de disette, le vendeur de pain peut vendre son pain à n’importe quel prix tant qu’il trouvera un acheteur. Il exploitera ainsi la situation particulière en vue de s’assurer un avantage particulier. C’est pourquoi Robespierre avait fait prendre cette législation rigoureusement antilibérale sur le maximum auquel on pouvait vendre des aliments. Dans les relations de travail, il existe également une asymétrie radicale entre employeur et employé. Le contrat de travail est un contrat de soumission qui permet à l’employeur d’obtenir le consentement de l’employé… qui n’a pas d’autre choix que de consentir sous peine de se retrouver à la rue. Les libéraux n’aiment guère que l’on parle de ces choses désagréables à leurs oreilles libérales : pour eux le renard est libre et les poules sont libres de se faire manger avec leur consentement.
En ce qui concerne le consentement sexuel, il est assez clair que les relations consenties entre un monsieur d’âge mûr et une jeune fille sont des relations asymétriques : l’homme mûr exploite son avantage, parfois en toute bonne conscience, sur une adolescente qui se trouve dans la confusion des sentiments si caractéristique de cet âge et peut trouver un père de substitution avec lequel elle puisse avoir des relations sexuelles. Tout homme responsable, même s’il sait les sentiments de la jeune fille, devrait refuser d’y donner suite… et encore moins les susciter. Certes, la chose serait plus difficile à décider dans le cas où la différence d’âge est plus faible : que penser des relations entre un majeur de 18 ans et une mineure de 14 ans ? Sans changer le principe, on pourrait laisser la décision au discernement du juge si l’affaire était portée à la connaissance de la justice. Par ailleurs l’arsenal judiciaire en ces matières est déjà très complet – la corruption de mineurs par exemple est là pour protéger les mineurs des tentations que leur offrent des adultes. Mais, quoi qu’il en soit, il est clair que le consentement dans les relations sexuelles entre mineurs et majeurs ne joue que pour distinguer le viol du détournement de mineurs, ce qui n’est pas rien.
En troisième lieu, il faut déterminer quel est l’objet du consentement.
Consentir à apporter le café à son patron ou consentir à coucher avec lui, ce n’est pas la même chose. À l’intérieur des relations de travail, le contrat de travail et le droit du travail fixent les limites du consentement. C’est d’ailleurs pour s’affranchir de ces limites que les « libéraux » ont entrepris de détruire le Code du travail afin de pouvoir extorquer sous pression le consentement des employés à toutes les décisions patronales. On invoque le consentement dans le cadre des lois bioéthiques. Toute démarche de soin lourde (opération, chimio, etc.) requiert le consentement du patient. De même quand un patient est pris dans un traitement expérimental, il doit en être informé et doit donner son accord pour être cobaye. Il en va de même pour les dons d’organes. On demande toujours au donneur un « consentement libre et éclairé » et il en va de même pour le receveur. Mais ce que cela signifie n’est pas du tout clair. En quoi un patient gravement malade peut-il donner un consentement libre ? Et a fortiori que veut dire qu’il est éclairé puisque ce sont précisément les réactions à son traitement qui doivent éclairer le corps médical ? Mais il y a aussi des cas où le consentement est soit impossible – sauver un accidenté entre la vie et la mort, par exemple – soit discutable : celui qui refuse la transfusion sanguine qui le sauvera doit-il être laissé à son triste sort et doit-on le laisser mourir parce que telles sont ses convictions religieuses ? Plus, qu’en est-il quand c’est un enfant qui est en cause et que ses parents, type témoins de Jéhovah, refusent pour lui cette transfusion qui le sauvera ? Il semble bien que les médecins quand il s’agit de la vie du patient soient en droit de ne pas prendre en compte le consentement du patient ou du tuteur du patient.
Si l’on revient au cas abordé en introduction, jusqu’à quel point le consentement, par masochisme, à des tortures sadiques est-il admissible ? Poussé jusqu’au bout, le masochiste demande la mort. Si je demande à un proche de me tuer et que je couche mon consentement sur papier devant notaire, quelle valeur aura ce consentement quand mon « euthanasieur » passera à l’acte ? On voit que l’on touche très vite les limites de cette notion de consentement.
En vérité, le consentement n’est souvent ni nécessaire ni suffisant !
La place que le consentement occupe dans la réflexion morale contemporaine est liée évidemment à l’affaissement général de la morale et au fait qu’il n’existe plus guère que le droit pour faire tenir ensemble les individus dans la « société liquide ». Mais précisément le droit est toujours, et c’est tant mieux, restreint dans son champ d’application à ce qui est strictement nécessaire, alors que la morale, non pas la morale abstraite, mais la morale pratique et communément admise (l’éthicité, dirait Hegel) est seule apte à guider notre jugement. Si dans certains pays – et ce sera immanquablement le cas de la France dans un avenir très proche – les jeunes gens ne peuvent plus flirter sans avoir signifié officiellement leur consentement (il existe pour cela des applications sur téléphone portable), c’est tout simplement parce que les règles élémentaires de la civilité se sont dissoutes, parce que la confiance mutuelle dans des valeurs morales communes n’existe plus, parce que la simple courtoisie, la retenue dans les rapports entre les sexes sont désormais tenues pour des prescriptions hors d’âge. Dans le cas Matzneff, le problème n’est pas le consentement (ou non) de Vanessa Springora, mais l’absence totale de sens moral de ce vieux porc célébré par l’intelligentsia parisienne – C’est d’autant plus vrai qu’en l’occurrence il ne s’agissait pas d’un accident, d’une faiblesse soudaine chez un homme touché par le retour d’âge, mais d’un comportement théorisé et assumé, au point qu’il en a longtemps tiré gloire auprès de ses pairs…
Certes, si l’on suit ce raisonnement, il faudra retourner à cette horrible chose qu’on appelle morale et admettre que tous les individus ne peuvent se ramener à l’équivalent général « individu consentant », admettre que les parents et les enfants, ce n’est pas la même chose, que les jeunes tout juste sortis de l’adolescence et les vieux barbons ne peuvent être interchangeables, et même, que c’est terrible à dire, que les rapports entre les sexes ont soumis à des règles de pudeur et que les sexes ne sont pas, eux non plus, interchangeables. Il faudrait aussi en profiter pour mettre en question cette société des individus, sevrés de toute communauté, et qu’on laisse désolés face à monde où dans chaque acte de sa vie il faut être l’entrepreneur de soi-même. Ici on touche clairement aux implications les plus politiques de ces affaires morales.

Denis Collin – le 23 janvier 2020

Résister à la barbarie

(Cet article a d'abord été publié sur la revue "L'Inactuelle")
Michel Henry publiait en 1987 un livre important, La barbarie, où il s’agissait de montrer que la science, telle qu’elle s’est instituée en discipline maîtresse, détruit la culture dès lors qu’elle est laissée à sa propre dynamique. Pour Michel Henry, cette science livrée à elle-même est devenue la technique, une « objectivité monstrueuse dont les processus s’auto-engendrent et fonctionnent d’eux-mêmes ». Corrélativement, les idéologies célèbrent l’élimination de l’homme et la vie est condamnée à fuir. Ce que Michel Henry analysait si lucidement voilà plus de trente ans a pris une ampleur considérable. L’élimination de l’homme est en cours, réellement et non pas seulement symboliquement à travers la destruction de la culture, qui était le centre de l’ouvrage de Michel Henry. Sous nos yeux se produit une véritable « transmutation posthumaniste » pour reprendre le titre de l’ouvrage collectif qui vient de paraître[1]. Le transhumanisme nous conduit au-delà de l’humain, vers un posthumain, puisque nous avons appris que l’homme doit être dépassé ainsi que le disait Nietzsche !

Vers le posthumanisme.

Le posthumain, en effet, n’est plus simplement un thème de science-fiction. Il est revendiqué par des gens très sérieux qui y voient l’avenir même du mode de production capitaliste et l’avenir de l’humanité. Ainsi, fort nombreux sont les membres des cercles dirigeants des entreprises de la « high tech », souvent basées en Californie, qui revendiquent cette recherche du posthumain. Les dirigeants de Google, Larry Page et Sergey Brin, sont des adeptes fervents de la recherche posthumaniste et l’une des têtes pensantes de cette entreprise, Ray Kurzweil, la défend avec ardeur dans de très nombreux ouvrages depuis maintenant près de trois décennies.
Pour Kurzweil, il y aura des gens implantés, hybridés, et ceux-ci domineront le monde. Les autres, qui ne le seront pas, ne seront pas plus utiles que nos vaches actuelles gardées au pré.
C’est Ray Kurzweil qui déclarait : « Il y aura des gens implantés, hybridés, et ceux-ci domineront le monde. Les autres, qui ne le seront pas, ne seront pas plus utiles que nos vaches actuelles gardées au pré ». Et encore ceci : « Ceux qui décideront de rester humains et refuseront de s’améliorer auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur. » Kurzweil n’est pas un illuminé : des milliers de dirigeants et de « faiseurs d’opinion » sont fondamentalement d’accord avec lui et œuvrent déjà dans ce sens. En France, le médecin et homme d’affaires avisé Laurent Alexandre est un des propagandistes les plus connus du nouvel évangile du posthumanisme. Mais derrière lui nombreux sont ceux qui partagent les mêmes idées quoique moins bruyamment.

La transmutation posthumaniste.

Bien qu’ils aient des angles de vue différents et des philosophies parfois divergentes, les auteurs de l’ouvrage La transmutation posthumaniste mettent en évidence les principaux aspects de ce qui se joue autour de cette affaire. Je propose de regrouper tout cela sous le terme « trans » : il s’agit bien de transgresser toutes les frontières, frontières des espèces, frontière entre les sexes, frontière entre l’homme et la machine. Toutes ces frontières peuvent être transgressées, nous dit-on, car l’homme peut devenir le maître de ce qu’il deviendra, dans la mesure où, premièrement, ces frontières doivent toutes être considérées comme des constructions sociales et où, deuxièmement, grâce à la science et à la technique, l’homme peut s’émanciper de ce qu’il considère comme un donné naturel. La transgression des frontières de l’humain nous conduira au posthumain – et ici il n’est pas nécessaire de faire des distinguos subtils entre transhumanisme et posthumanisme, puisque, dans tous les cas, c’est l’humain tel que nous le connaissons qui est réputé obsolète.
La transgression des frontières de l’humain nous conduira au posthumain – et ici il n’est pas nécessaire de faire des distinguos subtils entre transhumanisme et posthumanisme, puisque c’est l’humain tel que nous le connaissons qui est réputé obsolète.
Il y a plusieurs logiques qui s’entrecroisent. La première, la plus ancienne est celle qui s’appuie sur de prétendues données scientifiques pour organiser l’avènement d’une espèce d’humanité supérieure. L’idée que la technoscience permettra d’améliorer l’homme est déjà chez Descartes dans la dernière partie du Discours de la méthode où notre grand philosophe national décrit les promesses de la médecine qui non seulement garantiront la santé mais aussi permettront de rendre les hommes « plus habiles et plus sages ». Ce qui chez Descartes n’est qu’un vœu pieux semble pouvoir se réaliser quand la théorie de l’évolution va nourrir les idéologies eugénistes. Pierre-André Taguieff montre ici le lien de l’eugénisme classique (dont il rappelle combien il fut partagé aussi par des politiques et intellectuels de gauche), l’eugénisme nazi et les bricolages posthumanistes. De l’élevage des humains par les nazis à la sélection des gamètes pour obtenir des humains améliorés, il y a une continuité. Alors que les nazis devaient encore faire appel aux méthodes classiques de l’élevage des bêtes, la génétique et les « ciseaux à ADN » (CRISPR) promettent un eugénisme scientifique en évitant la nécessité d’éliminer brutalement tous les sous-hommes. Ils en seraient sûrement les premiers surpris – du moins pour certains d’entre eux – mais les promoteurs du posthumain sont de parfaits nazis, idéologiquement. Seule différence : nous sommes tous les sous-hommes, des « chimpanzés du futur » et eux, les savants, vont faire advenir la race des surhommes. Comment le posthuimanisme promeut l’élimination des valeurs traditionnelles issues des Lumières (liberté, égalité, fraternité), et pourquoi tout cela ne fait que reprendre l’idéologie nazie, Christian Godin le montre avec sa précision et sa clarté coutumières. Godin montre cependant que le posthumanisme est l’accomplissement du rêve libéral. Est-ce contradictoire ? Nullement : le libéralisme veut supprimer tous les obstacles à la domination des forts, comme l’a fort justement montré Domenico Losurdo dans sa Contre-histoire du libéralisme.

La négation des corps.

Ce courant ancien en croise un autre : celui qui veut abolir la différence des sexes et faire des enfants le résultat d’un « projet parental ». La « fabrique des bébés » est justifiée par les revendications des prétendues « minorités opprimées » qui se verraient dénier le droit à l’enfant par l’ordre patriarcal hétérosexuel… Les couples homosexuels ouvrent la voie : ils veulent pouvoir se faire fabriquer des enfants selon leur convenance. La « parenté d’intention » prend le pas sur la parenté biologique remisée au rang des vieilleries, bien que la technique ne puisse pas encore s’en passer complètement. Le bouleversement dans l’édifice du droit civil impliqué par ces notions extravagantes est souligné par la contribution d’Aude Mirkovic. PMA et GPA apparaissent maintenant comme les moyens de cette marche vers l’élimination de la procréation biologique dans la naissance des enfants.
Il y a dans l’idéologie posthumaniste toute une conception du corps, réduit à l’état de machine, transformable à volonté et totalement indépendant du sujet tout-puissant qui le modèle à sa guise.
Quand la députée Aurore Bergé affirmait, à propos de la loi instaurant la « PMA pour toutes », qu’il n’était question pour le gouvernement d’interdire la procréation par la méthode naturelle, cette bizarre dénégation avait valeur d’aveu. La PMA et la GPA ouvrent la voie à la fabrication des bébés à la demande et évidemment la demande sera « mettez-nous ce que vous avez de mieux, Docteur ! »
Le dernier pas est l’abolition pure et simple de la différence des sexes et la promotion du « transgenre » en tant que modèle de l’humanité future. L’article de Denis Collin montre que le « transgenre », avec l’invraisemblable et très glauque bricolage des opérations de « réassignation » de sexe, constitue le banc d’essai du posthumain. Il y a dans l’idéologie posthumaniste toute une conception du corps qu’interroge Anne-Lise Diet, un corps réduit à l’état de machine, transformable à volonté et prétendument totalement indépendant du sujet tout-puissant qui le modèle à sa guise.

Une transformation au service du capital.

Sans faire ici le compte-rendu complet de ce livre très riche, et dont on recommandera chaudement la lecture à tous ceux que ces bouleversements anthropologiques majeurs inquiètent, on soulignera ce paradoxe apparent : le triomphe de la technoscience biologique s’exprime par le développement d’une idéologie folle. Les Dr Frankenstein semblent avoir pris le pouvoir. La génétique combinée à l’Intelligence Artificielle annonce l’avènement d’une nouvelle espèce, comme dans la littérature ou le cinéma de science-fiction. L’un des auteurs du livre, Jean-François Braunstein s’était interrogé sur La philosophie devenue folle, et, aujourd’hui, c’est la technoscience qui est devenue tout aussi folle que la philosophie.
Le posthumanisme réalise les fins ultimes du mode de production capitaliste. Il est donc assez compréhensible que les secteurs les plus avancés du capital (les GAFA) soient les plus enthousiastes pour cette destruction généralisée de l’humain.
La raison en est à chercher dans la marche du mode de production capitaliste : la course à l’accumulation du capital, qui est le moteur de ce système « économique », suppose la course à la productivité d’une part et l’extension infinie du domaine de la marchandise d’autre part. C’est la domination du travail mort sur l’individu vivant qui en est l’aboutissement. De ce point de vue, le posthumanisme réalise les fins ultimes du mode de production capitaliste et rend l’humanité surnuméraire. Il est donc assez compréhensible que les secteurs les plus avancés du capital (les GAFA) soient les plus enthousiastes pour cette destruction généralisée de l’humain. Inversement, la critique du posthumanisme est devenue le préambule nécessaire d’une critique généralisée du monde dominé par le capital.
Denis Collin

[1] La transmutation posthumaniste. Critique du mercantilisme anthropotechnique. Éditions QS ? « Horizon critique, 2019, sous la direction de Fabien Ollier, avec les contributions de Isabelle Barberis, Michel Blet, Jean-François Braustein, Paul Cesbron, Denis Collin, Anne-Lise Diet, Emmanuel Diet, Christian Godin, Aude Mirkovic, Isabelle de Montmollin, François Rastier, Pierre-André Taguieff, Patrick Tort et Thierry Vincent.

dimanche 5 janvier 2020

Affaires de pédophilie : un nécessaire retour à la décence commune



Quelques considérations à partir de "l'afffaire Matzneff". [Une version courte de cet article a été publiée le 30 décembre sur le site du journal Marianne]

La pédophilie a toujours fait partie des mœurs des puissants. Sade donne sur ce plan un témoignage terrible. Dans la Philosophie dans le boudoir, il rappelle : « Néron, Tibère, Héliogabale immolaient des enfants pour se faire bander ; le maréchal de Retz, Charolois l’oncle de Condé, commirent aussi des meurtres de débauche : le premier avoua dans son interrogatoire, qu’il ne connaissait pas de volupté plus puissante que celle qu’il retirait du supplice infligé par son aumônier et lui sur de jeunes enfants des deux sexes. » Sade et combien d’autres ? Toujours le « divin marquis » donne la clé : « il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande ».
La domination sur les femmes trouve son prolongement dans la domination sur les enfants. Et la racine de toutes ces formes de domination n'est rien d'autre que la mise en esclavage de l'homme par l'homme. Lire ou relire Engels, même si on vous répète que c’est dépassé. On trouvera ces affirmations bien schématiques, mais on ne peut pas séparer en tranches distinctes les différentes formes de domination. Quand apparaît la domination de l’homme sur l’homme ? Nous n’en savons rien. Avec le néolithique, pensait-on et l’apparition d’un surplus social relativement important, peut-être avant – Brian Hayden la fait remonter quelques dizaines de milliers d’années plus tôt, avec les premières formes de sédentarisation (l’âge des cabanes cher à Rousseau). Mais quoi qu’il en soit, les systèmes de domination n’apparaissent qu’à un certain stade du développement de l’humanité et ne sont pas ancrés dans la différence chromosomique des sexes comme semblent le soutenir certaines féministes de l’école d’Antoinette Fouque. Que les femmes et les biens deviennent des biens dont on peut jouir à volonté, c’est propre à la société de classes, c'est-à-dire aux sociétés évoluées qui permettent la stabilisation d’une couche de dominants. Le trafic des humains en général et le trafic des femmes en particulier ne peuvent pas épargner les enfants. Bien au contraire : ils sont les plus faibles et leur vie ne vaut rien.
Évidemment, pendant des millénaires, on s’en est peu soucié. L’enfant étant « celui qui n’a pas la parole » (en latin l’infans est celui qui ne parle pas – fari) n’est presque pas un humain. On commence à se soucier des enfants à l’époque moderne et la pédophilie n’est devenue criminelle que tardivement et surtout dans les pays chrétiens bourgeois où sont proclamés « les droits de l’homme » comme droits « innés ». Situation du reste très contradictoire puisque dans son développement le capital va avaler la chair fraîche des enfants jusqu’à ce que les premières lois sociales du XIXe siècle.
Les contes avec ogres et grands méchants loups racontent aussi cette situation précaire des enfants. Et le peuple, de long temps, soupçonna vite, et parfois à juste titre, les puissants d’abuser sexuellement des enfants – ils les mangent symboliquement. Le puritanisme protestant a contribué à déplacer les accusations de pédophilie vers les classes intellectuelles et artistiques aux mœurs dissolues. Matzneff n’est vraiment pas un cas isolé. On se souvient d’un chanteur français célèbre, homosexuel, accusé d’avoir un amour immodéré des petits garçons. La grosse différence avec Matzneff est que cette pédophilie est revendiquée et qu’elle fut longtemps défendue par toute une frange de l’intelligentsia, principalement de gauche, mais pas seulement, puisque Matzneff mangeait à tous les râteliers.
Précisons encore un point : la pédophilie n’est pas réservée aux classes dominantes. On a de bonnes raisons de penser que le viol des enfants et l’inceste sont aussi bien répandus dans les classes populaires. La différence est ceux qui s’en prennent aux enfants sont très mal vus – le sort des violeurs d’enfants dans les prisons est bien connu – et qu’il n’y a de présentateurs de télévision et de doctes intellectuels pour défendre les coupables.
On peut éclairer autrement ces questions. L'immense mérite de Freud est d'avoir montré que la civilisation repose sur l'interdit et l'ordre de la Loi qui définit la « logique des places ». L'Œdipe indique que les pères ne peuvent être les partenaires sexuels des enfants et pas plus les mères et que l’amour des enfants pour le père, la mère ou l’un de leurs substituts doit être refoulé pour être converti en désir de devenir adulte et d’aimer quelqu’un de son âge. Horrible apologie de la société patriarcal, lit-on ici et là. Et d’ailleurs, tout le monde branché sait ça : Freud est obsolète.
Le démontage systématique de Freud par le « libéralisme libertaire » et l'exaltation des « machines désirantes » accompagnent le mot d’ordre fameux, « il est interdit d’interdire », et un autre non moins fameux, « Jouir sans entraves, vivre sans temps morts ». Les propagateurs de ces absurdités sont encore vivants et « du côté du manche », c'est-à-dire du pouvoir. C’est le bouillon de culture où se sont fabriquées les horreurs dont on feint de s'offusquer maintenant. Pousser des cris d'orfraie aujourd'hui contre Matzneff (qui ne l’a pas volé) et se réjouir de toutes les nouvelles transgressions qu'on nous propose là où domine l'idéologie « trans » (du transgenre au transhumanisme, toutes les frontières doivent être franchies), tout cela est assez étrange. Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes », fait-on dire à Bossuet. Quand des philosophes à la mode, loués sur France-Culture, célèbrent la zoophilie (Donna Haraway), « l'avortement post-natal » (Peter Singer) et l'euthanasie des vieux dont la vie n'a plus de valeur (encore Singer), au nom de quoi peut-t-on condamner la pédophilie ? On invoquera le consentement, comme dans l’éthique minimale, mais le consentement n’est souvent que l’alibi de toutes les servitudes – voir Michela Marzano, Je consens donc je suis, qui démonte clairement cette idéologie du consentement (PUF, 2006). Si le corps n'est qu'une matière à notre disposition, pourquoi certains corps, celui des enfants par exemple, garderaient-ils leur caractère « sacré » ? Encore une fois, la pédophilie n’est pas un produit de la folie post-moderne, mais celle-ci développe toutes les prémisses de sa justification théorique et de sa pratique en toute « bonne conscience ». Le libéralisme libertaire, plutôt « de gauche », peut d’ailleurs faire facilement sa jonction avec la mentalité élitiste libérale d’une certaine « droite » qui se pense comme « la race des seigneurs » et s’accorde facilement les privilèges qu’elle refuse au commun des mortels – Matzneff, idéologiquement de droite, a su faire la fonction de ces deux tendances.
Bref si on était sérieux, si on n'était pas dans un énième gadget médiatique, les affaires Matzneff, Cohn-Bendit, le rappel des déclarations de soutien à la pédophilie dont nombre d’intellectuels parmi les plus prestigieux n’ont pas été avares (par exemple les pétitions de soutien à trois pédophiles, parues dans Libération et le Monde en 1979 et signées en par tout le gratin de l’intelligentsia française), les protestations contre les « people », devraient servir à une mise en question générale des mœurs de notre époque. Retrouver des idées simples : les enfants et les adultes ne sont pas sur le même plan, ils n’ont pas le même statut ; ce qu’on autorise entre adultes ne doit pas englober les enfants ! On n’est pas obligé de sur-sexualiser l’instruction en développant des prétendus enseignements sur les « phobies » modernes. On ne peut faire des leçons de morale tout en promouvant comme symbole de la culture des « chanteurs » (sic) qui ne parlent que de « sucer des bites » et « enculer » tel ou tel. On interdit la vente d’alcool aux mineurs, pourquoi se refuse-t-on à leur interdire la pornographie ? Pourquoi peut-on vendre tranquillement, et non dans les sexshops, des magazines pour adolescentes ou des sites qui leur sont destinés et qui indiquent tous les moyens de procurer du plaisir aux garçons – entre « connaître sa famille pour Noël » et quelques recettes de cuisine, on peut facilement apprendre comment réussir une fellation. Il y a dans la dénonciation médiatique de la pédophilie de grandes manifestations de tartufferie.
Le livre de Vanessa Springera qui est à l’origine de l’affaire Matzneff s’intitule Le consentement. La jeune fille qu’était à l’époque l’auteur était consentante. Au sens strict du terme, elle n’a pas été violée et Matzneff peut même s’offrir le luxe de parler d’histoire d’amour. Qu’une jeune fille puisse être amoureuse d’un écrivain qui était pour elle un homme prestigieux et un substitut paternel et qu’un homme de la cinquantaine puisse désirer cette « jeune fille en fleurs », on le comprend facilement. Mais le passage à l’acte était et reste interdit : car ni le désir ni le consentement ne font pas loi et seule la loi fait la loi ! Les mineurs sont mineurs et doivent être protégés, y compris et peut-être d’abord contre eux-mêmes. Du coup les partisans de la « morale minimale », à la Ruwen Ogien (RIP !) devraient profiter de l’occasion pour faire leur examen de conscience. La morale minimale, c’est tout simplement le droit du plus fort d’imposer, par la force ou par la persuasion, sa loi au plus faible.
Contre l’indécence généralisée, il faudrait retrouver la décence commune, c'est-à-dire la force de la morale.
Le 5 janvier 2020 – Denis Collin

dimanche 15 décembre 2019

La religion de la consommation

Il est des commencements célèbres. La Recherche de Proust : « Longtemps, je me suis couché de bonne heure ». Ou Aurélien d’Aragon : « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide ». Le Capital de Marx propose lui aussi un incipit célèbre : « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste apparaît comme une gigantesque collection de marchandises ». « La richesse apparaît » dit Marx. Apparaît mais n’est pas cela ! Car la richesse n’est pas faite de marchandises ou pas seulement de marchandises. L’air, l’eau des sources, de la rivière ou de la mer, les paysages, les beautés que les siècles passés nous ont laissées à admirer, l’amitié et l’amour, voilà de vraies richesses ! Et ces richesses ne sont pas des marchandises. Même les biens que l’on pouvait accumuler dans les sociétés archaïques, toutes ces réserves de nourriture que l’on pouvait consommer d’un coup dans un potlatch, ce n’étaient pas des marchandises. La domination de la marchandise, voilà ce qui fait le propre de nos sociétés, depuis maintenant quelques siècles, mais qui prend aujourd’hui des formes particulièrement aiguës, ne laissant plus guère de place à ce qui pourrait n’être pas marchandise.
Pour qu’une chose soit une marchandise, il faut d’abord qu’elle soit produite, d’une manière ou d’une autre, par le travail humain, mais plus encore il faut qu’elle soit consommée à travers l’achat sur un marché. C’est pourquoi, à partir de la deuxième partie du XXe siècle, certains auteurs (je pense d’abord à Marcuse et aux théoriciens de l’école de Francfort) ont commencé à parler de « société de consommation ». C’était l’époque de l’accès généralisé à l’électro-ménager, aux choses en plastiques, aux autos pour le grand public. L’époque où Boris Vian chantait les « arts ménagers », l’époque où Georges Pérec écrivait « Les choses », l’époque des « trente Glorieuses » et de « Moulinex libère la femme ». On pourrait critiquer ce concept de « société de consommation », alors même que la plus grande partie de l’humanité reste privée du nécessaire, de l’eau, de nourriture saine et en quantité suffisante, de soins, etc. Et pourtant, ce concept peut être conservé et précisé pour trois raisons :
1)     La pauvreté persistante et parfois grandissante et les menaces qui pèsent sur l’avenir même de l’humanité découlent de la frénésie de consommation qui est le ressort de toute la vie sociale et économique. Ce que consomme la société de consommation, c’est le monde des humains.
2)     L’accumulation illimitée du capital est la finalité délirante de notre « système économique », et pour cette raison la consommation n’est plus le moyen de satisfaire les besoins humains, mais le moyen de stimuler la production pour augmenter la consommation pour stimuler la production. Nous sommes comme les hamsters qui tournent dans leur roue pour manger.
3)     La consommation revêt un caractère religieux, découlant de ce que Marx appelait « fétichisme de la marchandise » et en cela elle modèle les consciences et les comportements.
(1)
Si on veut distinguer le mode de production capitaliste de tous les modes de production antérieurs, on peut dire, schématiquement, que tous les modes de production antérieurs reposaient sur la nécessité de satisfaire les besoins : produire permettait de faire vivre assez mal les plus pauvres, les producteurs, et assez bien, les classes dominantes. La consommation ostentatoire était un des éléments nécessaires pour aider les dominants à montrer leur puissance et assurer ainsi leur domination sur les dominés. Avec le mode de production capitaliste, les choses changent. D’abord la consommation des dominants n’est pas du tout le but du système. L’éthique protestante (lire Benjamin Franklin) est une éthique dans laquelle le travail n’a pas d’autre finalité que l’accumulation. Se priver du luxe, refuser la consommation ostentatoire sont des comportements vertueux. Le but du mode de production, c’est la production de la survaleur pour permettre l’accumulation du capital. « Valorisation de la valeur », dit Marx. Et rien d’autre ! Ne parlons pas des besoins des ouvriers, qui, si minces qu’ils soient, sont toujours trop importants pour le capitaliste en lutte pour faire baisser ce damné « coût du travail ».
Problème : si ni le capitaliste ni l’ouvrier ne consomment, qui consommera les marchandises produites par le mode de production capitaliste ? Une partie importante de ces marchandises est consommées dans la production capitaliste elle-même : pour produire, il faut des machines, des matières premières, des produits semi-finis, etc. C’est tout ce que Marx, dans ses analyses du livre II du Capital fait entrer dans le secteur I, le secteur II étant celui des biens destinés à la consommation finale. Le problème, c’est que le secteur II trouve les moyens d’acheter les marchandises du secteur I en vendant ses marchandises, ses automobiles, ses plats préparés ou ses téléphones portables. Rosa Luxemburg, confrontée à cette question supposait que les capitalistes avaient donc toujours besoin de trouver des acheteurs en dehors de la sphère propre du mode de production capitaliste, comme les Anglais obligeaient les Indiens à acheter leurs tissus ou les Chinois à consommer de l’opium. Mais au fur et à mesure de l’expansion du mode de production capitaliste, il fallait trouver de nouveaux marchés et, la Terre étant limitée, un jour arriverait où ce ne serait plus possible et alors éclaterait la crise finale du capitalisme.
En fait le capitalisme a « trouvé » une autre solution : crises et guerres permettent de détruire massivement des marchandises et du capital et de relancer la machine économique. La dette publique, les investissements dans l’économie d’armement, toutes les formes du capital fictif permettent d’administrer au mode de production capitaliste des drogues qui temporairement éloignent le mal : encore un instant, monsieur le bourreau !
Cette analyse classique du mode de production capitaliste au XXe siècle n’est cependant pas suffisante. La course à la productivité du travail et à l’innovation technologique combinée à la pression de la « lutte des classes », c'est-à-dire à la lutte du travail contre le capital pour la défense du salaire ont conduit au développement d’une consommation de masse qui a ouvert de nouveaux champs d’accumulation du capital. L’électricité s’est répandue avant l’eau courante, parce que l’électricité permettait de vendre toutes sortes de produits nouveaux (je connais bien des villages où on avait réfrigérateur, lave-linge et télévision avant d’avoir l’eau courante). Si l’économie d’armement a joué un rôle fondamental dans la croissance des « trente glorieuses », la « société de consommation », née d’abord aux États-Unis a été le deuxième pilier de cette période de prospérité relative qu’aujourd’hui on regarde encore avec une certaine nostalgie.
La consommation de masse a permis de recycler immédiatement les concessions que la classe dominante avait dû faire aux dominés. Selon le principe de M. Ford (un bon américain social favorable aux nazis), si les ouvriers sont mieux payés, ils achèteront des Ford T et cela finira par rentrer dans la poche … de M. Ford. Les mêmes idées se sont développées en même temps en France avec André Citroën et Allemagne où Hitler fait construire la Volkswagen – rappelons que le premier ministre de l’économie du gouvernement nazi fut le docteur Schacht, un disciple allemand de Keynes. Une fois que le cycle est mis en route, il doit tourner à vitesse toujours accélérée. Il faut produire plus pour consommer plus pour qu’on produise encore plus… Ce qui implique aussi l’effondrement de la valeur des marchandises produites. Pour une part, cet effondrement est lié au remplacement des objets de la vie courante par de la camelote. Mais ce n’est qu’une partie et sans doute la moindre de ce qui se passe. Il faut surtout que de nouvelles marchandises moins chères et plus attrayantes arrivent sur les marchés à flux continu, donc des marchandises toujours plus performantes techniquement et une course en avant incessante vers les « hautes technologies ».
Profitons-en pour dire un mot de « l’obsolescence programmée ». Cette idée me semble assez mal fondée. Les capitalistes peuvent se mettre d’accord pour ne pas produire des marchandises trop solides, pour faire des frigos qui tombent en panne, etc. Et effectivement ils ne se privent pas de fabriquer des choses à durée de vie brève. Mais dans le même temps, on sait que la fiabilité de beaucoup de nos biens a fait des progrès énormes (il suffit de considérer l’automobile pour en être convaincu). L’obsolescence n’est pas seulement technique : elle est d’abord morale. Un téléphone qui a dix ans peut très bien marcher, il est pourtant devenu « ringard » et seuls les vrais snobs peuvent encore sortir avec fierté leur Nokia 2003 !  En outre, la technique fait système – c’est même sa caractéristique fondamentale – et donc chaque élément du système doit être accordé avec les autres éléments. Le nouveau logiciel que vous installez sur votre ordinateur bloque tout alors que, quelques minutes auparavant votre ordinateur vous rendait de bons et loyaux services. Dans le cas de l’automobile, où on ne vous installe pas encore une nouvelle version du système d’exploitation tous les matins, il faut avoir recours aux mesures de l’État pour éliminer les véhicules qui font de la résistance. Ainsi les mêmes autorités qui laissent sans contrôle les usines Seveso comme Lubrizol déclarent que telle voiture pollue trop et doit être envoyée à la casse. Comme la majorité du parc français était « diéselisée », on a lancé une campagne contre le diesel … au profit de l’électrique. Demain ce sera autre chose, avec d’autres plans de mise à la casse. L’obsolescence programmée n’est pas exactement là on a l’habitude de la situer !
Quoi qu’il en soit, le ressort de nos sociétés est bien la course à la consommation. Ce qui était bien d’usage devient objet de consommation. Le jetable est passé des mouchoirs aux produits informatiques (imprimantes, téléphones portables). Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt avait noté cette transformation radicale de la condition humaine. À peine produites les choses doivent être consommées, c'est-à-dire détruites. Mais en vérité ce qui est consommé, ce ne sont pas seulement les choses produites par l’industrie humaine, c’est le monde que nous habitons, notre « écoumène » (pour parler comme Augustin Berque). Combien de milliers de tonnes de terre faut-il remuer pour obtenir ces précieuses terres rares si indispensables à nos écrans tactiles ? Combien de paysages faudra-t-il saccager pour continuer d’installer des éoliennes ? Combien de millions d’hectares déjà déforestés pour les prétendus « agrocarburants » qui sont surtout des « thanato-carburants » ? Et combien de millions de kilomètres carrés d’océan pour nos déchets ? Mais la frénésie n’a pas de limites : c’est l’humain lui-même qui entre dans le cycle de la consommation : ovocytes et spermatozoïdes sont des produits commerciaux comme les autres et porter un enfant un boulot comme un autre. Comme le disait l’inénarrable Pierre Bergé, parangon de la gauche caviar-champagne, les travailleurs louent bien leurs bras, pourquoi les femmes ne loueraient-elles pas leur ventre ? Tout doit tomber dans la sphère de la consommation, c'est-à-dire de la marchandisation généralisée.
(2)  
Dans tout cela, il faut souligner ce que Michel Henry nomme « inversion de la téléologie vitale » et cette inversion est propre au mode de production capitaliste. L’échange marchand simple, celui qui découle de la division du travail dans toute société un peu développée, suit le cycle M-A-M (marchandise-argent-marchandise). Je produis une marchandise que je vends contre de l’argent afin de me procurer une autre marchandise dont j’ai besoin. Au point de départ, il y a l’activité productive, celle du travailleur, et à la fin du cycle, il y une marchandise qui ne compte pas pour sa valeur mais pour ses qualités physiques propres à satisfaire un besoin, quelle que soit la nature de ce besoin, qu’il s’agisse du besoin spirituel (par exemple un volume d’œuvres des Stoïciens) ou d’un besoin en spiritueux (par exemple une bouteille de grappa d’amarone !). La vie est au point de départ et elle se retrouve à l’arrivée. Le mode de production capitaliste, c’est exactement l’inverse. Au point de départ, il y a l’argent (qui est lui-même du travail gélifié, coagulé sous sa forme la plus abstraite, puisque la valeur n’est, en dernière analyse, que du temps de travail) et à l’arrivée il y a de l’argent en quantité supérieure. Marx symbolise cela : A-M-A’. Au point de départ du travail mort et à l’arrivée, le caput mortuum du processus, de l’argent, c'est-à-dire encore du travail mort. Le cycle capitaliste est donc un cycle de mort. C’est Thanatos, dirait Freud.
Dans ce cycle, la satisfaction des besoins n’est plus la finalité et la consommation n’est que le moyen qui permet au cycle de se poursuivre. Le hamster avance pour attraper sa nourriture et ce faisant il fait tourner la roue dans laquelle il est enfermé. Et ce hamster, c’est nous ! Je crois que la théorie de Keynes, bien qu’elle soit toujours en faveur dans une partie de la gauche, repose sur cette idée-là : la relance par la demande (augmentation des salaires ou investissements publics) n’a pas pour finalité la satisfaction des besoins ni la justice sociale, mais seulement la poursuite de l’accumulation du capital. Si les hommes cessent de consommer, c’est toute la machine qui va se gripper. Les gens qui roulent dans des voitures qui ont plus de cinq ans ou plus de 100 000 km sont des traitres à la cause sacrée de la croissance ! On devrait voir ça, dans tous ses effets désastreux, l’année prochaine, si on en croit les spécialistes de la prédiction économique – quoique les économistes soient essentiellement des gens très doués pour expliquer aujourd’hui pourquoi ils se sont trompés hier, selon le bon mot du regretté Bernard Maris.
Car la consommation n’a pas d’autre but que d’assurer la croissance ! Le système capitaliste ne fonctionne que tant qu’il peut assurer, d’une année sur l’autre, de la croissance. C’est là le signe le plus infaillible que ce système est condamné à moins qu’il ne nous détruise avant. Un économiste, Kenneth Edward Boulding (1910-1993, enseignant mais aussi poète et quaker) disait : « celui qui croit qu’une croissance exponentielle est possible dans un monde fini est soit un fou soit un économiste ». Nous pouvons tout de suite en conclure que nous sommes dirigés par des fous.
La société de consommation est donc une société où tout est mis sens-dessus-dessous : la fin devient un moyen et le moyen devient la fin, ce qui est mort remplace ce qui est vivant, le spectacle remplace le vécu. Les effets idéologiques sont considérables : puisque la consommation marche à l’innovation technologique, la technologie devient une force en elle-même, une force qui formate les esprits. Il est certain que jamais les machines ne penseront comme les hommes mais il est non moins certain que la soumission aux procédures machinales peut très bien conduire les hommes à penser comme des machines.
(3)
Le titre de cette conférence est « La religion de la consommation ». Après avoir planté le décor, il nous faut maintenant aborder de front cette question. Pour comprendre comment la consommation fonctionne comme une religion, il faut encore revenir à Marx et à ses analyses difficiles mais ô combien éclairantes concernant le fétichisme de la marchandise. Nous croyons tous que la marchandise est une chose simple, sans mystère et pourtant elle est bien, comme le dit Marx, une chose « métaphysique » qui ne cesse de nous jouer des tours. Pour comprendre ce dont il s’agit, il faut faire un détour par l’anthropologie à laquelle Marx emprunte le terme de fétichisme. C’est en effet dans le monde nébuleux des idées religieuses que l’on peut trouver le secret des rapports sociaux. « Dans ce monde-là (le monde religieux, NDLR), les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main humaine. J’appelle cela le fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises et qui, partant, est inséparable de la production marchande. »
Stricto sensu, le fétichisme est la croyance que les choses possèdent une âme, qu’elles peuvent agir sur les hommes. Le fétichisme est d’abord l’adoration des objets (d’où d’ailleurs l’analyse freudienne du fétichisme sexuel).  Quel rapport entre le monde de l’économie et l’adoration des objets ? Dans le monde de l’économie, ce monde dont Marx nous dit qu’il est un monde fantasmagorique, les choses prennent vie. Une marchandise en effet est une entité double : d’une part, elle est une chose matérielle, concrète, qui ne vaut que par son usage et d’autre part, en tant que produit du travail humain elle peut être échangée sur un marché. Pour tout dire, un objet produit par le travail humain n’est une marchandise que s’il est destiné à être échangé sur un marché. Dans l’échange sur le marché se passent deux choses :
1.     Les divers travaux humains qui sont complémentaires et renvoient à la division du travail apparaissent maintenant dépourvu de leur caractère social comme des marchandises en concurrence les unes avec les autres.
2.     Le travail humain qui a produit la marchandise disparaît, ne reste plus que du travail coagulé ou gélifié, comme le dit Marx, et la valeur semble maintenant appartenir à la marchandise elle-même.  
Il y a une vie « ésotérique », cachée, celle où les marchandises sont produites par le travail humain, et il y a une vie « exotérique », celle de la circulation, là où dominent les marchés et les marchandises, là où l’on peut oublier ce qui s’est passé dans la « salle des machines », avant que la marchandise ne vienne au monde et dans cette « surface » de la vie sociale, la production sociale des conditions de la vie n’apparaît que sous le déguisement de la concurrence. La coopération n’y existe que sous la forme de son contraire ! Voilà pourquoi le monde de l’économie est littéralement un monde de fous. L’investisseur qui prétend « faire travailler son argent » ne se distingue en rien, du point de vue des processus cognitifs, de l’adepte du vaudou qui pique une statuette pour faire du mal à son ennemi ! Le capitaliste qui soutient que le travail est un coût met la réalité cul par-dessus-tête puisque c’est précisément le travail qui produit la valeur.
L’idolâtrie des « marques » a maintenant plus d’adeptes que les religions idolâtres traditionnelles. Il est d’ailleurs à remarquer que si la société, jusqu’à nos jours, idolâtre encore les vedettes du rock ou de la pop, les coureurs cyclistes ou les joueurs de football, il s’agit, néanmoins, d’humains auxquels on peut s’identifier. Mais désormais, de plus en plus on idolâtre des choses : la quincaillerie estampillée des « marques », par exemple. Le « bling bling » lui-même est devenu autre chose que la consommation de luxe ostentatoire de jadis. Il ne s’agit pas de porter des lunettes ou une montre coûteuses que seuls les connaisseurs apprécieront à leur valeur, mais bien d’avoir des « raybans » ou une « rolex », c’est-à-dire des marchandises pures, des signes, et non des biens d’usage comme le sont les objets de luxe dans la société traditionnelle.
Ainsi, le monde des marchandises apparaît-il bien comme un monde de choses brusquement douées de vie. Mais cette vie n’est pas la leur ! C’est une vie factice dont l’apparence naît des rapports sociaux de production, mais ce n’est qu’un monde de fantômes. Cela nous ne le voyons pas, la plupart du temps, parce que dans l’activité pratique sensible de tous les jours tout se passe comme si nous n’avions affaire qu’à ces fantômes : les relations sociales n’apparaissent que sous la forme de l’échange des marchandises.
Ainsi, chez Marx, l’opposition personnel/impersonnel se double de l’opposition personne/chose. Si nous rapportons ceci aux catégories du marxisme standard traditionnel (base/superstructure ou réalité matérielle/idéologie) nous voyons que la « base », ce sont les rapports immédiats entre personnes (le procès de travail) et que la superstructure (l’apparence), ce sont les rapports « impersonnels » de la valeur. Autrement dit, la base, c’est ce qui est subjectif et la superstructure, c’est ce qui est objectivé, c’est-à-dire le monde de l’économie. Voilà ce qui a échappé à nombre de lecteurs distraits de Marx qui soutiennent que l’économie constituerait l’infrastructure de toute société. Non, l’infrastructure de toute société c’est la production sociale avec les modes de coopération et un certain type de rapports déterminés entre l’homme et la nature et l’économie n’est que la manière dont ces réalités se reflètent dans le cerveau de hommes.
Comment tout cela se traduit-il dans la conscience des individus ? C’est précisément cela qui intéresse tout particulièrement Marx. La conscience spontanée des individus émerge directement du processus de formation de la valeur. Les marchandises ont un double aspect : elles sont des valeurs d’usage et des valeurs (d’échange) et ces deux aspects s’excluent mutuellement (ce que je produis pour l’échanger n’a pas de valeur d’usage pour moi, mais seulement une valeur d’échange. Les travaux qui permettent de produire cette marchandise ont cette double nature : pour produite une chaise, il faut un travail concret particularisé mais quand la chaise est mise sur le marché, n’y reste que du travail abstrait : cette chaise vaut disons 2 kg de thé parce qu’il y a dans cette chaise et dans ces 2 kg de thé le même temps de travail social, la même quantité de travail abstrait. Le « cerveau des producteurs » – c’est-à-dire le processus de prise de conscience du réel – reflète ce « double caractère social des travaux privés », producteurs de valeurs d’usage et producteurs de valeur, mais seulement « sous les formes qui apparaissent pratiquement dans le trafic, dans l’échange des produits », bref uniquement sur le marché. Ainsi le cerveau « reflète le caractère social d’égalité de ces travaux divers sous la forme du caractère de valeur qui est commun à ces choses matériellement différentes que sont les produits du travail ». Bref, le travail concret a disparu et ne reste plus que les valeurs, des quantités pures (exprimables en argent) et qui, seules, intéressent les « acteurs » de ce marché. Voilà comment les hommes sont amenés à transférer aux choses les propriétés qui sont les leurs exactement comme ils transfèrent leur propre être dans la personne imaginaire des dieux.
L’économie politique, telle qu’elle s’est constituée depuis le XVIIe siècle, porte donc sur une « apparence » que les individus prennent pour la réalité non parce qu’ils seraient trop peu intelligents, ou parce qu’ils seraient « intoxiqués » par l’idéologie, mais bien parce qu’elle est le résultat d’un processus social « naturel ». L’économie politique, donc, reflète les processus qui constituent la réalité et les dissimule en même temps. Exactement comme la religion.
Pour Durkheim, la religion est un fait social et même le « fait social total », dira plus tard Marcel Mauss. Qu’est-ce que cela veut dire ? Un fait social est un fait suffisamment général dans une société donnée et qui s’impose aux individus indépendamment de leur psychisme individuel. La religion est bien un tel fait social. Mais c’est un fait social particulier qui repose sur la séparation entre le profane (ce qui, étymologiquement, est devant le temple, pro fanum) et le sacré. La religion ne suppose pas nécessairement la croyance en un ou des dieux. La consommation est bien un fait social puisque c’est un fait général (on parle à juste titre de société de consommation), qui s’impose aux individus indépendamment de leur propre psychisme. La publicité qui envahit notre monde annonce le nouvel évangile et conditionne les esprits par la répétition des slogans comme dans les rituels religieux (dont Freud avait bien montré le rapport avec les comportements obsessionnels) ou dans les pratiques des sectes. Mais la consommation fonctionne aussi comme une religion en opposant le profane et le sacré. Les hypermarchés sont des temples de la consommation où est mise en scène l’adoration des choses. La possession d’un certain genre de gadget vaut la possession d’un vrai morceau de la vraie croix du Christ – voir les pèlerinages devant les Apple Store pour la nativité d’un nouvel « aï-truc ». Et comme la religion, la consommation vise à combler nos angoisses mais n’y parvient jamais véritablement (on sait bien que les croyants ont largement autant peur de la mort que les athées). La frustration ne cesse de se renouveler et le dieu exige sans cesse de nouveaux sacrifices.
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Vous me direz : certes Dieu n’existe pas mais l’i-phone existe ! C’est l’ultime illusion religieuse.  Ce qui existe, c’est un truc en plastique et en circuits électronique qui permet éventuellement de téléphoner, de faire des tas de choses sauf griller le pain et passer l’aspirateur. Mais ça c’est un très bête téléphone portable. L’i-phone, en revanche, en tant que tel, n’est qu’une idée, un fétiche. C’est le nom qui compte et pas la matière et du coup l’i-phone n’a pas de matière, il est une idée pure, un signe. Et un signe, ça ne téléphone pas ! Exactement de la même façon que « le concept de chien n’aboie pas ».
Il y a cependant une différence importante entre la consommation et les religions traditionnelles. Ces dernières reposaient sur la sublimation : répression pulsionnelle compensée par une satisfaction narcissique – je suis chaste, je me prive mais Dieu m’aime, moi tout seul ! Il suffit de lire les Confessions d’Augustin d’Hippone pour voir, dans une clarté presque aveuglante, que c’est cela le ressort le plus profond de la foi. Par contre, la consommation ne vous demande pas de vous priver. Au contraire : il faut donner libre cours à tous vos désirs : la promesse extatique n’est plus liée à l’abstinence mais au contraire à la frénésie. Cela fait immanquablement penser à certains groupes gnostiques des débuts de l’ère chrétienne qui pensaient que l’on devait accélérer la venue de la fin des temps et donc se débarrasser du corps non par la privation mais par la jouissance la plus totale.
Mais la consommation n’est pas un remake de la « révolution sexuelle », une nouvelle façon de jouir sans entrave et de vivre sans temps mort, selon le slogan fameux du groupe maoïste VLR, dont l’un des rescapés, Roland Castro est devenu un thuriféraire du pouvoir actuel. La jouissance n’est plus très bien vue, sauf la jouissance qui implique des artifices techniques, la jouissance des posthumains en devenir. La consommation propose bien une sorte de désublimation, mais pas une libération pulsionnelle incontrôlée, pas le retour triomphant d’Éros, mais une désublimation contrôlée, soumise au principe de rendement et au ROI (Return On Investment) capitaliste. Ici, c’est évidemment Herbert Marcuse qui avait très bien vu tout ce qui se tramait derrière cette société de consommation et on devrait ici lire ou relire cet excellent auteur de L’homme unidimensionnel ou de Éros et Civilisation, deux œuvres majeures de notre époque.
De quoi s’agit-il au total ? il s’agit d’un de ces cultes de la mort dont notre époque a le secret. « Tout doit disparaître ! » voilà le mantra de la société de consommation. Tout ce qui est vivant doit mourir soit par destruction pure et simple, soit par remplacement par une chose inerte. Pourquoi remplacer le vivant par l’inerte ? Par ce que tout ce qui est objet de consommation est tellement mieux, tellement plus réussi, tellement plus achevé. Pourquoi manger la viande d’un bœuf qui n’a pris la peine que d’engraisser tout seul dans son pré, en broutant de l’herbe qui pousse naturellement ? Il faut remplacer tout cela au plus vite par un steak artificiel produit par l’industrie chimique. Toute activité humaine qui peut être remplacée par une machine doit l’être sans attendre. Même l’intelligence humaine doit céder la place à l’intelligence artificielle et à ses prouesses. On a aussi produit des programmes informatiques capables d’écrire des poèmes ou des romans. Là où l’humain met deux mois ou deux ans ou vingt pour écrire une œuvre, la machine en produit à la demande et presque autant qu’on le veut.
On faisait des enfants selon la bonne vieille méthode éprouvée ? Eh bien c’est terminé. Maintenant il faut passer au stade de la fabrication industrielle, c'est-à-dire remplacer la vie par l’industrie et ça s’appelle GPA, PMA, etc. Günther Anders évoquait la « honte prométhéenne », la honte que nous éprouvons face aux machines. Nous nous sommes vivants imparfaits, conçus sans plan, héritiers au petit bonheur la chance des gènes de l’un ou de l’autre de nos parents. La méiose est une véritable horreur ! Les machines au contraire sont conçues pour un but déterminé. Rien de trop, rien d’inutile dans la machine. Les humains artificiels, les humains mixés avec des robots, des humains dont la conception aura été réglée seront peut-être presque aussi beaux que des machines.
La société de consommation va nécessairement avec la mécanisation du monde, du plus petit détail aux plus colossales machines intégrées. Mais la mécanique est l’exact opposé du vivant.
Mais le plus radical est la destruction pure et simple. La société de consommation, c’est bien connu, est une productrice de gaspillages énormes. Ceux-ci ne sont pas un à-côté pénible de ces magnifiques progrès, mais la nature même de la consommation en tant qu’elle doit détruire pour que le cycle du capital puisse se poursuivre. C’est donc une religion sacrificielle : on sacrifie les prix pendant les soldes parce que tout ce qui est vendu à prix sacrifié va enfin disparaître. Ici on est encore seulement dans le symbolique. Mais la dilapidation des biens n’est là que pour marquer ce qui nous manque, la dilapidation des vies humaines, comme les sacrifices gigantesques qu’organisaient les Aztèques (Georges Bataille évoque le chiffre de 20000 sacrifiés par an pour rassasier le dieu Soleil). Nous avons organisé de grands sacrifices (deux guerres mondiales) et inventé des moyens de tuer en masse (les chambres à gaz et la bombe atomique). On parle d’holocauste à propos de la destruction des Juifs d’Europe parce que ce mot désigne un sacrifice où l’animal tout entier doit se consumer dans le feu. Ce qui manque à cette société de consommation, ce qu’elle se refuse à faire et qui pourtant la taraude, c’est de passer enfin aux choses sérieuses et d’en finir une fois pour toutes avec l’humanité. Marco Ferreri avait produit une fable sur cette société, La Grande Bouffe (1973) qui avait le mérite non seulement d’être un film parfaitement dégoûtant mais aussi de dire la vérité de la société de consommation : le désir d’être mort.
Pour esquisser une conclusion.
La religion de la consommation est parfaitement adéquate au mode de production capitaliste. Mais elle montre par la même occasion que ce mode de production ne peut pas durer. C’est une mauvaise plaisanterie que parler de « développement durable » tant que le moteur de la production est l’accumulation de capital, c'est-à-dire l’accumulation du travail mort qu’il faudra régulièrement ressusciter par l’injection du sang du travail vivant, comme le vampire ne survit qu’avec le sang des vivants.
Comment en sortir ? On ne peut ici donner que quelques pistes.
1)     Refaire de la valeur d’usage la clé de la production. Définir l’usage, définir ce dont on a vraiment besoin et produire pour les besoins. Ai-je besoin d’une voiture qui peut rouler à 200 km/h quand la vitesse est limitée à 130 (et sans doute bientôt à 120) ? Ai-je besoin de manger des produits qui ont fait des milliers de kilomètres pour arriver dans mon assiette ? Si on excepte le café, le thé et les épices, on trouve tout ce dont on a besoin à portée de main. Il faut simplement réapprendre à faire la cuisine ! Combien de gadgets pourraient disparaître si on raisonnait sérieusement ?
2)     Raisonner en termes d’énergie et de matières premières consommées et non en termes monétaires.
3)     Abandonner la « science économique » et revenir à l’économie dans son sens premier : l’art de faire des économies, c'est-à-dire de bien gérer sa maison sans gaspillage.
4)     Au niveau national, planifier, c'est-à-dire prévoir et investir non en fonction du profit immédiat mais en fonction d’un plan à long terme – le train plutôt que l’automobile ou l’avion, le commerce de ville plutôt que les grandes zones d’achalandage, l’agriculture paysanne locale plutôt que le soja brésilien pour élever des poulets vendus aux pays du Golfe. La liste est longue et les citoyens seront assez grands pour l’établir eux-mêmes.
Je me refuse à employer le terme de « décroissance » parce qu’il nous place dans la même problématique que la croissance, mais en inversant les signes et parce que la croissance est absolument nécessaire pour un grand nombre de pays qui ont besoin de voir croître leurs biens, en eau, en nourriture, en confort, etc. Ceci n’empêche pas de penser qu’il faudra nous habituer à un peu plus de frugalité, surtout quand on a déjà tout pour vivre décemment. Mais cette transformation des mentalités et des manières de vivre n’est possible que si le renoncement aux satisfactions libidinales de la consommation trouve une compensation, et cette compensation au moins d’avoir ne peut être qu’un plus d’être. Plus de relations amicales – à nos jeunes et moins jeunes, apprendre qu’un bon vieux jeu de société en bois et en carton peut remplacer agréablement les jeux vidéo en ligne – plus de participation à la vie commune, aussi bien sur le plan politique que sur le plan culturel : bref une vie mieux remplie que cette vie vide dont on tente vainement de combler les gouffres par la consommation.  


(Conférence au Cercle Condorcet de l'Avallonnais - 13 décembre 2019)

Libéralisme, fascisme et autres catégories floues

On tient couramment comme évidente l’opposition entre le libéralisme et le fascisme (sous ses différentes formes). Dans « libéralisme », il y a liberté et le fascisme est d’abord caractérisé par la suppression de la liberté dans toutes ses acceptions. Si l’on spécifie ce que l’on entend par libéralisme, les choses deviennent plus compliquées. Le libéralisme peut être le libéralisme politique classique, celui de Locke, Montesquieu, Tocqueville, Stuart Mill ou John Rawls. C’est une doctrine qui concilie la liberté du commerce et de l’entreprise avec l’existence de libertés égales pour tous et des dispositions qui enrayent la tendance « naturelle » du pouvoir à abuser du pouvoir. Ce libéralisme modéré est compatible avec le républicanisme et même avec certaines formes modérées de socialisme. Mais il existe un autre sens du terme « libéralisme » : le libéralisme qui considère qu’aucune entrave ou du moins les entraves les plus réduites à la libre entreprise et aux possibilités que chacun a d’exploiter tous ses atouts. Ce libéralisme est antiféodal. Il s’oppose à aussi bien aux vieilles corporations qu’aux syndicats ou aux mutuelles. C’est le libéralisme de la loi Le Chapelier (1791) ou celui de Sieyès deuxième version, celui du Directoire. Ce libéralisme qui croit aux vertus du marché tout-puissant pourrait encore s’appeler « libérisme » à la mode italienne ; on l’appelle aussi « néolibéralisme », terme douteux parce que ce néolibéralisme n’est pas très nouveau et même aussi vieux que le libéralisme lui-même. En tout cas, c’est ce libéralisme-là dont je parle par la suite, laissant de côté le sympathique « libéralisme politique » qui, hélas n’existe plus guère.
Les libéraux (libéristes) sont rarement égalitaristes. Ils sont plutôt favorables à la domination de la « race des seigneurs ». La Controstoria del liberalismo de Domenico Losurdo donnait à ce sujet des indications importantes[1]. Losurdo rappelle comment les plus libéraux des politiciens américains du XIXe siècle ont souvent été des défenseurs intransigeants de l’esclavage. Les libéraux sont des partisans du « darwinisme social », c'est-à-dire de l’idée que la meilleure société est celle qui n’entrave pas la loi naturelle de la « sélection des plus aptes » et considèrent que tous les obstacles doivent être levés qui empêcheraient que la force des forts puisse se déployer pleinement.
Il y a, ici, un fond commun avec les bases idéologiques du fascisme et du nazisme. Évidemment fascistes et libéraux ne peuvent être confondus et parfois ils ont été des ennemis acharnés. Quand Mussolini proclamait la prééminence absolue de l’État dans tous les domaines, il ne pouvait obtenir l’assentiment des libéraux. Mais les libéraux peuvent parfaitement être racistes : Ford et Lindbergh étaient de bons nazis et Steve Bannon est un suprématiste blanc. Bolsonaro donne un exemple de ce mixte d'idéologie fascisante et d'ultra-libéralisme économique. Macron en est un autre exemple : le verticalisme, la supériorité affirmée des experts sur le suffrage populaire et les corps représentatifs de la société civile sont des traits communs aux libéraux (du genre Macron) et aux fascistes. La racine commune est facile à deviner : la compétition (« que le meilleur gagne »), tel est le seul moyen d'organiser la sélection naturelle des élites. Quand le directeur du CNRS (qui s’appelle maintenant « président-directeur-général ») présente comme inégalitaire et darwinienne la réforme qu'il propose pour son organisme, on est en plein dans cette idéologie libérale autoritaire qui perfuse un peu partout à partir des sommets du capital financier. L’idée que la lutte de chacun contre chacun est un moyen naturel pour améliorer l’homme et lui permettre de s’affirmer, est une vieille idée… éternellement remise au goût du jour selon des modalités différentes mais qui renvoient toute à un substrat biologique ou biologisant.
En effet, ce qui permet de rapprocher libéralisme et fascisme, c’est l’importance donnée à la biologie et à la technoscience comme moyen de façonner l’homme autant que l’organisation sociale. Cette confiance dans la science et la technique (dans la technoscience) entre en résonnance avec la dynamique propre au mode de production capitaliste. La technoscience est un facteur majeur dans l’augmentation de la productivité du travail et l’adoration des machines est une des figures obligées de la propagande fasciste, libérale ou stalinienne. Loin de libérer l’homme, la machine doit contribuer à la rationalisation de l’organisation de la production en faisant des humains des prolongements de la machines. Cette vision de la technoscience correspond complètement au « verticalisme » propre aux idéologies modernes.  Elle accompagne toutes les recherches visant à l’augmentation de la productivité du corps humain – généralement testées sur le terrain du sport.
De ce point de vue, les spécialistes du posthumanisme, de l'homme augmenté, les maniaques de la PMA, de la GPA s'inscrivent eux aussi dans cette mouvance qui vise à défaire la société (« il n'y a pas de société », disait Mrs Thatcher) et à instaurer la « lutte pour la vie » entre les hommes. La « conception bouchère » de l'humanité, dénoncée par Pierre Legendre, triomphe.[2]
Retenons que, si on ne peut ni ne doit confondre libéralisme et fascisme et encore moins utiliser le qualificatif de « fasciste » à toutes les sauces, les glissements de l’un à l’autre sont assez nombreux et peuvent permettre de comprendre un certain nombre d’évolutions du dernier siècle. Nous manquons certainement d’une analyse complète des formes nouvelles de domination et d’oppression. Le nazisme et le fascisme à l’ancienne étaient, pour le grand capital, des moyens coûteux face au danger à court du communisme. Aujourd’hui, le communisme ne semble plus très menaçant. Mais l’évolution même du mode de production capitaliste exige cependant un renforcement de la domination, des moyens de contrôle et de procédures visant à l’obéissance totale. La société industrielle technicienne, analysée par Marcuse dans L’homme unidimensionnel, est potentiellement une société totalitaire, bien que sous des formes plus « douces » que les sociétés totalitaires du XXe siècle. Il est possible que les catégories politiques héritées du XXe siècle soient par là-même devenues totalement inapplicables à notre présent. Voilà un champ de réflexion philosophique et politique qui est ouvert et qui attend qu’on y veuille bien travailler.
Denis Collin – le 15 décembre 2019  



[1][1] Domenico Losurdo : Controstoria del liberalismo. Laterza, Biblioteca Universale Laterza, 2005. 384 pages, Voir présentation par l’auteur sur Philosophie et politique : https://denis-collin.blogspot.com/2006/01/pour-une-contre-histoire-du-liberalisme.html
[2] Voir aussi  La transmutation posthumaniste, ouvrage collectif publié aux éditions QS ? (2019)

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

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