vendredi 14 février 2020

Quelques notes sur la première section du livre I du Capital de Marx


La « redoutable » première section

Tout le chapitre I est consacré à l’analyse de la marchandise ou plus exactement des formes que prend la marchandise. Pourquoi commencer par la marchandise ? Pour deux raisons étroitement liées :
1)       La richesse dans les sociétés dominées par le mode de production capitaliste « apparaît comme une gigantesque collection de marchandises »
2)       La marchandise est la « cellule » de la société bourgeoise. Elle contient en puissance tout le développement qui va suivre.
Ce point de départ repose lui-même sur une illusion : le fait que la marchandise apparaisse comme la forme élémentaire de la richesse ne fait pas d’elle cette richesse elle-même. En effet Marx ne cessera de dénoncer cette identification de la richesse à la masse des marchandises, puisque la richesse sociale comprend aussi des biens naturels (l’eau, l’air, le soleil, la nature) et humains qui n’ont aucune valeur et n’en constituent pas moins une richesse réelle. Cette remarque est extrêmement importante et comprend déjà en elle-même toute la critique de l’économie politique et du « matérialisme économiste » auquel on associe souvent le « marxisme ».
On ne commence pas par la marchandise pour des raisons généalogiques : en gros, on aurait d’abord la production marchande, puis la généralisation de la monnaie et enfin de capitalisme. Certes, on pourrait penser que cet ordre-là est, globalement l’ordre historique : il y a des échanges marchands avant l’introduction de la monnaie et la généralisation de l’usage de la monnaie précède le capitalisme. Mais la première section du Capital n’est pas un manuel d’histoire qui raconterait le prétendu passage de la petite propriété indépendante à la propriété capitaliste – il y a cependant des indications historiques importantes dans le livre I et notamment dans le chapitre XXIV consacré à La prétendue « accumulation initiale ».
La généalogie du capital est une généalogie logique, à partir du développement des concepts – c’est pourquoi elle peut paraître décalquer la logique hégélienne. La marchandise dont parle le chapitre premier n’est pas la marchandise que s’échangeaient les Grecs sur l’agora, mais la marchandise développée, telle qu’elle existe dans le mode de production capitaliste. Il suffit de lire les premières lignes pour le comprendre : « La marchandise est d’abord un objet extérieur, une chose qui satisfait grâce à ses qualités propres, des besoins humains d’une espèce quelconque. La nature de ces besoins qu’ils surgissent dans l’estomac ou dans l’imagination ne change rien à l’affaire. Pas plus qu’il importe de savoir comment la chose en question satisfait ce besoin humain, si c’est immédiatement en tant que moyen de subsistance, c’est-à-dire comme objet de jouissance, ou par un détour comme moyen de production. » (39-40)
Pour qu’on puisse parler du besoin en général, indépendamment de sa nature (besoin physique ou imaginaire) et indépendamment même de l’utilisation (consommation ou production), il faut avoir accompli un travail d’abstraction considérable. Il faut que la production soit maintenant entièrement dominée par la production de marchandise. Il ne viendrait pas à l’idée d’Aristote de considérer que le cordonnier satisfait le besoin en chaussures comme le philosophe satisfait les besoins spirituels de ses élèves. Ce sont deux domaines de la vie rigoureusement séparés. Au contraire, dans le monde capitaliste, la bouteille de cognac et la bible satisfont également des besoins, même si la dernière satisfait des besoins spirituels et la première des besoins en spiritueux. Notons aussi que les besoins ne se résument pas aux besoins vitaux, à ce minimum vital qui détermine le prix du travail dans l’économie de Ricardo et encore moins à cette « loi d’airain » de Lassalle qu’on retrouvera sous la forme d’une théorie de la paupérisation absolue, d’une théorie misérabiliste à mille lieues de la pensée de Marx.
Mais une marchandise n’est pas simplement une chose utile pour la satisfaction des besoins. Les chasseurs-cueilleurs ignorent la marchandise ! La marchandise se présente sous deux aspects, dit Marx, « selon sa qualité et selon sa quantité ». Ici commence la danse des catégories ! Qualité et quantité : voilà qui ouvre la voie à la compréhension de la marchandise comme valeur d’usage et valeur d’échange et ensuite à l’émergence de la « forme-valeur ».
L’utilité des choses, la multiplicité possible de leurs usages et les différentes unités de mesure sont des actes historiques. L’utilité d’une chose est sa « valeur intrinsèque » : elle ne dépend que des qualités de la chose elle-même. C’est la valeur d’usage : « La valeur d’usage ne se réalise que dans l’usage ou la consommation. Les valeurs d’usage constituent le contenu matériel de la richesse, quelle que soit par ailleurs sa forme sociale. Dans la forme sociale que nous avons à examiner, elles constituent en même temps les porteurs matériels de la valeur … d’échange. » (40-41)
Le contenu matériel de la richesse est la valeur d’usage : c’est très exactement l’objet premier de la bonne gestion de la maisonnée (« économique ») qui pourvoit tous les membres de cette maisonnée en biens d’usage dont la valeur réside dans leur capacité à satisfaire des besoins. Mais une valeur d’usage n’est pas nécessairement une valeur d’échange : elle ne l’est que dans la « forme sociale » spécifique qui est l’objet de l’étude du chapitre I. Elle pourrait très bien ne pas l’être et alors elle échapperait à la « science économique » conçue au sens moderne (en tant que continuatrice de l’économie politique née véritablement au xviie siècle). Dans les interstices de la société dominée par le mode de production capitaliste, restent de nombreuses enclaves dans laquelle la production de richesses n’est pas une production marchande, mais seulement une production de valeurs d’usage : la production domestique (cuisine familiale, jardin, bricolage), les systèmes d’entraide informels ou non, toute la partie socialisée de la production. La production y est certes insérée dans le marché puisque les moyens de production sont généralement achetés comme marchandises et payés en monnaie, mais on ne produit pas des marchandises.
La marchandise est donc caractérisée cette dualité de la valeur d’usage et de la valeur d’échange. Elle est « bifide » : en tant que valeur d’échange, elle n’a aucune valeur d’usage et inversement. Les deux formes s’opposent mais restent liées, bien que la valeur d’échange apparaisse indépendante de la valeur d’usage. « La valeur d’échange ne peut être, en tout état de cause que le mode d’expression, la « forme phénoménale » d’un contenu dissociable d’elle. » (41)
La « forme phénoménale », la surface de l’échange, là où se rencontrent nos échangistes, manifeste une substance non visible. Il y a donc une « économie exotérique » et un fondement ésotérique de l’économie. La formule n’est pas exacte, mais elle indique une piste. Les économistes après Marx lui reprocheront justement cette métaphysique de la valeur, prétextant que ce qui est objet de science est seulement ce qui est observable, c’est-à-dire l’échange entre une quantité déterminée de marchandise A et une quantité déterminée de marchandise B, tout le reste n’étant que « philosophie » ! Mais ces reproches manquent ce qui est l’objet propre de l’analyse de Marx : comprendre comment se forment ses catégories mentales à l’aide desquelles les hommes, à un certain stade du développement socio-historique, appréhendent leurs propres relations sociales. Au sens le plus strict, la première section du livre I du Capital est donc bien une phénoménologie des formes de la conscience sociale en général et des catégories « économiques » en particulier. Le très étrange « matérialisme » de Marx part ainsi de l’analyse des formes de la conscience.
Le problème initial est le suivant : comment deux marchandises qui par nature semblent incommensurables peuvent-elles se rapporter l’une à l’autre ? Comment peuvent-elles entrer dans un rapport déterminé ? Marx donne une analogie : pour comparer deux triangles quelconques, on peut les ramener à leur surface (b x h/2) laquelle n’a rien à voir avec la forme de nos triangles. « De la même façon, il faut réduire les valeurs d’échange des marchandises à quelque chose de commun dont elles représentent une quantité plus ou moins grande. » (42) Qu’est-ce donc que ce quelque chose de commun ?
1)       Ce ne peut être une propriété naturelle (les propriétés naturelles ne concernent la marchandise qu’en tant que valeur d’usage)
2)       Il n’y a qu’une « chose » commune à toutes les marchandises, c’est d’être des produits du travail humain.
Ce qui n’est pas le produit du travail humain, ce qui est immédiatement à portée de tous est une richesse, mais non une marchandise. Ce peut être une richesse naturelle (l’air, le climat, les paysages, l’eau – jadis !) ou une richesse sociale (les biens publics).
Mais en tant que valeur d’échange, la marchandise comme produit du travail humain a perdu aussi la particularité du travail qui l’a produite. Le quintal de blé est produit par le paysan et l’habit par les ouvriers de l’usine de confection. Mais en tant qu’ils s’échangent selon des quantités déterminées, est refoulée la sueur du laboureur aussi bien que le bruit des machines à coudre. La valeur d’usage est dans le corps des marchandises et c’est de ce corps qu’on fait abstraction maintenant : le monde de l’économie politique n’est donc pas le monde matériel des choses, de l’épaisseur du réel, c’est le monde des abstractions ; les purs esprits (la valeur d’échange séparée de son corps) y sont chez eux.
La marchandise en tant que valeur d’échange est le produit du travail humain abstrait. L’échange marchand est donc une abstraction du travail humain. Abstraction : cela veut dire qu’on lui a retiré quelque chose, ce quelque chose dont on fait abstraction, justement, c’est-à-dire ce qui en fait une chose singulière. Ce qui dit Marx est alors très décisif : « Considérons maintenant ce résidu des produits du travail. Il n’en subsiste rien d’autre que cette même objectivité fantomatique, qu’une simple gelée de travail humain indifférencié, c’est-à-dire de dépense de force de travail humaine. » (43)
En s’intéressant à la valeur d’échange, en en faisant son objet, l’économie politique s’occupe donc d’une objectivité fantomatique et réduit le travail à une « gelée », à un travail privé de vie. Marx parle encore de « cristallisation ». Ici, s’opère un passage conceptuel délicat. Dans la première forme, la marchandise se dédouble et elle apparaît comme valeur d’usage et valeur d’échange ; ensuite Marx, quand il étudie la marchandise abstraction faite de sa valeur d’usage, parle de valeur tout court. C’est bien la même chose, mais c’est une autre forme. La valeur, c’est « du travail humain abstrait objectivé ». Et une marchandise n’a de valeur qu’en tant que du travail humain est objectivé en elle. Vient ensuite la question : comment est mesuré le quantum de valeur ? La réponse est immédiate : « Par le quantum de substance constitutive de valeur qu’elle contient, par le quantum de travail. La quantité de travail elle-même se mesure à sa durée dans le temps, et le temps de travail possède à son tour des étalons, en l’espèce de certaines fractions du temps : l’heure, la journée, etc. » (43)

Le fétichisme

Il faudrait suivre en détail le développement des formes de la marchandises pour parvenir à le genèse de l’argent, forme adéquate de la valeur. Mais nous laissons le lecteur suivre ce chemin ardu. Nous passons au noyau dur de l’analyse marxienne. Marx soulève directement la question : « À première vue, une marchandise semble une chose tout ordinaire qui se comprend d’elle-même. On constate en l’analysant que c’est une chose très embrouillée, pleine de subtilités métaphysiques et de lubies théologiques. Tant qu’elle est valeur d’usage, elle ne comporte rien de mystérieux, soit que je la considère du point de vue des propriétés par où elle satisfait des besoins humains, ou du point de vue du travail humain qui la produit et qui lui confère ces propriétés. » (81)
On prend effectivement les marchandises pour des choses, sans mystère. Ce sont des choses sensibles, des choses dont les propriétés sont des propriétés physiques. La marchandise est une « chose sensible ordinaire ». Cela n’est vrai que tant que la marchandise est conçue uniquement comme valeur d’usage, comme un produit de l’activité humaine produit du travail concret, particulier, qui s’inscrit dans le métabolisme de l’homme et la nature. Cependant : « Mais dès lors qu’elle entre en scène comme marchandise, elle se transforme en une chose sensible suprasensible. » (ibid.) Une chose sensible suprasensible est évidemment une contradiction dans les termes ! Enfin, pas tout à fait.  Nous connaissons de très nombreuses choses qui sont tout à la fois sensibles et suprasensibles, les signes linguistiques, les tableaux, les sculptures, etc., mais peut-être toutes les « choses sociales » qui doivent toujours bien, en quelque manière être des choses sensibles sans quoi elles ne pourraient pas être sociales : un langage ni sonore, ni graphique, ni tout ce qu’on veut n’est pas un langage ! Un État sans bâtiments, emblèmes, policiers, etc. n’est pas un État.
Marx parle du « caractère mystique de la marchandise ». Ce caractère mystique ne provient pas de la valeur d’usage, qui est sans mystère, ni même des conditions de sa production. À ce sujet, Marx fait remarquer que toutes les sociétés sont obligées de se poser la question du temps de travail nécessaire à telle ou telle production. Et par conséquent, cela vaudra aussi dans une société communiste qui devra économiser au maximum le temps de travail nécessaire. « Dès lors que les hommes travaillent les uns pour les autres d’une façon ou d’une autre, leur travail acquiert lui aussi une forme sociale. » (82)
Le caractère mystique de la marchandise réside dans la forme marchandise elle-même. Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature : elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des producteurs au travail global comme un rapport existant en dehors d’eux, entre les objets. C’est ce quiproquo qui fait que les produits du travail deviennent des marchandises, des choses sensibles suprasensibles, des choses sociales. (82-83)
Ce faisant, Marx sort complètement du cadre imposé de l’économie politique classique. Celle-ci part de la marchandise, de la détermination des valeurs (ou plutôt des prix) et considère que c’est là réalité première, la seule réalité objective. S’il y avait une « économie marxiste », elle partirait de cette réalité objective. Or, Marx part lui de la genèse de cette réalité objective, c’est-à-dire des processus de constitution de cette objectivité dans les cerveaux des acteurs et cette objectivité est en fait le résultat d’un quiproquo !
Marx est sur la voie qu’empruntera la phénoménologie : les objets sont constitués à partir d’une opération qui donne à la conscience l’objet comme une chose extérieure, comme objet transcendant, à partir de l’activité propre de la sensibilité, c’est-à-dire de ce qui caractérise fondamentalement le sujet. Il aurait pu aller plus loin, en bon connaisseur de Hegel qu’il était. Mais ce qui l’intéresse, c’est la spécificité des modes sous lesquelles les choses sociales nous sont données comme telles : « Tandis que la forme-marchandise et le rapport de valeur des produits du travail n’ont rien à voir ni avec sa nature physique ni avec les relations matérielles qui en résultent. C’est seulement le rapport social déterminé des hommes eux-mêmes qui prend ici la forme fantasmagorique d’un rapport entre choses. » (ibid.)
Dans la forme-marchandise, il n’y aucun rapport entre la nature physique et la forme sous laquelle apparaît la marchandise. Dans la vision, il y a bien un rapport physique direct entre la chose et ce que le sujet perçoit comme étant l’essence de la chose. Or il n’en est rien dans le monde de l’économie. Le monde de l’économie politique est même décrit comme un monde « fantasmagorique », mais c’est cette fantasmagorie à laquelle les hommes sont assujettis quand la richesse sociale apparaît comme une immense accumulation de marchandises. Autrement dit, encore une fois, ce n’est pas une économie que propose Marx, mais bien une critique de l’économie, c’est-à-dire une critique du monde fantasmagorique. Et donc, l’échange marchand (et avec lui la circulation du capital) ne peuvent former une « base matérielle » pour comprendre les processus historiques, comme le croient les partisans du marxisme, à moins de considérer une fantasmagorie comme une « base matérielle », ce qui serait plutôt curieux. Il y a bien une base matérielle : c’est la production, c’est-à-dire l’activité des individus vivants qui nouent entre eux des relations sociales, mais cette activité n’est matérielle que parce qu’elle met en œuvre les corps et les esprits et manifeste leur puissance personnelle, subjective.
Mais en général les hommes en restent à l’attitude et prennent la forme phénoménale pour la réalité ultime. Pour comprendre cela, Marx focalise l’analyse sur « les zones nébuleuses du monde religieux » : « Dans ce monde-là, les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes, douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main humaine. J’appelle cela le fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises et qui, partant, est inséparable de la production marchande. » (83)
Le monde de l’économie est un monde fantasmagorique. Ce caractère fantasmagorique de la marchandise, Marx le nomme fétichisme (83). La première section du Capital apparaît comme une analyse des apparences et des formes de conscience engendrées par l’échange marchand. Au centre de cette analyse nous trouvons la théorie du fétichisme qui trouve son complément dans la théorie de la réification comme forme spécifique de l’aliénation capitaliste.
Marx organise son analyse autour du « caractère fétiche de la marchandise et son secret ». Donc pour comprendre les formes que prennent les rapports sociaux, Marx propose, non de considérer la méthode traditionnelle des sciences de la nature (qui ne peut que saisir les rapports entre objets quant à leur forme physique), mais bien un autre type de science, dont l’anthropologie religieuse donne les linéaments. Le concept de fétichisme avait été proposé par Charles de Brosses entre les années 1756 et 1760 pour définir toute « forme de religion dans laquelle les objets du culte sont des animaux ou des êtres inanimés que l’on divinise, ainsi transformés en choses douées d’une vertu divine ». 
Quel est donc le secret de la valeur ? Ce secret est dans la transformation que subissent les rapports entre les individus ; si les produits du travail humain prennent un « caractère énigmatique » dès qu’ils se transforment en marchandises, cela provient d’une triple métamorphose :
[1] L’identité des travaux humains prend la forme matérielle de l’objectivité de valeur identique des produits du travail. [2] La mesure de la dépense de la forme de travail humaine par sa durée prend la forme de grandeur de valeur des produits du travail. [3] Enfin les rapports des producteurs dans lesquels sont pratiquées ces déterminations sociales de leurs travaux prennent la forme d’un rapport social entre les produits du travail. (82)
Pourquoi en est-il ainsi ? Tout simplement parce que le caractère social des travaux ne se manifeste qu’à travers l’échange : chaque producteur produit pour le marché – il produit pour satisfaire ses besoins en produisant pour satisfaire les besoins d’un autre. L’intrication de ces producteurs constitue le caractère social de la production : à travers le marché s’organise et s’articule la division du travail et l’ensemble réalise une coopération spontanée de tous les producteurs. En vendant sa ½ tonne de fer, le producteur de fer ne cherche pas autre chose que les moyens d’obtenir par exemple 10 mètres de toile et 20 livres de thé, mais en même temps, il a produit le fer nécessaire à la fabrication des machines à café et des machines à tisser la toile. Les besoins de chacun sont satisfaits par la coopération de tous. Déjà Hegel, lecteur de Smith, avait bien mis tout cela en évidence. Et tout cela était déjà chez Aristote.
Mais, à la différence du travail fait en famille ou de la division du travail au sein d’un atelier, cette coopération n’est pas visible puisque chacun n’entre en contact avec les autres que par l’intermédiaire des choses à échanger, ou, plus exactement par l’intermédiaire de l’équivalent général, c’est-à-dire l’argent. Si le producteur de fer rencontrait le producteur de toile et procédait au troc, le caractère fondamental de l’échange apparaîtrait tout de même. Mais dans la société moderne, où domine l’échange par l’intermédiaire de « l’argent monnayé », comme on disait à l’âge classique, ce fétiche suprême, masque radicalement la réalité des rapports sociaux.
Ainsi : « Ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature ; elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des producteurs au travail global comme un rapport social existant en dehors d’eux, entre les objets. » (82-83)
D’où cette conclusion : la conscience sociale spontanée, celle de tous les acteurs, précisément en tant qu’ils sont des acteurs du processus de production et d’échange est une conscience tronquée, mutilée, une conscience qui fait apparaître comme extérieure aux individus leur propre activité. C’est donc bien une conscience aliénée. Mais encore une fois, cela ne vient pas du « bourrage de crâne » des spécialistes « bourgeois » en idéologie dominante, ce n’est parce que les chroniqueurs de la pensée unique occupent les ondes radio et télé, c’est tout simplement parce que c’est la réalité elle-même des rapports sociaux dans la société capitaliste, mais aussi dans une société non capitaliste qui conserverait les rapports marchands et continuerait de se soumettre à la loi de la valeur.
Autrement dit, encore une fois, ce n’est pas une économie que propose Marx, mais bien une critique de l’économie, c’est-à-dire une critique du monde fantasmagorique. Et donc, l’échange marchand (et avec lui la circulation du capital) ne peut former une « base matérielle » pour comprendre les processus historiques, à moins de considérer une fantasmagorie comme une « base matérielle ». Il y a bien une base matérielle : c’est la production, c’est-à-dire l’activité des individus vivants qui nouent entre eux des relations sociales, mais cette activité n’est matérielle que parce qu’elle met en œuvre les corps et les esprits et manifeste leur puissance personnelle, subjective. Pourquoi prend-on le monde de l’économie pour la véritable base ? Marx trouve  une analogie puisée dans l’anthropologie religieuse : « Dans ce monde-là, les produits du cerveau humain semblent être des figures autonomes douées d’une vie propre, entretenant des rapports les unes avec les autres et avec les humains. Ainsi en va-t-il dans le monde marchand des produits de la main humaine. J’appelle cela le fétichisme, fétichisme qui adhère aux produits du travail dès lors qu’ils sont produits comme marchandises et qui, partant, est inséparable de la production marchande. » (83)
C’est bien ce rapport fétichiste que naturellement adoptent les individus dès lors qu’ils deviennent des acteurs du « monde économique », c’est-à-dire du monde fantasmagorique dans lequel se déguise la production sociale des conditions de la vie.

samedi 25 janvier 2020

Sagesse païenne, à propos de livre de Thibault Isabel


Thibault Isabel, animateur de l’intéressante revue en ligne L’Inactuelle, « revue d’un monde qui vient » nous propose son Manuel de sagesse païenne (Le Passeur, éditeur). Le titre peut surprendre : qu’est-ce qui pourrait faire l’unité d’une chose appelée « sagesse païenne » ?  Quel point commun entre Confucius et Épicure ? Ou entre Plotin et Aristote ? Et comment faire place à Giordano Bruno et Spinoza qui, à l’évidence ne peuvent être classés parmi les païens et que Thibault Isabel convoque parmi les maîtres de sagesse auquel il se réfère. Mais, foin des pinaillages ! Le but de l’auteur n’est pas de proposer une histoire savante de la philosophie antique et moderne mais bien un « manuel de sagesse », c'est-à-dire un ensemble de préceptes, une conception cohérente de la vie bonne qu’il s’agit d’expérimenter, en usant pour cette tâche d’un syncrétisme très large. Et si cette sagesse est païenne, c’est parce qu’elle se tient soigneusement à l’écart de la tradition du christianisme, comme du judaïsme et de l’islam. L’auteur voit dans ces religions monothéistes l’expression des pouvoirs autoritaires centralisés, dont il se méfie comme la peste, lui dont le penseur moderne préféré en matière de philosophie politique est Pierre-Joseph Proudhon auquel il a consacré récemment un ouvrage, Pierre-Joseph Proudhon : L'anarchie sans le désordre (éditions Autrement, 2017).
Je ne suis pas certain que le lien qu’établit Thibault Isabel entre monothéisme et États centralisés autoritaires soit aussi clair qu’il le pense. L’Empire romain n’a pas attendu le christianisme pour devenir une grosse machine bureaucratique ; les « despotismes asiatiques » étaient polythéistes et les très tumultuaires républiques italiennes du Moyen Âge étaient très chrétiennes. Tout cela devrait sûrement être débattu, mais dans une autre cadre. Encore fois, ce n’est pas le propos central. Et sur le propos central, je dois dire que je suis d’accord pour l’essentiel. Car l’auteur du Manuel de Sagesse païenne nous propose de revenir une inspiration grecque antique au sens de ce qui est commun à tous ces philosophes, c'est-à-dire une « éthique de la mesure », une éthique du metron contre l’hybris. Trouver la juste milieu entre l’excès et le défaut, voilà ce qui guide toute la philosophie morale d’Aristote, et c’est aussi ce que propose Thibault Isabel. Quand on croit à l’existence d’un monde au-delà de notre monde, quand on croit à quelque transcendance divine, on peut être dans une position absolutiste : si Dieu existe, après tout, tout est permis. Mais si, comme l’auteur, on s’en tient à la vie terrestre et si on sait que l’on n’a pas d’autre vie que celle-là, qu’il nous faudra accepter le vie et la mort, la mort aussi comme condition de la perpétuation de la vie – les vieux doivent partir pour faire de la place aux jeunes – alors on se gardera de croire aux vérités absolues, immuables dans le temps et l’espace, mais sans s’abandonner au scepticisme, ni, ajouterais-je, au relativisme, car évidemment l’auteur d’un manuel propose des prescriptions valables pour tous.
Il s’agit de choisir le bonheur comme souverain bien, nous dit Thibault Isabel. Cela pourrait sembler une sorte de truisme, puisque, en philosophie, le bonheur est décrit le plus souvent comme le souverain bien. Nous cherchons en effet le bonheur pour lui-même et non comme moyen d’autre chose. Mais cela mérite d’être précisé : si Dieu, tout-puissant, est le Souverain Bien, je ne choisis pas le bonheur ici-bas, mais Dieu et je suis même prêt à renoncer au bonheur dans cette vallée de larmes qu’est notre monde pour atteindre une vie éternelle qui ne viendra qu’après la mort. Encore fois, cette croyance qui nous promet l’absolu nous détourne de la vie. À l’inverse, le bonheur, mot-clé de tous les eudémonismes grecs, au premier chef celui d’Aristote, des épicuriens ou des stoïciens, ne peut résider que dans ce qui est à notre portée, dans ce qui dépend de nous ici et maintenant. Et il dépend de nous de nous instruire et de nous éduquer, de nous tenir en bonne santé en cultivant notre corps.  Il dépend de nous de profiter sans excès pénible ou nuisible des jouissances que nous offre la nature, les jouissances de la nourriture ou de la vie sexuelle au premier chef. Mais le corps et l’esprit vont toujours ensemble et l’esprit trouve dans l’amour de l’art des joies intenses. Mener une vie bonne, voilà ce à quoi nous invite la sagesse exposée dans les seize chapitres du livre de Thibault Isabel.
Le tempérament conciliateur de Thibault Isabel trouve à s’exprimer de manière particulièrement heureuse sur deux sujets capitaux pour notre époque. Accorder les différences : voilà sa manière de traiter les conflits d’identités qui empoisonnent tant notre existence. Nous devons accepter que tous les hommes n’aient pas les mêmes façons de vivre et de regarder le monde et finalement que l’universalité de l’espèce humaine s’exprime dans ces différences qu’il faut chercher à concilier.  Ce qui, soit dit en passant, est une conception très universaliste ! Concernant les rapports des hommes et des femmes, on trouvera dans le Manuel une réfutation résolument à contre-courant des théories du genre. L’humanité est double, elle est sexuée, rappelle l’auteur et les deux sexes ont, en gros, des vertus différentes qu’il faut faire jouer de manière complémentaire et, s’il faut en finir avec le patriarcat et le machisme, ce ne peut pas être en les remplaçant par l’indistinction des « genres ». À ce propos, Thibault Isabel cite longuement Luce Irigaray, auteur féministe importante, bien qu’elle ait un peu disparu de la scène intellectuelle aujourd’hui. Je ne suis pas certain qu’Irigaray soit vraiment « isabeliste », mais Thibault Isabel en tire en tout cas le meilleur et il faut l’en remercier.
Je n’ai qu’un regret : Thibault Isabel n’étend pas suffisamment son sens de l’autre à la tradition du républicanisme moderne, présentée parfois de manière un peu caricaturale. La laïcité n’est pas la version « athée » du christianisme, puisqu’elle n’est pas une philosophie ni une religion mais seulement un principe juridique qui permet d’accorder les différences ! Kant est moins rigide qu’on le croit ou que ne pense l’auteur : il préférait Épicure au « fanatisme moral » des stoïciens et il nous a donné de beaux éloges du vin ou de la promenade et c’est aussi chez lui que nous pourrons trouver de bonnes pistes pour résoudre cette épineuse question de l’éducation à la liberté.
Nous nous retrouvons cependant pour célébrer Giordano Bruno et Spinoza. Remercions aussi Thibault Isabel d’aller chercher son inspiration du côté des auteurs chinois anciens, comme les confucéens et les taoïstes, que je connais trop peu. La proximité de ces penseurs avec ce qui se pensait en Grèce à la même époque confirme bien l’idée proposée par Jaspers d’un « âge axial » de l’humanité car c’est bien partout le même esprit qui se manifeste, chacun selon sa propre complexion.

Denis Collin, le 23 janvier 2020.  




jeudi 23 janvier 2020

La morale du consentement en question


Le titre du livre de Vanessa Springora, Le consentement, est à la fois ironique (l’homme mûr a mis dans son lit une jeune fille « consentante ») et inquiet. Inquiet parce que le récit de Mme Springora nous confronte à la question épineuse du consentement, non pas seulement du consentement des jeunes filles, mais du consentement en général. Évidemment, que les exploits de Gabriel Matzneff aient pu passer pour de la littérature pendant si longtemps, c’est déjà inquiétant. Il écrit si bien, disait-on ! Comme si ce qu’il écrivait était de la fiction, lui qui confessait son goût pour ce « troisième sexe » formé par les garçons et les filles entre dix et quinze ans… Matzneff s’était vanté sans que cela choquât l’honorable société des gens de lettres d’avoir sodomisé des garçons de 10 ou 11 ans lors d’un voyage dans quelque contrée asiatique spécialiste du tourisme sexuel. Voilà pour la partie visible de l’affaire, pour ce qui a fini par constituer, à juste titre, un scandale. Mais si l’on s’en tient là, tout cela sera inutile. Ce dont il s’agit au fond, c’est de mettre à nu, sans esquive et sans faux-fuyant tout ce qui se cache dans la « société du consentement » et pas seulement du consentement dans les choses sexuelles.
Le consentement, c’est d’abord et avant tout ce qui conclut un contrat. Si les deux parties ont consenti, le contrat est valide. Les partisans de la « morale minimale » font du consentement l’ultima ratio de la morale. L’État n’a rien à dire à propos quelque chose qui se passe entre personnes privées consentantes. Rien à dire, par exemple, contre les pires pratiques sadomasochistes dès lors qu’il s’agit d’adultes consentants. Dans son livre, L’individu qui vient, Dany Robert Dufour rappelait cette histoire passablement glauque de deux notables faisant subir à l’épouse de l’un d’entre eux les pires avanies avant de poster sur internet la vidéo de leurs exploits. Le mari avait été condamné par la justice belge pour « coups et blessures ». L’affaire alla jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme qui considéra qu’il s’agissait de la vie privée et de « l’autonomie personnelle » des individus en question. Par conséquent, la Cour conclut que « le droit pénal ne peut en principe intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles consenties, qui relèvent du libre arbitre des individus », sauf « des raisons particulièrement graves », ici en l’espèce réunies, puisque l'épouse demandait sans succès l’arrêt des blessures qui lui étaient infligées et était ainsi privée du moyen d’arrêter « une escalade de violence ». Ce n’est que dans la mesure où, dans cette affaire, l’auteur des blessures a continué malgré la demande de la masochiste, que la Cour estime que la condamnation du sadique par le juge pénal belge est justifiée. Autrement dit, le consentement n’a aucune espèce de limite dès lors qu’il reste dans le domaine privé. La « morale par agrément » défendue notamment par David Gauthier est une morale des contrats, conforme à la philosophie politique dominante chez les Anglo-saxons, une philosophie qui se retrouve à tous les étages du système juridique – voir notamment le rôle majeur que joue le pratique américaine des transactions (le plea bargaining) dans la procédure judicaire.
Que le consentement soit la condition minimale des accords, c’est suffisamment évident pour qu’il soit inutile de développer plus. Les relations sexuelles non consenties s’appellent « viol » et un don non consenti s’appelle un vol. Mais une condition nécessaire n’est pas une condition suffisante ! Que je dise « oui » (c’est le « performatif » du consentement) ne rend pas pour autant légal et encore moins juste l’acte auquel j’ai dit « oui ». Schématiquement, on peut définir trois dimensions du consentement qui vont venir compliquer sérieusement la tâche des minimalistes moraux.
Tout d’abord qui peut consentir ?
Tout individu est un sujet de droit, titulaire de droits inaliénables, mais tout individu n’est pas toujours en mesure d’exercer tous ses droits et pour cette raison d’ailleurs la loi se doit de défendre les droits de celui qui ne peut pas les défendre lui-même. Le consentement des enfants est loin d’être une affaire simple. On se passe du consentement des enfants pour les envoyer à l’école, mais qu’ils aient consenti à suivre un monsieur qui leur offre des bonbons à la sortie de l’école ne fait pas du détournement de mineurs un acte légal ! La loi fixe des âges auquel l’enfant entre graduellement dans le monde des adultes, dans le monde où il peut à la fois décider et être rendu responsable. Il y a, en France, une justice spéciale des mineurs. On peut infliger des sanctions pénales à un jeune entre 13 et 18 ans. Avant 18 ans, toutefois, le jeune prévenu bénéficie de l’excuse de minorité, excuse qui peut néanmoins être levée sur décision motivée du juge. Remarquons aussi, dans un autre ordre d’idées, qu’à partir de l’âge de 13 ans les enfants mineurs peuvent décider eux-mêmes chez lequel de leurs parents ils habiteront, en cas de divorce.
En matière sexuelle, la majorité est fixée à 15 ans, mais il n’y a pas d’âge minimum pour dire si une relation est consentante ou pas. Qu’un adulte ait des relations avec un mineur de moins de 15 ans est une violation de la loi, mais pas forcément un viol. Tous ces points sont en discussion aujourd’hui. Dans le cas Matzneff, l’écrivain était coupable de relations sexuelles avec mineure de moins de quinze ans, mais non coupable de viol sur la personne de Vanessa Springora. Vouloir confondre les deux, comme l’idée en est avancée par M. Macron, qui propose de présumer le non-consentement en-dessous de quinze ans, semble très contestable puisque l’on confond alors des choses très différentes et cette confusion rejaillirait immanquablement sur l’ensemble du Code pénal. Donc que Vanessa Springera ait été « consentante » ne suffit pas à disculper Matzneff, mais cela n’en fait pas un violeur. Le problème est ailleurs et en confondant les deux, comme le font les partisans de la présomption de non-consentement, on évite de poser ce problème plus grave !
Notons également que le consentement de certains majeurs peut être, lui aussi, sans valeur : les vieillards séniles ou les déments ne peuvent consentir. Par exemple, profiter de la faiblesse ou de la sénilité d’une personne pour extorquer un consentement est puni par la loi (abus de faiblesse) et un testament obtenu dans de telles conditions peut être annulé.
En deuxième lieu, il faut interroger les conditions de l’accord.
Les conditions sociales ou individuelles peuvent très bien aboutir à arracher le consentement d’une personne majeure et saine d’esprit. C’est ce qui arrive très souvent dans le cas de relations asymétriques. En période de disette, le vendeur de pain peut vendre son pain à n’importe quel prix tant qu’il trouvera un acheteur. Il exploitera ainsi la situation particulière en vue de s’assurer un avantage particulier. C’est pourquoi Robespierre avait fait prendre cette législation rigoureusement antilibérale sur le maximum auquel on pouvait vendre des aliments. Dans les relations de travail, il existe également une asymétrie radicale entre employeur et employé. Le contrat de travail est un contrat de soumission qui permet à l’employeur d’obtenir le consentement de l’employé… qui n’a pas d’autre choix que de consentir sous peine de se retrouver à la rue. Les libéraux n’aiment guère que l’on parle de ces choses désagréables à leurs oreilles libérales : pour eux le renard est libre et les poules sont libres de se faire manger avec leur consentement.
En ce qui concerne le consentement sexuel, il est assez clair que les relations consenties entre un monsieur d’âge mûr et une jeune fille sont des relations asymétriques : l’homme mûr exploite son avantage, parfois en toute bonne conscience, sur une adolescente qui se trouve dans la confusion des sentiments si caractéristique de cet âge et peut trouver un père de substitution avec lequel elle puisse avoir des relations sexuelles. Tout homme responsable, même s’il sait les sentiments de la jeune fille, devrait refuser d’y donner suite… et encore moins les susciter. Certes, la chose serait plus difficile à décider dans le cas où la différence d’âge est plus faible : que penser des relations entre un majeur de 18 ans et une mineure de 14 ans ? Sans changer le principe, on pourrait laisser la décision au discernement du juge si l’affaire était portée à la connaissance de la justice. Par ailleurs l’arsenal judiciaire en ces matières est déjà très complet – la corruption de mineurs par exemple est là pour protéger les mineurs des tentations que leur offrent des adultes. Mais, quoi qu’il en soit, il est clair que le consentement dans les relations sexuelles entre mineurs et majeurs ne joue que pour distinguer le viol du détournement de mineurs, ce qui n’est pas rien.
En troisième lieu, il faut déterminer quel est l’objet du consentement.
Consentir à apporter le café à son patron ou consentir à coucher avec lui, ce n’est pas la même chose. À l’intérieur des relations de travail, le contrat de travail et le droit du travail fixent les limites du consentement. C’est d’ailleurs pour s’affranchir de ces limites que les « libéraux » ont entrepris de détruire le Code du travail afin de pouvoir extorquer sous pression le consentement des employés à toutes les décisions patronales. On invoque le consentement dans le cadre des lois bioéthiques. Toute démarche de soin lourde (opération, chimio, etc.) requiert le consentement du patient. De même quand un patient est pris dans un traitement expérimental, il doit en être informé et doit donner son accord pour être cobaye. Il en va de même pour les dons d’organes. On demande toujours au donneur un « consentement libre et éclairé » et il en va de même pour le receveur. Mais ce que cela signifie n’est pas du tout clair. En quoi un patient gravement malade peut-il donner un consentement libre ? Et a fortiori que veut dire qu’il est éclairé puisque ce sont précisément les réactions à son traitement qui doivent éclairer le corps médical ? Mais il y a aussi des cas où le consentement est soit impossible – sauver un accidenté entre la vie et la mort, par exemple – soit discutable : celui qui refuse la transfusion sanguine qui le sauvera doit-il être laissé à son triste sort et doit-on le laisser mourir parce que telles sont ses convictions religieuses ? Plus, qu’en est-il quand c’est un enfant qui est en cause et que ses parents, type témoins de Jéhovah, refusent pour lui cette transfusion qui le sauvera ? Il semble bien que les médecins quand il s’agit de la vie du patient soient en droit de ne pas prendre en compte le consentement du patient ou du tuteur du patient.
Si l’on revient au cas abordé en introduction, jusqu’à quel point le consentement, par masochisme, à des tortures sadiques est-il admissible ? Poussé jusqu’au bout, le masochiste demande la mort. Si je demande à un proche de me tuer et que je couche mon consentement sur papier devant notaire, quelle valeur aura ce consentement quand mon « euthanasieur » passera à l’acte ? On voit que l’on touche très vite les limites de cette notion de consentement.
En vérité, le consentement n’est souvent ni nécessaire ni suffisant !
La place que le consentement occupe dans la réflexion morale contemporaine est liée évidemment à l’affaissement général de la morale et au fait qu’il n’existe plus guère que le droit pour faire tenir ensemble les individus dans la « société liquide ». Mais précisément le droit est toujours, et c’est tant mieux, restreint dans son champ d’application à ce qui est strictement nécessaire, alors que la morale, non pas la morale abstraite, mais la morale pratique et communément admise (l’éthicité, dirait Hegel) est seule apte à guider notre jugement. Si dans certains pays – et ce sera immanquablement le cas de la France dans un avenir très proche – les jeunes gens ne peuvent plus flirter sans avoir signifié officiellement leur consentement (il existe pour cela des applications sur téléphone portable), c’est tout simplement parce que les règles élémentaires de la civilité se sont dissoutes, parce que la confiance mutuelle dans des valeurs morales communes n’existe plus, parce que la simple courtoisie, la retenue dans les rapports entre les sexes sont désormais tenues pour des prescriptions hors d’âge. Dans le cas Matzneff, le problème n’est pas le consentement (ou non) de Vanessa Springora, mais l’absence totale de sens moral de ce vieux porc célébré par l’intelligentsia parisienne – C’est d’autant plus vrai qu’en l’occurrence il ne s’agissait pas d’un accident, d’une faiblesse soudaine chez un homme touché par le retour d’âge, mais d’un comportement théorisé et assumé, au point qu’il en a longtemps tiré gloire auprès de ses pairs…
Certes, si l’on suit ce raisonnement, il faudra retourner à cette horrible chose qu’on appelle morale et admettre que tous les individus ne peuvent se ramener à l’équivalent général « individu consentant », admettre que les parents et les enfants, ce n’est pas la même chose, que les jeunes tout juste sortis de l’adolescence et les vieux barbons ne peuvent être interchangeables, et même, que c’est terrible à dire, que les rapports entre les sexes ont soumis à des règles de pudeur et que les sexes ne sont pas, eux non plus, interchangeables. Il faudrait aussi en profiter pour mettre en question cette société des individus, sevrés de toute communauté, et qu’on laisse désolés face à monde où dans chaque acte de sa vie il faut être l’entrepreneur de soi-même. Ici on touche clairement aux implications les plus politiques de ces affaires morales.

Denis Collin – le 23 janvier 2020

Résister à la barbarie

(Cet article a d'abord été publié sur la revue "L'Inactuelle")
Michel Henry publiait en 1987 un livre important, La barbarie, où il s’agissait de montrer que la science, telle qu’elle s’est instituée en discipline maîtresse, détruit la culture dès lors qu’elle est laissée à sa propre dynamique. Pour Michel Henry, cette science livrée à elle-même est devenue la technique, une « objectivité monstrueuse dont les processus s’auto-engendrent et fonctionnent d’eux-mêmes ». Corrélativement, les idéologies célèbrent l’élimination de l’homme et la vie est condamnée à fuir. Ce que Michel Henry analysait si lucidement voilà plus de trente ans a pris une ampleur considérable. L’élimination de l’homme est en cours, réellement et non pas seulement symboliquement à travers la destruction de la culture, qui était le centre de l’ouvrage de Michel Henry. Sous nos yeux se produit une véritable « transmutation posthumaniste » pour reprendre le titre de l’ouvrage collectif qui vient de paraître[1]. Le transhumanisme nous conduit au-delà de l’humain, vers un posthumain, puisque nous avons appris que l’homme doit être dépassé ainsi que le disait Nietzsche !

Vers le posthumanisme.

Le posthumain, en effet, n’est plus simplement un thème de science-fiction. Il est revendiqué par des gens très sérieux qui y voient l’avenir même du mode de production capitaliste et l’avenir de l’humanité. Ainsi, fort nombreux sont les membres des cercles dirigeants des entreprises de la « high tech », souvent basées en Californie, qui revendiquent cette recherche du posthumain. Les dirigeants de Google, Larry Page et Sergey Brin, sont des adeptes fervents de la recherche posthumaniste et l’une des têtes pensantes de cette entreprise, Ray Kurzweil, la défend avec ardeur dans de très nombreux ouvrages depuis maintenant près de trois décennies.
Pour Kurzweil, il y aura des gens implantés, hybridés, et ceux-ci domineront le monde. Les autres, qui ne le seront pas, ne seront pas plus utiles que nos vaches actuelles gardées au pré.
C’est Ray Kurzweil qui déclarait : « Il y aura des gens implantés, hybridés, et ceux-ci domineront le monde. Les autres, qui ne le seront pas, ne seront pas plus utiles que nos vaches actuelles gardées au pré ». Et encore ceci : « Ceux qui décideront de rester humains et refuseront de s’améliorer auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés du futur. » Kurzweil n’est pas un illuminé : des milliers de dirigeants et de « faiseurs d’opinion » sont fondamentalement d’accord avec lui et œuvrent déjà dans ce sens. En France, le médecin et homme d’affaires avisé Laurent Alexandre est un des propagandistes les plus connus du nouvel évangile du posthumanisme. Mais derrière lui nombreux sont ceux qui partagent les mêmes idées quoique moins bruyamment.

La transmutation posthumaniste.

Bien qu’ils aient des angles de vue différents et des philosophies parfois divergentes, les auteurs de l’ouvrage La transmutation posthumaniste mettent en évidence les principaux aspects de ce qui se joue autour de cette affaire. Je propose de regrouper tout cela sous le terme « trans » : il s’agit bien de transgresser toutes les frontières, frontières des espèces, frontière entre les sexes, frontière entre l’homme et la machine. Toutes ces frontières peuvent être transgressées, nous dit-on, car l’homme peut devenir le maître de ce qu’il deviendra, dans la mesure où, premièrement, ces frontières doivent toutes être considérées comme des constructions sociales et où, deuxièmement, grâce à la science et à la technique, l’homme peut s’émanciper de ce qu’il considère comme un donné naturel. La transgression des frontières de l’humain nous conduira au posthumain – et ici il n’est pas nécessaire de faire des distinguos subtils entre transhumanisme et posthumanisme, puisque, dans tous les cas, c’est l’humain tel que nous le connaissons qui est réputé obsolète.
La transgression des frontières de l’humain nous conduira au posthumain – et ici il n’est pas nécessaire de faire des distinguos subtils entre transhumanisme et posthumanisme, puisque c’est l’humain tel que nous le connaissons qui est réputé obsolète.
Il y a plusieurs logiques qui s’entrecroisent. La première, la plus ancienne est celle qui s’appuie sur de prétendues données scientifiques pour organiser l’avènement d’une espèce d’humanité supérieure. L’idée que la technoscience permettra d’améliorer l’homme est déjà chez Descartes dans la dernière partie du Discours de la méthode où notre grand philosophe national décrit les promesses de la médecine qui non seulement garantiront la santé mais aussi permettront de rendre les hommes « plus habiles et plus sages ». Ce qui chez Descartes n’est qu’un vœu pieux semble pouvoir se réaliser quand la théorie de l’évolution va nourrir les idéologies eugénistes. Pierre-André Taguieff montre ici le lien de l’eugénisme classique (dont il rappelle combien il fut partagé aussi par des politiques et intellectuels de gauche), l’eugénisme nazi et les bricolages posthumanistes. De l’élevage des humains par les nazis à la sélection des gamètes pour obtenir des humains améliorés, il y a une continuité. Alors que les nazis devaient encore faire appel aux méthodes classiques de l’élevage des bêtes, la génétique et les « ciseaux à ADN » (CRISPR) promettent un eugénisme scientifique en évitant la nécessité d’éliminer brutalement tous les sous-hommes. Ils en seraient sûrement les premiers surpris – du moins pour certains d’entre eux – mais les promoteurs du posthumain sont de parfaits nazis, idéologiquement. Seule différence : nous sommes tous les sous-hommes, des « chimpanzés du futur » et eux, les savants, vont faire advenir la race des surhommes. Comment le posthuimanisme promeut l’élimination des valeurs traditionnelles issues des Lumières (liberté, égalité, fraternité), et pourquoi tout cela ne fait que reprendre l’idéologie nazie, Christian Godin le montre avec sa précision et sa clarté coutumières. Godin montre cependant que le posthumanisme est l’accomplissement du rêve libéral. Est-ce contradictoire ? Nullement : le libéralisme veut supprimer tous les obstacles à la domination des forts, comme l’a fort justement montré Domenico Losurdo dans sa Contre-histoire du libéralisme.

La négation des corps.

Ce courant ancien en croise un autre : celui qui veut abolir la différence des sexes et faire des enfants le résultat d’un « projet parental ». La « fabrique des bébés » est justifiée par les revendications des prétendues « minorités opprimées » qui se verraient dénier le droit à l’enfant par l’ordre patriarcal hétérosexuel… Les couples homosexuels ouvrent la voie : ils veulent pouvoir se faire fabriquer des enfants selon leur convenance. La « parenté d’intention » prend le pas sur la parenté biologique remisée au rang des vieilleries, bien que la technique ne puisse pas encore s’en passer complètement. Le bouleversement dans l’édifice du droit civil impliqué par ces notions extravagantes est souligné par la contribution d’Aude Mirkovic. PMA et GPA apparaissent maintenant comme les moyens de cette marche vers l’élimination de la procréation biologique dans la naissance des enfants.
Il y a dans l’idéologie posthumaniste toute une conception du corps, réduit à l’état de machine, transformable à volonté et totalement indépendant du sujet tout-puissant qui le modèle à sa guise.
Quand la députée Aurore Bergé affirmait, à propos de la loi instaurant la « PMA pour toutes », qu’il n’était question pour le gouvernement d’interdire la procréation par la méthode naturelle, cette bizarre dénégation avait valeur d’aveu. La PMA et la GPA ouvrent la voie à la fabrication des bébés à la demande et évidemment la demande sera « mettez-nous ce que vous avez de mieux, Docteur ! »
Le dernier pas est l’abolition pure et simple de la différence des sexes et la promotion du « transgenre » en tant que modèle de l’humanité future. L’article de Denis Collin montre que le « transgenre », avec l’invraisemblable et très glauque bricolage des opérations de « réassignation » de sexe, constitue le banc d’essai du posthumain. Il y a dans l’idéologie posthumaniste toute une conception du corps qu’interroge Anne-Lise Diet, un corps réduit à l’état de machine, transformable à volonté et prétendument totalement indépendant du sujet tout-puissant qui le modèle à sa guise.

Une transformation au service du capital.

Sans faire ici le compte-rendu complet de ce livre très riche, et dont on recommandera chaudement la lecture à tous ceux que ces bouleversements anthropologiques majeurs inquiètent, on soulignera ce paradoxe apparent : le triomphe de la technoscience biologique s’exprime par le développement d’une idéologie folle. Les Dr Frankenstein semblent avoir pris le pouvoir. La génétique combinée à l’Intelligence Artificielle annonce l’avènement d’une nouvelle espèce, comme dans la littérature ou le cinéma de science-fiction. L’un des auteurs du livre, Jean-François Braunstein s’était interrogé sur La philosophie devenue folle, et, aujourd’hui, c’est la technoscience qui est devenue tout aussi folle que la philosophie.
Le posthumanisme réalise les fins ultimes du mode de production capitaliste. Il est donc assez compréhensible que les secteurs les plus avancés du capital (les GAFA) soient les plus enthousiastes pour cette destruction généralisée de l’humain.
La raison en est à chercher dans la marche du mode de production capitaliste : la course à l’accumulation du capital, qui est le moteur de ce système « économique », suppose la course à la productivité d’une part et l’extension infinie du domaine de la marchandise d’autre part. C’est la domination du travail mort sur l’individu vivant qui en est l’aboutissement. De ce point de vue, le posthumanisme réalise les fins ultimes du mode de production capitaliste et rend l’humanité surnuméraire. Il est donc assez compréhensible que les secteurs les plus avancés du capital (les GAFA) soient les plus enthousiastes pour cette destruction généralisée de l’humain. Inversement, la critique du posthumanisme est devenue le préambule nécessaire d’une critique généralisée du monde dominé par le capital.
Denis Collin

[1] La transmutation posthumaniste. Critique du mercantilisme anthropotechnique. Éditions QS ? « Horizon critique, 2019, sous la direction de Fabien Ollier, avec les contributions de Isabelle Barberis, Michel Blet, Jean-François Braustein, Paul Cesbron, Denis Collin, Anne-Lise Diet, Emmanuel Diet, Christian Godin, Aude Mirkovic, Isabelle de Montmollin, François Rastier, Pierre-André Taguieff, Patrick Tort et Thierry Vincent.

dimanche 5 janvier 2020

Affaires de pédophilie : un nécessaire retour à la décence commune



Quelques considérations à partir de "l'afffaire Matzneff". [Une version courte de cet article a été publiée le 30 décembre sur le site du journal Marianne]

La pédophilie a toujours fait partie des mœurs des puissants. Sade donne sur ce plan un témoignage terrible. Dans la Philosophie dans le boudoir, il rappelle : « Néron, Tibère, Héliogabale immolaient des enfants pour se faire bander ; le maréchal de Retz, Charolois l’oncle de Condé, commirent aussi des meurtres de débauche : le premier avoua dans son interrogatoire, qu’il ne connaissait pas de volupté plus puissante que celle qu’il retirait du supplice infligé par son aumônier et lui sur de jeunes enfants des deux sexes. » Sade et combien d’autres ? Toujours le « divin marquis » donne la clé : « il n’est point d’homme qui ne veuille être despote quand il bande ».
La domination sur les femmes trouve son prolongement dans la domination sur les enfants. Et la racine de toutes ces formes de domination n'est rien d'autre que la mise en esclavage de l'homme par l'homme. Lire ou relire Engels, même si on vous répète que c’est dépassé. On trouvera ces affirmations bien schématiques, mais on ne peut pas séparer en tranches distinctes les différentes formes de domination. Quand apparaît la domination de l’homme sur l’homme ? Nous n’en savons rien. Avec le néolithique, pensait-on et l’apparition d’un surplus social relativement important, peut-être avant – Brian Hayden la fait remonter quelques dizaines de milliers d’années plus tôt, avec les premières formes de sédentarisation (l’âge des cabanes cher à Rousseau). Mais quoi qu’il en soit, les systèmes de domination n’apparaissent qu’à un certain stade du développement de l’humanité et ne sont pas ancrés dans la différence chromosomique des sexes comme semblent le soutenir certaines féministes de l’école d’Antoinette Fouque. Que les femmes et les biens deviennent des biens dont on peut jouir à volonté, c’est propre à la société de classes, c'est-à-dire aux sociétés évoluées qui permettent la stabilisation d’une couche de dominants. Le trafic des humains en général et le trafic des femmes en particulier ne peuvent pas épargner les enfants. Bien au contraire : ils sont les plus faibles et leur vie ne vaut rien.
Évidemment, pendant des millénaires, on s’en est peu soucié. L’enfant étant « celui qui n’a pas la parole » (en latin l’infans est celui qui ne parle pas – fari) n’est presque pas un humain. On commence à se soucier des enfants à l’époque moderne et la pédophilie n’est devenue criminelle que tardivement et surtout dans les pays chrétiens bourgeois où sont proclamés « les droits de l’homme » comme droits « innés ». Situation du reste très contradictoire puisque dans son développement le capital va avaler la chair fraîche des enfants jusqu’à ce que les premières lois sociales du XIXe siècle.
Les contes avec ogres et grands méchants loups racontent aussi cette situation précaire des enfants. Et le peuple, de long temps, soupçonna vite, et parfois à juste titre, les puissants d’abuser sexuellement des enfants – ils les mangent symboliquement. Le puritanisme protestant a contribué à déplacer les accusations de pédophilie vers les classes intellectuelles et artistiques aux mœurs dissolues. Matzneff n’est vraiment pas un cas isolé. On se souvient d’un chanteur français célèbre, homosexuel, accusé d’avoir un amour immodéré des petits garçons. La grosse différence avec Matzneff est que cette pédophilie est revendiquée et qu’elle fut longtemps défendue par toute une frange de l’intelligentsia, principalement de gauche, mais pas seulement, puisque Matzneff mangeait à tous les râteliers.
Précisons encore un point : la pédophilie n’est pas réservée aux classes dominantes. On a de bonnes raisons de penser que le viol des enfants et l’inceste sont aussi bien répandus dans les classes populaires. La différence est ceux qui s’en prennent aux enfants sont très mal vus – le sort des violeurs d’enfants dans les prisons est bien connu – et qu’il n’y a de présentateurs de télévision et de doctes intellectuels pour défendre les coupables.
On peut éclairer autrement ces questions. L'immense mérite de Freud est d'avoir montré que la civilisation repose sur l'interdit et l'ordre de la Loi qui définit la « logique des places ». L'Œdipe indique que les pères ne peuvent être les partenaires sexuels des enfants et pas plus les mères et que l’amour des enfants pour le père, la mère ou l’un de leurs substituts doit être refoulé pour être converti en désir de devenir adulte et d’aimer quelqu’un de son âge. Horrible apologie de la société patriarcal, lit-on ici et là. Et d’ailleurs, tout le monde branché sait ça : Freud est obsolète.
Le démontage systématique de Freud par le « libéralisme libertaire » et l'exaltation des « machines désirantes » accompagnent le mot d’ordre fameux, « il est interdit d’interdire », et un autre non moins fameux, « Jouir sans entraves, vivre sans temps morts ». Les propagateurs de ces absurdités sont encore vivants et « du côté du manche », c'est-à-dire du pouvoir. C’est le bouillon de culture où se sont fabriquées les horreurs dont on feint de s'offusquer maintenant. Pousser des cris d'orfraie aujourd'hui contre Matzneff (qui ne l’a pas volé) et se réjouir de toutes les nouvelles transgressions qu'on nous propose là où domine l'idéologie « trans » (du transgenre au transhumanisme, toutes les frontières doivent être franchies), tout cela est assez étrange. Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes », fait-on dire à Bossuet. Quand des philosophes à la mode, loués sur France-Culture, célèbrent la zoophilie (Donna Haraway), « l'avortement post-natal » (Peter Singer) et l'euthanasie des vieux dont la vie n'a plus de valeur (encore Singer), au nom de quoi peut-t-on condamner la pédophilie ? On invoquera le consentement, comme dans l’éthique minimale, mais le consentement n’est souvent que l’alibi de toutes les servitudes – voir Michela Marzano, Je consens donc je suis, qui démonte clairement cette idéologie du consentement (PUF, 2006). Si le corps n'est qu'une matière à notre disposition, pourquoi certains corps, celui des enfants par exemple, garderaient-ils leur caractère « sacré » ? Encore une fois, la pédophilie n’est pas un produit de la folie post-moderne, mais celle-ci développe toutes les prémisses de sa justification théorique et de sa pratique en toute « bonne conscience ». Le libéralisme libertaire, plutôt « de gauche », peut d’ailleurs faire facilement sa jonction avec la mentalité élitiste libérale d’une certaine « droite » qui se pense comme « la race des seigneurs » et s’accorde facilement les privilèges qu’elle refuse au commun des mortels – Matzneff, idéologiquement de droite, a su faire la fonction de ces deux tendances.
Bref si on était sérieux, si on n'était pas dans un énième gadget médiatique, les affaires Matzneff, Cohn-Bendit, le rappel des déclarations de soutien à la pédophilie dont nombre d’intellectuels parmi les plus prestigieux n’ont pas été avares (par exemple les pétitions de soutien à trois pédophiles, parues dans Libération et le Monde en 1979 et signées en par tout le gratin de l’intelligentsia française), les protestations contre les « people », devraient servir à une mise en question générale des mœurs de notre époque. Retrouver des idées simples : les enfants et les adultes ne sont pas sur le même plan, ils n’ont pas le même statut ; ce qu’on autorise entre adultes ne doit pas englober les enfants ! On n’est pas obligé de sur-sexualiser l’instruction en développant des prétendus enseignements sur les « phobies » modernes. On ne peut faire des leçons de morale tout en promouvant comme symbole de la culture des « chanteurs » (sic) qui ne parlent que de « sucer des bites » et « enculer » tel ou tel. On interdit la vente d’alcool aux mineurs, pourquoi se refuse-t-on à leur interdire la pornographie ? Pourquoi peut-on vendre tranquillement, et non dans les sexshops, des magazines pour adolescentes ou des sites qui leur sont destinés et qui indiquent tous les moyens de procurer du plaisir aux garçons – entre « connaître sa famille pour Noël » et quelques recettes de cuisine, on peut facilement apprendre comment réussir une fellation. Il y a dans la dénonciation médiatique de la pédophilie de grandes manifestations de tartufferie.
Le livre de Vanessa Springera qui est à l’origine de l’affaire Matzneff s’intitule Le consentement. La jeune fille qu’était à l’époque l’auteur était consentante. Au sens strict du terme, elle n’a pas été violée et Matzneff peut même s’offrir le luxe de parler d’histoire d’amour. Qu’une jeune fille puisse être amoureuse d’un écrivain qui était pour elle un homme prestigieux et un substitut paternel et qu’un homme de la cinquantaine puisse désirer cette « jeune fille en fleurs », on le comprend facilement. Mais le passage à l’acte était et reste interdit : car ni le désir ni le consentement ne font pas loi et seule la loi fait la loi ! Les mineurs sont mineurs et doivent être protégés, y compris et peut-être d’abord contre eux-mêmes. Du coup les partisans de la « morale minimale », à la Ruwen Ogien (RIP !) devraient profiter de l’occasion pour faire leur examen de conscience. La morale minimale, c’est tout simplement le droit du plus fort d’imposer, par la force ou par la persuasion, sa loi au plus faible.
Contre l’indécence généralisée, il faudrait retrouver la décence commune, c'est-à-dire la force de la morale.
Le 5 janvier 2020 – Denis Collin

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...