samedi 18 juillet 2020

La gauche et les Lumières : la fin d’une histoire

Le délire idéologique qui a saisi la plus grande partie de la gauche conduit certains philosophes – par exemple Henri Pena-Ruiz ou Stéphanie Roza – à revendiquer contre ce délire une sorte de retour aux Lumières et à la gauche « canal historique », c’est-à-dire une gauche qui défendait d’abord l’universalisme, alors qu’aujourd’hui s’affirment bruyamment et parfois violemment toutes sortes d’identitarismes et de communautarismes. Il n’est pas certain que cette réponse sur le mode du « retour à » soit bien convaincante. Les Lumières, en effet, ne forment pas un bloc et le règne de la raison qu’elles appelaient de leurs vœux a engendré des monstres selon une logique déjà bien analysée par Adorno et Horkheimer dans leur Dialectique de la raison (Gallimard, 1974) qui montre comment la raison se retourne contre elle-même. Enfin, la « gauche » est arrivée au terme d’un parcours sinueux et d’un certain point de vue le passage de la « gauche sociale » à la « gauche sociétale » est inévitable si on se fait un concept précis de ce qu’est la gauche.

Que les Lumières ne forment pas un bloc, c’est assez évident. On peut comme Jonathan Israël distinguer les Lumières radicales des Lumières modérées, le courant des Lumières radicales, représenté par la lignée Spinoza, Diderot et leurs héritiers, est un courant à la fois antireligieux et athée – il n’y a aucune place pour un Dieu transcendant ou un « dessein intelligent » – et antimonarchique. Les Lumières modérées sont plutôt du côté de la religion naturelle, prônent la liberté du commerce et la défense de la propriété privée contre l’arbitraire et inclinent vers un certain conservatisme politique lié à la haine de la « populace » si caractéristique d’un Voltaire. Cette classification n’est pas tout à fait satisfaisante et on montrerait facilement qu’il existe bien d’autres lignes de clivage. En tout cas, si on se réclame des Lumières, il faudrait dire desquelles : de Rousseau et de son radicalisme politique ou de Voltaire partisan du despotisme éclairé ? De l’athéisme de Diderot ou de la religiosité naturelle de beaucoup d’autres penseurs, Locke par exemple, dont le radicalisme politique et inséparable de son ancrage religieux ? Il se pourrait bien que les Lumières soient un mot plus qu’un courant précis auprès duquel on pourrait refonder une pensée politique cohérente. On pourrait tenter de définir les Lumières par opposition aux anti-Lumières, à la manière de Zeev Sternhell, dont le livre Les anti-Lumières (2006) est un concentré des absurdités auxquelles conduit une certaine réduction de l’histoire à la prétendue « histoire des idées ». Certains des penseurs classés « anti-Lumières » par Sternhell, comme Vico, sont en vérité bien plus avancés dans la réflexion sur la société et la culture humaine que bien des vedettes des Lumières. Herder, autre « anti-Lumières » selon Sternhell, tente de repenser l’universel non pas abstraitement mais dans son expression dans les différents peuples, sachant que nous sommes tous embarqués sur le même navire.

Si on réduit les Lumières au règne de la Raison, on court au-devant de grandes difficultés. La Raison déifiée ne vaut pas mieux que les autres dieux et nous devrions nous en tenir à la raison humaine, simplement humaine. Mais alors tout dépend de ce que l’on entend par raison. On pourrait, comme Kant distinguer raison pure et raison pratique, la raison en tant que faculté de connaître et la raison en tant qu’elle s’exprime dans la volonté. On peut encore opposer la raison à la rationalité instrumentale ; cette dernière est simplement la capacité à mettre en œuvre les moyens rationnels les plus adéquats pour atteindre certaines fins, quelles qu’elles soient ; la première étant au contraire capable de déterminer les principes universels qui devraient s’imposer et les fins que nous devrions poursuivre.

Toute l’histoire du « monde moderne » a vu le triomphe de la connaissance scientifique, c’est-à-dire de la connaissance expérimentale guidée par la mathématique. Cette connaissance scientifique pure n’est d’ailleurs pas si pure que cela : elle s’est développée selon les lignes de l’intérêt pragmatique et les besoins de l’industrie et du profit ont fini par lui fournir son programme de recherche et à en faire un système de légitimation sociale et politique parfaitement idéologique ainsi que l’avait montré Jürgen Habermas (La technique et la science comme idéologie, 1967). Loin d’être le triomphe de la raison, notre monde est surtout celui qui voit la rationalité instrumentale se déployer au services des fins les plus absurdes ou les plus abominables.

Les Lumières s’achèvent non sur un chemin clairement tracé, mais sur une alternative qu’on pourrait résumer ainsi : Kant ou Sade ! Soumettre notre volonté aux principes moraux qui seuls sont absolus (alors que la connaissance scientifique n’est que relative et conditionnelle) ou considérer que ces principes moraux ne sont que les derniers préjugés inculqués par la religion et qu’on doit simplement suivre la nature, laquelle nous commande de rechercher notre plaisir par tous les moyens – voir Sade, La philosophie dans le boudoir. Pour aller vite, disons que le développement du capital, guidé par la main du divin marché (voir D.-R. Dufour) a suivi la voie sadienne ! Sade est bien la face sombre du libéralisme et de la science dont nous héritons et les principes sadiens sont au cœur même du libéralisme en tant qu’il régit l’ensemble de la vie sociale. On aurait bien tort de voir dans le fascisme et le nazisme du XXe siècle des « retours à la barbarie », en dépit de quelques manifestations saugrenues. Fascisme et nazisme sont des courants révolutionnaires qui visent à libérer la puissance humaine, à briser les carcans moraux qui enchaînent encore les puissants et à faire tout ce que la technoscience peut faire. Refaçonner l’humain conformément à un plan scientifique et soumettre l’ensemble de la société, ce sont des possibles ouverts par les Lumières et le progrès. Le fascisme et le nazisme sous les formes historiques qu’ils ont connues au siècle passé ne sont plus à l’ordre du jour. Mais leur soubassement « théorique » est très exactement celui de la société dans laquelle nous vivons. Les développements de l’eugénisme « libéral » (GPA, PMA) et du contrôle social par le moyen des technologies dernier cri permettent d’accomplir le programme totalitaire du XXe siècle de manière plus rigoureuse et sans passer par ces massacres sanguinolents qui font tache dans le monde merveilleux du progrès.

La gauche est l’héritière des Lumières et de toute leur ambiguïté. La gauche est historiquement ancrée dans le mouvement d’émancipation de la bourgeoisie, alors que le mouvement ouvrier est né en réaction contre le règne de la raison calculatrice à l’œuvre dans l’industrie du capitalisme naissant. Les premières organisations ouvrières naissent de la révolte des artisans dessaisis de leur outil de travail, des paysans chassés de leur terre et qui ont perdu tout indépendance. Elles se sont accoutumées à la discipline d’usine où Lénine voyait l’école de la discipline révolutionnaire et elles ont été amenées à rechercher des alliances dans la bourgeoisie « progressiste ». Mais les ouvriers ne sont pas devenus des bourgeois éclairés ! Par leurs organisations, ils ont revendiqué les bénéfices de l’instruction et de la culture bourgeoise, comme autant d’armes dans le combat contre la bourgeoisie. En unissant ouvriers et bourgeois, du moins une partie de la bourgeoisie, la gauche recelait une contradiction fondamentale que l’on a vu éclater dans les brèves périodes de « fronts populaires » où des gouvernements portés au pouvoir par le mouvement des classes populaires tournent leurs armes contre les travailleurs dès lors que la propriété capitaliste est en cause. La gauche a été le camouflage de cet antagonisme persistant derrière les accords au sommet. La gauche était une alliance, un bloc, mais le bloc d’un cavalier et de son cheval.

La dégénérescence intellectuelle et politique de la gauche n’est rien d’autre que l’expression de son caractère bourgeois. On a pu croire, surréalisme aidant, que la critique sociale et la critique artiste étaient une seule et même critique. Il n’en est rien. Le bourgeois bohême, le petit bourgeois intellectuel qui est de gauche parce qu’il voudrait être un vrai bourgeois et commander, l’artiste révolutionnaire qui remplace l’œuvre par la vidéo et la performance, gardent toujours un certain mépris pour « le matérialisme vulgaire des masses », leur manque de goût pour les nouveautés les plus échevelées : « ces gens sont d’un commun ! » Le bourgeois cosmopolite, le fanatique d’un monde sans frontières est « de gauche », il peut même se croire internationaliste, critiquant ces bouseux enfermés dans leur « chez nous ».

Les sommets des partis ouvriers étaient depuis longtemps gagnés à la bourgeoisie avec laquelle ils avaient pu nouer les compromis keynésiens qui permettaient d’assurer à ces partis leur clientèle sans remettre en cause l’ordre existant. Avec la fin des compromis keynésiens et l’offensive néolibérale, les dirigeants de ces partis sont tombés du côté vers lequel ils penchaient et la gauche s’est convertie à toutes les nouvelles extravagances qui concourent à disloquer toute communauté politique au profit des revendications individualistes les plus étranges, rejetant toute décence et perdant ainsi la confiance des ouvriers et des couches populaires en général. Les groupuscules communautaristes, nourris par la gauche, sont maintenant en train de la dévorer. Et finalement il n’y a rien à regretter dans tout cela. On ne peut passer sa vie à chérir certaines causes pour en maudire les effets quand ils vous touchent de plein fouet.

Si on veut ne pas perdre toute espérance au seuil du « monde d’après », il faut commencer par abattre l’idole du progrès et se demander avec sérieux « quel progrès vers quoi ? » sachant que les illusions de la croissance illimitée des forces productives doivent être jetées dans les poubelles de l’histoire et qu’il va falloir réduire la voilure et planifier nos dépenses sous peine de transformer ce monde en enfer. Le renouveau d’un socialisme, populaire, patriote et internationaliste (ce qui suppose la reconnaissance des nations) est à ce prix.

Denis Collin – le 17 juillet 2020.                                                                                                                                    

mardi 14 juillet 2020

Abolition ou dépassement du capitalisme ? (Patrick Theuret, le 16 juin 2019)

1- De l’absence d’opposition initiale à l’ouverture d’une polémique
  1. Qu’est-ce qu’une abolition ?

  2. Le dépassement avant le « dépassement du capitalisme.

  3. Une opposition artificielle mais ayant amorcé un réel débat

2- Les arguments politico stratégiques

  1. L’hostilité foncière à l’abolition pour faire émerger le dépassement

  2. Quel objectif pour le dépassement ?

  3. Réforme et/ou révolution ?

3- Les arguments linguistico-philosophiques

  1. Révision de traduction appuyée sur un ton péremptoire

  2. Traduire et refléter

Introduction

L’intérêt de la question qui nous est posée : « abolition ou dépassement du capitalisme ? »i, réside paradoxalement dans le fait qu’elle aurait sans doute pu ne jamais être posée de la sorte. L’opposition entre ces deux termes ne revêt en soi de sens concret, ni en général, ni dans le contexte spécifique du capitalisme. Force est pourtant de constater que dans le langage des adversaires du capitalisme l’expression classique d’« abolition du capitalisme » a dû, au cours des dernières décennies, céder souvent le pas devant celle de « dépassement du capitalisme. »

Mais que recouvre ce basculement terminologique ? Est-ce là le fruit d’un changement de conception ? D’une hostilité entre deux approches antagoniques ? Oui, ont prétendu ceux qui ont donné naissance à cette alternative, érigeant un admirable et vierge « dépassement », pour repousser dans l’opprobre une rance et inquiétante « abolition ». Mais hostilité tout artificielle car surtout empreinte du contexte particulier de la France de la fin du XX° siècle, qui lui a servi de terreau, à des fins étroitement circonstanciées du point de vue politique et idéologique.

Ce caractère artificiel tient à ce qu’on peut toujours créer une tautologie en attribuant à un terme toutes les qualités que l’on souhaite et à un autre, supposé quasi-antonyme, tous les défauts que l’on imagine, de sorte que le choix est déjà sous-tendu dans la manière de poser la question. Procédé rudimentaire, on en convient, mais dont on verra qu’il s’est dissimulé sous d’épaisses couches d’arguments linguistiques, philosophiques, politiques et historiques, convoquant principalement Marx et Hegel, où le philosophe Lucien Sève a joué le rôle principal, le plus complet et le plus prolixe, offrant bien des motifs réels à ce débat, sans lesquels il serait resté peu signifiant et terne.

Mais cet usage dichotomique d’un dépassement vertueux face à l’abolition, s’est également fondu et confondu avec un usage, notamment militant, plus répandu encore, celui d’un « dépassement du capitalisme », conçu de fait comme un synonyme d’abolition, refermant d’une certaine manière la boucle d’un débat, qu’il faut néanmoins ici ouvrir pour traiter le sujet.

1)De l’absence d’opposition initiale à l’ouverture d’une polémique

Les deux termes ne sont pas, en effet, de prime abord, opposables. Ils appartiennent pour l’essentiel, et assez simplement, à des registres de lexique différents, que l’on associera, très schématiquement, l’un à un objectif (« abolition ») et l’autre à des comparaisons spatio-temporelles (« dépassement »).

  1. Qu’est-ce qu’une abolition ?

L’abolition est assurément un objectifii. Dans le domaine politique et social, il commence en général par revêtir la forme d’une revendication ou d’un projet avant de se métamorphoser en décision sous les traits de mesures concrètes à définir puis à mettre en œuvre. Mais en elle-même l’abolition, comme toute suppression, se concentre sur l’expression du résultat à atteindre : que quelque chose disparaisse ! On pense plutôt à ce dont on souffre, que l’on exècre, mais ce peut être aussi l’inverse, bien plus rarement il est vrai : la crainte ou dénonciation d’une disparition non souhaitée.iii

  1. Abolition : expression majeure des luttes d’émancipation et de libération

Le terme d’abolition a logiquement connu en France une très grande vogue au cours de la longue période de révolutions de 1789 à 1871. Il a poursuivi sa longue carrière jusqu’à nos jours et ce dans les domaines les plus variés. Quelques exemples célèbres ou moins célèbres en illustrent la permanence :

  1. L’abolition du féodalisme, de l’esclavage, du servage, de la monarchie, des privilèges, de la noblesse, de la peine de mort, de la torture, du travail des enfants, des armes nucléaires, figurent ainsi parmi les grandes abolitions, les plus marquantes.

D’autres le sont sans doute moins mais demeurent également significatives :

  1. Les premiers communistes français, dans les années 1840, prônèrent par exemple l’abolition de la « famille » et celle du « mariage »iv, tandis que Victor Hugo, parlementaire siégeant alors sur les bancs de la droite de l’Assemblée nationale, y prononça un éloquent discours à sa tribune en faveur de l’abolition de la misère :

« Je voudrais que cette assemblée n’eût qu’une seule âme pour marcher à ce grand but, à ce but magnifique, à ce but sublime, l’abolition de la misère ! »v

  1. Mais il est également des abolitions très éloignées du champ politique, telles que l’abolition de la volonté ou de la raison pour le psychisme, ou bien encore l’abolition en physique.

Chacune de ces abolitions a son histoire ou plutôt ses histoiresvi. Aucune n’est réductible à l’autre, même si l’on peut établir des parallèles, des recoupements.

Naturellement, les révolutionnaires se sont montrés, plus que d’autres, friands de ce vocabulaire. Par exemple, dans le Manifeste du parti communiste, au chapitre deux, qui expose le programme communiste, en une dizaine de pages à peine, on n’en compte pas moins d’une cinquantaine, couvrant les domaines les plus variés. Une, la plus emblématique, les rassemble alors toutes :

« Les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette proposition unique : abolition de la propriété privée », (Le Manifeste du Parti communiste, 1848).

Mais passer de la revendicationvii à la mise en œuvre pose objectivement et presque aussitôt la question de la voie, de la méthode à employer pour y arriver, pour concrétiser cette disparition souhaitée. Et là tout dépend d’abord de ce que l’on souhaite abolir, du contexte dans lequel on l’aborde, mais on est en droit d’y insuffler également ses opinions, son approche, sa volonté d’agir, etc. En guise de réponse au comment réaliser une abolition, on pourra donc avancer paraphrasant Marx que, « ça dépend » !

Comme l’abolition ne dit rien en soi du chemin à emprunterviii, il est nécessaire de recourir à d’autres termes pour le qualifier. S’agissant des régimes sociaux, situations politiques ou modes de production, capitalisme compris, la tradition a entériné schématiquement deux grands types de procès de disparition d’un système : la réforme et la révolution, avec pour chacune, évidemment, une grande variété foisonnante de conceptions et plus encore d’expériences.

Pour prendre encore un exemple hors du capitalisme, l’emblématique abolition de l’esclavage en France en 1848, est elle-même apparue dans un contexte de bouillonnement d’abolitions, comme lors de toute période révolutionnaire, ce que souligna en 1849 Victor Schœlcher :

« À peine installé, il [le gouvernement provisoire issu de la révolution de Février 1848] abolit la servitude, comme la royauté, comme la peine de mort, comme le châtiment corporel à bord de nos vaisseaux, comme tous les restes de la barbarie antique qui souillaient encore nos codes. »ix

Ce qui fut ainsi commenté un siècle plus tard, en 1948, par Aimé Césaire :

Schœlcher, écrivit-il, était convaincu que « les tentatives du réformisme se briseraient inéluctablement contre le mur des intérêts et que l’abolition se ferait révolutionnairement ou ne se ferait pas. »x

Venons-en, enfin, au capitalisme, qui constitue le cœur du sujet qui nous est proposé. L’abolition du capitalisme, au même titre que tous les autres régimes d’exploitation, constitue initialement et très durablement un objectif classique du mouvement socialiste et communiste. Pour mesurer l’ampleur et la durée du consensus autour de cet objectif, citons ici trois leaders politiques français distinctsxi, s’exprimant en des périodes différentes : Jean Jaurès, Guy Mollet et Georges Marchais :

Jean Jaurès en 1901 :

« Là où des hommes sont sous la dépendance et à la merci d‘autres hommes, là où les volontés ne coopèrent pas librement à l'œuvre sociale, là où l'individu est soumis à la loi de l'ensemble par la force et par l'habitude, et non point par la seule raison, l'humanité est basse et mutilée. C'est donc seulement par l'abolition du capitalisme et l'avènement du socialisme que l'humanité s'accomplira. »xii

Guy Mollet au Congrès de l’Internationale socialiste, en 1950, distinguait encore parmi les partis socialistes ceux qui sont, dit-il :

« animés par des considérations morales et démocratiques » de ceux qui, comme son parti, la SFIO, poursuivaient « l’abolition du capitalisme et l’appropriation des grands moyens de production et d’échange »xiii, ne faisant en cela que reprendre la déclaration de principes de son parti, adoptée en 1946, et qui indiquait que « le caractère distinctif du Parti socialiste est de faire dépendre la libération humaine de l’abolition du régime de la propriété capitaliste. »xiv

Quant à Georges Marchais, rappelant une position classique de son parti, il écrivait, par exemple, en 1968 dans l’Humanité, que le PCF :

« lutte pour l'abolition du capitalisme et l'instauration d'une société socialiste où sera bannie à tout jamais l'exploitation de l'homme par l'homme. »xv

  1. Un consensus qui ne portait pas préjudice à une certaine diversité du vocabulaire

Ce concept central d’« abolition du capitalisme », très largement admis parmi les forces se réclamant du marxisme, et au-delàxvi, ne s’oppose alors, et pendant très longtemps, qu’à ceux qui rejettent ou abandonnent cet objectif pour cause de ralliement, plus ou moins avoué, au capitalisme. Ce consensus ne fut pas, en revanche, ébranlé par une certaine diversification du vocabulaire. Renversement du capitalismexvii, sortie du capitalisme, ou bien rupture avec le capitalisme, furent et sont toujours des expressions également largement employées, sans nécessaire souci d’exclusivité.

Mais, pourtant, on décèle aussitôt dans ce vocabulaire complémentaire, s’inscrivant dans un non-dit d’abolition, deux préoccupations avec leurs réponses qui seront sollicitées lors du débat avec dépassement : renversement opte d’emblée, dans la perspective de l’abolition, plus nettement pour un chemin plutôt qu’un autre, en l’occurrence celui de la voie révolutionnaire, tandis que sortie et rupture, au même titre, par ailleurs, que la « voie non capitaliste de développement », adoptée par certains pays du Tiers-monde au XX° siècle, se penchent plus particulièrement sur la problématique de la cohabitation de deux systèmes hostiles, donc sur la question de développements parallèles plus ou moins conflictuels.xviii

  1. Le dépassement avant le « dépassement du capitalisme »

  1. Une différence notable de notoriété et d’ancrage

Le fait qu’abolition ait été investi par l’histoire en a entériné, du XVIII° au XX° siècle, le sens, et même un sens à la fois très concret et très pluriel. Histoire riche, complexe, et pour l’essentiel glorieuse que celle de l’abolition (des abolitions) car elle accompagne tous les grands (et petits) combats d’émancipation, de libération. C’est sans doute la raison pour laquelle, pour magnifier « dépassement », fut éprouvé le besoin de discréditer l’« abolition. »

Le terme dépassement, au contraire, est resté en comparaison assez marginal et plutôt banalisé dans l’histoire en général, et du mouvement ouvrier en particulier. Pendant fort longtemps il ne fit pas le poids, dans la supposée confrontation entre les deux termes. Car avant d’afficher ses grandes ambitions exclusives d’excellence morale et stratégique, dépassement avait dû longtemps se contenter d’une place bien modeste et confinée dans le champ politique qui nous intéresse ici, et aurait bien pu y rester. L’usage ne s’était pas largement ancré dans les luttes sociales, culturelles et politiques au cours des siècles passés, en particulier dans le langage revendicatif, encore moins dans l’expression de la colère révolutionnaire.

La grande trajectoire historique du terme abolition tranche donc bien avec celle de dépassement. Là réside la première et grande différence avec le quasi-néologisme de sens du terme « dépassement » en politique, appliqué au capitalisme. Que signifiait, en effet, dépassement au XIX° siècle ? Les premiers sens étaient plutôt anodins voire assez triviaux. Mais s’ajoutèrent des sens figurés qui, s’ils n’ont pas connu un succès comparable à celui d’abolition, furent effectivement employés en politique dans leurs contextes appropriés, principalement pour illustrer des schémas spatiaux ou temporels afin de marquer et de qualifier des comparaisons, plus particulièrement des avancées, des progrès.

Le Bescherelle de 1856 lui attribuait deux sens propres :

« retirer ce qui était passé » (exemples : ruban, lacet etc.) et « aller au-delà, aller plus loin » (avec des exemples spatiaux), et quelques sens figuratifs : « dépasser les ordres, pouvoirs, espérances » ; « dépasser les bornes » ; « dépasser à la course » ; « être supérieur en talent » ; « être plus long, plus haut » ; « sortir de l’alignement. »xix

Le Littré en 1877 indiquait pour sa part :

« Action d’excéder. Des dépassements de crédit ». Quant au verbe dépasser il signifiait « aller plus loin, aller au-delà. Dépasser les limites. (…) Laisser en arrière en allant plus vite. (…) et, du point de vue des sens figuratifs, « en politique pousser plus loin une opinion déjà extrême. On est bien vite dépassés en révolution », mais aussi « Etre plus grand, plus haut, plus saillant. Retirer un ruban, un cordon passé dans une boutonnière, une coulisse. »xx

Ce sont ces sens figurés, avec leurs approches de comparaison pour pointer la supériorité, qui ont bien évidemment inspiré leur utilisation ultérieure vis-à-vis du capitalisme. On perçoit bien comment les sens figurés tels qu’aller plus loin, au-delà, être supérieur, être meilleur, ont pu servir dans la représentation de la lutte contre le capitalisme, pour faire ressortir la comparaison avec une nouvelle société à définir et construire : le socialisme, le communisme. C’est pourquoi dépassement se prête si bien pour décrire la compétition entre socialisme et capitalisme comme toute autre coursexxi. Ces sens représentent alors parfois, vis-à-vis du capitalisme, une nouvelle version d’expressions telles que sortie ou rupture. Mais en valorisant la compétition, et donc le parallèle, dépassement passe sous silence celui de l’affrontementxxii, de l’élimination de l’adversaire, comme abolition le prétend, ce qui reste logique compte tenu de la différence initiale de signification entre les deux termes, mais revêt un sens politique dès lors que l’on entendra opposer dépassement à abolition.

  1. Evolution permanente du vocabulaire et usages revendicatifs militants

Mais s’il convient de rechercher les sens des mots au XIX° siècle en raison des dates des citations qui sont venues alimenter le débat, il convient aussitôt d’ajouter que les mots changent de sens, que des synonymes cohabitent en permanence, voire prennent la place de mots concurrentsxxiii. Et l’on peut effectivement toujours entendre exprimer la même idée mais de différentes manières. Les usages évoluent parce que les langues et les usages linguistiques se transformentxxiv. Il convient donc de rester attentifs aux nouveautés, sans préjugés, ni immobilisme. Les états de service des sens passés ne constituent nullement des garanties de pérennité de sens à venir.

Comme il n’y a aucune raison d’interdire l’arrivée d’un nouveau terme au nom de quelque pureté d’origine que ce soit, il ne saurait donc y avoir non plus de polémique de fond pour de simples changements de vocabulaire, dès lors que l’on viserait peu ou prou au même résultat, donc aucune controverse avec tous les usages passés ou actuels où dépassement vise sensiblement à dire abolition, rupture, sortie etc., autrement dit à manifester le dessein de lutter contre le capitalisme, pour le surmonter et le vaincre.xxv

Naturellement, à l’intérieur de ces convictions une variété de nuances, voire des différences importantes, se développent, dont les débats entre réforme et révolution constituent le reflet. Une nouvelle preuve récente nous en a été apportée par Thomas Piketty, dans une interview en date du 1/10/2019, accordée à Regards, et intitulée significativement : « Quand je parle de dépassement du capitalisme, je pourrais dire abolition »xxvi, avec en vue, pour sa part, de relancer le réformisme disparu de la vieille social-démocratie des trente glorieusesxxvii. Tandis que le socialiste suisse Jean Ziegler associe pour sa part les deux termes dans une perspective diamétralement opposée : « le capitalisme ne peut être réformé. Il faut le détruire. (…) Ce qui nous est demandé (…), c’est la destruction du capitalisme, son dépassement. » Et « je le répète : on ne peut réformer graduellement et pacifiquement le système capitaliste. Il faut briser les bras des oligarques. »xxviii

  1. Une opposition artificielle mais ayant amorcé un réel débat

Mais si les sens et usages initiaux des deux termes n’étaient pas pour se contredire, et si dans le langage militant ils ont tendu à fonctionner souvent comme de quasi-synonymes, il n’en reste pas moins qu’une polémique les opposant a été ouverte, laquelle n’est pas encore totalement refermée. Il convient donc de bien la circonscrire. Elle est née de la création du concept de « dépassement du capitalisme » contre celui traditionnel d’« abolition du capitalisme ». Ce n’est donc pas dans l’utilisation en soi du terme « dépassement » que réside cette controverse, mais bien dans la conception très particulière qui a entendu lui attribuer des mérites spécifiques voire intrinsèques (d’où le recours à des arguments linguistiques, étymologiques, philosophiques) supérieurs moralement et politiquement à une « abolition » caricaturée et rabaissée. La polémique est née de la volonté d’imposer « dépassement » pour rejeter « abolition ». C’est contre cette théorie que s’élèvent les arguments qui seront présentés.

Lucien Sève s’en est fait le porte-étendard, l’a érigé en signe identitaire, y jetant toute son autorité intellectuelle et politique, ainsi que sa connaissance de la langue allemande. Son argumentation n’ayant à notre connaissance jamais été égalée, encore moins dépassée, il est naturel que privilège soit accordé à ses positions. La controverse sera donc détaillée et analysée, principalement à partir de ses écrits.xxix

Pour des raisons de chronologie et de logique politique, les arguments « dépassementistes » seront séparés en deux grandes catégories : ceux qui sont du ressort politico-stratégique et ceux qui relèvent du champ philosophico-linguistique. Leur examen critique procédera dans ce même ordrexxx. Cette distinction en deux sous-ensembles rejoint celle exposée dans l’Esprit de la révolution sous le néologisme de « dépassementisme », défini comme une valorisation de dépassement contre l’abolition, mais distinguant sous cet adjectif deux notions : une thèse et une théorie. La « thèse dépassementiste » est celle qui oppose dépassement à abolition dans la traduction chez Marx, en référence à Hegel. La « théorie dépassementiste » est celle qui rassemble des attendus et présupposés historiques et politiques vantant les mérites d’un dépassement contre une abolition.xxxi

Les deux approches (thèse et théorie) bien que reliées par des arguments tirés d’interprétations de citations de Marx, Engels et Hegel, auraient parfaitement pu être dissociéesxxxii, si n’avaient été les circonstances au cours desquelles la polémique fut engagée. Du point de vue de leur articulation, la théorie dépassementiste se voyait à large spectre politique et stratégique, quand la thèse ne servait que de justification, d’apparence extrêmement pointue et savante, « technique »xxxiii, et supposément irréfutable, pour convaincre de la légitimité « marxienne » de ladite théorie.

Et c’est bien ici le concept de « dépassement du capitalisme », contre son abolition, qui a commandé toute la rhétorique générale sur le « dépassement », et non l’inverse. L’exemple spécifique relatif au capitalisme développé en modèle général, a conduit à la nécessité de modifier rétrospectivement des traductions chez Marx, afin de les mettre en conformité formelle avec la théorie suggérée à la fin du XX° siècle.xxxiv

2)Les arguments politico-stratégiques

  1. L’hostilité foncière à l’abolition pour faire émerger le dépassement

C’est la thèse dépassementiste exposée en 1999 qui sert ici de référence de base, en raison de l’ampleur et de la profondeur de son argumentationxxxv. Elle a été complétée depuis de précisions auxquelles nous ferons également appelxxxvi. Son point de départ est un renoncement à l’objectif d’« abolition du capitalisme » légitimant son remplacement par « dépassement du capitalisme. »

L’abolition se voit adresser essentiellement quatre reproches, tirés de quatre caractéristiques jugées intrinsèques et coupables à la fois, ce qui la disqualifierait au regard du capitalisme : d’être strictement négative, d’être excessivement rapide voire immédiate, d’être associée à la brutalité et à la violence, de tirer son mode de mise en œuvre du sommet de l’Etat. En conséquence son bilan historique serait rigoureusement négatif et son avenir nul :

« La révolution-abolition », focalisée sur la seule négation et renvoyant avec mépris au réformisme ce qui ne l’est pas (…) a sans exception été un échec au long du siècle dernier (…). J’y vois quant à moi un exemple attardé de ce que Lénine appelait un « infantilisme de gauche ». S’il est une chose qui n’inquiète vraiment pas le capital aujourd’hui, c’est le sabre de bois de ce révolutionarisme à l’ancienne dont les perspectives sont nulles.»xxxvii

L’abolition, ce grand fil conducteur des luttes d’émancipation et de libération, devient malgré, ses deux siècles au moins de bons et loyaux services, synonyme d’aventurisme donquichottesque, rabroué, avec toutes les révolutions passées, sous les traits d’un « sabre de bois »xxxviii. Les révolutionnaires de 1789, 1793, 1830, 1848, 1871, pour le dire en français, ne sont plus là pour apprécier leur discrédit, et rétorquer. Sans compter toutes les autres abolitions, dans le reste du monde, et surtout tout au long du XX° siècle ! Lui est attribué rien moins que « le complet échec final de l’anticapitalisme du XX° siècle » et sa « tragique impuissance présente à en réémerger », corollaire de son « refus crispé de penser et de pratiquer avec hardiesse une révolution-dépassement », par attachement à un « révolutionnarisme verbal. »xxxix

Le « dépassement », visant d’abord et avant tout le capitalisme, s’attribue, à l’inverse, une prétention nouvelle, presque inédite, celle d‘incarner une méthode exceptionnelle, assez merveilleuse au regard de l’histoire, une attitude plus lente parce que contenue et délicate, plus conservatrice, plus positive, bref plus souhaitable que l’abolition caricaturée, comme primaire, brutale, excessive, sans discernement et sans perspective progressiste.

Le dépassementisme fait ici « table rase » du passé révolutionnaire, l’abolit dans le sens qui est le sien, pour mieux porter au piédestal le dépassement. Cette caricature des luttes abolitionnistes passées fait fi, au passage, de la complexe réalité historique, que nous avons pu résumer ainsi :

« L’abolition, toute l’expérience le prouve, peut, suivant les cas et les points de vue, déboucher sur des conséquences positives ou négatives, être souhaitée ou redoutée, plus ou moins conservative, consensuelle ou imposée, violente ou pacifique, d’application rapide ou différée, avec ou sans compensation, et même provisoire, partielle et réversiblexl. C’est le terme dominant des luttes d’émancipation dans tous les domaines, avec de hautes ambitions de progrès. Les abolitions ne forment pas un mécanisme unique mais présentent une infinité de cas de figure. L’abolition ne constitue pas une méthode mais un objectif : que quelque chose disparaisse. Enfin ! Comment ? « Cela dépend ! »xli

La forme que revêt l’abolition ne découle pas, en effet, mécaniquement du concept initial : linguistique ou philosophique, mais bien de son objet. Ce qui doit être supprimé ou disparaître, en projet comme en réalité, n’est pas de même nature suivant ce que l’on vise et son contexte. L’abolition de la misère, de la famille, d’un mode de production, des frontières, de la différence ville-campagne, etc., ne peut revêtir la même forme que l’abolition d’une simple règle administrative. Or il n’y a aucune raison, compte tenu de l’ampleur des usages, de faire prévaloir une expérience, une conception, un objet particulier, sur tous les autres.

  1. Quel objectif pour le dépassement ?

  1. La méthode comme objectif ? Le tout et la partie.

Puisque l’abolition est un objectif, on pourrait en déduire que le dépassement qui s’y oppose est également un objectif : concurrent, voire exclusivement souhaitable. Pourtant, initialement, et c’est ce qui explique son absence durant des décennies dans ce débat, au contraire d’abolition, le dépassement ne se prononce pas spontanément sur ce qu’il advient du dépassé, du capitalisme comme de tout autre objet.

Si l’on voit bien ce que peut souhaiter entreprendre le dépasseur, en distance, en vitesse, en qualité dans la comparaison, le dépassement ne dit pour sa part rien du dépassé, et logiquement ne se prononce pas sur sa disparition. On peut ici distinguer deux types de dépassement : le dépassement interne et le dépassement externe. A l’interne le dépassé, qui fait également office de dépasseur, progresse sur sa voie, il se dépasse et se transforme, aidé en cela par ses contradictions internes, mais il reste dans son enveloppe, conforme à sa nature propre. Il ne disparaît pas. A l’externe, le dépassé est contourné, rabaissé ou distancé. Il peut rester intact, peut dépérir, et on en dira sans doute avec condescendance qu’il est dépassé. Pour le dépassé, l’activité dynamique qui s’opère à l’interne est remplacée ici par une forme de passivité.

Ce renoncement à l’objectif de disparition du capitalisme, avec l’émergence du concept de dépassement, apparût comme une aubaine d’adaptation à la puissance imposante du capitalisme de la fin du XX° siècle, à l‘éloignement de toute perspective révolutionnaire. La nécessité de l’abolition du capitalisme, découlant de sa nature même, put alors être rejetée en principe parce qu’elle apparaissait effectivement nettement plus difficile à réaliser, bien moins accessible. Tout objectif qui ne semble pas envisageable ici et maintenant, s’estompe peu à peu. C’est là que l’idée de dépassement vint donner le sentiment de retourner et dominer en apparence une situation d’infériorité, une position de recul. Le dépassement du capitalisme substitue alors à un objectif, auquel plusieurs chemins peuvent être associés, le chemin lui-même comme fin en soi, comme une disposition d’esprit. La différence avec l’abolition écartée viendrait alors de son caractère tranquille, partiel et respectueux, conforme en apparence à l’air du temps. D’où l’importance conférée aux petits pas, revalorisant les « réformes », bien que le contexte n’y soit pas non plus favorable en raison de l’offensive néolibérale, qui place les luttes en phase de résistance contre les reculs de tous ordres.

Mais le message central reste bien celui du sacrifice de l’objectif d’abolition du capitalisme, comme gage de bonne volonté, en le qualifiant au passage, pour faire bonne mesure, d’extrémiste et mécanique « tout ou rien », hostile soudainement par principe à toute réforme, surtout à l’intérieur du capitalisme.xlii

Le dépassementisme comme mouvement continu, et pour ainsi dire infini, dissout alors l’objectif dans la démarche, dans le mouvement, par un lissage conceptuel s’approchant de la célèbre formule d’Eduard Bernstein : « le but final n’est rien, le mouvement est tout. »xliii

Rappelons qu’au contraire, dans les Statuts de la Ligue des communistes, telle que refondée sous l’influence de Marx et Engels, en 1847, buts et moyens étaient bien spécifiés : « Le but de la Ligue est le renversement de la bourgeoisie, la domination du prolétariat, l'abolition de la vieille société bourgeoise, fondée sur les antagonismes de classe, et l'instauration d'une société nouvelle, sans classes et sans propriété privée. »xliv

Oublions un instant cette lointaine période et retenons l’important ici : dans cette conception, constitutive de ce que l’on qualifiera volontiers de « marqueurs du communisme »xlv, très clairement, ce qui domine ce n’est pas la continuité mais la discontinuité, la rupture. Et cette volonté politique se traduit alors dans plusieurs concepts articulés entre eux et non en un seul. Il faut d’abord renverser, détruire, abolir etc., quelque chose pour pouvoir construire, ériger, quelque chose d’autre. Entre l’avant et l’après beaucoup bien entendu persistera, sous une forme ou l’autrexlvi, mais ce qui importe c’est bien ce basculement, difficile, très difficile, qu’on appelle révolution. Et si cette dernière est ramenée au long fleuve tranquille d’une évolution c’est que l’objet de la révolution est réduit à bien peu, qu’il n’affecte pas les bases du système.

Sur le point de la continuité, le Manifeste, contemporain des statuts précédemment cités, s’inscrivait déjà en faux contre le concept du tout ou rien, mais en distinguant clairement l’avant de l’après révolution, montrant de la sorte ce qu’il entendait, dans ce cas, par abolition :

« le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout capital à la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production dans les mains de l'État, c'est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite la masse des forces productives. Cela ne pourra se faire, naturellement, au début, que par une intervention despotique dans le droit de propriété et les rapports bourgeois de production, c'est-à-dire par des mesures qui économiquement paraissent insuffisantes et insoutenables, mais qui, au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes et sont inévitables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier. »xlvii

Sont bien distinguées deux étapes : la première est en réalité la prise révolutionnaire du pouvoir politique, ensuite vient la mise en œuvre progressive mais nettement décidée et volontariste : « arracher petit à petit » tout le capital à la bourgeoisie. Un quart de siècle plus tard, en 1875, dans sa critique du Programme de Gotha, Karl Marx reprend cette périodisation, la précise et la complète. Après la révolution, écrit-il :

« Ce à quoi nous avons affaire ici, c’est à une société communiste, non pas telle qu’elle s’est développée à partir de ses propres fondements, mais au contraire telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste ; elle porte encore les tâches de naissance de la vieille société au sein de laquelle elle est sortie, à tous égards, économiques, moraux, intellectuels. »xlviii

Marx ne dit pas : il est bon, souhaitable, de conserver le maximum de la société capitaliste, et surtout faites bien attention ! mais, au contraire, que cette période antérieure est inévitablement, durablement, profondémentxlix, présente et ne peut, quoiqu’on veuille ou fasse, disparaître en totalité du jour au lendemain.l

Le dépassementisme en révisant le marxisme n’a fait là qu’enfoncer une porte ouverte.li Cette conception de continuité était déjà totalement assumée par celle d’abolition révolutionnaire. La différence de fond ici entre le dépassementisme et le marxisme tient au fait que le premier place au départ de son raisonnement idéaliste un choix moral, survalorisant un a priori volontariste. Marx ici, en matérialiste convaincu, place au centre l’histoire : on ne peut faire autrement que de construire une société nouvelle sur la base de l’ancienne.

Il décrit en 1848 les « arrachements » continus comme « inévitables » ! Tout comme il dira en 1875 : « Entre la société capitaliste et la société communiste se place la période de transformation révolutionnaire de l’une en l’autre, à quoi correspond une période de transition politique, où l’Etat ne peut être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat. »lii Ne peut être autre chose !

Dans ces deux citations (1848 et 1875) Marx et Engels ont aussi significativement utilisé les verbes signifiant dépasser en langue allemande, dans des expressions clefs de l’histoire de leur pensée, reprises fréquemment par leurs successeurs. Ils méritent de s’y appesantir, car ils sont ici clairement employés dans le sens contraire à celui du dépassementisme, c’est à dire non comme des verbes d’action de lutte contre le capitalisme triomphant, mais comme une évolution postérieure à la révolution, après l’établissement d’un régime révolutionnaire qu’ils n’hésitent pas, au passage, à qualifier de despotique. La citation de 1848 se termine, en effet, par « se dépassent elles-mêmes [sich selbst hinaustreiben] », tout comme la citation de 1875 se poursuit par l’idée que « l’horizon borné du droit bourgeois pourra être entièrement dépassé [überschreiben] et la société pourra écrire sur ses drapeaux : ʺDe chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoinsʺ »liii. Dans ces deux cas l’on voit nettement Marx opter pour un mouvement de dépassement interneliv, et non externe, une longue évolution progressive, mais après la révolution, et non avant.lv

  1. Négativité et positivité vis-à-vis du capitalisme

S’agissant du capitalisme, abolir est repoussé par le dépassementisme parce que le verbe aurait un sens strictement négatif, une suppression « au-delà de laquelle rien ne se poursuit »lvi. La création de cette définition nihiliste, « tant ce verbe est de sens purement négatif », de l’abolition pousse même à la ridiculiser, comme revenant à « supprimer le capital fixe » constitué sous le capitalisme, autrement dit tout l’appareil productif. « L’abolition des privilèges en 1789, de l’esclavage en 1848, de la peine de mort en 1981 en a-t-elle rien conservé ? »lvii nous est-il proposé comme preuve contraire.

Mais, pour quels motifs les anticapitalistes, qui prônent l’abolition du capitalisme, renonceraient-ils aux acquis si chèrement gagnés sous le capitalisme ? Parce qu’ils ne se seraient traduits que par des réformes, qui bien qu’arrachées de haute lutte n’ont effectivement pas changé le mode de production ? Devraient-ils de plus se sentir redevables envers le capitalisme qui aurait, sous la contrainte, consenti à nombre de leurs revendications sociales et démocratiques ?

Il s’ensuit que, de manière altière, vis à vis du capitalisme à l’attitude jugée strictement négative des « luttes défensives » et des « revendications de type syndical »lviii, doit être substituée, selon le dépassementisme, une attitude plus positive et constructive, découlant d’un jugement sur le capitalisme plus nuancé et équilibré, lequel semblerait assuré d’être plus convaincant, électoralement parlantlix. Et ce changement d’optique ne va pas de soi, car :

« Viser à dépasser le capitalisme, et non plus à l’abolir, est une mutation culturelle. La formule « Du passé faisons table rase » était particulièrement funeste. Il y a d’immenses acquis du capitalisme, comme le développement du marché et de la technologie, mais ils sont inséparables de terribles tares. »lx

  1. Réforme et/ou révolution ?

Comme il a déjà été souligné, si l’abolition reste en soi muette sur le chapitre de la méthode qui doit lui être associée, si ce n’est le passage par une certaine forme déclarative solennelle, il convient, pour poursuivre la comparaison avec dépassement, de situer ce dernier au regard des chemins traditionnels associés à l’abolition, autrement dit entre réforme et révolution. Et là le dépassementisme a pu s’attribuer de belles et élégantes formules :

« révolutionnement sans révolution, évolution révolutionnaire, comme disait Jaurèslxi, ou si l’on préfère révolution évolutionnaire. »lxii

La séduction d’un chemin idéal, sans à-coups, bien lisse, donne le sentiment tout à la fois de repousser les affres d’un passé révolutionnaire, bien tourmenté il est vrai, et de garantir les chances de réussite à venir, et ce indépendamment de la conjoncture et du rapport de forces. La méthode dépassementiste se fait fort, en effet, d’opérer une nouvelle fusion, celle des deux démarches classiques (révolutionnaire et réformiste)lxiii se posant avec l’impression de les dominer. Prétendant concilier les deux méthodes (les dépasser ?), elle estime avoir enfin trouvé le juste milieu, épousant ce faisant de belles hauteurs philosophiques, conformément à sa définition la plus sophistiquée, inspirée de Hegel, dont il sera question plus avant.

Mais si l’on entend que la révolution a un sens, il convient de la distinguer des évolutions, de lui réserver un caractère spécifique et d’exception dans le développement des sociétés, celui d’une rupture renversant la situation, après des périodes d’évolution, de maturation, mais aussi souvent de régression, et avant d’autres périodes d’évolution, mais aussi potentiellement de régression. Si l’on juge, au contraire, que cette exception, cette phase d’âpre confrontation, où se joue l’issue du basculement, peut et doit toujours être évitée, pour se placer exclusivement dans la perspective d’un continuum, d’un progressisme linéaire naturel, c’est que l’on croit aux vertus exclusives du réformisme, sans qu’y soit accolée ici la moindre connotation, péjorative notamment.

Car si toute évolution dans le sens souhaité constitue une révolution, c’est qu’il n’est effectivement nul besoin de révolution (« sans révolution » lit-on), ou que ce terme prend un tout autre sens. Dans nombre de contextes ce peut effectivement être le cas. C’est ainsi qu’il est couramment question de révolution démographique, écologique, morale, sexuelle, numérique, etc., pour marquer des évolutions spectaculaireslxiv. Même le candidat et futur Président Macron a pu intituler son livre « Révolution. »

Mais s’agissant d’une société de classes, d’un Etat de classe, d’intérêts antagonistes, de pratiques et de menaces constantes d’oppression, de guerre, convaincre qu’un continuum évolutionniste (-aire) par effet cumulatif finira par constituer une révolution, c’est la définition même du réformisme. C’est ignorer la question du pouvoir, du pouvoir politique, économique et social. Le terme révolutionnaire n’est alors accolé à « évolution » que par simple affinité culturelle voire esthétique.

  1. La lenteur : faire de nécessité vertu !

A l’encontre des réalités historiques, les révolutions sont aussi mécaniquement associées à des événements courtslxv, pour que le modèle de référence théorique du dépassementisme, appliqué au capitalisme, prenne tout son sens et son relieflxvi. La définition plus générale attribuée à « dépassement », où l’extrême lenteur est érigée en vertu, le conduit alors sur les traces d’« un processus naturel de lente extinction » et d’un « long dépérissement historique. »lxvii

On en déduit que face au capitalisme il importe de ralentir et d’étaler au maximum le mouvement. Lequel, pourtant, fut déjà si lent qu’il a fini par reculer à la fin du XX° siècle. Mais si l’on juge le capitalisme des plus dangereux, pourquoi souhaiter étirer, étaler les échéances ? Autre chose est de constater, mais pour le regretter, que la révolution dans son propre pays, et ailleurs, non seulement tarde objectivement à venir, mais que le rapport de forces en sa faveur s’est même dégradé jusqu’à la faire sortir de l’horizon. Faut-il s’en féliciter pour autant et trouver cela plus rassurant ? Autre chose encore est de considérer également, et avec Marx, qu’après la prise du pouvoir de longues transformations prendraient place, et notamment celle d’un dépérissement de l’Etat.lxviii

Mais si le dépassementisme vante à ce point les longueurs et les lenteurs, ce ne serait point tant par passivité, car il faut, s’agite-t-il, aller très vite et tout de suite avec une « pointe de vitesse », pour construire immédiatement le communismelxix. Et c’est la stratégie révolutionnaire qui est alors qualifiée de retardataire, d’attentiste : l’attente de la révolution qui empêcherait d’améliorer la situation immédiate !

Si le communisme peut, sans attendre, s’étendre et s’épanouir librement dans la société capitaliste, c’est qu’on n’y perçoit aucune contradiction avec le maintien de la domination de classe par la bourgeoisie, et que l’on prédit que l’Etat qu’elle conduit est en réalité neutre et ne s’y opposera pas. On pourra toujours ajouter ici que bien évidemment tout cela s’operera dans un certain rapport de forces, avec une ligne de démarcation mouvante, ce qui a toujours été le cas. C’est effectivement l’expérience même des progrès démocratiques et sociaux dans les pays développés notamment qui l’atteste. Mais sans jamais sortir des limites. N’est-ce pas une autre manière de créditer le capitalisme d’une capacité à s’améliorer en se dépassant indéfiniment ? Et, de fait, si c’était le cas, nul doute que l’idée de révolution serait à bannir.

Ce n’était pas l’analyse de Marx et Engels. Mais objectera-t-on : nous ne sommes plus au XIX° siècle. Soit ! La bourgeoisie, parmi les classes dirigeantes, serait-elle donc aujourd’hui plus encline à tolérer, sans crainte, un tel déploiement communiste ? Est-elle plus faible ou plus forte qu’alors dans les pays développés ? Qu’est-ce qui dès lors a le plus changé : le système capitaliste ou son opposition ?

  • Substantifique communisme

Cette vision très ambitieuse, d’un communisme immédiat, urgent, antiétatique et anti-vertical (de haut en bas), n’a rien à voir avec la révolution communiste de Marx. Avec cette nouvelle construction horizontale par en-bas, nul besoin de révolution, de prise de pouvoir. Elle peut s’étaler sous le capitalisme, parce que les rapports de forces, les intérêts contradictoires cèdent logiquement la place à la diffusion lente d’une substance pénétrante, appelée « communisme », poursuivant un mouvement qui serait déjà largement amorcé sous le capitalisme mais dont on devrait admettre, en pleine débâcle historique, la révélation de l’« étendue insoupçonnée du communisme déjà là. »lxx

Le terme important ici est l’adjectif « insoupçonné ». Car la prise de conscience de ce communisme déjà là en pleine offensive néolibérale de régression sociale intervient au moment même où, comme l’écrivent les Economistes atterrés, s’accentue au contraire « la tendance forte qui est à l’œuvre dans le capitalisme (qui) est d’élargir sans cesse l’espace marchand »lxxi, autrement dit la réduction effective de l’espace potentiel de ce « communisme déjà là. »lxxii

Certes nous est-il précisé depuis :

« On est encore bien loin du but, et pourtant en un sens il est à portée de main. Qu’est-ce qui manque tragiquement ? Je dirai : l’audace intellectuelle de juger venue l’heure d’engager pour de bon le passage au communisme, à rien moins que le communisme. L’obstacle décisif n’est pas l’adversaire mais en nous. La tâche vraiment cruciale d’aujourd’hui, c’est la prise de conscience. »lxxiii

Si l’adversaire n’est pas un obstacle, et que les limites sont individuelles, intellectuelles, intimes finalement, on comprend que l’affrontement avec le capital devienne accessoire, et que rien ne s’oppose plus à le séduire, à le convaincre. Et, sans attendre de le vérifier, dans la perspective d’un long et lisse dépassement, est plaidé, sans contrepartie, et ardemment, un assagissement sans préavis des velléités révolutionnaires, condition sine qua non d’un futur dépassement réussi, afin d’éviter que celles-ci ne perturbent un cours naturel, si bien engagé, car c’est là que réside l’obstacle et non chez l’adversaire. D’où la logique implacable du désarmement unilatéral : contre toutes les révolutions (« échecs »), contre la violence (« n’a que faire »), contre toute construction du socialisme (« coupable ») contre l’organisation politique (« dépassement de la forme-parti »), etc. Le capitalisme cessant d’être un mode de production organisé autour d’un Etat et d’une classe dominante, s’apparente à un comportement, et son alternative n’est autre qu’un autre comportement. C’est la raison pour laquelle des envolées idéalistes peuvent aisément s’insinuer en lieu et place du discours révolutionnaire traditionnel.

Que le communisme « rien moins ! » puisse s’épanouir de la sorte, immédiatement, avec juste un peu d’audace intellectuelle, qu’en dire si ce n’est qu’il serait bien inoffensif, et ne s’accommoderait guère des premières phrases du Manifeste : « un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme ». Il ressemblerait au mieux aux projets utopistes de communautés localisées, chères à Fourier ou Cabet (voire au fédéralisme d’un Proudhon), ne touchant pas à la réalité et à la totalité des systèmes d’exploitation, capitaliste compris. C’est contre leurs vues que les jeunes Marx et Engels avaient porté très tôt ce jugement cinglant :

« Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent de la présupposition qui existe actuellement »lxxiv.

La divergence majeure avec le communisme utopique réformiste d’alors, résidait justement dans la nécessité ou non du renversement politique du pouvoir des classes dominantes (aristocratie et bourgeoisie). Pour Marx et Engels le communisme ne pouvait se construire sans révolution, sans s’attaquer à l’abolition du capitalisme. Il ne pouvait, dans l’attente, être instauré immédiatement et progressivement, à son abri, à ses côtés. Le préalable était la prise du pouvoir politique, pour affronter la situation réellement existante. Cette vieille controverse a été remise à l’honneur et au goût du jour par le dépassementisme, digne héritier de ce communisme utopique réformiste, que Marx et Engels combattirent avec succès. Mutatis mutandis le dépassementisme se place sous les feux de la critique de cette fameuse position de l’Idéologie allemande, bien qu’il s’en soit, par méprise sur son sens, coiffé comme d’un panache blanc.

  1. Un chemin pavé de bonnes intentions

Dans sa suavité principielle le dépassementisme, en toute logique, disqualifie sans nuances la violence révolutionnaire, pour faire ressortir au contraire un dépassement du capitalisme défini comme « constituant un long processus n’ayant que faire de la violence ». La société française pourrait de la sorte être prémunie d’un « acte politico-juridique de grande ampleur présupposant la conquête du pouvoir d’Etat sur la bourgeoisie dans une classique perspective de recours à la violence. »lxxv

Mécaniquement l’abolition, à cette fin, est alors identifiée au recours systématique à la violence, comme si une abolition pacifique était par nature impossible. Ici le dépassementisme cherche à reprendre à son compte ce qui était appelé « révolution pacifique », sans aucune hostilité alors à l’abolition, mais sans renoncement pour autant à tout recours à la violence, qui tient sa source d’initiative véritable dans l’action des classes dominanteslxxvi. Rien ne sert, en effet, de se préparer exclusivement à l’hypothèse la plus favorable, et la moins probable, pour précieuse qu’elle soit. Même Jaurès affichait plus de prudence et de sagesse :

« Rien, à cette heure, ne nous permet de prévoir avec quelque clarté quel sera le mode de Révolution (...) ce serait téméraire du point de vue théorique, et dangereux du point de vue pratique, de ne pas prévoir fortement la possibilité d’un soulèvement prolétaire, ou même d’une vaste crise sociale qui soulèvera, presque malgré lui, le prolétariat. (…) La seule action de l’idée démocratique ne suffira pas à abolir le capitalisme. »lxxvii

Car s’il est naturellement louable et précieux que de vouloir éviter les affres de la violence, est-il bien réaliste de les croire conjurés a priori par simple choix de renoncement unilatéral ? La bonne question serait plutôt à retourner. La violence de domination fera-t-elle grâce aux bonnes intentions du dépassementisme ? L’adversaire se laissera-t-il attendrir par la douceur de son dessein, pour se muer en partenaire ?

L’objectif du dépassementisme visait à donner l’impression que les révolutionnaires avaient depuis toujours fait le mauvais choix, et qu’en conséquence ils s’étaient fourvoyés depuis lors, n’ayant pas employé dès le début la bonne méthode. Ce critère discriminant de la violence entre dépassement et abolition ignorait ainsi les réalités suivantes :

  1. L’abolition n’ayant par nature aucun chemin prédéfini, lequel dépend de sa cible et de son contexte, n’est pas plus violente que non violente.

  2. Même dans les périodes réellement révolutionnaires et « abolitionnistes », la voie pacifique n’a jamais été négligée, car elle est naturellement, et à juste titre, souhaitée, préférée.

  3. La violence, n’est pas un choix a priori, de principe et unilatéral, mais le fruit d’un contexte préalable de conflit violent. Elle dépend en dernier ressort de l’adversaire, du pouvoir en place, et de son indisposition à composer ou céder la place.

  4. On ne saurait confondre dans une catégorie unique la violence d’oppression et d’exploitation, avec la violence de résistance et de libération.

  5. La théorie dépassementiste ignore en ce sens l’histoirelxxviii, le rôle historique des classes dominantes dans la répression, avec sa pléthore de coups d’Etat, son bellicisme tous azimuts, car « le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage. »lxxix

Or le déclin actuel de l’impérialisme donne une nouvelle vigueur à la violence intrinsèque du capitalisme. C’est son arme ultime, quand il a épuisé l’économique, la corruption, la domination culturelle, le carriérisme et la séduction. Et la guerre se profile d’autant plus pour lui comme solution que le capitalisme se sent menacé, même s’il devait s’y perdre, entrainant la planète avec luilxxx. L’on pourrait également reprendre dans ce contexte, avec Vladimir Jankélévitch, la perception suivant laquelle l’usage de la violence est inspiré par la faiblesselxxxi, souvent excitée par la peur.

C’est là, sur le fond, que les approches révolutionnaires se révèlent d’emblée plus réalistes, et non pas extrémistes, profondément appuyées qu’elles sont sur l’expérience politique (de nombreux exemples en Amérique latine, Europe méditerranéenne, Afrique, Moyen Orient et Asie du Sud-Est viennent aussitôt à l’esprit), tandis que les approches réformistes rassurantes restent naïvement idéalistes, accrochées au rêve d’une méthode Coué suivant laquelle les choses doivent et vont se passer comme le scénario doux imaginé voire décidé, à force de se le répéter, sans considération de l’adversaire, et dans un espace géopolitique réduit. Dans le monde réel le meilleur moyen d’éviter la violence, n’est point tant un désarmement unilatéral, que prône le dépassementisme, qu’une préparation comme répétée par les anciens Romains : « si vis pacem para bellum », autrement dit il faut constituer un rapport de forces qui n’exclut pas mais inclut potentiellement la violence pour ne pas y figurer comme simple victime démunie. Même la lutte menée pour la paix et le désarmement général en passe par là.

Et puisque Jaurès est très présent dans ce débat redonnons-lui la parole sur le sujet :

« Messieurs, il n’y a qu’un moyen d’abolir la guerre entre les peuples, c’est abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie — qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille — un régime de concorde sociale et d’unité. »lxxxii

Mais la guerre impérialiste aujourd’hui, comme hier, pose également une autre question, plus encore d’actualité. Où se situe-t-on par rapport aux bombes ? Dans les pays qui les reçoivent ou dans ceux qui les distribuent ? De quel côté se placerait le lisse chemin proposé ? Un seul côté ? Les deux ? Séparément ou conjointement ? Voire un côté contre l’autre ? N’est-ce pas parce que le fracas des bombes est lointain que la violence est jugée ici, à l’abrilxxxiii, comme écartée ? Et comment dans un capitalisme mondialisé, où tout interfère à très grande vitesse, se préparer et agir pour sauver l’humanité menacée en valorisant un dépérissement naturel ?

Fort de ses bonnes et douces intentions le scénario proposé par le dépassementisme mériterait tous les applaudissements si le capitalisme ne générait ni crises, ni coups d’Etat, ni guerres, s’il n’y avait ni bourgeoisie prédatrice, ni impérialisme vorace, ni Etat de classe … Bref si le monde n’était pas celui dans lequel nous vivons, si l’histoire que nous avons connue depuis deux siècles était révolue, enfin assagie, et qu’un univers harmonieux en était enfin surgi, même si on y concédait, au passage, une place à quelques belles manifestations à venir qui accompagneraient la lente transition naturelle du capitalisme vers le communisme.

  1. L’Etat aujourd’hui

Sous l’influence du libéralisme antiétatiste et de son « laisser faire, laisser passer », l’abolition est disqualifiée comme une irruption insupportable, imposée par en-haut. La vertu du dépassement résiderait, au contraire, dans le fait d’être en son essence délicate et spontanée, au contraire des révolutions passées et de leurs coupables « actes-décisoires » lesquels « entraînant suppression immédiate »lxxxiv viendraient brusquer le cours naturel. Le dépassement du capitalisme, en effet, « s’il s’oppose à l’aménagement, il se distingue aussi de l’abolition classique, qui évoque trop, par le poids de l’histoire, le changement brusque et par en haut, inexorablement voué à l’omnipotence de l’État. » lxxxv

Tandis que Marx place la question du pouvoir d’Etat au centre de sa stratégie politique, le dépassementisme contourne l’obstacle en l’ignorant ou en le disqualifiant, au profit d’une construction horizontale, et de bas en haut. Mais, franchissons une étape après ces belles images. Dans le monde d’aujourd’hui, et dans le cas de pays capitalistes particulièrement développés, tels que la France, quand et comment une telle construction politique, qui ne toucherait pas au pouvoir de classe et à son Etat devrait-elle, dans son extension horizontale, progressive et linéaire, traiter les questions suivantes ? Nous n’en citons que quelques-unes : les questions monétaires et financières, fiscales et sociales, les retraites et les salaires, l’environnement, les questions démographiques, les questions sociétales (mariages, naissances, religions, etc.), la justice et le système carcéral, l’organisation des pouvoirs publics, la politique étrangère et la sécurité collective internationale, l’immigration, la santé publique, la défense, l’industrie et la normalisation internationale, l’énergie ? Et last but not least comment réduire sans attendre l’« aliénation » des moyens de production ?

  1. Un traitement différencié des modes de production

Joignant la fin et les moyens, le dépassementisme, pour s’opposer à l’abolition, est alors conduit, en raison même de sa définition et de ses critères, à séparer le traitement des régimes politiques et sociaux en deux catégories, avec une alternative hautement moralisatrice : traitement brutal ou traitement délicat. D’un côté seraient les régimes auxquels seraient infligées de dures sanctions qualifiées de négatives (autrement dit à finalité nihiliste), appelées « abolition », et de l’autre ceux qui recevraient, au contraire, un traitement de faveur, qualifié de positif, passibles seulement d’un respectueux « dépassement » (à finalité progressiste).

C’est ainsi, avec une définition d’éradication brutale et primaire, qu’une abolition continuerait d’être réservée à certains régimes politiques et sociaux dont il ne faudrait « rien conserver » :

« si le capitalisme se résume en fin de compte à l’exploitation de l’homme par l’homme, son rôle historique n’a rien que de négatif et il ne relève que de l’abolition : voilà qui définit une façon de le combattre. »lxxxvi

Ce régime sévère à appliquer aurait été alors le même que celui de « l’abolition des privilèges en 1789, de l’esclavage en 1848, de la peine de mort en 1981 », dont nous n’aurions « rien conservé. »lxxxvii

Mais ce n’est, nous rassure-t-on, heureusement pas le cas pour nous, car :

« le capitalisme étant une forme antagonique et transitoire du développement des forces humaines, la tâche révolutionnaire est inséparablement de supprimer cette forme pour maintenir et promouvoir sous des formes nouvelles les contenus antérieurement acquis. »lxxxviii

En privilégiant le capitalisme comme grand bénéficiaire de ce « dépassement », pèse l’impact justifié des progrès démocratiques et sociaux réalisés sous le capitalisme, durement acquis contre le capitalisme plus qu’avec lui. Le capitalisme aurait dans cette vision presque pu demeurer le seul régime social à mériter le privilège d’un traitement positif par dépassement, si ce n’est un autre régime qui semble être destiné à cette même précaution : l’apartheid.lxxxix

Mais l’essentiel est ailleurs, qui peut être ouvert en quelques questions :

1°) Les autres modes de production, tels que l’esclavagisme, le féodalisme (et ses privilèges) n’étaient-ils pas également « antagoniques et transitoires » et à ce titre passibles d’un dépassement ? Pourquoi faudrait-il n’en rien conserver, contrairement à ce que regrettaient, par exemple, Marx et Engels dans le Manifeste de 1848 ?xc

2°) Dans les cas d’abolition des privilèges, de l’esclavage, et de la peine de mort, comment doit-on entendre le fait qu’il n’y aurait rien eu au-delà ? S’il fallait comprendre ici que l’abolition du capitalisme n’en conserverait rien, pas même le « capital fixe », faudrait-il en déduire rétrospectivement que l’application de l’abolition à l’esclavagisme ou aux privilèges féodaux aurait été ipso facto suivie de la disparition du capital fixe ? Ce qui ne fut pas le cas comme chacun sait.

3°) Si Marx, Engels et les révolutionnaires de leur temps traitaient tous les régimes d’exploitationxci de manière identique, indifféremment, et avec plusieurs termes traduits depuis toujours par suppression ou abolition, n’accordant aucune faveur spéciale au capitalismexcii, est-ce à dire comme le suggère, par exemple, un Lionel Jospinxciii que le système capitaliste actuel serait en réalité un nouveau mode de production, distinct de celui décrit et combattu par Marx, auquel on devrait d’autant plus se rallier pour l’améliorer, qu’il a montré sa flexibilité ?

4°) Prenons à présent la question en sens inverse. Que serait-il advenu de l’esclavagisme, de la monarchie, de la peine de mort, de l’apartheid, etc., si au lieu d’avoir été abolis ils avaient été dépassés ? Qu’auraient-ils conservé de plus qu’il n’a été ? En quoi, dans ce cas, vivrait-on mieux, ou plus mal, aujourd’hui ? A moins qu’il ne faille corriger rétrospectivement tout le vocabulaire passé à seule fin de mettre cette réalité en harmonie avec une définition récente ?

La logique engagée par la dichotomie entre abolition et dépassement mène, on le voit, à l’imbroglio, voire à l’absurde. C’est que son point de départ, la disqualification et la caricature de l’abolition, déclenche une mécanique infernale qui ne s’accommode plus des réalités complexes. Il est en effet plus aisé d’inventer ce que serait une « panacée » avec dépassement, conçue comme une notion essentiellement nouvellexciv, non entachée par l’histoire, que de redéfinir rétrospectivement ce que représentèrent les très nombreuses abolitions réelles, car l’histoire qui en est chargée, ne se prête pas de bon gré au petit rôle de repoussoir chargé du faire-valoir de la virginité prometteuse dépassementiste qu’on entend lui faire jouer.

Mais il est une autre conséquence lancée par cette logique dépassementiste. Puisque le capitalisme prépare si bien au communisme, il ne serait pas à abolir mais à dépasser. En revanche, le socialisme réel, qui s’était « mensongèrement donné pour première phase du ʺcommunismeʺ » car « il lui tournait le dos sur tous les points essentiels »xcv, serait davantage à abolir, et ce à tout jamais. Même la quête d’un nouveau socialisme au XXI° siècle, serait non seulement à bannir mais à condamner moralement, comme en firent les frais les jeunes communistes français, qui, lors d’un congrès, ne s’étant pas pliés à cette injonction du dépassementisme, reçurent, comme leur aînés, cette admonestation publique : « gravement coupables sont ceux qui ont mis dans la tête des jeunes communistes d’aujourd’hui cette idée historiquement indéfendable »xcvi, celle du socialisme.

Ce dernier ne serait-il donc pas non plus un mode de « production antagonique et transitoire », qui pourrait en conséquence aussi s’auto-dépasser vers le communisme ? Les ex-pays socialistes redevenus capitalistes seraient-ils désormais sur la bonne voie, bien alignés sur la perspective du communisme, contrairement au défunt et défait socialisme réel ? Si tel était le cas, en quoi résiderait la différence entre le dépassementisme et le chemin social-démocrate accompli à partir des trente glorieuses ? Et ne faudrait-il pas en conséquence se lamenter aussi que la fin de la Seconde guerre mondiale, avec l’abolition violente du nazisme puis de certains colonialismes, ait été aussi amorcé une extension du socialisme dans le monde entier contre un capitalisme certes amélioré, mais surtout étroitement impérialiste ?

Ici l’idée de dépassement conduit plutôt à un renversement, mais pas tant de l’adversaire capitaliste que de la concurrence révolutionnaire anticapitaliste.

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Tirant très localement et conjoncturellement parti du reflux général de la fin du XX° siècle, la théorie dépassementiste aurait pu se suffire de s’attribuer tous les arguments de « bon sens », puisés dans la désespérance politique de la fin du XX° siècle, joints aux poncifs de l’idéologie dominante. Une telle argumentation sur le dépassement axée sur des promesses d’évolutions du capitalisme, rejetant l’expérience révolutionnaire en raison de son coût humain et matériel, mais aussi de ses déceptions, échecs et défaites, donc en s’appuyant sur un vécu du XX° siècle interprété exclusivement négativement, prenait logiquement des allures convaincantes : puisqu’on ne peut vaincre l’adversaire, pourquoi ne pas se passer de le vaincre ? Le recul du rapport de forces en semblerait aussitôt d’apparence effacé.

Mais n’est-ce pas aussi, tout bonnement, une manière de se féliciter d’être dans un pays capitaliste riche et puissant plutôt que dans un pauvre pays issu de la révolution contre le colonialisme, l’impérialisme, et la guerre ? Et de le théoriser, un peu comme si, à l’époque du féodalisme, il aurait fallu préférer opter pour être domestique au château plutôt que serf à la campagne.

Cette visée futuriste d’apparence adéquate au contexte et innovante n’était-elle pas le chemin même emprunté par la social-démocratie européennexcvii à partir du début de la première guerre mondiale, avec l’emblématique exemple du SPDxcviii allemand à sa tête ? Pourquoi après une réelle phase d’accumulation de forces ces grands partis socialistes se sont-ils non pas emparés du pouvoir pour s’engager plus avant dans le communisme, mais ont été saisis par ce dernier ? Pas seulement pour engranger des bénéfices politiques et sociaux, mais pour peser durant toute la longue période des luttes coloniales, et pendant la guerre froide, qui souvent fut très chaude, dans une pleine et active insertion, y compris militairement, dans la stratégie des grands pays capitalistes (non sans le faire payer au passage de quelques avantages sociaux). L’autre voie, celle de la III° Internationale communiste, née du refus de la capitulation devant la première guerre mondiale, et de la révolution d’Octobre, porta le coup décisif contre le nazisme, et mena avec leurs alliés anticolonialistes les guerres de libération sociale et nationale.

Et pourquoi, enfin, cette même pusillanimité tant vantée par le dépassementisme a-t-elle, des décennies plus tard conduit, au même ralliement au capitalisme, par exemple en Italie, celui du grand et puissant PCI ?

C’est cette proximité entre le dépassementisme et la vieille comme la plus récente social-démocratie ouest-européenne, un peu trop flagrante aux yeux de certains, qui a conduit à donner un tour nouveau au débat, avec une dimension linguistico-philosophique, cette fois.

3)Les arguments linguistico-philosophiques

Ce débat politique, plus classique que d’apparence, a donc revêtu une autre dimension, nettement plus originale. Ces arguments politiques stratégiques très lénifiants sur le capitalisme risquaient, en effet, de n’être pas assez convaincants auprès de ceux auxquels ils s’adressaient prioritairementxcix, lesquels se proclamant révolutionnaires y flairaient trop le réformisme sous-jacentc. Il fallut donc que l’arsenal antiabolitionniste se construisît une légitimité « révolutionnaire », une carapace d’apparence irréfutable, de manière à pouvoir être assénée tel un maître corrige un élève récalcitrant voire insolent. Rien de tel à cette fin que de présenter le dépassement comme le fruit révélé d’une fidélité « exacte » à l’« intelligence de Marx » et ce ab initio, c’est à dire dès les premiers grands textes, lesquels auraient été ignorés et mal traduits. Pour trancher ce débat avec une autorité incontestable, furent donc convoqués Marx et Engels, en leur jeune âge politique (1845-1848), et marqués par le philosophe Hegel.ci

Mais ce serait là une autre paire de manches. Car aussitôt le registre changea. Autant sur le chapitre politique et stratégique les différentes approches, espoirs, rêves, qualifications des événements passés restent de l’ordre des opinions et des propositions, des plus respectables qui soient, analyses dont seul l’avenir trancherait la pertinencecii, autant dans ce nouveau domaine linguistico-philosophique furent abordés des arguments bien plus directement de type scientifique, qui autorisent à vérifier non un souhait, ou une intime conviction, mais dans quelle mesure cette nouvelle « exactitude » tant recherchée chez Marx et Hegel est avérée ou non.

  1. Révision de traduction appuyée sur un ton péremptoire

Cette argumentation linguistico-philosophique ayant fait l’objet d’une analyse critique déjà publiée, nous y renvoyons le lecteurciii, et commencerons par planter le décor en rappelant le ton employé alors, symptomatique des enjeux sollicités. Reflet de ce contexte la notion d’« abolition du capitalisme », prêtée depuis un siècle et demi, entre autres, à Karl Marx était en effet disqualifiée comme une :

« patente déformation » de sa pensée, elle interdisait de respecter « l’intelligence exacte de ce que Marx avait en tête », portait la responsabilité de « conséquences inévaluables », menant à ce « résultat extravagant », d’oser contester le « passage terminologique d’abolition à dépassement », par attachement à l’« idée fausse, non marxienne, d’abolition ». Un vrai réquisitoire ! La thèse ne s’inscrivait alors nullement dans le registre de la diversité, de la proposition et de l’enrichissement. Son ton comminatoire, reste un élément clef de la controverse. »civ

  1. L’argument de hauteur philosophique

Dans cette perspective était affichée une hiérarchie culturelle (langue théorique contre langue commune), s’emparant d’un mot-clef de la langue allemande, à l’évocation subtilement savante et exotique : « Aufhebung »cv. C’est ce mot-clef, associé à sa révision de traduction, dont la maîtrise devenait le garant de la bonne interprétation de Marx, pour ouvrir la lutte contre le capitalisme sous de nouveaux auspices. Et ce, à l’encontre de l’expression des actions de masses, du mouvement socialiste et communiste, du XVIII° au XX° siècle, revendiquant le sens commun d’abolition (avec suppression et autres synonymes), lequel était désormais jugé par trop primaire, négatif et brutal. Ecarter le sens commun dans la lutte contre le capitalisme c’était se référer désormais exclusivement « aux catégories philosophiques »cvi, au vocabulaire « logico-philosophique »cvii, réservant « abolition » au vocabulaire destiné aux prolétaires, dans le Manifeste et le Livre 1 du Capitalcviii. A une exception près, mais non des moindres, le capitalisme !

Cette vision, prenant de haut le débat, s’appuyait sur une opposition entre théorie et pratique, où le souhait de maintenir l’objectif d’abolition du capitalisme, reflétait non plus seulement une hiérarchie culturelle mais un clivage socio-culturel, car assimilée à une « pratique rabougrie de la politique où la « théorie » a passé pour n’intéresser que quelques intellectuels. »cix

  1. La rechercher de légitimité dans une Remarque de Hegel (1812)

L’argumentation dépassementiste avait, en effet, exhumé une légitimité, sous des traits d’irréfutabilité, dans la correction d’une prétendue erreur de traduction chez Marx. Aufhebung devant être traduit par dépassement et non plus par abolition. Celui-ci aurait pensé et écrit sous l’emprise mécanique et acritiquecx d’une page de la philosophie, et plus encore de la langue, de Hegel, ce qui aurait été ignoré, d’où le recours à la nécessité de « rétablir » l’intelligence de Marx, afin d’écarter une piètre et inconvenante abolition.

Ce raisonnement linguistico-philosophique figure dans l’ouvrage Commencer par les finscxi. Sa conclusion la plus claire en était tout simplement qu’abolition constituait une « conception fausse non marxienne », ce qui offrait aussitôt une belle table rase spécialement dressée pour accueillir un dépassement fidèle à Marx. L’objectif étant précisément fixé, encore fallait-il le démontrer. La polémique s’étendant désormais depuis près de trois décennies, le délai paraît raisonnable pour évaluer la prétention initiale au regard de ses résultats scientifiques.

Mais comment ne pas avoir été d’emblée impressionné par le torrent de critères précis et discriminants invités dans le réquisitoire contre une abolition, considérée comme indûment prêtée à Marx ! Loin d’être en présence d’une molle proposition stratégique, avec dépassement contre abolition on avait, tout à coup, affaire à une extraordinaire découverte, fondée sur la rigueur, la profondeur, le rétablissement d’une vérité ignorée voire occultée, conforme à la langue, la pensée de Karl Marx, et à la philosophie de Hegel. L’argumentaire ne manquait pas d’en imposer ! Du moins de prime abord. C’est à dire à procéder sans examen, sans vérification. A faire tout bonnement aveuglément confiance à l’auteur, en raison seule de son pédigrée.

Et ce faisant de convaincre, notamment au Parti communiste, avec par exemple son dirigeant d’alors Roger Martelli lequel se félicitait, comme d’autres, d’avoir appris de Sève que :

« dépassement du capitalisme » est la ʺvraieʺ traduction française de ce que l’on pensait être l’abolition »cxii. Car c’est « Lucien Sève qui nous explique que le terme de ʺdépassementʺ est celui-là même (Aufhebung) que Marx employait pour désigner le mouvement par lequel l’humanité passerait d’une logique économico-sociale à une autre, d’une finalité à une autre, de l’ère du capitalisme à celle d’un postcapitalisme. »cxiii

Or, le « vrai » terme avec lequel Marx s’exprime est bien, de manière écrasante voire lancinante, abolition/suppression et autres termes approchants (notamment son très prisé anéantissement/destruction : Vernichtung) comme tous les progressistes et révolutionnaires de son temps et par la suite. Et si l’on peut toujours nourrir des doutes sur des traductions posthumes, celle par Karl Marx de son livre 1 du Capital, et par Engels du Manifeste de 1848 attestent de leurs choix. Des dizaines d’abolitions, suppressions, destructions, et pas un seul dépassement.cxiv

Pour ne pas alourdir le sujet ici, sachant que toutes ces assertions dépassementistes ont été longuement réfutées par ailleurscxv, y compris paradoxalement, mais très discrètement, par leur créateur lui-même, à partir de 2002cxvi, arrêtons-nous ici sur un seul de ces arguments, lequel poussait jusqu’au bout la logique centrée sur le vocabulaire (et donc la traduction du terme) au détriment du concept ancré dans l’histoire et les luttes sociales et politiques. Argument peut-être à la fois le moins important sur le fondcxvii, mais le plus significatif quant à la méthode employée.

En annonçant que la nouvelle traduction d’Aufhebung par dépassement pouvait s’appuyer sur une définition de Hegel (celle d’une Remarque de Science de la logiquecxviii), il était précisé que celui-ci l’avait en « toute clarté »cxix justifiée par son étymologie, donc ab ovo. La thèse dépassementiste traduisait là sa volonté de faire ressortir des profondeurs intrinsèques dans sa démonstration, s’éloignant encore davantage du langage du commun, du peuple. Las, précipitation aidant, la thèse s’enfonça dans les profondeurs recherchées. Aucune étymologie n’est revendiquée par Hegel. Outre la mention des sens courants de son temps, celui-ci ne mentionne qu’une analogie avec l’antique verbe latin tollerecxx, dans un exemple historique qu’il qualifie par ailleurs de jeu de mots (« Witz »)cxxi. Mais l’Allemand n’étant pas une langue latine n’a pas, sauf un certain lexique d’importationcxxii, d’étymologie commune avec cette langue.

Quant au fait de reconnaître, par ailleurs, l’utilisation massive par Marx, dans ses écrits à destination des opprimés, du concept omniprésent d’abolition, en raison même de la définition caricaturale qui lui avait été donnée, revenait de fait, presque par inadvertance, par condamner Marx dans d’innombrables et hautement significatives occurrences, à figurer du côté obscur de l’abolition dont le dépassementisme entendait le sauvercxxiii. Il fallait alors ou bien admettre que Marx était lui-même ignorant de sa propre intelligence, révélée pour lui un siècle et demi plus tard, ne s’étant pas rendu compte qu’il utilisait massivement « une conception fausse non marxienne, celle d’abolition »cxxiv, ou bien qu’à s’opposer radicalement à abolition on s’opposait tout aussi radicalement à Marx.

Et c’est bien la logique du dépassementisme qui mène à de telles conclusions. Si l’abolition est jugée nécessairement brutale et mène inévitablement et immédiatement à une table rase de ce qu’elle supprime, n’en laissant plus rien après son passage, alors l’abolition du capitalisme signifie logiquement qu’il n’en restera, et d’un seul coup, pas même le « capital fixe », donc les machines. Le ridicule est tel que d’évidence on s’empressera aussitôt de se garder de tant de cruelle bêtise pour sauter sur l’alternative proposée : le savant et judicieusement conservateur dépassement.

Viendrait-il, pourtant, du fait de cette ignorance de Hegel, à l’esprit de révolutionnaires sensés, de détruire comme au XVIII° siècle les machines, comme si elles étaient par anthropomorphisme responsables des méfaits du système capitaliste ?cxxv Bon sens, naturellement ! Mais où donc est logé ce risque d’excès, et pourquoi s’en prémunir avec tant de force ? Qui souhaite-t-on convaincre de ne pas rejeter des acquis si chèrement obtenus à force de sacrifices, de sueur et de sang ?

  1. Pourquoi spécifiquement la philosophie de Hegel ?

Il n’est pas anodin à ce sujet d’aller chercher un argument central chez Hegel. Dire, par exemple, simplement que l’on souhaite conserver les acquis sociaux et politiques obtenus sous le capitalisme est le propre d’une extrême banalité. On peut certes imaginer un débat sur la liste de ceux-ci, sur les formes particulières à retenir, mais envisager mener un débat essentiel contre le risque que les anticapitalistes détruisent tout ce qui a été réalisé sous le capitalisme, devient surréaliste, plus encore dans le contexte où il est présenté.

En revanche, prétendre que depuis le milieu du XIX° siècle une idée si banale était en réalité non seulement brillante mais également ignorée (avec un regard appuyé sur l’URSS et les pays du socialisme réel) prend tout à coup des allures salutaires et rassurantes. Les autres, est-il insinué, se sont trompés car ils ignoraient. Nous sommes désormais sur la bonne voie car nous savonscxxvi. Mais ce savoir tient alors moins de la riche et contradictoire expérience de la lutte politique et sociale que de la maîtrise d’une page célèbre de Hegel et d’une révision de traduction chez Marx.

  1. Vertueux tri sélectif

Cette extraordinaire idée de « dépassement » aurait donc été dissimulée dans un terme mal traduit, par ignorance d’un texte philosophique de Hegel lequel attribuait à ce terme d’Aufhebung trois sens intimement liés : suppression + conservation + élévationcxxvii. Ne pourrait-on souhaiter conserver ce qu’il y a de meilleur, et faire progresser la société en ignorant totalement, et Hegel et le terme allemand d’Aufhebung ?

Quelle philosophie faut-il y voir ? Pas celle de Hegel ! La fameuse remarque du philosophe allemand dans Science de la Logique, invoquée à l’appui de la traduction par dépassement, ne suggère nullement un tri sélectif. Elle ne prône rien du reste puisqu’elle se borne à philosopher un constat. Le schéma par lui exposé : être + néant = devenir, est un procès constaté. Il reflète en cela des conceptions scientifiques en développement à son époque, avec leurs interprètes :

« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » (Lavoisier)

« Tout change. Tout passe. Il n’y a que le Tout qui reste. Le monde commence et finit sans cesse. Il est à chaque instant à son commencement et à sa fin » (Diderot)

Si la Science de la Logique évoque bien l’idée de conservation sous le concept d’Aufhebung, Hegel ne qualifie nullement cette conservation de volontaire, de bénéfique, ni même de partielle. Hegel ne préconise pas un bon chemin contre un mauvais. Autrement dit ici ce qui devrait être conservé le serait quoi qu’on pense et veuillecxxviii. De sorte que les révolutionnaires choisissant de conserver (et de développer) des acquis issus de la période du capitalisme, et sélectionnant ceux qu’ils souhaitent, non seulement n’ont aucun besoin de cette Remarque abstraite de 1812, mais doivent certainement même, en réalité, s’en défier, philosophiquement, au nom de Marxcxxix : en décidant, fermement et de manière consciente, de transformer le monde, au lieu de le laisser aller passivement à vau-l’eau se transformer, comme « un processus naturel de lente extinction », un « long dépérissement historique. », laissant au dépassementisme, le cas échéant, le soin de s’appuyer sur la neutralité bienveillante affichée par un Hegel.

Là réside un autre problème d’interprétation de Hegel. S’il s’agit bien d’un concept philosophique, appuyé sur les conceptions scientifiques de l’époque, ce n’est pas à un mot spécifique tel qu’Aufhebung qu’il convient exclusivement, presque génétiquement, de l’attachercxxx. Ses synonymes Abschaffung et Beseitigung, et même Vernichtung, par exemple, ne sauraient en être excluscxxxi. C’est le concept général et non un terme particulier qui porte la dialectique en son sein, parce que celle-ci est dans la nature. Et Hegel utilise en effet non pas un des mots signifiant dépassement, ni même un néologisme de forme créé par luicxxxii, mais le mot qui à son époque veut, sans aucun doute possible, dans la langue commune, dire abolition/suppression, et qui fut grandement mis à l’honneur par la Révolution française. Ce qu’il souligne c’est une définition, une conception, qui entend toute abolition ou suppression comme ne faisant aucunement tout disparaître de son être initial, ce en quoi la réalité objective lui donne raison, même si sa préoccupation dans la Logique était plutôt idéelle que matérielle.cxxxiii

  1. Traduire et refléter 

  1. La traduction comme révélateur : une conscience-reflet

Le traducteur est celui qui permet au lecteur d’accéder à la pensée d’un auteur, quand la langue de ce dernier lui est inconnue ou mal maîtrisée. Mais s’y ajoute toujours une autre information : celle de l’opinion, celle de la culture du traducteur (même infime et inconsciente), laquelle en théorie, mais en théorie seulement, devrait rester neutre, transparente. C’est plus encore le cas lorsque dans le débat qui nous anime, celui-ci est d’emblée chargé d’affect, de préjugés, qui visent à renverser des décennies de traductions validées par l’auteur lui-même, suivi d’innombrables traducteurs. Dans un tel débat de traduction, avec des arguments qui sortent des questions habituelles de style, d’utilisation de synonymes, de nuances, etc., et qui protestent contre des traductions qualifiées de « patente déformation », aux « conséquences inévaluables », nous sommes conduits à rappeler cette réflexion de Heidegger : « Dis-moi ce que tu attends de la traduction, et je te dirai qui tu es »cxxxiv, qui nous ramène au chapitre précédent sur le débat politico-stratégique.

  1. « Mettre fin » à la controverse de traduction ?

Mais, pour nous recentrer sur la traduction elle-même, l’année 2019 a apporté dans ce débat linguistique, et indirectement philosophique et politique, une nouveauté. Le symbole de la révision dépassementiste de traduction pendant plus d’un quart de siècle fut la célèbre citation de l’Idéologie allemande (1845-46) où il fallait faire dire à Marx et Engels, comme une révélation, que le communisme « dépassait » et non pas « abolissait » la situation réelle. A la suite de la controverse sur la traduction, dans son livre Le communisme ? Lucien Sève est revenu spectaculairement en arrière avec un « met fin », qui remplace « dépasse », sans toutefois expliquer ce revirement autrement qu’en indiquant qu’il retraduisait pour être plus exactcxxxv. Sans oser revenir ici à abolition (qui est au vrai synonyme de « mettre fin »), est également employé, à nouveau, et abondamment, abolition : pour le travail, la propriété, la famille, etc. Dépassement n’a pas disparu bien entendu mais est ramené à bien plus de modestie, et naturellement « l’idée fausse, non marxienne, d’abolition » s’est évaporée, noyée dans la discussion serrée qu’elle a subie.

Rappelons que cette citation avait été retraduite pour prétendre que Marx et Engels avaient alors opté pour une stratégie de « vaste ensemble de transformations qualitatives non plus initialement soudaines mais constamment graduelles »cxxxvi, afin d’y voir le précurseur, ignoré jusqu’alors, du dépassementcxxxvii. Ce à quoi nous objections que la phrase précédente prétendait en réalité exactement l’inverse : « Le communisme n’est empiriquement possible que comme l’action des peuples dominants accomplie "d'un trait" et simultanément »cxxxviii. La traduction qui nous était présentée comme « obligée » était en réalité impossible avec de tels préjugés en tête.

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Cet échec et ce revirement, dans cette retraduction symbolique, soulignent combien l’approche linguistique, qui avait été conçue comme un renfort d’autorité pour la théorie dépassementiste, l’a en réalité fragilisée. Soumettre sans fard, sans précaution, et sans nécessité absolue, à la critique scientifique un argument très précis, aura livré, bien involontairement et précipitamment, nombre d’arguments à la partie adverse dont nous nous réclamons. Le talon d’Achille de la théorie dépassementiste fut donc de vouloir à tout prix se faire qualifier de révolutionnaire en s’attribuant le mérite d’être d’une absolue (dite « exacte ») fidélité à Marx, pour le faire trancher dans une situation que ce dernier ne connaissait nullement. « Le mieux est l’ennemi du bien », l’argumentation stratégique présentait au contraire de belles allures de bon sens inspirée de l’idéologie dominante dans une phase de dépression des forces anticapitalistes.

Conclusions

Les deux termes, abolition et dépassement, avaient été donnés, dans des circonstances politiques très particulières, pour symboles de deux approches politiques opposées, ce qui aurait obligé à se positionner avec l’une contre l’autre, principalement dans l’attitude à adopter vis-à-vis du capitalisme.

La question était en fait schématiquement ainsi posée : préférez-vous une révolution brusque, violente, ne conservant rien de ce que vous souhaitez conserver du passé, ne menant qu’au néant, ou bien une sage progression linéaire, positive, délicatement et sélectivement conservatrice. Ainsi soulevée, avec toutes les connotations associées, la question embarquait implicitement la réponse. C’était un peu comme faire choisir ainsi : préférez-vous être libre, riche et heureux ou opprimé, pauvre et malheureux ?

Plus l’abolition apparaissait comme un cumul de simplisme, de brutalité, d’ignorance, et d’archaïsme, un extrémisme gauchiste ridicule, et plus le dépassement pouvait se parer des plus beaux atours. Mais en devenant de plus en plus vertueux il n’en devenait que plus imaginaire.

Notre conclusion est tout autre.

1°) L’objectif visant à mettre un terme au système capitaliste, à s’en débarrasser, mettre fin, en finir avec lui, etc., s’exprime le plus clairement du monde par « abolition », en raison de la longue et grande histoire politique et sociale de ce terme, et de son utilisation plus particulière chez Marx, Engels et autres progressistes et révolutionnaires. Ceci n’interdit nullement la cohabitation avec d’autres termes équivalents ou complémentaires tels que suppression, renversement, sortie, rupture, etc.cxxxix

2°) A cette fin politique, au contraire d’une visée réformiste à perspective d’intégration au système, c’est la stratégie révolutionnaire qui répond à la forme spécifique du mode de production capitaliste, à son fonctionnement économique, et politique répressif et guerrier. Comment se réalisera cette révolution ? Quel facteur temps ? Quelle part d’action pacifique et de violence dans l’affrontement ? Quelles interactions entre luttes intra-étatiques et luttes internationales ? Quelle part d’avancées démocratiques et sociales avant et après la prise du pouvoir ? L’histoire nous le dira. Elle reste à réaliser. Les scénarios ne s’écrivent pas à l’avance.

3°) La « théorie » dépassementiste qui s’oppose à abolition, avec des arguments de lenteur processuelle naturelle, opte clairement pour un choix et une hypothèse contraires : un réformisme, fondé sur l’adéquation supposée au périmètre restreint du capitalisme le plus développé, avec une trajectoire extrapolée d’une période bien révolue, de progression sociale continue, et ce sans renverser le pouvoir dominant. Sa force, contre la théorie révolutionnaire, elle la tire du contexte d’une période d’éloignement de la perspective révolutionnaire, de désillusion, de démobilisation. Faisant « contre mauvaise fortune, bon cœur » elle cherche à éradiquer dans les comportements un défaut intrinsèque, une culpabilité initiale, pour masquer la pauvreté du rapport de forces social, politique, et culturel grâce auquel le capitalisme poursuivrait sa course, vers le pire.

4°) Pour appuyer cette « théorie », la « thèse dépassementiste » qui visait à se faire endosser par Marx avec une nouvelle traduction renversante, sous couvert d’arguments linguistiques, philosophiques hâtivement mais richement élaborés, a symboliquement, après le recul général de 2002cxl, abdiqué en 2019 avec la renonciation par Lucien Sève à sa révision de traduction emblématique suivant laquelle Marx et Engels auraient dit en 1846 que le communisme était « le mouvement réel qui dépasse l’état de choses actuel », en opposition à sa traduction traditionnelle par abolition. Sans doute, sous une forme ou l’autre, la controverse ne s’éteindra pas pour autant, pour des motifs politiques.

5°) « Dépassement du capitalisme » signifie aussi, par ailleurs, et de plus en plus, ce que souhaitent entendre et partager ceux qui utilisent ce terme, sans référence à la théorie précédente, encore moins à la thèse de traduction. Dépassement, s’appuyant sur les sens d’aller plus loin, au-delà du capitalisme, ou bien à côté, ne préjuge en rien de la disparition du capitalisme. Dans ce contexte, son sens approchant de la synonymie avec abolition, s’est néanmoins effectivement renforcé. Elle peut n’être qu’un effet de mode passagère ou bien, au contraire, s’inscrire durablement dans le langage politique, comme un détour de vocabulaire, par élargissement de son champ sémantique. Il est trop tôt pour se prononcer. Comme abolition, le terme dépassement pourrait continuer, dans ce contexte, de s’accommoder tout aussi bien d’une perspective réformiste que révolutionnaire. Dépassement n’apporte, à cet égard, rien de plus ou de meilleur à l’abolitioncxli. Mais, tout chargé encore de la confusion née de son lien initial avec le dépassementisme, il est marqué par la théorie suivant laquelle l’avenir est d’autant plus radieux que l’attitude vis-à-vis du capitalisme est plus positive. Cette efficacité de méthode supposée écarte la voie révolutionnaire, parce que trop difficilement concevable, pour lui préférer la réforme du système, et ce, paradoxalement au moment même où celui-ci s’en défend le plus vigoureusement.

6°) L’heure est à la lutte concrète contre le capitalisme. Quant à ses formes, celle-ci est intimement liée aux contextes : lieux et périodes. Et là, plus que les mots, ce sont surtout les réalités, les faits qui comptent et compteront : la puissance de la négativité contre le système capitaliste, avec ses combats sociaux, politiques et culturels. Seule elle fera céder le capital et ouvrira des perspectives positives nouvelles. Mais les humains pour se mobiliser, s’organiser, se préparer, l’emporter et concrétiser, ont besoin de conceptions, et donc de mots à partager, qui deviennent alors aussitôt également des faits, insuffisants mais indispensables. Qu’il faille conserver quelque chose voire beaucoup de ce qui a été acquis sous le capitalisme, qui le niera ? S’imaginer, que de cette reconnaissance positive sacralisée jaillira le communisme, et qu’en sacrifiant l’objectif d’abolition on se donne plus de chances, par crédibilité interposée, ne conduit qu’à se soumettre au rôle de supplétif quémandant son acceptabilité, clamant sa bonne foi, ses bonnes intentions, dans l’attente d’une récompense en échange de la modération équilibrée de sa posture nouvelle.

7°) En quoi consistera demain concrètement cette abolition du capitalisme ? S’il y a une indéniable part d’anticipation sous forme de revendications, sur la base de grands principes (propriété sociale notamment), voire de projets plus ou moins détaillés, nul doute que le critère décisif en sera la détermination de l’orientation socialiste du pouvoir politique, mue par l’expérience antérieure et collective des masses, avec la mise en œuvre de solutions diverses et variées, connaissant vraisemblablement des phases d’avancées mais aussi de possibles reculs. L’abolition complète du système capitaliste s’appuiera sur ces expériences socialistes nationales et de longue durée, mais ne pourra s’épanouir qu’à l’échelle mondiale, c’est-à-dire après l’abolition, l’écrasement de l’hégémonie capitaliste internationale.

Bibliographie succincte sur la controverse (par ordre chronologique)

  • Sève (Lucien), Commencer par les fins - La nouvelle question communiste, La Dispute, 1999.

  • Theuret (Patrick), L’Esprit de la révolution-Aufhebung, Marx, Hegel et l’abolition, Le Temps des cerises, 2016.

  • Moncel (Corinne), «  Le mot qui a changé l’histoire », Afrique-Asie, 09/2016, p. 86-87.

http://www.afrique-asie.fr/n-130-septembre-2016/

https://lepcf.fr/A-lire-L-Esprit-de-la-Revolution-par-Patrick-Theuret

https://denis-collin.blogspot.com/2019/03/aufhebung-karl-marx-et-la-revolution.html

https://lepcf.fr/Aufhebung-Karl-Marx-et-la-revolution

  • Delaunay (Jean-Claude), recension in Actuel Marx, n° 66, 09/2019, p. 195-197.

https://www.cairn.info/revue-actuel-marx-2019-2-page-193.htm

  • Sève (Lucien) « Marx toute une vie », in Garo (Isabelle), Avec Marx, philosophie et politique, La Dispute, 2019.

  • Sève (Lucien), Communisme, La Dispute, 2019, p. 19 ; 237-243 et 625.

i Le texte qui suit s’inspire de la conférence prononcée le 16 mai 2019 à l’initiative du Cercle universitaire d’études marxistes (CUEM). L’impulsion de l’invitation à cette conférence, comme l’intitulé proposé : « abolition ou dépassement du capitalisme ?», puisaient leur source dans la parution de : Theuret (Patrick), L’Esprit de la révolution-Aufhebung – Marx, Hegel et l’abolition, aux éditions Le temps des cerises, 2016. Il a également intégré des approches présentées lors de la conférence donnée à l’occasion d’une invitation de la Librairie de la Renaissance, à Toulouse, le 29 novembre 2019.

ii Ou un résultat, si on le pense au passé.

iii Par exemple, en 1848, la protestation contre l’abolition des clubs principalement révolutionnaires. De nos jours nous dirions sans doute plus volontiers : interdiction ou fermeture plutôt qu’abolition. L’Esprit de la révolution, op. cit., p. 108.

iv Dans le journal L’Humanitaire en 1841 cité in Alain Maillard, La communauté des égaux, Éditions Kimé, 1999, p. 204.

v Hugo (Victor), « Discours sur la misère », 9 juillet 1849, in Le droit et la Loi et autres textes citoyens, 10-18, 2002, p. 224-226.

vi Il faut ici avoir en tête la complexité de mesures telles que le rachat des privilèges abolis, les tâtonnements de la décision et de son effectivité avec la triple abolition de l’esclavage en France, ou bien les mesures d’abolition avec étalement dans le temps comme aux USA pour l’esclavage. Sur tous ces points, Cf. L’esprit de la révolution, chapitre IV.

vii Où le terme fonctionne comme on dit aussi : « à bas », « en finir avec », « se débarrasser », « mettre fin », « supprimer », mais aussi : « bannir », « interdire », etc.

viii Hormis sans doute, comme le souligne notamment un dictionnaire juridique, le fait qu’une décision, souvent solennelle, et de haut niveau politique, ne soit prise marquant le passage de la revendication à celui du début de la mise en œuvre. Cf. Cornu (Gérard), Vocabulaire juridique, 7° édition, PUF, 2006. C’est ce que nous pouvons appeler la dimension déclarative de l’abolition, dont l’embryon est déjà présent dans l’exposé de la revendication. Le combat abolitionniste peut ainsi se découper en trois moments distincts et entremêlés : avant, pendant et après la décision (sous forme de déclaration).

ix Schœlcher (Victor), Esclavage et colonisation, PUF, 2007, p. 154.

x Introduction à Schœlcher (Victor), Esclavage et décolonisation, PUF, 2007, p. 10.

xi Nous n’entrons pas ici dans la question de savoir ce que signifiait et représentait dans leurs contextes respectifs ces expressions. Ces exemples visent à écarter l’interprétation suivant laquelle l’idée d’abolition du capitalisme serait une idée extrémiste, aventuriste. Avec le recul la prise de position d’un Guy Mollet, au nom de la SFIO, peut en surprendre certains. Mais ce serait méconnaître l’histoire de ce parti que de l’ignorer ou de la traiter avec anachronisme. Elle illustre quoi qu’il en soit un décalage permanent entre théorie et pratique, l’une s’adaptant à l’autre, et vice-et-versa, avec un délai plus ou moins long. Une pensée, une expression reflète donc bien une politique mais ce peut être en retard ou en avance sur une pratique réelle. Ainsi peut-on suivre la courbe déclinante de la SFIO au PS en France, comme celle du SPD allemand jusqu’à Bad Godesberg (1959), et de la même manière celle de certains partis communistes.

xii Jaurès (Jean), « Le Socialisme et la vie », La Petite république, 7/12/1901, in Œuvres- Études socialistes II, 1931, p. 353.

xiii Bergougnoux (Alain) et Grunberg (Gérard), Les socialistes français et le pouvoir, Fayard, 2005, p. 137.

xiv http://www.lours.org/default.asp?pid=107.

xv Marchais (Georges), « De faux révolutionnaires à démasquer », L'Humanité, 3 mai 1968.

xvi La liste pourrait être très longue. Rajoutons ici une autre période, fin 2019, un autre courant de pensée, mais aussi deux langues supplémentaires ! Dans le bouillonnement social français, des badges anarchistes ont fleuri avec ce slogan : « Abolish capitalism : Für ein Lernen, Lieben und Leben in Freiheit. » (Abolissez le capitalisme : pour étudier, aimer et vivre en liberté).

xvii Dans le document d’adhésion à la III° internationale, parmi les 21 conditions figure l’expression suivante : « le renversement révolutionnaire du capitalisme », http://fr.wikisource.org/wiki/Les_vingtetune_conditions_d%27admission_des_Partis_dans_l%27Internationale_Communiste.

xviii Au XIX° siècle la question se posait moins. Pratiquement jusqu’à la révolution d’Octobre, la conception dominante était sinon celle d’une simultanéité, du moins celle d’une continuité révolutionnaire internationale.

xix Bescherelle (Louis-Nicolas), Dictionnaire universel de la langue française, 1856, p. 934 ; (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k50453p).

xx Littré (Emile), Dictionnaire de la langue française, Éditions de l’érable, 1967, p. 304. Version en ligne du Littré (1863-1877) : (http://francois.gannaz.free.fr/Littre/). L’intérêt du Littré tient aussi à ce que son auteur était également un proche d’Edouard Vaillant, l’un des premiers militants révolutionnaires à avoir connu Marx et introduit sa pensée en France.

xxi Cette image de la course, notamment de voitures, et la référence à Krouchtchev dans la théorie dépassementiste évoquée dans L’Esprit de la révolution, p. 300 où dépassement est associé à l’idée de « passer à côté et puis devant » a provoqué une réaction répulsive de la part Lucien Sève qui y voit une « attitude toute personnelle (de) Patrick Theuret », in Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung chez Marx : fausse querelle et vrais enjeux », Actuel Marx, n° 64, 09/2018, p.119. Pas si personnelle pourtant cette image, puisque l’auteur cité n’était autre que Lucien Sève lui-même, et à la tribune du XXVIII° congrès du PCF : « pour dépasser tout conducteur sait cela, il faut une pointe de vitesse », in Cahiers du communisme, 2-3, 1994, p. 149. Il juge désormais l’image « faible » mais principalement parce qu’elle est associée à l’histoire de l’URSS, « stalinienne puis khrouchtchévienne [qui] voulait «rattraper et dépasser» le capitalisme avancé », ce qui constitue un repoussoir pour la démonstration « dépassementiste » très occidentalo-centrée.

xxii On pourrait dire de même avec sortie et rupture. C’est en partie vrai, si ce n’est que ces derniers termes, plus encore rupture, marquent l’idée d’une fracture, d’une déchirure, d’un arrachement dont on devine qu’il ne sera pas indolore.

xxiii En pays de langue allemande, par exemple, dans certains cas, le terme Aufhebung a été remplacé par Überwindung.

xxiv C’est ainsi que dans L’Esprit de la révolution avaient été relevés les usages de « dépassement » manifestement ignorants des thèses savantes et de leurs préjugés politiques, à côté de ceux qui s’en réclamaient expressément ou allusivement, notamment dans le paragraphe intitulé « De la modération du sens à son usage immodéré et son renversement », L’Esprit de la révolution, op. cit., p. 323-337.

xxv Ces deux verbes étant par ailleurs les traductions les plus courantes des termes comme Überwindung et overcome, dans les langues allemande et anglaise.

xxvi https://lefildehttps://lefildescommuns.fr/2019/10/01/thomas-piketty-quand-je-parle-de-depassement-du-capitalisme-je-pourrais-dire-abolition/scommuns.fr/2019/10/01/thomas-piketty-quand-je-parle-de-depassement-du-capitalisme-je-pourrais-dire-abolition/. La citation un peu plus complète est « pour moi le dépassement du capitalisme, ça va beaucoup plus loin que le capitalisme progressiste dont parle Stiglitz ». En référence à la question qui lui était posée, il ajoute aussitôt : « Je dis dépassement du capitalisme, on pourrait dire abolition du capitalisme, remplacement du capitalisme. Je préfère quand même un peu le terme dépassement, car il faut mettre quelque chose à la place. Le dépassement du capitalisme oblige à insister sur ce qu’on va mettre à la place, sur le système alternatif. Il ne s’agit pas juste de le rabaisser, de le détruire, mais de se préoccuper du remplacement. De mettre quelque chose qui est mieux ». Et de ce point de vue, différence notable avec Sève, il « assume le mot socialisme » comme nom du système de remplacement. En 1901, Jean Jaurès, avec la même préoccupation, avait conservé pour sa part « abolition » : « C'est donc seulement par l'abolition du capitalisme et l'avènement du socialisme que l'humanité s'accomplira », ajoutant qu’« il ne suffit pas à la révolution socialiste d'abolir le capitalisme : il faut qu'elle crée le type nouveau selon lequel s'accomplira la production et se régleront les rapports de propriété », Jaurès (Jean), « Le Socialisme et la vie », in Études socialistes, 1901, p. 94 et 136.

xxvii C’est à dire contrairement à celle de la fin du XX° siècle, clairement néolibérale.

xxviii Ziegler (Jean), Le capitalisme expliqué à ma petite fille, Seuil 2018, p. 106 et 110.

xxix Sont négligées volontairement ici d’autres versions « dépassementistes », à notre connaissance plus pauvres, plus hésitantes voire équivoques en comparaison de celle de Sève, de loin la plus élaborée politiquement, celle qui a le plus investi dans les sources linguistiques et philosophiques, citations à l’appui, ce qui permet aussi de les vérifier et de les contester plus aisément. De nombreux travaux personnels et écrits collectifs (groupes, partis, etc.) en traitent qui sont, parfois plus débattus. S’ils ne sont pas cités ici chacun pourra, en revanche, reconstruire la trame les reliant ou non à ces sources.

xxx Alors que l’Esprit de la révolution s’était ouvert, à l’inverse, longuement sur les arguments linguistiques et philosophiques pour des motifs exposés dans la conclusion, L’Esprit de la Révolution, op. cit., p. 566.

xxxi Des définitions plus détaillées relatives à ce néologisme figurent dans L’Esprit de la révolution, op. cit., p. 565-566.

xxxii La dissociation s’établirait du fait que l’approche politico-stratégique pourrait se dispenser de l’argument de traduction, voire le nier, et que ce dernier pourrait être avancé sans pour autant être utilisée dans la lutte contre le capitalisme.

xxxiii C’est Lucien Sève qui après avoir exposé sa thèse de révision de traduction indique qu’il convient d’expliquer « ces choses certes techniques mais accessibles à quiconque », Commencer par les fins, op. cit. p. 96.

xxxiv Le concept de dépassement est certes plus ancien et fréquent, mais, pour ce qui concerne le capitalisme, la polémique engagée avait pour objectif premier de le traiter avec plus de délicatesse avant que ne soit recherchée une légitimité chez Marx et Hegel.

xxxv Cette thèse est exposée dans Sève (Lucien), Commencer par les fins, op., cit., p. 94-99.

xxxvi Notamment in Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung chez Marx : fausse querelle et vrais enjeux », Actuel Marx, n° 64, 09/2018.

xxxvii Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung …. », op. cit., p. 127.

xxxviii Nous ne nous arrêtons pas sur la riche et stimulante contradiction suivante, à savoir qu’on ne sait plus dès lors si l’abolition est dangereusement excessive, et doit être écartée, ou si elle est seulement ridicule et inoffensive. Gageons que pour son auteur elle est les deux à la fois, pour que le clou soit bien enfoncé.

xxxix Sève (Lucien), Communisme ?, La dispute, 2019, p. 243. Passage reprenant largement l’article dans Actuel Marx, n°64.

xl Sur toute cette diversité, cf. L’Esprit de la révolution, op. cit., chapitre IV principalement.

xli Theuret (Patrick), « Aufhebung, Karl Marx et la révolution », 18/03/2019. https://denis-collin.blogspot.com/2019/03/aufhebung-karl-marx-et-la-revolution.html, et https://lepcf.fr/Aufhebung-Karl-Marx-et-la-revolution. A la suite ce texte est simplement mentionné sous le sigle AKMR.

xlii C’est pour combler cette lacune dans l’objectif que d’aucuns ont ajouté à dépassement d’autres termes comme : « mettre fin », « en fini avec ». Autant de manifestations indirectes du vide laissé par l’objectif d’abolition.

xliii Nous plaçons ici la célèbre formulation générale de Bernstein, sans entrer dans le détail de ses citations et dénégations.

xliv Statuts de la Ligue des communistes, 8/12/1847. http://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/km18470001.htm.

xlv Nous employons à dessein cette expression empruntée à Lucien Sève, car celui-ci avait choisi de centrer la polémique sur les « marqueurs du communisme » figurant dans Le Manifeste du Parti communiste de 1848, dans le but d’y écarter le concept d’abolition chez Marx.

xlvi Aux yeux des révolutionnaires la réalité sociale montre déjà suffisamment et même trop sa continuité, même après des révolutions, pour ne pas en rajouter volontairement. Mais l’histoire des révolutions enseigne surtout que, non seulement le passé persiste nécessairement, mais qu’il s’oppose même aux révolutionnaires, le mécontentement se retournant contre eux et se joignant aux revanchards. Révolutions et contre-révolutions vont de pair.

xlvii Marx (K) et Engels (F), Manifeste, op. cit., p. 84-87.

xlviii Marx (Karl), Critique du programme de Gotha, ES-Geme, 2008, p. 57.

xlix Et s’il fallait ajouter ici un jugement de valeur ce serait « excessivement » et non « insuffisamment », qui fait référence à des périodes ignorées de Marx et Engels.

l En conformité avec l’idée que l’abolition ne supprime pas tout cf. également la partie suivante sur les questions linguistiques et philosophiques.

li Nous savons bien qu’il pense davantage aux pays du socialisme réel quand celui-ci est défait en Europe, mais là aussi c’est faire bien peu de cas de la complexité des réalisations, et de leurs différentes étapes, parfois contradictoires.

lii Marx (Karl) Critique du programme de Gotha, ES-Geme, 2008, p. 73.

liii Marx (Karl) Critique du programme de Gotha, ES-Geme, 2008, p. 60.

liv Cette approche interne, mais avec Aufhebung, chez Marx dans le chapitre 27 du Livre III du Capital, ES, 1976, p. 408-413.

lv Ou l’on retrouve volontiers l’histoire de la République populaire de Chine, avec ses différentes phases et expériences.

lvi Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung …. », op. cit., p. 118.

lvii Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung … », op. cit., p. 116.

lviii Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 97.

lix L’idée de base en est qu’un subtile et savant compromis, bien construit à froid, comme un système mixte, devrait l’emporter en efficacité de conviction par rapport à une version de pur affrontement social et politique, parce que le curseur ayant été présenté au bon niveau ne soulèverait pratiquement plus d’objections majeures, et serait ainsi applicable.

lx Herzog (Philippe), La société au pouvoir, Julliard, 1994, p. 13. Le livre porte comme sous-titre : « Pour dépasser capitalisme et communisme ». Lucien Sève souligna l’importance de la réflexion de Philippe Herzog dans la réévaluation positive du capitalisme à l’origine du concept de « dépassement du capitalisme » : « ʺLe capitalisme ne fait pas que détruireʺ, comme le répétait Philippe Herzog à peu près dans le désert au milieu des années quatre-vingt devant le Comité central du PCF » in Sève (L), Commencer par les fins, op. cit., p. 94. Quand ce livre paraît il est, aussitôt, mis en exergue dans ce courant de pensée : Herzog « choisit la confrontation à l’affrontement (…). C’est une mutation culturelle qu’il propose aux communistes : viser le dépassement du capitalisme et non plus son abolition », Futurs, Juin 1994, p. 5. Le rôle de cette référence positive/constructive du capitalisme chez Herzog dans l’émergence du concept avait déjà été souligné in Communisme - Quel second souffle ?, Messidor, 1990, p. 130.

lxi Cette expression, développée par Jaurès, en 1901, a séduit le dépassementisme qui s’y retrouve. La paternité en est attribuée à Marx en 1850, sur la base d’une interprétation en contradiction avec les textes invoqués.

lxii Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 97-98. Dans cette thèse évolutive on notera l’usage fréquent (et encore positivement revendiqué) de révolution, une révolution qui changerait tout mais sans heurts, autrement dit « sans révolution ». C’est la meilleure définition du réformisme théorique.

lxiii Cette fusion se différencie d’une perspective politique qui associerait en les distinguant nettement des périodes de réformes sous le capitalisme et des périodes de possible renversement révolutionnaire du capitalisme.

lxiv Bien entendu lors de ces renversements qualitatifs, des ruptures pourraient également intervenir concrètement, dans le cadre notamment d’affrontements révolutionnaires politiques et sociaux, mais ce n’est généralement pas le cas.

lxv La plupart des grandes et marquantes révolutions réussies ont été plutôt longues et connurent des étapes, des séquences différentes (avec avancées et reculs). Voyons ainsi ce qu’il en fut de la Révolution américaine, française, mexicaine, russe, chinoise, vietnamienne, algérienne, cubaine et nicaraguayenne, comme exemples. On peut néanmoins citer quelques révolutions victorieuses courtes, celles de 1830 et février 1848, en France. Les défaites sont en revanche souvent beaucoup plus expéditives : juin 1848 et Commune de Paris, révolution hongroise et révolution allemande de 1919, etc. Les contre-révolutions au XX° siècle ont souvent montré de l’aisance en s’appuyant non seulement sur un passé encore très puissant, mais aussi sur un contexte international favorable (avec ses menaces et ses interventions militaires).

lxvi De plaine et non de montagne.

lxvii Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung … », op. cit., p. 122.

lxviii Il convient de distinguer ici le réformisme de la notion de dépérissement. Dans le régime capitaliste s’attendre ou prôner un dépérissement de l’Etat, comme toute autre évolution naturelle, relève du réformisme. Après la révolution le processus de transition, dans le cadre du communisme, est d’une autre nature, pour l’essentiel encore balbutiant.

lxix Nous passons ici sur la contradiction entre le communisme immédiatement là et qu’il faut urgemment élargir avec le ralentissement et la linéarité qui lui est associée. Le vélo en salle conviendrait bien ici comme image illustrative du dépassementisme, puisqu’il a besoin de quitter le contact avec le sol.

lxx Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 94-97.

lxxi Les économistes atterrés, La monnaie-un enjeu politique, Seuil-Points, 2018, p. 39. Si le communisme est déjà-là sans que ceux qui en bénéficient s’en rendent compte, il s’agit alors d’une requalification du vécu, nullement un changement.

lxxii On pourra toujours dire ici qu’il s’agit justement de l’élargir, mais quel intérêt de s’esbaudir dans le pire moment.

lxxiii Sève (Lucien), « Le « communisme » est mort, vive le communisme », interview in L’Humanité, 8/11/2019, p. 8.

lxxiv Marx (Karl), Engels (Friedrich), L’Idéologie allemande, Editions sociales, 2012, p. 33.

lxxv Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 97.

lxxvi Ici il convient de distinguer rapport de forces et rapports de violence. La violence dans des rapports antagoniques peut être évitée si le rapport des forces est tel qu’il rend trop couteuse et incertaine une contre-révolution. L’absence de violence ne résulte pas alors d’une attitude subjective, mais d’un constat objectif.

lxxvii « Chez nos petits-fils », La Petite République, 9 juin 1900, in Etudes socialistes II, op. cit., p. 165.

lxxviii Et l’histoire révolutionnaire plus particulièrement, autrement que par la condamnation en bloc.

lxxix C’est sous cette forme qu’est passée la citation à la postérité, mais, prononcée lors d’une séance de débats parlementaires, le 7 mars 1895, Jean Jaurès ne cite pas expressément le capitalisme mais dénonce ce qu’il appelle « votre société violente et chaotique ». https://dicocitations.lemonde.fr/citations/citation-159566.php.

lxxx On sait bien qu’ici le dépassementisme pense beaucoup moins à cette violence qu’à un scénario romantique aisément ridiculisable d’un grand soir avec des barricades de pacotille près de la Sorbonne et un défilé sur les grands boulevards débouchant sur un palais d’Hiver élyséen. Mais les enchainements de violence peuvent de nos jours surgir partout, et surtout ailleurs : interventions étrangères, conflits divers, révoltes nationales, etc., avec leurs engrenages internationaux.

lxxxi Jankélévitch (Vladimir) Le pur et l’impur, 1960, Champs essais, édition 2017, p.190-195.

lxxxii Discours à la chambre du 7 mars 1895, op. cit.

lxxxiii L’inutilité de la violence affichée par le dépassementisme peut être éclairée sous un autre jour. La longue introduction du livre qui l’affirme, Commencer par les fins, est datée d’avril-septembre 1999 (p. 22). Or cette même période est caractérisée par l’intervention de la France dans une guerre impérialiste contre un Etat européen, tandis que le parti de Lucien Sève, le PCF, siège au plus haut niveau, dans son gouvernement. Cette guerre n’est nulle part mentionnée dans cette introduction, pas plus que dans le reste du livre. Quant au gouvernement français il est dans l’ouvrage essentiellement salué pour la lutte contre le dopage menée alors au niveau des Etats par le ministre communiste des sports (p. 134). Ici, concrètement le dépassement pacifique du capitalisme, tout comme la construction immédiate du communisme par en-bas, et le dépérissement sans attendre de l’Etat, ne semblent nullement incompatibles avec le gouvernementalisme et la diplomatie de la canonnière de l’OTAN contre la trop indépendante Yougoslavie.

lxxxiv Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung …. », op. cit., p. 122.

lxxxv Martelli (Roger), « Refondations. Pour une nouvelle force à gauche », Regards, hors-série, 2007, p. 65.

lxxxvi Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 94.

lxxxvii Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung …. », op. cit., p. 116.

lxxxviii Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 96.

lxxxix « Dépassement de l’apartheid », in Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 327. Il ne serait donc pas non plus à abolir, comme l’a prétendu le mouvement anti-apartheid de l’Afrique du sud à l’ONU, mais seulement à dépasser, sans que l’on sache vraiment ce qu’il faudrait tellement en conserver, à l’instar du capitalisme.

xc Et là, contrairement au dépassementisme qui revendique de ne rien conserver des modes de production précapitalistes, pour réserver au capitalisme un sort de choix, Le Manifeste de 1848, répond avec des accents lyriques tout ce qu’il regrette : la bourgeoisie « a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a supprimé la dignité de l’individu devenu simple valeur d’échange ; aux innombrables libertés dûment garanties et si chèrement conquises, elle a substitué l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a substitué une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale ». Et si « la bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a détruit les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens variés qui unissent l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisé sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du "paiement au comptant" ». On est là aux antipodes du doux et linéaire progrès dépassementiste. Le Manifeste du parti communiste, édition bilingue, ES, 1972, p. 39.

xci Notons, au passage, que l’expression d’abolition du capitalisme est extrêmement rare sous la plume de Marx, qui préfère « abolition des classes » et « abolition du salariat ». Tous les régimes d’exploitation coexistent bien et sont en effet traités de manière collective (esclavage, servage ET capitalisme) et sans différence de vocabulaire. Cf. Engels (Friedrich), Principes du communisme, 1847 : « Chaque esclave est la propriété d’un seul maître et a, du fait même de l’intérêt de ce maître une existence assurée, aussi misérable soit-elle. (…) L’esclave n’est pas soumis à la concurrence, au contraire du prolétaire plongé dans la concurrence dont il ressent toutes les fluctuations. (…) L’esclave peut donc avoir une existence meilleure que celle du prolétaire, mais le prolétaire appartient à un stade supérieur du développement de la société et il se situe lui-même à un stade supérieur à celui de l’esclave. L’esclave se libère en abolissant, de tous les rapports de propriété privée, le seul rapport d’esclavage et en devenant alors seulement prolétaire lui-même : le prolétaire ne peut se libérer qu’en abolissant la propriété privée en général », Engels (F), « Principes du communisme », in Le Manifeste, op. cit., p. 199.

xcii Ibid. La seule faveur, comme on le voit, est celle de mieux préparer à la révolution communiste.

xciii Jospin (Lionel), Le monde comme je le vois, Gallimard, 2005, p. 292-293.

xciv « Concept qui représente un indéniable changement d’ère par rapport au marxisme et au léninisme traditionnels », Sève, Commencer par les fins …, op. cit., p. 98. Lequel concède néanmoins au passage un lien avec des « intuitions » de « révolution pacifique » chez Marx et Lénine. Il y avait en réalité plus que des intuitions : des efforts et des espoirs, et qui n’ont nullement éprouvé le besoin de renoncer à l’abolition du capitalisme, ni à discréditer les révolutions.

xcv Sève (Lucien), « Le communisme est mort, vive le communisme », Assemblée extraordinaire du PCF, 8-9 décembre 2007. http://communistesunitaires.over-blog.com/article-13751413.html.

xcvi En réponse à un congrès des jeunesses communistes qui venait d’adopter dans ses textes, après des années de lutte interne, le principe d’un « socialisme du XXI° siècle », in Sève (Lucien), « Pour un communisme authentiquement renouvelé », 15 août 2010, http://alainindependant.canalblog.com/archives/2010/08/15/18814444.html.

xcvii Social-démocratie qui fut fort longtemps bien plus forte et bien plus socialiste que de nos jours.

xcviii Car s’il faut à juste titre saluer les formidables acquis sociaux français liés notamment à l’existence d’un parti communiste et d’un syndicalisme puissants, il convient d’y associer les acquis sociaux du travaillisme britannique, des social-démocraties allemande, autrichienne ou suédoise. Et pourquoi ne pas en déduire que ces partis étaient également révolutionnaires, comme Guy Mollet le réclamait pour certains d’entre eux ? Et pourquoi, faire si peu de cas des acquis sociaux des ex-pays socialistes ?

xcix Dans un contexte où ceux-ci constituent une petite minorité de la nation française. Car, idéologie dominante oblige, les arguments dépassementistes emporteraient naturellement sinon l’adhésion du moins la non-objection de la majorité, peut-être assortie de perplexité mêlée d’ironie quant à une découverte si tardive et si emphatique, de la positivité du capitalisme.

c C’est Lucien Sève lui-même qui se présente comme répondant à « des milliers de communistes [qui] se sont imaginés, et croient encore, que le passage terminologique d’abolition à dépassement du capitalisme dans les textes des refondateurs communistes puis les documents récents du parti dissimulerait une reculade réformiste ». Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 96.

ci La polémique engagée en 1999 a focalisé la controverse linguistique dans ce qui avait été appelé les « marqueurs » du communisme, principalement dans le Manifeste du parti communiste de 1848, et elle s’est largement identifiée durant plus d’un quart de siècle à la retraduction, dressée comme un drapeau, d’un passage de l’Idéologie allemande (1845-1846) : «Nous appelons communisme le mouvement réel qui dépasse l’état de choses actuel », dépasse remplaçant ici abolit, qui figure dans les traductions classiques.

cii En attendant, seule l’histoire écoulée sert d’argument. Mais chacun y puisera à l’envie les exemples et les enseignements de son choix.

ciii Theuret (Patrick), AKMR, op. cit.

civ Theuret (Patrick), AKMR, op. cit. Les citations incises sont tirées de Sève (Lucien), Commencer par les fins, p. 96.

cv Nous ne revenons pas ici en détail sur la querelle de traduction amplement développée dans l’Esprit de la révolution, op. cit., dans ses trois premiers chapitres et dans AKMR, op. cit.

cvi Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung … », op. cit., p. 118.

cvii Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung … », op. cit., p. 120-121, 123-126. L’expression « logico-philosophique » y revient à dix reprises dans cet article, pour s’assurer de la supériorité du raisonnement sur le vocabulaire militant.

cviii Theuret (Patrick), AKMR, op. cit. Les citations incises sont tirées de Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung … », op. cit. Nous optons ici pour la thèse la plus récente de Sève, révisant sans l’avouer celle de 1999. Dans Commencer par les fins au contraire, l’abolition avec Aufhebung avait été expressément rejetée surtout pour Le Manifeste.

cix Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 96-97.

cx Pour mesurer le degré de proximité et de critique de Marx vis-à-vis de Hegel il est hautement instructif de lire ou relire la postface à la deuxième édition allemande du 24 janvier 1873, in Marx (K), Le Capital livre I, Quadrige, op. cit., p. 17-18.

cxi Il figure aux pages 95 et 96 de Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit. Nous l’avons résumée ainsi : « 1- On trouve chez Marx beaucoup d’abolitions. 2- Il faut y distinguer celles qui procèdent du terme Aufhebung, des autres. 3- Il faut distinguer à son tour deux sens dans Aufhebung, un sens commun (équivalent à abolition ou suppression), et un sens théorique. 4- Ce dernier est celui « plus dialectique » défini par Hegel sous forme d’un triptyque : suppression + conservation + élévation, que Marx reprend tel quel. 5 - C’est ce sens-là qu’il faut attribuer à Aufhebung, contre la « traduction classique » par « abolition ». 6- Pour s’en distinguer, le terme proposé pour ce sens précis est « sursomption » chez Hegel et « dépassement » chez Marx. 7- Retour au point 2 : quand il veut vraiment dire abolition ou suppression? Marx utilise de « tout autres mots », à savoir Abschaffung et Beseitigung qui sont donc, au contraire, dûment validés pour signifier « abolition » (avec un seul sens et non trois), au contraire d’Aufhebung. 8- Cette différence est en « toute clarté » appuyée sur l’étymologie d’Aufhebung telle que présentée par Hegel ». Cf. Theuret (Patrick), AKMR, op. cit.

cxii Martelli (Roger), « Lucien Sève. La piste Marx », Regards, 2004.

cxiii Martelli (Roger), « Dépasser le capitalisme ? Arguments pour un objectif et une méthode », 11/3/2006.

cxiv Theuret (Patrick), L’Esprit de la révolution, op. cit. « Chapitre III : Original et traduction : le Manifeste, le Capital », p. 83-128, et annexes p. 589-614.

cxv Theuret (Patrick), L’Esprit de la révolution, op. cit., ainsi qu’AKMR, op. cit.

cxvi Sève (Lucien), Comment traduire Aufhebung dans les écrits de Marx et d’Engels, 2002. Texte non publié, communiqué à l’auteur en 2016, comme contribution au débat. Pour l’essentiel ce texte est repris dans Sève (Lucien), « Traduire Aufhebung … », op. cit.

cxvii Car inutile pour la thèse dépassementiste, comme un débordement excessif, et d’autre part très simple à réfuter.

cxviii Hegel (GWF), Science de la logique, 1812 pour la première édition, et 1832 pour la dernière, posthume. Il existe plusieurs éditions disponibles en langue française, elles aussi travaillées par une querelle sémantique, la traditionnelle traduction par suppression ayant été remplacée par certains par le néologisme sursomption.

cxix Sève (Lucien), Commencer par les fins, op. cit., p. 96.

cxx Le verbe latin tollere a engendré le verbe italien togliere qui signifie toujours « enlever, ôter » mais aussi « reprendre », comme aufheben, c’est-à-dire retirer, soustraire, dans un but de conservation (dictionnaire Collins), conférant une destination particulière à l’enlèvement. Le dictionnaire on line étymologique italien note également des sens secondaires comme celui de rimuovere, autrement dit écarter, destituer, comme dans l’exemple antique cité par Hegel : https://www.etimo.it/. Rien d’extraordinaire dans tout cela.

cxxi Sur l’étymologie d’Aufhebung depuis le VIIIème siècle et sur le précédent de tollere évoqué par Hegel, dans une citation de Cicéron, cf. L’Esprit de la révolution, p. 13-24.

cxxii Ou peut-être de très vieilles racines indo-européennes communes. Quoiqu’il en soit aufheben n’est pas issu de tollere.

cxxiii Pour le raisonnement sous-tendant ce calcul approximatif comprenant toutes les Aufhebung non hégéliennes plus tous les autres termes (Abschaffung, Beseitigung, Vernichtung, etc.) sous lesquels Marx dit sans conteste abolition, cf. AKMR.

cxxiv A partir de 2002 Sève ne se réclame plus de cette vision exclusive, mais sans désavouer sa position de 1999. Dès lors sa revendication du droit de traduire dans quelques cas très rares et circonscrits par dépassement, qui, par principe, est de sa propre responsabilité et liberté, ce que Marx n’a à notre connaissance jamais validé dans ses propres traductions, ne l’autorise pas, pour autant, à disqualifier les choix réalisés par ce dernier et ses traducteurs (abolir/supprimer/détruire/anéantir) comme de l’extravagance, trahissant l’intelligence de Marx, et portant la responsabilité de conséquences « inévaluables. »

cxxv « Il faut du temps et de l’expérience avant que les ouvriers, ayant appris à distinguer entre la machine et son emploi capitaliste, dirigent leurs attaques non contre le moyen matériel de production, mais contre son mode social d’exploitation » Marx (Karl), Le Capital Livre premier, Editions sociales, 1976, p. 303. En faisant ici référence explicitement au mouvement anglais dénommé « luddisme », il convient de reconnaître depuis E.P Thomson et les longs développements qu’il y consacre dans sa monumentale Formation de la classe ouvrière anglaise, Points, 2012, que sous ce nom sont regroupés des événements et des formes de lutte des classes et de masse, sur près d’un siècle, où l’on puise à des sources d’une extrême richesse pour la formation de la conscience de classe, du syndicalisme, et de l’organisation politique révolutionnaire clandestine.

cxxvi Manière, dans ce contexte du socialisme Est-européen d’estimer avoir résolu à l’avance les contradictions post-révolutionnaires auxquelles il était confronté, sans en avoir posé chez soi les prémices matérielles : à savoir la prise du pouvoir politique, la révolution elle-même, et les premiers pas de l’expérience qui s’ensuit.

cxxvii Sur les usages de la langue commune chez Hegel cf. chapitre VIII, Esprit de la Révolution, op. cit., p. 347-410.

cxxviii Où Dieu, bien plus que les hommes, est selon lui moteur de ces transformations.

cxxix « Les philosophes ont seulement interprété différemment le monde, ce qui importe c'est de le changer », in Labica (Georges), Thèses sur Feuerbach, PUF, 1987, p. 23.

cxxx Bien qu’effectivement, dans sa Remarque, Hegel ne développe son commentaire qu’avec Aufhebung, terme le plus courant, mais aussi qui, dit-il, a la chance d’être employé justement dans divers sens qu’il peut reprendre à son compte.

cxxxi Le faire reviendrait à épouser une pure vision incantatoire, en conférant une valeur extraordinaire, quasi magique, à un terme particulier. Rappelons que dans Commencer par les fins, en 1999, Lucien Sève présente ces deux termes d’Abschaffung et de Beseitigung, comme signifiant exclusivement abolition « pure et simple », autrement dit sans conservation ni élévation possibles, par opposition au riche concept d’Aufhebung, doté de trois significations articulées.

cxxxii Tandis que certains traducteurs de Hegel suggèrent ici de traduire par le néologisme sursomption, lequel éloigne encore davantage de la langue populaire et des luttes contre le capitalisme.

cxxxiii Hegel (G.W.F.), La raison dans l’histoire, op. cit., p. 74.

cxxxiv Cette citation de Martin Heidegger est tirée du tome 53 de son œuvre intégrale (p. 76). Son traducteur et commentateur François Fédier l’affectionne particulièrement. Nous avons choisi sa traduction de 1999 lors d’une conférence publiée sous le nom « L’intraduisible ». En 2004, dans « Comment traduire ʺEreignisʺ », il préférera « Dis-moi ce que tu penses de la traduction, et je te dirai qui tu es ». La phrase de Heidegger est : « Sage mir, was du vom Übersetzen hälst, und ich sage dir, wer du bist ». Fédier (François), Entendre Heidegger, Pocket, 2013, p. 127-129.

cxxxv Sève (Lucien), Communisme ?, 2019, p. 19, note 13. Cette re-re-traduction est confirmée p. 67, 118, 276 et 625. Nous écrivons « sans expliquer », car dans le même temps, un long passage du même ouvrage (p. 237-243), reprend l’essentiel de son article à Actuel Marx, ou est réaffirmé avec force son dépassementisme, avec ses exemples ou, dit-il, on serait « obligé » de traduire Aufhebung par dépassement, mais sans préciser alors qu’il faudrait en exclure désormais le principal d’entre eux : la citation de LIdéologie allemande.

cxxxvi Traduire, AM/2018, op. cit., p. 124, 125 et 123.

cxxxvii Il ajoutait que Marx et Engels avaient alors ouvert, « fugitivement mais avec une force de suggestion exceptionnelle (…) une idée dont l’intelligence effective aurait pu changer beaucoup de choses dans la culture communiste dominante du XXe siècle, et peut-être par là dans son destin même ». Le but était de l’opposer à toute l’expérience révolutionnaire menée depuis, mais qui achevait surtout de montrer que la retraduction n’était que la superposition rétrospective imposée de ses propres opinions.

cxxxviii Ce dont Sève s’était débarrassé en 2002 d’un revers de manche avec l’argument suivant lequel « cette phrase porte de façon implicite contradiction directe à la précédente. »

cxxxix Ou bien encore le vieux « il faut le tuer » de Bertold Brecht ou le plus récent « abattre » cher à Frédéric Lordon.

cxl C’est ainsi que nous analysons le document de 2002 de Sève (L), Comment traduire Aufhebung dans les écrits de Marx et d’Engels, Cf. Theuret (Patrick), AKMR, op. cit. Ce document resté dans les tiroirs durant 18 ans arrivait à la conclusion inverse des arguments exposés en 1999, et dont les grandes lignes ont été exposées dans « Traduire Aufhebung… », op. cit.

cxli En particulier rien ne s’oppose a priori à intégrer dans une perspective abolitionniste les catalogues de mesures préconisées par les uns ou les autres (individuellement ou collectivement) sur ce que serait un dépassement du capitalisme, ce qu’il faudrait faire ou ne pas faire. Le débat est alors transposé sur le terrain de ces mêmes mesures et principes invoqués, sans égard pour le choix entre abolition et dépassement. La question étant à chaque fois de préciser les prérequis politiques indispensables pour les mettre en œuvre, lesquels feront alors inévitablement resurgir ce même débat de fond : réforme ou révolution autrement dit dans ou hors du système capitaliste.

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...