vendredi 26 février 2021

La bureaucratisation du monde


La place qu’ont prise les classes intellectuelles mériterait d’être replacée dans un mouvement plus général analysé dès la fin des années 1930 par le trotskiste italien Bruno Rizzi dans son livre intitulé La bureaucratisation du monde. Rizzi voyait dans le système soviétique stalinien, le nazisme et le fascisme et enfin le new Deal de Roosevelt trois développements convergents du mode de production capitaliste à notre époque, ce qu’il nomma justement « bureaucratisation du monde ». La thèse de Rizzi s’inscrit dans un débat qui porte sur la nature de l’URSS, débat qui oppose Trotski et Yvan Craipeau, le premier tenant l’URSS pour un État ouvrier dégénéré et le second pour un collectivisme bureaucratique. Cependant se poursuivra dans les mêmes termes, opposant Trotski à deux membres du SWP (parti socialiste des travailleurs, trotskiste), James Burnham et Max Shachtman. On trouve toutes les interventions de Trotski dans le recueil Défense du marxisme. Après la Seconde Guerre mondiale, on retrouvera cette discussion sur l’URSS principalement entre les trotskistes orthodoxes et ceux qui, derrière Cornelius Castoriadis, vont fonder Socialisme ou Barbarie. Si on résume schématiquement ce qui est en cause : pour les marxistes orthodoxes — et les trotskistes en font partie — les deux seules classes sociales aptes à dominer la société sont la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat. Il ne peut pas y avoir de « classe bureaucratique » comme le soutient Rizzi. Mais l’avantage de Rizzi tient à ce qu’il a une vue plus large. Concluant son analyse de l’URSS, il écrit sous la tête de chapitre « Le règne de la petite bourgeoise » : « C’est ainsi que nous le définissons, car ce phénomène est général et non seulement russe. En U.R.S.S. ce phénomène est surtout bureaucratique, parce qu’il est né de la bureaucratie ; mais dans les pays totalitaires, il se nourrit naturellement parmi les techniciens, les spécialistes, les fonctionnaires syndicaux du parti de toutes espèces et couleurs. Sa matière première est tirée de la grande armée de la bureaucratie étatique et paraétatique, des administrateurs des sociétés anonymes, de l’Armée, de ceux qui exercent une profession libre et de l’aristocratie ouvrière même. »

La place qu’à prise cette petite bourgeoisie bureaucratique dans le mode de production capitaliste découle de l’évolution même de ce mode de production, évolution que Marx avait déjà analysée sans pouvoir encore en tirer toutes les conclusions. Rappelons tout de même ce que Marx nous a appris. La dynamique du mode de production capitaliste conduit à la concentration et à la centralisation du capital. Des firmes gigantesques prennent progressivement la place des petites entreprises capitalistes. Dans ces firmes, le travail de direction du procès de travail n’est plus effectué par le capitaliste, mais par des fonctionnaires du capital, des cadres et des manageurs, formellement salariés et licenciables, bien que leur participation à la distribution de la plus-value soit assez notable. Autrement dit, et c’est le premier point, l’expropriation des capitalistes se fait chaque jour par la logique même de l’accumulation du capital.

En second lieu, la socialisation croissante du procès de production dont chaque partie dépend toujours plus d’une longue chaîne interne et externe à l’entreprise suppose une croissance plus que proportionnelle de tâches de coordination et des processus de surveillance. Dans le même temps, cette production est de plus en plus dépendante de la maîtrise de techniques complexes, qui nécessitent des connaissances scientifiques sérieuses. Même si l’expression est douteuse, du point de vue même de l’analyse marxienne, la science devient ainsi comme « une force productive directe » ainsi que le dit Marx dans un passage très (trop) commenté des Grundrisse.

En troisième lieu, la propriété du capital elle-même devient une propriété sociale : le développement du crédit et des sociétés par actions, indispensables moyens de centralisation du capital et de production de capital fictif, laisse le capitaliste lui-même aux marges du système. Il existe effectivement de richissimes capitalistes qui contrôlent indirectement une part considérable de la richesse sociale, mais ils ne représentent en capital qu’une petite minorité face aux investisseurs institutionnels, aux banques, aux fonds de pension, aux fonds souverains, etc.

En quatrième lieu, la plateformisation de l’économie avec l’introduction des tout-puissants acteurs de « l’économie numérique, les GAFAM et leurs émules qui tendent à devenir un pseudo-marché et s’accaparent en tant qu’intermédiaires une part considérable de la plus-value qu’ils n’ont produite eux-mêmes à aucun titre. Avec quelques dizaines de milliers d’employés tout au plus, ces entreprises ont une capitalisation boursière bien supérieure aux mastodontes du commerce comme Wall Mart (1,2 millions d’employés) ou de l’industrie automobile. Cette capitalisation extravagante reflète simplement la capacité des GAFAM et tutti quanti à s’accaparer la plus-value produite dans les secteurs productifs de l’économie.

Enfin, au-dessus de cet édifice de plus en plus complexe du capital, les décisions stratégiques et d’organisations tendent à être remplies par les gros cabinets d’audit, BCG, KPMG, MacKinsey, Deloitte, PricewaterhouseCoopers (PwC), Bain & Company, etc. Ces groupes emploient au total des centaines de milliers de personnes. PwC, à lui seul, employe 260 000 personnes pour un chiffre d’affaires de plus de 40 milliards de dollars. KPMG a 270 000 employés. Deloitte a 330 000 employés. Les sept majors emploient plus d’un million de personnes. Chaque année, ils renouvellent un quart de leurs employés… qui se retrouvent dans les cadres dirigeants des entreprises auditées !

On voit ainsi que la bureaucratie capitaliste, cette bureaucratie invisible qui dénonce tous les matins comme un mantra la bureaucratie, n’a rien à envier à la bureaucratie soviétique. Sinon qu’aucun “idéal” ne vient entraver son cynisme et qu’elle n’a donc besoin ni de purges ni de féroces luttes idéologiques pour dominer.

On pourrait donc donner crédit aux thèses de Bruno Rizzi. L’histoire du capitalisme au cours du dernier siècle est bien l’histoire de la bureaucratisation du monde. La révolution prolétarienne a été battue par la managerial revolution, pour reprendre le titre du livre de James Burnham, publié en 1941, peu après sa rupture avec le trotskisme, un livre qui a inspiré le 1984 d’Orwell. Il faudrait maintenant ajouter deux thèses.

Premièrement, la petite bourgeoisie intellectuelle n’est pas cette classe débile que dépeignent les marxistes orthodoxes. Contrôlant des portions importantes de la machinerie du mode de production capitaliste, elle est consciente de sa valeur et réclame sa part du gâteau, sinon le gâteau tout entier (une tentation qui l’amène pousser le flirt avec les idées révolutionnaires).

Deuxièmement, une partie de cette petite-bourgeoisie a vu dans le mouvement ouvrier et les idéaux socialistes un moyen de conquérir le pouvoir pour son propre compte. Pour ce faire, elle a non seulement adopté les mots et les slogans du socialisme — ce fut le cas dans les pays ex-coloniaux, tous, presque sans exceptions, tombés du Charybde de la domination impérialiste dans le Scylla des tyranneaux autochtones qui le plus souvent n’ont fait que suivre les traces des anciens maîtres. Dans les pays capitalistes avancés, la petite bourgeoisie intellectuelle a fait sa jonction avec l’oligarchie du mouvement ouvrier, née des victoires mêmes du syndicalisme et des partis socialistes et que Robert Michells a si bien analysée.



mercredi 24 février 2021

Travail manuel et travail intellectuel


 La division entre travail manuel et travail intellectuel apparaît, pour autant qu’on le sache, au passage des sociétés de chasseurs-cueilleurs aux sociétés sédentaires hiérarchisées, avec les premiers États. L’État n’est pas simplement une bande d’hommes armés, selon la définition purement polémique de Marx et Engels. Il a besoin de scribes pour tenir les comptes, suivre la collecte des impôts et fixer dans le marbre les décrets du pouvoir, il a aussi besoin de savants (par exemple des astronomes pour fixer les calendriers), des grands prêtres pour organiser les liturgies qui assurent le « lien social ». Il aura bientôt besoin de juristes — l’histoire de la naissance du droit à Rome, telle qu’est faite dans Ius, l’invenzione del diritto in Occidente, d’Aldo Schiavone, est hautement instructive. Les sociétés de chasseurs-cueilleurs avaient évidemment de très importants savoirs dans tous les domaines, tant la biologie que l’astronomie ou la médecine, mais ces savoirs n’étaient fixés dans une caste spécifique. C’est bien l’apparition de la division de la société en classes et corrélativement la naissance de l’État qui est la matrice de la division entre travail manuel et travail intellectuel.

Cette division est aussi l’expression de l’accaparement du savoir ayant cours forcé par les classes dominantes. Bien évidemment, cette division est une « construction historique », puisque, sauf quand il est réduit à la pure défense de force de travail, quand l’homme est traité comme un bœuf ou un « outil animé » (Aristote), le travail humain est indissolublement une activité de la pensée et des mains. Fabriquer un outil, même très fruste, c’est d’abord un travail de conception qui requiert une intelligence dont sont dépourvus même les grands singes les plus intelligents. Quant au travail intellectuel pur, il n’existe pas. Son effectivité dépend de la possession d’un certain nombre de techniques, comme celle de la parole, de l’écriture, etc. Être musicien ou comédien, c’est posséder des techniques au même titre que l’ébéniste ou le tailleur de pierres. La géométrie et l’arithmétique naissent comme les auxiliaires du maçon ou du paysan. Avec le développement des machines, la distinction manuel/intellectuel perd un peu de sa réalité : un développeur de logiciel est objectivement un ouvrier qui fabrique des machines logiques. Sa fonction n’est pas bien différente de celle de l’artisan qui construisait des automates.

Même la réflexion théorique n’est pas l’apanage du philosophe. Gramsci le dit très bien : « tous les hommes sont philosophes ». Les philosophes professionnels sont seulement ceux qui possèdent des techniques philosophiques, de la même manière que tout le monde est apte à s’occuper de sa santé, le médecin de profession étant celui qui possède les techniques indispensables quand les choses deviennent plus compliquées !

Les classes dominantes, qui savent les pouvoirs de la parole et des images, ont toujours activement cherché à contrôler les « intellectuels », en les surveillant, en les attachant à leur service par mille « bienfaits », mais aussi en évitant que l’instruction ne se répande trop au point de mettre en cause l’aura des porte-parole officiels. Mais les intellectuels restent des classes subalternes, bien qu’ils aient souvent la prétention d’être le sel de la terre. On peut les laisser libres de jouer dans leur petit jardin d’intellectuels, mais sitôt qu’ils peuvent devenir gênants on a tôt fait de les rappeler à l’ordre, discrètement en limitant leur audience, ou moins discrètement par la censure et la répression. Pour le reste, on peut distinguer trois catégories d’intellectuels parfaitement dépendants : les intellectuels « techniques », ingénieurs, médecins, chercheurs, qui apportent des productions intellectuelles utiles au procès de production et dont aucune classe sociale ne peut se passer ; les intellectuels garde-chiourme qui sont là pour faire tourner la machine à suer de la plus-value, pas très différents en vérité du gars chargé de fouetter les galériens qui ne galéraient pas assez vite ; et enfin les producteurs de propagande, et plus généralement ceux qui font marcher la machine à fabriquer de l’idéologie. Entre ces diverses catégories, il y a tout un tas d’intermédiaires et d’êtres bifides.

Mais tous ces intellectuels ne possèdent aucun « capital symbolique » : savoir résoudre des équations intégrales n’est pas plus un capital que savoir réparer une chaudière ! Encore, ils restent des classes subalternes. Les créateurs ne possèdent des droits sur leurs œuvres que depuis en gros l’avènement de la bourgeoisie qui a progressivement codifié la propriété intellectuelle, car il existe un problème spécifique avec les produits de l’activité intellectuelle : ils sont partageables aisément sans que cela coûte un seul euro. N’importe qui peut vendre les éditer et vendre les livres d’un auteur sans rien à l’auteur… si l’auteur est mort depuis 70 ans en France. Les brevets tombent dans le domaine public après 30 ans. Même protégée, la propriété intellectuelle n’est pas un capital, parce qu’elle ne peut jamais circuler comme capital. Si on veut la ramener à une catégorie économique connue, la rente serait le plus proche de la propriété intellectuelle.

Dans une société socialiste, on devrait progressivement sinon abolir du moins réduire considérablement la division entre travail manuel et travail intellectuel. Un système de coopératives permet aux travailleurs du rang de tout participer, à parts égales, au travail de direction du procès de production et de définition des orientations stratégiques. En second lieu, une instruction polytechnique, comme celle que Marx appelait de ses vœux, permettrait aussi de réduire sérieusement cette division. Enseigner la philosophie aux futurs plombiers serait aussi indispensable qu’enseigner des rudiments de plomberie ou d’électricité aux futurs philosophes ! Le maoïsme en a discrédité l’idée, mais la participation régulière des intellectuels à des activités manuelles ne pourrait avoir que de bons effets. Ne serait-ce que rappeler à ceux qui l’ont oublié ou apprendre à ceux qui ne le savent pas combien le travail manuel peut être fatigant et dangereux. Ne serait-ce pour rester en contact avec la résistance du réel qui ne se laisse pas manipuler par le télétravail.

Sur la petite bourgeoisie


 Une précision s’impose d’emblée. La catégorie sociale de « petite bourgeoisie » est très floue. Il y a une petite bourgeoisie traditionnelle composée de ceux qui ne sont pas salariés, possèdent leurs moyens de production mais ne sont pas à proprement parler des capitalistes : ils vivent de leur travail et ont parfois quelques salariés. Les commerçants, artisans, paysans et professions libérales entrent dans cette catégorie. Ils sont d’abord attachés à leur indépendance. Avoir un patron est souvent considéré comme une déchéance. Parmi les membres de cette petite bourgeoisie traditionnelle, on trouve des ouvriers qui ont économisé pour se mettre « à leur compte », justement pour cesser d’avoir un patron. Certains éléments de cette classe réussissent et finissent par posséder des entreprises d’une certain taille, mais pour beaucoup la situation est toujours périlleuse. La paysannerie est typique de cette situation : une minorité a rejoint la classe capitaliste et une majorité misère sur des exploitations de plus en plus menacée. Mais c’est vrai de toutes les catérogies de cette petite bourgeoisie traditionnelle : ainsi 7000 bistrots environ ferment chaque année. Les grandes surfaces, l’e-commerce ou les chaînes (type restauration rapide, starbuck, etc.) menacent des milliers de commerces indépendants. Nombreux furent ces travailleurs indépendants et petits patrons à se retrouver dans le mouvement des Gilets jaunes.

Il existe une autre petite bourgeoisie qui peut formellement être salariée mais vit en réalité non pas de la vente sa force de travail mais de ses prestations plus ou moins intellectuelles. On y trouvera le vaste monde des artistes et intellectuels de la « classe moyenne supérieure ». Ils sont universitaires, hauts fonctionnaires, « experts » en tous genres, journalistes, essayistes, etc. À l’intersection du prolétariat et des basses couches de la bourgeoisie, ils ont une double face. D’un côté, ils ne sont pas capitalistes ou seulement marginalement – ils ont quelques placements, mais rien de suffisant pour être assimilés à la classe capitaliste. Mais de l’autre côté, ils ne sont pas non plus des membres de la classe des ouvriers et employés, du prolétariat au sens large. En effet, leur aspiration première est non pas d’améliorer leur condition en tant que travailleurs mais de se placer au-dessus de la classe des travailleurs : ils se pensent comme ceux qui doivent, éventuellement éduquer « les masses », les diriger ou de, toute façon, de ne jamais se mélanger au « petit peuple ». Ils se sentent comme partie prenante de la classe dominante dont ils partagent les idéaux. C’est une différence avec les anciennes classes instruites que formaient les enseignants. Le corps enseignant d’antan, largement syndiqué n’avait, certes, rien de très prolétarien par son niveau de formation ou son mode de vie et pourtant il était lié historiquement au syndicalisme ouvrier, dont il a partagé les heurs et malheurs. Et surtout les enseignants venaient souvent des couches populaires et symbolisaient l’ascension sociale: les enfants de paysans devenaient instituteurs, les enfants d’instituteurs passaient le concours de l’ENS et pouvaient se hisser ainsi jusqu’au sommet de la république. Les nouvelles classes instruites ne sont absolument pas dans les mêmes dispositions, même quand leurs revenus ne sont pas beaucoup plus élevés que ceux des enseignants. Notamment parce qu’elles sont issues elles-mêmes des classes moyennes – la proportion dans les CPGE d’enfants issus des classes populaires z chuté au cours des dernières décennies de « démocratisation ». Ces nouvelles classes instruites sont également différentes des anciennes classes supérieures instruites, comme les ingénieurs. Ceux-ci qui faisaient partie jadis de la classe dominante – qu’on songe aux ingénieurs des mines – ou qui constituaient les grands corps de l’État sont maintenant très nettement dépassé, en nombre, par des ingénieurs issus de ces nombreuses écoles qui se sont ouvertes depuis la fin de la seconde guerre mondiale. L’ingénieur à l’ancienne est maintenant minoritaire. Beaucoup d’ingénieurs sont juste au-dessus des contremaîtres et techniciens. Ils ont des meilleurs salaires que les ouvriers qualifiés, mais comme eux ils occupent une position nécessaire dans le procès de production, indépendamment des rapports sociaux existants. Et leur chance d’échapper aux contraintes fondamentales du salariat est à peu près nulle.

À côté de ces couches salariées « utiles » quel que soit le mode de production, figure aussi toute une nouvelle classe intellectuelle purement parasitaire de manageurs qui se situent entre les anciens contremaîtres, les garde-chiourmes du capital et les cadres supérieurs (DRH, directeurs commerciaux, etc.). Sortis souvent des écoles de commerce, ils ont été formatés pour se croire les dirigeants naturels de la société. Pour l’essentiel, ces couches sont purement parasitaires : elles vivent des miettes tombées de la table de la grande bourgeoisie capitaliste et font immanquablement penser au chien de la fable de La Fontaine. Si les trois quarts disparaissaient, on ne verrait aucune différence au niveau de la production, sinon un abaissement drastique des faux frais de la machine capitaliste. Au mieux, ils sont les sous-officiers de la classe capitaliste et ne peuvent vivre qu’en se berçant d’illusions. Une minorité se rend assez vite qu’il n’est pas très satisfaisant « d’occuper son intelligence à des conneries » (professeur Shadoko) et mettent en cause ces « bullshit jobs ». On en retrouve certains bûcherons, éleveurs chèvres, artisans. Ceux-là sont sur la voie du salut ! Juste au-dessus on trouve les officiers de la classe capitalistes, ceux qui peuplent les cabinets ministériels, la haute administration, contrôlent les médias ou « managent » les partis politiques de gouvernement. L’équipe des « bébés Strauss-Kahn » qui constitue la colonne vertébrale du macronisme en est un bon exemple. Comme en sont aussi les journalistes vedettes de la presse écrite, mais surtout audiovisuelle. Hors classe : les artistes à la mode, qui doivent se montrer partout où il y a la moindre caméra et sont recyclés dans la leçon de morale à destination des pauvres qui doivent moralement accepter de devenir encore plus pauvre. Au bord de la piscine de leur luxueuse villa, ils demandent aux gens de cesser de manger de la viande ou de rouler au gazole.

En regardant les choses avec un point de vue un peu décentré, toute cette classe moyenne parasitaire ressemble fort à feu la nomenklatura soviétique. Comme elle, elle ne tient sa place ni de son savoir ni de son travail mais uniquement du bon vouloir de la machine de pouvoir tant public que privé. La seule différence est qu’il n’y a pas de camps (c’est important) pour assurer la fluidification sociale. Tous ou presque ont des parachutes plus ou moins dorés. Mais cela ne peut pas durer. Les places deviennent de plus en plus chères, la concurrence est féroce et ils commencent à se battre entre eux à coups de #metoo. Pour leurs enfants – car il leur arrive d’avoir des enfants (ou d’en acheter) – la situation sera beaucoup moins drôle et des privilèges qu’on ne peut pas léguer perdent une bonne partie de leur valeur.


jeudi 4 février 2021

Sexe et consentement

Depuis le récit de Vanessa Springora intitulé Le consentement (récit inspiré par ses relatons avec Gabriel Matzneff alors qu’elle était encore adolescente) la question du consentement des mineurs aux relations sexuelles avec des majeurs est revenue dans le débat public. En publiant La familia grande, Camille Kouchner, belle-fille d’Olivier Duhamel,a contraint à aborder à nouveau cette question puisque quelques-uns des défenseurs du célèbre constitutionnaliste ont cru bon de suggérer que, peut-être, les relations sexuelles imposées à son beau-fils âgé de treize étaient consenties. Mais alors s’y est entremêlée la question de l’inceste. Entre temps le Sénat était saisi d’un projet de loi modifiant l’âge du consentement. Et comme d’habitude tout est embrouillé, tant dans les polémiques sur les réseaux sociaux que dans les dîners amicaux ou familiaux. Je vais laisser de côté les aspects juridiques de cette affaire. 


Quand on a appris que le Sénat avait porté à 13 ans l’âge du consentement, on a entendu des cris d’orfraies : le Sénat autoriserait les relations sexuelles avec des enfants. Pour un peu, les honorables « pères conscrits » de la République étaient assimilés à des pédophiles. Il n’en est évidemment rien. En fixant à 13 ans l’âge du consentement, le Sénat n’a pas changé l’âge de la « majorité sexuelle » (15 ans) mais il a durci la loi en supposant que des relations sexuelles avec un mineur de 13 ans étaient toujours considérées comme viol ou agression sexuelle et non plus simplement comme une atteinte sexuelle comme ce pouvait être le cas auparavant si le ce consentement était retenu comme excuse – ainsi un tribunal, il y a quelques années avait acquitté du chef d’accusation de viol un homme adulte ayant eu un rapport sexuel avec une fillette de onze ans, puisque les débats avaient établi le consentement de la victime ; ne restait que l’accusation d’atteinte sexuelle. Après le texte du Sénat, on pouvait lire sur les réseaux sociaux que 13 ans c’était vraiment trop jeune pour consentir, et que même à quinze ans une relation sexuelle était toujours une sorte de viol. Une furie purificatrice semble s’être emparée de meilleurs esprits et même chez des gens d’extrême gauche on a crié au laxisme – ce qui rappelait aux plus âgés la triste affaire de Bruay-en-Artois agitée à l’époque par les maoïstes, Serge July en tête : dans les affaires de sexe, la loi sur les suspects qui fut en vigueur pendant la Terreur est régulièrement réactivée.

Il serait facile d’ironiser. Depuis plusieurs décennies, on considère que les enfants sont des citoyens à part presque entière. À partir de 13 ans, ils peuvent choisir chez lequel des deux parents ils veulent vivre en cas de divorce, ils peuvent changer de nom (prendre celui de la mère plutôt que celui du père). On suppose leur consentement quand ils manifestent leur « dysphorie de genre ». Avec leur consentement prétendu, les parents peuvent faire ordonner des traitements hormonaux pour bloquer la puberté. Mais pour le sexe, si on en croit certains, il faudrait repousser l’âge de la majorité à 18 ans – comme en Turquie, bien que dans ce pays cela n’empêche nullement les mariages des enfants, pendant que la très gouvernementale direction des affaires religieuses rappelle que l’âge du mariage est de 9 ans pour les filles et 12 ans pour les garçons selon la loi islamique. Les propositions des défenseurs de enfants de 0 à 18 ans sonnent étrangement.

En réalité, nous en sommes là parce que l’ethos, la « Sittlkichkeit » comme dirait Hegel, s’est presque complètement effondré. Il faut des lois, toujours plus lois, des lois pour limiter d’autres lois et même les contredire, parce que l’idée de morale commune, à laquelle nous nous référerions spontanément est une idée qui a disparu. Les « bobos » (bourgeois bohèmes) sont aussi des « lilis » (libéraux-libertaires) et ils ont méthodiquement procédé à la destruction de cette éthique commune pour lui substituer la morale minimale1 et il nous faut affronter avec les moyens du bord la situation chaotique qui a été créée. Les pandores prennent la place du surmoi, dont Freud faisait pourtant un acquis civilisationnel précieux.

La pédophilie est sans doute vieille comme le monde et sans doute plus courante dans le passé qu’elle ne l’est aujourd’hui. Quand on a commencé à la mettre en lumière, à partir notamment de l’affaire Dutroux puis du procès d’Outreau, on y est allé sans précaution. « Les enfants disent toujours la vérité », répétait Mme Royal, alors ministre et pas encore ambassadrice des pôles. Et puis, à Outreau et ailleurs on s’est aperçu, quelle découverte, que les enfants pouvaient mentir, accuser leur instituteur parce qu’ils voulaient lui jouer un mauvais tour ou se venger d’une réprimande. Sommes-nous vraiment sortis de là ? Sans doute pas et la mode des #metoo et la nouvelle loi sur les suspects promues par des féministes qui se prennent pour Saint-Just continuent de frapper – beaucoup de féministes et non des moindres exigent aujourd’hui une présomption de culpabilité, des hommes vis-à-vis des femmes, des adultes vis-à-vis des enfants. On trouve des philosophes (sic) et des juristes (resic) pour soutenir la présomption de vérité des victimes ou prétendues telles et pour mettre en cause la présomption d’innocence au motif que les salauds s’en tirent trop souvent. « Tous coupables », voilà le nouveau cri des Torquemada contemporains. Pour éradiquer un mal – comme si on pouvait définitivement éradiquer le mal – et pour faire advenir l’empire du bien absolu, nos sociétés semblent prêtes à balayer tous les principes du droit. Il y a des « bavures », des « dégâts collatéraux », des gens qui se suicident parce qu’ils ne supportent pas la calomnie, ni le regard des « braves gens » qui se disent « il n’y a pas de fumée sans feu »On ne peut plus tenir la meute quand le goût du sang l’excite.

J’ai eu l’occasion de dire ce que je pensais de l’affaire Matzneff et de l’affaire Duhamel. Inutile d’y revenir. Je voudrais plutôt dire quelques mots de la sexualité des enfants et des adolescents et du consentement, puisque cette circonstance a été invoquée comme une excuse possible dans le cas Duhamel – comme elle était invoquée dans le cas de Vanessa Springera tombée sous l’emprise de Matzneff. Le consentement est en effet une question essentielle. Toute la doctrine moderne du contrat repose sur le consentement : dès lors que les deux parties ont consenti, le contrat est valide et pacta sunt servanda (les pactes doivent être honorés). Toute la conception libérale du monde repose là dessus. Mais quid du consentement quand les contractants sont dans des positions asymétriques ? Peut-on consentir à se soumettre ? Cas classique : le contrat de travail qui est reconnu comme un « contrat de soumission » puisque le salarié s’engage à se soumettre à son employeur. Autre cas classique : l’abus de faiblesse. Arracher à un vieillard en état de faiblesse un testament, ce n’est pas un contrat mais une des variantes de l’escroquerie. Les enfants sont régulièrement soumis à de tels « contrats » reposant sur l’abus de leur faiblesse : le commerçant qui profite de la naïveté de l’enfant pour lui refourguer de la camelote ou lui vendre quelque chose dont il n’a aucun besoin commet un délit. Mais avec internet (entre autres) de tels délits se commettent à cadence élevée et sans qu’il y ait la plus petite sanction.

Comme le droit du travail doit protéger le travailleur des abus, toute la législation des mineurs doit les protéger contre les abus dont ils peuvent être victimes de la part des majeurs et c’est à l’intérieur de ce cadre que se place la question de la sexualité. Il est très simple de répondre à la question de la protection des mineurs face aux viols ou aux agressions sexuelles. Ces cas doivent être traités comme des violations graves des droits de la personne, avec la circonstance aggravante que la victime est mineure et qu’il est plus facile à l’agresseur, d’abuser de sa position dominante. Le viol est un crime qui peut valoir 20 ans de prison au coupable. Veut-on encore durcir la loi ? Faut-il rétablir la peine de mort?

Où les choses sont plus complexes, c’est quand le mineur a réellement consenti à des relations sexuelles avec un majeur. Jadis, il y a très longtemps, on prêtait aux enfants l’innocence de l’agneau et seuls les adultes vicieux pouvaient les corrompre. Mais la simple connaissance de la réalité humaine permet d’affirmer que les enfants ne sont « innocents » en matière sexuelle. Le sexe est une question qui les intéresse, bien avant que les garçons aient eu leurs premières pollutions nocturnes et les filles leurs premières règles. Cette curiosité sexuelle trouvait difficilement sa satisfaction, à part dans quelques jeux enfantins ou si un monsieur pas très bien intention venait offrir des bonbons à la sortie de l’école. Ce n’est évidemment plus le cas. Dans leur grande majorité, les enfants ont des smartphones qui leur donnent l’ouverture immédiate sur les sites pornos. Certaines enquêtes fixent à neuf ans l’âge moyen du premier visionnage de vidéo porno. On remarquera que cette évidente incitation à la débauche et à la corruption de mineurs n’est l’objet d’aucune mesure, de quelque nature qu’elle soit, sinon le grotesque « contrôle parental » et le clic sur « j’ai plus de 18 ans ». Les parents qui donnent des smartphones aux enfants pour les joindre (c’est un nouveau fil à la patte) et avoir la paix (pendant qu’ils jouent sur leur téléphone, ils ne nous cassent pas les oreilles) ont évidemment une grande responsabilité ! Mais même si vous ne odnnez pas de portable à votre enfant, il aura accès aux mêmes vidéos avec le portable d’un copain. Et, de toute façon, les intérêts commerciaux du porno sont si importants qu’on voit mal qui voudrait s’attaquer à PornHub, nonobstant le fait que le principe de liberté permet aux adultes de lire et voir ce qui leur plaît. Quoi qu’il en soit, nous avons là un chapitre de la protection des mineurs qui ne semble pas émouvoir grand monde. Il n’est pas besoin d’avoir fréquenté la villa de Duhamel à Sanary pour s’initier tôt à la chose sexuelle. Beaucoup de journalistes ont fait mine d’être outragés aux récits de Camille Kouchner, mais ils auraient du suivre d’un peu plus près leurs propres enfants…

Que des enfants, surtout à l’âge de la puberté puisse consentir, pleinement, à des propositions de nature sexuelle, ce n’est pas du tout étonnant. Les enfants, même petits, peuvent être amoureux. Tout juste adolescents, combien sont « tombés amoureux » d’un de leurs professeurs et si se noue une relation intime, on aura du mal à plaider qu’elle ait été contre le consentement du jeune garçon ou de la jeune fille, sauf à considérer qu’avant 18 ans on est dépourvu de tout discernement et de toute personnalité propre. En 1969, Gabrielle Russier, professeur de lettres, tout juste trentenaire, est traînée en justice à la suite d'une liaison amoureuse avec un de ses élèves, Christian Rossi, alors âgé de seize ans ; elle est condamnée à un an de prison avec sursis pour enlèvement et détournement de mineur et se suicide dans son appartement marseillais. L’affaire avait ému l’opinion publique, jusqu’au président de la République de l’époque, Georges Pompidou. Quelques années plus tard, le futur président de la république, Emmanuel Macron nouait avec son professeur de lettres une relation amoureuse qui ne semble plus choquer personne. Dans les deux cas, la relation entre un mineur (consentant) et une personne ayant autorité sur lui rend la relation illicite. La détermination des âges légaux a toujours quelque chose d’arbitraire et on présume que les magistrats seront aptes au discernement – ce qui ne va pas de soi, puisque désormais la multiplication des lois rend souvent le verdict presque automatique. Mais le véritable problème n’est justement pas légal. Il devrait être moral.

Freud avait expressément interdit la relation entre le psychanalyste et ses patientes – interdit que Ferenczi avait allégrement enfreint. Pourquoi ? Tout psychanalyste sait que son patient fera un transfert vers son analyste et que donc l’amour qui lui est adressé ne lui est pas adressé réellement. Il est adressé à la personne dont l’analyste est le substitut dans le processus d’analyse. De la même manière l’amour que l’élève pourrait vouer à son professeur n’est jamais l’amour voué à la personne du professeur en tant qu’humain, mais un substitut de l’amour dirigé vers le père ou la mère, une manifestation à retardement du complexe d’Œdipe. Par conséquent, l’éthique du professeur devrait lui interdire de céder au désir qu’il pourrait éprouver envers ce jeune garçon ou cette jeune fille. Les discussions sur l’âge légal du premier rapport sexuel sont donc un peu oiseuse si on ne met pas à l’arrière-plan cette simple décence qui devrait être commune. Selon la loi, un jeune homme de 18 ans et un jour qui couche avec une fille de 14 ans et 364 jours est un hors la loi. On se doute qu’il ne se trouvera pas un seul juge pour condamner le jeune homme dès lors que la jeune fille était consentante. Du moins, on ose l’espérer.

Fixer un âge en-dessous duquel on considère qu’il y a toujours non-consentement, voilà qui pourrait sembler évident. Mais cela pose aussi de très nombreuses questions. Deux adolescents de 14 ans sont assez grands pour tenter leur première expérience amoureuse. On considérera qu’il n’y a pas atteinte sexuelle dans ce cas, suppose-t-on. Mais que l’un ait plus de quinze ans, cela change-t-il quelque chose ? Là encore, on peut espérer que les magistrats, si une telle affaire arrivait devant eux, seraient assez avisés pour suivre le bon sens. Mais rien n’est garanti, comme n’est pas garantie la mansuétude des parents.

L’âge du consentement n’est pas plus facile à fixer que celui de la majorité pénale. Dans une note du Sénat, on peut lire : « La jurisprudence considère en général que, dès huit à dix ans, les enfants possèdent la capacité de discernement suffisante pour être pénalement responsables de leurs actes. Quant aux sanctions pénales encourues par les délinquants mineurs âgés d'au moins treize ans, elles ne sont pas énoncées par le code pénal, mais par l'ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante, car le droit pénal des mineurs est un droit autonome. » Il faut donc distinguer la capacité de discernement (les Sénateurs, comme la tradition, la fixent à huit-dix ans, c’est-à-dire quand l’enfant a atteint « l’âge de raison »). Si à dix ans on est pénalement responsable2, pourquoi ne pourrait-on pas consentir à des rapports sexuels ? On aurait du discernement pour savoir qu’il est mal de voler ou de tuer mais plus de discernement pour les choses du sexe ?

Toute cette histoire de consentement soulève plus de problèmes qu’elle en résout et ouvre la voie à des discussions sans fins et à des injustices. Mais, comme toujours, on croit bien faire en édictant des lois sévères, mais les lois sévères n’ont jamais arrêté les prédateurs tout en augmentant mathématiquement et sans raison le nombre des délinquants. Là encore, on espère que la magie du texte viendra suppléer l’absence de décence commune.

Bien que le lien ne soit pas évident, j’aborde pour terminer la question de l’inceste. Le lien est fait par l’affaire Duhamel. Jusqu’en 2010, la loi française ignorait purement et simplement l’inceste. Le code civil interdit les mariages entre frères et sœurs ou entre ascendants et descendants, mais nullement les rapports sexuels dès lors qu’ils ont lieu entre majeurs consentants. Plus, le mariage entre cousins germains n’étant pas expressément interdit par la loi est donc autorisé. Mais comme dans ces affaires on parle à tort de consanguinité, sont également interdits les mariages entre un homme ou une femme et les enfants de son ex-épouse ou époux qui n’ont pourtant aucun lien de « sang ». De même les enfants adoptés sont-ils considérés comme « tabou » bien qu’ils n’aient pas de liens consanguins avec leurs parents adoptifs. La notion d’inceste n’existe que pour les cas d’atteinte ou d’agression sexuelle comme circonstance aggravante si le coupable a des relations de parenté avec la victime. De fait ça ne change rien, puisque de toutes façons l’exercice de l’autorité sur un mineur est une circonstance aggravante. L’insertion de l’inceste dans le code pénal en 2010 a satisfait certaines obsessions mais évidemment n’a pas protégé les enfants contre les atteintes sexuelles incestueuses. On peut se demander pourquoi, avant 2010, l’inceste ne figurait pas dans le code pénal ? Tout simplement parce que l’inceste ne peut pas être juridiquement défini ! Seuls les liens légaux de parenté sont définis puisqu’ils figurent dans le code civil. Les « liens du sang », la loi française, et c’était sa grande sagesse, les ignorait. L’introduction de l’inceste s’inscrit dans un ensemble de dispositions qui visent de facto et paradoxalement à re-naturaliser la filiation qui est simplement affaire de loi jusqu’à présent. Comme on va bientôt abolir l’accouchement sous X et l’anonymat des donneurs de sperme, on va se trouver confronté à des tas de complications déjà prévisibles. Un donneur de sperme tombe amoureux de sa fille génétique devenue majeure, que fait-on ? Jusqu’à présent, il ignore que c’est sa fille génétique et donc il ne se passe rien. Si demain il sait et si elle aussi sait, ils n’auront plus l’excuse de l’ignorance et leur relation deviendra incestueuse. L’obsession de la pureté du sang et des tests génétiques pour vérifier la filiation va se généraliser. La destruction de l’ordre symbolique ouvre bien la voie à ce que Pierre Legendre appelle « conception bouchère de l’humanité ». Il ne faudra plus inscrire les humains sur un état civil mais sur un « herd-book » comme les animaux.

Ainsi nos innovations juridiques propulsées par les revendications de tous les groupes de pression et par la passion ravageuse du bien absolu nous mènent droit vers un monde qui sera de moins en moins vivable.

Denis Collin – 2 février 2021

1Voir Denis Collin & Marie-Pierre Frondziak, La force de la morale, éditions R&N, 2020

2Ne pas confondre responsabilité pénale et sanction pénale.

Marx et les sciences sociales: la question du déterminisme

La question du déterminisme est la croix de l’épistémologie des sciences sociales. Durkheim veut fonder la sociologie sur le principe d’un déterminisme social strict (cf. Règles de la méthode sociologique). La « causalité psychique » telle que Freud l’expose dans la Métapsychologie a pour but d’établir la scientificité de la psychanalyse. Il en va de même dans la critique marxienne de l’économie politique. Les lois de développement du mode de production capitaliste doivent être semblables aux lois de la nature. La « science » dont Marx se veut le théoricien doit donc être déterministe. Or ce déterminisme conduit à des difficultés sérieuses du point de vue même dont Marx se place.  

La volonté, affichée par Marx, de présenter son œuvre comme science, de mettre à nu des lois historiques qui s’accomplissent avec la rigueur inflexible des lois de la nature, a souvent conduit à caractériser la méthode de Marx comme un déterminisme strict. Une des critiques majeures du « marxisme » consiste ensuite dans la critique de ce déterminisme qui correspondrait à la science du XIXe siècle et non à la science moderne, celle du principe d’incertitude et de la physique quantique. Un deuxième type de critique disqualifie la théorie de Marx au motif que le déterminisme des sciences de la nature n’a aucune pertinence dans le domaine de l’histoire humaine. 

Il est vrai que l’interprétation marxiste courante de Marx conduit à un déterminisme radical : l’histoire doit suivre des chemins déterminés à l’avance et dont elle ne peut s’écarter. Par conséquent, la perspective de la société communiste que Marx affirme découvrir dans le mouvement réel qui se déroule sous nos yeux devient une véritable eschatologie. La «science» agit ici comme révélation, bonne parole : les divers stades que doit parcourir l’humanité ont été mis en évidence, le prochain (le communisme) doit arriver aussi sûrement que la chrysalide capitaliste contient le papillon communiste. Le déterminisme du marxisme est une philosophie de l’histoire, très hégélienne dans sa forme et souvent dans son contenu. Mais le marxisme n’est pas seul en cause. 

D’une part, le rationalisme est inséparable du déterminisme. Que les choses puissent arriver pour des raisons explicables par des lois régulières et non en raison d’une intervention arbitraire ou incompréhensible des divinités, des esprits malins ou des astres, c’est le minimum indispensable pour commencer d’avoir une pensée scientifique. « Rien n’est sans raison » dit Leibniz. Chez Spinoza, que Marx a longuement lu et recopié, la vie des hommes eux-mêmes et la constitution de leurs institutions politiques ne peuvent pas être expliquées par les interventions du libre arbitre, mais bien par une détermination naturelle à agir qui est tout aussi stricte que celle qui commande le mouvement des objets inertes étudiés par la physique ? 

Mais dans le même temps, la manière dont le déterminisme scientifique est formulé n’est pas pure de toute présupposition métaphysique. La croyance au déterminisme telle qu’elle s’est construite au siècle des Lumières n’est souvent qu’une autre forme de la croyance dans la prédestination et la Providence divine. Comme le dit Jacques le fataliste — qui se moque déjà de ce déterminisme métaphysique — « c’est écrit dans le ciel ». Le ciel garantit la vérité de la science. De Saint-Augustin à Descartes et Leibniz, la démarche scientifique s’est assurée dans l’idée de la perfection de la création. Les lois aussi régulières, les liens aussi inéluctables entre les causes et les effets ne peuvent pas être autre chose que l’œuvre d’un Créateur ; la doctrine de l’harmonie préétablie est, à certains égards, indispensable à la démarche de la science moderne (« Dieu ne joue pas aux dés », disait Einstein). Les lois déterministes de la nature se fondent sur une nécessité divine originelle. En effet, comment peut-on être assuré que la nature n’est pas pur chaos ? Il a bien fallu que les lois lui soient données. Et pour être assuré que notre connaissance de la nature est vraie, il faut éliminer l’hypothèse d’un Dieu trompeur. 

Nous avons, sans doute, aujourd’hui, une vision plus « laïque » de la démarche scientifique. Les épistémologues et les sociologues des sciences mettent en évidence la part du « bricolage », de l’imagination, les doses, souvent fortes, « d’impuretés » que contiennent toutes les grandes théories scientifiques. Mais c’est une vision a posteriori. L’aventure de la science moderne n’était possible qu’en présupposant, sans questionnement, que la nature et le monde possédaient une rationalité et une simplicité intrinsèques qui pouvaient être représentées dans tout esprit sain, par tout homme doué du bon sens. Pas plus que Dieu, la nature ne peut être trompeuse. Elle ne peut pas non plus être inconstante : les mêmes causes produisent les mêmes effets. Les lois de la nature sont invariantes et universelles. Ces deux conditions permettent à l’homme d’envisager de devenir le maître de ses conditions naturelles d’existence. C’est, d’ailleurs, le programme que Descartes a fixé à la science moderne : grâce à la science, l’homme peut devenir « comme maître et possesseur de la nature ». Certes, Kant peut concevoir une connaissance scientifique de la nature sans recours à l’hypothèse théologique. L’ordre de la nature n’est pas connu intrinsèquement. C’est seulement la Raison humaine qui légifère parce que nous ne pouvons connaître la nature que comme ordonnée par le principe de causalité. Cependant, in fine, Kant doit sauver la conception théologique de la nature. 

Dès qu’on aborde la conception marxienne de la science, il faut essayer de se replacer dans ce climat intellectuel dont il ne peut s’abstraire totalement. À partir du moment où il veut faire œuvre scientifique, il est nécessairement déterministe. Même les sociologues contemporains, qui, souvent, critiquent le déterminisme marxien au nom de la « complexité » ou de quelque autre paradigme plus ou moins clairement pensé, sont des déterministes : ils doivent essayer de formuler des lois et de se livrer à quelques prévisions. Ils ne renoncent pas à intervenir dans la conduite des affaires humaines et à proposer des solutions. 

Quel est, alors, le sens précis du mot déterminisme quand on l’applique à la théorie de Marx ? Il est nécessaire d’abord de s’entendre sur le mot lui-même en n’oubliant pas que certains glissements de sens ont été opérés au cours des deux derniers siècles qui amènent souvent à confondre nécessité et détermination : or ces deux termes ne sont nullement synonymes. Leibniz oppose la nécessité, qui conduit toujours à un certain résultat et qui est la loi régissant le domaine des mathématiques et de la métaphysique, à la détermination qui seulement « incline » et qui concerne tant la physique que la morale[i]1 ; ailleurs cette opposition recouvre l’opposition entre le domaine qui concerne les monades simples soumises aux lois de la physique et celui des âmes dotées de réflexion et capables d’une action en vue d’une fin. Il faut noter que l’opposition entre nécessité et détermination n’est pas une différence de force comme pourrait le laisser supposer la formulation leibnizienne. La détermination n’est pas une nécessité affaiblie. Elles sont, chez Leibniz, des principes qui s’appliquent à des ordres différents. La nécessité concerne les essences, elle n’est que l’explication de ce qui est impliqué dans chaque essence, le développement des prédicats qui sont inhérents au sujet. La détermination, au contraire, concerne les phénomènes du monde et elle relève de jugements contingents. Pour le rationalisme classique, la nécessité concerne donc la métaphysique et les mathématiques, alors que la détermination concerne, sur un pied d’égalité, la physique et la morale. À la certitude absolue des premières s’oppose ainsi une certitude relative, une certitude sous condition, dans les sciences subordonnées. 

Mais cette certitude relative connaît elle aussi des degrés. La certitude des prévisions de la physique, fondée sur la connaissance des lois de la nature, suppose un déterminisme fort, alors que dans les « sciences morales », non seulement les prévisions sont extrêmement difficiles, mais la connaissance des lois elle-même est fort incertaine. La détermination de la trajectoire d’un corps n’est soumise qu’à des aléas extérieurs : si aucun événement imprévu n’intervient, le corps suivra exactement la trajectoire prévue par la théorie, moyennant des incertitudes qu’on peut évaluer. Inversement, la détermination des hommes à agir dans tel ou tel sens ne permet nullement de prétendre qu’ils le feront ou même qu’ils feront des efforts pour le faire. Cette action est seulement possible. Bien que Marx invoque souvent la « nécessité inflexible » des lois de la nature, le déterminisme qu’il met en évidence dans l’étude de la société est bien plutôt un déterminisme du deuxième genre, un déterminisme propre aux sciences de l’homme, qui n’indique que des tendances et nullement des prévisions certaines. Ce que montre l’expression même de Marx quand il parle de « lois tendancielles ». 

Mais, même si on en s’en tient aux affirmations de Marx sur l’analogie de sa critique de l’économie politique avec les sciences de la nature, comme la physique, il faut encore préciser de quel type de déterminisme physique il s’agit. En effet, la première distinction, entre un déterminisme fort des sciences de la nature et un déterminisme faible des affaires humaines, se redouble d’une opposition au sein même des sciences de la nature, ou des sciences exactes. Dans la physique classique, Kojève[ii] distingue un déterminisme causal et un déterminisme statistique. Le premier, résumé par « mêmes causes, mêmes effets » est représenté par la thèse de Laplace. Le second suppose que la prévision ne concerne pas les éléments pris à titre individuel (telle ou telle molécule d’un gaz), mais porte sur l’état global du système. S’il faut rattacher la position théorique de Marx à l’une de ces deux catégories, c’est incontestablement à la seconde que nous avons affaire[iii]. Les lois du mode de production capitaliste ne se vérifient pas nécessairement pour un capitaliste individuel, mais seulement quand on considère le mode de production capitaliste dans son ensemble. On peut, à la rigueur, résumer l’ambition de Marx en disant qu’il a cherché à construire une « physique sociale statistique ». L’importance qu’il accorde aux travaux d’Adolphe Quételet concernant l’application des méthodes statistiques aux sciences sociales l’indique clairement. Néanmoins, il y a deux différences importantes qui font qu’on ne saurait assimiler la théorie de Marx à une physique sociale statistique sans incompréhensions graves. 

Premièrement, la physique statistique, tout en étant statistique, n’en donne pas moins des prévisions exactes dans une fourchette de valeurs déterminées. Par sa nature même, l’analyse marxienne ne donne aucune prévision chiffrée, non parce que Marx ne disposait pas de modèles mathématiques suffisants, mais parce qu’elle n’est pas une économétrie, mais une tentative d’explication de ce que mesurent les spécialistes de l’économétrie. La théorie des crises cycliques elle-même n’est pas une prévision chiffrée et vérifiable pratiquement. La théorie marxienne n’est jamais en effet une théorie de la prévision économique. Marx constate après coup les crises cycliques et tente d’évaluer leur fréquence moyenne à partir d’outils statistiques, mais nulle part la théorie marxienne ne permet d’expliquer pourquoi les crises ont lieu tous les dix ans environ à telle époque, tous les six ou sept ans à une autre époque, etc.. Sur ce plan, Marx s’en tient à des considérations purement empiriques, notamment celles qui lui sont fournies par son ami Engels à partir de sa connaissance « de l’intérieur » de la marche des affaires. On peut même aller plus loin et affirmer qu’il n’y a pas à proprement parler de théorie des crises cycliques chez Marx. Il y a une théorie du cycle qui suit le double mouvement de la marchandise et de l’argent. Il y a une théorie de la crise en général, ou du moins une théorie de la possibilité formelle des crises dans l’analyse de la marchandise de la première section du livre I du Capital. Mais on ne trouve pas véritablement de théorie des crises cycliques en tant que telles. Dans son ouvrage sur « Le marxisme et les crises », Jean Duret le constate sous une forme paradoxale : 

La théorie marxiste des crises est une pierre angulaire extrêmement importante de l’édifice du socialisme scientifique. 

Marx n’en a donné nulle part l’exposé systématique ; Jean Duret[iv] cependant estimait qu’en rassemblant les divers éléments, cycle de reproduction exposé dans le livre II, théorie de la baisse tendancielle du taux de profit, etc., on pourrait « combler les lacunes » et produire une théorie marxiste des crises. Force est de reconnaître qu’il n’en a rien été et qu’il y a à peu près autant de « théories marxistes des crises » que d’auteurs marxistes ayant eu à traiter de ce sujet.[v] 

Quand Marx s’essaie aux prévisions économiques[vi], c’est le plus souvent par une analyse de conjoncture qui ne s’appuie pas sur les éléments spécifiques de sa théorie, mais plutôt sur le fond d’idées communes à tous les économistes, comme si la théorie, le « socialisme scientifique » diraient les marxistes, n’avait plus rien à dire dès qu’on s’intéresse à la réalité quotidienne. 

Encore, en nous concentrant sur la prévision économique, nous ne nous intéressons qu’à un aspect de la théorie sociale de Marx. Car il est encore moins question de parler de prévision en matière de révolution sociale, même si Marx, comme tous les révolutionnaires, a toujours eu tendance à annoncer la révolution sociale pour la semaine suivante et à constater que l’histoire n’a pas honoré les traites sur l’avenir qu’on lui a présentées. 

Il faut donc bien constater cette différence essentielle entre la critique marxienne et les sciences de la nature : la critique marxienne, tout en s’affirmant comme une théorie déterministe, ne fournit aucune prévision de l’avenir en fonction des éléments déterminants déjà réunis. On a souvent répété après Popper que la théorie marxienne était « infalsifiable » à cause de sa théorie de l’idéologie, tout comme la psychanalyse l’est à cause de la théorie de la résistance. En réalité, si la théorie marxienne ne passe pas le « test de Popper », ce n’est pas parce qu’elle réfute à l’avance toute tentative de réfutation, c’est parce qu’elle est essentiellement une « science interprétative » qui ne débouche pas sur des prévisions qui pourraient servir d’expérimentation. 

Deuxièmement, le système observé par la physique statistique est un dispositif expérimental ; le caractère statistique de la loi provient de ce qu’on observe extérieurement un grand nombre d’éléments identiques dont les rapports mutuels sont contingents. La loi laisse de côté les propriétés et les caractéristiques de chaque individu pris isolé (par exemple une molécule dans un gaz) pour formuler des relations entre grandeurs moyennes. La pression d’un gaz est une grandeur mesurable qui n’est pourtant que la résultante des actions individuelles contingentes de chaque molécule. Et, pourtant, la dynamique des gaz est une science déterministe qui permet de prévoir exactement l’évolution d’un système. Les individus qui se rencontrent sur un marché, le marché du travail y compris, peuvent être comparés à ces molécules et de leurs confrontations mutuelles naîtra un prix de marché, formé a posteriori par la concurrence. Mais Marx refuse de restreindre sa recherche à cette vision positiviste. Les relations entre grandeurs formées sur le marché, qui se constituent a posteriori par l’action aléatoire des individus dépendent d’une réalité plus « profonde », plus fondamentale, d’une réalité essentielle qui reste l’objet de la science. Ainsi, les rapports entre les individus apparaissent comme contingents, mais, pour Marx il s’agit d’une illusion. La concurrence, en effet, se présente d’abord comme quelque chose d’extérieur pour chaque capitaliste (ou pour les ouvriers dès lors qu’ils se font concurrence dans la vente de la force de travail), mais, dit Marx, elle est en réalité le moyen par lequel sont exécutées les « lois immanentes du mode de production capitaliste ». Cette expression pose problème. Si on en reste là et qu’on prend cette formule sans l’interroger, elle prend un caractère tout à fait mystique ; les lois « immanentes » non vérifiables par la voie empirique, ou du moins vérifiables uniquement de manière indirecte et au prix d’une interprétation, apparaissent comme le « deus ex machina » du mode de production capitaliste8[vii]. Marx évidemment ne s’en tient pas là. Il lui faut donc montrer comment s’exécutent ces lois immanentes, comme on passe de ce que Alain Lipietz appelle l’économie ésotérique à l’économie exotérique : ainsi les livres II et III du « Capital » visent-ils à exposer comment l’ensemble fonctionne après que le livre I a démonté la machine capitaliste et mis en évidence son mécanisme caché. La transformation des valeurs en prix constitue le premier pas de cette démonstration que Marx n’a pas pu mener à son terme. Autrement dit le déterminisme essentiel n’est pas celui qui relie une configuration exotérique à une autre (la consécution d’un phénomène et d’un autre phénomène, dirait-on en termes empiristes), mais celui qui explique comme telle structure ésotérique va se manifester de façon exotérique. Le marché est le médium qui organise la coopération permettant aux individus sociaux de produire leurs conditions d’existence. Autrement dit, la réalité « ésotérique » de la coopération prend la forme exotérique de la concurrence, c’est-à-dire de la lutte de chacun contre chacun. 

L’articulation de ces deux niveaux est essentielle pour comprendre Marx. C’est elle, en effet, qui permet de comprendre pourquoi la plus-value ne se forme pas au niveau de chaque entreprise individuelle, mais au niveau de l’ensemble du système capitaliste. La concurrence, qui forme la loi du marché ne fait que transformer cette plus-value en profit que chaque entrepreneur va pouvoir réaliser en tenant compte de ses avantages comparatifs propres (différentiel de productivité, position de monopole, etc.) Ce qui permet de comprendre aussi qu’une entreprise qui ne réalise aucun profit n’en exploite pas moins ses ouvriers… Faute de saisir ce nœud de la théorie de Marx, la plupart des critiques libérales tombent à plat, puisqu’elles comprennent Le Capital, non comme une théorie du mode de production capitaliste, mais comme une théorie de l’entreprise capitaliste. 

Essayons de formuler cela encore autrement. La théorie marxienne, dans ce qu’elle a de spécifique, dans ce en quoi elle se sépare de celle des économistes, n’est pas une théorie déterministe du type de la physique classique, ou seulement de façon lointaine, par analogie. Marx n’affirme pas que le phénomène A est nécessairement suivi par le phénomène B, ni que l’état E1 d’un système évolue nécessairement vers l’état E2. Il affirme seulement — mais c’est énorme ! — que l’état E1 et l’état E2 sont tous les deux explicables par une même réalité plus essentielle, qui est d’un tout autre ordre, car la valeur n’est pas du même ordre que le prix et la valeur de la force de travail si elle fonde le salaire se situe sur un autre plan. Les liens entre les états E1 et E2 représentent le mouvement apparent dont Marx cherche le mouvement réel interne. Ce mouvement interne est cause ; les états n’apparaissent selon Marx que dans conditions déterminées, c’est-à-dire précises, concrètement définies, mais Marx n’a jamais affirmé que le mouvement interne réel déterminait et donc rendait strictement prévisible la succession des états apparents. Bien au contraire, Marx a consacré des années de travail à montrer comment le mouvement apparent différait en réalité de ce qu’on aurait pu prévoir en appliquant de manière déterministe les « lois » du mouvement réel, ainsi de la loi de la baisse du taux de profit qui n’est qu’une loi « tendancielle », ainsi la formation des prix de production et des prix des marchandises tout en « obéissant » à la loi de la valeur aboutit à ce que le mouvement des prix apparaît totalement indépendant de la valeur (quoique la somme des prix soit toujours égale à la somme des valeurs). 

Précisons encore. Pour le positivisme, les phénomènes ne s’expliquent pas par une réalité cachée. Si on oppose l’essence à l’apparence, c’est seulement par un reste d’attachement à l’ancienne métaphysique. Quand on dit que, contrairement aux apparences, la terre autour du soleil, le positiviste pur et dur considère qu’on dit seulement qu’il est plus simple de supposer que la terre tourne autour du soleil pour faire les calculs astronomiques. Contre Galilée, le positiviste est du côté du Cardinal Bellarmin. Inversement Marx est du côté de Galilée. Pour lui, la terre tourne « vraiment » autour du soleil. La réalité cachée est une véritable réalité et non une astuce de calcul. Autrement dit, le déterminisme n’est pas uniquement opératoire, mais aussi ontologique. En ce sens, le déterminisme de Marx pourrait être nommé un déterminisme fort. Mais en même temps, la réalité phénoménale est le résultat de la conjonction d’un si grand nombre de mouvements fondamentaux qu’elle devient imprévisible. Et en ce sens, le déterminisme de Marx est un déterminisme faible. 

Donc, si on peut parler de déterminisme chez Marx, c’est uniquement en un sens très particulier. Tout ce qui advient s’explique par un enchevêtrement de causes efficientes, mais il n’en faut point conclure que de tout se déroule selon un ordre inexorable. Il faut distinguer deux sens dans le déterminisme : le déterminisme orienté vers le passé qu’il est toujours possible de mettre en œuvre (tous les évènements du passé ne peuvent être compris que sous le mode d’une stricte causalité) et le déterminisme orienté vers l’avenir qui ne fonctionne que dans un certain nombre de cas bien précis et selon des modalités particulières, dans le domaine des sciences de la nature par exemple. Ce double déterminisme recoupe la double structure subjectivité-objectivité qui est la caractéristique de la théorie de la connaissance marxienne. Les hommes font eux-mêmes leur propre histoire dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies et qui pourtant sont le résultat de l’action passée des hommes. Cette formule condensée et bien connue de la pensée marxienne peut s’interpréter ainsi : l’action passée est devenue un phénomène objectif qui s’impose à chacun et détermine ainsi son action en en fixant les termes. Mais en tant qu’il est un individu vivant, chaque homme est subjectivement libre de la manière de traiter ces termes qui lui sont imposés. Il peut se conduire passivement sous l’effet des « affections » ou au contraire agir activement sous la conduite de la raison qui consiste à connaître ce qui nous détermine[viii]9. La révolution sociale n’est pas possible dans n’importe quelle circonstance, ses conditions sont déterminées strictement par l’évolution historique et les ressources qui sont disponibles — le niveau de développement des forces productives — mais, pour Marx, il n’y a pas de révolution sociale sans que les ouvriers se décident eux-mêmes, subjectivement à conduire l’action. C’est d’ailleurs pour cette raison que Marx s’oppose aux anarchistes. Les anarchistes refusent l’action politique parce qu’au fond ils ne font confiance qu’au mouvement objectif alors qu’est nécessaire l’intervention subjective qu’est l’action politique organisée10[ix]. L’histoire humaine n’est donc jamais réductible à un « objet » de science et n’est donc jamais pleinement « déterministe » et néanmoins reste déterminée. 

Dans le domaine de la connaissance sociale, le déterminisme n’est donc jamais un moyen de prévision ; il consiste seulement à délimiter des champs de possibles pour l’action humaine et nullement à prévoir que tel ou tel événement se produira aussi inévitablement que la chrysalide se transforme en papillon. 

Au-delà de la discussion sur la signification de la pensée de Marx, c’est tout le champ des sciences sociales qui est ainsi interrogé et, spécialement, le champ de la « science économique » où le recours à un appareillage mathématique imposant et encombrant parvient difficilement à masquer les graves difficultés théoriques. 

[i] Voir Discours de Métaphysique

[ii] Alexandre Kojeve : L’idée de déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne — Réédition « Livre de Poche — Essais » 1990  

[iii] Sur ce point nous partageons les analyses de Michel Vadée (in «Marx penseur du possible») qui a bien montré le rôle des statistiques dans la pensée de Marx

[iv] Jean Duret : Le marxisme et les crises (Gallimard 1933 ; réédition fac similé Éditions d’Aujourd’hui 1977) page 73  

[v] Ce point mériterait à lui seul un ouvrage. Les auteurs marxistes introduisent une différence, qui est, pour l’essentiel, ignorée de Marx, entre « grandes crises » et crises « ordinaires » ou encore entre crises conjoncturelles et crises structurelles. On retrouve cette distinction dans les analyses de Kondratieff, reprises par Ernest Mandel (avec la théorie des cycles cinquantenaires), ou dans les thèses de « l’école de la régulation » (opposition des crises de régime d’accumulation du capitalisme aux récessions ordinaires). Cette distinction est liée à la volonté de constituer une histoire concrète du mode de production capitaliste développé qui est hors du champ d’étude de Marx. L’histoire n’entre chez Marx que dans la genèse du mode de production capitaliste à partir de la production marchande simple. Mais une fois ce point expliqué, il s’agit de produire le modèle théorique pur et non d’analyser les formes phénoménales du MPC.

[vi] On en trouvera des nombreux exemples dans les articles destinés au New York Daily Tribune.  

[vii] Il faut d’ailleurs noter que Marx n’est pas seul ; les classiques et les néo-classiques, s’ils font appel en permanence au marché de concurrence parfaite, font disparaître ladite concurrence de leurs schémas dès que la supposition de la concurrence parfaite est posée.  

[viii] Même si nous ne partageons pas tous les rapprochements opérés par les althussériens entre Marx et Spinoza, il est clair que sur ce point précis, Marx est un disciple strict de Spinoza : la liberté est la connaissance de la nécessité et l’action conformément à cette connaissance.  

[ix] C’est la divergence entre Marx et Proudhon dont nous avons déjà parlé. Proudhon cherche des solutions économiques à la question sociale, alors que Marx ne voit pas de solution à la question sociale en dehors de cette « émancipation des travailleurs [qui] sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.

jeudi 7 janvier 2021

Les bons mots : communisme et socialisme

Tous les mots de la politique sont archi-usés et finissent par perdre toute signification. Qui ose encore se dire communiste ? On s’expose à être traité de tous les noms, stalinien, totalitaire, Pol Pot, etc. Socialiste ne vaut guère mieux, tant le nom a été associé à toutes sortes d’infamies. Il y eut même un « national-socialisme ». Une démocratie populaire est un pléonasme, mais après l’expérience du « socialisme réel », le pléonasme est vraiment devenu suspect. Pourtant, il est nécessaire de se définir clairement et de redonner aux mots leur sens, tant ils sont chargés d’une histoire et porteur de sens. Ils ne sont pas de simples étiquettes dont on pourrait changer à volonté.



Je propose ici de préciser ce que j’entends par communisme et par socialisme et pourquoi l’un et l’autre définissent selon moi un programme politique sérieux, réaliste et parfaitement adapté à notre époque. Pourquoi ces deux mots-là, direz-vous ? Parce que je me situe dans la tradition historique du mouvement ouvrier et que, sans être un dogmatique, je continue à me définir comme « à l’école de Marx ».

Le communisme est une très vieille affaire, à la fois dans le contenu et dans la formulation. On a pu parler d’un communisme primitif pour caractériser les sociétés les plus anciennes qui ignoraient la propriété privée et l’État. Les premières communautés chrétiennes étaient indéniablement communistes, comme le furent les kibboutz israéliens – ils sont maintenant assez loin de l’esprit militant qui était le leur à l’origine. Il existe aussi du communisme dans toutes les sociétés : dès lors qu’il existe un système d’entraide, dans lequel chacun donne selon ses capacités et reçoit selon ses besoins, on peut parler d’embryon de communisme. Au sens donné par Marx à ce mot « communisme »1, la sécurité sociale est typiquement une institution communiste. Il y a du communisme dans tous les services publics gratuits – qui vont des jardins publics aux musées, aux bibliothèques, aux fêtes communales, et aux dispositifs d’assistance sociale. Les systèmes coopératifs et les mutuelles sont aussi d’esprit communiste. Le communisme n’est rien d’autre que la défense d’un bien commun. La thèse de Marx peut être reformulée ainsi : l’extension de ces modes d’organisation communistes est en germe dans le développement même du mode de production capitaliste qui pousse toujours à plus de coopération sur une base toujours élargie. On doit sans doute admettre qu’une société « intégralement » communiste n’est ni possible, ni souhaitable. Les individus ont aussi des biens propres, ils ont besoin d’une lieu à eux, d’une sphère privée et protégée de l’intrusion de la communauté et, par conséquent, la propriété privée, sur une échelle plus ou moins grande ne devrait pas être abolie, même dans une société beaucoup plus communiste que la nôtre.

Le communisme est un « philosophie sociale » mais sans doute pas une doctrine politique puisque n’est pas posée la question du pouvoir, de l’État et du gouvernement. Ma position est que l’idée marxienne d’un communisme progressant avec le dépérissement de l’État et la dilution du politique est une pure utopie qui, à la longue, se révèle extrêmement dangereuse. Du reste, cette thèse utopique ne découle absolument des autres analyses de Marx. On peut donc la retirer du corpus sans grand dommage. Si on maintient l’idéal émancipateur contenu dans la pensée de Marx et la tradition du mouvement ouvrier, il est donc nécessaire d’élaborer une doctrine politique. C’est précisément ce que l’on a fini par appeler « socialisme » dans l’histoire de l’Internationale. Le socialisme comprend deux volets. D’un côté, il propose une certaine conception de l’organisation de la société et, de l’autre, une certaine conception du pouvoir politique. Le préalable du socialisme est l’organisation républicaine du pouvoir et du gouvernement, en entendant par là ce qui a été théorisé dans la tradition républicaniste, ancienne autant que moderne. J’ai eu l’occasion de développer une version radicale du républicanisme dans mon livre Revivre la République !2


Je fais mien le mot de Jean Jaurès pour qui le socialisme est la république jusqu’au bout. Si la république est la « liberté comme non-domination », la république suppose que la liberté ne se limite pas à voter tous les cinq ans pour les gens appelés à décider à notre place. Elle suppose des moyens de contrôle du pouvoir et du gouvernement, un « droit de contestabilité garanti », mais aussi toutes sortes d’institutions de protection contre toutes les formes de domination, notamment dans les rapports de travail. Ce républicanisme social fait partie de la doctrine de courants qui ne sont pas socialistes mais pensent qu’est nécessaire une politique sociale et une large redistribution des richesses, ainsi le courant solidariste dont Léon Bourgeois est le principal représentant. Il n’y a pas des frontières biens nettes, il y a même une certaine continuité entre les républicains radicaux et les socialistes d’inspiration marxiste. Émile Durkheim et Marcel Mauss se disaient socialistes, comme Jaurès qui n’est pas marxiste mais accepte une bonne partie des théories de Marx.

Le propre du socialisme, comme courant parmi les républicanistes, est qu’il pense nécessaire non seulement de limiter la toute puissance du capital, mais encore de transformer les rapports de propriété par l’appropriation collective des moyens de production et d’échange et ce en mettant en place des réformes qui 1° font passer entre les mains de l’État un certain nombre d’entreprises stratégiques ainsi que les banques ; 2° développent le système des coopératives et en premier lieu des coopératives ouvrières de production ; et 3° organise un vaste réseau de services publics permettant d’assurer à tous, sur un pied d’égalité l’accès aux moyens d’une vie décente. En ce sens, feu le programme commun de « l’Union de la Gauche » des années 70 était bien un programme de transition vers le socialisme. Le « socialisme libéral »3 de Carlo Rosselli, militant antifasciste italien et fondateur du groupe Giustizia e libertà (« Justice et Liberté »), constitue aussi une variante possible du socialisme, intégrant le respect de l’autonomie ouvrière et l’action des syndicats.

Nous avons aujourd’hui besoin d’un nouveau mouvement socialiste parce que nous avons besoin que la nation puisse collectivement se ressaisir de son destin pour faire face aux menaces de tous ordres qui pèsent sur nous. Comment parler de « transition écologique » sans planification et comment planifier sans disposer d’outils stratégiques en termes industriels ? Comment résister dans la tourmente de la mondialisation en crise sans une communauté politique soudée autour d’un bien commun ? Le socialisme est bien à venir, pour reprendre le titre des deux ouvrages publiés jadis par Tony Andréani4. Un nouveau socialisme serait aussi un nouvel internationalisme, fondé non sur la dissolution des nations, mais sur leur coopération pacifique : à la place de cet infernal édifice qu’est l’UE, il faudrait promouvoir une association des républiques libres d’Europe.

Le 7 janvier 2021





1Voir la Critique du programme de Gotha

2Denis COLLIN, Revive la République, Armand Colin, 2005

3On se gardera bien de confondre ce mouvement avec la camelote vendue aujourd’hui sous ce nom qui n’est d’autre que la camouflage de la conversion des « socialistes » au pur et simple libéralisme économique.

4Voir T. Andréani, Le socialisme est (à) venir. 1. L’inventaire. 2. Les possibles, éditions Syllepse, 2002-2004

dimanche 3 janvier 2021

Panne de transmission ?




Il m’arrive, comme ça arrive à tous ceux qui ont déjà quelques décennies derrière eux, de me lamenter de l’insouciance et de l’inculture de la « jeune génération » qui manifeste si souvent un dédain radical à l’égard de ce que les anciens pourraient enseigner. Mais je me ravise bien vite. D’abord parce que le problème de la transmission est le problème fondamental de toute société et il serait bien étonnant que la nôtre s’en sorte sans difficulté ; et, ensuite, on doit remarquer que « ma » génération, celle qui est née après la Deuxième Guerre mondiale, celle qui fut souvent « soixante-huitarde » (mais pas tant qu’on l’a dit, d’ailleurs) est la première génération de notre histoire à exclure par principe le problème de la transmission.

La transmission, problème fondamental

Que la transmission soit le problème fondamental de toute société, c’est dit dans ce magnifique groupe sculpté par Bernini qui représente Énée fuyant Troie, portant son père Anchise sur ses épaules et tenant son fils Ascagne par la main (voir la reproduction dans l’article précédent, « Résolument conservateur »). Porter son père sur son dos, c’est le destin de l’homme qui ne doit pas seulement assumer la charge de la vieillesse de ses parents, mais aussi leur héritage, pour le meilleur et pour le pire. Le poids des générations mortes pèse sur les épaules des vivants, disait Marx. Mais il faut encore surveiller ses enfants et les tenir par la main pour qu’ils ne s’égarent pas, pour qu’ils prennent le bon chemin. Ainsi, loin d’être un atome isolé, comme dans les fictions du contrat social, l’homme est d’abord un maillon entre les générations. C’est pour cette raison qu’il est un animal historique autant que social.

Double rapport donc, vers l’avant et vers l’après, vers le passé et vers l’avenir. Auguste Comte soutenait que la société comprend non seulement les vivants, mais aussi les morts. Mais au fond, elle intègre aussi ceux qui naissent — on doit à Hannah Arendt d’avoir insisté sur la place essentielle de la natalité, et pas seulement de la mortalité, dans la condition humaine. Conserver le monde pour que les nouveaux puissent y entrer, c’est ainsi qu’Arendt définit la place de l’éducation. Toutes les sociétés humaines ont une politique d’éducation, des connaissances et habitudes à transmettre, des rituels à pratiquer pour que les nouveaux entrent dans la société des anciens, pour que les enfants se préparent à l’âge adulte où ils devront porter leurs parents sur leur dos en tenant la main de leurs propres enfants. On a beaucoup étudié l’éducation dans les sociétés les plus archaïques. L’éducation chez les Grecs et chez les Romains nous est assez bien connue — on lira avec profit l’histoire de l’éducation dans l’Antiquité d’Henri-Irénée Marrou. L’humanisme renaissant fut d’abord une éducation. Le cartésianisme fut aussi une théorie de l’éducation et c’est contre cette théorie de l’éducation que réagit Giambattista Vico. Plus que les autres religions, le christianisme sous toutes ses formes développa une politique éducative : on ne naît pas chrétien, la foi ne réside ni dans les gamètes mâles comme dans l’islam ni dans les gamètes femelles comme dans le judaïsme et donc il faut faire advenir les jeunes chrétiens.

Transmettre, c’est aussi inculquer des habitudes, tant est-il que la vertu morale est acquise par l’habitude comme nous l’a enseigné Aristote. Outre la transmission du savoir, il s’agit aussi de transmettre un certain type de comportements sociaux, un certain rapport à l’autorité, une mise en conformité qui semble indispensable pour que les institutions sociales puissent fonctionner convenablement. On ne peut sous cet angle que transmettre le passé, la société d’hier et non celle de demain. Cette transmission semble évidemment contradictoire avec la visée d’instituer des hommes libres. Kant soulevait ce paradoxe d’une « éducation à la liberté ». Si éduquer, c’est conduire sur des chemins que le petit d’homme n’aurait pas empruntés spontanément, il peut sembler qu’on nie de cette manière sa liberté en tant que spontanéité. Mais si on approfondit la réflexion, on comprend qu’il n’en est rien. L’apprentissage des contraintes de la vie sociale ne diminue pas notre liberté, mais en constitue la condition comme l’air permet à l’alouette de voler, pour reprendre une image de Kant. Même une éducation autoritaire produit autant de révoltés que d’individus soumis ! Certes, une éducation libérale (au sens de Léo Strauss) est préférable, mais on ne doit jamais penser que l’éducation est toute-puissante. Elle ne peut qu’une chose, avec beaucoup d’efforts, préparer l’enfant à sa liberté d’adulte (voir D. Collin et M-P. Frondziak, La force de la morale, éditions R&N). La transmission de toute façon se heurte à ceci que, comme le souligne Freud, on ne réussira jamais à réduire les hommes à des termites et les comportements antisociaux sont toujours prêts à ressurgir. On peut même affirmer que ces comportements antisociaux sont ceux que l’on retrouve dans tous les groupes qui visent à la domination absolue (groupes fascistes, sectes en tous genres, etc.).

L’indéniable difficulté de la transmission explique l’importante littérature consacrée à ce sujet et les innombrables recherches et plans d’instruction des jeunes générations. La République de Platon contient un plan d’éducation des gardiens et de formation des dirigeants de la cité — l’éducation du peuple, voué à suivre les désirs de la partie inférieure de l’âme n’y a pas de place. Dans Émile ou de l’éducation, Rousseau propose une pédagogie adaptée à la formation du citoyen apte à vivre dans la république du contrat social. Bien que violemment condamné par l’Église, le livre de Rousseau eut un grand retentissement dans certaines couches de l’aristocratie qui adoptèrent les préceptes de l’auteur du Contrat Social pour l’éducation de leurs enfants ! L’ère des révolutions fut aussi celle des pédagogies révolutionnaires : Maria Montessori, Célestin Freinet, A.S. Neil, etc. Les mouvements révolutionnaires eux-mêmes accordaient une grande importance à la transmission de la tradition révolutionnaire. Quiconque a fréquenté ces mouvements sait l’importance qu’on y accordait aux grands événements dûment commémorés : la Commune de Paris ou la Révolution d’octobre étaient des épopées qu’on se transmettait de génération en génération. Les maîtres à penser étaient honorés et leurs écrits étudiés, analysés et commentés.

En finir avec la transmission ?

Or c’est là quelque chose qui n’a pas été assez mis en évidence, ma génération, après avoir absorbé ce qu’on lui avait transmis semble avoir décidé qu’elle n’avait plus rien à transmettre, que l’idée même de transmission devait être chassée de nos esprits, que nous devions apprendre du futur et non pas du passé, proposition hallucinante qui n’a pas toujours été admise explicitement, mais que nous retrouvons à l’arrière-plan de ce fait social massif qu’est la dés-instruction des jeunes générations. C’est à Jean-Luc Mélenchon que revient le mérite, si l’on ose employer ce terme, d’avoir énoncé cette thèse de la manière la plus claire. Dans L’ère du peuple, un livre publié en 2014, le futur candidat à la présidence de la République, une section s’intitule « La fin du passé ». L’auteur constate que la tradition a perdu son importance : « À présent, c’est un renversement de perspective complet. Le passé est toujours dépassé. Il n’apprend rien sur la façon d’utiliser l’environnement du présent. Au contraire, si nous en restions à ce que nous savons, nous serions empêchés de faire fonctionner correctement les nouveaux objets du présent ! » Il ne vient pas à l’esprit de notre homme d’esprit que les objets du présent ont été inventés et fabriqués par des hommes qui subissaient la tradition du passé et que si nos enfants peuvent utiliser les objets du présent, c’est parce que la génération précédente les a conçus et en a enseigné le fonctionnement… Mélenchon reconnaît que cette focalisation de notre époque sur le désir du futur (pour un peu il aurait parlé du « désir d’avenir », comme son ex-camarade Ségolène Royal) peut poser problème, mais loin de voir dans cette « abolition du passé » la grande figure de l’idéologie dominante à notre époque, il y voit une tension féconde. La formule qu’il utilisera plus tard est que nous sommes devenus « les héritiers du futur » : c’est ainsi qu’il s’est exprimé à la tribune de l’Assemblée Nationale lors du vote enthousiaste de la nouvelle loi bioéthique, une loi qui consacre la séparation radicale entre couple et procréation, et rend possible la marche vers le dépassement de l’humanité.

Mélenchon n’est pas qu’un politicien opportuniste et un beau parleur. Sa pensée est structurée et parfaitement « révolutionnaire ». C’est encore dans L’ère du peuple qu’il pose la question de la fin de la mort : « Dans ce domaine aussi on passera de l’inéluctable au voulu et cette émancipation fera peser sur nous le poids d’une responsabilité plus grande. Le processus d’individualisation, enfant du grand nombre urbain, ne nous rend pas moins humains. Il nous colle au contraire le nez sur notre humanité. Il n’y aura pas de pose. Voici pourquoi. Le destin humain tel qu’il a toujours été connu n’est-il pas totalement reformulé quand commence à s’envisager la possibilité d’en finir avec la mort elle-même ? Condorcet paraissait si étrange quand il imaginait ce jour où l’humanité éclairée par la science vaincrait la mort. Ce sera peut-être plus vite fait que nous pouvons l’imaginer. » Ce texte halluciné pourrait être le délire d’un gourou posthumaniste, d’un Raël de gauche. Mais en vérité, il exprime d’abord le noyau même de la nouvelle idéologie progressiste, une idéologie qui renouvelle les thèmes classiques du libéralisme tel qu’il a été remodelé dans l’usine à fabriquer du rêve américain :

— L’homme doit se débarrasser du poids du passé. Il est devenu l’héritier du futur et il peut dorénavant se faire lui-même. L’homme qui se fait lui-même est bien connu : c’est le self made man dont Mélenchon est le nouveau prophète.

— La technologie est toute puissante et elle accélère l’histoire au point que plus aucun retour en arrière n’est possible et qu’il faut s’y adapter parce qu’elle nous fera entrer dans un monde entièrement nouveau, un monde que les idées du passé nous empêcheraient de gagner.

— Débarrassé de la mort, l’homme du futur sera évidemment un surhomme. Mélenchon n’ajoute pas que ceux qui refuseront cette marche vers le surhomme seront « les chimpanzés du futur », mais l’idée est évidemment sous-jacente.

Avec une telle vision du destin de l’humanité, il n’y a vraiment rien à transmettre. Et effectivement, la transmission n’est plus rien d’autre que la mise en œuvre de l’aptitude à « abolir le temps » (sic) que permet le stockage du savoir humain dans les big data. Sans doute, à la lecture de Mélenchon sommes-nous tentés de dire : « Père, pardonne-lui, il ne sait pas ce qu’il dit ! », car ses paroles sont en pleine adéquation avec ce qu’il prétend combattre. En effet, le capitalisme d’hier, celui qui a achevé sa mue dans les années 1960 et 1970 était encore un capitalisme tributaire du passé, un capitalisme portant encore les marques de la société ancienne dont il était sorti quelques siècles plus tôt. Le capitalisme de la fin du xxsiècle est le capitalisme débarrassé de son passé, un capitalisme « enfin chez lui » et qui ne doit plus rien aux valeurs de sociétés qui l’ont précédé. « Du passé faisons table rase », disaient les paroles de l’Internationale. C’est le capitalisme qui met tout cela en œuvre, ainsi que le disait Marx dans le Manifeste du parti communiste. Lisons encore une fois ce passage fameux que la plupart des « marxistes » ou prétendus tels n’ont jamais lu, puisqu’ils ne l’ont jamais compris :

« La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire.

Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses “supérieurs naturels”, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant”. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.

La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages.

La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n’être que de simples rapports d’argent.

La bourgeoisie a révélé comment la brutale manifestation de la force au Moyen âge, si admirée de la réaction, trouva son complément naturel dans la paresse la plus crasse. C’est elle qui, la première, a fait voir ce dont est capable l’activité humaine. Elle a créé de tout autres merveilles que les pyramides d’Égypte, les aqueducs romains, les cathédrales gothiques ; elle a mené à bien de tout autres expéditions que les invasions et les croisades.

La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. »

Longtemps l’extrême gauche marxiste a reproché au capitalisme d’être « réactionnaire », c'est-à-dire de n’être pas dans le « sens de l’histoire », alors que Marx explicitement l’inverse. La critique de la famille patriarcale la plus sérieuse n’est pas celle de nos révolutionnaires, mais sa critique en acte, sa destruction active par le mode de production capitaliste. La bourgeoisie patrimoniale à l’ancienne avait à transmettre des biens et des valeurs. Mais pour transmettre, il faut stocker ce qu’on va transmettre. Le capitalisme contemporain ne stocke rien. Les moyens de production sont rapidement condamnés à l’obsolescence. La friche industrielle est la seule trace que laisse le capital qui, lui, ne cesse de circuler. Il faut même que le capital circule à la vitesse de la lumière : des câbles transatlantiques et transpacifiques énormes ont été tirés pour que les places financières puissent fonctionner de manière synchronisée et que les échanges se fassent désormais à la nanoseconde. Le capitalisme vise à l’abolition du temps. L’idéal serait que le capital circule sans temps de circulation, notait déjà Marx. Dans Accélération, Harmunt Rosa a montré comment l’accélération continue, le prétendu « temps réel » qui est justement l’abolition du temps, est consubstantielle au stade actuel du mode de production capitaliste (Mélenchon consacre aussi un sous-chapitre à l’accélération, pour en faire un fait incontestable et non une figure du mouvement du capital). L’abolition du temps vise aussi à l’abolition de l’espace : le mythe de la téléportation quantique dit justement que si on peut réduire le temps à zéro, l’espace disparaît : je peux être en même temps ici et ailleurs. Toutes les extravagances de la science-fiction ne font rien d’autre qu’aiguiser la tendance la plus profonde de la dynamique du capital au xxisiècle.

Dans un tel monde, le passé n’a plus aucune utilité et donc la transmission doit être abolie. Descartes, comme toujours, anticipe l’époque moderne. Le Discours de la méthode révoque en doute tout ce qu’on apprend dans les écoles et propose un nouveau plan d’acquisition du savoir, un plan où chacun doit, pour son propre compte, tout reprendre à zéro. Évidemment, Descartes entend ici la démarche philosophique et non l’éducation en général. Mais on a tôt fait de faire cette hasardeuse généralisation et c’est bien le mobile de la polémique de Vico contre les cartésiens. La méthode de Descartes renverse l’ordre chronologique ancien. Le regard n’est plus tourné vers le passé et la méditation des grandes œuvres et des grands auteurs puisque ce passé n’a plus rien à nous apprendre. La science moderne est entièrement tournée vers le futur, sachant que l’état actuel du savoir n’est qu’un état provisoire, destiné à être englouti.

Il faut lire les transformations de l’école depuis plus d’un demi-siècle à la lumière de ce bouleversement et de cette élimination du passé comme quelque chose qu’il faudrait transmettre. L’enseignement des langues anciennes, ultime vestige des « humanités » n’existe plus qu’à l’état de traces. Significativement, en France, le CAPES de lettres classiques (français, latin, grec) n’existe plus. L’anglais (ou plutôt l’anglais de survie) a chassé le latin. L’enseignement du français par « genre » (le genre épistolaire, le genre autobiographique, etc.) a complètement chassé la vieille classification historique : on s’intéressait à la littérature médiévale avant d’en venir en fin de cursus au surréalisme et au roman du xxsiècle… Le temps de la culture est passé à la machine à concasser le temps. Mais ce n’est que la moitié du chemin qui s’accomplit ainsi : la littérature elle-même est vouée à la disparition au profit des techniques de communication. Toute la pédagogie moderniste est fondée sur cette élimination de l’histoire : l’élève n’a pas à faire l’effort d’écouter et de s’instruire de la parole du maître. Jadis, ce maître n’avait d’autre fonction que de faire assister l’élève au dialogue des grands esprits — le maître, en transmettant, s’efface devant ceux dont il donne à entendre la parole. Plus rien de tous ces vestiges n’a sa place à l’école. Depuis la réforme Jospin de 1989 — les mêmes « réformes » se sont produites partout et d’abord aux États-Unis — il ne s’agit plus d’enseigner aux enfants, car désormais l’élève est « au centre » (on se demande bien de quoi !) et il doit construire lui-même son savoir. Le professeur doit se taire ! Il est un « technicien de ressources », disaient certaines instructions ministérielles du temps de Mme Vallaud-Belkacem. Jadis l’école exigeait le silence des élèves — silence indispensable à l’écoute et à la pensée — et désormais c’est aux maîtres que l’on impose le silence. Normal : tout le monde en sait plus que le maître. Les « parents d’élèves », espèce monstrueuse de parents qui ont transformé leurs enfants en « élèves » font la loi, prononcent des jugements, sur simple plainte de leurs chers petits et la sanction doit tomber sur le professeur… jusqu’à la peine capitale comme l’a appris Samuel Paty, professeur d’histoire géographie décapité par un tueur excité par des « parents en colère ».

Chez les éleveurs, on appelle bête de réforme une vache trop vieille pour avoir encore des veaux et donner du lait. Elle est vouée à l’abattoir pour finir en plats préparés, boulettes de viande et croquettes pour chiens et chats. Pour les professeurs, les réformes doivent être entendues en ce sens : ils sont des bêtes à « réformer », des bêtes devenues bonnes à rien. Mais la maladie de la réforme ne concerne pas que l’école. Tout est à réformer, toujours, et chaque réforme elle-même doit céder la place à une nouvelle réforme, au même rythme que celui de l’obsolescence des gadgets électroniques. Tout doit disparaître au grand magasin de la société contemporaine. Tout, vraiment ? Non pas tout, car la domination du capital est éternelle. Il est vrai que le capital est présent partout, il sait tout, il peut tout, il est donc Dieu.

Même les révolutionnaires ou plutôt ceux qui se disent révolutionnaires ont donné leur concours à cette entreprise de destruction de la transmission, confirmant qu’ils n’étaient bien, le plus souvent, que l’extrême gauche du capital. Ce sont de jeunes « gardes rouges », gardes rouges d’opérette sortis de l’école normale supérieure qui ont sonné l’offensive contre les « maîtres penseurs » : ainsi les « nouveaux philosophes » ont-ils connu leur heure de gloire. Les militants qui hier encore transmettaient pieusement les textes sacrés de la tradition révolutionnaire, la discutant sans cesse tels des talmudistes, ont pratiquement disparu de la scène politique ou alors se sont eux-mêmes convertis en « bougistes » jamais en mal d’une innovation décoiffante.

Tout ce qui est traditionnel, partis traditionnels, syndicats traditionnels, etc., semble voué à la disparition. Ne reste que le folklore — il suffit d’avoir visité une « fête de l’Huma » de ces dernières années pour voir comment tout s’est « folklorisé » tout en laissant de plus en plus de grands vides. De même, les monuments historiques, les centres historiques, les sites historiques perdent progressivement toute vie, car ils ne veulent plus rien dire, pour la bonne raison qu’ils n’ont rien à dire à une époque où seul compte le nouveau. L’histoire ne subsiste que sous forme de parc d’attraction. Ainsi se prépare le posthumain, c’est-à-dire l’éclipse de l’homme. Mais comme le passé s’est effacé, le futur suit la même voie. On nous fait miroiter des nouvelles technologies merveilleuses, mais la place pour un futur humain est réduite comme peau de chagrin. La transmission nourrissait des espoirs, transmettait aussi des tâches à accomplir, un monde à construire, un monde que nous pourrions construire puisque le vieux monde était fermement établi et qu’on pouvait prendre appui sur lui. La crise de l’espérance révolutionnaire est donc d’abord une conséquence, pas inattendue du tout, de la fin de la transmission.

C’est jusque dans le substrat anthropologique que cette révolution s’accomplit. Encore aujourd’hui, la vie humaine se transmet, de génération en génération, et les humains procréent. Mais le monde qui s’annonce est tout autre. La fabrique des bébés qui se mijote dans les fourneaux de la « PMA pour tou.te. s » nous dit que l’homme n’a pas vocation à transmettre la vie, donc à se laisser dominer par les générations passées, mais doit au contraire fabriquer des humains entièrement nouveaux, des humains qui ne devront rien à leurs géniteurs, ceux-ci étant réduits à des gamètes prélevés dans des banques de gamètes. La PMA, technique thérapeutique jadis, est devenue par le miracle de la nouvelle loi bioéthique le réacteur biologique du passage de l’humain au posthumain. « Tout ce qui est possible doit être fait », disent les technophiles ou les penseurs désespérés. L’Ancien testament fait la liste des engendrements (tôledôt) et place ainsi la question de la filiation au centre de la structure qui institue la société — la nôtre — et c’est cela qui est en train d’être renversé, ce fil qui est en train d’être brisé. Peut-être faut-il s’abstenir de porter sur cette question un jugement normatif, mais il serait bon que l’on prenne vraiment conscience de ce qui est en cause et qu’on ne déguise pas des bouleversements aussi profonds en simples techniques. Sauf à faire advenir la technoscience comme une théologie nouvelle.

Comment continuer ?

Notre histoire a déjà connu des époques où la transmission s’est interrompue. Vues de loin, les invasions barbares et la chute de l’Empire romain ont dû ressembler à cela : effondrement de la population urbaine, effondrement de l’instruction, guerres incessantes. Nous avons une petite idée de ce qui s’est passé si on compare la population de Rome à l’apogée de l’Empire à sa population au viie ou viiisiècle. Mais le fil ne fut pas rompu, sans doute en raison du rôle capital qu’a joué l’église catholique (pour ce qui concerne l’Europe occidentale, au moins) qui a transmis la langue latine et les manuscrits anciens, mais aussi le sens de la dispute théologique qui devait ouvrir de nouveaux chemins à la philosophie. La renaissance des villes et du commerce a assez tôt redonné vie à des traditions anciennes — par exemple dans le vaste mouvement des communes qui a touché la France, l’Allemagne, l’Italie ou la Baltique. En fait, les barbares n’étaient pas si barbares que cela. Longtemps au bord ou même à l’intérieur de l’Empire romain, ils en ont gardé des souvenirs et se les sont transmis. Cet effondrement ne devait être que temporaire et le Moyen âge, qui ne fut pas un âge sombre, accoucha de la Renaissance.

Si l’on peut être tenté d’utiliser la rhétorique des invasions barbares (comme dans le film de Denis Arcand), l’analogie est très trompeuse. L’effondrement de la transmission ne provoque pas de ruines, mais au contraire accélère l’établissement d’un capitalisme sans limites et prêt à utiliser tout ce que la technique lui offrira pour remodeler le monde. Nous ne pouvons pas nous consoler en invoquant une conception cyclique de l’histoire à l’instar de celle de Vico qui vit dans « l’âge des barbares » le prélude à l’instauration d’un nouvel « âge des hommes ».  Ce ne sont pas de nouveaux barbares qui viendront enrayer la mécanique mortifère du mode de production capitaliste.  Ce sont les conditions mêmes de son développement, ses contradictions internes, qui conduisent fatalement à une crise dont nous sommes incapables aujourd’hui de délimiter les contours exacts. L’accumulation de capital en papier ne peut durer indéfiniment. Il faut extraire de la plus-value de la production de marchandises. Or comme j’ai eu plusieurs fois l’occasion d’y revenir, les conditions de l’accumulation du capital à long terme sont en train de s’épuiser — les ressources de la terre et les ressources de la fertilité humaine. L’énergie gratuite, ou presque, et abondante, c’est, en gros, terminé, et la croissance exponentielle de la population va nécessairement s’arrêter. Les deux sources de la richesse, disait Marx, sont la Terre et le travail. L’une et l’autre vont se raréfier.

D’une manière ou d’une autre, nous allons être obligés de faire demi-tour, de reprendre conscience de notre propre mesure, de revenir à la vieille injonction socratique (« connais-toi toi-même ! ») et ainsi penser à la préservation du monde avant de songer à le changer — même s’il faut le changer.

Personne ne peut proposer l’abandon des techniques qui ont permis de rendre souvent la vie plus confortable, de la prolonger et de diminuer les souffrances des maladies. Mais il est temps d’apprendre à en faire un usage modéré, ce qui ne peut être obtenu en distribuant aux individus des leçons de frugalité, mais en redonnant sens à notre existence, un sens qui peut plonger ses racines dans la culture héritée, non seulement d’Athènes, Rome et Jérusalem, mais aussi de l’Europe médiévale et moderne. En se souvenant d’où nous venons, en refusant de nous extasier devant chaque prétendue nouveauté, en réapprenant que « tout ce qui naît mérite de périr » et que la quête de l’immortalité est le plus sûr moyen de transformer la vie humaine en enfer, nous pouvons rouvrir le futur.

Le 3 janvier 2021.

  

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