jeudi 4 février 2021

Marx et les sciences sociales: la question du déterminisme

La question du déterminisme est la croix de l’épistémologie des sciences sociales. Durkheim veut fonder la sociologie sur le principe d’un déterminisme social strict (cf. Règles de la méthode sociologique). La « causalité psychique » telle que Freud l’expose dans la Métapsychologie a pour but d’établir la scientificité de la psychanalyse. Il en va de même dans la critique marxienne de l’économie politique. Les lois de développement du mode de production capitaliste doivent être semblables aux lois de la nature. La « science » dont Marx se veut le théoricien doit donc être déterministe. Or ce déterminisme conduit à des difficultés sérieuses du point de vue même dont Marx se place.  

La volonté, affichée par Marx, de présenter son œuvre comme science, de mettre à nu des lois historiques qui s’accomplissent avec la rigueur inflexible des lois de la nature, a souvent conduit à caractériser la méthode de Marx comme un déterminisme strict. Une des critiques majeures du « marxisme » consiste ensuite dans la critique de ce déterminisme qui correspondrait à la science du XIXe siècle et non à la science moderne, celle du principe d’incertitude et de la physique quantique. Un deuxième type de critique disqualifie la théorie de Marx au motif que le déterminisme des sciences de la nature n’a aucune pertinence dans le domaine de l’histoire humaine. 

Il est vrai que l’interprétation marxiste courante de Marx conduit à un déterminisme radical : l’histoire doit suivre des chemins déterminés à l’avance et dont elle ne peut s’écarter. Par conséquent, la perspective de la société communiste que Marx affirme découvrir dans le mouvement réel qui se déroule sous nos yeux devient une véritable eschatologie. La «science» agit ici comme révélation, bonne parole : les divers stades que doit parcourir l’humanité ont été mis en évidence, le prochain (le communisme) doit arriver aussi sûrement que la chrysalide capitaliste contient le papillon communiste. Le déterminisme du marxisme est une philosophie de l’histoire, très hégélienne dans sa forme et souvent dans son contenu. Mais le marxisme n’est pas seul en cause. 

D’une part, le rationalisme est inséparable du déterminisme. Que les choses puissent arriver pour des raisons explicables par des lois régulières et non en raison d’une intervention arbitraire ou incompréhensible des divinités, des esprits malins ou des astres, c’est le minimum indispensable pour commencer d’avoir une pensée scientifique. « Rien n’est sans raison » dit Leibniz. Chez Spinoza, que Marx a longuement lu et recopié, la vie des hommes eux-mêmes et la constitution de leurs institutions politiques ne peuvent pas être expliquées par les interventions du libre arbitre, mais bien par une détermination naturelle à agir qui est tout aussi stricte que celle qui commande le mouvement des objets inertes étudiés par la physique ? 

Mais dans le même temps, la manière dont le déterminisme scientifique est formulé n’est pas pure de toute présupposition métaphysique. La croyance au déterminisme telle qu’elle s’est construite au siècle des Lumières n’est souvent qu’une autre forme de la croyance dans la prédestination et la Providence divine. Comme le dit Jacques le fataliste — qui se moque déjà de ce déterminisme métaphysique — « c’est écrit dans le ciel ». Le ciel garantit la vérité de la science. De Saint-Augustin à Descartes et Leibniz, la démarche scientifique s’est assurée dans l’idée de la perfection de la création. Les lois aussi régulières, les liens aussi inéluctables entre les causes et les effets ne peuvent pas être autre chose que l’œuvre d’un Créateur ; la doctrine de l’harmonie préétablie est, à certains égards, indispensable à la démarche de la science moderne (« Dieu ne joue pas aux dés », disait Einstein). Les lois déterministes de la nature se fondent sur une nécessité divine originelle. En effet, comment peut-on être assuré que la nature n’est pas pur chaos ? Il a bien fallu que les lois lui soient données. Et pour être assuré que notre connaissance de la nature est vraie, il faut éliminer l’hypothèse d’un Dieu trompeur. 

Nous avons, sans doute, aujourd’hui, une vision plus « laïque » de la démarche scientifique. Les épistémologues et les sociologues des sciences mettent en évidence la part du « bricolage », de l’imagination, les doses, souvent fortes, « d’impuretés » que contiennent toutes les grandes théories scientifiques. Mais c’est une vision a posteriori. L’aventure de la science moderne n’était possible qu’en présupposant, sans questionnement, que la nature et le monde possédaient une rationalité et une simplicité intrinsèques qui pouvaient être représentées dans tout esprit sain, par tout homme doué du bon sens. Pas plus que Dieu, la nature ne peut être trompeuse. Elle ne peut pas non plus être inconstante : les mêmes causes produisent les mêmes effets. Les lois de la nature sont invariantes et universelles. Ces deux conditions permettent à l’homme d’envisager de devenir le maître de ses conditions naturelles d’existence. C’est, d’ailleurs, le programme que Descartes a fixé à la science moderne : grâce à la science, l’homme peut devenir « comme maître et possesseur de la nature ». Certes, Kant peut concevoir une connaissance scientifique de la nature sans recours à l’hypothèse théologique. L’ordre de la nature n’est pas connu intrinsèquement. C’est seulement la Raison humaine qui légifère parce que nous ne pouvons connaître la nature que comme ordonnée par le principe de causalité. Cependant, in fine, Kant doit sauver la conception théologique de la nature. 

Dès qu’on aborde la conception marxienne de la science, il faut essayer de se replacer dans ce climat intellectuel dont il ne peut s’abstraire totalement. À partir du moment où il veut faire œuvre scientifique, il est nécessairement déterministe. Même les sociologues contemporains, qui, souvent, critiquent le déterminisme marxien au nom de la « complexité » ou de quelque autre paradigme plus ou moins clairement pensé, sont des déterministes : ils doivent essayer de formuler des lois et de se livrer à quelques prévisions. Ils ne renoncent pas à intervenir dans la conduite des affaires humaines et à proposer des solutions. 

Quel est, alors, le sens précis du mot déterminisme quand on l’applique à la théorie de Marx ? Il est nécessaire d’abord de s’entendre sur le mot lui-même en n’oubliant pas que certains glissements de sens ont été opérés au cours des deux derniers siècles qui amènent souvent à confondre nécessité et détermination : or ces deux termes ne sont nullement synonymes. Leibniz oppose la nécessité, qui conduit toujours à un certain résultat et qui est la loi régissant le domaine des mathématiques et de la métaphysique, à la détermination qui seulement « incline » et qui concerne tant la physique que la morale[i]1 ; ailleurs cette opposition recouvre l’opposition entre le domaine qui concerne les monades simples soumises aux lois de la physique et celui des âmes dotées de réflexion et capables d’une action en vue d’une fin. Il faut noter que l’opposition entre nécessité et détermination n’est pas une différence de force comme pourrait le laisser supposer la formulation leibnizienne. La détermination n’est pas une nécessité affaiblie. Elles sont, chez Leibniz, des principes qui s’appliquent à des ordres différents. La nécessité concerne les essences, elle n’est que l’explication de ce qui est impliqué dans chaque essence, le développement des prédicats qui sont inhérents au sujet. La détermination, au contraire, concerne les phénomènes du monde et elle relève de jugements contingents. Pour le rationalisme classique, la nécessité concerne donc la métaphysique et les mathématiques, alors que la détermination concerne, sur un pied d’égalité, la physique et la morale. À la certitude absolue des premières s’oppose ainsi une certitude relative, une certitude sous condition, dans les sciences subordonnées. 

Mais cette certitude relative connaît elle aussi des degrés. La certitude des prévisions de la physique, fondée sur la connaissance des lois de la nature, suppose un déterminisme fort, alors que dans les « sciences morales », non seulement les prévisions sont extrêmement difficiles, mais la connaissance des lois elle-même est fort incertaine. La détermination de la trajectoire d’un corps n’est soumise qu’à des aléas extérieurs : si aucun événement imprévu n’intervient, le corps suivra exactement la trajectoire prévue par la théorie, moyennant des incertitudes qu’on peut évaluer. Inversement, la détermination des hommes à agir dans tel ou tel sens ne permet nullement de prétendre qu’ils le feront ou même qu’ils feront des efforts pour le faire. Cette action est seulement possible. Bien que Marx invoque souvent la « nécessité inflexible » des lois de la nature, le déterminisme qu’il met en évidence dans l’étude de la société est bien plutôt un déterminisme du deuxième genre, un déterminisme propre aux sciences de l’homme, qui n’indique que des tendances et nullement des prévisions certaines. Ce que montre l’expression même de Marx quand il parle de « lois tendancielles ». 

Mais, même si on en s’en tient aux affirmations de Marx sur l’analogie de sa critique de l’économie politique avec les sciences de la nature, comme la physique, il faut encore préciser de quel type de déterminisme physique il s’agit. En effet, la première distinction, entre un déterminisme fort des sciences de la nature et un déterminisme faible des affaires humaines, se redouble d’une opposition au sein même des sciences de la nature, ou des sciences exactes. Dans la physique classique, Kojève[ii] distingue un déterminisme causal et un déterminisme statistique. Le premier, résumé par « mêmes causes, mêmes effets » est représenté par la thèse de Laplace. Le second suppose que la prévision ne concerne pas les éléments pris à titre individuel (telle ou telle molécule d’un gaz), mais porte sur l’état global du système. S’il faut rattacher la position théorique de Marx à l’une de ces deux catégories, c’est incontestablement à la seconde que nous avons affaire[iii]. Les lois du mode de production capitaliste ne se vérifient pas nécessairement pour un capitaliste individuel, mais seulement quand on considère le mode de production capitaliste dans son ensemble. On peut, à la rigueur, résumer l’ambition de Marx en disant qu’il a cherché à construire une « physique sociale statistique ». L’importance qu’il accorde aux travaux d’Adolphe Quételet concernant l’application des méthodes statistiques aux sciences sociales l’indique clairement. Néanmoins, il y a deux différences importantes qui font qu’on ne saurait assimiler la théorie de Marx à une physique sociale statistique sans incompréhensions graves. 

Premièrement, la physique statistique, tout en étant statistique, n’en donne pas moins des prévisions exactes dans une fourchette de valeurs déterminées. Par sa nature même, l’analyse marxienne ne donne aucune prévision chiffrée, non parce que Marx ne disposait pas de modèles mathématiques suffisants, mais parce qu’elle n’est pas une économétrie, mais une tentative d’explication de ce que mesurent les spécialistes de l’économétrie. La théorie des crises cycliques elle-même n’est pas une prévision chiffrée et vérifiable pratiquement. La théorie marxienne n’est jamais en effet une théorie de la prévision économique. Marx constate après coup les crises cycliques et tente d’évaluer leur fréquence moyenne à partir d’outils statistiques, mais nulle part la théorie marxienne ne permet d’expliquer pourquoi les crises ont lieu tous les dix ans environ à telle époque, tous les six ou sept ans à une autre époque, etc.. Sur ce plan, Marx s’en tient à des considérations purement empiriques, notamment celles qui lui sont fournies par son ami Engels à partir de sa connaissance « de l’intérieur » de la marche des affaires. On peut même aller plus loin et affirmer qu’il n’y a pas à proprement parler de théorie des crises cycliques chez Marx. Il y a une théorie du cycle qui suit le double mouvement de la marchandise et de l’argent. Il y a une théorie de la crise en général, ou du moins une théorie de la possibilité formelle des crises dans l’analyse de la marchandise de la première section du livre I du Capital. Mais on ne trouve pas véritablement de théorie des crises cycliques en tant que telles. Dans son ouvrage sur « Le marxisme et les crises », Jean Duret le constate sous une forme paradoxale : 

La théorie marxiste des crises est une pierre angulaire extrêmement importante de l’édifice du socialisme scientifique. 

Marx n’en a donné nulle part l’exposé systématique ; Jean Duret[iv] cependant estimait qu’en rassemblant les divers éléments, cycle de reproduction exposé dans le livre II, théorie de la baisse tendancielle du taux de profit, etc., on pourrait « combler les lacunes » et produire une théorie marxiste des crises. Force est de reconnaître qu’il n’en a rien été et qu’il y a à peu près autant de « théories marxistes des crises » que d’auteurs marxistes ayant eu à traiter de ce sujet.[v] 

Quand Marx s’essaie aux prévisions économiques[vi], c’est le plus souvent par une analyse de conjoncture qui ne s’appuie pas sur les éléments spécifiques de sa théorie, mais plutôt sur le fond d’idées communes à tous les économistes, comme si la théorie, le « socialisme scientifique » diraient les marxistes, n’avait plus rien à dire dès qu’on s’intéresse à la réalité quotidienne. 

Encore, en nous concentrant sur la prévision économique, nous ne nous intéressons qu’à un aspect de la théorie sociale de Marx. Car il est encore moins question de parler de prévision en matière de révolution sociale, même si Marx, comme tous les révolutionnaires, a toujours eu tendance à annoncer la révolution sociale pour la semaine suivante et à constater que l’histoire n’a pas honoré les traites sur l’avenir qu’on lui a présentées. 

Il faut donc bien constater cette différence essentielle entre la critique marxienne et les sciences de la nature : la critique marxienne, tout en s’affirmant comme une théorie déterministe, ne fournit aucune prévision de l’avenir en fonction des éléments déterminants déjà réunis. On a souvent répété après Popper que la théorie marxienne était « infalsifiable » à cause de sa théorie de l’idéologie, tout comme la psychanalyse l’est à cause de la théorie de la résistance. En réalité, si la théorie marxienne ne passe pas le « test de Popper », ce n’est pas parce qu’elle réfute à l’avance toute tentative de réfutation, c’est parce qu’elle est essentiellement une « science interprétative » qui ne débouche pas sur des prévisions qui pourraient servir d’expérimentation. 

Deuxièmement, le système observé par la physique statistique est un dispositif expérimental ; le caractère statistique de la loi provient de ce qu’on observe extérieurement un grand nombre d’éléments identiques dont les rapports mutuels sont contingents. La loi laisse de côté les propriétés et les caractéristiques de chaque individu pris isolé (par exemple une molécule dans un gaz) pour formuler des relations entre grandeurs moyennes. La pression d’un gaz est une grandeur mesurable qui n’est pourtant que la résultante des actions individuelles contingentes de chaque molécule. Et, pourtant, la dynamique des gaz est une science déterministe qui permet de prévoir exactement l’évolution d’un système. Les individus qui se rencontrent sur un marché, le marché du travail y compris, peuvent être comparés à ces molécules et de leurs confrontations mutuelles naîtra un prix de marché, formé a posteriori par la concurrence. Mais Marx refuse de restreindre sa recherche à cette vision positiviste. Les relations entre grandeurs formées sur le marché, qui se constituent a posteriori par l’action aléatoire des individus dépendent d’une réalité plus « profonde », plus fondamentale, d’une réalité essentielle qui reste l’objet de la science. Ainsi, les rapports entre les individus apparaissent comme contingents, mais, pour Marx il s’agit d’une illusion. La concurrence, en effet, se présente d’abord comme quelque chose d’extérieur pour chaque capitaliste (ou pour les ouvriers dès lors qu’ils se font concurrence dans la vente de la force de travail), mais, dit Marx, elle est en réalité le moyen par lequel sont exécutées les « lois immanentes du mode de production capitaliste ». Cette expression pose problème. Si on en reste là et qu’on prend cette formule sans l’interroger, elle prend un caractère tout à fait mystique ; les lois « immanentes » non vérifiables par la voie empirique, ou du moins vérifiables uniquement de manière indirecte et au prix d’une interprétation, apparaissent comme le « deus ex machina » du mode de production capitaliste8[vii]. Marx évidemment ne s’en tient pas là. Il lui faut donc montrer comment s’exécutent ces lois immanentes, comme on passe de ce que Alain Lipietz appelle l’économie ésotérique à l’économie exotérique : ainsi les livres II et III du « Capital » visent-ils à exposer comment l’ensemble fonctionne après que le livre I a démonté la machine capitaliste et mis en évidence son mécanisme caché. La transformation des valeurs en prix constitue le premier pas de cette démonstration que Marx n’a pas pu mener à son terme. Autrement dit le déterminisme essentiel n’est pas celui qui relie une configuration exotérique à une autre (la consécution d’un phénomène et d’un autre phénomène, dirait-on en termes empiristes), mais celui qui explique comme telle structure ésotérique va se manifester de façon exotérique. Le marché est le médium qui organise la coopération permettant aux individus sociaux de produire leurs conditions d’existence. Autrement dit, la réalité « ésotérique » de la coopération prend la forme exotérique de la concurrence, c’est-à-dire de la lutte de chacun contre chacun. 

L’articulation de ces deux niveaux est essentielle pour comprendre Marx. C’est elle, en effet, qui permet de comprendre pourquoi la plus-value ne se forme pas au niveau de chaque entreprise individuelle, mais au niveau de l’ensemble du système capitaliste. La concurrence, qui forme la loi du marché ne fait que transformer cette plus-value en profit que chaque entrepreneur va pouvoir réaliser en tenant compte de ses avantages comparatifs propres (différentiel de productivité, position de monopole, etc.) Ce qui permet de comprendre aussi qu’une entreprise qui ne réalise aucun profit n’en exploite pas moins ses ouvriers… Faute de saisir ce nœud de la théorie de Marx, la plupart des critiques libérales tombent à plat, puisqu’elles comprennent Le Capital, non comme une théorie du mode de production capitaliste, mais comme une théorie de l’entreprise capitaliste. 

Essayons de formuler cela encore autrement. La théorie marxienne, dans ce qu’elle a de spécifique, dans ce en quoi elle se sépare de celle des économistes, n’est pas une théorie déterministe du type de la physique classique, ou seulement de façon lointaine, par analogie. Marx n’affirme pas que le phénomène A est nécessairement suivi par le phénomène B, ni que l’état E1 d’un système évolue nécessairement vers l’état E2. Il affirme seulement — mais c’est énorme ! — que l’état E1 et l’état E2 sont tous les deux explicables par une même réalité plus essentielle, qui est d’un tout autre ordre, car la valeur n’est pas du même ordre que le prix et la valeur de la force de travail si elle fonde le salaire se situe sur un autre plan. Les liens entre les états E1 et E2 représentent le mouvement apparent dont Marx cherche le mouvement réel interne. Ce mouvement interne est cause ; les états n’apparaissent selon Marx que dans conditions déterminées, c’est-à-dire précises, concrètement définies, mais Marx n’a jamais affirmé que le mouvement interne réel déterminait et donc rendait strictement prévisible la succession des états apparents. Bien au contraire, Marx a consacré des années de travail à montrer comment le mouvement apparent différait en réalité de ce qu’on aurait pu prévoir en appliquant de manière déterministe les « lois » du mouvement réel, ainsi de la loi de la baisse du taux de profit qui n’est qu’une loi « tendancielle », ainsi la formation des prix de production et des prix des marchandises tout en « obéissant » à la loi de la valeur aboutit à ce que le mouvement des prix apparaît totalement indépendant de la valeur (quoique la somme des prix soit toujours égale à la somme des valeurs). 

Précisons encore. Pour le positivisme, les phénomènes ne s’expliquent pas par une réalité cachée. Si on oppose l’essence à l’apparence, c’est seulement par un reste d’attachement à l’ancienne métaphysique. Quand on dit que, contrairement aux apparences, la terre autour du soleil, le positiviste pur et dur considère qu’on dit seulement qu’il est plus simple de supposer que la terre tourne autour du soleil pour faire les calculs astronomiques. Contre Galilée, le positiviste est du côté du Cardinal Bellarmin. Inversement Marx est du côté de Galilée. Pour lui, la terre tourne « vraiment » autour du soleil. La réalité cachée est une véritable réalité et non une astuce de calcul. Autrement dit, le déterminisme n’est pas uniquement opératoire, mais aussi ontologique. En ce sens, le déterminisme de Marx pourrait être nommé un déterminisme fort. Mais en même temps, la réalité phénoménale est le résultat de la conjonction d’un si grand nombre de mouvements fondamentaux qu’elle devient imprévisible. Et en ce sens, le déterminisme de Marx est un déterminisme faible. 

Donc, si on peut parler de déterminisme chez Marx, c’est uniquement en un sens très particulier. Tout ce qui advient s’explique par un enchevêtrement de causes efficientes, mais il n’en faut point conclure que de tout se déroule selon un ordre inexorable. Il faut distinguer deux sens dans le déterminisme : le déterminisme orienté vers le passé qu’il est toujours possible de mettre en œuvre (tous les évènements du passé ne peuvent être compris que sous le mode d’une stricte causalité) et le déterminisme orienté vers l’avenir qui ne fonctionne que dans un certain nombre de cas bien précis et selon des modalités particulières, dans le domaine des sciences de la nature par exemple. Ce double déterminisme recoupe la double structure subjectivité-objectivité qui est la caractéristique de la théorie de la connaissance marxienne. Les hommes font eux-mêmes leur propre histoire dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies et qui pourtant sont le résultat de l’action passée des hommes. Cette formule condensée et bien connue de la pensée marxienne peut s’interpréter ainsi : l’action passée est devenue un phénomène objectif qui s’impose à chacun et détermine ainsi son action en en fixant les termes. Mais en tant qu’il est un individu vivant, chaque homme est subjectivement libre de la manière de traiter ces termes qui lui sont imposés. Il peut se conduire passivement sous l’effet des « affections » ou au contraire agir activement sous la conduite de la raison qui consiste à connaître ce qui nous détermine[viii]9. La révolution sociale n’est pas possible dans n’importe quelle circonstance, ses conditions sont déterminées strictement par l’évolution historique et les ressources qui sont disponibles — le niveau de développement des forces productives — mais, pour Marx, il n’y a pas de révolution sociale sans que les ouvriers se décident eux-mêmes, subjectivement à conduire l’action. C’est d’ailleurs pour cette raison que Marx s’oppose aux anarchistes. Les anarchistes refusent l’action politique parce qu’au fond ils ne font confiance qu’au mouvement objectif alors qu’est nécessaire l’intervention subjective qu’est l’action politique organisée10[ix]. L’histoire humaine n’est donc jamais réductible à un « objet » de science et n’est donc jamais pleinement « déterministe » et néanmoins reste déterminée. 

Dans le domaine de la connaissance sociale, le déterminisme n’est donc jamais un moyen de prévision ; il consiste seulement à délimiter des champs de possibles pour l’action humaine et nullement à prévoir que tel ou tel événement se produira aussi inévitablement que la chrysalide se transforme en papillon. 

Au-delà de la discussion sur la signification de la pensée de Marx, c’est tout le champ des sciences sociales qui est ainsi interrogé et, spécialement, le champ de la « science économique » où le recours à un appareillage mathématique imposant et encombrant parvient difficilement à masquer les graves difficultés théoriques. 

[i] Voir Discours de Métaphysique

[ii] Alexandre Kojeve : L’idée de déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne — Réédition « Livre de Poche — Essais » 1990  

[iii] Sur ce point nous partageons les analyses de Michel Vadée (in «Marx penseur du possible») qui a bien montré le rôle des statistiques dans la pensée de Marx

[iv] Jean Duret : Le marxisme et les crises (Gallimard 1933 ; réédition fac similé Éditions d’Aujourd’hui 1977) page 73  

[v] Ce point mériterait à lui seul un ouvrage. Les auteurs marxistes introduisent une différence, qui est, pour l’essentiel, ignorée de Marx, entre « grandes crises » et crises « ordinaires » ou encore entre crises conjoncturelles et crises structurelles. On retrouve cette distinction dans les analyses de Kondratieff, reprises par Ernest Mandel (avec la théorie des cycles cinquantenaires), ou dans les thèses de « l’école de la régulation » (opposition des crises de régime d’accumulation du capitalisme aux récessions ordinaires). Cette distinction est liée à la volonté de constituer une histoire concrète du mode de production capitaliste développé qui est hors du champ d’étude de Marx. L’histoire n’entre chez Marx que dans la genèse du mode de production capitaliste à partir de la production marchande simple. Mais une fois ce point expliqué, il s’agit de produire le modèle théorique pur et non d’analyser les formes phénoménales du MPC.

[vi] On en trouvera des nombreux exemples dans les articles destinés au New York Daily Tribune.  

[vii] Il faut d’ailleurs noter que Marx n’est pas seul ; les classiques et les néo-classiques, s’ils font appel en permanence au marché de concurrence parfaite, font disparaître ladite concurrence de leurs schémas dès que la supposition de la concurrence parfaite est posée.  

[viii] Même si nous ne partageons pas tous les rapprochements opérés par les althussériens entre Marx et Spinoza, il est clair que sur ce point précis, Marx est un disciple strict de Spinoza : la liberté est la connaissance de la nécessité et l’action conformément à cette connaissance.  

[ix] C’est la divergence entre Marx et Proudhon dont nous avons déjà parlé. Proudhon cherche des solutions économiques à la question sociale, alors que Marx ne voit pas de solution à la question sociale en dehors de cette « émancipation des travailleurs [qui] sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.

jeudi 7 janvier 2021

Les bons mots : communisme et socialisme

Tous les mots de la politique sont archi-usés et finissent par perdre toute signification. Qui ose encore se dire communiste ? On s’expose à être traité de tous les noms, stalinien, totalitaire, Pol Pot, etc. Socialiste ne vaut guère mieux, tant le nom a été associé à toutes sortes d’infamies. Il y eut même un « national-socialisme ». Une démocratie populaire est un pléonasme, mais après l’expérience du « socialisme réel », le pléonasme est vraiment devenu suspect. Pourtant, il est nécessaire de se définir clairement et de redonner aux mots leur sens, tant ils sont chargés d’une histoire et porteur de sens. Ils ne sont pas de simples étiquettes dont on pourrait changer à volonté.



Je propose ici de préciser ce que j’entends par communisme et par socialisme et pourquoi l’un et l’autre définissent selon moi un programme politique sérieux, réaliste et parfaitement adapté à notre époque. Pourquoi ces deux mots-là, direz-vous ? Parce que je me situe dans la tradition historique du mouvement ouvrier et que, sans être un dogmatique, je continue à me définir comme « à l’école de Marx ».

Le communisme est une très vieille affaire, à la fois dans le contenu et dans la formulation. On a pu parler d’un communisme primitif pour caractériser les sociétés les plus anciennes qui ignoraient la propriété privée et l’État. Les premières communautés chrétiennes étaient indéniablement communistes, comme le furent les kibboutz israéliens – ils sont maintenant assez loin de l’esprit militant qui était le leur à l’origine. Il existe aussi du communisme dans toutes les sociétés : dès lors qu’il existe un système d’entraide, dans lequel chacun donne selon ses capacités et reçoit selon ses besoins, on peut parler d’embryon de communisme. Au sens donné par Marx à ce mot « communisme »1, la sécurité sociale est typiquement une institution communiste. Il y a du communisme dans tous les services publics gratuits – qui vont des jardins publics aux musées, aux bibliothèques, aux fêtes communales, et aux dispositifs d’assistance sociale. Les systèmes coopératifs et les mutuelles sont aussi d’esprit communiste. Le communisme n’est rien d’autre que la défense d’un bien commun. La thèse de Marx peut être reformulée ainsi : l’extension de ces modes d’organisation communistes est en germe dans le développement même du mode de production capitaliste qui pousse toujours à plus de coopération sur une base toujours élargie. On doit sans doute admettre qu’une société « intégralement » communiste n’est ni possible, ni souhaitable. Les individus ont aussi des biens propres, ils ont besoin d’une lieu à eux, d’une sphère privée et protégée de l’intrusion de la communauté et, par conséquent, la propriété privée, sur une échelle plus ou moins grande ne devrait pas être abolie, même dans une société beaucoup plus communiste que la nôtre.

Le communisme est un « philosophie sociale » mais sans doute pas une doctrine politique puisque n’est pas posée la question du pouvoir, de l’État et du gouvernement. Ma position est que l’idée marxienne d’un communisme progressant avec le dépérissement de l’État et la dilution du politique est une pure utopie qui, à la longue, se révèle extrêmement dangereuse. Du reste, cette thèse utopique ne découle absolument des autres analyses de Marx. On peut donc la retirer du corpus sans grand dommage. Si on maintient l’idéal émancipateur contenu dans la pensée de Marx et la tradition du mouvement ouvrier, il est donc nécessaire d’élaborer une doctrine politique. C’est précisément ce que l’on a fini par appeler « socialisme » dans l’histoire de l’Internationale. Le socialisme comprend deux volets. D’un côté, il propose une certaine conception de l’organisation de la société et, de l’autre, une certaine conception du pouvoir politique. Le préalable du socialisme est l’organisation républicaine du pouvoir et du gouvernement, en entendant par là ce qui a été théorisé dans la tradition républicaniste, ancienne autant que moderne. J’ai eu l’occasion de développer une version radicale du républicanisme dans mon livre Revivre la République !2


Je fais mien le mot de Jean Jaurès pour qui le socialisme est la république jusqu’au bout. Si la république est la « liberté comme non-domination », la république suppose que la liberté ne se limite pas à voter tous les cinq ans pour les gens appelés à décider à notre place. Elle suppose des moyens de contrôle du pouvoir et du gouvernement, un « droit de contestabilité garanti », mais aussi toutes sortes d’institutions de protection contre toutes les formes de domination, notamment dans les rapports de travail. Ce républicanisme social fait partie de la doctrine de courants qui ne sont pas socialistes mais pensent qu’est nécessaire une politique sociale et une large redistribution des richesses, ainsi le courant solidariste dont Léon Bourgeois est le principal représentant. Il n’y a pas des frontières biens nettes, il y a même une certaine continuité entre les républicains radicaux et les socialistes d’inspiration marxiste. Émile Durkheim et Marcel Mauss se disaient socialistes, comme Jaurès qui n’est pas marxiste mais accepte une bonne partie des théories de Marx.

Le propre du socialisme, comme courant parmi les républicanistes, est qu’il pense nécessaire non seulement de limiter la toute puissance du capital, mais encore de transformer les rapports de propriété par l’appropriation collective des moyens de production et d’échange et ce en mettant en place des réformes qui 1° font passer entre les mains de l’État un certain nombre d’entreprises stratégiques ainsi que les banques ; 2° développent le système des coopératives et en premier lieu des coopératives ouvrières de production ; et 3° organise un vaste réseau de services publics permettant d’assurer à tous, sur un pied d’égalité l’accès aux moyens d’une vie décente. En ce sens, feu le programme commun de « l’Union de la Gauche » des années 70 était bien un programme de transition vers le socialisme. Le « socialisme libéral »3 de Carlo Rosselli, militant antifasciste italien et fondateur du groupe Giustizia e libertà (« Justice et Liberté »), constitue aussi une variante possible du socialisme, intégrant le respect de l’autonomie ouvrière et l’action des syndicats.

Nous avons aujourd’hui besoin d’un nouveau mouvement socialiste parce que nous avons besoin que la nation puisse collectivement se ressaisir de son destin pour faire face aux menaces de tous ordres qui pèsent sur nous. Comment parler de « transition écologique » sans planification et comment planifier sans disposer d’outils stratégiques en termes industriels ? Comment résister dans la tourmente de la mondialisation en crise sans une communauté politique soudée autour d’un bien commun ? Le socialisme est bien à venir, pour reprendre le titre des deux ouvrages publiés jadis par Tony Andréani4. Un nouveau socialisme serait aussi un nouvel internationalisme, fondé non sur la dissolution des nations, mais sur leur coopération pacifique : à la place de cet infernal édifice qu’est l’UE, il faudrait promouvoir une association des républiques libres d’Europe.

Le 7 janvier 2021





1Voir la Critique du programme de Gotha

2Denis COLLIN, Revive la République, Armand Colin, 2005

3On se gardera bien de confondre ce mouvement avec la camelote vendue aujourd’hui sous ce nom qui n’est d’autre que la camouflage de la conversion des « socialistes » au pur et simple libéralisme économique.

4Voir T. Andréani, Le socialisme est (à) venir. 1. L’inventaire. 2. Les possibles, éditions Syllepse, 2002-2004

dimanche 3 janvier 2021

Panne de transmission ?




Il m’arrive, comme ça arrive à tous ceux qui ont déjà quelques décennies derrière eux, de me lamenter de l’insouciance et de l’inculture de la « jeune génération » qui manifeste si souvent un dédain radical à l’égard de ce que les anciens pourraient enseigner. Mais je me ravise bien vite. D’abord parce que le problème de la transmission est le problème fondamental de toute société et il serait bien étonnant que la nôtre s’en sorte sans difficulté ; et, ensuite, on doit remarquer que « ma » génération, celle qui est née après la Deuxième Guerre mondiale, celle qui fut souvent « soixante-huitarde » (mais pas tant qu’on l’a dit, d’ailleurs) est la première génération de notre histoire à exclure par principe le problème de la transmission.

La transmission, problème fondamental

Que la transmission soit le problème fondamental de toute société, c’est dit dans ce magnifique groupe sculpté par Bernini qui représente Énée fuyant Troie, portant son père Anchise sur ses épaules et tenant son fils Ascagne par la main (voir la reproduction dans l’article précédent, « Résolument conservateur »). Porter son père sur son dos, c’est le destin de l’homme qui ne doit pas seulement assumer la charge de la vieillesse de ses parents, mais aussi leur héritage, pour le meilleur et pour le pire. Le poids des générations mortes pèse sur les épaules des vivants, disait Marx. Mais il faut encore surveiller ses enfants et les tenir par la main pour qu’ils ne s’égarent pas, pour qu’ils prennent le bon chemin. Ainsi, loin d’être un atome isolé, comme dans les fictions du contrat social, l’homme est d’abord un maillon entre les générations. C’est pour cette raison qu’il est un animal historique autant que social.

Double rapport donc, vers l’avant et vers l’après, vers le passé et vers l’avenir. Auguste Comte soutenait que la société comprend non seulement les vivants, mais aussi les morts. Mais au fond, elle intègre aussi ceux qui naissent — on doit à Hannah Arendt d’avoir insisté sur la place essentielle de la natalité, et pas seulement de la mortalité, dans la condition humaine. Conserver le monde pour que les nouveaux puissent y entrer, c’est ainsi qu’Arendt définit la place de l’éducation. Toutes les sociétés humaines ont une politique d’éducation, des connaissances et habitudes à transmettre, des rituels à pratiquer pour que les nouveaux entrent dans la société des anciens, pour que les enfants se préparent à l’âge adulte où ils devront porter leurs parents sur leur dos en tenant la main de leurs propres enfants. On a beaucoup étudié l’éducation dans les sociétés les plus archaïques. L’éducation chez les Grecs et chez les Romains nous est assez bien connue — on lira avec profit l’histoire de l’éducation dans l’Antiquité d’Henri-Irénée Marrou. L’humanisme renaissant fut d’abord une éducation. Le cartésianisme fut aussi une théorie de l’éducation et c’est contre cette théorie de l’éducation que réagit Giambattista Vico. Plus que les autres religions, le christianisme sous toutes ses formes développa une politique éducative : on ne naît pas chrétien, la foi ne réside ni dans les gamètes mâles comme dans l’islam ni dans les gamètes femelles comme dans le judaïsme et donc il faut faire advenir les jeunes chrétiens.

Transmettre, c’est aussi inculquer des habitudes, tant est-il que la vertu morale est acquise par l’habitude comme nous l’a enseigné Aristote. Outre la transmission du savoir, il s’agit aussi de transmettre un certain type de comportements sociaux, un certain rapport à l’autorité, une mise en conformité qui semble indispensable pour que les institutions sociales puissent fonctionner convenablement. On ne peut sous cet angle que transmettre le passé, la société d’hier et non celle de demain. Cette transmission semble évidemment contradictoire avec la visée d’instituer des hommes libres. Kant soulevait ce paradoxe d’une « éducation à la liberté ». Si éduquer, c’est conduire sur des chemins que le petit d’homme n’aurait pas empruntés spontanément, il peut sembler qu’on nie de cette manière sa liberté en tant que spontanéité. Mais si on approfondit la réflexion, on comprend qu’il n’en est rien. L’apprentissage des contraintes de la vie sociale ne diminue pas notre liberté, mais en constitue la condition comme l’air permet à l’alouette de voler, pour reprendre une image de Kant. Même une éducation autoritaire produit autant de révoltés que d’individus soumis ! Certes, une éducation libérale (au sens de Léo Strauss) est préférable, mais on ne doit jamais penser que l’éducation est toute-puissante. Elle ne peut qu’une chose, avec beaucoup d’efforts, préparer l’enfant à sa liberté d’adulte (voir D. Collin et M-P. Frondziak, La force de la morale, éditions R&N). La transmission de toute façon se heurte à ceci que, comme le souligne Freud, on ne réussira jamais à réduire les hommes à des termites et les comportements antisociaux sont toujours prêts à ressurgir. On peut même affirmer que ces comportements antisociaux sont ceux que l’on retrouve dans tous les groupes qui visent à la domination absolue (groupes fascistes, sectes en tous genres, etc.).

L’indéniable difficulté de la transmission explique l’importante littérature consacrée à ce sujet et les innombrables recherches et plans d’instruction des jeunes générations. La République de Platon contient un plan d’éducation des gardiens et de formation des dirigeants de la cité — l’éducation du peuple, voué à suivre les désirs de la partie inférieure de l’âme n’y a pas de place. Dans Émile ou de l’éducation, Rousseau propose une pédagogie adaptée à la formation du citoyen apte à vivre dans la république du contrat social. Bien que violemment condamné par l’Église, le livre de Rousseau eut un grand retentissement dans certaines couches de l’aristocratie qui adoptèrent les préceptes de l’auteur du Contrat Social pour l’éducation de leurs enfants ! L’ère des révolutions fut aussi celle des pédagogies révolutionnaires : Maria Montessori, Célestin Freinet, A.S. Neil, etc. Les mouvements révolutionnaires eux-mêmes accordaient une grande importance à la transmission de la tradition révolutionnaire. Quiconque a fréquenté ces mouvements sait l’importance qu’on y accordait aux grands événements dûment commémorés : la Commune de Paris ou la Révolution d’octobre étaient des épopées qu’on se transmettait de génération en génération. Les maîtres à penser étaient honorés et leurs écrits étudiés, analysés et commentés.

En finir avec la transmission ?

Or c’est là quelque chose qui n’a pas été assez mis en évidence, ma génération, après avoir absorbé ce qu’on lui avait transmis semble avoir décidé qu’elle n’avait plus rien à transmettre, que l’idée même de transmission devait être chassée de nos esprits, que nous devions apprendre du futur et non pas du passé, proposition hallucinante qui n’a pas toujours été admise explicitement, mais que nous retrouvons à l’arrière-plan de ce fait social massif qu’est la dés-instruction des jeunes générations. C’est à Jean-Luc Mélenchon que revient le mérite, si l’on ose employer ce terme, d’avoir énoncé cette thèse de la manière la plus claire. Dans L’ère du peuple, un livre publié en 2014, le futur candidat à la présidence de la République, une section s’intitule « La fin du passé ». L’auteur constate que la tradition a perdu son importance : « À présent, c’est un renversement de perspective complet. Le passé est toujours dépassé. Il n’apprend rien sur la façon d’utiliser l’environnement du présent. Au contraire, si nous en restions à ce que nous savons, nous serions empêchés de faire fonctionner correctement les nouveaux objets du présent ! » Il ne vient pas à l’esprit de notre homme d’esprit que les objets du présent ont été inventés et fabriqués par des hommes qui subissaient la tradition du passé et que si nos enfants peuvent utiliser les objets du présent, c’est parce que la génération précédente les a conçus et en a enseigné le fonctionnement… Mélenchon reconnaît que cette focalisation de notre époque sur le désir du futur (pour un peu il aurait parlé du « désir d’avenir », comme son ex-camarade Ségolène Royal) peut poser problème, mais loin de voir dans cette « abolition du passé » la grande figure de l’idéologie dominante à notre époque, il y voit une tension féconde. La formule qu’il utilisera plus tard est que nous sommes devenus « les héritiers du futur » : c’est ainsi qu’il s’est exprimé à la tribune de l’Assemblée Nationale lors du vote enthousiaste de la nouvelle loi bioéthique, une loi qui consacre la séparation radicale entre couple et procréation, et rend possible la marche vers le dépassement de l’humanité.

Mélenchon n’est pas qu’un politicien opportuniste et un beau parleur. Sa pensée est structurée et parfaitement « révolutionnaire ». C’est encore dans L’ère du peuple qu’il pose la question de la fin de la mort : « Dans ce domaine aussi on passera de l’inéluctable au voulu et cette émancipation fera peser sur nous le poids d’une responsabilité plus grande. Le processus d’individualisation, enfant du grand nombre urbain, ne nous rend pas moins humains. Il nous colle au contraire le nez sur notre humanité. Il n’y aura pas de pose. Voici pourquoi. Le destin humain tel qu’il a toujours été connu n’est-il pas totalement reformulé quand commence à s’envisager la possibilité d’en finir avec la mort elle-même ? Condorcet paraissait si étrange quand il imaginait ce jour où l’humanité éclairée par la science vaincrait la mort. Ce sera peut-être plus vite fait que nous pouvons l’imaginer. » Ce texte halluciné pourrait être le délire d’un gourou posthumaniste, d’un Raël de gauche. Mais en vérité, il exprime d’abord le noyau même de la nouvelle idéologie progressiste, une idéologie qui renouvelle les thèmes classiques du libéralisme tel qu’il a été remodelé dans l’usine à fabriquer du rêve américain :

— L’homme doit se débarrasser du poids du passé. Il est devenu l’héritier du futur et il peut dorénavant se faire lui-même. L’homme qui se fait lui-même est bien connu : c’est le self made man dont Mélenchon est le nouveau prophète.

— La technologie est toute puissante et elle accélère l’histoire au point que plus aucun retour en arrière n’est possible et qu’il faut s’y adapter parce qu’elle nous fera entrer dans un monde entièrement nouveau, un monde que les idées du passé nous empêcheraient de gagner.

— Débarrassé de la mort, l’homme du futur sera évidemment un surhomme. Mélenchon n’ajoute pas que ceux qui refuseront cette marche vers le surhomme seront « les chimpanzés du futur », mais l’idée est évidemment sous-jacente.

Avec une telle vision du destin de l’humanité, il n’y a vraiment rien à transmettre. Et effectivement, la transmission n’est plus rien d’autre que la mise en œuvre de l’aptitude à « abolir le temps » (sic) que permet le stockage du savoir humain dans les big data. Sans doute, à la lecture de Mélenchon sommes-nous tentés de dire : « Père, pardonne-lui, il ne sait pas ce qu’il dit ! », car ses paroles sont en pleine adéquation avec ce qu’il prétend combattre. En effet, le capitalisme d’hier, celui qui a achevé sa mue dans les années 1960 et 1970 était encore un capitalisme tributaire du passé, un capitalisme portant encore les marques de la société ancienne dont il était sorti quelques siècles plus tôt. Le capitalisme de la fin du xxsiècle est le capitalisme débarrassé de son passé, un capitalisme « enfin chez lui » et qui ne doit plus rien aux valeurs de sociétés qui l’ont précédé. « Du passé faisons table rase », disaient les paroles de l’Internationale. C’est le capitalisme qui met tout cela en œuvre, ainsi que le disait Marx dans le Manifeste du parti communiste. Lisons encore une fois ce passage fameux que la plupart des « marxistes » ou prétendus tels n’ont jamais lu, puisqu’ils ne l’ont jamais compris :

« La bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle éminemment révolutionnaire.

Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens complexes et variés qui unissent l’homme féodal à ses “supérieurs naturels”, elle les a brisés sans pitié pour ne laisser subsister d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, les dures exigences du “paiement au comptant”. Elle a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale.

La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages.

La bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à n’être que de simples rapports d’argent.

La bourgeoisie a révélé comment la brutale manifestation de la force au Moyen âge, si admirée de la réaction, trouva son complément naturel dans la paresse la plus crasse. C’est elle qui, la première, a fait voir ce dont est capable l’activité humaine. Elle a créé de tout autres merveilles que les pyramides d’Égypte, les aqueducs romains, les cathédrales gothiques ; elle a mené à bien de tout autres expéditions que les invasions et les croisades.

La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d’idées antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. »

Longtemps l’extrême gauche marxiste a reproché au capitalisme d’être « réactionnaire », c'est-à-dire de n’être pas dans le « sens de l’histoire », alors que Marx explicitement l’inverse. La critique de la famille patriarcale la plus sérieuse n’est pas celle de nos révolutionnaires, mais sa critique en acte, sa destruction active par le mode de production capitaliste. La bourgeoisie patrimoniale à l’ancienne avait à transmettre des biens et des valeurs. Mais pour transmettre, il faut stocker ce qu’on va transmettre. Le capitalisme contemporain ne stocke rien. Les moyens de production sont rapidement condamnés à l’obsolescence. La friche industrielle est la seule trace que laisse le capital qui, lui, ne cesse de circuler. Il faut même que le capital circule à la vitesse de la lumière : des câbles transatlantiques et transpacifiques énormes ont été tirés pour que les places financières puissent fonctionner de manière synchronisée et que les échanges se fassent désormais à la nanoseconde. Le capitalisme vise à l’abolition du temps. L’idéal serait que le capital circule sans temps de circulation, notait déjà Marx. Dans Accélération, Harmunt Rosa a montré comment l’accélération continue, le prétendu « temps réel » qui est justement l’abolition du temps, est consubstantielle au stade actuel du mode de production capitaliste (Mélenchon consacre aussi un sous-chapitre à l’accélération, pour en faire un fait incontestable et non une figure du mouvement du capital). L’abolition du temps vise aussi à l’abolition de l’espace : le mythe de la téléportation quantique dit justement que si on peut réduire le temps à zéro, l’espace disparaît : je peux être en même temps ici et ailleurs. Toutes les extravagances de la science-fiction ne font rien d’autre qu’aiguiser la tendance la plus profonde de la dynamique du capital au xxisiècle.

Dans un tel monde, le passé n’a plus aucune utilité et donc la transmission doit être abolie. Descartes, comme toujours, anticipe l’époque moderne. Le Discours de la méthode révoque en doute tout ce qu’on apprend dans les écoles et propose un nouveau plan d’acquisition du savoir, un plan où chacun doit, pour son propre compte, tout reprendre à zéro. Évidemment, Descartes entend ici la démarche philosophique et non l’éducation en général. Mais on a tôt fait de faire cette hasardeuse généralisation et c’est bien le mobile de la polémique de Vico contre les cartésiens. La méthode de Descartes renverse l’ordre chronologique ancien. Le regard n’est plus tourné vers le passé et la méditation des grandes œuvres et des grands auteurs puisque ce passé n’a plus rien à nous apprendre. La science moderne est entièrement tournée vers le futur, sachant que l’état actuel du savoir n’est qu’un état provisoire, destiné à être englouti.

Il faut lire les transformations de l’école depuis plus d’un demi-siècle à la lumière de ce bouleversement et de cette élimination du passé comme quelque chose qu’il faudrait transmettre. L’enseignement des langues anciennes, ultime vestige des « humanités » n’existe plus qu’à l’état de traces. Significativement, en France, le CAPES de lettres classiques (français, latin, grec) n’existe plus. L’anglais (ou plutôt l’anglais de survie) a chassé le latin. L’enseignement du français par « genre » (le genre épistolaire, le genre autobiographique, etc.) a complètement chassé la vieille classification historique : on s’intéressait à la littérature médiévale avant d’en venir en fin de cursus au surréalisme et au roman du xxsiècle… Le temps de la culture est passé à la machine à concasser le temps. Mais ce n’est que la moitié du chemin qui s’accomplit ainsi : la littérature elle-même est vouée à la disparition au profit des techniques de communication. Toute la pédagogie moderniste est fondée sur cette élimination de l’histoire : l’élève n’a pas à faire l’effort d’écouter et de s’instruire de la parole du maître. Jadis, ce maître n’avait d’autre fonction que de faire assister l’élève au dialogue des grands esprits — le maître, en transmettant, s’efface devant ceux dont il donne à entendre la parole. Plus rien de tous ces vestiges n’a sa place à l’école. Depuis la réforme Jospin de 1989 — les mêmes « réformes » se sont produites partout et d’abord aux États-Unis — il ne s’agit plus d’enseigner aux enfants, car désormais l’élève est « au centre » (on se demande bien de quoi !) et il doit construire lui-même son savoir. Le professeur doit se taire ! Il est un « technicien de ressources », disaient certaines instructions ministérielles du temps de Mme Vallaud-Belkacem. Jadis l’école exigeait le silence des élèves — silence indispensable à l’écoute et à la pensée — et désormais c’est aux maîtres que l’on impose le silence. Normal : tout le monde en sait plus que le maître. Les « parents d’élèves », espèce monstrueuse de parents qui ont transformé leurs enfants en « élèves » font la loi, prononcent des jugements, sur simple plainte de leurs chers petits et la sanction doit tomber sur le professeur… jusqu’à la peine capitale comme l’a appris Samuel Paty, professeur d’histoire géographie décapité par un tueur excité par des « parents en colère ».

Chez les éleveurs, on appelle bête de réforme une vache trop vieille pour avoir encore des veaux et donner du lait. Elle est vouée à l’abattoir pour finir en plats préparés, boulettes de viande et croquettes pour chiens et chats. Pour les professeurs, les réformes doivent être entendues en ce sens : ils sont des bêtes à « réformer », des bêtes devenues bonnes à rien. Mais la maladie de la réforme ne concerne pas que l’école. Tout est à réformer, toujours, et chaque réforme elle-même doit céder la place à une nouvelle réforme, au même rythme que celui de l’obsolescence des gadgets électroniques. Tout doit disparaître au grand magasin de la société contemporaine. Tout, vraiment ? Non pas tout, car la domination du capital est éternelle. Il est vrai que le capital est présent partout, il sait tout, il peut tout, il est donc Dieu.

Même les révolutionnaires ou plutôt ceux qui se disent révolutionnaires ont donné leur concours à cette entreprise de destruction de la transmission, confirmant qu’ils n’étaient bien, le plus souvent, que l’extrême gauche du capital. Ce sont de jeunes « gardes rouges », gardes rouges d’opérette sortis de l’école normale supérieure qui ont sonné l’offensive contre les « maîtres penseurs » : ainsi les « nouveaux philosophes » ont-ils connu leur heure de gloire. Les militants qui hier encore transmettaient pieusement les textes sacrés de la tradition révolutionnaire, la discutant sans cesse tels des talmudistes, ont pratiquement disparu de la scène politique ou alors se sont eux-mêmes convertis en « bougistes » jamais en mal d’une innovation décoiffante.

Tout ce qui est traditionnel, partis traditionnels, syndicats traditionnels, etc., semble voué à la disparition. Ne reste que le folklore — il suffit d’avoir visité une « fête de l’Huma » de ces dernières années pour voir comment tout s’est « folklorisé » tout en laissant de plus en plus de grands vides. De même, les monuments historiques, les centres historiques, les sites historiques perdent progressivement toute vie, car ils ne veulent plus rien dire, pour la bonne raison qu’ils n’ont rien à dire à une époque où seul compte le nouveau. L’histoire ne subsiste que sous forme de parc d’attraction. Ainsi se prépare le posthumain, c’est-à-dire l’éclipse de l’homme. Mais comme le passé s’est effacé, le futur suit la même voie. On nous fait miroiter des nouvelles technologies merveilleuses, mais la place pour un futur humain est réduite comme peau de chagrin. La transmission nourrissait des espoirs, transmettait aussi des tâches à accomplir, un monde à construire, un monde que nous pourrions construire puisque le vieux monde était fermement établi et qu’on pouvait prendre appui sur lui. La crise de l’espérance révolutionnaire est donc d’abord une conséquence, pas inattendue du tout, de la fin de la transmission.

C’est jusque dans le substrat anthropologique que cette révolution s’accomplit. Encore aujourd’hui, la vie humaine se transmet, de génération en génération, et les humains procréent. Mais le monde qui s’annonce est tout autre. La fabrique des bébés qui se mijote dans les fourneaux de la « PMA pour tou.te. s » nous dit que l’homme n’a pas vocation à transmettre la vie, donc à se laisser dominer par les générations passées, mais doit au contraire fabriquer des humains entièrement nouveaux, des humains qui ne devront rien à leurs géniteurs, ceux-ci étant réduits à des gamètes prélevés dans des banques de gamètes. La PMA, technique thérapeutique jadis, est devenue par le miracle de la nouvelle loi bioéthique le réacteur biologique du passage de l’humain au posthumain. « Tout ce qui est possible doit être fait », disent les technophiles ou les penseurs désespérés. L’Ancien testament fait la liste des engendrements (tôledôt) et place ainsi la question de la filiation au centre de la structure qui institue la société — la nôtre — et c’est cela qui est en train d’être renversé, ce fil qui est en train d’être brisé. Peut-être faut-il s’abstenir de porter sur cette question un jugement normatif, mais il serait bon que l’on prenne vraiment conscience de ce qui est en cause et qu’on ne déguise pas des bouleversements aussi profonds en simples techniques. Sauf à faire advenir la technoscience comme une théologie nouvelle.

Comment continuer ?

Notre histoire a déjà connu des époques où la transmission s’est interrompue. Vues de loin, les invasions barbares et la chute de l’Empire romain ont dû ressembler à cela : effondrement de la population urbaine, effondrement de l’instruction, guerres incessantes. Nous avons une petite idée de ce qui s’est passé si on compare la population de Rome à l’apogée de l’Empire à sa population au viie ou viiisiècle. Mais le fil ne fut pas rompu, sans doute en raison du rôle capital qu’a joué l’église catholique (pour ce qui concerne l’Europe occidentale, au moins) qui a transmis la langue latine et les manuscrits anciens, mais aussi le sens de la dispute théologique qui devait ouvrir de nouveaux chemins à la philosophie. La renaissance des villes et du commerce a assez tôt redonné vie à des traditions anciennes — par exemple dans le vaste mouvement des communes qui a touché la France, l’Allemagne, l’Italie ou la Baltique. En fait, les barbares n’étaient pas si barbares que cela. Longtemps au bord ou même à l’intérieur de l’Empire romain, ils en ont gardé des souvenirs et se les sont transmis. Cet effondrement ne devait être que temporaire et le Moyen âge, qui ne fut pas un âge sombre, accoucha de la Renaissance.

Si l’on peut être tenté d’utiliser la rhétorique des invasions barbares (comme dans le film de Denis Arcand), l’analogie est très trompeuse. L’effondrement de la transmission ne provoque pas de ruines, mais au contraire accélère l’établissement d’un capitalisme sans limites et prêt à utiliser tout ce que la technique lui offrira pour remodeler le monde. Nous ne pouvons pas nous consoler en invoquant une conception cyclique de l’histoire à l’instar de celle de Vico qui vit dans « l’âge des barbares » le prélude à l’instauration d’un nouvel « âge des hommes ».  Ce ne sont pas de nouveaux barbares qui viendront enrayer la mécanique mortifère du mode de production capitaliste.  Ce sont les conditions mêmes de son développement, ses contradictions internes, qui conduisent fatalement à une crise dont nous sommes incapables aujourd’hui de délimiter les contours exacts. L’accumulation de capital en papier ne peut durer indéfiniment. Il faut extraire de la plus-value de la production de marchandises. Or comme j’ai eu plusieurs fois l’occasion d’y revenir, les conditions de l’accumulation du capital à long terme sont en train de s’épuiser — les ressources de la terre et les ressources de la fertilité humaine. L’énergie gratuite, ou presque, et abondante, c’est, en gros, terminé, et la croissance exponentielle de la population va nécessairement s’arrêter. Les deux sources de la richesse, disait Marx, sont la Terre et le travail. L’une et l’autre vont se raréfier.

D’une manière ou d’une autre, nous allons être obligés de faire demi-tour, de reprendre conscience de notre propre mesure, de revenir à la vieille injonction socratique (« connais-toi toi-même ! ») et ainsi penser à la préservation du monde avant de songer à le changer — même s’il faut le changer.

Personne ne peut proposer l’abandon des techniques qui ont permis de rendre souvent la vie plus confortable, de la prolonger et de diminuer les souffrances des maladies. Mais il est temps d’apprendre à en faire un usage modéré, ce qui ne peut être obtenu en distribuant aux individus des leçons de frugalité, mais en redonnant sens à notre existence, un sens qui peut plonger ses racines dans la culture héritée, non seulement d’Athènes, Rome et Jérusalem, mais aussi de l’Europe médiévale et moderne. En se souvenant d’où nous venons, en refusant de nous extasier devant chaque prétendue nouveauté, en réapprenant que « tout ce qui naît mérite de périr » et que la quête de l’immortalité est le plus sûr moyen de transformer la vie humaine en enfer, nous pouvons rouvrir le futur.

Le 3 janvier 2021.

  

jeudi 24 décembre 2020

Résolument conservateur


En France, il n’est pas bien vu d’être conservateur. Le mot commence mal et donc tout le monde ou presque est pour la réforme, pour aller de l’avant, pour évoluer, pour accepter le progrès… Conservateur ? Voilà une véritable injure que l’on réserve aux syndicats, aux Français d’en bas, à ces maudits « Gaulois réfractaires » ou à des écrivains qu’on ne lit plus.

Il est donc bien difficile de se dire résolument conservateur ! Il est bien plus facile de se dire révolutionnaire. Tout le monde, du moins le monde qui mérite attention, se veut révolutionnaire. Révolutionnaire dans la mode, dans l’art, dans l’écriture, dans la technique, dans tout ce que l’on veut — sauf évidemment dans les rapports sociaux, il ne faut tout de même pas exagérer.

Il existe pourtant un grand nombre de bonnes raisons philosophiques, morales et politiques d’être conservateur. La première de ces raisons ? Toutes les grandes révolutions, les révolutions sérieuses, c’est-à-dire les révolutions sociales commencent parce que le peuple veut conserver ce qu’il a et qu’on veut lui prendre. Conserver son pain, son toit, son mode de vie, son travail, ses traditions nationales ou locales, ses acquis sociaux. Tous le savent : un bon « tiens » vaut mieux que deux « tu l’auras ». Les intellectuels construisent volontiers des républiques qui n’existent nulle part, ils sont les spécialistes des châteaux en Espagne ; ils ont des plans plein leur cartable ou leur disque dur d’ordinateur. Les lendemains doivent impérativement chanter ! Mais, le plus souvent, ils déchantent. L’ivresse des mots se termine en gueule de bois.

J’ai passé quelques années de ma vie dans une organisation révolutionnaire qui n’était ni pour l’autogestion, ni pour les réformes sociétales, ni pour la révolution sexuelle, mais simplement pour la défense de l’école laïque, pour la défense de l’indépendance des syndicats, fondée sur la charte d’Amiens (1905), pour la défense des droits sociaux et des conventions collectives, etc. Je ne regrette absolument rien de cet engagement qui est encore le mien dans ses grandes lignes. Certes, ce n’était pas « mieux avant », mais assurément c’est pire maintenant que les retraites et la sécu sont en voie de démantèlement accéléré et que l’école n’est plus qu’un tas de ruines. Il y a donc des raisons révolutionnaires pour être conservateur. Tout cela, d’ailleurs, Régis Debray l’a déjà dit et bien mieux que moi.

Mais il y a bien d’autres raisons d’être conservateur. Des raisons que l’on n’ose plus avouer en ces époques de politiquement correct et de « cancel culture ». Ces acquis sociaux, ces libertés sociales auxquelles nous sommes encore très nombreux à être attachés, tout cela n’est pas tombé du ciel et ce n’est pas seulement le produit des luttes sociales, car ces luttes sociales elles-mêmes sont un des fruits de toute une civilisation dont nous sommes les héritiers que nous regardons, impuissants, se défaire sous nos yeux. Des Grecs nous héritons de la liberté de la pensée ; des Romains nous héritons le droit qui est l’exact contraire de l’arbitraire des tyrans. Du judaïsme, nous héritons ce goût de la contestation, même de la parole de Dieu ! Et du christianisme nous gardons l’égalité, la fraternité et la liberté de conscience ! Même nos plus extravagantes utopies sont nées de ce terrain. Quand Moïse guide les Hébreux hors de la servitude, il donne le mot d’ordre : laisse mon peuple aller ! Les Noirs américains le chantent : Let my people go ! On pourrait reprendre tout ce que dit Ernst Bloch dans Athéisme dans le christianisme pour montrer que les insurrections paysannes (par exemple la guerre des paysans de Thomas Münzer), les révolutions populaires en Angleterre et France, les aspirations socialistes et anarchistes ont toutes à voir de très près avec cette tradition qui n’est pas une religion au sens classique du terme en sociologie, mais une culture dont nous étions imprégnés parce que nos maîtres, les Rousseau et les Marx en étaient si profondément imprégnés. Ce qu’il faut bien appeler la culture occidentale est dans son essence une culture de la liberté et de l’émancipation et c’est pourquoi la défense de la culture occidentale, la défense de la « grande culture » autant que la « culture populaire », tout qui ce qui est aujourd’hui marqué au sceau de l’infamie rétrograde, passéiste, ringarde et réactionnaire, toute cette nostalgie de la culture du « mâle blanc hétéronormé », est tout simplement la conservation d’un possible monde meilleur.

Car ce dont il s’agit, ce n’est pas de faire table rase du passé mais de conserver le monde, c’est-à-dire le monde de l’homme, un monde dans lequel la nature est la condition ultime de notre survie et où les rapports d’amitiés entre les hommes et les femmes puissent encore avoir toute leur place, loin de la furie des censeurs, des excommunicateurs, des identitaires de tous poils qu’il s’agisse de l’identité « de genre » ou de religion.

Il s’agit donc aussi de conserver ce qui rend possible cette conservation du monde, afin que les « nouveaux », les Nachgeborenen dont parlait Brecht, puisse venir et vivre. Et pour que cette transmission, ce passage de témoin d’une génération à l’autre puisse se faire, il est nécessaire que les plus âgés soient les conservateurs d’un monde où les nouvelles générations pourront être révolutionnaires. La destruction de l’autorité — dont parle Hannah Arendt — est une des conséquences de l’avènement d’un monde social dans lequel tout doit en permanence être révolutionné et où toutes les valeurs cèdent le pas à la valeur, sonnante et trébuchante, qui circule sur le marché. Dans un tel monde l’autorité des parents ou des professeurs ne possède plus aucune légitimité. Combien valez-vous ? Telle est la seule question que les jeunes générations apprennent à poser à leurs aînés. Une affaire très révélatrice : le représentant de la CGC au conseil supérieur de l’éducation, René Chiche, dépose un amendement à la charte de l’enseignement précisant que l’autorité des professeurs face aux élèves et aux « parents d’élèves » doit être respectée. Cet amendement qui procède du simple bon sens a été très largement rejeté. Il est devenu incongru d’évoquer l’autorité dans les sphères dirigeantes de ce qu’il est encore convenu d’appeler « éducation nationale ». Cette perte de l’autorité naturelle de ceux qui doivent élever la jeune génération s’accompagne d’une montée sans précédent d’un autoritarisme tatillon fondé sur la multiplication des lois.

Dans le monde d’où l’autorité a disparu au profit du contrôle social, le simple bon sens, le sens commun s’est effondré : surtout ne plus dire « bonjour Madame » à une dame, car celle-ci pourrait être dans un état d’esprit tout provisoire où elle se sent un homme. Dans le film de Truffaut Baisers volés, Delphine Seyrig enseigne le jeune Jean-Pierre Léaud de la distinction entre le tact et la politesse : un homme entre par inadvertance dans une salle de bain où une dame nue fait sa toilette. L’homme poli referme la porte en disant : « pardon, Madame ». Celui qui sort en disant « Pardon, Monsieur » a du tact. Voilà un subtil distinguo qui échappe à notre époque où les hommes publics parlent comme des charretiers et où se montrer prévenant à l’égard d’une femme vous fait passer au mieux pour un gros « relou » quand ce n’est pas un violeur potentiel. Dire qu’il faut un père et une mère pour faire un enfant (un papa et une maman, dira-t-on dans le langage mièvre de l’époque) vous vaut d’être illico presto assimilé à la droite réactionnaire et aux nostalgiques des heures les plus sombres de notre histoire… Face aux délires, être conservateur c’est simplement essayer de rester raisonnable.

Être conservateur, ce n’est pas refuser l’innovation ou les idées nouvelles. C’est seulement refuser de céder au « bougisme » pour reprendre l’expression de Pierre-André Taguieff. Refuser cette danse de Saint-Guy devenue la loi imposée par les sommets du capital « high tech ». Le capital a besoin d’individus tous interchangeables, des mêmes ramenés à quelques équations des spécialistes du marché. Le nouveau capitalisme est sans foi ni loi, il est partout et donc nulle part. Il est tout-puissant. Il est le nouveau Dieu. Mais alors que l’ancien était parfaitement inoffensif (le soupir de la créature opprimée, disait Marx) le nouveau Dieu a besoin continuellement de sang frais pour nourrir son impérieux mouvement d’accumulation. S’il fallait vraiment choisir, je préférerais encore le Dieu des chrétiens, ce Dieu humble qui s’est fait homme, est né dans une étable et devant qui les puissants, symbolisés par les rois mages sont venus s’agenouiller.

Ce que nous devons conserver, c’est aussi un certain sens de la beauté des choses, ce que l’Italie d’avant les horreurs post-modernes a cultivé avec constance et génie. Beauté des œuvres d’art quand elles n’étaient pas des « performances » de propres à rien en pleine crise. Lire et méditer ce que nous dit Jean Clair dans L’hiver de la culture. Se souvenir d’Adorno et Horkheimer : « Aujourd’hui, la barbarie esthétique réalise la menace qui pèse sur les créations de l’esprit depuis qu’elles ont été réunies et neutralisées en tant que culture. Parler de culture a toujours été contraire à culture. » (T.W. Adorno et M. Horkheimer, La production industrielle des biens culturels) On ne saurait mieux résumer le discours sur la culture courant de nos jours : un discours qui détruit toute culture. Il ne s’agit pas que des créations de l’esprit. La nature est mise à sac par les aménageurs, les bétonneurs — pensons aux hideuses surfaces commerciales des villes — et la campagne est défigurée, transformée en site industriel par l’invasion des éoliennes, géants de béton et d’acier qu’aucun Don Quichotte ne se risque à combattre.

Conserver le passé, c’est le seul moyen de rendre vivable le présent et d’entrevoir une lueur dans le futur. Les révolutionnaires en peau de lapin à la Mélenchon, qui considère que le passé n’a rien à nous apprendre et que nous sommes les héritiers du futur, ne font que ressasser comme des élèves un peu idiots la leçon du capital : « faites-vous vous-mêmes », « soyez des vrais self made men » et les voilà qui volent au secours de toutes les aberrations ultramodernes. Avant de terminer leur course, misérablement, oubliés dans un coin de l’histoire ou aplatis comme des carpettes où les oligarques se frottent les pieds — ainsi Tsipras en Grèce ou Iglesias en Espagne. Tous ces « progressistes » sont de fieffées canailles. Et avec eux les intellectuels qui presque tous ont sombré dans l’abjection. On peut admettre qu’il fut un temps où les intellectuels « de gauche » ont joué un rôle utile, précieux pour le genre humain. Mais ce temps est passé. Conserver l’espoir d’une société décente : voilà ce qui nous reste.

Le 24 décembre 2020

PS: Cet article est illustré par une photo de l'admirable groupe dû a Bernini, représentant Enée qui fuit Troie en portant son père Anchise sur son dos et tenant par la main son fils Ascagne. Pierre Legendre a attiré notre attention sur l'inestimable valeur symbolique de cette œuvre. Tout le destin de l'homme s'y trouve résumé. Et cela que l'on veut refouler aujourd'hui. 



mercredi 9 décembre 2020

La science, ça sert à faire la guerre

On apprend que le comité d’éthique de l’armée française vient de donner son feu vert à la recherche en vue de fabriquer un « soldat augmenté », mais « éthique ». La plupart des grandes armées au monde sont déjà activement engagées dans la production de « superhéros » à la Marvel. Américains, Chinois et Russes font toutes sortes d’expérience pour améliorer la vision nocturne des soldats, grâce à des greffes sur la rétine, des essais d’exosquelettes pour permettre de porter de lourdes charges, des drogues permettant de supprimer, autant que faire se peut, le besoin de sommeil, la greffe de puces pour la géolocalisation, la coordination entre le regard et la visée des canons, voilà quelques-unes des pistes de l’homme augmenté. L’armée française refuse, pour l’heure, toutes les techniques « trop invasives » et qui pourraient mettre en cause le libre arbitre du soldat. Mais, comme toujours, ces précautions de langage du comité d’éthique des armées n’ont d’autre justification que de donner des coups de pinceau de moraline sur ce qui est largement engagé et qu’il faudrait poursuivre, pour la bonne raison que l’armée française ne saurait se laisser distancer sur ce terrain par les autres armées.

Le transhumanisme est en route et, comme toujours, c’est l’industrie de la guerre qui sert de volant d’entrainement. Il est loin le temps où l’on faisait monter les soldats à l’assaut en les droguant à la gnole ! La science est passée par là. Il ne s’agit pas seulement de la guerre que sont les ethnies, les tribus, les empires ou les nations. Il s’agit de la guerre que mènent les puissants contre les peuples. La science sert à surveiller, contrôler, manipuler et réprimer. Mais il s’agit aussi de la guerre qui est menée à l’humain comme tel. Car ces soldats augmentés préfigurent l’humanité de demain, une humanité qui ne méritera plus ce nom, puisque partout on remplace l’homme par toutes sortes de dispositifs mécaniques : robotisation, « intelligence artificielle », biotechnologies. Il ne s’agit plus d’utiliser la science pour alléger la peine des hommes, mais d’asservir l’humanité à la logique du capital qui n’est rien d’autre que du travail mort. Les humains deviennent de simples rouages indispensables de la grande machinerie. Les analyses de Marx, qui ont plus d’un siècle et demi, trouvent une confirmation éclatante dans notre ère du « capitalisme absolu ». Car, bien sûr, ce qui se teste dans le domaine militaire a d’ores et déjà des applications civiles. Le « puçage » des individus à des fins de reconnaissance et d’identification a déjà été expérimenté dans une entreprise suédoise. En repoussant les bornes du sommeil, on pourrait aussi mettre à profit la journée entière pour la production de plus-value. Faire sauter les barrières physiques de la journée de travail est un vieux rêve des capitalistes (voir encore Marx, Capital, livre I, chap. VIII). Le travail en réseau permet l’accaparement de toute la vie par la production de valeur. Plutôt que dépenser des fortunes pour mettre au point des robots qui ne remplaceront jamais l’habilité et la capacité de décision d’un humain, c’est la robotisation de l’homme qui est à l’ordre du jour.

Certes, le progrès scientifique et technique nous apporte des bienfaits (plus limités qu’on ne croit d’ailleurs) qui viendraient contrebalancer les menaces que le « progrès » fait peser sur nous. On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre ! Mais on atteint d’ores et déjà un certain nombre de limites : l’espérance de vie n’augmente plus et le frein à l’accroissement démographique (une absolue nécessité) entraine un vieillissement de la population dont on est loin d’avoir exploré toutes les conséquences. L’épuisement des ressources d’énergie fossile va contraindre l’humanité à moins compter sur ses prothèses mécaniques. Enfin, l’utilisation massive des biotechnologies appliquées à l’humain nous mène au bord de l’abîme. L’optimisme technologique n’est décidément plus de mise. Mais le perfectionnement impressionnant des moyens de la guerre indique dans quelle direction se précipite, aveuglée, la majeure partie des élites dirigeantes. Une bonne guerre, il n’y a rien de tel pour « dégraisser » la machine capitaliste et obtenir la soumission des individus.

Denis Collin, le 9/12/2020

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...