vendredi 16 avril 2021

Sur la transmission

 Causerie avec les Compagnons du Devoir (Maison de Pantin) -  le jeudi 15avril 2021 

Introduction

Je remercie Pierre Noé de m’avoir invité à m’adresser à vous sur un sujet qui me semble particulièrement important. J’ai publié récemment un article intitulé « Panne de transmission » et comme vous le savez on peut rouler avec une panne de climatisation, mais pas avec une panne de transmission. Or il me semble bien qu’un des défis les plus importants que nous ayons à affronter aujourd’hui soit le défi de la transmission : comment les générations peuvent-elles continuer à se transmettre tout ce qui doit être transmis ?

Pourquoi est-ce si important ?

Il y a de nombreux usages du mot transmission. Le moteur transmet son énergie aux roues pour faire avancer le véhicule. Le courrier transmet des informations et l’officier transmet les ordres de ses supérieurs aux hommes du rang. Laissant tomber ici les usages du mot en mécanique et en théorie des communications, je vais me concentrer sur une utilisation particulière du mot « transmission » quand il s’agit de faire passer quelque chose d’une génération à l’autre.

On peut définir l’homme par beaucoup de choses : l’homme est l’animal qui parle (les hommes échangent des paroles porteuses de sens et pas seulement des signaux à efficacité immédiate) ; l’homme est l’animal qui fabrique des outils ; l’homme est l’animal qui a conscience de la mort et pratique, sous des formes diverses, le culte des morts ; etc. Ma proposition ici est celle-ci : la transmission entre les générations est la marque la plus évidente de l’entrée de l’homme dans un ordre qui lui est spécifique et qui le sépare définitivement des autres animaux, même s’il reste évidemment un animal ! En effet, d’une génération à l’autre nous transmettons l’essentiel de ce qui fait notre vie, de ce qui fait que nous menons une vie proprement humaine.

Nous transmettons notre humanité

Avant toute chose, nous transmettons notre humanité, de la même manière que les autres espèces vivantes transmettent leurs caractéristiques naturelles ! Quand on fait des enfants, on transmet ses gènes ! Mais pour les humains, il y a quelques grandes caractéristiques qui séparent l’homme de ses voisins de genre, les grands primates, comme les gorilles, les chimpanzés, les bonobos ou, un peu plus loin, les orangs-outangs. Ces caractéristiques sont connues : la station verticale et la marche ou la course sur deux jambes, une bonne vue bilatérale et un gros cerveau comportant de très nombreuses circonvolutions avec le développement d’un gros néocortex dédié aux fonctions intelligentes, la parole, les aptitudes techniques, la réflexion. Tout cela a l’air banal, mais transmettre la vie est, pour les humains, quelque chose d’assez compliqué, car s’y implique toute une dimension sociale et culturelle dont nous allons parler. Un enfant n’apprendra à marcher que si on l’aide et s’il trouve des modèles à imiter. Il n’apprendra à parler qu’en entendant parler, bref, il ne devient humain qu’avec les autres humains.

Nous transmettons des techniques

Si nous nous tournons vers le passé de l’humanité, par quoi reconnaissons-nous la présence de l’homme quand nous étudions les documents archéologiques ? Par des outils, faits de pierres et d’os. Nous avons des fossiles humains, des fossiles d’hommes archaïques qui diffèrent de nous par bien des aspects. Leur boîte crânienne est bien plus petite, trois fois plus petite que la nôtre pour homo habilis qui a vécu entre 3,5 et 2,3 millions d’années avant nous. Après lui, nous avons homo erectus, et bien d’autres. Mais grâce aux progrès des fouilles et à la génétique, et en exploitant l’analyse du génome, nous en avons appris beaucoup plus sur eux. Nous avons appris qu’ils possédaient quelques-unes des conditions biologiques de la parole : la présence dans le cerveau de l’aire de Broca, la partie du cerveau dédiée aux fonctions langagières, le gène Foxp2 et quelques autres choses encore. Nous avons appris également que nos très lointains ancêtres n’avaient pas de fourrure naturelle — on a parfois désigné l’homme comme « le singe nu ». Et surtout nous savons qu’il fabriquait des outils, des grattoirs, des sortes de couteaux, etc. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on parle d’homo habilis, l’homme habile. D’autres espèces du genre homo sont venues ensuite, qui ont appris à utiliser le feu, à le maîtriser puis à l’allumer, mais toutes ces espèces d’hommes se sont caractérisées par des innovations techniques, maintenues et perfectionnées dans le temps, car transmises aux générations suivantes.

On peut certes dire que les animaux ont des techniques : les abeilles construisent les alvéoles de la ruche, les araignées tissent des toiles, les hirondelles bâtissent leurs nids ; mais toutes ces techniques sont purement instinctives, ne demandent aucun plan et surtout n’évoluent pas : les nids d’hirondelles d’aujourd’hui sont rigoureusement identiques à ce qu’ils étaient voilà mille ans ou dix mille ans ! Certains grands singes, nos cousins les plus proches dans la lignée évolutive, sont capables de transformer une branche d’arbre en outil, si l’occasion se présente, mais cette branche est oubliée dès que son usage n’est plus nécessaire. Et aucun chimpanzé n’apprendra à ses petits la taille des branches pour en faire des outils à attraper les fruits.

Ce qui caractérise les techniques humaines tient en deux choses :

-        Les hommes fabriquent des outils à fabriquer des outils. Les hirondelles ou les abeilles n’ont pas d’autre outil que leur corps. L’homme, lui, fabrique des outils pour tailler la pierre, car il est évidemment impossible de tailler la pierre à mains nues !

-        Les hommes inventent des outils et transmettent à leurs enfants les techniques qu’ils ont inventées. Et les générations suivantes peuvent à leur tour améliorer ces inventions et en inventer d’autres.

Arrivé à un certain stade, ce processus connaît une véritable explosion d’innovations. Le néolithique voit un perfectionnement considérable des armes de chasse (le propulseur par exemple), la sophistication des habitats (cabanes, maisons de pierres), puis l’invention de l’élevage et de l’agriculture, etc. Cette explosion a environ 12 000 ans. Mais elle procède de tout ce qui avait été inventé et de tous les savoirs accumulés auparavant.

Tout cela n’est possible que parce que ces savoirs, ces inventions, ces techniques sont transmis. Et pour la transmission, l’homme a un avantage considérable : la parole qui permet de parler de ce qui n’est pas là, de ce qui n’est plus, de ce qui est ailleurs ou de ce qui n’existe pas encore. C’est encore la parole qui permet de donner des instructions complexes avec une dépense d’énergie minimale. Que nous puissions nommer non seulement les matières à travailler, mais aussi tous les outils indispensables, voilà déjà un apprentissage fondamental : « prends le poinçon, coupe avec le ciseau, pose un œillet, etc. ». L’apprentissage implique un vocabulaire, un lexique, et celui des métiers est particulièrement riche ! Nous sommes à peu près certains que nos frères néandertaliens, une espèce d’humains aujourd’hui disparue, devaient eux aussi avoir un vocabulaire précis pour décrire les objets dont ils avaient besoin et les outils à utiliser. Ils devaient savoir choisir le bon bloc de pierre, pour ensuite le débiter de manière à obtenir des éclats qui servaient à confectionner des bifaces. On sait aujourd’hui que notre Néandertal savait débiter environ 2 mètres de tranchant par kilo de pierre — contre 0,4 pour leurs ancêtres, l’homme de Heidelberg. On sait aussi que les hommes de Néandertal maîtrisaient certaines techniques de fabrication des outils à la base d’os — on a trouvé les outils qui devaient servir à assouplir le cuir. Mais toutes ces techniques demandaient un apprentissage qui ne pouvait pas se faire seulement par imitation.

Nous transmettons des paroles

Pendant très longtemps, la transmission par la parole se heurtait au fait que « les paroles s’envolent ». Celui qui sait quelque chose emporte son savoir dans la tombe ! Sauf s’il l’a communiqué par la parole et si ceux qui l’ont entendu l’ont mémorisé et répété à leur tour. On faisait encore quelque chose de ce genre à la campagne avant l’arrivée de la télévision. Les soirées d’hiver étaient longues et on se réunissait en famille, avec des voisins pour des veillées où, tout en s’activant à des choses utiles (éplucher des marrons, coudre, etc.), on se racontait les histoires du village, les histoires de famille et ainsi toute une mémoire se transmettait par la voie orale.

Mais, la mémoire est faillible et ce qui se transmet par la parole peut assez facilement se perdre ou se déformer. Environ 5 000 ans avant notre époque, les humains ont inventé un outil de transmission remarquable, l’écrit. L’écrit est sans doute né, d’abord, des besoins d’administration des grandes cités, qui commencent à surgir au Proche-Orient. La parole est plus pratique et plus économique que les gestes, les dessins, les mimiques, et plus précise aussi puisqu’elle exige le développement de concepts, mais l’écrit est le moyen le plus économique de transmettre la parole. Du même coup, le pouvoir de la parole peut être décuplé. Le livre devient progressivement le symbole de l’autorité — avec ce que l’on appelle les « religions du livre ». C’est par le livre encore que la philosophie s’est développée et a franchi les siècles, ce qui nous permet de lire Platon (IVe siècle av. J.-C.) presque comme s’il était un de nos contemporains. Et ici la grande révolution, c’est l’imprimerie qui va rendre le livre accessible à tous. Née dans le monde protestant, l’imprimerie va rendre possible l’alphabétisation généralisée et permet à tous les chrétiens d’avoir directement accès au texte de l’Ancien et du Nouveau Testament sans être obligés de passer par l’intermédiaire du prêtre. La transmission est bien passée à la vitesse supérieure.

Arrêtons-nous juste un instant sur cette question. La grande avancée d’internet est de rendre encore plus facilement accessible l’écrit. En ce sens, cette nouvelle technique contribue à la transmission. Mais, en ce qu’elle favorise la circulation des images et des vidéos, la communication par internet vise à éliminer le texte. Ainsi, si la vidéo peut être un auxiliaire de la diffusion de la pensée, elle ne saurait remplacer l’écrit ! L’effet pervers est qu’elle nous rend paresseux et occupe le temps que nous pourrions consacrer à la lecture ou à la conversation directe, « en présence », et donc fait reculer la sociabilité autant que la transmission véritable.

Nous transmettons un imaginaire

Dans un groupe d’humains, quelle que soit sa taille, il y a quelque chose qui unit tous les membres du groupe, un lot d’idées et d’images qui forment une communauté. Les récits fabuleux, mythiques ou religieux, les contes et les chants, tout cela constitue un imaginaire commun. Tous les jeunes Grecs apprenaient la vie dans les deux grandes épopées attribuées à Homère, l’Iliade et l’Odyssée. Cet imaginaire peut s’enrichir ou s’appauvrir, mais c’est à chaque génération de le transmettre à ceux qui viennent après. L’idée même de la transmission, nous la voyons dans cette sculpture du grand artiste italien Gian Lorenzo Bernini (Le Bernin en français, 1598-1680) inspirée d’un passage de l’Énéide de Virgile. L’Énéide raconte ce qui se passe après la chute de Troie et la défaite des Troyens vaincus après dix ans de siège et grâce à la ruse d’Ulysse (le fameux cheval de Troie). Elle est comme une suite de l’Iliade et l’Odyssée qui narre les épreuves qu’a subies le prince troyen Énée, fils d’Anchise et de la déesse Vénus. Il finira par s’installer en Italie et passe pour l’ancêtre du peuple romain. La sculpture de Bernini représente Énée fuyant Troie en feu. Sur son dos, il porte son père Anchise et tient par la main son fils Ascagne. C’est là une sorte de résumé de la condition de chaque homme : porter son père sur son dos, c’est le destin de l’homme qui ne doit pas seulement assumer la charge de la vieillesse de ses parents, mais aussi leur héritage, pour le meilleur et pour le pire. Le poids des générations mortes pèse sur les épaules des vivants, disait Marx. Mais il faut encore surveiller ses enfants et les tenir par la main pour qu’ils ne s’égarent pas, pour qu’ils prennent le bon chemin. Ainsi, loin d’être un atome isolé, comme dans les fictions du contrat social, l’homme est d’abord un maillon entre les générations. C’est pour cette raison qu’il est un animal historique autant que social. Double rapport donc, vers l’avant et vers l’après, vers le passé et vers l’avenir.

 

L’origine de la difficulté

La transmission est non seulement ce qui nous caractérise en tant qu’humains, mais elle est aussi le problème majeur auquel nous sommes confrontés. Les animaux se contentent de vivre (boire, manger, dormir…) et de se reproduire. Les humains ne peuvent se laisser aller au flux de la vie. Ils doivent « instituer la vie » et pour cela il y a trois dimensions :

1)      Au présent : nous ne vivons que dans et par des institutions, régies par des lois. Elles sont bonnes ou mauvaises, mais peu importe, il nous faut des institutions. Là où les animaux ont l’instinct pour les guider, nous avons des lois, des écoles, un système judiciaire, des représentants politiques, et aussi des règles de droit, propriété, rapports sociaux, etc. Toutes ces institutions n’existent que parce que nous donnons foi à des paroles. « On lie les bœufs par les cornes et les hommes par les paroles » disait un éminent juriste du XVIIe siècle !

2)     Vers le passé : nous ne nous sommes pas faits tout seuls ! Seul le mythe américain peut faire croire que chacun est un « self made man » ! Personne ne se fait seul : nous avons été engendrés par nos parents qui, eux-mêmes, ont été engendrés par leurs parents. Nous nous inscrivons ainsi dans une généalogie. Le philosophe Auguste Comte disait que la société n’est pas composée que des vivants, mais qu’elle englobe aussi les morts. Et, à ces morts, nous devons beaucoup de choses, nous sommes endettés vis-à-vis d’eux. Ils nous ont laissé le pays et le monde dans lequel nous vivons. Nous devons aux générations passées les routes, les voies ferrées, les bâtiments, les écoles, les professeurs qui nous ont enseignés, etc. Le discours commun de nos jours et qui a sans doute pas mal d’arrière-pensées, dit « Les “boomers”, quelle dette allez-vous laisser aux générations futures ! » Mais non, ce sont les générations futures qui sont endettées vis-à-vis de la génération précédente qui a construit le réseau internet, les autoroutes, les TGV, les progrès considérables de la médecine, et tant de choses encore. Mais plus encore, nous devons aux générations qui sont venues avant nous notre langue, notre culture, et finalement l’ensemble des rapports sociaux.

3)     Vers l’avenir : nous avons le devoir de transmettre, en essayant de l’améliorer, ce que nous avons reçu. Nous devons conserver le monde et non le saccager. Et donc nous devons également permettre aux « nouveaux » d’entrer pleinement dans ce monde et de pouvoir exercer pleinement leur liberté au moment où ils en seront capables. Tout le problème de l’éducation est là. J’y reviens.

Ces trois dimensions de notre vie sont étroitement solidaires. On ne peut comprendre le présent qu’en n’oubliant jamais le passé et en s’efforçant de connaitre l’histoire et d’en garder vivantes les leçons. On ne peut préparer l’avenir que dans le présent, mais ce que nous devons faire dans le présent doit toujours prendre en compte l’avenir.

La question de l’éducation comme question centrale

La question de l’éducation est bien la question la plus centrale de la transmission, même si on ne peut se limiter à cela. Éduquer, cela a plusieurs sens : éduquer, c’est la même racine « duc » que celle que l’on trouve dans conduire, conducteur. Un éducateur, c’est donc quelqu’un qui conduit. On parle aussi de « pédagogue », mot qui vient du grec et désigne celui qui conduit les enfants. Pourquoi faut-il éduquer les plus jeunes ? Tout simplement parce que rien n’est instinctif chez les humains et qu’ils doivent tout apprendre : marcher, parler, vivre avec les autres. Et cette éducation est nécessairement celle que donnent les plus vieux.

Au cours des dernières décennies, on a raconté beaucoup de calembredaines au sujet de l’éducation. On a dit qu’il fallait laisser les enfants faire eux-mêmes leur expérience et que l’autorité des adultes était tout à la fois néfaste et illégitime. On a dit que l’élève devait être au centre du système scolaire et qu’il devait construire lui-même son propre savoir, les maîtres, désormais dépourvus de toute autorité, devaient se contenter d’être des accompagnateurs, les « techniciens de ressources » a-t-on même dit, pendant que les élèves devenant des « apprenants », étaient promus au rang des maîtres. Je n’ai pas le temps de faire le tour de toutes les extravagances auxquelles la recherche dans les prétendues « sciences de l’éducation » s’est laissé entraîner. Je ne peux pas non plus faire le tour de toutes les réformes nocives où au nom de la garantie de la « réussite pour tous », on a abandonné chaque jour un peu plus les exigences du savoir.

Ceux qui apprennent un métier, comme vous, savent parfaitement que l’à-peu-près, le je-m’en-foutisme et l’absence d’efforts ne mènent à rien. Celui qui apprend à travailler le bois sait que la matière ne pardonne pas : si la mortaise n’a pas été bien faite, précisément, régulièrement, selon les dimensions exactes, le meuble ne pourra jamais être assemblé ou s’écroulera à la première occasion. Nous avons, en France, un gros problème avec les soudures. Comme vous le savez certainement, la nouvelle centrale nucléaire EPR qui est en construction à Flamanville a pris des retards considérables. Initialement, la centrale devait être mise en service en 2012… de retard en retard, nous voilà maintenant à 2024 ! Or l’un des problèmes majeurs rencontrés a été celui de la qualité des cuves, c’est-à-dire de la qualité des soudures. Pourquoi ce problème de qualité ? Parce que les savoir-faire se sont largement perdus et que l’on a du mal à trouver des soudeurs ultra qualifiés pour ce genre de travaux. À l’école, on tolère maintenant des fautes d’orthographe énormes, on admet qu’un élève ne sache plus faire « 4 + 3 » sans utiliser sa calculette. Tout cela ne semble pas très grave ! Mais dans la vie, les fautes de soudure et les erreurs de calcul de résistance des matériaux ne pardonnent pas !

La première chose que doit apprendre l’école, avant tout savoir particulier, c’est la rigueur et la discipline, la concentration sur son travail, la capacité à prendre en compte consignes et conseils, et à organiser son temps pour réaliser la tâche demandée dans les délais impartis. Pour mener à bien cette tâche, il y a une structure des rapports entre maître et élève ; le maître n’est pas le copain des élèves. Le maître : le mot vient du latin et désigne ce qui est plus élevé — c’est la même racine que « magistrat ». L’élève, c’est celui qui doit s’élever et donc aller plus haut, vers cette hauteur où se tient le maître, celui qui dispose de l’autorité. L’autorité vient d’un verbe latin (augeo) qui veut dire faire croître, augmenter.

L’école évidemment n’est pas seule dans cette tâche. Les premiers éducateurs sont les parents ! Et la puissance publique à travers ses lois, poursuit cette éducation tout au long de la vie. Mais l’école dans nos sociétés a bien un rôle central.

Il y a dans l’éducation deux lignes directrices :

1)      Transmettre des savoirs et enseigner des techniques. L’école nous apprend la date de la bataille de Marignan et les vers les plus fameux du Cid de Corneille. De ce point de vue, elle transmet bien des savoirs qu’il faut admettre et apprendre. Mais elle enseigne aussi des techniques : apprendre à écrire, sans faute de grammaire ni d’orthographe, c’est apprendre à maîtriser une technique. Comme savoir faire des opérations arithmétiques, tracer des figures avec la règle et le compas ou résoudre des systèmes d’équations en mathématiques, ce sont des techniques.

2)     Inculquer des valeurs et des bonnes habitudes. Avant d’être en âge de comprendre la nature de ces valeurs, de les juger et éventuellement de les critiquer, il faut les avoir faites siennes et il faut admettre les règles de base de la vie commune, ce que l’on appelle politesse. Pour apprendre, il est nécessaire de savoir accepter la discipline, respecter les consignes, se tenir à sa place et donc se plier aux règles d’une classe, par exemple.

La plus grosse difficulté de l’éducation aujourd’hui tient en ceci : les spécialistes en pédagogie, les médias, beaucoup d’hommes politiques, par démagogie ou par intérêt, flattent la jeunesse : les jeunes en savent plus que les anciens, disent-ils, les « digital natives » s’y connaissent en informatique alors que les anciens sont des handicapés… Bref, les anciens n’ont rien à transmettre aux plus jeunes. Platon le disait déjà : la flatterie est un poison et la flatterie de la jeunesse est « le vigoureux commencement de la tyrannie ». Et c’est bien ce qui nous menace : la tyrannie du plaisir immédiat, la tyrannie de la consommation à tout prix, la tyrannie de l’argent.

Le rapport à la tradition

La transmission suppose un rapport à la tradition que nous sommes peut-être en train de perdre. Aujourd’hui nous sommes persuadés que ce qui est ancien ne vaut plus rien (sauf sur le marché des antiquités !) et que ce que nous faisons aujourd’hui est mieux que ce que l’on faisait hier et de demain sera mieux qu’aujourd’hui. Donc, nous n’aurions rien à apprendre des traditions et celles-ci n’auraient en elles-mêmes rien de respectable. 

Évidemment, certaines traditions ont, à juste titre, été abandonnées. Nous ne pratiquons plus la torture dans les procédures judiciaires et la peine de mort a été abandonnée. La technique moderne vaut souvent mieux que les cierges allumés à l’église pour faire face aux épidémies ou aux calamités naturelles ! Mais, croyants ou non, nous suivons encore souvent les fêtes religieuses traditionnelles : Noël, Pâques, la Pentecôte, l’Assomption ou la Toussaint. Au-delà de leur origine religieuse, ces fêtes font partie de notre culture nationale au même titre que les fêtes nationales (1er mai, 14 juillet, 11 novembre) ou calendaires comme le jour de l’An. Et ces traditions festives font partie intégrante de la vie sociale : elles sont des occasions de générosité, des occasions de resserrer les liens amicaux ou familiaux, des occasions aussi de se souvenir des morts (le 2 novembre est la journée des morts).

Il y a des coutumes qui demeurent et qui ne disparaissent pas dans une vie sociale réduite à des procédures rationnelles. Ainsi, le mariage n’est-il plus, juridiquement, qu’un contrat de droit civil (et non un sacrement ou une alliance entre familles), mais on continue de le célébrer par une fête. Si quelqu’un passe vous voir, vous lui offrez à boire, dernière trace de cette antique loi de l’hospitalité. Même les affaires se font souvent autour d’un repas, parce que tous les moments importants se font autour d’un repas. On parle beaucoup de « vivre ensemble », nouvelle tarte à la crème des politiciens et des gens de médias. Mais vivre ensemble c’est assez simple : c’est manger et se marier ensemble. Et c’est respecter cette antique loi du don qui a toujours fait les sociétés : donner, recevoir, rendre.

Tout cela est mis en cause aujourd’hui et semble en voie de désagrégation. Manger ensemble devient compliqué puisque celui qui se rend à une invitation vient avec toutes ses particularités — pas de gluten, pas de viande, pas de porc, etc. — et finalement se présente chez vous comme s’il faisait ses courses au supermarché. Les cadeaux sont remplacés par des bons-cadeaux ou des chèques cadeaux, qui ne sont rien d’autre que de la monnaie et n’ont plus grand-chose à voir avec le don. Mais l’avantage est qu’on est certain que le cadeau sera accepté ! Ce faisant, on remplace progressivement le don par l’échange marchand et on défait les liens communautaires.

La tradition s’ancre dans l’histoire

Ce qui fait une nation, c’est qu’elle est une communauté de vie et de destin. Elle suppose que son histoire soit transmise. Parfois, il m’arrive de penser que la discipline scolaire la plus importante est l’histoire.

L’histoire est un « roman national » : voilà la première idée que l’on devrait se mettre en tête. Nous n’apprenons pas l’histoire en général et à l’école on n’a pas à faire de l’histoire comme le ferait un historien de métier. Nous n’avons pas à transmettre, aussi intéressante et aussi digne soit-elle, l’histoire de l’Australie ou de la Mongolie, mais d’abord l’histoire de France et un petit morceau de celle des autres pays liés à notre histoire. Et de cette histoire nous retenons ce qui a forgé notre caractère national et ce qui nous permet de garder une certaine estime de nous-mêmes. Certes, il y a des parts d’ombres dans notre histoire et bien des épisodes dont nous ne sommes pas fiers du tout, mais le plus important est de savoir comment nous les avons surmontés. Oui, notre pays s’est effondré en 1940 avec la débâcle. Mais nous en sommes sortis grâce à la Résistance et aux grandes réformes de 1945.

 Les exercices de repentance auxquels on nous convie aujourd’hui ont quelque chose d’un peu inconvenant. Oui, les Européens ont pratiqué l’esclavage, mais pas plus que bien d’autres civilisations (par exemple en durée et en nombre plutôt moins que les Arabes ou les Ottomans) ; mais ce sont seulement les Européens qui se sont avisés de critiquer le principe même de l’esclavage et de l’abolir. On pourrait aussi faire le bilan de la colonisation et on verrait que la réalité est plus compliquée que les simplifications outrancières auxquelles on nous somme de croire aujourd’hui.

Bref, notre histoire est à prendre en bloc ! Cette histoire nous a fait et a modelé nos paysages. La France est laïque juridiquement, philosophiquement, politiquement, mais il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas comprendre que nous avons été modelés par le christianisme catholique et par la romanité.

Pour conclure

Une des difficultés que nous rencontrons dans la transmission, une difficulté que je n’ai pas encore abordée tient au caractère multiculturel ou multiethnique que prennent aujourd’hui nos sociétés en Europe. S’il faut transmettre la tradition, que faire quand plusieurs traditions se heurtent ? Là encore, nous avons chacun nos traditions ! Les Anglo-saxons sont volontiers multiculturalistes et admettent plus facilement que nous la cohabitation de plusieurs communautés aux règles et coutumes très différentes. C’est un héritage de leur propre histoire qui est celle d’une demi-décolonisation et du maintien de beaucoup d’anciennes colonies anglaises sous la couronne britannique (le Commonwealth). C’est aussi sans doute une question de mentalité : les Anglais ne sont pas égalitaristes et ils n’ont jamais vraiment pensé qu’un Anglais et un Indien pouvaient se valoir ! Nous, au contraire, nous sommes égalitaristes et assimilationnistes. Nous n’aimons les étrangers que s’ils veulent devenir de bons Français comme les autres ! Il y a chez nous, comme partout, mais plutôt un peu moins qu’en bien d’autres pays, une peur de l’étranger et un racisme presque naturel vis-à-vis de celui que l’on ne connaît pas. Mais rien de plus. Pour le reste, ceux qui veulent venir chez nous le peuvent en adoptant notre histoire et nos mœurs. Comme le dit un vieux proverbe : si tu vas à Rome, fais comme les Romains !

Rien de ce que je viens de dire n’implique que nous tombions dans l’immobilisme. La transmission est comme une course de relai : chaque génération passe le bâton à la suivante, mais la course continue. Nous apprenons du passé aussi pour ne pas recommencer. Je crois que c’est l’historien et résistant Marc Bloch qui disait : celui qui ignore son histoire est condamné à la revivre. Il y a des moments où l’on donne un grand coup de balai : par exemple, la Révolution française de 1789-1793. Mais après ces grands coups de balai, on ne se retrouve pas sur une table rase, on fait disparaître ce qui est mort, mais on garde beaucoup de choses de ce passé que l’on vient d’étriller.

Aujourd’hui, alors que la mondialisation a ébranlé toutes les institutions les plus vénérables, mais aussi saccagé des pans entiers de notre industrie, nous ne pouvons pas envisager l’avenir sans conserver précieusement ce qui nous a été transmis. Et si nous ne parvenons pas à transmettre ce qui nous fait être comme nation, alors l’avenir sera certainement très difficile. Voilà le défi qui se pose à nous, les vieux, et à vous, les jeunes.

Le 14 avril 2021

 

 

samedi 10 avril 2021

La force de la morale (présentation)

Présentation en vidée du livre La force de la morale  par Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak (2020, éditions R & N)



mercredi 24 mars 2021

Faut-il vraiment rétablir la peine de mort ? Quelques réflexions sur le nouvel esprit pénal



Personne ne peut vouloir que le mal reste impuni. Notre sentiment de la justice exige que le malfaiteur rende compte de ses méfaits, que le criminel soit poursuivi et puni pour ses crimes. Voilà qui ne souffre guère de discussion. Cependant, depuis les Lumières, la doctrine pénale, sous l’influence de grands esprits comme Cesare Beccaria, notamment, a admis que l’on devait résolument séparer justice et vengeance, que la justice ne devait pas être une sorte de vengeance légale et que la justice de Rhadamanthe, qui exige que le meurtrier soit tué, devait être remise au magasin des antiquités. On a également conçu que la punition n’avait pas pour but de dissuader ceux qui seraient tentés de devenir criminels, mais seulement de garantir l’ordre social et éventuellement la réinsertion du coupable.

lundi 15 mars 2021

Y a-t-il un « marxisme culturel ? »

Pour attaquer les mouvements islamophiles ou « woke », une partie de la droite et de l’extrême droite a inventé le terme de « marxisme culturel ». La dénonciation de la « blanchité » ou de la prétendue islamophobie, la lutte contre la « domination masculine » et l’écriture inclusive ne seraient que de nouvelles formes du marxisme substituant à la lutte des classes bien peu vaillante la lutte des races, la lutte des sexes, la lutte contre toutes les phobies attribuées aux dominants et la lutte fondamentale se serait ainsi déplacée du terrain économique et social vers le terrain culturel. Il y aurait deux maillons qui auraient permis l’apparition de ce « marxisme culturel » : Gramsci, avec le concept d’hégémonie culturelle qui lui est attribué, et Bourdieu. Comme les mouvements identitaires sexuels ou « racialisés » viennent parfois de groupes marxistes décomposés (genre NPA) et se pensent eux-mêmes comme des libérateurs, des défenseurs d’une nouvelle émancipation, ils se gardent bien de contester ce concept de « marxisme culturel », venu des États-Unis. On sait, depuis le fascisme du XXe siècle que la réaction petite-bourgeoise aime à se parer des oripeaux de la révolution. Expliquons donc pourquoi il ne peut pas plus y avoir de « marxisme culturel » que de cercles carrés, sans nous faire trop d’illusions sur la capacité d’être entendus, car, comme le dit Spinoza, la présence du vrai en tant que tel ne peut rien contre une idée fausse.

Pour parler de « marxisme culturel », il faut n’avoir jamais ouvert un livre de Marx. Dans La Sainte Famille puis dans L’idéologie allemande, Marx s’en prend à ceux qui prétendent changer la réalité en changeant les idées et les représentations. Ainsi, Marx écrit : « Naguère un brave homme s’imaginait que, si les hommes se noyaient, c’est uniquement parce qu’ils étaient possédés par l’idée de la pesanteur. Qu’ils s’ôtent de la tête cette représentation, par exemple, en déclarant que c’était là une représentation religieuse, superstitieuse, et les voilà désormais à l’abri de tout risque de noyade. Sa vie durant il lutta contre cette illusion de la pesanteur dont toutes les statistiques lui montraient, par des preuves nombreuses et répétées, les conséquences pernicieuses. Ce brave homme, c’était le type même des philosophes révolutionnaires allemands modernes. » On pourrait ajouter que ce brave homme est le type même du « woke » halluciné : il suffit de transformer les mots pour changer le réel, tout comme le militant « trans » imagine qu’il suffit de se croire homme ou femme pour être homme ou femme. Marx se soucie comme d’une guigne de ce que l’on va appeler « bataille culturelle ». Il refuse à partir de 1842-43 de consacrer à la lutte contre l’illusion religieuse une part, même minime, de son temps. S’il s’intéresse à la condition des femmes, c’est pour dénoncer l’exploitation des ouvrières, particulièrement féroce, contraire à la nature et la moralité. Marx pense la transformation sociale comme « mouvement réel », le mouvement des ouvriers pour la limitation de la journée de travail, l’interdiction du travail de nuit des femmes, l’interdiction du travail des enfants, la lutte pour l’amélioration des conditions d’hygiène dans les entreprises et plus généralement l’établissement de lois sociales qui sont la traduction du poids politique du prolétariat sur l’ensemble de la société. Rien à voir avec les calembredaines à la mode ! Par ailleurs, il serait aisé de montrer l’attachement de Marx à la culture classique, des Grecs à Shakespeare et à Goethe, mais aussi à la philosophie classique, en premier lieu Aristote. Cette culture classique est aussi une arme de combat contre le capital ! Un élève de Marx ne peut que regarder avec étonnement et mépris les diverses manifestations actuelles de la « cancel culture » et du « politiquement correct ».

Pour rattacher le marxisme au « combat culturel », on exhibe la thèse « attribuée au camarade Gramsci » sur l’hégémonie culturelle. Depuis quelques années, on voit d’ailleurs force faiseurs d’opinions qui, n’ayant jamais lu une seule ligne du rédacteur en chef de l’Ordine nuovo et auteur des Quaderni del carcere, nous intiment l’ordre de « relire Gramsci ». Seuls ceux qui sont abreuvés aux « 1000 idées de culture générale » peuvent penser que pour Gramsci « la lutte est fondamentalement idéologique » et qu’on prend le pouvoir en répandant ses idées ! Gramsci est communiste et il veut répondre à la question de la stratégie révolutionnaire dans les pays capitalistes avancés. L’hégémonie dont il parle, ce n’est pas celle des idées, mais celle de la classe ouvrière dès lors que le parti communiste est capable de souder un bloc unissant aux ouvriers toutes les autres classes sociales opprimées, notamment la paysannerie. Il s’agit aussi de donner aux ouvriers les moyens intellectuels du combat et l’instruction joue ici un rôle clé — on pourrait citer les nombreuses pages que Gramsci consacre à la grammaire. Le PCI, indépendamment des critiques qu’on a pu lui adresser, était « gramsciste », commençant la conquête des casemates du pouvoir dans les régions d’Italie qu’il contrôlait. Le PCF a également été plutôt « gramsciste » dans sa volonté d’irriguer toute la société d’institutions s’adressant à toutes les couches du peuple. Ni le PCI, ni le PCF ne pratiquaient la « cancel culture », bien au contraire. Ils ont tous les deux, conformément aux idées de Gramsci, rejeté toute lutte antireligieuse et considéraient les chrétiens comme des alliés potentiels. Sans nostalgie pour le communisme d’hier et d’avant-hier, il faut simplement souligner combien le prétendu « gramscisme » actuel est une imposture.

S’il est un penseur que l’on pourrait enrôler dans le « combat culturel », c’est bien Bourdieu. Mais précisément Bourdieu n’a rien à voir ni avec Marx ni avec le marxisme. Quelques-uns de ses concepts, celui de « domination », de « capital symbolique », de « violence symbolique », ont pu donner l’illusion que Bourdieu était une sorte de marxiste. Mais il n’en est rien. Le concept de domination n’est pas « marxiste ». Bourdieu l’emprunte à Max Weber en lui donnant sa propre interprétation. Pour Marx et pour un marxiste, le concept important est celui d’exploitation et non celui, plutôt amorphe, de domination. Le « capital symbolique » est sans doute le produit de l’un de ces « vertiges de l’analogie » dénoncés jadis par Sokal et Bricmont. Un savoir n’est pas un capital ! Et le goût des grandes œuvres n’est pas réservé aux classes dominantes. Les bourdieusiens, même s’ils doivent être distingués de Bourdieu lui-même, semblent ignorer que Victor Hugo et Verdi sont des grands artistes populaires ! Le petit bourgeois intellectuel qui dénonce le « goût » dit implicitement que le « populo » n’a pas de goût et exprime, à son insu, son mépris de classe. Que Bourdieu vaille peut-être mieux que les usages, c’est certain et Bourdieu est aussi parfois l’objet de la vindicte de la nouvelle gauche radicale. Mais en aucun cas la pensée de Bourdieu ni celle des épigones ne peut être rattachée à un prétendu « marxisme culturel ».

Que reste-t-il du « marxisme culturel » ? Rien. Rien, sinon l’hommage que la droite rend à ses ennemis préférés, les hallucinés de la nouvelle gauche radicale. De telles billevesées peuvent trouver une certaine audience parce que l’inculture progresse comme un feu de brousse. Aux gens de droite qui parlent de « marxisme culturel », on ne pourrait que conseiller la lecture de Raymond Aron et notamment de ses leçons sur Marx. Et aux gens qui se disent de gauche et parlent d’émancipation, on ne peut que conseiller le silence et le travail qui, seul, leur permettra de s’instruire et de sortir de leurs délires.

Le 15 mars 2021

Denis Collin

 

vendredi 26 février 2021

La bureaucratisation du monde


La place qu’ont prise les classes intellectuelles mériterait d’être replacée dans un mouvement plus général analysé dès la fin des années 1930 par le trotskiste italien Bruno Rizzi dans son livre intitulé La bureaucratisation du monde. Rizzi voyait dans le système soviétique stalinien, le nazisme et le fascisme et enfin le new Deal de Roosevelt trois développements convergents du mode de production capitaliste à notre époque, ce qu’il nomma justement « bureaucratisation du monde ». La thèse de Rizzi s’inscrit dans un débat qui porte sur la nature de l’URSS, débat qui oppose Trotski et Yvan Craipeau, le premier tenant l’URSS pour un État ouvrier dégénéré et le second pour un collectivisme bureaucratique. Cependant se poursuivra dans les mêmes termes, opposant Trotski à deux membres du SWP (parti socialiste des travailleurs, trotskiste), James Burnham et Max Shachtman. On trouve toutes les interventions de Trotski dans le recueil Défense du marxisme. Après la Seconde Guerre mondiale, on retrouvera cette discussion sur l’URSS principalement entre les trotskistes orthodoxes et ceux qui, derrière Cornelius Castoriadis, vont fonder Socialisme ou Barbarie. Si on résume schématiquement ce qui est en cause : pour les marxistes orthodoxes — et les trotskistes en font partie — les deux seules classes sociales aptes à dominer la société sont la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat. Il ne peut pas y avoir de « classe bureaucratique » comme le soutient Rizzi. Mais l’avantage de Rizzi tient à ce qu’il a une vue plus large. Concluant son analyse de l’URSS, il écrit sous la tête de chapitre « Le règne de la petite bourgeoise » : « C’est ainsi que nous le définissons, car ce phénomène est général et non seulement russe. En U.R.S.S. ce phénomène est surtout bureaucratique, parce qu’il est né de la bureaucratie ; mais dans les pays totalitaires, il se nourrit naturellement parmi les techniciens, les spécialistes, les fonctionnaires syndicaux du parti de toutes espèces et couleurs. Sa matière première est tirée de la grande armée de la bureaucratie étatique et paraétatique, des administrateurs des sociétés anonymes, de l’Armée, de ceux qui exercent une profession libre et de l’aristocratie ouvrière même. »

La place qu’à prise cette petite bourgeoisie bureaucratique dans le mode de production capitaliste découle de l’évolution même de ce mode de production, évolution que Marx avait déjà analysée sans pouvoir encore en tirer toutes les conclusions. Rappelons tout de même ce que Marx nous a appris. La dynamique du mode de production capitaliste conduit à la concentration et à la centralisation du capital. Des firmes gigantesques prennent progressivement la place des petites entreprises capitalistes. Dans ces firmes, le travail de direction du procès de travail n’est plus effectué par le capitaliste, mais par des fonctionnaires du capital, des cadres et des manageurs, formellement salariés et licenciables, bien que leur participation à la distribution de la plus-value soit assez notable. Autrement dit, et c’est le premier point, l’expropriation des capitalistes se fait chaque jour par la logique même de l’accumulation du capital.

En second lieu, la socialisation croissante du procès de production dont chaque partie dépend toujours plus d’une longue chaîne interne et externe à l’entreprise suppose une croissance plus que proportionnelle de tâches de coordination et des processus de surveillance. Dans le même temps, cette production est de plus en plus dépendante de la maîtrise de techniques complexes, qui nécessitent des connaissances scientifiques sérieuses. Même si l’expression est douteuse, du point de vue même de l’analyse marxienne, la science devient ainsi comme « une force productive directe » ainsi que le dit Marx dans un passage très (trop) commenté des Grundrisse.

En troisième lieu, la propriété du capital elle-même devient une propriété sociale : le développement du crédit et des sociétés par actions, indispensables moyens de centralisation du capital et de production de capital fictif, laisse le capitaliste lui-même aux marges du système. Il existe effectivement de richissimes capitalistes qui contrôlent indirectement une part considérable de la richesse sociale, mais ils ne représentent en capital qu’une petite minorité face aux investisseurs institutionnels, aux banques, aux fonds de pension, aux fonds souverains, etc.

En quatrième lieu, la plateformisation de l’économie avec l’introduction des tout-puissants acteurs de « l’économie numérique, les GAFAM et leurs émules qui tendent à devenir un pseudo-marché et s’accaparent en tant qu’intermédiaires une part considérable de la plus-value qu’ils n’ont produite eux-mêmes à aucun titre. Avec quelques dizaines de milliers d’employés tout au plus, ces entreprises ont une capitalisation boursière bien supérieure aux mastodontes du commerce comme Wall Mart (1,2 millions d’employés) ou de l’industrie automobile. Cette capitalisation extravagante reflète simplement la capacité des GAFAM et tutti quanti à s’accaparer la plus-value produite dans les secteurs productifs de l’économie.

Enfin, au-dessus de cet édifice de plus en plus complexe du capital, les décisions stratégiques et d’organisations tendent à être remplies par les gros cabinets d’audit, BCG, KPMG, MacKinsey, Deloitte, PricewaterhouseCoopers (PwC), Bain & Company, etc. Ces groupes emploient au total des centaines de milliers de personnes. PwC, à lui seul, employe 260 000 personnes pour un chiffre d’affaires de plus de 40 milliards de dollars. KPMG a 270 000 employés. Deloitte a 330 000 employés. Les sept majors emploient plus d’un million de personnes. Chaque année, ils renouvellent un quart de leurs employés… qui se retrouvent dans les cadres dirigeants des entreprises auditées !

On voit ainsi que la bureaucratie capitaliste, cette bureaucratie invisible qui dénonce tous les matins comme un mantra la bureaucratie, n’a rien à envier à la bureaucratie soviétique. Sinon qu’aucun “idéal” ne vient entraver son cynisme et qu’elle n’a donc besoin ni de purges ni de féroces luttes idéologiques pour dominer.

On pourrait donc donner crédit aux thèses de Bruno Rizzi. L’histoire du capitalisme au cours du dernier siècle est bien l’histoire de la bureaucratisation du monde. La révolution prolétarienne a été battue par la managerial revolution, pour reprendre le titre du livre de James Burnham, publié en 1941, peu après sa rupture avec le trotskisme, un livre qui a inspiré le 1984 d’Orwell. Il faudrait maintenant ajouter deux thèses.

Premièrement, la petite bourgeoisie intellectuelle n’est pas cette classe débile que dépeignent les marxistes orthodoxes. Contrôlant des portions importantes de la machinerie du mode de production capitaliste, elle est consciente de sa valeur et réclame sa part du gâteau, sinon le gâteau tout entier (une tentation qui l’amène pousser le flirt avec les idées révolutionnaires).

Deuxièmement, une partie de cette petite-bourgeoisie a vu dans le mouvement ouvrier et les idéaux socialistes un moyen de conquérir le pouvoir pour son propre compte. Pour ce faire, elle a non seulement adopté les mots et les slogans du socialisme — ce fut le cas dans les pays ex-coloniaux, tous, presque sans exceptions, tombés du Charybde de la domination impérialiste dans le Scylla des tyranneaux autochtones qui le plus souvent n’ont fait que suivre les traces des anciens maîtres. Dans les pays capitalistes avancés, la petite bourgeoisie intellectuelle a fait sa jonction avec l’oligarchie du mouvement ouvrier, née des victoires mêmes du syndicalisme et des partis socialistes et que Robert Michells a si bien analysée.



mercredi 24 février 2021

Travail manuel et travail intellectuel


 La division entre travail manuel et travail intellectuel apparaît, pour autant qu’on le sache, au passage des sociétés de chasseurs-cueilleurs aux sociétés sédentaires hiérarchisées, avec les premiers États. L’État n’est pas simplement une bande d’hommes armés, selon la définition purement polémique de Marx et Engels. Il a besoin de scribes pour tenir les comptes, suivre la collecte des impôts et fixer dans le marbre les décrets du pouvoir, il a aussi besoin de savants (par exemple des astronomes pour fixer les calendriers), des grands prêtres pour organiser les liturgies qui assurent le « lien social ». Il aura bientôt besoin de juristes — l’histoire de la naissance du droit à Rome, telle qu’est faite dans Ius, l’invenzione del diritto in Occidente, d’Aldo Schiavone, est hautement instructive. Les sociétés de chasseurs-cueilleurs avaient évidemment de très importants savoirs dans tous les domaines, tant la biologie que l’astronomie ou la médecine, mais ces savoirs n’étaient fixés dans une caste spécifique. C’est bien l’apparition de la division de la société en classes et corrélativement la naissance de l’État qui est la matrice de la division entre travail manuel et travail intellectuel.

Cette division est aussi l’expression de l’accaparement du savoir ayant cours forcé par les classes dominantes. Bien évidemment, cette division est une « construction historique », puisque, sauf quand il est réduit à la pure défense de force de travail, quand l’homme est traité comme un bœuf ou un « outil animé » (Aristote), le travail humain est indissolublement une activité de la pensée et des mains. Fabriquer un outil, même très fruste, c’est d’abord un travail de conception qui requiert une intelligence dont sont dépourvus même les grands singes les plus intelligents. Quant au travail intellectuel pur, il n’existe pas. Son effectivité dépend de la possession d’un certain nombre de techniques, comme celle de la parole, de l’écriture, etc. Être musicien ou comédien, c’est posséder des techniques au même titre que l’ébéniste ou le tailleur de pierres. La géométrie et l’arithmétique naissent comme les auxiliaires du maçon ou du paysan. Avec le développement des machines, la distinction manuel/intellectuel perd un peu de sa réalité : un développeur de logiciel est objectivement un ouvrier qui fabrique des machines logiques. Sa fonction n’est pas bien différente de celle de l’artisan qui construisait des automates.

Même la réflexion théorique n’est pas l’apanage du philosophe. Gramsci le dit très bien : « tous les hommes sont philosophes ». Les philosophes professionnels sont seulement ceux qui possèdent des techniques philosophiques, de la même manière que tout le monde est apte à s’occuper de sa santé, le médecin de profession étant celui qui possède les techniques indispensables quand les choses deviennent plus compliquées !

Les classes dominantes, qui savent les pouvoirs de la parole et des images, ont toujours activement cherché à contrôler les « intellectuels », en les surveillant, en les attachant à leur service par mille « bienfaits », mais aussi en évitant que l’instruction ne se répande trop au point de mettre en cause l’aura des porte-parole officiels. Mais les intellectuels restent des classes subalternes, bien qu’ils aient souvent la prétention d’être le sel de la terre. On peut les laisser libres de jouer dans leur petit jardin d’intellectuels, mais sitôt qu’ils peuvent devenir gênants on a tôt fait de les rappeler à l’ordre, discrètement en limitant leur audience, ou moins discrètement par la censure et la répression. Pour le reste, on peut distinguer trois catégories d’intellectuels parfaitement dépendants : les intellectuels « techniques », ingénieurs, médecins, chercheurs, qui apportent des productions intellectuelles utiles au procès de production et dont aucune classe sociale ne peut se passer ; les intellectuels garde-chiourme qui sont là pour faire tourner la machine à suer de la plus-value, pas très différents en vérité du gars chargé de fouetter les galériens qui ne galéraient pas assez vite ; et enfin les producteurs de propagande, et plus généralement ceux qui font marcher la machine à fabriquer de l’idéologie. Entre ces diverses catégories, il y a tout un tas d’intermédiaires et d’êtres bifides.

Mais tous ces intellectuels ne possèdent aucun « capital symbolique » : savoir résoudre des équations intégrales n’est pas plus un capital que savoir réparer une chaudière ! Encore, ils restent des classes subalternes. Les créateurs ne possèdent des droits sur leurs œuvres que depuis en gros l’avènement de la bourgeoisie qui a progressivement codifié la propriété intellectuelle, car il existe un problème spécifique avec les produits de l’activité intellectuelle : ils sont partageables aisément sans que cela coûte un seul euro. N’importe qui peut vendre les éditer et vendre les livres d’un auteur sans rien à l’auteur… si l’auteur est mort depuis 70 ans en France. Les brevets tombent dans le domaine public après 30 ans. Même protégée, la propriété intellectuelle n’est pas un capital, parce qu’elle ne peut jamais circuler comme capital. Si on veut la ramener à une catégorie économique connue, la rente serait le plus proche de la propriété intellectuelle.

Dans une société socialiste, on devrait progressivement sinon abolir du moins réduire considérablement la division entre travail manuel et travail intellectuel. Un système de coopératives permet aux travailleurs du rang de tout participer, à parts égales, au travail de direction du procès de production et de définition des orientations stratégiques. En second lieu, une instruction polytechnique, comme celle que Marx appelait de ses vœux, permettrait aussi de réduire sérieusement cette division. Enseigner la philosophie aux futurs plombiers serait aussi indispensable qu’enseigner des rudiments de plomberie ou d’électricité aux futurs philosophes ! Le maoïsme en a discrédité l’idée, mais la participation régulière des intellectuels à des activités manuelles ne pourrait avoir que de bons effets. Ne serait-ce que rappeler à ceux qui l’ont oublié ou apprendre à ceux qui ne le savent pas combien le travail manuel peut être fatigant et dangereux. Ne serait-ce pour rester en contact avec la résistance du réel qui ne se laisse pas manipuler par le télétravail.

Sur la petite bourgeoisie


 Une précision s’impose d’emblée. La catégorie sociale de « petite bourgeoisie » est très floue. Il y a une petite bourgeoisie traditionnelle composée de ceux qui ne sont pas salariés, possèdent leurs moyens de production mais ne sont pas à proprement parler des capitalistes : ils vivent de leur travail et ont parfois quelques salariés. Les commerçants, artisans, paysans et professions libérales entrent dans cette catégorie. Ils sont d’abord attachés à leur indépendance. Avoir un patron est souvent considéré comme une déchéance. Parmi les membres de cette petite bourgeoisie traditionnelle, on trouve des ouvriers qui ont économisé pour se mettre « à leur compte », justement pour cesser d’avoir un patron. Certains éléments de cette classe réussissent et finissent par posséder des entreprises d’une certain taille, mais pour beaucoup la situation est toujours périlleuse. La paysannerie est typique de cette situation : une minorité a rejoint la classe capitaliste et une majorité misère sur des exploitations de plus en plus menacée. Mais c’est vrai de toutes les catérogies de cette petite bourgeoisie traditionnelle : ainsi 7000 bistrots environ ferment chaque année. Les grandes surfaces, l’e-commerce ou les chaînes (type restauration rapide, starbuck, etc.) menacent des milliers de commerces indépendants. Nombreux furent ces travailleurs indépendants et petits patrons à se retrouver dans le mouvement des Gilets jaunes.

Il existe une autre petite bourgeoisie qui peut formellement être salariée mais vit en réalité non pas de la vente sa force de travail mais de ses prestations plus ou moins intellectuelles. On y trouvera le vaste monde des artistes et intellectuels de la « classe moyenne supérieure ». Ils sont universitaires, hauts fonctionnaires, « experts » en tous genres, journalistes, essayistes, etc. À l’intersection du prolétariat et des basses couches de la bourgeoisie, ils ont une double face. D’un côté, ils ne sont pas capitalistes ou seulement marginalement – ils ont quelques placements, mais rien de suffisant pour être assimilés à la classe capitaliste. Mais de l’autre côté, ils ne sont pas non plus des membres de la classe des ouvriers et employés, du prolétariat au sens large. En effet, leur aspiration première est non pas d’améliorer leur condition en tant que travailleurs mais de se placer au-dessus de la classe des travailleurs : ils se pensent comme ceux qui doivent, éventuellement éduquer « les masses », les diriger ou de, toute façon, de ne jamais se mélanger au « petit peuple ». Ils se sentent comme partie prenante de la classe dominante dont ils partagent les idéaux. C’est une différence avec les anciennes classes instruites que formaient les enseignants. Le corps enseignant d’antan, largement syndiqué n’avait, certes, rien de très prolétarien par son niveau de formation ou son mode de vie et pourtant il était lié historiquement au syndicalisme ouvrier, dont il a partagé les heurs et malheurs. Et surtout les enseignants venaient souvent des couches populaires et symbolisaient l’ascension sociale: les enfants de paysans devenaient instituteurs, les enfants d’instituteurs passaient le concours de l’ENS et pouvaient se hisser ainsi jusqu’au sommet de la république. Les nouvelles classes instruites ne sont absolument pas dans les mêmes dispositions, même quand leurs revenus ne sont pas beaucoup plus élevés que ceux des enseignants. Notamment parce qu’elles sont issues elles-mêmes des classes moyennes – la proportion dans les CPGE d’enfants issus des classes populaires z chuté au cours des dernières décennies de « démocratisation ». Ces nouvelles classes instruites sont également différentes des anciennes classes supérieures instruites, comme les ingénieurs. Ceux-ci qui faisaient partie jadis de la classe dominante – qu’on songe aux ingénieurs des mines – ou qui constituaient les grands corps de l’État sont maintenant très nettement dépassé, en nombre, par des ingénieurs issus de ces nombreuses écoles qui se sont ouvertes depuis la fin de la seconde guerre mondiale. L’ingénieur à l’ancienne est maintenant minoritaire. Beaucoup d’ingénieurs sont juste au-dessus des contremaîtres et techniciens. Ils ont des meilleurs salaires que les ouvriers qualifiés, mais comme eux ils occupent une position nécessaire dans le procès de production, indépendamment des rapports sociaux existants. Et leur chance d’échapper aux contraintes fondamentales du salariat est à peu près nulle.

À côté de ces couches salariées « utiles » quel que soit le mode de production, figure aussi toute une nouvelle classe intellectuelle purement parasitaire de manageurs qui se situent entre les anciens contremaîtres, les garde-chiourmes du capital et les cadres supérieurs (DRH, directeurs commerciaux, etc.). Sortis souvent des écoles de commerce, ils ont été formatés pour se croire les dirigeants naturels de la société. Pour l’essentiel, ces couches sont purement parasitaires : elles vivent des miettes tombées de la table de la grande bourgeoisie capitaliste et font immanquablement penser au chien de la fable de La Fontaine. Si les trois quarts disparaissaient, on ne verrait aucune différence au niveau de la production, sinon un abaissement drastique des faux frais de la machine capitaliste. Au mieux, ils sont les sous-officiers de la classe capitaliste et ne peuvent vivre qu’en se berçant d’illusions. Une minorité se rend assez vite qu’il n’est pas très satisfaisant « d’occuper son intelligence à des conneries » (professeur Shadoko) et mettent en cause ces « bullshit jobs ». On en retrouve certains bûcherons, éleveurs chèvres, artisans. Ceux-là sont sur la voie du salut ! Juste au-dessus on trouve les officiers de la classe capitalistes, ceux qui peuplent les cabinets ministériels, la haute administration, contrôlent les médias ou « managent » les partis politiques de gouvernement. L’équipe des « bébés Strauss-Kahn » qui constitue la colonne vertébrale du macronisme en est un bon exemple. Comme en sont aussi les journalistes vedettes de la presse écrite, mais surtout audiovisuelle. Hors classe : les artistes à la mode, qui doivent se montrer partout où il y a la moindre caméra et sont recyclés dans la leçon de morale à destination des pauvres qui doivent moralement accepter de devenir encore plus pauvre. Au bord de la piscine de leur luxueuse villa, ils demandent aux gens de cesser de manger de la viande ou de rouler au gazole.

En regardant les choses avec un point de vue un peu décentré, toute cette classe moyenne parasitaire ressemble fort à feu la nomenklatura soviétique. Comme elle, elle ne tient sa place ni de son savoir ni de son travail mais uniquement du bon vouloir de la machine de pouvoir tant public que privé. La seule différence est qu’il n’y a pas de camps (c’est important) pour assurer la fluidification sociale. Tous ou presque ont des parachutes plus ou moins dorés. Mais cela ne peut pas durer. Les places deviennent de plus en plus chères, la concurrence est féroce et ils commencent à se battre entre eux à coups de #metoo. Pour leurs enfants – car il leur arrive d’avoir des enfants (ou d’en acheter) – la situation sera beaucoup moins drôle et des privilèges qu’on ne peut pas léguer perdent une bonne partie de leur valeur.


jeudi 4 février 2021

Sexe et consentement

Depuis le récit de Vanessa Springora intitulé Le consentement (récit inspiré par ses relatons avec Gabriel Matzneff alors qu’elle était encore adolescente) la question du consentement des mineurs aux relations sexuelles avec des majeurs est revenue dans le débat public. En publiant La familia grande, Camille Kouchner, belle-fille d’Olivier Duhamel,a contraint à aborder à nouveau cette question puisque quelques-uns des défenseurs du célèbre constitutionnaliste ont cru bon de suggérer que, peut-être, les relations sexuelles imposées à son beau-fils âgé de treize étaient consenties. Mais alors s’y est entremêlée la question de l’inceste. Entre temps le Sénat était saisi d’un projet de loi modifiant l’âge du consentement. Et comme d’habitude tout est embrouillé, tant dans les polémiques sur les réseaux sociaux que dans les dîners amicaux ou familiaux. Je vais laisser de côté les aspects juridiques de cette affaire. 


Quand on a appris que le Sénat avait porté à 13 ans l’âge du consentement, on a entendu des cris d’orfraies : le Sénat autoriserait les relations sexuelles avec des enfants. Pour un peu, les honorables « pères conscrits » de la République étaient assimilés à des pédophiles. Il n’en est évidemment rien. En fixant à 13 ans l’âge du consentement, le Sénat n’a pas changé l’âge de la « majorité sexuelle » (15 ans) mais il a durci la loi en supposant que des relations sexuelles avec un mineur de 13 ans étaient toujours considérées comme viol ou agression sexuelle et non plus simplement comme une atteinte sexuelle comme ce pouvait être le cas auparavant si le ce consentement était retenu comme excuse – ainsi un tribunal, il y a quelques années avait acquitté du chef d’accusation de viol un homme adulte ayant eu un rapport sexuel avec une fillette de onze ans, puisque les débats avaient établi le consentement de la victime ; ne restait que l’accusation d’atteinte sexuelle. Après le texte du Sénat, on pouvait lire sur les réseaux sociaux que 13 ans c’était vraiment trop jeune pour consentir, et que même à quinze ans une relation sexuelle était toujours une sorte de viol. Une furie purificatrice semble s’être emparée de meilleurs esprits et même chez des gens d’extrême gauche on a crié au laxisme – ce qui rappelait aux plus âgés la triste affaire de Bruay-en-Artois agitée à l’époque par les maoïstes, Serge July en tête : dans les affaires de sexe, la loi sur les suspects qui fut en vigueur pendant la Terreur est régulièrement réactivée.

Il serait facile d’ironiser. Depuis plusieurs décennies, on considère que les enfants sont des citoyens à part presque entière. À partir de 13 ans, ils peuvent choisir chez lequel des deux parents ils veulent vivre en cas de divorce, ils peuvent changer de nom (prendre celui de la mère plutôt que celui du père). On suppose leur consentement quand ils manifestent leur « dysphorie de genre ». Avec leur consentement prétendu, les parents peuvent faire ordonner des traitements hormonaux pour bloquer la puberté. Mais pour le sexe, si on en croit certains, il faudrait repousser l’âge de la majorité à 18 ans – comme en Turquie, bien que dans ce pays cela n’empêche nullement les mariages des enfants, pendant que la très gouvernementale direction des affaires religieuses rappelle que l’âge du mariage est de 9 ans pour les filles et 12 ans pour les garçons selon la loi islamique. Les propositions des défenseurs de enfants de 0 à 18 ans sonnent étrangement.

En réalité, nous en sommes là parce que l’ethos, la « Sittlkichkeit » comme dirait Hegel, s’est presque complètement effondré. Il faut des lois, toujours plus lois, des lois pour limiter d’autres lois et même les contredire, parce que l’idée de morale commune, à laquelle nous nous référerions spontanément est une idée qui a disparu. Les « bobos » (bourgeois bohèmes) sont aussi des « lilis » (libéraux-libertaires) et ils ont méthodiquement procédé à la destruction de cette éthique commune pour lui substituer la morale minimale1 et il nous faut affronter avec les moyens du bord la situation chaotique qui a été créée. Les pandores prennent la place du surmoi, dont Freud faisait pourtant un acquis civilisationnel précieux.

La pédophilie est sans doute vieille comme le monde et sans doute plus courante dans le passé qu’elle ne l’est aujourd’hui. Quand on a commencé à la mettre en lumière, à partir notamment de l’affaire Dutroux puis du procès d’Outreau, on y est allé sans précaution. « Les enfants disent toujours la vérité », répétait Mme Royal, alors ministre et pas encore ambassadrice des pôles. Et puis, à Outreau et ailleurs on s’est aperçu, quelle découverte, que les enfants pouvaient mentir, accuser leur instituteur parce qu’ils voulaient lui jouer un mauvais tour ou se venger d’une réprimande. Sommes-nous vraiment sortis de là ? Sans doute pas et la mode des #metoo et la nouvelle loi sur les suspects promues par des féministes qui se prennent pour Saint-Just continuent de frapper – beaucoup de féministes et non des moindres exigent aujourd’hui une présomption de culpabilité, des hommes vis-à-vis des femmes, des adultes vis-à-vis des enfants. On trouve des philosophes (sic) et des juristes (resic) pour soutenir la présomption de vérité des victimes ou prétendues telles et pour mettre en cause la présomption d’innocence au motif que les salauds s’en tirent trop souvent. « Tous coupables », voilà le nouveau cri des Torquemada contemporains. Pour éradiquer un mal – comme si on pouvait définitivement éradiquer le mal – et pour faire advenir l’empire du bien absolu, nos sociétés semblent prêtes à balayer tous les principes du droit. Il y a des « bavures », des « dégâts collatéraux », des gens qui se suicident parce qu’ils ne supportent pas la calomnie, ni le regard des « braves gens » qui se disent « il n’y a pas de fumée sans feu »On ne peut plus tenir la meute quand le goût du sang l’excite.

J’ai eu l’occasion de dire ce que je pensais de l’affaire Matzneff et de l’affaire Duhamel. Inutile d’y revenir. Je voudrais plutôt dire quelques mots de la sexualité des enfants et des adolescents et du consentement, puisque cette circonstance a été invoquée comme une excuse possible dans le cas Duhamel – comme elle était invoquée dans le cas de Vanessa Springera tombée sous l’emprise de Matzneff. Le consentement est en effet une question essentielle. Toute la doctrine moderne du contrat repose sur le consentement : dès lors que les deux parties ont consenti, le contrat est valide et pacta sunt servanda (les pactes doivent être honorés). Toute la conception libérale du monde repose là dessus. Mais quid du consentement quand les contractants sont dans des positions asymétriques ? Peut-on consentir à se soumettre ? Cas classique : le contrat de travail qui est reconnu comme un « contrat de soumission » puisque le salarié s’engage à se soumettre à son employeur. Autre cas classique : l’abus de faiblesse. Arracher à un vieillard en état de faiblesse un testament, ce n’est pas un contrat mais une des variantes de l’escroquerie. Les enfants sont régulièrement soumis à de tels « contrats » reposant sur l’abus de leur faiblesse : le commerçant qui profite de la naïveté de l’enfant pour lui refourguer de la camelote ou lui vendre quelque chose dont il n’a aucun besoin commet un délit. Mais avec internet (entre autres) de tels délits se commettent à cadence élevée et sans qu’il y ait la plus petite sanction.

Comme le droit du travail doit protéger le travailleur des abus, toute la législation des mineurs doit les protéger contre les abus dont ils peuvent être victimes de la part des majeurs et c’est à l’intérieur de ce cadre que se place la question de la sexualité. Il est très simple de répondre à la question de la protection des mineurs face aux viols ou aux agressions sexuelles. Ces cas doivent être traités comme des violations graves des droits de la personne, avec la circonstance aggravante que la victime est mineure et qu’il est plus facile à l’agresseur, d’abuser de sa position dominante. Le viol est un crime qui peut valoir 20 ans de prison au coupable. Veut-on encore durcir la loi ? Faut-il rétablir la peine de mort?

Où les choses sont plus complexes, c’est quand le mineur a réellement consenti à des relations sexuelles avec un majeur. Jadis, il y a très longtemps, on prêtait aux enfants l’innocence de l’agneau et seuls les adultes vicieux pouvaient les corrompre. Mais la simple connaissance de la réalité humaine permet d’affirmer que les enfants ne sont « innocents » en matière sexuelle. Le sexe est une question qui les intéresse, bien avant que les garçons aient eu leurs premières pollutions nocturnes et les filles leurs premières règles. Cette curiosité sexuelle trouvait difficilement sa satisfaction, à part dans quelques jeux enfantins ou si un monsieur pas très bien intention venait offrir des bonbons à la sortie de l’école. Ce n’est évidemment plus le cas. Dans leur grande majorité, les enfants ont des smartphones qui leur donnent l’ouverture immédiate sur les sites pornos. Certaines enquêtes fixent à neuf ans l’âge moyen du premier visionnage de vidéo porno. On remarquera que cette évidente incitation à la débauche et à la corruption de mineurs n’est l’objet d’aucune mesure, de quelque nature qu’elle soit, sinon le grotesque « contrôle parental » et le clic sur « j’ai plus de 18 ans ». Les parents qui donnent des smartphones aux enfants pour les joindre (c’est un nouveau fil à la patte) et avoir la paix (pendant qu’ils jouent sur leur téléphone, ils ne nous cassent pas les oreilles) ont évidemment une grande responsabilité ! Mais même si vous ne odnnez pas de portable à votre enfant, il aura accès aux mêmes vidéos avec le portable d’un copain. Et, de toute façon, les intérêts commerciaux du porno sont si importants qu’on voit mal qui voudrait s’attaquer à PornHub, nonobstant le fait que le principe de liberté permet aux adultes de lire et voir ce qui leur plaît. Quoi qu’il en soit, nous avons là un chapitre de la protection des mineurs qui ne semble pas émouvoir grand monde. Il n’est pas besoin d’avoir fréquenté la villa de Duhamel à Sanary pour s’initier tôt à la chose sexuelle. Beaucoup de journalistes ont fait mine d’être outragés aux récits de Camille Kouchner, mais ils auraient du suivre d’un peu plus près leurs propres enfants…

Que des enfants, surtout à l’âge de la puberté puisse consentir, pleinement, à des propositions de nature sexuelle, ce n’est pas du tout étonnant. Les enfants, même petits, peuvent être amoureux. Tout juste adolescents, combien sont « tombés amoureux » d’un de leurs professeurs et si se noue une relation intime, on aura du mal à plaider qu’elle ait été contre le consentement du jeune garçon ou de la jeune fille, sauf à considérer qu’avant 18 ans on est dépourvu de tout discernement et de toute personnalité propre. En 1969, Gabrielle Russier, professeur de lettres, tout juste trentenaire, est traînée en justice à la suite d'une liaison amoureuse avec un de ses élèves, Christian Rossi, alors âgé de seize ans ; elle est condamnée à un an de prison avec sursis pour enlèvement et détournement de mineur et se suicide dans son appartement marseillais. L’affaire avait ému l’opinion publique, jusqu’au président de la République de l’époque, Georges Pompidou. Quelques années plus tard, le futur président de la république, Emmanuel Macron nouait avec son professeur de lettres une relation amoureuse qui ne semble plus choquer personne. Dans les deux cas, la relation entre un mineur (consentant) et une personne ayant autorité sur lui rend la relation illicite. La détermination des âges légaux a toujours quelque chose d’arbitraire et on présume que les magistrats seront aptes au discernement – ce qui ne va pas de soi, puisque désormais la multiplication des lois rend souvent le verdict presque automatique. Mais le véritable problème n’est justement pas légal. Il devrait être moral.

Freud avait expressément interdit la relation entre le psychanalyste et ses patientes – interdit que Ferenczi avait allégrement enfreint. Pourquoi ? Tout psychanalyste sait que son patient fera un transfert vers son analyste et que donc l’amour qui lui est adressé ne lui est pas adressé réellement. Il est adressé à la personne dont l’analyste est le substitut dans le processus d’analyse. De la même manière l’amour que l’élève pourrait vouer à son professeur n’est jamais l’amour voué à la personne du professeur en tant qu’humain, mais un substitut de l’amour dirigé vers le père ou la mère, une manifestation à retardement du complexe d’Œdipe. Par conséquent, l’éthique du professeur devrait lui interdire de céder au désir qu’il pourrait éprouver envers ce jeune garçon ou cette jeune fille. Les discussions sur l’âge légal du premier rapport sexuel sont donc un peu oiseuse si on ne met pas à l’arrière-plan cette simple décence qui devrait être commune. Selon la loi, un jeune homme de 18 ans et un jour qui couche avec une fille de 14 ans et 364 jours est un hors la loi. On se doute qu’il ne se trouvera pas un seul juge pour condamner le jeune homme dès lors que la jeune fille était consentante. Du moins, on ose l’espérer.

Fixer un âge en-dessous duquel on considère qu’il y a toujours non-consentement, voilà qui pourrait sembler évident. Mais cela pose aussi de très nombreuses questions. Deux adolescents de 14 ans sont assez grands pour tenter leur première expérience amoureuse. On considérera qu’il n’y a pas atteinte sexuelle dans ce cas, suppose-t-on. Mais que l’un ait plus de quinze ans, cela change-t-il quelque chose ? Là encore, on peut espérer que les magistrats, si une telle affaire arrivait devant eux, seraient assez avisés pour suivre le bon sens. Mais rien n’est garanti, comme n’est pas garantie la mansuétude des parents.

L’âge du consentement n’est pas plus facile à fixer que celui de la majorité pénale. Dans une note du Sénat, on peut lire : « La jurisprudence considère en général que, dès huit à dix ans, les enfants possèdent la capacité de discernement suffisante pour être pénalement responsables de leurs actes. Quant aux sanctions pénales encourues par les délinquants mineurs âgés d'au moins treize ans, elles ne sont pas énoncées par le code pénal, mais par l'ordonnance n° 45-174 du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante, car le droit pénal des mineurs est un droit autonome. » Il faut donc distinguer la capacité de discernement (les Sénateurs, comme la tradition, la fixent à huit-dix ans, c’est-à-dire quand l’enfant a atteint « l’âge de raison »). Si à dix ans on est pénalement responsable2, pourquoi ne pourrait-on pas consentir à des rapports sexuels ? On aurait du discernement pour savoir qu’il est mal de voler ou de tuer mais plus de discernement pour les choses du sexe ?

Toute cette histoire de consentement soulève plus de problèmes qu’elle en résout et ouvre la voie à des discussions sans fins et à des injustices. Mais, comme toujours, on croit bien faire en édictant des lois sévères, mais les lois sévères n’ont jamais arrêté les prédateurs tout en augmentant mathématiquement et sans raison le nombre des délinquants. Là encore, on espère que la magie du texte viendra suppléer l’absence de décence commune.

Bien que le lien ne soit pas évident, j’aborde pour terminer la question de l’inceste. Le lien est fait par l’affaire Duhamel. Jusqu’en 2010, la loi française ignorait purement et simplement l’inceste. Le code civil interdit les mariages entre frères et sœurs ou entre ascendants et descendants, mais nullement les rapports sexuels dès lors qu’ils ont lieu entre majeurs consentants. Plus, le mariage entre cousins germains n’étant pas expressément interdit par la loi est donc autorisé. Mais comme dans ces affaires on parle à tort de consanguinité, sont également interdits les mariages entre un homme ou une femme et les enfants de son ex-épouse ou époux qui n’ont pourtant aucun lien de « sang ». De même les enfants adoptés sont-ils considérés comme « tabou » bien qu’ils n’aient pas de liens consanguins avec leurs parents adoptifs. La notion d’inceste n’existe que pour les cas d’atteinte ou d’agression sexuelle comme circonstance aggravante si le coupable a des relations de parenté avec la victime. De fait ça ne change rien, puisque de toutes façons l’exercice de l’autorité sur un mineur est une circonstance aggravante. L’insertion de l’inceste dans le code pénal en 2010 a satisfait certaines obsessions mais évidemment n’a pas protégé les enfants contre les atteintes sexuelles incestueuses. On peut se demander pourquoi, avant 2010, l’inceste ne figurait pas dans le code pénal ? Tout simplement parce que l’inceste ne peut pas être juridiquement défini ! Seuls les liens légaux de parenté sont définis puisqu’ils figurent dans le code civil. Les « liens du sang », la loi française, et c’était sa grande sagesse, les ignorait. L’introduction de l’inceste s’inscrit dans un ensemble de dispositions qui visent de facto et paradoxalement à re-naturaliser la filiation qui est simplement affaire de loi jusqu’à présent. Comme on va bientôt abolir l’accouchement sous X et l’anonymat des donneurs de sperme, on va se trouver confronté à des tas de complications déjà prévisibles. Un donneur de sperme tombe amoureux de sa fille génétique devenue majeure, que fait-on ? Jusqu’à présent, il ignore que c’est sa fille génétique et donc il ne se passe rien. Si demain il sait et si elle aussi sait, ils n’auront plus l’excuse de l’ignorance et leur relation deviendra incestueuse. L’obsession de la pureté du sang et des tests génétiques pour vérifier la filiation va se généraliser. La destruction de l’ordre symbolique ouvre bien la voie à ce que Pierre Legendre appelle « conception bouchère de l’humanité ». Il ne faudra plus inscrire les humains sur un état civil mais sur un « herd-book » comme les animaux.

Ainsi nos innovations juridiques propulsées par les revendications de tous les groupes de pression et par la passion ravageuse du bien absolu nous mènent droit vers un monde qui sera de moins en moins vivable.

Denis Collin – 2 février 2021

1Voir Denis Collin & Marie-Pierre Frondziak, La force de la morale, éditions R&N, 2020

2Ne pas confondre responsabilité pénale et sanction pénale.

Marx et les sciences sociales: la question du déterminisme

La question du déterminisme est la croix de l’épistémologie des sciences sociales. Durkheim veut fonder la sociologie sur le principe d’un déterminisme social strict (cf. Règles de la méthode sociologique). La « causalité psychique » telle que Freud l’expose dans la Métapsychologie a pour but d’établir la scientificité de la psychanalyse. Il en va de même dans la critique marxienne de l’économie politique. Les lois de développement du mode de production capitaliste doivent être semblables aux lois de la nature. La « science » dont Marx se veut le théoricien doit donc être déterministe. Or ce déterminisme conduit à des difficultés sérieuses du point de vue même dont Marx se place.  

La volonté, affichée par Marx, de présenter son œuvre comme science, de mettre à nu des lois historiques qui s’accomplissent avec la rigueur inflexible des lois de la nature, a souvent conduit à caractériser la méthode de Marx comme un déterminisme strict. Une des critiques majeures du « marxisme » consiste ensuite dans la critique de ce déterminisme qui correspondrait à la science du XIXe siècle et non à la science moderne, celle du principe d’incertitude et de la physique quantique. Un deuxième type de critique disqualifie la théorie de Marx au motif que le déterminisme des sciences de la nature n’a aucune pertinence dans le domaine de l’histoire humaine. 

Il est vrai que l’interprétation marxiste courante de Marx conduit à un déterminisme radical : l’histoire doit suivre des chemins déterminés à l’avance et dont elle ne peut s’écarter. Par conséquent, la perspective de la société communiste que Marx affirme découvrir dans le mouvement réel qui se déroule sous nos yeux devient une véritable eschatologie. La «science» agit ici comme révélation, bonne parole : les divers stades que doit parcourir l’humanité ont été mis en évidence, le prochain (le communisme) doit arriver aussi sûrement que la chrysalide capitaliste contient le papillon communiste. Le déterminisme du marxisme est une philosophie de l’histoire, très hégélienne dans sa forme et souvent dans son contenu. Mais le marxisme n’est pas seul en cause. 

D’une part, le rationalisme est inséparable du déterminisme. Que les choses puissent arriver pour des raisons explicables par des lois régulières et non en raison d’une intervention arbitraire ou incompréhensible des divinités, des esprits malins ou des astres, c’est le minimum indispensable pour commencer d’avoir une pensée scientifique. « Rien n’est sans raison » dit Leibniz. Chez Spinoza, que Marx a longuement lu et recopié, la vie des hommes eux-mêmes et la constitution de leurs institutions politiques ne peuvent pas être expliquées par les interventions du libre arbitre, mais bien par une détermination naturelle à agir qui est tout aussi stricte que celle qui commande le mouvement des objets inertes étudiés par la physique ? 

Mais dans le même temps, la manière dont le déterminisme scientifique est formulé n’est pas pure de toute présupposition métaphysique. La croyance au déterminisme telle qu’elle s’est construite au siècle des Lumières n’est souvent qu’une autre forme de la croyance dans la prédestination et la Providence divine. Comme le dit Jacques le fataliste — qui se moque déjà de ce déterminisme métaphysique — « c’est écrit dans le ciel ». Le ciel garantit la vérité de la science. De Saint-Augustin à Descartes et Leibniz, la démarche scientifique s’est assurée dans l’idée de la perfection de la création. Les lois aussi régulières, les liens aussi inéluctables entre les causes et les effets ne peuvent pas être autre chose que l’œuvre d’un Créateur ; la doctrine de l’harmonie préétablie est, à certains égards, indispensable à la démarche de la science moderne (« Dieu ne joue pas aux dés », disait Einstein). Les lois déterministes de la nature se fondent sur une nécessité divine originelle. En effet, comment peut-on être assuré que la nature n’est pas pur chaos ? Il a bien fallu que les lois lui soient données. Et pour être assuré que notre connaissance de la nature est vraie, il faut éliminer l’hypothèse d’un Dieu trompeur. 

Nous avons, sans doute, aujourd’hui, une vision plus « laïque » de la démarche scientifique. Les épistémologues et les sociologues des sciences mettent en évidence la part du « bricolage », de l’imagination, les doses, souvent fortes, « d’impuretés » que contiennent toutes les grandes théories scientifiques. Mais c’est une vision a posteriori. L’aventure de la science moderne n’était possible qu’en présupposant, sans questionnement, que la nature et le monde possédaient une rationalité et une simplicité intrinsèques qui pouvaient être représentées dans tout esprit sain, par tout homme doué du bon sens. Pas plus que Dieu, la nature ne peut être trompeuse. Elle ne peut pas non plus être inconstante : les mêmes causes produisent les mêmes effets. Les lois de la nature sont invariantes et universelles. Ces deux conditions permettent à l’homme d’envisager de devenir le maître de ses conditions naturelles d’existence. C’est, d’ailleurs, le programme que Descartes a fixé à la science moderne : grâce à la science, l’homme peut devenir « comme maître et possesseur de la nature ». Certes, Kant peut concevoir une connaissance scientifique de la nature sans recours à l’hypothèse théologique. L’ordre de la nature n’est pas connu intrinsèquement. C’est seulement la Raison humaine qui légifère parce que nous ne pouvons connaître la nature que comme ordonnée par le principe de causalité. Cependant, in fine, Kant doit sauver la conception théologique de la nature. 

Dès qu’on aborde la conception marxienne de la science, il faut essayer de se replacer dans ce climat intellectuel dont il ne peut s’abstraire totalement. À partir du moment où il veut faire œuvre scientifique, il est nécessairement déterministe. Même les sociologues contemporains, qui, souvent, critiquent le déterminisme marxien au nom de la « complexité » ou de quelque autre paradigme plus ou moins clairement pensé, sont des déterministes : ils doivent essayer de formuler des lois et de se livrer à quelques prévisions. Ils ne renoncent pas à intervenir dans la conduite des affaires humaines et à proposer des solutions. 

Quel est, alors, le sens précis du mot déterminisme quand on l’applique à la théorie de Marx ? Il est nécessaire d’abord de s’entendre sur le mot lui-même en n’oubliant pas que certains glissements de sens ont été opérés au cours des deux derniers siècles qui amènent souvent à confondre nécessité et détermination : or ces deux termes ne sont nullement synonymes. Leibniz oppose la nécessité, qui conduit toujours à un certain résultat et qui est la loi régissant le domaine des mathématiques et de la métaphysique, à la détermination qui seulement « incline » et qui concerne tant la physique que la morale[i]1 ; ailleurs cette opposition recouvre l’opposition entre le domaine qui concerne les monades simples soumises aux lois de la physique et celui des âmes dotées de réflexion et capables d’une action en vue d’une fin. Il faut noter que l’opposition entre nécessité et détermination n’est pas une différence de force comme pourrait le laisser supposer la formulation leibnizienne. La détermination n’est pas une nécessité affaiblie. Elles sont, chez Leibniz, des principes qui s’appliquent à des ordres différents. La nécessité concerne les essences, elle n’est que l’explication de ce qui est impliqué dans chaque essence, le développement des prédicats qui sont inhérents au sujet. La détermination, au contraire, concerne les phénomènes du monde et elle relève de jugements contingents. Pour le rationalisme classique, la nécessité concerne donc la métaphysique et les mathématiques, alors que la détermination concerne, sur un pied d’égalité, la physique et la morale. À la certitude absolue des premières s’oppose ainsi une certitude relative, une certitude sous condition, dans les sciences subordonnées. 

Mais cette certitude relative connaît elle aussi des degrés. La certitude des prévisions de la physique, fondée sur la connaissance des lois de la nature, suppose un déterminisme fort, alors que dans les « sciences morales », non seulement les prévisions sont extrêmement difficiles, mais la connaissance des lois elle-même est fort incertaine. La détermination de la trajectoire d’un corps n’est soumise qu’à des aléas extérieurs : si aucun événement imprévu n’intervient, le corps suivra exactement la trajectoire prévue par la théorie, moyennant des incertitudes qu’on peut évaluer. Inversement, la détermination des hommes à agir dans tel ou tel sens ne permet nullement de prétendre qu’ils le feront ou même qu’ils feront des efforts pour le faire. Cette action est seulement possible. Bien que Marx invoque souvent la « nécessité inflexible » des lois de la nature, le déterminisme qu’il met en évidence dans l’étude de la société est bien plutôt un déterminisme du deuxième genre, un déterminisme propre aux sciences de l’homme, qui n’indique que des tendances et nullement des prévisions certaines. Ce que montre l’expression même de Marx quand il parle de « lois tendancielles ». 

Mais, même si on en s’en tient aux affirmations de Marx sur l’analogie de sa critique de l’économie politique avec les sciences de la nature, comme la physique, il faut encore préciser de quel type de déterminisme physique il s’agit. En effet, la première distinction, entre un déterminisme fort des sciences de la nature et un déterminisme faible des affaires humaines, se redouble d’une opposition au sein même des sciences de la nature, ou des sciences exactes. Dans la physique classique, Kojève[ii] distingue un déterminisme causal et un déterminisme statistique. Le premier, résumé par « mêmes causes, mêmes effets » est représenté par la thèse de Laplace. Le second suppose que la prévision ne concerne pas les éléments pris à titre individuel (telle ou telle molécule d’un gaz), mais porte sur l’état global du système. S’il faut rattacher la position théorique de Marx à l’une de ces deux catégories, c’est incontestablement à la seconde que nous avons affaire[iii]. Les lois du mode de production capitaliste ne se vérifient pas nécessairement pour un capitaliste individuel, mais seulement quand on considère le mode de production capitaliste dans son ensemble. On peut, à la rigueur, résumer l’ambition de Marx en disant qu’il a cherché à construire une « physique sociale statistique ». L’importance qu’il accorde aux travaux d’Adolphe Quételet concernant l’application des méthodes statistiques aux sciences sociales l’indique clairement. Néanmoins, il y a deux différences importantes qui font qu’on ne saurait assimiler la théorie de Marx à une physique sociale statistique sans incompréhensions graves. 

Premièrement, la physique statistique, tout en étant statistique, n’en donne pas moins des prévisions exactes dans une fourchette de valeurs déterminées. Par sa nature même, l’analyse marxienne ne donne aucune prévision chiffrée, non parce que Marx ne disposait pas de modèles mathématiques suffisants, mais parce qu’elle n’est pas une économétrie, mais une tentative d’explication de ce que mesurent les spécialistes de l’économétrie. La théorie des crises cycliques elle-même n’est pas une prévision chiffrée et vérifiable pratiquement. La théorie marxienne n’est jamais en effet une théorie de la prévision économique. Marx constate après coup les crises cycliques et tente d’évaluer leur fréquence moyenne à partir d’outils statistiques, mais nulle part la théorie marxienne ne permet d’expliquer pourquoi les crises ont lieu tous les dix ans environ à telle époque, tous les six ou sept ans à une autre époque, etc.. Sur ce plan, Marx s’en tient à des considérations purement empiriques, notamment celles qui lui sont fournies par son ami Engels à partir de sa connaissance « de l’intérieur » de la marche des affaires. On peut même aller plus loin et affirmer qu’il n’y a pas à proprement parler de théorie des crises cycliques chez Marx. Il y a une théorie du cycle qui suit le double mouvement de la marchandise et de l’argent. Il y a une théorie de la crise en général, ou du moins une théorie de la possibilité formelle des crises dans l’analyse de la marchandise de la première section du livre I du Capital. Mais on ne trouve pas véritablement de théorie des crises cycliques en tant que telles. Dans son ouvrage sur « Le marxisme et les crises », Jean Duret le constate sous une forme paradoxale : 

La théorie marxiste des crises est une pierre angulaire extrêmement importante de l’édifice du socialisme scientifique. 

Marx n’en a donné nulle part l’exposé systématique ; Jean Duret[iv] cependant estimait qu’en rassemblant les divers éléments, cycle de reproduction exposé dans le livre II, théorie de la baisse tendancielle du taux de profit, etc., on pourrait « combler les lacunes » et produire une théorie marxiste des crises. Force est de reconnaître qu’il n’en a rien été et qu’il y a à peu près autant de « théories marxistes des crises » que d’auteurs marxistes ayant eu à traiter de ce sujet.[v] 

Quand Marx s’essaie aux prévisions économiques[vi], c’est le plus souvent par une analyse de conjoncture qui ne s’appuie pas sur les éléments spécifiques de sa théorie, mais plutôt sur le fond d’idées communes à tous les économistes, comme si la théorie, le « socialisme scientifique » diraient les marxistes, n’avait plus rien à dire dès qu’on s’intéresse à la réalité quotidienne. 

Encore, en nous concentrant sur la prévision économique, nous ne nous intéressons qu’à un aspect de la théorie sociale de Marx. Car il est encore moins question de parler de prévision en matière de révolution sociale, même si Marx, comme tous les révolutionnaires, a toujours eu tendance à annoncer la révolution sociale pour la semaine suivante et à constater que l’histoire n’a pas honoré les traites sur l’avenir qu’on lui a présentées. 

Il faut donc bien constater cette différence essentielle entre la critique marxienne et les sciences de la nature : la critique marxienne, tout en s’affirmant comme une théorie déterministe, ne fournit aucune prévision de l’avenir en fonction des éléments déterminants déjà réunis. On a souvent répété après Popper que la théorie marxienne était « infalsifiable » à cause de sa théorie de l’idéologie, tout comme la psychanalyse l’est à cause de la théorie de la résistance. En réalité, si la théorie marxienne ne passe pas le « test de Popper », ce n’est pas parce qu’elle réfute à l’avance toute tentative de réfutation, c’est parce qu’elle est essentiellement une « science interprétative » qui ne débouche pas sur des prévisions qui pourraient servir d’expérimentation. 

Deuxièmement, le système observé par la physique statistique est un dispositif expérimental ; le caractère statistique de la loi provient de ce qu’on observe extérieurement un grand nombre d’éléments identiques dont les rapports mutuels sont contingents. La loi laisse de côté les propriétés et les caractéristiques de chaque individu pris isolé (par exemple une molécule dans un gaz) pour formuler des relations entre grandeurs moyennes. La pression d’un gaz est une grandeur mesurable qui n’est pourtant que la résultante des actions individuelles contingentes de chaque molécule. Et, pourtant, la dynamique des gaz est une science déterministe qui permet de prévoir exactement l’évolution d’un système. Les individus qui se rencontrent sur un marché, le marché du travail y compris, peuvent être comparés à ces molécules et de leurs confrontations mutuelles naîtra un prix de marché, formé a posteriori par la concurrence. Mais Marx refuse de restreindre sa recherche à cette vision positiviste. Les relations entre grandeurs formées sur le marché, qui se constituent a posteriori par l’action aléatoire des individus dépendent d’une réalité plus « profonde », plus fondamentale, d’une réalité essentielle qui reste l’objet de la science. Ainsi, les rapports entre les individus apparaissent comme contingents, mais, pour Marx il s’agit d’une illusion. La concurrence, en effet, se présente d’abord comme quelque chose d’extérieur pour chaque capitaliste (ou pour les ouvriers dès lors qu’ils se font concurrence dans la vente de la force de travail), mais, dit Marx, elle est en réalité le moyen par lequel sont exécutées les « lois immanentes du mode de production capitaliste ». Cette expression pose problème. Si on en reste là et qu’on prend cette formule sans l’interroger, elle prend un caractère tout à fait mystique ; les lois « immanentes » non vérifiables par la voie empirique, ou du moins vérifiables uniquement de manière indirecte et au prix d’une interprétation, apparaissent comme le « deus ex machina » du mode de production capitaliste8[vii]. Marx évidemment ne s’en tient pas là. Il lui faut donc montrer comment s’exécutent ces lois immanentes, comme on passe de ce que Alain Lipietz appelle l’économie ésotérique à l’économie exotérique : ainsi les livres II et III du « Capital » visent-ils à exposer comment l’ensemble fonctionne après que le livre I a démonté la machine capitaliste et mis en évidence son mécanisme caché. La transformation des valeurs en prix constitue le premier pas de cette démonstration que Marx n’a pas pu mener à son terme. Autrement dit le déterminisme essentiel n’est pas celui qui relie une configuration exotérique à une autre (la consécution d’un phénomène et d’un autre phénomène, dirait-on en termes empiristes), mais celui qui explique comme telle structure ésotérique va se manifester de façon exotérique. Le marché est le médium qui organise la coopération permettant aux individus sociaux de produire leurs conditions d’existence. Autrement dit, la réalité « ésotérique » de la coopération prend la forme exotérique de la concurrence, c’est-à-dire de la lutte de chacun contre chacun. 

L’articulation de ces deux niveaux est essentielle pour comprendre Marx. C’est elle, en effet, qui permet de comprendre pourquoi la plus-value ne se forme pas au niveau de chaque entreprise individuelle, mais au niveau de l’ensemble du système capitaliste. La concurrence, qui forme la loi du marché ne fait que transformer cette plus-value en profit que chaque entrepreneur va pouvoir réaliser en tenant compte de ses avantages comparatifs propres (différentiel de productivité, position de monopole, etc.) Ce qui permet de comprendre aussi qu’une entreprise qui ne réalise aucun profit n’en exploite pas moins ses ouvriers… Faute de saisir ce nœud de la théorie de Marx, la plupart des critiques libérales tombent à plat, puisqu’elles comprennent Le Capital, non comme une théorie du mode de production capitaliste, mais comme une théorie de l’entreprise capitaliste. 

Essayons de formuler cela encore autrement. La théorie marxienne, dans ce qu’elle a de spécifique, dans ce en quoi elle se sépare de celle des économistes, n’est pas une théorie déterministe du type de la physique classique, ou seulement de façon lointaine, par analogie. Marx n’affirme pas que le phénomène A est nécessairement suivi par le phénomène B, ni que l’état E1 d’un système évolue nécessairement vers l’état E2. Il affirme seulement — mais c’est énorme ! — que l’état E1 et l’état E2 sont tous les deux explicables par une même réalité plus essentielle, qui est d’un tout autre ordre, car la valeur n’est pas du même ordre que le prix et la valeur de la force de travail si elle fonde le salaire se situe sur un autre plan. Les liens entre les états E1 et E2 représentent le mouvement apparent dont Marx cherche le mouvement réel interne. Ce mouvement interne est cause ; les états n’apparaissent selon Marx que dans conditions déterminées, c’est-à-dire précises, concrètement définies, mais Marx n’a jamais affirmé que le mouvement interne réel déterminait et donc rendait strictement prévisible la succession des états apparents. Bien au contraire, Marx a consacré des années de travail à montrer comment le mouvement apparent différait en réalité de ce qu’on aurait pu prévoir en appliquant de manière déterministe les « lois » du mouvement réel, ainsi de la loi de la baisse du taux de profit qui n’est qu’une loi « tendancielle », ainsi la formation des prix de production et des prix des marchandises tout en « obéissant » à la loi de la valeur aboutit à ce que le mouvement des prix apparaît totalement indépendant de la valeur (quoique la somme des prix soit toujours égale à la somme des valeurs). 

Précisons encore. Pour le positivisme, les phénomènes ne s’expliquent pas par une réalité cachée. Si on oppose l’essence à l’apparence, c’est seulement par un reste d’attachement à l’ancienne métaphysique. Quand on dit que, contrairement aux apparences, la terre autour du soleil, le positiviste pur et dur considère qu’on dit seulement qu’il est plus simple de supposer que la terre tourne autour du soleil pour faire les calculs astronomiques. Contre Galilée, le positiviste est du côté du Cardinal Bellarmin. Inversement Marx est du côté de Galilée. Pour lui, la terre tourne « vraiment » autour du soleil. La réalité cachée est une véritable réalité et non une astuce de calcul. Autrement dit, le déterminisme n’est pas uniquement opératoire, mais aussi ontologique. En ce sens, le déterminisme de Marx pourrait être nommé un déterminisme fort. Mais en même temps, la réalité phénoménale est le résultat de la conjonction d’un si grand nombre de mouvements fondamentaux qu’elle devient imprévisible. Et en ce sens, le déterminisme de Marx est un déterminisme faible. 

Donc, si on peut parler de déterminisme chez Marx, c’est uniquement en un sens très particulier. Tout ce qui advient s’explique par un enchevêtrement de causes efficientes, mais il n’en faut point conclure que de tout se déroule selon un ordre inexorable. Il faut distinguer deux sens dans le déterminisme : le déterminisme orienté vers le passé qu’il est toujours possible de mettre en œuvre (tous les évènements du passé ne peuvent être compris que sous le mode d’une stricte causalité) et le déterminisme orienté vers l’avenir qui ne fonctionne que dans un certain nombre de cas bien précis et selon des modalités particulières, dans le domaine des sciences de la nature par exemple. Ce double déterminisme recoupe la double structure subjectivité-objectivité qui est la caractéristique de la théorie de la connaissance marxienne. Les hommes font eux-mêmes leur propre histoire dans des conditions qu’ils n’ont pas choisies et qui pourtant sont le résultat de l’action passée des hommes. Cette formule condensée et bien connue de la pensée marxienne peut s’interpréter ainsi : l’action passée est devenue un phénomène objectif qui s’impose à chacun et détermine ainsi son action en en fixant les termes. Mais en tant qu’il est un individu vivant, chaque homme est subjectivement libre de la manière de traiter ces termes qui lui sont imposés. Il peut se conduire passivement sous l’effet des « affections » ou au contraire agir activement sous la conduite de la raison qui consiste à connaître ce qui nous détermine[viii]9. La révolution sociale n’est pas possible dans n’importe quelle circonstance, ses conditions sont déterminées strictement par l’évolution historique et les ressources qui sont disponibles — le niveau de développement des forces productives — mais, pour Marx, il n’y a pas de révolution sociale sans que les ouvriers se décident eux-mêmes, subjectivement à conduire l’action. C’est d’ailleurs pour cette raison que Marx s’oppose aux anarchistes. Les anarchistes refusent l’action politique parce qu’au fond ils ne font confiance qu’au mouvement objectif alors qu’est nécessaire l’intervention subjective qu’est l’action politique organisée10[ix]. L’histoire humaine n’est donc jamais réductible à un « objet » de science et n’est donc jamais pleinement « déterministe » et néanmoins reste déterminée. 

Dans le domaine de la connaissance sociale, le déterminisme n’est donc jamais un moyen de prévision ; il consiste seulement à délimiter des champs de possibles pour l’action humaine et nullement à prévoir que tel ou tel événement se produira aussi inévitablement que la chrysalide se transforme en papillon. 

Au-delà de la discussion sur la signification de la pensée de Marx, c’est tout le champ des sciences sociales qui est ainsi interrogé et, spécialement, le champ de la « science économique » où le recours à un appareillage mathématique imposant et encombrant parvient difficilement à masquer les graves difficultés théoriques. 

[i] Voir Discours de Métaphysique

[ii] Alexandre Kojeve : L’idée de déterminisme dans la physique classique et dans la physique moderne — Réédition « Livre de Poche — Essais » 1990  

[iii] Sur ce point nous partageons les analyses de Michel Vadée (in «Marx penseur du possible») qui a bien montré le rôle des statistiques dans la pensée de Marx

[iv] Jean Duret : Le marxisme et les crises (Gallimard 1933 ; réédition fac similé Éditions d’Aujourd’hui 1977) page 73  

[v] Ce point mériterait à lui seul un ouvrage. Les auteurs marxistes introduisent une différence, qui est, pour l’essentiel, ignorée de Marx, entre « grandes crises » et crises « ordinaires » ou encore entre crises conjoncturelles et crises structurelles. On retrouve cette distinction dans les analyses de Kondratieff, reprises par Ernest Mandel (avec la théorie des cycles cinquantenaires), ou dans les thèses de « l’école de la régulation » (opposition des crises de régime d’accumulation du capitalisme aux récessions ordinaires). Cette distinction est liée à la volonté de constituer une histoire concrète du mode de production capitaliste développé qui est hors du champ d’étude de Marx. L’histoire n’entre chez Marx que dans la genèse du mode de production capitaliste à partir de la production marchande simple. Mais une fois ce point expliqué, il s’agit de produire le modèle théorique pur et non d’analyser les formes phénoménales du MPC.

[vi] On en trouvera des nombreux exemples dans les articles destinés au New York Daily Tribune.  

[vii] Il faut d’ailleurs noter que Marx n’est pas seul ; les classiques et les néo-classiques, s’ils font appel en permanence au marché de concurrence parfaite, font disparaître ladite concurrence de leurs schémas dès que la supposition de la concurrence parfaite est posée.  

[viii] Même si nous ne partageons pas tous les rapprochements opérés par les althussériens entre Marx et Spinoza, il est clair que sur ce point précis, Marx est un disciple strict de Spinoza : la liberté est la connaissance de la nécessité et l’action conformément à cette connaissance.  

[ix] C’est la divergence entre Marx et Proudhon dont nous avons déjà parlé. Proudhon cherche des solutions économiques à la question sociale, alors que Marx ne voit pas de solution à la question sociale en dehors de cette « émancipation des travailleurs [qui] sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.

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