samedi 14 août 2021

Mon corps m'appartient-il?

(Bonnes feuilles, extraites de La Force de la morale, par Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak, éditions R&N, 2020)

« Mon corps m’appartient ! » : ce fut le cri de guerre des mouvements pour la liberté de l’avortement et de la contraception dans les années 1970. C’est aussi la légitime revendication des femmes, non seulement contre les violeurs patentés, mais aussi contre les « gros lourds » ou les maris ou compagnons qui croient avoir des droits d’exiger l’accomplissement du triste « devoir conjugal ». Mais au-delà de cet usage défensif si utile, il n’est pas certain que la proposition « mon corps m’appartient », sans le point d’exclamation rageur, soit moralement acceptable. Le corps propre, ce qu’on désigne par « mon corps », est-il une chose qui puisse m’appartenir, comme ma maison ou mon chapeau et dont je puisse disposer à volonté ? Mais s’il n’est pas « ma » propriété, à qui appartient-il ? Le croyant répond qu’il appartient à Dieu, mais encore faut-il être croyant ! On peut aussi répondre que je n’ai pas un corps, mais que je suis mon corps (en adoptant une position que partageraient Spinoza et Merleau-Ponty). Cela ne réglera pas le problème : ai-je le droit absolu de disposer de moi-même ? Puis-je vendre mon corps, c’est-à-dire me vendre moi-même en totalité ou en partie ? Qu’est-ce qui pourrait mettre des limites à cette liberté illimitée de disposer de soi-même et de faire tout ce qu’il est en mon pouvoir de faire ?

Inviolabilité du corps

Il s’agit tout d’abord d’indiquer à tout autre que le corps propre du sujet est inviolable : nul ne peut s’en saisir. L’expression a donc un usage commun, qui n’est pas autre chose qu’une affirmation de la liberté personnelle.

Mais c’est aussi un principe juridique qui s’enracine dans une certaine sacralité du corps : les Grecs comme les chrétiens s’opposent aux mutilations rituelles : pas de scarifications, pas d’inscription de l’appartenance politique ou religieuse à même la chair, ni excision, ni circoncision, ni scarification. La foi ne peut résider dans un morceau de peau humaine. Ces pratiques de mutilations rituelles étaient, pour Hegel, la marque même de la barbarie, d’une conception non spirituelle de Dieu, puisque la foi se trouve objectivée et donc aliénée dans la matière corporelle.

Même le corps des morts est inviolable. On a dit, un peu vite, que l’humanité commence avec les rites d’inhumation. Il n’est pas tout à fait certain que les membres de l’espèce Homo sapiens, qui pourtant avaient des pratiques artistiques témoignant d’une spiritualité déjà très développée, aient systématiquement enterré leurs morts. Selon certains archéologues, ils auraient surtout inhumé les corps des hommes puissants, pour les honorer ou pour s’assurer qu’ils ne reviendraient pas pour tourmenter les vivants.

Si « mon corps m’appartient », personne ne peut me retenir contre mon gré. La liberté en son sens le plus élémentaire est la liberté de se déplacer et donc de disposer de son propre corps, selon son gré. Une liberté qui ne serait pas la liberté de se déplacer serait une liberté absolument vide. Ceux qui disent que l’essentiel est d’être « libre dans sa tête » disent à peu près n’importe quoi. On ne peut être « libre dans sa tête » si le corps ne peut se mouvoir. Ces maladies dans lesquelles le corps est paralysé en laissant « l’esprit libre » provoquent d’immenses souffrances. La punition par excellence est la prison : le prisonnier est celui qui perd le libre usage de son corps dans de très grandes proportions, même si la prison « moderne » n’enchaîne plus les prisonniers ou ne les enferme plus dans des cages trop exiguës pour se tenir debout ou se coucher — traitement que Louis XI réservait à ses ennemis.

Enfin, si mon corps m’appartient, personne n’en peut disposer pour satisfaire ses désirs. Le travail forcé est la forme la plus générale de cette réduction du corps humain à l’état de chose à disposition de ses propriétaires. Mais le viol est sans aucun doute l’interdit par excellence exprimé dans « mon corps m’appartient ». Qu’on me force à travailler sous la menace ne brise pas (sauf à la longue) mon intégrité, alors que le viol brise le corps dans ce qui constitue le sujet. Le violeur réduit l’autre à l’état de chose pour satisfaire son désir. Mais ce n’est pas tout : le violeur ne jouit pas de la jouissance érotique normale, mais de la jouissance sadique et il jouit par la même occasion de la domination qu’il assoit. Le violeur appartient du même coup à la race des maîtres ou des conquérants : pas de guerre sans viols ! Le viol n’est que l’aspect le plus aigu de la domination du corps et essentiellement du corps des femmes, quoiqu’il existe également des hommes violés, rarement par des femmes, mais le plus souvent par d’autres hommes : l’introduction d’une matraque dans l’anus est une pratique assez classique dans les violences policières. Cependant, entre le « devoir conjugal » et la traque aux méthodes contraceptives (pour ne rien dire de l’avortement), les sociétés traditionnelles signifient clairement aux femmes que leur corps n’est pas à leur disposition. Autrement dit, les femmes sont assujetties et ne sont pas considérées véritablement comme des sujets libres.

Donc en ce premier sens, désignant une liberté fondamentale et les interdits majeurs qui en sont la condition, il est donc légitime de dire que notre corps est à notre disposition et seulement à notre disposition, pas à la disposition de quelqu’un d’autre.

Tout est-il possible?

Cette première approche cependant est insuffisante, parce qu’elle ne permet pas de penser les limites du pouvoir de disposer de son propre corps. Pourquoi faudrait-il réglementer la libre disposition de son propre corps ?

Commençons par le constat : toutes les sociétés établissent des règles et des limites assez strictes concernant le corps. D’abord, les règles de pudeur, plus ou moins lâches, sont semble-t-il universelles. Homo sapiens appartient à la famille des singes nus, mais il s’habille et pas seulement parce qu’il a froid. Les parties sexuelles doivent être cachées et elles le sont presque toujours, ne serait-ce que par un étui pénien pour les hommes ou un court pagne pour les femmes. La « pudeur » n’a pas d’autre objet que de rappeler en permanence la force des interdits sociaux qui empêchent la société de sombrer dans une anomie destructrice. Elle nous dit : « le principe de plaisir n’est pas tout-puissant, il doit se soumettre au principe de réalité. »

En second lieu, toute société a une « politique du corps » qui indique précisément que le corps des individus appartient au groupe. Scarifications, peintures rituelles, blessures symboliques en tous genres, tout cela dit à celui qui entre dans la société : « maintenant, tu nous appartiens ». L’abandon de ces marques rituelles correspond évidemment à l’émancipation progressive de l’individu qui devient le « propriétaire de lui-même », tant est-il que la théorie moderne du droit, ainsi que l’a bien vu Hegel, repose d’abord sur la propriété de soi-même : « C’est seulement parce que je suis un Moi vivant dans un corps en tant qu’être libre que cette existence vivante ne peut pas être l’objet d’un mauvais usage et devenir bête de trait. Pour autant que Moi, je vis, mon âme (le concept et, plus haut, l’être libre) et mon corps de chair (das Leib) ne sont pas séparés ; celui-ci est l’existence de la liberté, et Moi, je ressens par son intermédiaire. »[1] D’où cette double conclusion : pour les autres, je suis essentiellement un être libre dans mon corps et par conséquent « le pouvoir exercé sur mon corps par autrui est un pouvoir exercé sur Moi. »[2] Hegel critique ces esprits « sophistiques », « sans idée » qui peuvent affirmer que l’âme n’est pas touchée quand le corps est maltraité. Ce qui peut sembler une banalité ne l’est pas. C’est par la propriété que se définit la personne, dit-on. Mais cette propriété n’est pas la propriété des choses, c’est d’abord et avant tout la liberté personnelle, car « je suis un être libre dans mon corps, tel que je le possède immédiatement. »[3] La position de Hegel est clairement antiesclavagiste. Parce qu’elle signifie que la propriété ne peut être que la propriété des choses et non celle des personnes.

La persistance et le retour en force du voile islamique, y compris sous les formes les pires comme le niqab ou la burqa, sont l’expression indiscutable que, pour l’islam, la femme ne s’appartient pas et qu’elle ne peut disposer de son corps (qui est réservé aux hommes ayant autorité sur elle).

Pour autant, la conception moderne de la liberté personnelle fondée sur la « propriété de soi-même » n’implique pas que le corps propre soit entièrement à la disposition du sujet. Ainsi, selon la loi française, je ne peux vendre ni mon sang ni mes organes : le don est la règle. On ne peut, a fortiori, se vendre en totalité — c’est-à-dire devenir esclave. Notons qu’aux États-Unis, même après l’abolition de l’esclavage, il était encore possible de se vendre soi-même pour payer ses dettes… Et encore aujourd’hui, les organes et le sang sont des produits du marché. Mais, en France, si mon corps est ma propriété, c’est une propriété inaliénable !

Mais reste à savoir si je peux l’aliéner à moi-même. Puis-je demander à être mutilé, par exemple ? Orlan, « artiste-plasticienne » (selon la terminologie officielle) s’est opéré le visage pour s’enlaidir. L’opération a été filmée et a été rebaptisée « performance » pour être projetée au public. L’objectif de cette opération était de dénoncer la chirurgie esthétique en montrant qu’elle pouvait non seulement embellir mais aussi enlaidir. Qu’une intervention chirurgicale s’impose pour sauver le malade et lui rendre la vie meilleure, personne n’en discute, mais que penser d’une intervention dont la finalité est de dégrader la situation de celui qui la subit ?

Nous considérons généralement aujourd’hui la castration comme un crime : voilà plus d’un siècle que même l’Église a cessé de castrer certains enfants pour empêcher la mue de leur voix d’ange ! L’enseignement de Jésus sur ce sujet est bien énigmatique : « Car il y a des eunuques qui le sont dès le ventre de leur mère ; il y en a qui le sont devenus par les hommes ; et il y en a qui se sont rendus tels eux-mêmes, à cause du royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre comprenne. » (Matthieu, 19). Mais ici, ce n’est pas l’opération qui est évoquée pour la dernière catégorie d’eunuques, mais le vœu de chasteté.

Évidemment, on ne peut interdire à personne de se mutiler : le « droit naturel » de chacun persiste toujours, puisqu’il n’est au pouvoir de personne d’empêcher celui qui veut se faire du mal de se faire du mal. Pourtant moralement et juridiquement, nous sommes tenus d’intervenir pour empêcher celui qui veut se mutiler de passer à l’acte, exactement comme nous sommes tenus, autant que nous le pouvons, d’empêcher le suicidaire de mettre fin à ses jours. A fortiori, et parce que le premier principe du serment d’Hippocrate est primum non nocere, d’abord ne pas nuire, on voit mal qu’un chirurgien puisse accéder aux désirs d’une patiente qui lui demande de la mutiler.

Les opérations de « réassignation de genre », c’est-à-dire les opérations censées transformer un homme en femme ou une femme en homme, peuvent être considérées, au moins sous un certain angle, comme des mutilations sexuelles. Le désir du sujet est une chose, le passage à l’acte médicalement assisté en est une autre. Pour des raisons que nous avons exposées ailleurs[4], la « réassignation » n’est jamais et ne peut pas être un véritable changement de sexe, mais seulement la construction d’un simulacre et constitue, d’une manière certaine et en dépit des fantasmes du patient, une dégradation du sujet.

Quoi qu’il en soit, nous devons donc constater que nous ne pouvons jamais totalement disposer de notre corps. Des raisons morales, sociales et juridiques s’y opposent. Même si l’on est très « libéral » dans toutes ces questions sociétales, il semble difficile d’admettre que notre corps est indisponible, au sens où nous ne pouvons pas en disposer comme s’il s’agissait d’une chose dont nous serions les propriétaires.

Qui est le sujet?

Il s’agit de savoir ce qui pourrait être le sujet qui pourrait à discrétion disposer de « son » corps. Du point de vue d’un matérialisme « réductionniste », le corps n’est pas autre chose qu’un ensemble d’organes, c’est-à-dire de choses matérielles ayant un certain type de relations plus ou moins stables. D’un tel ensemble matériel, on voit mal comment pourrait émerger un sujet qui puisse être titulaire d’un droit de propriété. Aucune chose ne pourrait dire « mon corps m’appartient ». Un ordinateur programmé à cette fin pourrait bien afficher sur l’écran « mon corps d’ordinateur m’appartient », personne ne prendrait cette proclamation au sérieux ! Le matérialisme pur et dur ne nous est d’aucune utilité.

Inversement, si on postule la séparation de l’âme et du corps, on peut admettre que « mon corps m’appartient » au sens où le « je » (la « chose qui pense » de Descartes) se retrouverait en quelque sorte « propriétaire » (à titre temporaire !) de ce corps, ce corps auquel je suis lié mais qui n’est pas moi. Cependant, l’union de l’âme et du corps est le schibboleth de la philosophie de Descartes. L’impossibilité de penser cette union, quand on les a conçus séparément, se retrouve ici. Si je ne suis lié à mon corps que pour des raisons contingentes et non pour des raisons positives — ainsi qu’on peut le penser en suivant les secondes réponses de Descartes aux objections adressées à ses Méditations métaphysiques — alors ce corps n’est finalement qu’une machine dans laquelle mon âme se tient comme un fantôme qui le hante. C’est ce corps-machine qu’on retrouve aujourd’hui dans les utopies un peu effrayantes du « cyborg » ou de « l’homme bionique », cet homme dont le corps n’est considéré que comme un outil auquel on pourrait ajouter des outils plus efficaces à partir de l’industrie électronique et des nanotechnologies…

Penser le corps sans penser le sujet (« l’âme », même si c’est en un sens très particulier) est impossible. Mais penser l’âme en extériorité du corps, d’un corps dont je serais propriétaire comme je serais propriétaire d’une chose, est tout aussi impossible. En effet, je ne suis dans le monde et dans le rapport avec autrui que par ce corps, ce corps qui me définit, qui est le centre de « mon » monde et l’anime. Plutôt que dire « j’ai un corps », comme on dit « j’ai une nouvelle voiture », on devrait peut-être dire : « je suis mon corps ». Mon corps m’appartient, il est ma propriété, mais au sens particulier du mot propriété, comme ce qui définit l’être (l’homme a la propriété d’être doué de parole, par exemple) et non la propriété que l’on a sur les choses.

Spinoza définit l’esprit comme « l’idée du corps ». Du même coup, on en déduit que le corps est l’objet ou l’idéat de l’esprit. L’un est impensable sans l’autre, ou encore l’un et l’autre sont la même chose « considérée sous deux attributs différents », l’attribut de la pensée et l’attribut de l’étendue. Cette thèse spinoziste permet de comprendre en quel sens « mon corps m’appartient », en dépassant les apories que font naître tant le matérialisme réductionniste que le dualisme cartésien. Être, c’est « avoir un corps » et un esprit (ou une âme) en même temps. On comprend alors que la puissance du corps et la puissance de l’esprit sont étroitement corrélées, et on peut entrevoir ce que Spinoza veut dire dans la proposition 39 de la Ve partie de l’Éthique : « Qui a un corps apte au plus grand nombre d’actions a un esprit dont la plus grande partie est éternelle. ».

Si on admet cette corporéité de l’esprit, on comprend que l’on n’a pas plus le droit de disposer de son corps que de disposer de son esprit ! Pourquoi cela ? Si quelqu’un demande : « ai-je droit d’être déraisonnable ou de me priver moi-même de l’usage de ma raison ? », la réponse va de soi : poser cette question, c’est encore une fois se rendre à l’arbitrage de la raison. Peut-on demander sans se contredire : ai-je raison de déraisonner ? Et donc quelqu’un peut bien prononcer des paroles incohérentes ou tenir des discours insensés, cette possibilité toujours ouverte et dont nous abusons souvent sans la moindre honte, ne peut pas être un droit puisqu’un tel droit se nierait lui-même, car ce qui seul pourrait définir un droit (moral), c’est précisément la raison. Semblablement, j’ai un droit de vivre, mais pas un droit de mourir, puisque de toute façon je mourrai et que personne n’est jamais privé de ce droit ! Par analogie, nous pouvons donc conclure que le droit de disposer de son propre corps a une limite assez clairement définie : l’obligation d’en préserver l’intégrité. Ce qui implique que le fait de se mutiler ou d’être volontairement mutilé ne peut pas être un droit. On peut toujours le faire, dans un accès de folie, mais, normalement, la société devrait convenir qu’il est du devoir d’empêcher quelqu’un de retourner sa folie contre lui-même, comme il est du devoir de tous de neutraliser les fous furieux.

Une autre manière de penser l’universalisme kantien

La deuxième formulation de l’impératif catégorique kantien indique que je dois toujours respecter en ma propre personne, comme en celle de toute autre, l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen. Cette formule affirme que non seulement je ne dois pas disposer du corps des autres, mais que le mien n’est pas plus à ma disposition, non pour des raisons religieuses, mais précisément parce qu’il s’agit de respecter l’humanité comme fin en soi en moi-même aussi ! Kant prend souvent tout cela au pied de la lettre et d’une manière qui a suscité de très nombreuses critiques – Adorno et Jankélévitch, chacun à sa manière, mettent en question ce rigorisme qui coupe radicalement le devoir moral du sentiment. On laissera de côté les passages, plutôt drôles finalement, où Kant montre que la masturbation est contraire à l’impératif catégorique avec des arguments qu’il pourrait appliquer à tout ce qu’on a envie de condamner. Il faut éviter de rigidifier la pensée de Kant comme on l’a fait souvent, trop souvent, et ne jamais oublier qu’il prit la défense d’Épicure contre le fanatisme moraliste. Et il faut garder l’essentiel et l’essentiel, qui est inscrit dans le droit, est l’indisponibilité du corps.

Si je suis mon corps, j’ai donc la liberté de mouvoir mon corps de toutes les façons dont il se peut mouvoir — comme le dit Spinoza, plus le corps peut se mouvoir de différentes façons, plus l’esprit a une connaissance adéquate de la réalité ! Mais cela suppose évidemment que l’intégrité du corps soit préservée. L’intégrité de la personne humaine, c’est tout à la fois et inextricablement, l’intégrité du corps et celle de l’âme. Si je vends mon corps, en totalité ou en partie, c’est moi-même que je vends, et une telle proposition est logiquement absurde et moralement inadmissible. Tout le monde le sait bien qu’il y a quelque chose de monstrueux à trafiquer son corps. On admettra sans mal quelques rectifications mineures (une tache de vin ou un nez disgracieux), mais il y a une limite aisée à reconnaître et que toute personne de bon sens sait reconnaître.

Ajoutons, pour terminer, que l’histoire de la civilisation progressive de l’humanité peut être lue comme l’histoire de cette protection du corps humain. On commence par supprimer toutes les marques d’appartenance fondées sur des inscriptions corporelles (scarifications, femmes-girafes, etc.). On interdit les sacrifices humains — il faut du temps pour cela. Puis on interdit la pratique de la torture — en France nous devons cela à Louis XVI — et finalement on abolit la peine de mort. Le viol et toutes les formes d’agressions contre les femmes sont aujourd’hui fermement condamnés comme on condamne les souffrances physiques infligées aux enfants. S’il y a un progrès, c’est bien celui-là. Et contre les apprentis sorciers « trans » — transgenres comme transhumanistes — ce progrès-là est à défendre contre les pulsions mortifères.



[1] Hegel G.W.F., Principes de la philosophie du droit, §48.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4]Collin D., « Le transgenre, un transhumanisme à portée de toutes les bourses » in La transmutation posthumaniste.

lundi 14 juin 2021

Ce qui est le plus important chez Marx

En quoi Marx nous importe et doit être considéré comme l’un des grands philosophes de l’histoire de l’humanité ?

Le plus important se trouve d’abord dans L’idéologie allemande : les hommes produisent leur conditions matérielles d’existence et ainsi produisent leur vie sociale. L’être social des hommes se fonde ainsi dans le travail, comme activité productive de la vie humaine dans son ensemble. Ce primat du travail est transhistorique. Il vaut pour toutes les périodes historiques et nous n’avons pas de raison de croire qu’il pourrait en être autrement, sauf dans les rêveries des auteurs de science-fiction. Cette « centralité du travail » a des conséquences ontologiques et morales.

En second lieu, Marx produit une « critique de l’économie politique » ou encore une « philosophie de l’économie », c’est-à-dire une analyse des processus par lesquels se forment les catégories de l’économie et, dans le même moment pourquoi cette sphère de l’économie finit – dans la société capitaliste – par dominer toute la vie sociale.

En troisième lieu, il analyse de mouvement du capital comme « grand automate » dont la logique immanente conduit à la destruction de la société humaine et à la mort. La pétrification de la vie humaine saisie progressivement par le machinisme implique que la résistance des humains devra détruire le système capitaliste, de fond en comble pour revenir à la propriété individuelle du travail et la maîtrise des moyens de travail.

Inutile d’ajouter que tout est fait aujourd’hui pour interdire que soient reconnues et largement divulguées ces vérités. La sainte alliance de tous les courants attachés au capital, de l’extrême droite à l’extrême gauche s’emploie activement à cette opération de camouflage.

mercredi 9 juin 2021

Nouveau pas en avant dans la réification de l’être humain


L’adoption en seconde lecture de la nouvelle « loi bioéthique », prévue avant l’été, est un événement important dont on doit s’efforcer de mesurer la portée avec toute la lucidité nécessaire. L’aspect le plus marquant de cette loi porte sur l’autorisation de la PMA pour toutes les femmes, c’est-à-dire que toutes les femmes mariées, en couple « hétérosexué », lesbiennes ou parfaitement célibataires peuvent avoir recours à la PMA. On voit la plus grande partie de la gauche se réjouir de ces nouvelles lois et seulement regretter que l’on n’aille pas assez loin. La « Libre Pensée » déplore le « lobbying » de l’Église catholique contre ces lois.

L’exception devient loi.

La PMA est déjà une très vieille histoire et a déjà soulevé de nombreuses contestations. Mais, finalement, elle a fini pas entrer dans la loi. Les diverses techniques qu’elle recoupe (insémination artificielle avec donneur anonyme, FIVETE, ICSI, etc.) ont été légalisées en France, avec toutefois des restrictions assez claires : la PMA concerne les couples homme/femme infertiles. En suivant le vieux principe aristotélicien qui veut que le technique se contente d’aider la nature là où celle-ci est trop faible, la PMA demande une indication thérapeutique. On ne procède pas à une PMA pour satisfaire un désir, mais pour pallier une déficience dans le rapport normal de procréation unissant un homme et une femme. Dans 95 % des cas, la PMA est réalisée avec les gamètes des deux membres du couple et c’est seulement exceptionnellement qu’on a recours à un donneur de sperme anonyme. Alors, pourquoi ne pas généraliser ce qui est autorisé dans des cas particuliers ? Tout simplement parce que l’exception (le cas particulier) ne fait jamais loi ! La légitime défense qui peut absoudre un homicide n’a jamais donné le droit de tuer ! Toute règle morale universelle a besoin d’une casuistique permettant de traiter les cas particuliers. L’extension infinie des droits conduit tout simplement à la tyrannie — ce que savent tous ceux qui connaissent un peu l’histoire ou se sont instruits de la lecture de Platon. Ainsi on autorise l’IVG jusqu’à 12 semaines et plus dans des cas particuliers. Pourquoi pas jusqu’à 40 semaines ? Parce que ce serait un infanticide ! Certes, les utilitaristes à la Singer défendent l’infanticide, toute honte bue. Mais on n’est pas obligé de leur emboiter le pas.

Contrairement aux affirmations des groupes de pression libertariens qui mènent la danse en ces matières, restreindre la PMA aux indications thérapeutiques d’infertilité d’un couple n’est pas discriminatoire en soi et les revendications d’égalité n’ont rien à faire dans cette matière, ou alors l’égalité signifierait l’abolition de toute loi puisque la loi, précisément, définit et détermine ce en quoi peut s’exercer la liberté.

La biologie n’a-t-elle rien à voir dans la filiation ?

Les partisans de la PMA pour toutes, de LREM à LFI, prétendent que la filiation n’a rien à voir avec la biologie. Il est assez cocasse de voir les Verts et autres amis d’une nature déifiée défendre la non-naturalité de la filiation. Dire comme Mélenchon qu’il n’y a pas vérité dans la filiation biologique, c’est s’inscrire clairement dans une perspective post-humaniste ou transhumaniste : l’homme échapperait au règne de la nature et l’artifice serait tout puissant. S’il est vrai que la filiation ne se résume pas à la biologie et unit nature et des institutions sociales — elle est le lieu même où s’articulent nature et culture, selon Lévi-Strauss, il n’en reste pas moins que pour qu’il y ait articulation il faut qu’il y ait deux instances à articuler ! Pour qu’il n’y ait plus de vérité dans la filiation biologique, il faudrait que non seulement la procréation échappe entièrement au rapport sexuel, mais encore que les gamètes ne soient plus fabriqués naturellement par des humains, mais soient des « gamètes de synthèse » que les progrès de la biotechnologie peuvent rendre possibles un jour. Les braves idiots utiles du capitalisme biologique oublient simplement que la PMA pour toutes ne fait pas disparaître la maternité : les enfants continuent de naître du ventre d’une femme ! Encore fois, tant qu’on n’aura pas mis au point l’ectogenèse (l’utérus artificiel) déjà imaginée par Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes.

Dire qu’il n’y a pas de vérité biologique de la filiation, c’est refuser de comprendre pourquoi les enfants abandonnés recherchent leurs parents biologiques. C’est si important que s’est ouverte la possibilité de recherche des pères biologiques (géniteurs dans le vocabulaire à la mode) ou des mères, par exemple dans les cas d’accouchement sous X. La vérité biologique de la filiation se reconnaît aussi dans la volonté des couples homosexuels d’avoir des enfants « à eux ». Pourquoi ne se contentent-ils pas d’adopter des enfants ? Pourquoi faut-il qu’ils se fabriquent des enfants qui contiennent leurs gamètes ?

Quand on sait que le « top du top » dans les couples de lesbiennes est de faire une GPA-PMA, c’est-à-dire implanter des gamètes de l’une des partenaires, dûment fécondés, dans le ventre de l’autre, on voit combien la biologie n’est pas seulement une vérité, mais même une véritable obsession. Les pourfendeurs de la biologie sont ainsi les meilleurs avocats, à leur insu, du caractère essentiel de la filiation biologique.

Cela ne veut pas dire qu’on ne peut pas adopter des enfants et devenir de bons parents ni que les enfants adoptés ne peuvent pas vraiment aimer leurs parents adoptifs. Mais tous ces cas sont marginaux et découlent de situations exceptionnelles et exceptionnellement dramatiques pour les enfants : on adopte les orphelins et l’adoption est seulement un remède à un mal, jamais une affaire de choix pour l’enfant ! Les belles âmes qui, au nom de la non-discrimination, proposent la fabrication légale d’orphelins commencent par nier les droits de l’enfant.

La fin du patriarcat ?

En ouvrant la PMA à toutes les femmes, on irait vers l’abolition définitive du patriarcat, selon le maître à penser de la France Insoumise. Si l’on comprend bien, pour Mélenchon, c’est donc l’existence du père qui produit le patriarcat puisque la PMA pour toutes suppose la négation du père remplacé par un reproducteur anonyme comme dans les élevages de vaches ou de chevaux. On devrait renvoyer ces gens de gauche en peau de lapin à leurs chères études. La grande féministe américaine Evelyn Reed — voir Women’s evolution — empruntant le chemin déjà tracé par Engels a montré que le patriarcat est une institution sociale qui naît à peu près avec la division de la société en classes antagonistes et l’institution de la propriété privée. Toute l’évolution du mode de production capitaliste en tant qu’elle implique la liquidation de la famille, comme Marx et Engels l’ont montré dès le Manifeste de 1848, conduit au dépérissement du « patriarcat » ! Mais comme les déconstructeurs du type Deleuze-Guattari qui voulaient détruire le capitalisme en l’accélérant, les défenseurs de la PMA prétendent qu’il faut accélérer et rationaliser le mouvement du capital pour mieux le dépasser.

 Remarquons que les farouches PMA-istes ne s’attaquent pas du tout au patriarcat réellement existant, celui qui considère qu’une femme devant les tribunaux ou en matière d’héritage vaut la moitié d’un homme, celui qui fait de la femme une subordonnée de son mari (c’est le cas en Algérie depuis très longtemps et pas seulement en Arabie Saoudite), celui qui permet la polygamie et lapide les femmes adultères ou encore tout simplement qui voile les femmes pour les priver de toute existence publique.

Venons-en maintenant au fond. L’humanité est duale, elle est homme et femme et là-dessus on ferait bien de méditer les premières paroles de la Genèse. L’union de l’homme et de la femme est l’unité de la différence et la véritable réalisation de l’humanité, ce que l’on peut lire aussi bien chez Hegel que chez Engels. La liquidation du père réduit au rôle de géniteur est tout simplement la liquidation de l’humanité, sa bestialisation et sa réduction à ce que Pierre Legendre appelle justement « conception bouchère ». On pourrait imaginer de garder quelques hommes comme reproducteurs et ne plus faire que des femmes. Le mâle est toujours surnuméraire en élevage ! Selon les thuriféraires de la PMA, il faut déconstruire le modèle bourgeois patriarcal « un père, une mère, un enfant ». Le simple fait de dire que les enfants ont besoin de cette identification double, père et mère, vous envoie directement en enfer, c’est-à-dire avec « Sens Commun ». En réalité, cette « déconstruction » est tout simplement une des pièces de l’indifférenciation généralisée, c’est-à-dire de la standardisation de l’humanité selon les normes de la production capitaliste.

Dire qu’un enfant doit avoir un père et une mère, ce n’est pas être « homophobe » parce que l’homosexualité n’a tout simplement aucun rapport avec la procréation et la reproduction, mais ressortit au monde du fantasme, du désir et de la transgression. Ceux qui veulent la normalisation de l’humanité, sans sexe, les PMA-istes et leurs amis, sont justement des homophobes refoulés : ils détestent tant l’homosexualité qu’ils veulent la supprimer en supprimant la différence des sexes et leur nécessaire unité pour que l’humanité puisse continuer.

La PMA et la GPA sont la même chose

« La PMA, oui ! La GPA non ! » : telle est la « ligne de gauche ». On pense irrésistiblement au sketch de Bourvil, « l’eau ferrugineuse oui, l’alcool non ! ». En effet, il n’y a aucune différence entre PMA et GPA. Toute GPA suppose une PMA et du même coup GPA et PMA commencent de la même façon, nonobstant les investissements affectifs et sonnants trébuchants des contractants. Et l’expérience montre vite que la ligne de départ entre PMA et GPA est seulement un fragile vernis de « non-marchandisation ». D’abord parce que rien n’interdit la GPA dans un couple de lesbiennes ayant recours à la PMA (cf. supra), l’idéal étant de répéter l’opération en sens inverse. Évidemment, donner ses ovocytes à sa partenaire ne transforme pas une compagne en père, pas plus que greffer un pénis factice ne fait d’une femme un homme. On est entièrement dans le règne des simulacres, dans cette société du spectacle où le spectacle remplace le réel.

Ajoutons que si les femmes seules ou les lesbiennes peuvent avoir des enfants, on ne voit pas pourquoi les célibataires ou les gays ne pourraient pas bénéficier de ce « droit » ? La seule solution serait de dire : « oui, mais les hommes et les femmes, ce n’est pas pareil ! » Mais si ce n’est pas pareil, alors il faut admettre, horribile dictu la différence des sexes et, patatras, tout l’édifice s’effondre. Encore une fois, la seule solution qui reste est d’en finir avec les « mecs » ou qu’ils se taisent définitivement. Donc, la PMA pour toutes légalisée, il faudra bien légaliser la GPA pour tous et donc le commerce des ventres des femmes. Ceux qui font semblant de ne pas voir cette conséquence inévitable sont des tartuffes.

Le bébé à la demande ou la réification achevée de l’être humain

Pour se rassurer, on peut se dire que ces revendications de la PMA et de la GPA ne concernent qu’une petite minorité et que l’immense majorité des humains continuera encore longtemps de faire des enfants par la bonne vieille méthode éprouvée, et ils ont sans doute raison. Il reste que c’est une barrière symbolique forte qu’on franchit en rendant « normal » ce qui n’est qu’exceptionnel — on a vu, par exemple, comment la publicité faite au transgenrisme a produit une véritable explosion de la demande.

La barrière symbolique est essentielle. Jusqu’à présent, en gros les enfants naissent du hasard des rencontres entre les hommes et les femmes. Ils ne procèdent pas d’un « projet parental » mis en œuvre pour réaliser le « désir d’enfant ». Même si la contraception permet de choisir d’avoir des enfants ou de n’en avoir pas, son œuvre se limite à cela : choisir de ne pas avoir d’enfant. Elle est une maîtrise purement de négative de la reproduction. Et les hommes et les femmes qui souhaitent avoir des enfants doivent préalablement trouver le bon partenaire. Dans cette situation encore ancestrale, la contingence de la naissance laisse l’enfant libre. Il peut devenir un sujet — pourvu qu’on lui prête vie et assistance. Avec la PMA déjà s’instaure la possibilité d’un tri des embryons et donc d’un choix : en France, les choses sont très encadrées et le choix est pour l’heure restreint à des indications thérapeutiques sérieuses, mais dans plusieurs États américains, on peut faire des PMA pour choisir le sexe de l’enfant. Demain — en fait dès aujourd’hui — les possibilités seront plus étendues et il suffit d’écouter Laurent Alexandre et ses amis assez nombreux dans le monde médical et dans celui de la haute technologie pour comprendre qu’on est en train de faire sauter les derniers verrous à la fabrication industrielle (norme ISO !) des bébés. Affirmer qu’une femme seule ou un couple de lesbiennes peut, à la demande, avoir un enfant en employant les moyens de la technique médicale, c’est affirmer que rien ne peut s’opposer au désir d’enfant et du même coup que l’enfant n’est plus que l’objet du désir, entièrement absorbable dans le « désir parental ».

Si l’humain est l’objet d’une fabrication, cela signifie qu’il se transforme en chose. C’est le processus que Lukács avait nommé « réification » et dont le concept se trouve déjà chez Marx. Faire de l’homme une chose, c’est aussi ce que, de leur côté, développent les théoriciens des neurosciences et les artisans de l’intelligence artificielle. C’est parfaitement dans « l’air du temps ». Et comme toujours, c’est sous les couleurs de la subversion et même de la révolution, que s’accomplit l’esprit du capitalisme.

Les questions que Jürgen Habermas avait soulevées voilà plus de 20 ans dans L’avenir de la nature humaine sont aujourd’hui encore plus brûlantes qu’hier. Est-il possible d’enrayer cette dynamique dont le moteur est l’aspiration à une liberté sans loi, l’aspiration à la satisfaction de tous les désirs, c’est-à-dire le nihilisme propre à notre époque ? Rien n’est moins sûr.

Denis Collin — le 6 juin 2021


vendredi 4 juin 2021

Universalisme ?

 

Face à l’offensive du racialisme et du différentialisme prônés par les groupes de la mouvance dite « décoloniale » ou « woke », on se contente bien souvent de revendiquer l’universalisme et la laïcité. C’est évidemment utile, mais finalement peu efficace. En effet, l’universel comme tel est une abstraction et l’universalité du genre humain n’existe effectivement que dans la particularité des diverses formes d’organisations sociales, familles, nations, groupes religieux, etc.

L’invocation de l’universel semble de prime abord parfaitement légitime. Il y a une espèce humaine et une seule, et rien de justifierait que l’on puisse traiter les humains différemment suivant leur couleur de peau, leurs caractères ou leurs origines. De cette proposition on peut tirer que les hommes possèdent tous des droits du seul fait qu’ils sont hommes, que la liberté de conscience est un droit inviolable et qu’une démocratie laïque est le régime politique le plus apte à incarner ces droits de l’homme, et du citoyen, doit-on immédiatement ajouter. Sur ce sujet, beaucoup de bonnes choses ont été écrites et je n’ai nulle envie de broder là-dessus. Mais si l’on veut penser non pas de belles abstractions, mais le réel lui-même, il est nécessaire de faire son droit à la particularité.

En effet, cette proclamation universelle des droits de l’homme est une expression particulière de l’histoire humaine. L’homme universel est l’homme d’un type d’organisation sociale qui est apparu en Europe à la fin du Moyen Âge et qui s’est développé dialectiquement au cours des cinq derniers siècles, disons depuis l’expansion européenne sur toute la planète jusqu’à la phase actuelle, que je propose d’appeler, à la suite de Diego Fusaro, « capitalisme absolu ». On peut certes voir dans les déclarations américaine et française de la fin du XVIIIe siècle un achèvement, la communauté humaine enfin réalisée par la reconnaissance des individus comme sujets de droit. Et de ce point de vue, Kant est bien le grand philosophe allemand de la Révolution française. Mais, pas plus qu’on ne peut croire un homme sur ce qu’il dit de lui-même, on ne peut croire une époque historique sur la représentation qu’elle s’est donnée d’elle-même. L’homme dont il est question dans la Déclaration des droits de 1789 n’est nullement l’homme réellement existant, l’homme qui vit en société dans des rapports sociaux complexes, et qui dépend de ces rapports sociaux pour vivre. C’est l’homme abstrait, l’homme privé de toute qualité spécifique, un homme évidé de tout ce qui fait un homme et qu’on présente comme porteur de droits inaliénables qu’il tient de la nature, c’est-à-dire de sa naissance : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Les riches comme les pauvres ont un droit égal à coucher sous les ponts ! L’homme de la déclaration est bien, comme le dit Marx, le bourgeois égoïste, et personne d’autre !

Encore une fois, cette déclaration de 1789 est un immense progrès, mais elle est loin de l’achèvement de l’histoire. La catégorie de l’universel y est encore abstraite, c’est-à-dire séparée de toutes ses déterminations. Quand Burke se moque des Français de la Révolution, en disant qu’il ne connaît pas l’homme, mais seulement le Français ou l’Anglais, il n’a pas tout à fait tort. L’homme est être générique, comme le disait Marx, parce que chaque humain se rapporte à la totalité de la nature — le corps non organique de l’homme — et parce que son activité productive, son travail, a valeur universelle : il produit pour n’importe quel homme et non pas spécifiquement pour lui-même. Une fois ce point acquis, l’universalité (ou la généricité) de l’homme doit être spécifiée, l’universel pour devenir un universel concret. L’homme est non plus une abstraction, mais un individu vivant, c’est, par exemple, l’ouvrière couturière de 20 ans, Mary-Ann Walkley, morte par excès de travail, dont Marx rapporte l’histoire dans le livre I du Capital, l’individu singulier, l’individu qui souffre et non plus l’homme en général. L’universalité de l’homme ne peut être réalisée que dans une société communiste débarrassée de l’exploitation de l’homme, une société où l’on pourra donner à chacun selon ses besoins et où chacun donnera selon ses capacités. Sur l’importance de l’individu vivant opposé à cette abstraction idéaliste de l’homme, je me contente de renvoyer à mon livre sur La théorie de la connaissance chez Marx (L’Harmattan, 1996).

Prenons encore le problème autrement. L’individu singulier appartient au genre humain, il est donc en lui-même « universel ». Mais cette universalité suppose toute une série de médiations. Chacun se rapporte au genre par la médiation d’autres humains. Le genre humain pour le petit enfant, c’est d’abord sa mère et son père, représentants de cette dualité de l’humanité, homme-femme. Le singulier existe dans cette communauté particulière, fondée sur les liens familiaux. Il devient vraiment individu quand il accède pour son propre compte à la société civile, c’est-à-dire quand les liens familiaux se dissolvent, mais cette insertion dans la société civile demande à son tour un dépassement vers une unité fondée non plus sur les accointances naturelles de la famille, mais sur le droit et l’histoire, et cette unité est l’État qui s’identifie au cadre de la nation. La nation est la médiation entre la naturalité d’un individu qui n’existe pas encore pour lui-même (il existe comme membre de la famille) et l’universalité du genre humain qui a besoin d’une existence substantielle. De ce point de vue, on peut donner raison à Burke : il y a des Français et des Anglais et non l’homme en général et chaque nation a son caractère propre, son génie propre. Les Allemands ne sont pas et ne seront jamais des Français qui parlent allemand !

Lorsqu’on se pénètre bien de cette dialectique de l’universel, du particulier et du singulier, on comprend mieux pourquoi il est impossible d’appliquer des « recettes » générales à des nations particulières. On le mesure avec la prétendue « construction européenne » : on peut adopter la monnaie allemande (rebaptisée « euro ») et parler l’anglais de voyage comme sabir européen, on ne peut raboter les histoires singulières des nations européennes ! Et encore, les Européens ont en partie une histoire commune et ont partagé pendant de nombreux siècles la même religion. De plus, ils ont, et depuis longtemps, en raison même de leur christianisme, adopté le principe de la liberté de conscience, dont les prodromes peuvent être entrevus dans la « paix d’Augsbourg » où l’on adopte le principe « cujus regio, ejus religio » pour mettre fin aux guerres entre principautés et royaumes appartenant au « Saint Empire romain germanique ». Tout ceci permet de comprendre pourquoi il n’existe pas de nation européenne, ni aujourd’hui ni dans un terme prévisible. Et, a fortiori, un État mondial est une dangereuse utopie, comme Kant l’avait déjà perçu, en dépit des perspectives avancées dans l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

Nous pouvons donc mieux saisir les difficultés qui naissent de la coexistence sur un même territoire de traditions nationales différentes, voire opposées. Le multiculturalisme porté notamment par les Anglo-saxons — en philosophie par des gens comme Charles Taylor — est spécifiquement… anglo-saxon et trouve son ancrage dans des histoires nationales particulières. Ni le Royaume-Uni, ni le Canada ne se pensent comme des nations. Le Royaume-Uni est une union de nations sous une même couronne royale — l’Écosse, le Pays de Galles et l’Angleterre, sans oublier ce qui reste d’Irlande sous la couronne. Le Canada est une fédération confrontée aux revendications indépendantistes du Québec. L’existence du Commonwealth, toute formelle qu’elle semble aujourd’hui, a imprégné les esprits d’une certaine représentation de l’espace politique, faisant coexister des peuples qui n’ont jamais vocation à former un peuple. On pourrait évidemment lier cette conception politique à une conception ancrée dans les structures profondes de la mentalité anglaise qui n’est en rien égalitariste. La persistance d’institutions aussi archaïques que la chambre de Lords, l’étrangeté que représente pour nous l’institution monarchique, la sélection par la naissance en vigueur de fait dans les universités prestigieuses, tout cela est la base du multiculturalisme et fait de ce monde un monde qui nous est radicalement étranger. Les États-Unis sont un cas différent. Ils sont dès le départ une nation : « We are the people », dit la déclaration d’indépendance. L’unité est affirmée dans la devise : « E pluribus unum ». Les États-Unis sont tolérants, mais il vaut mieux croire au Dieu de la Bible, se penser comme la nation élue, celle qui a une « destinée manifeste » et croire au « rêve américain ». Le vigoureux débat entre fédéralistes et anti-fédéralistes dans les premières années qui suivent l’indépendance témoigne de cette volonté de construire une nation républicaine. Aujourd’hui, l’une des plus importantes revues de la gauche américaine s’appelle Jacobin. On peut, sans doute, affirmer qu’en dépit de leur bondieuserie, la conceptions politiques américaines sont plus proches de la tradition française que de celle du Royaume-Uni. Du reste, sous une forme qui nous semble un peu affadie la république américaine est séparée des églises et pratique une certaine forme de laïcité. La France, quant à elle, est assimilatrice et centralisatrice, depuis bien avant la République. Jean-François Colosimo (La religion française. Mille ans de laïcité. Éditions du Cerf) fait remonter la laïcité à la française à l’Ancien régime et aux relations très particulières que la monarchie capétienne avait établie avec l’Église. Le noyau central de la France est, du point de vue des structures familiales, libéral et égalitaire, jusqu’à la manie — quiconque connaît un peu l’histoire rurale le sait. L’Allemagne est encore un autre cas : elle s’essaie depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale au multiculturalisme, mais n’y parvient guère pour des raisons que l’on pourrait détailler.

Chaque nation a ses traits particuliers, ses propres façons de voir les choses et il serait absurde de vouloir calquer ce qui a bien réussi à l’un sur les autres. La seule Europe possible est une confédération de peuples souverains. Mais il faudrait être sot pour vouloir imposer la laïcité aux Allemands… ou le fédéralisme allemand aux Français ! On peut être en désaccord radical avec l’inégalitarisme anglais et admirer ce peuple courageux et fier qui fait de sa liberté une valeur suprême. Certes, dans chacune de ces nations, on retrouve les manifestations de l’esprit universel. Pour un philosophe, Hobbes ou Rousseau ne se différencient pas par leur nationalité ! Mais le genevois Rousseau ne conçoit pas les choses de la même façon que l’Anglais qui vient de voir son pays déchiré par une révolution et une guerre civile cruelles. Le premier est citoyen d’un petit canton et le second citoyen d’une puissance maritime qui commence s’affirmer sur toute la surface de la planète… L’universel vit dans le particulier, par le particulier.

Chaque nation a son identité, ses manières de vivre propres. Dire que la nation n’a pas besoin d’identité, c’est la réduire à une subdivision administrative arbitraire. Que les fanatiques de l’UE qui incarnent l’oligarchie hors sol soutiennent cette position, ce n’est pas vraiment étonnant. Le capital mondialisé détruit la nation comme il détruit toute communauté humaine. La défense des identités nationales est partie prenante de la lutte contre le capitalisme. Inversement, le délitement de la nation, le soutien au nom de la laïcité (eh, oui !) aux organisations religieuses notamment islamiques est le meilleur appui dont puissent rêver les représentants du capital financier. Il est également évident qu’on ne peut défendre la laïcité au nom d’un universalisme abstrait. Pour ce qui nous concerne, nous Français, la laïcité est une composante de notre identité nationale, de notre égalitarisme foncier et elle est assimilatrice — inutile de se cacher derrière son petit doigt. Si tu vas à Rome, fais comme les Romains. Si tu viens en France pour y faire ta vie, fais comme les Français. Parle français, mange avec les Français et marie-toi avec eux. Et comme chantait Maurice Chevalier, « tout cela ça fait d’excellents français ».

Denis Collin — 1er mai 2021

vendredi 14 mai 2021

Il platforming del capitale

Vent'anni fa, Michel Houellebecq ha pubblicato Plateforme [Piattaforma, Bompiani ed.] un romanzo che tratta dell'organizzazione globalizzata del turismo sessuale, in collaborazione con un grande gruppo alberghiero. Questo aspetto del processo di produzione del plusvalore, mentre certamente si è espanso notevolmente con internet, non è certamente il settore principale dell'accumulazione di capitale, ma la forma di relazioni sociali che implica è diventata abbastanza diffusa. Il modo di produzione capitalista oggi è largamente dominato dalle piattaforme che sono diventate i maggiori centri di accumulazione. Come i papponi alla moda nel romanzo di Houellebecq, le piattaforme che mettono in contatto acquirenti e venditori stanno incassando la parte del leone dei frutti di questo commercio. Si converrà che il mercato della prostituzione non è un mercato libero dove acquirenti e venditori si incontrano e contrattano liberamente. Lo stesso vale per la piattaforma.

La prima idea che venne fuori quando Internet cominciò ad essere diffuso fu quella di vendere servizi. Questo era stato sperimentato in Francia attraverso il Minitel, uno dei settori più redditizi del quale era il "Minitel rosa" che ha permesso a Xavier Niel, fondatore di Free, di fare fortuna. Minitel offriva tre tipi di servizi: servizi gratuiti (servizi pubblici, essenzialmente o servizi per la connessione al sistema di ordinazione di un venditore), servizi economici, tassati dalla connessione, e servizi a pagamento tassati dalla durata, che era il caso di "3615". La prima idea è stata quella di trasporre questo modello su Internet generalizzando il servizio. Ma l'esplosione della "bolla internet" nei primi anni 2000 ha dimostrato che questo modello non avrebbe funzionato e che era necessario qualcos'altro. Le aziende che operano direttamente su Internet offrono un servizio gratuito [per esempio un servizio di ricerca di siti e pagine, come Google], il quale servizio gratuito utilizza i dati dell'utente per rivenderli a un commerciante che li può utilizzare per la prospezione. Le "reti sociali" funzionano su un principio simile.

La fase successiva è stata la trasformazione dei commercianti online in piattaforme commerciali. Amazon non è solo un supermercato che offre i suoi scaffali all'acquirente che viene a passeggiare sul WEB. È anche un fornitore di musica, una piattaforma video, una piattaforma di abbonamento per piattaforme video (come OCS, Starz), etc., ma è molto di più: il gruppo di Jeff Bezos è un mercato in sé, poiché Amazon serve come intermediario per un gran numero di rivenditori che vendono i loro prodotti attraverso la rete Amazon. Se vuoi comprare un tosaerba, puoi ordinarlo da Amazon ma sarà venduto da un altro negozio online [come "OBI"] che a sua volta rivende prodotti di un grossista. Ma se i critici prendono di mira prima Amazon, tutte le marche che vendono online procedono allo stesso modo: FNAC, ManoMano, Ma, Darty, Castorama sono tutte piattaforme di vendita online dove arrivano altri venditori, che spesso sono essi stessi rivenditori.

Non ci saremmo fermati lì. La piattaforma produce, o più precisamente supervisiona la produzione di piccole mani che vengono ad alimentare la piattaforma: così Amazon attraverso il sistema KDP-Amazon [Kindle-Direct-Publishing] pubblica libri in self-publishing garantendo l'esclusività sul titolo. Così un libro auto-pubblicato a si è trovato nella prima lista del Renaudot 2018. Andrà oltre? Netflix va bene a Cannes, perché non Amazon al Goncourt, con grande dispiacere delle case editrici che hanno monopolizzato il premio per decenni.

La piattaforma è anche un fornitore di ordini. L'"Amazon Mechanical Turk" è una piattaforma dove i compiti sono offerti dai richiedenti [per esempio, controllare la correzione della scansione di un pacchetto di file] e dove gli individui vengono a offrire il loro servizio, di solito a prezzi molto bassi. Perché questo "Mechanical Turk"? In riferimento alla macchina del barone von Kempelen, questa macchina-canaglia che doveva giocare a scacchi, mentre un nano era nascosto all'interno della macchina e controllava direttamente il movimento dei pezzi tramite una serie di specchi. Amazon, ringraziamolo, rivela uno dei segreti delle reti di intelligenza artificiale: c'è qualcuno nella pancia della macchina e sono i milioni di manine che vengono a nutrire il mostro.

Queste piattaforme IT stanno già giocando un ruolo economico significativo e potremmo essere solo all'inizio. Lo sviluppo del telelavoro e della società senza contatto ha creato nuove esigenze, e non è senza motivo che uno dei maestri del World Economic Forum di Davos vede la pandemia di Covid 19 come una "finestra di opportunità" per il "grande reset" del sistema, con il "digitale" come colonna portante.

Le piattaforme sono macchine per centralizzare il capitale.

Si parla spesso del peso dei GAFA, o più precisamente dei GAFAM, dato che non dobbiamo dimenticare la piccola azienda del signor Gates. Ecco le sei più grandi capitalizzazioni di mercato nel mondo alla fine del 2020 (in miliardi di dollari): 1: Apple, 2244, USA; 2: Saudi Aramco, 1865, S. Arabia, petrolio; 3: Microsoft, 1684, USA, tecnologia; 4: Amazon, 1592, USA, tecnologia; 5: Alphabet (la società madre di Google), 1175, USA, tecnologia; 6: Facebook, 761, USA, tecnologia.

Solo una compagnia non-internet, Saudi Aramco, la compagnia petrolifera saudita, è in questo gruppo di testa. Al 7° posto c'è un gigante cinese di internet, Tencent e al 9° posto c'è una gigantesca piattaforma cinese, Alibaba! Per fare un confronto, il principale produttore di automobili, Toyota, è solo al 31° posto, la multinazionale del petrolio Exxonmobil al 57° e Total è al 100° posto! La capitalizzazione di Total è circa 1/20 di quella di Apple. Aziende come Apple o Microsoft dominano il mercato del software e del marchio, ma fanno costruire le loro macchine altrove.

La cosa più strana è che questa classifica non ha niente a che vedere con le vendite. Wallmart, il gigante della vendita al dettaglio, è in cima alla lista anche se non è nella top 100 in termini di capitalizzazione. Nella classifica delle vendite, troviamo cose più usuali come Toyota, VW, compagnie petrolifere, ecc. Per i profitti, Apple è il leader, ma è l'eccezione. Nessuno degli altri giganti di internet fa profitti particolarmente grandi. E in termini di numero di dipendenti, Wallmart è in testa con 2.300.000 dipendenti, con Amazon al 10° posto con 566.000 dipendenti.
Tutte queste cifre faranno tornare a scuola i volgari marxisti! Non c'è una relazione diretta tra il valore prodotto e la capitalizzazione! Il capitale produttivo permette l'estrazione del plusvalore, ma è il capitale "improduttivo" (l'intermediario) che intasca il profitto. In effetti, l'organizzazione del modo di produzione capitalista può essere compresa solo da un punto di vista globale. Il plusvalore non è prodotto individualmente da ogni capitalista nella sua impresa, ma globalmente, ed è distribuito, attraverso l'intermediario del mercato, secondo ogni sorta di criteri che Marx aveva parzialmente dettagliato nel Libro III del Capitale e che includono la produttività del lavoro, ma anche ogni sorta di accordi istituzionali e i rapporti di forza tra gli stati e tra le frazioni della classe dirigente.

Ciò che è cambiato, e che rende questo famoso "liberalismo" o "neo-liberalismo" che ha così ossessionato la mente della gente, è che il mercato è in gran parte uno "pseudo-mercato". La piattaforma è un mercato a sé ed è la piattaforma che controlla l'accesso al "mercato" per una miriade di imprese di tutte le dimensioni. Se fossimo in un modo di produzione capitalista completamente liberale, il capitale non andrebbe all'azienda di Jeff Bezos, ma piuttosto alle aziende che sono in grado di pagare dividendi ai loro azionisti, perché producono beni con una buona produttività. Amazon non deve la sua fortuna alla propria redditività, ma al fatto che può ottenere un monopolio ed eliminare o schiavizzare tutti i piccoli attori nei vari mercati che copre. Ma, globalmente, essendo la produzione di plusvalore insufficiente per tutti i settori del modo di produzione capitalista, la produzione di capitale fittizio viene a compensare: si compra un'azione non perché l'impresa fa soldi, ma perché la sua azione sale e promette di salire ancora - questo è tipicamente il caso di Tesla, un modesto produttore di automobili che, per il momento, non ha guadagnato un dollaro con i suoi veicoli elettrici di lusso. Tutti sanno che gli alberi non crescono fino al cielo, ma nel frattempo, ogni piccolo centesimo deve essere preso. Questo sistema è condannato a lungo termine. Ma alla fine siamo morti, come sottolineava Keynes.

Rimodellare il mondo

C'è effettivamente un mercato dominato dal mercato, ma è un mercato speculativo in un'economia dominata da piattaforme che vassallizzano molte altre imprese dando loro accesso a una gamma più ampia di consumatori. Questa evoluzione delle piattaforme fa chiaramente parte della "rifeodalizzazione" del mondo diagnosticata da diversi autori come Alain Supiot. Alcune delle aziende che controllano il mercato dei computer sono veri e propri monopoli che godono di rendite impressionanti. Su ogni PC venduto nel mondo, Microsoft intasca tra i 145€ e i 265€! Apple ha costruito il suo mercato, con prodotti che sono soprattutto marcatori di appartenenza sociale e che sono nella stessa nicchia di Rolex o Ray ban, ma come Rolex non dà un tempo migliore di un orologio da 30 euro, l'hardware di Apple, prodotto nello stesso luogo degli altri negozi di hardware, non dà un servizio migliore. Marx ha parlato del feticismo della merce: qui siamo nelle forme più arcaiche di questo feticismo.

Questo posto predominante delle piattaforme contribuisce alla disintegrazione della classe operaia, sempre meno capace di resistere agli assalti del capitale. Uber, Deliveroo e tutti quanti sono le principali teste di ponte di un'offensiva antisociale su larga scala. Il proletariato come "soggetto rivoluzionario" [o così pensavamo] sta lasciando il posto a un "precariato" che non è altro che una plebe globalizzata, dove, accanto ai lavoratori salariati "vecchio stile", ci sono lavoratori part-time, lavoratori a contratto, lavoratori "Uberizzati", e lavoratori autonomi che sono autonomi solo di nome. Di fronte a questo proletariato, non c'è più una classe borghese legata da una certa visione del mondo e da "valori" più o meno solidi, ma una nuova classe di signori, che hanno spodestato o sono in procinto di spodestare la vecchia borghesia, hanno acquisito i servizi di una classe medio-alta che vive delle briciole [per quanto abbondanti siano] della "globalizzazione capitalista" e ha la funzione di mobilitare al servizio del capitale un lumpenproletariato "progressista" che serve da ariete per abbattere tutto ciò che potrebbe resistere al rullo compressore capitalista.
Se non teniamo conto della struttura del modo di produzione capitalista oggi, non capiamo cosa sta succedendo nell'arena della politica. Viviamo ancora con i modelli di mezzo secolo o di un secolo fa. Questo spiega la decomposizione accelerata negli ultimi anni delle organizzazioni operaie tradizionali, una decomposizione che è tanto più rapida perché una parte significativa dei vertici di queste organizzazioni sono integrati nel funzionamento complessivo della macchina di sfruttamento del lavoro.

Denis Collin - 29 aprile 2021






mardi 11 mai 2021

Nous sommes encore trop chrétiens. Réponse de Jean-Marie Nicolle

Ce texte est une réponse à mon papier sur Benedetto Croce

Pour les Grecs comme pour les Romains, la religion est une affaire d’état, plus précisément de la Cité (la Polis). Les dieux n’ont pas créé le monde ; comme les hommes, ils sont nés du monde. Il n’y a donc pas de transcendance. Ils sont puissants et immortels, et entretiennent des rapports de protection avec les cités. Chaque cité a son dieu « poliade ». Le culte n’est pas un engagement personnel d’un individu cherchant à assurer son salut, mais est une activité collective à laquelle chacun doit participer par devoir civique. La religion a donc principalement une fonction politique.

Au contraire, le christianisme s’enracine dans la tradition biblique selon laquelle le monde a été créé et est orienté par un temps linéaire ; comme il a connu un commencement, il connaîtra une fin. Les événements sont dominés par une histoire orientée. A partir de l’alliance de Dieu avec les hommes, tout ce qui arrive peut être lu comme une étape dans l’accomplissement du programme divin. Dans cette histoire, la vie et la passion du Christ, sorte d’initiative imprévisible de Dieu pour le rachat des hommes, donnent une tonalité particulièrement dramatique : chaque homme est interpellé par le message chrétien ; il est entièrement libre d’acquiescer ou de refuser ; il devient le coauteur de son existence. Voilà une belle promotion de la liberté individuelle !

L’un des premiers critiques du christianisme (Celse), lui reproche de concevoir Dieu comme un être changeant, qui prend des initiatives et des décisions nouvelles, au lieu de se contenter de conserver l’ordre immuable du monde. Et, de fait, le christianisme introduit brutalement dans le monde méditerranéen une vision toute nouvelle de l’univers qui bouscule les valeurs établies. Par exemple, Paul de Tarse rejette l’inexistence du mal, alors que « la nature n’engendre rien de mal dans le cosmos », selon épictète. A ses origines, le christianisme est bien une subversion.

 

Or, si le christianisme a introduit des notions tout à fait positives comme une relative égalité entre les hommes (et entre les hommes et les femmes), comme l’idée qu’on peut changer et améliorer le monde (d’où, plus tard, l’idée de progrès), comme la valeur et la liberté de l’individu, il ne sépare jamais l’homme de Dieu (puisque le Christ est homme-Dieu) et s’adresse à chacun pour qu’il puisse  accomplir son salut. On ne peut pas dire « L’armature théologique du christianisme peut aisément être laissée de côté. »  L’homme chrétien se vit en passage ici-bas et son moi intérieur est habité par une conscience morale, examinée par Dieu le Père, d’où l’énorme puissance du sentiment de culpabilité. Les procès staliniens auraient-ils pu fonctionner sans cette culpabilité chrétienne instillée dans la conscience des communistes ? La foi dans la révolution communiste n’est-elle pas une forme de la vertu théologale appelée l’espérance ? L’idée que l’on puisse changer le monde, les sociétés, et par là, la nature des hommes, ne serait-elle pas une variante de l’idée de salut ?

 

L’ennui pour les communistes comme pour les chrétiens, c’est qu’ils commettent une grave erreur sur la psychologie humaine, erreur que Freud a bien montrée dans son Malaise dans la Culture (chap. V) : le précepte « aime ton prochain comme toi-même » est un commandement impossible à suivre et l’abolition de la propriété ne supprime qu’une petite partie de l’agressivité humaine dont les racines sont très profondes et liées à la composante animale de l’homme. Christianisme et communisme font le pari de la bonté des hommes. En cela, ils sont frères dans la famille des naïfs. Croce a bien raison de dire « nous ne pouvons pas ne pas nous dire « chrétiens » », mais ce n’est pas pour la raison qu’il croit.

 

Jean-Marie Nicolle, mai 2021.

 

samedi 8 mai 2021

Pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous dire « chrétiens » (Croce)


Benedetto Croce écrit en 1942 un bref essai sous ce titre : « Perché non possiamo non dirci “cristiani” ». Croce dit que cette dénomination est la simple vérité et que la considération de l’histoire est suffisante pour s’en persuader. Qui est ce « nous » dont parle Croce ? Croce lui-même ? Les Italiens ? Les Européens et leurs prolongements sur d’autres continents ? Il écrit à son amie, la poétesse Maria Curtopassi : « … J’ai continué, et presque terminé, ces jours-ci le Nouveau Testament. […] Je suis profondément convaincu et persuadé que la pensée et la civilisation modernes sont chrétiennes, la continuation de l’impulsion donnée par Jésus et Paul. J’ai rédigé à ce sujet une brève note, de nature historique, que je publierai dès que j’aurai l’espace disponible. Pour le reste, ne sentez-vous pas que, dans cette terrible guerre mondiale, ce qui s’oppose, c’est une conception encore chrétienne de la vie avec une autre qui pourrait remonter à l’âge pré-chrétien, voire pré-hellénique et pré-oriental, et rattacher à cet avant de la civilisation, la violence barbare de la horde ? » On pourrait discuter une partie de l’affirmation de Croce : la barbarie moderne n’est pas un retour en arrière, mais une des figures possibles de la civilisation occidentale qui rompt avec l’impulsion de Jésus et de Paul. Mais c’est une autre affaire. Le court essai de Croce est à méditer aujourd’hui et cette méditation à partir de Croce nous emmènera sur d’autres chemins.

Pour Croce, le christianisme a été la plus grande révolution qu’ait accomplie l’humanité, « si grande, si complète et profonde, si féconde en conséquences, si inattendue et irrésistible dans sa mise en œuvre, qu’il n’est pas étonnant qu’elle soit apparue ou peut apparaître comme un miracle, une révélation d’en haut, une intervention directe de Dieu dans les affaires humaines ». Il n’est pas question de la foi (ou non) de Croce. Disciple de Hegel, Spaventa et Labriola, la foi ne devait pas être le principal souci de Croce qui était athée ! Quelques qualités qu’il puisse trouver au christianisme et à l’Église catholique, son immanentisme et son historicisme creusent avec la doctrine catholique un fossé infranchissable, comme le notait d’ailleurs le père jésuite Mandrone dans la Civiltà cattolica peu après la parution de l’essai de Croce.

En bon néo-hégélien, défenseur de la méthode historiciste, Croce cherche dans l’histoire le progrès de l’esprit humain et sur ce plan le christianisme marque une rupture profonde, radicale. Toutes les révolutions antérieures (Grèce, Rome) restent limitées et les grandes révolutions intellectuelles de l’époque moderne n’ont été possibles que sur la base de cette révolution qu’a introduite le christianisme. « La raison en est que la révolution chrétienne a opéré dans le centre de l’âme, dans la conscience morale, et, en lui donnant et, en mettant en avant l’intérieur et le propre de cette conscience, il semble qu’elle ait acquis une nouvelle vertu, une nouvelle qualité spirituelle, dont l’humanité était jusqu’alors dépourvue. »

Il me semble difficile de ne pas suivre Croce sur cette appréciation. Le suivre pour aller un petit peu plus loin que lui. Croce crédite le christianisme de l’invention de l’intériorité — Charles Taylor dans Les sources du moi montre la place centrale qu’a Augustin avec ses Confessions, dans la généalogie du moi. Mais Augustin est ici une des meilleures expressions de « l’esprit du christianisme ». Et c’est bien l’énigme du moi qui constitue le fil rouge de la pensée européenne, héritière de l’Empire romain christianisé, alors laquelle il faut bien rattacher la deuxième et la troisième Rome — et éviter de la réduire à l’église catholique d’Occident. Cette recherche du moi, il n’est pas difficile de la retrouver dans la poésie, dans la littérature classique — les romans français du XVIIe siècle en sont un bon exemple — dans la peinture et dans la sculpture. Mais aussi évidemment dans la philosophie. Quelle que soit la beauté architecturale des mosquées, elles expriment toute la soumission de l’homme à Dieu et l’âme humaine n’y a pas sa place. L’invention chrétienne du Dieu fait homme, invention qui met en pleine lumière la vérité feuerbachienne de la religion — c’est l’homme qui fait Dieu — a produit des œuvres qui nous touchent au plus profond de nous.

Suivons encore Croce : « bien que toute l'histoire passée coule en nous et que nous soyons les enfants de toute l'histoire, l'éthique et la religion anciennes ont été dépassées et résolues dans l'idée chrétienne de conscience et d'inspiration morale, et dans l'idée nouvelle du Dieu en qui nous sommes, vivons et bougeons, et qui ne peut être ni Zeus ni Yahvé, ni même (malgré les adulations dont il a fait l'objet de nos jours) le Wotan germanique ; et par conséquent, plus particulièrement dans la vie morale et dans pensée, nous nous sentons directement enfants du christianisme. » C’est pourquoi, pour Croce toute la pensée européenne moderne, qu’il s’agisse de la science galiléenne ou de la philosophie de Vico, Kant et Hegel, est l’héritière du christianisme.

Cette révolution opérant dans l’âme humaine a mis au premier l’universalité de la vie humaine. Quelque chose nous unit à tout homme, en tant qu’il est homme ! Non pas à l’homme en général, mais à l’individu avec qui je parle ou à qui je pense. Penser l’humanité dans chaque homme singulier. Aime ton prochain, même ton ennemi ! Incroyable commandement, presque impossible à tenir, et pourtant le noyau même de la civilisation moderne. Même ton ennemi et peut-être même d’abord ton ennemi, car aimer ses amis, il n’est rien de plus facile !

Le christianisme n’a pas tout inventé. Les prémices de cette conception de l’homme se trouvent chez les philosophes stoïciens, mais ceux-ci acceptent finalement le monde tel qu’il est, puisque l’ordre du monde ne dépend pas de nous, et cherchent seulement à se protéger à l’intérieur de ce monde, à construire cette « citadelle intérieure » pour reprendre l’expression de Pierre Hadot dans son introduction à la pensée de Marc-Aurèle. Le christianisme, au contraire, est d’emblée une nouvelle organisation du monde. Des premières communautés chrétiennes, celles auxquelles s’adresse Paul de Tarse jusqu’à l’édifice de l’Église, corps du Christ, il s’agit de donner vie à cette révolution de la conscience, de la rendre effective. C’est l’Église qui a réussi à civiliser tous les « barbares » qui s’étaient emparés de l’Empire romain, l’avaient dépecé et y avaient imposé leur propre législation. Le baptême de Clovis n’est pas qu’une image d’Épinal, de ces images qui ornaient nos livres d’histoire à l’école primaire, il est la marque de l’entrée des Francs dans un ordre nouveau bâti pourtant depuis peu autour de l’Église. À bien des égards, c’est à l’Église que l’on doit le sauvetage d’une bonne partie de la culture antique. Dans les habits de la théologie chrétienne, la philosophie grecque va survivre et produire un peu plus tard de nouveaux fruits. Voilà quelque chose que l’on ne devrait jamais oublier. Certes, les moines copistes ont parfois pris des libertés avec les textes qu’ils avaient sous les yeux et ils n’ont pas toujours usé des méthodes d’établissement des textes qui eussent convenu. Toutefois, on n’oubliera pas que ce qui, de la culture antique, a survécu du côté arabo-musulman est dû aussi aux chrétiens qui ont traduit le grec de Platon et Aristote en syriaque puis en arabe. Autrement dit, ce qui nous est parfois présenté comme le grand apport de l’islam est d’origine chrétienne ! Platon chez Avicenne, Aristote chez Averroès : le maillon intermédiaire est chrétien.

La révolution au cœur même de l’âme dont parle Croce est la matrice de la liberté de conscience. Je connais d’avance les objections : et l’inquisition ? Et les « chasses aux sorcières » ? Et Bruno ? Et Galilée ? Tous ces cas doivent cependant être envisagés comme des réactions du corps de l’Église aux effets indésirables du christianisme. Il y a en effet au cœur du christianisme deux idées profondément dérangeantes : on ne naît pas chrétien, mais on le devient, pourrait-on dire pour paraphraser une devise célèbre, et ce qui est vraiment sacré, c’est l’homme. Ces deux idées mettent régulièrement en porte-à-faux l’Église comme appareil de pouvoir. On ne naît pas chrétien, en effet, il faut être baptisé, mais comme on baptise les petits-enfants pour éviter qu’ils n’aillent errer éternellement dans les limbes, mais ce baptême doit être confirmé quand l’enfant va entrer dans l’adolescence et va entrer de plain-pied dans la communauté des chrétiens. Il faut dire « oui » de sa propre voix pour devenir chrétien ! Un deuxième exemple est celui du mariage. Dans toutes les sociétés et y compris dans les sociétés dominées par le christianisme, les mariages sont des affaires de famille et ils sont peu ou prou arrangés. Pourtant les sociétés chrétiennes ont été les premières à commencer à sortir de cette servitude millénaire : le mariage étant un sacrement, les mariés doivent consentir, comme ils ont consenti lors de leur communion solennelle, mais ici ils doivent consentir à ce mariage — et c’est d’ailleurs ce consentement qui le rend indéfectible. Si par exemple la fiancée ne consent pas, alors l’Église doit la protéger. Le culte marial va également jouer un grand rôle dans l’évolution des mentalités chrétiennes, et les communautés chrétiennes féminines deviendront parois de véritables foyers de subversion de l’ordre patriarcal — pensons, par exemple, aux béguinages. On cite beaucoup Paul et ses maximes reconduisant l’infériorité des femmes, mais c’est le même Paul qui affirme que, désormais, avec la proclamation de la bonne nouvelle, il n’y a plus ni homme ni femme, comme il n’y a plus ni maître ni esclave, ni Juif ni gentil…

Ce n’est pas un hasard si ce sont des nations chrétiennes qui ont, les premières, énoncé les droits naturels de l’homme. Hegel énonce que le christianisme énonça que l’homme en tant que tel est libre, alors que les despotismes antiques proclamaient que seul un homme est libre (le tyran) et que républiques antiques comme en Grèce affirmaient que seuls quelques-uns sont libres. L’homme est libre, mais comment peut-il l’être, puisqu’il est une créature de Dieu ? C’est très exactement ce que dit l’incarnation : Jésus est Dieu fait homme, il est le fils de Dieu et le fils de l’homme, à la fois, et on en doit conclure que Dieu et l’homme sont la même chose et que, donc, c’est l’homme qui est sacré dans le christianisme. Dans le christianisme, on ne se soumet pas à la puissance de Dieu, on assume sa liberté en se conduisant selon les préceptes énoncés par le Christ.

Il n’est donc pas nécessaire de croire en un Dieu personnel et transcendant (une chose logiquement très bizarre) pour se dire chrétien. L’armature théologique du christianisme peut aisément être laissée de côté. C’est la voie que propose Spinoza : retrouver les enseignements éthiques du christianisme par la voie de la droite raison — c’est ce qui fait dire à Spinoza que Jésus est le plus grand des philosophes [Sur cette question, voir Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, d’Alexandre Matheron]. On peut donc être chrétien et « athée » (un athée qui pense que l’homme est un Dieu pour l’homme) et retrouver ainsi le sens profond du grand livre d’Ernst Bloch, Athéisme dans le christianisme. C’est aussi à juste titre qu’on a pu dire que le communisme était la dernière grande hérésie chrétienne, la figure du prolétariat dépositaire de la mission historique d’abolir les classes et l’aliénation pouvant facilement se superposer à celle du Christ rédempteur.

Le 8 mai 2021 — Denis COLLIN

Bibliographie

Croce, B. : Pourquoi nous ne pouvons pas ne pas nous dire « chrétiens », Payot, Rivages. En version italienne sur internet : https://www.centropannunzio.it/obj/files/Benedetto%20Croce-%20Perch%C3%A8%20non%20possiamo%20non%20dirci%20cristiani.pdf

Matheron, A. : Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza,

Bloch, E., Athéisme dans le christianisme¸ NRF, Gallimard 

vendredi 16 avril 2021

Sur la transmission

 Causerie avec les Compagnons du Devoir (Maison de Pantin) -  le jeudi 15avril 2021 

Introduction

Je remercie Pierre Noé de m’avoir invité à m’adresser à vous sur un sujet qui me semble particulièrement important. J’ai publié récemment un article intitulé « Panne de transmission » et comme vous le savez on peut rouler avec une panne de climatisation, mais pas avec une panne de transmission. Or il me semble bien qu’un des défis les plus importants que nous ayons à affronter aujourd’hui soit le défi de la transmission : comment les générations peuvent-elles continuer à se transmettre tout ce qui doit être transmis ?

Pourquoi est-ce si important ?

Il y a de nombreux usages du mot transmission. Le moteur transmet son énergie aux roues pour faire avancer le véhicule. Le courrier transmet des informations et l’officier transmet les ordres de ses supérieurs aux hommes du rang. Laissant tomber ici les usages du mot en mécanique et en théorie des communications, je vais me concentrer sur une utilisation particulière du mot « transmission » quand il s’agit de faire passer quelque chose d’une génération à l’autre.

On peut définir l’homme par beaucoup de choses : l’homme est l’animal qui parle (les hommes échangent des paroles porteuses de sens et pas seulement des signaux à efficacité immédiate) ; l’homme est l’animal qui fabrique des outils ; l’homme est l’animal qui a conscience de la mort et pratique, sous des formes diverses, le culte des morts ; etc. Ma proposition ici est celle-ci : la transmission entre les générations est la marque la plus évidente de l’entrée de l’homme dans un ordre qui lui est spécifique et qui le sépare définitivement des autres animaux, même s’il reste évidemment un animal ! En effet, d’une génération à l’autre nous transmettons l’essentiel de ce qui fait notre vie, de ce qui fait que nous menons une vie proprement humaine.

Nous transmettons notre humanité

Avant toute chose, nous transmettons notre humanité, de la même manière que les autres espèces vivantes transmettent leurs caractéristiques naturelles ! Quand on fait des enfants, on transmet ses gènes ! Mais pour les humains, il y a quelques grandes caractéristiques qui séparent l’homme de ses voisins de genre, les grands primates, comme les gorilles, les chimpanzés, les bonobos ou, un peu plus loin, les orangs-outangs. Ces caractéristiques sont connues : la station verticale et la marche ou la course sur deux jambes, une bonne vue bilatérale et un gros cerveau comportant de très nombreuses circonvolutions avec le développement d’un gros néocortex dédié aux fonctions intelligentes, la parole, les aptitudes techniques, la réflexion. Tout cela a l’air banal, mais transmettre la vie est, pour les humains, quelque chose d’assez compliqué, car s’y implique toute une dimension sociale et culturelle dont nous allons parler. Un enfant n’apprendra à marcher que si on l’aide et s’il trouve des modèles à imiter. Il n’apprendra à parler qu’en entendant parler, bref, il ne devient humain qu’avec les autres humains.

Nous transmettons des techniques

Si nous nous tournons vers le passé de l’humanité, par quoi reconnaissons-nous la présence de l’homme quand nous étudions les documents archéologiques ? Par des outils, faits de pierres et d’os. Nous avons des fossiles humains, des fossiles d’hommes archaïques qui diffèrent de nous par bien des aspects. Leur boîte crânienne est bien plus petite, trois fois plus petite que la nôtre pour homo habilis qui a vécu entre 3,5 et 2,3 millions d’années avant nous. Après lui, nous avons homo erectus, et bien d’autres. Mais grâce aux progrès des fouilles et à la génétique, et en exploitant l’analyse du génome, nous en avons appris beaucoup plus sur eux. Nous avons appris qu’ils possédaient quelques-unes des conditions biologiques de la parole : la présence dans le cerveau de l’aire de Broca, la partie du cerveau dédiée aux fonctions langagières, le gène Foxp2 et quelques autres choses encore. Nous avons appris également que nos très lointains ancêtres n’avaient pas de fourrure naturelle — on a parfois désigné l’homme comme « le singe nu ». Et surtout nous savons qu’il fabriquait des outils, des grattoirs, des sortes de couteaux, etc. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on parle d’homo habilis, l’homme habile. D’autres espèces du genre homo sont venues ensuite, qui ont appris à utiliser le feu, à le maîtriser puis à l’allumer, mais toutes ces espèces d’hommes se sont caractérisées par des innovations techniques, maintenues et perfectionnées dans le temps, car transmises aux générations suivantes.

On peut certes dire que les animaux ont des techniques : les abeilles construisent les alvéoles de la ruche, les araignées tissent des toiles, les hirondelles bâtissent leurs nids ; mais toutes ces techniques sont purement instinctives, ne demandent aucun plan et surtout n’évoluent pas : les nids d’hirondelles d’aujourd’hui sont rigoureusement identiques à ce qu’ils étaient voilà mille ans ou dix mille ans ! Certains grands singes, nos cousins les plus proches dans la lignée évolutive, sont capables de transformer une branche d’arbre en outil, si l’occasion se présente, mais cette branche est oubliée dès que son usage n’est plus nécessaire. Et aucun chimpanzé n’apprendra à ses petits la taille des branches pour en faire des outils à attraper les fruits.

Ce qui caractérise les techniques humaines tient en deux choses :

-        Les hommes fabriquent des outils à fabriquer des outils. Les hirondelles ou les abeilles n’ont pas d’autre outil que leur corps. L’homme, lui, fabrique des outils pour tailler la pierre, car il est évidemment impossible de tailler la pierre à mains nues !

-        Les hommes inventent des outils et transmettent à leurs enfants les techniques qu’ils ont inventées. Et les générations suivantes peuvent à leur tour améliorer ces inventions et en inventer d’autres.

Arrivé à un certain stade, ce processus connaît une véritable explosion d’innovations. Le néolithique voit un perfectionnement considérable des armes de chasse (le propulseur par exemple), la sophistication des habitats (cabanes, maisons de pierres), puis l’invention de l’élevage et de l’agriculture, etc. Cette explosion a environ 12 000 ans. Mais elle procède de tout ce qui avait été inventé et de tous les savoirs accumulés auparavant.

Tout cela n’est possible que parce que ces savoirs, ces inventions, ces techniques sont transmis. Et pour la transmission, l’homme a un avantage considérable : la parole qui permet de parler de ce qui n’est pas là, de ce qui n’est plus, de ce qui est ailleurs ou de ce qui n’existe pas encore. C’est encore la parole qui permet de donner des instructions complexes avec une dépense d’énergie minimale. Que nous puissions nommer non seulement les matières à travailler, mais aussi tous les outils indispensables, voilà déjà un apprentissage fondamental : « prends le poinçon, coupe avec le ciseau, pose un œillet, etc. ». L’apprentissage implique un vocabulaire, un lexique, et celui des métiers est particulièrement riche ! Nous sommes à peu près certains que nos frères néandertaliens, une espèce d’humains aujourd’hui disparue, devaient eux aussi avoir un vocabulaire précis pour décrire les objets dont ils avaient besoin et les outils à utiliser. Ils devaient savoir choisir le bon bloc de pierre, pour ensuite le débiter de manière à obtenir des éclats qui servaient à confectionner des bifaces. On sait aujourd’hui que notre Néandertal savait débiter environ 2 mètres de tranchant par kilo de pierre — contre 0,4 pour leurs ancêtres, l’homme de Heidelberg. On sait aussi que les hommes de Néandertal maîtrisaient certaines techniques de fabrication des outils à la base d’os — on a trouvé les outils qui devaient servir à assouplir le cuir. Mais toutes ces techniques demandaient un apprentissage qui ne pouvait pas se faire seulement par imitation.

Nous transmettons des paroles

Pendant très longtemps, la transmission par la parole se heurtait au fait que « les paroles s’envolent ». Celui qui sait quelque chose emporte son savoir dans la tombe ! Sauf s’il l’a communiqué par la parole et si ceux qui l’ont entendu l’ont mémorisé et répété à leur tour. On faisait encore quelque chose de ce genre à la campagne avant l’arrivée de la télévision. Les soirées d’hiver étaient longues et on se réunissait en famille, avec des voisins pour des veillées où, tout en s’activant à des choses utiles (éplucher des marrons, coudre, etc.), on se racontait les histoires du village, les histoires de famille et ainsi toute une mémoire se transmettait par la voie orale.

Mais, la mémoire est faillible et ce qui se transmet par la parole peut assez facilement se perdre ou se déformer. Environ 5 000 ans avant notre époque, les humains ont inventé un outil de transmission remarquable, l’écrit. L’écrit est sans doute né, d’abord, des besoins d’administration des grandes cités, qui commencent à surgir au Proche-Orient. La parole est plus pratique et plus économique que les gestes, les dessins, les mimiques, et plus précise aussi puisqu’elle exige le développement de concepts, mais l’écrit est le moyen le plus économique de transmettre la parole. Du même coup, le pouvoir de la parole peut être décuplé. Le livre devient progressivement le symbole de l’autorité — avec ce que l’on appelle les « religions du livre ». C’est par le livre encore que la philosophie s’est développée et a franchi les siècles, ce qui nous permet de lire Platon (IVe siècle av. J.-C.) presque comme s’il était un de nos contemporains. Et ici la grande révolution, c’est l’imprimerie qui va rendre le livre accessible à tous. Née dans le monde protestant, l’imprimerie va rendre possible l’alphabétisation généralisée et permet à tous les chrétiens d’avoir directement accès au texte de l’Ancien et du Nouveau Testament sans être obligés de passer par l’intermédiaire du prêtre. La transmission est bien passée à la vitesse supérieure.

Arrêtons-nous juste un instant sur cette question. La grande avancée d’internet est de rendre encore plus facilement accessible l’écrit. En ce sens, cette nouvelle technique contribue à la transmission. Mais, en ce qu’elle favorise la circulation des images et des vidéos, la communication par internet vise à éliminer le texte. Ainsi, si la vidéo peut être un auxiliaire de la diffusion de la pensée, elle ne saurait remplacer l’écrit ! L’effet pervers est qu’elle nous rend paresseux et occupe le temps que nous pourrions consacrer à la lecture ou à la conversation directe, « en présence », et donc fait reculer la sociabilité autant que la transmission véritable.

Nous transmettons un imaginaire

Dans un groupe d’humains, quelle que soit sa taille, il y a quelque chose qui unit tous les membres du groupe, un lot d’idées et d’images qui forment une communauté. Les récits fabuleux, mythiques ou religieux, les contes et les chants, tout cela constitue un imaginaire commun. Tous les jeunes Grecs apprenaient la vie dans les deux grandes épopées attribuées à Homère, l’Iliade et l’Odyssée. Cet imaginaire peut s’enrichir ou s’appauvrir, mais c’est à chaque génération de le transmettre à ceux qui viennent après. L’idée même de la transmission, nous la voyons dans cette sculpture du grand artiste italien Gian Lorenzo Bernini (Le Bernin en français, 1598-1680) inspirée d’un passage de l’Énéide de Virgile. L’Énéide raconte ce qui se passe après la chute de Troie et la défaite des Troyens vaincus après dix ans de siège et grâce à la ruse d’Ulysse (le fameux cheval de Troie). Elle est comme une suite de l’Iliade et l’Odyssée qui narre les épreuves qu’a subies le prince troyen Énée, fils d’Anchise et de la déesse Vénus. Il finira par s’installer en Italie et passe pour l’ancêtre du peuple romain. La sculpture de Bernini représente Énée fuyant Troie en feu. Sur son dos, il porte son père Anchise et tient par la main son fils Ascagne. C’est là une sorte de résumé de la condition de chaque homme : porter son père sur son dos, c’est le destin de l’homme qui ne doit pas seulement assumer la charge de la vieillesse de ses parents, mais aussi leur héritage, pour le meilleur et pour le pire. Le poids des générations mortes pèse sur les épaules des vivants, disait Marx. Mais il faut encore surveiller ses enfants et les tenir par la main pour qu’ils ne s’égarent pas, pour qu’ils prennent le bon chemin. Ainsi, loin d’être un atome isolé, comme dans les fictions du contrat social, l’homme est d’abord un maillon entre les générations. C’est pour cette raison qu’il est un animal historique autant que social. Double rapport donc, vers l’avant et vers l’après, vers le passé et vers l’avenir.

 

L’origine de la difficulté

La transmission est non seulement ce qui nous caractérise en tant qu’humains, mais elle est aussi le problème majeur auquel nous sommes confrontés. Les animaux se contentent de vivre (boire, manger, dormir…) et de se reproduire. Les humains ne peuvent se laisser aller au flux de la vie. Ils doivent « instituer la vie » et pour cela il y a trois dimensions :

1)      Au présent : nous ne vivons que dans et par des institutions, régies par des lois. Elles sont bonnes ou mauvaises, mais peu importe, il nous faut des institutions. Là où les animaux ont l’instinct pour les guider, nous avons des lois, des écoles, un système judiciaire, des représentants politiques, et aussi des règles de droit, propriété, rapports sociaux, etc. Toutes ces institutions n’existent que parce que nous donnons foi à des paroles. « On lie les bœufs par les cornes et les hommes par les paroles » disait un éminent juriste du XVIIe siècle !

2)     Vers le passé : nous ne nous sommes pas faits tout seuls ! Seul le mythe américain peut faire croire que chacun est un « self made man » ! Personne ne se fait seul : nous avons été engendrés par nos parents qui, eux-mêmes, ont été engendrés par leurs parents. Nous nous inscrivons ainsi dans une généalogie. Le philosophe Auguste Comte disait que la société n’est pas composée que des vivants, mais qu’elle englobe aussi les morts. Et, à ces morts, nous devons beaucoup de choses, nous sommes endettés vis-à-vis d’eux. Ils nous ont laissé le pays et le monde dans lequel nous vivons. Nous devons aux générations passées les routes, les voies ferrées, les bâtiments, les écoles, les professeurs qui nous ont enseignés, etc. Le discours commun de nos jours et qui a sans doute pas mal d’arrière-pensées, dit « Les “boomers”, quelle dette allez-vous laisser aux générations futures ! » Mais non, ce sont les générations futures qui sont endettées vis-à-vis de la génération précédente qui a construit le réseau internet, les autoroutes, les TGV, les progrès considérables de la médecine, et tant de choses encore. Mais plus encore, nous devons aux générations qui sont venues avant nous notre langue, notre culture, et finalement l’ensemble des rapports sociaux.

3)     Vers l’avenir : nous avons le devoir de transmettre, en essayant de l’améliorer, ce que nous avons reçu. Nous devons conserver le monde et non le saccager. Et donc nous devons également permettre aux « nouveaux » d’entrer pleinement dans ce monde et de pouvoir exercer pleinement leur liberté au moment où ils en seront capables. Tout le problème de l’éducation est là. J’y reviens.

Ces trois dimensions de notre vie sont étroitement solidaires. On ne peut comprendre le présent qu’en n’oubliant jamais le passé et en s’efforçant de connaitre l’histoire et d’en garder vivantes les leçons. On ne peut préparer l’avenir que dans le présent, mais ce que nous devons faire dans le présent doit toujours prendre en compte l’avenir.

La question de l’éducation comme question centrale

La question de l’éducation est bien la question la plus centrale de la transmission, même si on ne peut se limiter à cela. Éduquer, cela a plusieurs sens : éduquer, c’est la même racine « duc » que celle que l’on trouve dans conduire, conducteur. Un éducateur, c’est donc quelqu’un qui conduit. On parle aussi de « pédagogue », mot qui vient du grec et désigne celui qui conduit les enfants. Pourquoi faut-il éduquer les plus jeunes ? Tout simplement parce que rien n’est instinctif chez les humains et qu’ils doivent tout apprendre : marcher, parler, vivre avec les autres. Et cette éducation est nécessairement celle que donnent les plus vieux.

Au cours des dernières décennies, on a raconté beaucoup de calembredaines au sujet de l’éducation. On a dit qu’il fallait laisser les enfants faire eux-mêmes leur expérience et que l’autorité des adultes était tout à la fois néfaste et illégitime. On a dit que l’élève devait être au centre du système scolaire et qu’il devait construire lui-même son propre savoir, les maîtres, désormais dépourvus de toute autorité, devaient se contenter d’être des accompagnateurs, les « techniciens de ressources » a-t-on même dit, pendant que les élèves devenant des « apprenants », étaient promus au rang des maîtres. Je n’ai pas le temps de faire le tour de toutes les extravagances auxquelles la recherche dans les prétendues « sciences de l’éducation » s’est laissé entraîner. Je ne peux pas non plus faire le tour de toutes les réformes nocives où au nom de la garantie de la « réussite pour tous », on a abandonné chaque jour un peu plus les exigences du savoir.

Ceux qui apprennent un métier, comme vous, savent parfaitement que l’à-peu-près, le je-m’en-foutisme et l’absence d’efforts ne mènent à rien. Celui qui apprend à travailler le bois sait que la matière ne pardonne pas : si la mortaise n’a pas été bien faite, précisément, régulièrement, selon les dimensions exactes, le meuble ne pourra jamais être assemblé ou s’écroulera à la première occasion. Nous avons, en France, un gros problème avec les soudures. Comme vous le savez certainement, la nouvelle centrale nucléaire EPR qui est en construction à Flamanville a pris des retards considérables. Initialement, la centrale devait être mise en service en 2012… de retard en retard, nous voilà maintenant à 2024 ! Or l’un des problèmes majeurs rencontrés a été celui de la qualité des cuves, c’est-à-dire de la qualité des soudures. Pourquoi ce problème de qualité ? Parce que les savoir-faire se sont largement perdus et que l’on a du mal à trouver des soudeurs ultra qualifiés pour ce genre de travaux. À l’école, on tolère maintenant des fautes d’orthographe énormes, on admet qu’un élève ne sache plus faire « 4 + 3 » sans utiliser sa calculette. Tout cela ne semble pas très grave ! Mais dans la vie, les fautes de soudure et les erreurs de calcul de résistance des matériaux ne pardonnent pas !

La première chose que doit apprendre l’école, avant tout savoir particulier, c’est la rigueur et la discipline, la concentration sur son travail, la capacité à prendre en compte consignes et conseils, et à organiser son temps pour réaliser la tâche demandée dans les délais impartis. Pour mener à bien cette tâche, il y a une structure des rapports entre maître et élève ; le maître n’est pas le copain des élèves. Le maître : le mot vient du latin et désigne ce qui est plus élevé — c’est la même racine que « magistrat ». L’élève, c’est celui qui doit s’élever et donc aller plus haut, vers cette hauteur où se tient le maître, celui qui dispose de l’autorité. L’autorité vient d’un verbe latin (augeo) qui veut dire faire croître, augmenter.

L’école évidemment n’est pas seule dans cette tâche. Les premiers éducateurs sont les parents ! Et la puissance publique à travers ses lois, poursuit cette éducation tout au long de la vie. Mais l’école dans nos sociétés a bien un rôle central.

Il y a dans l’éducation deux lignes directrices :

1)      Transmettre des savoirs et enseigner des techniques. L’école nous apprend la date de la bataille de Marignan et les vers les plus fameux du Cid de Corneille. De ce point de vue, elle transmet bien des savoirs qu’il faut admettre et apprendre. Mais elle enseigne aussi des techniques : apprendre à écrire, sans faute de grammaire ni d’orthographe, c’est apprendre à maîtriser une technique. Comme savoir faire des opérations arithmétiques, tracer des figures avec la règle et le compas ou résoudre des systèmes d’équations en mathématiques, ce sont des techniques.

2)     Inculquer des valeurs et des bonnes habitudes. Avant d’être en âge de comprendre la nature de ces valeurs, de les juger et éventuellement de les critiquer, il faut les avoir faites siennes et il faut admettre les règles de base de la vie commune, ce que l’on appelle politesse. Pour apprendre, il est nécessaire de savoir accepter la discipline, respecter les consignes, se tenir à sa place et donc se plier aux règles d’une classe, par exemple.

La plus grosse difficulté de l’éducation aujourd’hui tient en ceci : les spécialistes en pédagogie, les médias, beaucoup d’hommes politiques, par démagogie ou par intérêt, flattent la jeunesse : les jeunes en savent plus que les anciens, disent-ils, les « digital natives » s’y connaissent en informatique alors que les anciens sont des handicapés… Bref, les anciens n’ont rien à transmettre aux plus jeunes. Platon le disait déjà : la flatterie est un poison et la flatterie de la jeunesse est « le vigoureux commencement de la tyrannie ». Et c’est bien ce qui nous menace : la tyrannie du plaisir immédiat, la tyrannie de la consommation à tout prix, la tyrannie de l’argent.

Le rapport à la tradition

La transmission suppose un rapport à la tradition que nous sommes peut-être en train de perdre. Aujourd’hui nous sommes persuadés que ce qui est ancien ne vaut plus rien (sauf sur le marché des antiquités !) et que ce que nous faisons aujourd’hui est mieux que ce que l’on faisait hier et de demain sera mieux qu’aujourd’hui. Donc, nous n’aurions rien à apprendre des traditions et celles-ci n’auraient en elles-mêmes rien de respectable. 

Évidemment, certaines traditions ont, à juste titre, été abandonnées. Nous ne pratiquons plus la torture dans les procédures judiciaires et la peine de mort a été abandonnée. La technique moderne vaut souvent mieux que les cierges allumés à l’église pour faire face aux épidémies ou aux calamités naturelles ! Mais, croyants ou non, nous suivons encore souvent les fêtes religieuses traditionnelles : Noël, Pâques, la Pentecôte, l’Assomption ou la Toussaint. Au-delà de leur origine religieuse, ces fêtes font partie de notre culture nationale au même titre que les fêtes nationales (1er mai, 14 juillet, 11 novembre) ou calendaires comme le jour de l’An. Et ces traditions festives font partie intégrante de la vie sociale : elles sont des occasions de générosité, des occasions de resserrer les liens amicaux ou familiaux, des occasions aussi de se souvenir des morts (le 2 novembre est la journée des morts).

Il y a des coutumes qui demeurent et qui ne disparaissent pas dans une vie sociale réduite à des procédures rationnelles. Ainsi, le mariage n’est-il plus, juridiquement, qu’un contrat de droit civil (et non un sacrement ou une alliance entre familles), mais on continue de le célébrer par une fête. Si quelqu’un passe vous voir, vous lui offrez à boire, dernière trace de cette antique loi de l’hospitalité. Même les affaires se font souvent autour d’un repas, parce que tous les moments importants se font autour d’un repas. On parle beaucoup de « vivre ensemble », nouvelle tarte à la crème des politiciens et des gens de médias. Mais vivre ensemble c’est assez simple : c’est manger et se marier ensemble. Et c’est respecter cette antique loi du don qui a toujours fait les sociétés : donner, recevoir, rendre.

Tout cela est mis en cause aujourd’hui et semble en voie de désagrégation. Manger ensemble devient compliqué puisque celui qui se rend à une invitation vient avec toutes ses particularités — pas de gluten, pas de viande, pas de porc, etc. — et finalement se présente chez vous comme s’il faisait ses courses au supermarché. Les cadeaux sont remplacés par des bons-cadeaux ou des chèques cadeaux, qui ne sont rien d’autre que de la monnaie et n’ont plus grand-chose à voir avec le don. Mais l’avantage est qu’on est certain que le cadeau sera accepté ! Ce faisant, on remplace progressivement le don par l’échange marchand et on défait les liens communautaires.

La tradition s’ancre dans l’histoire

Ce qui fait une nation, c’est qu’elle est une communauté de vie et de destin. Elle suppose que son histoire soit transmise. Parfois, il m’arrive de penser que la discipline scolaire la plus importante est l’histoire.

L’histoire est un « roman national » : voilà la première idée que l’on devrait se mettre en tête. Nous n’apprenons pas l’histoire en général et à l’école on n’a pas à faire de l’histoire comme le ferait un historien de métier. Nous n’avons pas à transmettre, aussi intéressante et aussi digne soit-elle, l’histoire de l’Australie ou de la Mongolie, mais d’abord l’histoire de France et un petit morceau de celle des autres pays liés à notre histoire. Et de cette histoire nous retenons ce qui a forgé notre caractère national et ce qui nous permet de garder une certaine estime de nous-mêmes. Certes, il y a des parts d’ombres dans notre histoire et bien des épisodes dont nous ne sommes pas fiers du tout, mais le plus important est de savoir comment nous les avons surmontés. Oui, notre pays s’est effondré en 1940 avec la débâcle. Mais nous en sommes sortis grâce à la Résistance et aux grandes réformes de 1945.

 Les exercices de repentance auxquels on nous convie aujourd’hui ont quelque chose d’un peu inconvenant. Oui, les Européens ont pratiqué l’esclavage, mais pas plus que bien d’autres civilisations (par exemple en durée et en nombre plutôt moins que les Arabes ou les Ottomans) ; mais ce sont seulement les Européens qui se sont avisés de critiquer le principe même de l’esclavage et de l’abolir. On pourrait aussi faire le bilan de la colonisation et on verrait que la réalité est plus compliquée que les simplifications outrancières auxquelles on nous somme de croire aujourd’hui.

Bref, notre histoire est à prendre en bloc ! Cette histoire nous a fait et a modelé nos paysages. La France est laïque juridiquement, philosophiquement, politiquement, mais il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas comprendre que nous avons été modelés par le christianisme catholique et par la romanité.

Pour conclure

Une des difficultés que nous rencontrons dans la transmission, une difficulté que je n’ai pas encore abordée tient au caractère multiculturel ou multiethnique que prennent aujourd’hui nos sociétés en Europe. S’il faut transmettre la tradition, que faire quand plusieurs traditions se heurtent ? Là encore, nous avons chacun nos traditions ! Les Anglo-saxons sont volontiers multiculturalistes et admettent plus facilement que nous la cohabitation de plusieurs communautés aux règles et coutumes très différentes. C’est un héritage de leur propre histoire qui est celle d’une demi-décolonisation et du maintien de beaucoup d’anciennes colonies anglaises sous la couronne britannique (le Commonwealth). C’est aussi sans doute une question de mentalité : les Anglais ne sont pas égalitaristes et ils n’ont jamais vraiment pensé qu’un Anglais et un Indien pouvaient se valoir ! Nous, au contraire, nous sommes égalitaristes et assimilationnistes. Nous n’aimons les étrangers que s’ils veulent devenir de bons Français comme les autres ! Il y a chez nous, comme partout, mais plutôt un peu moins qu’en bien d’autres pays, une peur de l’étranger et un racisme presque naturel vis-à-vis de celui que l’on ne connaît pas. Mais rien de plus. Pour le reste, ceux qui veulent venir chez nous le peuvent en adoptant notre histoire et nos mœurs. Comme le dit un vieux proverbe : si tu vas à Rome, fais comme les Romains !

Rien de ce que je viens de dire n’implique que nous tombions dans l’immobilisme. La transmission est comme une course de relai : chaque génération passe le bâton à la suivante, mais la course continue. Nous apprenons du passé aussi pour ne pas recommencer. Je crois que c’est l’historien et résistant Marc Bloch qui disait : celui qui ignore son histoire est condamné à la revivre. Il y a des moments où l’on donne un grand coup de balai : par exemple, la Révolution française de 1789-1793. Mais après ces grands coups de balai, on ne se retrouve pas sur une table rase, on fait disparaître ce qui est mort, mais on garde beaucoup de choses de ce passé que l’on vient d’étriller.

Aujourd’hui, alors que la mondialisation a ébranlé toutes les institutions les plus vénérables, mais aussi saccagé des pans entiers de notre industrie, nous ne pouvons pas envisager l’avenir sans conserver précieusement ce qui nous a été transmis. Et si nous ne parvenons pas à transmettre ce qui nous fait être comme nation, alors l’avenir sera certainement très difficile. Voilà le défi qui se pose à nous, les vieux, et à vous, les jeunes.

Le 14 avril 2021

 

 

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Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...