mardi 5 octobre 2021

« Transgenre » : un post-humanisme à la portée de toutes les bourses




Si on en croit certaines statistiques, les demandes d’opérations en vue d’un changement de sexe ont fortement crû au cours des dernières années. Aux États-Unis, les opérations officiellement reconnues auraient augmenté de 20 % en 2016 par rapport à 2014 pour atteindre 3500 cas, mais ce chiffre ne décompte pas, loin de là, toutes les opérations qui seraient environ cinq fois plus nombreuses. Les compagnies d’assurance d’ailleurs proposent de plus en plus la prise en charge des opérations de « réassignation de sexe » qui découlent de ce que les psychiatres nomment « dysphorie de genre » (pour rester dans la langue politiquement correcte). En France, désormais les opérations de réassignation de sexe sont prises en charge (sous condition) par la Sécurité sociale. Il y a une sorte de banalisation de ce qui, il y a peu, était réservé à quelques individus, dans une certaine semi-clandestinité. Des changements importants s’opèrent donc qui ne sont pas seulement médicaux, mais affectent la sphère sociale et les idéologies. Les travestis faisaient partie d’un paysage social interlope : travestis au théâtre — pendant longtemps les rôles de femmes étaient tenus par des hommes — ou travestis des milieux prostitués. Le cinéma en fait un de ses thèmes de prédilection. Dans Victor, Vitoria, Julie Andrews joue le rôle d’une femme qui se déguise en homme qui se travestit en femme ! Les travestis jouent un rôle important dans le cinéma de Pedro Almodovar. Le chevalier d’Éon a longtemps fasciné les historiens et surtout les amateurs d’histoire. Dans tous ces exemples, on reste dans le jeu, dans le rôle qu’on cherche à endosser. Avec les opérations de changement de sexe, il s’agit d’autre chose, il s’agit d’une rupture profonde qui s’inscrit dans un ensemble de recherches, de tentatives plus ou moins folles devant permettre à l’homme de se modifier lui-même, de se transformer non dans les apparences, dans le jeu social, dans les mœurs (bonnes ou mauvaises), mais dans son être biologique, dans le substrat même de son existence. La banalisation du changement de sexe est ainsi le point d’entrée dans le post-humain. C’est à ce titre qu’il y a là un enjeu essentiel.
L’humanisme suppose la reconnaissance de l’éminente « dignité de l’homme », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Pic de la Mirandole[1] et donc la reconnaissance de sa liberté — l’homme est libre dit Pic parce qu’il a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Mais il s’agit bien de l’homme, tel qu’il est, tel qu’il a été « créé », l’homme mortel, l’homme comme corps mortel et nullement d’un homme idéal recréé par lui-même. Le transhumanisme ou le post-humanisme (les deux termes sont à peu près équivalents) signifie au contraire que l’homme est cet être qui doit être dépassé : un homme qui échappe à ses limites physiques, qui échappe à ses limites intellectuelles, qui est capable en quelque sorte d’être cause de lui-même (causa sui) et donc d’être Dieu. De ce point de vue le post-humanisme n’est pas un « humanisme augmenté », mais un antihumanisme. Cette hybris propre à notre époque trouve des formes parfois inattendues. Un homme politique français, relayant les discours délirants de certains médecins, peut ainsi proclamer : « Dans ce domaine aussi on passera de l’inéluctable au voulu et cette émancipation fera peser sur nous le poids d’une responsabilité plus grande. Le processus d’individualisation, enfant du grand nombre urbain, ne nous rend pas moins humains. Il nous colle au contraire le nez sur notre humanité. Il n’y aura pas de pause. Voici pourquoi. Le destin humain tel qu’il a toujours été connu n’est-il pas totalement reformulé quand commence à s’envisager la possibilité d’en finir avec la mort elle-même ? »[2]  Le retour au réel s’impose. L’idée de « vaincre la mort » est toujours aussi absurde et la durée maximale de la vie ne s’est pas allongée (même si l’espérance de vie a cru prodigieusement) et en matière d’homme augmenté nous avons surtout l’homme diminué, aliéné, rabougri par la soumission au mode de production capitaliste et à ses impératifs de valorisation de la valeur. Aucun docteur Frankenstein n’a réussi à créer un humain de toutes pièces. Dans une société où l’idéal du Moi remplace la domination du Surmoi, dans une société où le narcissisme est la loi, la possibilité de choisir son propre sexe ou son propre genre (on fera la distinction plus loin) apparaît comme un premier pas décisif vers le post-humain, et de plus un pas facile à faire, un pas à la portée de tous puisqu’il peut même être remboursé par la Sécurité sociale ou les compagnies d’assurances, bref un post-humanisme à portée de toutes les bourses.

En premier lieu on devra clarifier la terminologie et déterminer précisément ce que recouvre la vaste étiquette « trans », en évitant soigneusement tout amalgame. On essaiera ensuite de déterminer les causes de la demande « trans » et ce qu’elle indique de l’état affectif de la société contemporaine. Enfin, on tentera de définir quelques pistes à la fois concernant la logique de ce qui est engagé et les principes normatifs qui permettraient éventuellement d’y résister.

Qu’est-ce que le trans ?

Le préfixe « trans » indique la traversée, le passage d’une rive à une autre (transatlantique) ou la mise en relation d’entités ordinairement séparées (les mouvements transgénérationnels). Le transhumanisme est ainsi la mise en communication de l’homme et des machines permettant l’avènement du post-humain. Le transgenre n’est pas très clair : il s’agit non pas de souligner ce qui est commun aux genres masculins et féminins, mais bien plus de refuser la séparation homme/femme (séparation assimilée à une pensée « binaire ») et de permettre le passage de l’un à l’autre en soutenant la fluidité des identités de genre – fluidité parfaitement en accord avec les analyses de Zygmunt Bauman sur la société liquide ![3] Mais si on admet, ce que demandent les théoriciens des gender studies, qu’il est nécessaire de distinguer le genre, comme construction sociale, du sexe, comme construction biologique, alors le transgenre n’est pas du tout l’équivalent du transsexuel, même si la frontière entre les deux catégories est loin d’être étanche. Le transsexuel est celui qui cherche à mettre en accord son sexe biologique et le genre qu’il pense devoir assumer. Le transsexuel se fait opérer, renonce, pratiquement définitivement, à tout ce qui pourrait le rattacher à son sexe de naissance pour se faire greffer, autant que possible les attributs de l’autre sexe.

Psychanalytiquement, on pourrait dire que le transgenre est celui qui manifeste tous les traits d’une névrose, mais ce terme est inadéquat. Si la névrose est le symptôme d’un conflit entre le ça et le surmoi confiné à l’intérieur du Moi, le névrosé ne perd pas le lien avec le réel. Il est conscient de sa souffrance peut trouver dans la psychanalyse le moyen de rechercher la vérité de sa souffrance et de s’en libérer ou du moins de la placer sous contrôle. Dans la « dysphorie de genre », le lien avec le réel est largement perdu. Ce qui veut changer de sexe, pense « réellement » être une femme dans un corps d’homme ou inversement et loin d’introjeter ce conflit (comme dans la névrose), il le projette en exigeant de la technique qu’elle satisfasse son désir. Il y a là-dedans quelque chose qui ressemble à l’illusion délirante (je me prends pour une femme comme d’autres se prennent pour Napoléon), ou encore à la perversion narcissique dont Freud identifie l’origine dans les troubles de l’identification de sexe et que Lacan ramènera clairement à la « crise œdipienne ». Il y a de nombreux débats, à l’intérieur du mouvement psychanalytique au sujet de la dysphorie de genre, mais comme les institutions ont décidé que ce n’était pas un trouble psychique, mais un désir aussi normal que la faim ou la soif, ces débats se font maintenant à voix basse pour éviter de tomber sous les coups de la « phobophobie » ambiante.

Aujourd’hui militants comme psychiatres prônent l’abandon du terme de transsexualité au profit du transgenre ou du transgenrisme, c’est-à-dire tout ce qui concerne les transidentités, afin de prendre en compte tous les cas de figures multiples. Un homme peut décider de devenir une femme lesbienne ou une femme un homme gay, « l’identité sexuelle psychique » ne coïncidant ni avec le sexe biologique (XX ou XY) ni avec l’orientation sexuelle (on hésite à employer ce terme). D’ailleurs on n’a même plus le droit dire que Untel ou Unetelle est né homme ou née femme, on doit dire « assigné à la naissance comme homme ». Pour que personne ne soit oublié, on multiplie les catégories, puisque ce trouble dans les identités déclenche une manie de la classification et de la réidentification. Ainsi les LGBT (lesbienne, gay, bi et trans) doivent-ils (ou elles ?) s’ouvrir aux « queers » (ceux qui sont entre les deux), aux « agenres », etc. Ce qui est le plus intrigant, c’est la maladie de la classification qui, au contraire de ce que prétendent ses promoteurs, n’est rien d’autre qu’une essentialisation des conduites.

Il y a pourtant une distinction importante à faire : les travestis ne font que se déguiser, même s’ils usent des accessoires féminins. Ils ne deviennent homme ou femme que sur le plan fantasmatique. Le transgenre qui procède à une « réassignation » commence au contraire à se modifier biologiquement. Et c’est un renversement radical de perspective. Toute la théorie du genre repose sur la séparation du genre (sexuation psychique) et du sexe biologique, mais les transformations de leur propre corps auxquels se livrent les transsexuels ont pour but au contraire de rendre le corps sexué identique au sexe psychique. Les « vrais » trans sont donc une réfutation vivante par l’exemple de la théorie du genre ou de ce que les Américains appellent « queer theory ».

Comment transforme-t-on un homme en femme ?  Il y a plusieurs phases et plusieurs techniques. La plus simple suppose une féminisation des traits visibles : visage, cheveux, hanches, travail de la démarche, pilosité… Il est assez facile pour un garçon aux traits féminins d’effectuer cette première transformation qui reste réversible, mais demande un soin constant. On peut ajouter un traitement hormonal et la chirurgie plastique pour fabriquer des seins. Mais il n’y pas encore eu de changement de sexe à proprement parler. Ces transsexuels (ceux que l’on peut voir dans les films pornographiques) sont en fait des hommes qui peuvent se faire passer pour des femmes tant qu’ils ne sont pas complètement nus. Ils continuent d’avoir des érections et des éjaculations parfaitement masculines. Si cet individu masculin a une orientation lesbienne, il (ou elle) peut devenir père biologique d’un enfant que porterait son amie (c’est le thème d’un film d’Almodovar) et s’il séduit un homme, il ne peut évidemment pas avoir les mêmes relations sexuelles que s’il était une femme.

La phase suivante consiste en une ablation des organes sexuels masculins, testicules et pénis, et, au moyen d’une chirurgie plastique assez lourde, on peut utiliser la peau du pénis pour fabriquer un pseudo-clitoris et on sculpte un pseudo-vagin (vaginoplastie). L’individu qui a subi ce traitement ne pourra plus redevenir qui il était. Mais il n’est pas pourtant devenu une femme. Son pseudo-vagin ne se lubrifie pas naturellement et son pseudo-clitoris n’est pas un clitoris.

Comment une femme devient-elle un homme ? C’est en gros le même processus, mais en sens inverse. Dans une première phase, seuls les traits extérieurs normalement visibles sont altérés, mais à condition d’engager presque tout de suite des interventions chimiques (traitements hormonaux) et chirurgicales (ablation des seins). Mais jusque là elle reste une femme. Une femme à barbe, une femme qui a l’air d’un homme, mais une femme tout de même. Et elle peut toujours mettre au monde un enfant (ces cas font la joie de la presse). C’est seulement avec l’ablation des organes féminins et la phalloplastie que la transformation devient irréversible (ou presque). Pour que ce pseudo-pénis devienne érectile, il faut attendre entre 12 et 18 mois pour pouvoir greffer un « pénis érectile » qui n’est qu’un organe mécanique implanté à l’intérieur du pseudo-pénis et permettant à notre femme devenue homme d’avoir des érections — mais évidemment pas d’éjaculation.

En ce qui concerne le plaisir sexuel, la littérature sur le sujet est des plus confuses. Personne ne s’avise d’affirmer que les rapports sexuels d’un trans opéré ou d’une trans opérée sont aussi satisfaisants que peuvent l’être les rapports sexuels d’individus non opérés. Toutes sortes de périphrases sont utilisées pour contourner la question : la jouissance est affaire très subjective et personne ne sait comment jouit l’autre, etc. « On a des sensations et c’est déjà bien », dit l’une. Il se pourrait bien que cette « réattribution » ou cette « réassignation » sexuelle soit un leurre et certaines études font état de 60 % de transopérés qui regretteraient cette opération — bien que les chirurgiens spécialistes de ces opérations affirment de leur côté que leurs patients vont presque tous très bien et ont une vie sexuelle satisfaisante. On note aussi un grand nombre d’états dépressifs. La « réattribution » qui devait résoudre un mal être pénible semble ne rien résoudre. Il y a peu de données fiables concernant les tentatives de suicide après opération. Certains sites évoquent des taux 20 fois supérieurs à la moyenne, sans citer de sources. Mais Le Monde, favorable à tout ce qui est moderne, concède que le taux de suicide reste très élevé après l’opération, en partant du fait évident que les trans sont des gens plutôt suicidaires avant l’opération. On peut donc supposer que l’opération n’a que des effets très faibles dans le meilleur des cas, sur le mal-être des trans.

Il est évidemment interdit de dire que la dysphorie sexuelle — c’est-à-dire le désaccord entre le sexe biologique et le psychisme — est une maladie. Pour éviter cette conclusion qui s’impose à quiconque regarde les choses avec un minimum de bon sens, on s’interroge aujourd’hui sur l’origine génétique de la dysphorie sexuelle. Mais si c’est une question génétique alors la réattribution de sexe (ou de genre) serait simplement une correction d’une « erreur de la nature » ! Une des conséquences très gênantes pour les théoriciens du genre, c’est qu’il faudrait admettre que nous n’avons pas affaire à des constructions sociales, mais bien à quelque chose qui s’enracine dans le biologique. Donc être homme ou femme n’est pas une affaire biologique, mais être trans l’est. Toutes ces prétendues théories du genre flottant, non-binaire, etc., ne sont en vérité qu’un bric-à-brac inconsistant, au verbiage prétentieux, mais fort utile pour faire commerce de la détresse humaine.

Ne pas confondre transgenre et homosexualité

C’est une erreur commise couramment, par les intéressés eux-mêmes parfois : on confond volontiers transgenres et homosexuels et la transphobie et l’homophobie sont volontiers mises dans le même grand sac des phobies qu’il faut chasser partout où elles se manifestent. Pourtant homosexualité et dysphorie sexuelle sont très différentes. Les homosexuels sont des personnes attirées par le même sexe qu’elles et non pas attirées par le sexe opposé alors que sous un certain rapport le transgenre est d’abord celui qui ne se réalise sous une forme fantasmée que dans la représentation du sexe opposé. Un homme homosexuel n’est pas spécialement efféminé et la vieille image de la « tante » ou de la « grande folle » colle encore à la peau des homosexuels assimilés aux « invertis ». S’il en ainsi, c’est en partie parce que le jeu des apparences permettait justement de déguiser le rapport homosexuel en rapport normal. Si dans un couple homosexuel l’un joue un rôle féminin et l’autre un rôle masculin, c’est précisément ce qui permet de renormaliser l’anormal et d’éviter d’avouer que ce qui fascine dans l’autre du même sexe, c’est justement la mêmeté.

En vérité, ceux qui assimilent l’homosexualité et l’inversion des sexes raisonnent en considérant que la seule sexualité digne de ce nom est l’hétérosexualité et c’est pourquoi il faut à tout prix retrouver une séparation des rôles, des stéréotypes hétérosexués jusque dans le rapport homosexuel. Pourquoi un homme préfère-t-il sodomiser un autre homme ? A-t-il vraiment besoin de l’illusion que l’autre est une femme ? Évidemment, non ! La pratique grecque de la pédérastie qui n’est pas à proprement parler une pratique homosexuelle, puisqu’elle ne concerne que les mâles adultes se liant d’un amour sodomite avec des jeunes adolescents pubères (mais pas encore trop barbus), est une pratique très particulière dans laquelle on ne retrouve en rien l’inversion des sexes plus ou moins déguisée. Une femme n’éprouve pas de désir envers une autre femme au motif qu’elle la trouverait « masculine » ou qu’elle-même se sentirait comme un « garçon manqué », mais tout simplement parce que cette autre femme sollicite son désir de femme.

Risquons encore une autre hypothèse. Toutes les sociétés que nous connaissons ou presque considèrent que l’homosexualité est « contre nature » ou ne serait qu’une particularité de certains individus qui seraient nés « avec ça » et différeraient ainsi du cas général par une sorte de « difformité » congénitale — ce qui est l’explication la plus courante des défenseurs de l’homosexualité. Et pourtant, on pourrait faire l’hypothèse inverse. Si on admettait avec Freud que la sexualité humaine est originellement « polymorphe », s’il n’y a pas à proprement parler d’instinct sexuel, mais des pulsions qui se lient à des objets dans une histoire individuelle, on pourrait penser que l’interdit de l’homosexualité est un interdit social culturel construit par les sociétés pour diriger la sexualité vers la reproduction et en inhiber toutes formes non conformes aux besoins sociaux. Il n’y a pas plus d’aversion « naturelle » pour l’homosexualité qu’il n’y a d’aversion « naturelle » pour l’inceste. Au demeurant, si l’homosexualité était « contre nature », il ne serait nullement nécessaire de l’interdire ou de la réglementer. Freud nous met sur la voie quand il écrit : « Nous sommes obligés de voir dans l’homosexualité une excroissance à peu près régulière de la vie amoureuse, et son importance grandit à nos yeux à mesure que nous approfondissons celle-ci » (Introduction à la psychanalyse), mais il ne semble pas en tirer toutes les conséquences.

La position que nous proposons de tenir est qu’il n’y a aucune essence homosexuelle, que personne ne peut dire absolument « je suis gay » ou « je suis lesbienne » comme on dit « je suis Français » ou « je suis né dans le village de Saint-Martin » ! L’homosexualité est une pratique sexuelle, éventuellement une manière de vivre, mais nullement un genre d’être. Ce que nous tenons de la nature, ce sont seulement des organes sexuels et des réseaux neuronaux et hormonaux qui commandent la jouissance, mais leur usage en est éduqué par la vie sociale et c’est cette éducation sociale de la sexualité qui est maintenant condamnée comme discriminatoire par les défenseurs de l’idéologie LGBT+etc.

Très curieusement, au moment où l’on répète à tort et à travers qu’on ne naît pas homme ou femme, mais qu’on le devient, voilà que les LGBT+etc. soutiennent qu’en quelque sorte on naît homosexuel ! Le genre finalement n’est pas aussi troublé que le dit Mme Butler et que le répètent ses sectateurs. L’essentialisation de l’homosexualité qui paraît si absurde est maintenant utilisée pour justifier l’intervention de la médecine et de la chirurgie esthétique dans les opérations de « réassignation de sexe » au motif que le corps ne correspond plus à nos fantasmes.

Mais le fantasme par définition ne correspond pas au corps, sinon ce ne serait pas un fantasme. On pourrait donc conclure que les transsexuels, au moins pour une partie d’entre eux, seraient des homosexuels honteux de l’être qui veulent faire correspondre leur apparence physique à leur fantasme et dans ce but ils demandent une opération qui transformera toute leur sexualité en un pur fantasme, car une femme devenue homme ne jouira jamais comme un homme même avec un pénis gonflable ; et un homme devenu femme ne jouira jamais comme une femme même avec un faux clitoris en peau de gland.

Mutilations sexuelles

Les opérations portant sur le sexe ne sont pas une invention récente. On a longtemps castré les hommes (esclaves eunuques, jeunes castrats pour les chœurs pontificaux) et les femmes de l’excision à l’infibulation jusqu’aux surcharges hormonales des nageuses de l’ex-RDA ont payé un lourd tribut à la volonté des puissants de ne pas se laisser arrêter par les barrières fixées par « l’assignation sexuelle ».

Si on se dégage des normes du politiquement correct qui prescrivent de ne jamais critiquer les opérations de réattribution de genre et qu’on essaie de caractériser objectivement ce qui est en cause, il faut appeler ces choses-là par leur nom : mutilations sexuelles. Supposons que quelqu’un ait envie d’avoir une jambe plus courte que l’autre ou de se faire greffer une main sur le ventre, on pourrait penser qu’on ne trouverait pas un chirurgien pour aller triturer des organes sains avec son bistouri dans le seul but de réaliser les fantasmes d’un « client ». En fait si : on trouve des chirurgiens, bardés de « bienveillance » prêts à se lancer dans ces opérations dont on pourrait se demander si elles sont bien conformes au serment d’Hippocrate. Les opérations de « réassignation de genre » sont un bon business qui dispose de la bénédiction des autorités politiques, des autorités morales, notamment de la « gauche culturelle » et de notre Sécurité sociale qui a pourtant beaucoup de mal à rembourser les vrais malades et notamment un certain nombre de pathologies lourdes. Et pourtant émasculer quelqu’un, ou lui coudre les grandes lèvres, même à sa demande, c’est bien une mutilation sexuelle, au même titre que la castration, l’infibulation ou l’excision. La question du consentement, au cœur de toutes les justifications des partisans de la « morale minimale » à la Ruwen Ogien[4], ne peut être invoquée. Si je tue quelqu’un à sa demande, je serai inculpé de meurtre et j’aurai beau plaider le consentement de la victime, je mériterai d’aller faire un tour en prison. Si je mutile quelqu’un à sa demande, il en ira de même. Un film, projeté il y a quelques années sur Arte, narrait l’histoire d’un masochiste qui demandait à son kiné de lui briser les membres pour finir par le tuer. Tel était le bon plaisir du souffrant ! Admettrons-nous que cette fiction devienne une réalité ?

Jusqu’à nouvel ordre en France l’excision est interdite et conduit les « praticiens » devant la justice pénale. On pourrait faire remarquer que cette barbare ablation permet d’insérer les filles dans leur communauté, qu’elle est une tradition culturelle comme les autres et aussi respectable que les autres, etc., et demander la dépénalisation de l’excision, ce qui fut une revendication portée par l’ethnopsychiatrie et notamment par Tobie Nathan. Si on pose cette question, on peut espérer que les LGBT+ en tous genres se prononceront contre l’autorisation de l’excision — encore que l’évolution des mentalités au cours des dernières années rende cette réponse problématique (le relativisme culturel venant au secours de la barbarie). On alléguera que les petites filles excisées ne sont pas consentantes et que c’est une différence majeure. Ce n’est pourtant pas certain.

D’une part le consentement n’est pas toujours un argument. Bien que dans la morale minimaliste des individualistes libertariens (à la manière de Ruwen Ogien) le consentement individuel soit l’alpha et l’oméga de la loi, c’est juridiquement intenable. La prostitution devrait être légalisée selon les minimalistes moraux dès lors qu’il s’agit d’une occupation à laquelle consentent librement les prostituées et prostitués qui sont transformés en « travailleurs du sexe ». De même la location d’utérus (mères porteuses ou, plus correct politiquement, GPA) devrait être légale dès lors que les femmes qui se décident à porter le bébé d’un autre ou d’une autre sont consentantes et que leurs intérêts pertinents sont pris en compte. Les « mauvais esprits » remarqueront que les violeurs affirment généralement que leurs victimes sont consentantes. En outre, on a de bonnes raisons de refuser aussi bien la transformation des prostituées et prostitués en simples travailleurs du sexe que la GPA. D’une part parce que le consentement réel de la personne ne peut jamais être garanti : quand une femme pauvre se prostitue ou loue son utérus, est-ce vraiment d’un libre consentement ? On voit rarement les femmes riches se prostituer ou louer leurs services dans le cadre d’une GPA ! Plus généralement, on se fait rarement exploiter de son plein consentement — je suis tout prêt à admettre qu’il y a des prostituées qui le font par plaisir et que certaines femmes adorent être enceintes, mais ça me semble des cas exceptionnels ou des rationalisations a posteriori.

En second lieu, la loi peut légitimement interdire certains actes auxquels une personne consent. Si, par exemple, je demande à quelqu’un de me tuer, celui qui me tuera devra cependant être poursuivi pour homicide. Si je vois quelqu’un sur le point de se suicider, je dois intervenir pour l’en dissuader ou l’en empêcher par la force, faute de quoi je devrai être poursuivi pour non-assistance à personne en danger. On peut le regretter, mais je n’ai pas non plus le droit de me « défoncer » à l’héroïne ni même de refuser à l’avance de cotiser à l’assurance maladie au motif que je ne veux jamais avoir affaire aux médecins et que je préfère mourir. Au moins dans une certaine mesure, je n’ai le droit ni de regarder passivement quelqu’un se faire du tort à lui-même ni de me faire du tort à moi-même. On peut discuter de la fameuse thèse kantienne concernant les devoirs que l’on se doit à soi-même, et elle ne doit certainement pas être appliquée de manière absolue et mécanique — mais c’est vrai de tout précepte moral — mais elle reste un cadre moral et juridique pertinent.

Quoi qu’il en soit, on peut certes se faire du mal à soi-même, se mutiler, se suicider, etc., mais ce ne peut pas être un droit, et a fortiori un droit exigible et remboursé par la sécurité sociale ! On objectera que les opérations de changement de sexe (pardon, de genre !) sont non seulement consenties, mais permettent à l’individu de trouver son bien. Cet argument est également très contestable. D’une part, que quelqu’un croie trouver son bien avec un certain moyen, ne signifie pas qu’il trouvera réellement son bien. L’expérience montre, comme on l’a dit, que de nombreux opérés en vue de la « réattribution de sexe » sont loin d’y trouver leur bien. D’autre part, que quelqu’un croie trouver son bien dans une mutilation ne signifie pas qu’une personne extérieure, a fortiori un médecin qui a prêté le serment d’Hippocrate, puisse l’aider à opérer cette mutilation, de la même manière qu’on n’est pas autorisé à casser le bras d’un masochiste qui demande qu’on lui casse le bras.

Il se pourrait que le terme mutilation soit abusif. Les partisans du « transgenre » considèrent que l’opération permettant de changer de sexe n’est pas une mutilation, mais un pas fait pour faire coïncider l’identité biologique et l’identité psychique. Quand le pape organisait des rafles de jeunes garçons pour les castrer afin d’en faire des chanteurs à la voix très aiguë, il mutilait ces garçons et pour leur « bien », puisque la vie d’un castrat à la cour pontificale devait être malgré tout « meilleure » que la vie dans un milieu pauvre jusqu’au siècle dernier ! L’excision par ablation des grandes lèvres permet sûrement l’intégration dans la communauté et c’est bien pourquoi ce sont les mères excisées qui insistent souvent pour que leurs filles le soient à leur tour, et donc on pourrait considérer que c’est un « bien », thèse soutenue par certains relativistes culturels. On le voit, la notion de ce qui est un bien est un peu trop élastique pour donner des critères moraux sérieux. Il n’est pas besoin d’avoir lu la Critique de la raison pratique et les Fondements de la métaphysique des mœurs de Kant pour s’en convaincre.

Un changement de sexe est bien objectivement une mutilation, puisqu’on perd les organes liés au plaisir et à la reproduction (le cas échéant) ne gagnant pas les organes de l’autre sexe, mais seulement des faux semblants, des piteuses caricatures de pénis et de clitoris. Les vaginoplasties ne créent pas des vagins capables de se lubrifier eux-mêmes et les phalloplasties ne produisent que des bouts de chair pendante, sauf à leur coller des prothèses mécaniques — pour les prothèses de sexe, il y avait déjà l’antique godemichet modernisé en vibromasseur, lequel, hélas, n’est pas remboursé par la Sécurité sociale.

De quelque manière qu’on pose le problème, les opérations de « transsexuation » sont bien des mutilations sexuelles. On peut dire que ce sont des mutilations sexuelles volontaires, mais cela ne change rien à la caractérisation et il n’y a aucune raison que la société apporte son concours à ces pratiques, sous quelque forme que ce soit.

Bricolage : le corps en pièces détachées

La vision du corps qui ressort de cette plongée dans le monde de la « réassignation » est celle d’un montage d’organes qu’on peut découper et remonter à volonté. Le moi-corps, ce corps subjectif qui est l’investissement même du réel par le sujet, investissement dans lequel le sujet lui-même se constitue, est transformé en un simple montage d’organes. Dans l’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari faisaient l’éloge de la schizophrénie comme véritable critique en acte du capitalisme. Cette proposition découlait d’une vision du réel comme composé de « machines désirantes » : un corps n’est rien d’autre qu’un branchement de machines désirantes. On peut certes critiquer les thèses de Deleuze et Guattari et leurs conséquences, mais les concepts qu’ils produisent disent quelque chose de l’idéologie du temps présent.

Le transgenre met bien le corps en pièces détachables et interchangeables. Prendre de la peau du bras pour fabriquer un bout de pseudo-pénis, prendre l        a peau du pénis et des testicules pour fabriquer des organes féminins, voilà la routine des opérations de réattribution de sexe. Voyons le détail. La vaginoplastie n’est pas a priori une opération liée à une réattribution de sexe. Elle peut être une simple opération de régénération du vagin, du même type que les autres opérations de chirurgie esthétique, notamment à la suite d’un accouchement. Mais la vaginoplastie de changement de sexe est d’une autre nature. Comment les choses se passent-elles ? Ça commence par une thérapie hormonale qui est une sorte d’anti-puberté et développe chez le futur réattribué des caractères féminins (diminution de la pilosité, croissance des seins), et avec une forte baisse des capacités érectiles. La thérapie hormonale est arrêtée deux à trois semaines avant l’intervention. La personne qui va subir cette intervention est hospitalisée la veille de l’opération. Au cours de cette intervention chirurgicale, qui dure de deux à quatre heures sous anesthésie générale, le chirurgien retire les deux testicules et le contenu du pénis, puis crée un vagin en utilisant la peau du pénis soudée à l’extrémité et retournée vers l’intérieur (et une greffe de peau en plus si nécessaire). Le clitoris est créé à partir du sommet du gland. Le prépuce est utilisé pour créer les petites lèvres, les parties extérieures du scrotum pour créer les grandes lèvres. Élémentaire, non ?

Comment se passe la phalloplastie ? Comme pour la vaginoplastie, on commence par une cure d’hormones (mâles cette fois) qui change la voix et fait pousser les poils ; on peut compléter par une mastectomie. Ensuite on passe à l’hystérectomie (ablation de l’utérus). Grâce à de la peau prélevée sur le bras, le ventre ou une cuisse, on fabrique un pénis qu’on greffe en raccordant l’urètre pour permettre au réattribué sexuellement d’uriner debout. Le raccordement se fait en utilisant les petites lèvres. On peut également implanter des prothèses de testicules qui seront bien pratiques pour y loger la pompe actionnant le pénis érectile artificiel. On réfléchit aussi sur la greffe du pénis, bien que cette opération soit encore très rare aujourd’hui (c’est-à-dire au moment où ces lignes sont écrites) et réservée uniquement aux hommes émasculés par accident — un soldat américain blessé en Afghanistan s’est vu ainsi greffer pénis et scrotum — mais on n’a encore jamais greffé de pénis sur une femme.

Inutile d’entrer dans les détails. Et laissons de côté les éventuelles complications chirurgicales, les souffrances endurées par le candidat à la réassignation de sexe, la débauche de chirurgie et les moyens hospitaliers qui sont consacrés à ces opérations, fort utiles au business de la santé. On a bien affaire à du bricolage où les diverses parties du corps sont coupées, réassemblées différemment. Il faut s’interroger sur la signification de la mise du corps en pièces détachées. On pourrait commencer par admettre que la dysphorie de genre exprime un rapport pervers ou psychotique avec son propre corps — la dislocation du rapport au corps est souvent caractéristique de la schizophrénie. Se sentir femme dans un corps d’homme ou homme dans un corps de femme, c’est bien un déni du réel. Le corps propre, c’est le sujet lui-même et cette idée que le corps est un ensemble de pièces ajustables en fonction des désirs du sujet est proprement folle. Or c’est cette idée que véhiculent les théoriciens du transgenre : je pourrais choisir mon corps en quelque sorte comme je choisis l’ameublement de mon salon.

On sait bien que la réparation des corps mutilés par des accidents ou par des brûlures nécessite toutes sortes d’opérations complexes qui ressortissent elles aussi à ce « bricolage » et à ces montages de morceaux du corps. La chirurgie réparatrice après les cancers du sein ou après les excisions est évidemment incontestablement un progrès considérable et on ne peut plus légitime, puisqu’il s’agit simplement de rétablir dans son intégrité un corps ravagé par la maladie ou par la cruauté des coutumes barbares. Mais dans le cas de la réassignation, il s’agit de bien autre chose : non pas rétablir, mais transformer le corps selon les desiderata du sujet.

La possibilité de développer ce bricolage du corps humain renvoie à une vision de l’homme et à un projet. Cette vision de l’homme est celle d’un individu qui n’a plus à proprement parler de « soi », qui ne forme plus une unité, un individu au sens strict, mais bien un « dividu », divisible selon les besoins et que l’on peut réagencer à volonté. Cette vision mécaniste est tout simplement la projection sur l’être humain du modèle du robot. Dans sa préface à la Philosophie dans le boudoir, Yvon Belaval a bien montré comment le récit sadien transforme les rapports sexuels en montages de machines embrayant les unes dans les autres. L’homme coupé en morceaux ressortit à cet embrayage de machines.

C’est encore cette vision du corps éclaté qui est à la base de la schizophrénie telle qu’elle s’exprime chez Antonin Arthaud.             Dans Pour en finir avec le jugement de Dieu, Artaud en donne une explication : « L’homme est malade parce qu’il est mal construit. » Et s’il est mal construit, c’est parce qu’il a des organes ! Or « il n’y a rien de plus inutile qu’un organe. Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté. » Deleuze et Guattari soutiennent[5] que cet « informe » qui entoure la conscience et la menace éventuellement, ce « corps sans organe », c’est un « plan » de la réalité du corps, une strate du corps qui s’oppose à l’organisme, c’est-à-dire au corps composé d’organes structurés, à ces rapports de force dont parle Nietzsche. L’organisme est en quelque sorte l’exploitation du corps ligoté par la hiérarchisation ou la centralisation de ses différentes parties, et par conséquent assujetti. La rébellion contre cette organisation, c’est cela qu’on trouve chez Arthaud. Cette position s’oppose à l’idée du « moi-corps » que l’on a trouvée dans la phénoménologie. Le Corps sans Objet de nos deux auteurs n’est pas une conscience engagée dans le monde. Il n’y a plus de place pour un « Moi ». Pas plus qu’il n’y a de place pour l’Un. C’est une pure multitude qui se présente maintenant à nous.

Voilà quelle vision émerge à l’arrière-plan de l’idéologie « trans ». Voyons maintenant pourquoi cette vision qui ne peut a priori que renvoyer aux destins individuels devient aujourd’hui une question sociale ? Pourquoi ce qui restait très marginal devient-il si important qu’on entreprend de dispenser des « formations » aux enfants des écoles pour les inciter à ne pas tomber dans la « transphobie » ? En vérité, la conception du corps et des rapports à la sexualité qui constituent l’arrière-plan de la très étonnante « transmanie » contemporaine renvoie directement au développement actuel du mode de production capitaliste. Si le corps peut être modifié à volonté, ses organes changés ou transformés, s’ouvre une nouvelle manière de penser l’homme et un nouveau terrain d’expérimentation. La fabrique de l’humain, qui commence à tourner à plein régime avec la PMA, pourrait trouver dans la fabrique du sexe un complément utile. On produit de plus en plus souvent des enfants dont le sexe (en attendant plus) a été choisi par les parents, il va de soi qu’on doit pouvoir ensuite modifier ce sexe — puisque celui-ci était déjà le résultat d’un choix. Un deuxième aspect s’impose également : laisser la loterie de la méiose décider de qui je suis biologiquement est une intolérable atteinte à ma liberté de sujet roi. Je n’ai aucune raison d’accepter que des processus aussi aléatoires que les processus vivants me déterminent ! Il faut là aussi laisser toute sa place à la nouvelle ingénierie du vivant, dont cette mise en pièces du corps humain est la condition. Si la réification — concept de Lukacs repris par la théorie critique — caractérise le mode de production capitaliste, aujourd’hui, cette transformation du corps humain en assemblage de pièces que l’on peut changer à volonté constitue une des pointes avancées de cette réification.

L’hermaphrodite comme idéal social

John Money (1921-2006) est le grand maître du transgenre à notre époque. Psychologue et sexologue renommé, enseignant, il soutenait l’idée que le genre est une construction sociale. Bien que la réputation de Money ne soit pas toujours fameuse dans les gender studies, en raison de son opération ratée sur David Raimer, il reste une référence incontournable puisque c’est lui qui introduit les concepts de « rôle de genre », de paraphilie, et autres semblables qui sont devenus d’un usage courant. Les hermaphrodites constituent son premier objet d’étude et c’est à partir de cette fascination pour les hermaphrodites que Money en est venu à la conclusion que le sexe était une construction sociale. Si on opère convenablement un bébé mâle on peut le transformer en fille, et c’est précisément ce que Money a tenté en prenant pour cobaye un enfant mâle né avec une malformation du pénis. Comme il est nettement plus facile de couper un morceau de chair des organes masculins que de greffer des organes sexuels féminins, l’expérience de Money s’est faite dans une seule direction. Et s’est terminée par un échec lamentable qui aurait dû classer ce monsieur dans une catégorie voisine de celle des soi-disant médecins des camps nazis.

La fascination pour les hermaphrodites est ancienne. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert comporte de très nombreuses planches qui leur sont consacrées. Dans Le Rêve de d’Alembert, Diderot fait dire à Mlle de Lespinasse « L’homme n’est peut-être que le monstre de la femme, ou la femme le monstre de l’homme ». Considérant que les organes génitaux de l’homme et de la femme sont simplement inversés par retournement à l’intérieur ou extirpation à l’extérieur, ils seraient bien ainsi les monstres l’un de l’autre. Il y aurait beaucoup à dire sur l’utilisation du monstre dans la pensée évolutionniste de Diderot, notamment telle qu’elle est exposée dans les explications que Bordeu donne à Mlle de Lespinasse. Toute évolution et transformation du genre est déjà monstrueuse. C’est ce qu’Aristote indiquait déjà : « D’ailleurs celui qui ne ressemble pas aux parents est déjà, à certains égards, un monstre : car dans ce cas, la nature s’est, dans une certaine mesure, écartée du type générique. Le tout premier écart est dans la naissance d’une femelle au lieu d’un mâle. » (De la génération des animaux) La différence des sexes est en effet « monstrueuse » pour le petit garçon qui découvre que la petite fille, à la place du pénis, ne montre qu’une mystérieuse fente, comme cet appendice masculin paraît monstrueux à la petite fille. Elle est monstrueuse parce qu’incompréhensible. Pourquoi il (ou elle) n’est-il (ou elle) pas semblable à moi ? La question freudienne de la castration et du rapport au phallus se joue là-dedans.

À partir de l’analyse du petit Hans, Freud avance le complexe de castration comme explication infantile de la différence des sexes : la fille est cet être à qui manque le pénis et le garçon se trouve dans la situation angoissante où domine la peur de se retrouver comme la petite fille, privé de pénis. C’est du moins l’explication que donne Freud dans ses Trois essais et qu’il reprend dans son Introduction à la psychanalyse : « La curiosité sexuelle de l’enfant commence de bonne heure, parfois avant la troisième année. Elle n’a pas pour point de départ les différences qui séparent les sexes, ces différences n’existant pas pour les enfants, lesquels (les garçons notam­ment) attribuent aux deux sexes les mêmes organes génitaux, ceux du sexe masculin. Lorsqu’un garçon découvre chez sa sœur ou chez une camarade de jeux l’existence du vagin, il commence par nier le témoignage de ses sens, car il ne peut pas se figurer qu’un être humain soit dépourvu d’un organe auquel il attribue une si grande valeur. Plus tard, il recule, effrayé devant la possibilité qui se révèle à lui et il commence à éprouver l’action de certaines menaces qui lui ont été adressées antérieurement à l’occasion de l’excessive attention qu’il accordait à son petit membre. Il tombe sous la domination de ce que nous appelons le “complexe de castration”, dont la forme influe sur son caractère, lorsqu’il reste bien portant, sur sa névrose, lorsqu’il tombe malade, sur ses résistances, lorsqu’il subit un traitement analytique. En ce qui concerne la petite fille, nous savons qu’elle considère comme un signe de son infériorité l’absence d’un pénis long et visible, qu’elle envie le garçon parce qu’il possède cet organe, que de cette envie naît chez elle le désir d’être un homme et que ce désir se trouve plus tard impliqué dans la névrose provoquée par les échecs qu’elle a éprouvés dans l’accomplissement de sa mission de femme. Le clitoris joue d’ailleurs chez la toute petite fille le rôle de pénis, il est le siège d’une excitabilité particulière, l’organe qui procure la satisfaction auto-érotique. La transformation de la petite fille en femme est caractérisée principalement par le fait que cette sensibilité se déplace en temps voulu et totalement du clitoris à l’entrée du vagin. Dans les cas d’anesthésie dite sexuelle des femmes, le clitoris conserve intacte sa sensibilité. » Laissons de côté les jugements implicites de Freud qui témoignent du fait qu’on ne parvient jamais à sauter par-dessus sa propre tête — la « mission de la femme » et le déplacement normal de la sensibilité du clitoris vers le vagin… Il reste une description des angoisses de la petite enfance dont l’évidence est assez claire et même plutôt banale.

Dans la mesure même où l’instinct chez l’homme laisse la place à l’éducation (et parfois même au dressage), la question du destin de tout individu humain est d’abord dans ce rapport au sexe, s’identifier au sien propre et accepter la différence de l’autre. C’est précisément ce que refuse l’idéologie LGBT+etc. et la théorie du genre flottant qui fait de l’hermaphrodite son emblème. Donnons-en deux exemples.

Les hommes à apparence féminine (le politiquement correct interdit qu’on use du terme shemale considéré par les « trans » comme insultant ou diffamatoire) sont un genre particulier d’hermaphrodites produits artificiellement et classés parmi les « transgenres », à tort, puisqu’ils n’ont précisément pas changé réellement génitalement. Ce sont typiquement les personnages de certains films de Pedro Almodovar (Tout sur ma mère, par exemple), des hommes ayant acquis une apparence extérieure de femme (visage remodelé, seins, hanches et fesses, absence de pilosité), mais avec des organes sexuels masculins fonctionnant normalement. Les textes qui se rapportent à ces individus utilisent généralement le féminin pour les désigner alors que c’est évidemment le masculin qui les caractérise le mieux : ils ont des érections et des éjaculations comme n’importe quel homme. Ils occupent une place très particulière à la fois dans le milieu de la prostitution et dans le cinéma pornographique. S’ils ont cette place, il faut bien qu’il y ait des amateurs ou des clients ! Et ce qui se met en scène ici, c’est l’ambiguïté fondamentale de la sexualité dont ces intrigants personnages sont les opérateurs privilégiés. Un homme qui a des rapports sexuels avec un/une « shemale » y joue aussi bien le rôle d’un homme ayant des rapports avec une prostituée qu’il ne peut que sodomiser ou en obtenir une fellation que le rôle d’un homosexuel « passif » puisqu’il peut être sodomisé ou faire une fellation à son/sa partenaire « shemale ».

Les femmes presque devenues des hommes représentent en quelque sorte l’inverse du cas précédent. Il s’agit de femmes qui ont modifié leur apparence extérieure pour devenir semblables à des hommes sans pour autant avoir effectué l’opération de réassignation sexuelle — à ne pas confondre avec l’hirsutisme, maladie qui affecte certaines femmes en leur donnant une pilosité bien gênante qui en fit longtemps des phénomènes de foire. Un cas avait défrayé la chronique : une femme devenue homme homosexuel était enceinte de son compagnon et a mis au monde un enfant né, selon l’état civil, de deux hommes ! Là encore on est dans le monde des simulacres, cet homme selon l’état civil était bien une femme déguisée en homme, rôle de comédie, comme celui de l’homme déguisé en femme dans Tootsie. La comédie de Blake Edwards, Victor Victoria, mettant en scène une femme qui se déguise en homme qui se travestit exhibe avec brio ce jeu de miroirs dans lequel nous aimons à nous complaire parce qu’il fait jouer des ressorts inconscients communs à toute l’humanité.

Dans ces deux cas d’hermaphrodites dont nous venons de parler, il ne s’agit pas de véritables hermaphrodites, au sens biologique, puisqu’ils ne peuvent pas jouer alternativement les deux rôles sexuels, comme cela se produit assez souvent chez les invertébrés. Ils sont seulement des hermaphrodites au sens de la mythologie grecque, ces hermaphrodites de la statuaire ou des fresques antiques, représentant le fils ou la fille d’Hermès et d’Aphrodite unissant la beauté de ses deux parents. L’étrangeté de l’hermaphrodite et la fascination qu’il exerce tient précisément à ce qu’il met en cause la différence des sexes, cette différence vécue sans doute par l’humanité comme une déchirure et une malédiction. Dans le mythe d’Aristophane, rapporté par Platon dans Le banquet, l’humanité était composée d’êtres doubles avec quatre bras, quatre jambes et deux faces. Ces êtres étaient soit masculins, soit féminins, soit d’un genre aujourd’hui disparu, les androgynes (mot-à-mot hommes-femmes). La complétude de ces êtres doubles leur conférait de très nombreux pouvoirs si bien que Zeus a décidé de les diviser en deux et à plongé chacune des moitiés dans la recherche éperdue de son autre moitié. De cette séparation il n’est resté que les deux genres masculins et féminins, les androgynes se rattachant pour moitié à l’un de ces genres et pour moitié à l’autre. Ce mythe pourrait expliquer l’amour homosexuel (les moitiés mâles qui recherchent leur moitié mâle et les moitiés femelles qui cherchent leur moitié femelle), mais aussi ce qui pousse les hommes et les femmes les uns vers les autres, ainsi que la nostalgie de cette complétude disparue.

Sans aucun doute, il y a en chaque homme l’aspiration à être une femme qui possède le privilège fantastique de pouvoir enfanter — et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle la stérilité féminine doit être conjurée de toutes sortes de manières dans les sociétés archaïques. Toute femme désire aussi être un homme et les hommes admirent souvent les femmes « qui portent la culotte ». Au-delà des stéréotypes sociaux imposés dans les sociétés patriarcales, il y a bien un désir profond d’être interchangeables, mais aussi un désir de se suffire à soi-même et d’abolir cette incomplétude qui nous oblige à nous rapporter à l’autre, ne serait-ce que pour avoir des enfants — ce à quoi notre société s’évertue à donner des solutions avec la PMA et la GPA, avant d’en finir une fois pour toutes avec le souci de la maternité grâce à l’ectogenèse, c’est-à-dire l’utérus artificiel qui transformera en réalité la dystopie d’Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes.

L’exigence « trans » est, au moins en partie, l’exigence que ce désir soit satisfait avec la complicité active du business médical, qui, comme tout capital doit sans cesse trouver de nouveaux champs d’investissement pour que se poursuive l’accumulation du capital. Jusqu’à notre monde, les sociétés humaines savaient que tous les désirs n’ont pas à être satisfaits et doivent être sublimés et c’est précisément dans ce processus de sublimation que s’enracine la construction de la civilisation. Aujourd’hui la technoscience se propose de donner une satisfaction technoscientifique – illusoire parce que technoscientifique, purement instrumentale — à tous nos désirs : tu es femme et veux faire un enfant toute seule ? Pas de problème, on a la PMA. Tu es homme et veux un enfant sans passer par ce répugnant commerce du rapport sexuel avec une femme ? On a la solution : la GPA. Vous voulez une fille et pas un garçon ? On a à notre disposition la FIVETE. Et ainsi de suite, en attendant les mille et une merveilles que nous promettent les manipulations génétiques. Tu veux changer de sexe ? Pas de problème, la chirurgie a tout ce qu’il faut à ta disposition.

Si la fantaisie est la forme première de la sublimation, la volonté de réaliser les fantasmes, c’est-à-dire le refus de garder le fantasme à l’état de fantasme, en usant des moyens de la technoscience médicale peut être caractérisée comme désublimation, une désublimation qui soumet le corps aux méthodes du principe de rendement et correspond exactement à ce que Marcuse appelle désublimation répressive. L’hermaphrodite, dès lors qu’il quitte le royaume de la fantaisie pour entrer dans la réalité sociale prend toute sa place dans ce jeu de simulacres qu’est la société du spectacle. Mais le spectacle dissimule en les montrant les rapports entre les individus tels qu’ils sont modelés par le capital. L’hermaphrodite devient l’archétype de l’homme interchangeable, tour à tour homme et femme, consommateur sans qualité et producteur malléable, humain sans qualité à quoi les humains doivent tous êtres réduits quand le capital a écrasé toutes les vieilles formes sociales, éliminé toutes les différences sous la loi de l’équivalent général, le grand fétiche devant qui tous sont égaux, l’argent.

Le narcissisme

Le désir de changer de sexe est très souvent le désir de correspondre à l’image que l’on se fait de soi-même. De ce point de vue, la montée statistique du transgenre n’est qu’un des aspects de ce que Christopher Lasch nommait « la culture du narcissisme ». Freud introduit la question du narcissisme dans un texte de 1914. Il commence par reprendre la définition de Näcke : le narcissisme désigne « le comportement par lequel un individu traite son propre corps de façon semblable à celle dont on traite d’ordinaire le corps d’un objet sexuel : il le contemple donc en y prenant un plaisir sexuel, le caresse, le cajole, jusqu’à ce qu’il parvienne par ces pratiques à la satisfaction complète ». La pratique psychanalytique montre que l’on trouve des traits narcissiques dans l’homosexualité (ce qui semble assez évident) et dans de nombreuses névroses. Si au premier abord on peut qualifier le narcissisme de perversion, Freud, cependant, en arrive très rapidement à l’idée qu’il y a un narcissisme normal, celui qui défend l’égoïsme de l’individu et que le psychanalyste rencontre dans la résistance que le patient oppose à l’influence que le médecin cherche à lui imposer. À partir de ces considérations, Freud développe une interprétation de la schizophrénie qui le conduit non à supprimer, mais à réviser la séparation entre les pulsions libidinales et les pulsions du moi, qui constitue l’un des traits caractéristiques de la première topique. Il montre que : « Les premières satisfactions sexuelles auto-érotiques sont vécues en conjonction avec l’exercice de fonctions vitales qui servent à la conservation de l’individu. Les pulsions sexuelles s’étayent d’abord sur la satisfaction des pulsions du moi, dont elles ne se rendent indépendantes que plus tard ; mais cet étayage continue à se révéler dans le fait que les personnes qui ont affaire avec l’alimentation, les soins, la protection de l’enfant deviennent les premiers objets sexuels c’est en premier lieu la mère ou son substitut. »

Mais cette observation semble contredite par la clinique d’un certain nombre de perversions. « Nous avons trouvé avec une particulière évidence chez des personnes dont le développement libidinal est perturbé, comme les pervers et les homosexuels, qu’ils ne choisissent pas leur objet d’amour ultérieur sur le modèle de la mère, mais bien sur celui de leur propre personne. De toute évidence, ils se cherchent eux-mêmes comme objet d’amour, en présentant le type de choix d’objet qu’on peut nommer narcissique. C’est dans cette observation qu’il faut trouver le plus puissant motif qui nous contraint à l’hypothèse du narcissisme. »

Après d’intéressants développements sur la libido féminine, que nous laisserons de côté, Freud, résumant la distinction entre libido d’objet par étayage et libido d’objet narcissique, en arrive à la conclusion suivante : « On aime : 1) Selon le type narcissique a) Ce que l’on est soi-même ; b) Ce que l’on a été soi-même ; c) Ce que l’on voudrait être soi-même ; d) La personne qui a été une partie du propre soi. 2) Selon le type par étayage : a) La femme qui nourrit ; b) L’homme qui protège ; et les lignées de personnes substitutives qui en partent. Le cas c) du premier type ne pourra être justifié que par des développements qu’on trouvera plus loin. Il restera, dans un autre contexte, à apprécier l’importance du choix d’objet narcissique pour l’homosexualité masculine. » Ajoutons que le cas c) du premier cas permet aussi de donner un début d’explication de la dysphorie de genre. On aime par narcissisme ce que l’on voudrait être soi-même : Freud y voit une explication de l’homosexualité masculine, mais on peut y voir aussi la clé de la compréhension du « trouble dans le genre ». Une femme qui aime en l’homme ce qu’elle voudrait être elle-même, voudrait donc s’aimer (narcissiquement) en tant qu’en homme et c’est précisément ce narcissisme qui lui fait rejeter son propre corps et vouloir avoir le corps d’un homme, de pouvoir exhiber les atours virils et uriner debout !

Ce dernier point est si important qu’on le voit revenir dans presque toutes les études sur les opérations de réassignation de sexe : le plus important dans la greffe d’un pseudo-pénis n’est pas tant d’avoir des érections qui ne pourront pas se terminer par une décharge, mais bien de pouvoir enfin uriner debout. Un certain féminisme fait d’ailleurs de la manière d’uriner une des conditions de l’égalité homme/femme. Ainsi en Suède, en 2013, un député aurait-il défendu un projet de loi visant à obliger les hommes à uriner assis en vue « d’améliorer l’hygiène, renforcer l’égalité homme-femme et lutter contre le cancer de la prostate. » C’était une information un peu exagérée : il ne s’agissait que d’un projet de résolution déposé dans un comté par le « parti de gauche » local et visant à aménager les toilettes de telle sorte que les hommes puissent plus facilement pisser assis… Mais l’affaire est hautement significative, non seulement de l’angoisse de castration qui saisit le société « hétéronormée », comme on dirait dans Libération, mais aussi et surtout des préoccupations « de gauche » pour en finir avec les conceptions « binaires » de la vie ordinaire. Notons qu’il existe des urinoirs féminins, jetables ou réutilisables permettant aux femmes d’urine debout sans changer de sexe (en vente sur un grand site de vente en ligne). Par ailleurs, les Égyptiens anciens, selon Hérodote, urinaient assis, comme les Indiens (paraît-il) ou les Arabes. Bref, il n’y a pas de dogme médical ou scientifique sur ce sujet. Ce sont des images qui sont en cause. Or, et cela nous ramène à la question transgenre, il s’agit bien dans ce cas des images, l’image du « mec » et du désir d’aimer en soi cette image. Narcisse aime son image. Et si l’on peut étendre le narcissisme, comme le fait Freud, à l’amour de l’image de ce que l’on voudrait être, l’essentiel dans les opérations de réassignation de sexe n’est pas le sexe, mais l’image du sexe.

On le sait par d’autres observations. Les garçons qui voudraient être des filles sont d’abord des garçons qui voudraient qu’on les trouve jolis comme des filles, qui voudraient s’habiller en filles autrement que par jeu (toujours révélateur de l’inconscient). Dans la « société du spectacle », où le spectacle se substitue à la vie, il est assez naturel qu’on en arrive là et que la technoscience comme toujours vienne au secours du spectacle. Le transgenre n’est pas la forme unique de la « culture du narcissisme » qui domine entièrement nos sociétés, comme l’a très bien montré Christopher Lasch — il suffit de penser au « selfie » et à la manie touristique consistant à se photographier soi-même devant un site touristique pour bien montrer que l’important n’est le site, mais le « moi » tout-puissant. Mais la forme transgenre du narcissisme s’accorde peut-être beaucoup mieux à d’autres exigences du « capitalisme du troisième âge », comme l’interchangeabilité des individus, le culte de la technique et la mise à raison du corps devenu viande, matière à tailler, à sculpter, à transformer.

Hybris de la médecine

Le changement de sexe a longtemps été considéré comme l’impossible par excellence. On disait du Parlement britannique qu’il pouvait tout faire sauf changer un homme en femme ! Même le tout-puissant parlement britannique se heurtait à cette limite. En dépassant cette limite, l’homme accède donc enfin à la véritable toute-puissance. Il est capable de se faire lui-même, il est causa sui, le petit nom de Dieu dans la scolastique. Mais il le fait par les moyens de la technique : chirurgie, biochimie, etc. C’est bien en cela que le transgenre est une branche du transhumanisme. Changer de sexe, c’est tout simplement transgresser les lois qui assignent l’individu humain à une existence déterminée et qui délimite drastiquement le cercle où peut s’exercer la liberté.

Car la médecine joue un rôle central dans le projet transhumaniste ou post-humaniste — termes dont nous avons dit qu’ils sont à peu près équivalents sinon, peut-être, que le « trans » prépare le « post ». Pour que l’homme cesse d’être homme, il faut l’augmenter. Et en premier lieu vaincre la mort : Laurent Alexandre, médecin urologue, homme d’affaires avisé — il a fondé et bien revendu le site Doctissimo — fait l’annonce à qui veut l’entendre de la « mort de la mort ». Il est un des apôtres du transhumanisme et un grand adorateur de la soi-disant « intelligence artificielle » (IA). C’est le même Laurent Alexandre qui annonce dans le Figaro (13/06/2017) que la dystopie du film Bienvenue à Gattaca va devenir la norme : « La sélection embryonnaire sous une forme un peu plus sophistiquée que Bienvenue à Gattaca deviendra la norme. Ce n’est pas mon souhait personnel, mais un pronostic. » Union de l’homme et de l’IA, l’homme du futur pourra ainsi gagner cette course à l’intelligence. Laurent Alexandre assène : « Selon un sondage réalisé en 2016, 50 % des jeunes chinois éduqués souhaitent pouvoir augmenter le QI de leur futur bébé… Un pourcentage d’adhésion qui grimpera en flèche… dès que les parents se rendront compte que les enfants de leurs voisins ont tous 50 points de QI de plus que les leurs… » Si on lui fait remarquer que l’homme est un être sensible qu’on ne saurait réduire à son cerveau, l’éminent savant en tout coupe net à l’objection : « L’homme se réduit à son cerveau. Nous sommes notre cerveau. La vie intérieure est une production de notre cerveau. » Si l’homme se réduit à son cerveau, le corps n’est donc bien que de la vile matière à disposition de la « vie intérieure » produite par le cerveau.

L’hybris médicale trouve dans les prouesses des bricoleurs de la réassignation sexuelle un large champ d’expression. Ce n’est sans doute pas par hasard que la science maîtresse de nos jours n’est plus la physique, mais la biologie, car c’est dans la biologie qu’on peut espérer trouver les moyens d’en finir pour de bon avec l’homme, cette si imparfaite créature du hasard. Quand Laurent Alexandre cite Bienvenue à Gattaca, il fait mine d’oublier que le premier modèle de cette biologie devenue folle date des années 30 et c’est Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Or c’est bien vers cela que veulent aller les scientifiques les plus fous et surtout leurs commanditaires ivres de puissance. Grâce à la médecine scientifique moderne, on va pouvoir décharger l’humanité du fardeau de la procréation : en attendant les hommes immortels qui iront coloniser Mars, l’utérus artificiel est annoncé. L’ectogenèse est évidemment conçue pour les meilleures intentions du monde, par exemple faciliter la survie des fœtus humains ultra-prématurés. Des essais concluants ont été menés sur des agneaux et on espère pour les années 2020 des essais concluants sur l’humain. On annonce d’un autre côté que les opérations de réassignation sexuelle pourraient s’améliorer au point de donner une véritable sensibilité sexuelle aux organes greffés. Bref on pourrait définitivement s’affranchir de la division de l’humanité en sexes mâle et femelle puisque la question de la reproduction, de son côté, ne se poserait plus.

La médecine nous promet un monde merveilleux. Ce monde merveilleux est-il possible ? Sans doute pas : les lubies d’Alexandre Laurent lui font gagner beaucoup d’argent, mais la durée maximale de la vie ne bouge pas et l’espérance de vie en bonne santé a une fâcheuse tendance à baisser. Il en sera certainement de même concernant les utopies sexuelles et transgenrées. Mais en attendant il y a de l’argent à faire et une idéologie envahissante promue par une propagande totalitaire d’autant plus efficace qu’elle se fait au nom de la bienveillance et au moyen de techniques prétendument neutres. Mais si nous supposons que ce « monde merveilleux » promu par la médecine délirante puisse un jour advenir, alors il y a de bonnes raisons qu’il soit un véritable enfer. D’un certain point de vue, la question de la survie de l’humanité ne se poserait plus car il n’y aurait tout simplement plus d’humanité.

La subversion au service de la tradition patriarcale.

Les partisans du transgenre cherchent souvent à banaliser leur position en trouvant dans les sociétés traditionnelles de telles formes de « subversion » dans la réassignation des genres. Ainsi l’étude des « vierges jurées » d’Albanie fournit-elle un exemple fort instructif. En Albanie et, semble-t-il, plus généralement dans les Balkans, il existait tout un rituel permettant à une femme de devenir un homme. Si, par exemple, un homme n’avait pas d’enfant mâle, il pouvait faire de sa fille son héritière à l’expresse condition qu’elle jure de devenir un homme et donc de n’avoir aucun rapport sexuel avec un homme. Elle était alors considérée comme un homme et bénéficiait de tous les privilèges attachés au sexe masculin[6]. Il est d’autres exemples connus et qui, comme tous ces cas particuliers, permettent de nourrir le relativisme. Ainsi chez certains peuples d’Afrique (Nuers du Soudan) une femme stérile peut être officiellement reconnue comme un homme et épouser une femme. Ce n’est pas un couple lesbien qui fournirait le modèle du mariage pour tous, mais, aux yeux de cette société un couple tout à fait normal, même si l’épouse ne peut tomber enceinte que d’un homme qui sera utilisé seulement comme reproducteur, l’enfant qui naîtra prenant le nom de « l’époux » fictif. Loin d’infirmer la règle, cet exemple ne fait que la confirmer.

Sous une forme romanesque, ce thème est au centre du roman de Tahar Ben Jelloun, L’enfant de sable. Un homme qui veut à tout prix avoir un fils nomme sa huitième fille Ahmed et l’élève comme un garçon avec tous les privilèges d’un garçon. Ahmed va assumer l’imposture de son père, épouser une fille délaissée et commencer sa plongée aux enfers. Il est intéressant de noter que les spécialistes des études transgenres considèrent de telles pratiques comme subversives alors même qu’elles ne sont qu’un moyen boiteux pour pallier les inconvénients d’une société patriarcale stricte. Comme cela arrive souvent, la subversion déchaînée finit par ressembler comme deux gouttes d’eau à la tradition la plus réactionnaire. Le féminisme égalitaire, c’est-à-dire celui qui se tient sur le ferme principe de l’égalité des droits entre hommes et femmes est aujourd’hui submergé par un « pseudo féminisme » partisan de l’inégalité, le féminisme pro-burka, le féminisme pro-burkini, le féminisme pro-polygamie et aussi ce féminisme pro-patriarcat, sous couvert évidemment de valoriser la situation des femmes par rapport aux hommes et dénoncer les stéréotypes « genrés ». 

La haine du sexe

On repérera assez facilement dans toutes ces manifestations une haine inconsciente du sexe, c’est-à-dire du plaisir sexuel qui se conclut par l’orgasme dont Wilhelm Reich a bien montré la fonction essentielle. Chasser le mot sexe au profit du très neutre terme de genre, c’est tout un programme. Le genre, c’est la grammaire alors que le sexe ça sent le sperme et la cyprine, la sueur des corps qui s’enlacent, bref, la vie. Par définition, le sexe est binaire. Il faut toujours un organe dans un autre, même dans la masturbation, il faut la chose dans la main ou la main dans la chose ! Refuser la binarité du sexe, c’est en vérité refuser le plaisir sexuel, renoncer à l’orgasme. Reich, réveille-toi, ils sont devenus fous !

Dans la logique trans, il y a d’abord le dégoût de son propre sexe. Je me sens femme dans un corps d’homme, cela veut dire : je n’aime pas ce corps d’homme ! Et inversement. Mais si je deviens femme, comment vais-je pouvoir maintenant aimer ces corps d’homme ? D’où cette bizarrerie très fréquente : les transgenres deviennent homosexuels ! Je veux devenir femme pour mener une vie de lesbienne. On connait aussi des couples de lesbiennes qui se brisent quand l’une des deux passe à la réassignation de sexe. De même les hommes devenus « femmes » deviennent lesbiens (ou lesbiennes). Ce qui n’empêche pas, si le changement de sexe n’a pas été mené à son terme, que ces couples homosexuels aient des enfants, des enfants issus de deux hommes ou de deux femmes selon l’état civil, mais issus en réalité, comme tous les enfants, de gamètes mâles et de gamètes femelles. On est encore dans le simulacre.

Les psychologues parlent de troubles de l’identité sexuelle. C’est mettre un mot sur ce qu’on comprend mal. Ce trouble de l’identité sexuelle renvoie fondamentalement à l’incapacité à assumer franchement et sans détour son propre désir. Comment ne pas y voir l’ancestrale hantise du sexe ? Freud avait dit, dans une lettre à Jones (1914) : « Celui qui promettra à l’humanité de la délivrer de l’embarrassante sujétion sexuelle, quelque sottise qu’il choisisse de dire, sera considéré comme un héros. » Nous en sommes là : il s’agit bien de promettre à l’humanité qu’on va la débarrasser de la « sujétion sexuelle » puisque nous ne serons plus liés à un sexe. Ce qui est très ennuyeux c’est qu’on soit encore obligé, dans la réassignation telle qu’elle se fait aujourd’hui, de choisir entre mâle et femelle. Pourquoi ne pourrait-on pas choisir d’être « neutre » ou encore d’un sexe encore inconnu et à inventer qui ne serait ni mâle, ni femelle, ni neutre ? Ce délire est maintenant chose courante et montre que la lutte contre la conception « binaire » est en vérité aussi une lutte contre la logique, qui, comme chacun le sait depuis les premiers délires post-soixante-huitards, est sans doute d’essence « fasciste ».

Se prendre pour Dieu

Dieu est le seul être qui soit « causa sui » et c’est en ce sens qu’il est absolument libre : voilà l’enseignement majeur de la théologie chrétienne, codifiée au Moyen âge et subvertie radicalement par Spinoza. Remplaçons Dieu par la nature et l’essentiel sera conservé, savoir que l’homme n’est pas absolument libre puisqu’il n’est pas la cause de sa propre existence ni des lois qui la gouvernent. Thèse difficilement contestable. Nous n’avons pas décidé d’être ni d’être qui nous sommes puisque tout cela nous est d’abord donné par la biologie, puis par des rapports premiers avec des adultes, rapports que nous ne maîtrisons évidemment pas. « L’homme n’est pas un empire dans un empire, il est une partie de la nature dont il suit le cours » : il est absolument nécessaire si on ne veut pas sombrer dans la folie et dans cette forme si classique de la folie qu’est l’hybris, de tirer toutes les conclusions qui se doivent tirer de cette thèse spinoziste.

J’ai employé le terme de folie. Je ne fais que suivre ce que disent de nombreux psychanalystes : « En effet, l’idée qu’on puisse changer de sexe est une idée folle parce qu’elle se heurte à une impossibilité ; on peut seulement changer les apparences et l’état civil ; l’intérieur du corps, les chromosomes restent ce qu’ils sont. Et les transsexuels ne parviennent à “oublier” le temps de leur vie vécu dans le sexe abhorré qu’au prix d’un déni et d’un clivage. Le traitement inventé par des médecins depuis le milieu du XXe siècle est une “réponse folle”, une “offre folle” à la demande folle des transsexuels, même si les faits montrent que c’est un palliatif qui adoucit la souffrance. » On pourrait ajouter que les palliatifs pour adoucir la souffrance ne sont pas forcément légitimes : l’alcool ou les drogues adoucissent bien des souffrances et les médecins ne les prescrivent pourtant pas.

Quelle est donc la nature de cette folie ? Le choix de son propre sexe est le premier moyen de se choisir soi-même, exactement comme le choix du sexe de l’enfant, rendu possible par la FIVETE et l’analyse du code génétique apparaît comme une manifestation de la puissance parentale sur l’enfant. On n’a pas assez analysé la perversion qui se manifeste dans la volonté de choisir le sexe de l’enfant à naître. Il s’agit dans le cas des parents choisissant le sexe de l’enfant d’être non plus procréateurs, mais créateurs. L’enfant est leur produit puisqu’ils décident d’une caractéristique essentielle de ce qu’il sera. Habermas a dit sur ce sujet des choses fort raisonnables dans L’avenir de la nature humaine. Qu’on soit capable de transformer la procréation naturelle en une véritable fabrication de l’humain (avec normes de qualité à l’appui), c’est bien l’horizon de ces techniques de la PMA qui ont largement dépassé leur champ initial d’application, à savoir remédier aux problèmes d’infertilité des couples. Loin d’être une simple avancée de la médecine comme la vaccination ou les greffes du cœur, il s’agirait d’une transformation ontologique de l’homme. On pourrait aboutir à une situation où un individu serait dans ce qu’il a de particulier, de spécifique, dans ce qui fait son individualité, comme le résultat des calculs parentaux et médicaux. Habermas a montré de manière assez convaincante qu’une telle situation entraînerait une asymétrie morale fondamentale entre les individus nés des hasards de la méiose et ceux qui seraient les produits de la technoscience de la procréation.

La liberté apparente acquise par les parents se paierait d’une non-liberté des enfants. Dans le cas où c’est le sujet lui-même qui décide de son propre sexe, il se met lui-même à la place de ses parents tout-puissants. Je ne leur dois rien, dit-il ! Il affirme ainsi la déliaison de ce qui enchaîne chaque individu humain, le rapport de filiation. L’opération de changement de sexe est ainsi l’affirmation démente par laquelle le sujet devient le parent de lui-même. Il est bien causa sui comme Dieu est causa sui. La médecine prolonge ici les transformations qui se sont déjà produites dans le Code civil. On peut de plus en plus souvent choisir son nom de famille, c’est-à-dire qu’on choisit ses ascendants. Tout dépend évidemment des systèmes de nominations variables d’un pays à l’autre. En Espagne, le nom de famille comporte les noms du père et de la mère (sachant que la filiation est toujours patrilinéaire et qu’il faut bien à la génération suivante éliminer l’un des deux noms…) alors qu’en France on hérite généralement du nom du père, sauf exception. Le problème n’est évidemment pas de savoir s’il faut préférer le système espagnol au système français, ou même de savoir si on devrait adopter une filiation matrilinéaire ! Il est que l’individu a le choix : il peut dire, au fond, « je descends de qui me plaît ». La logique de ce qui se trame de ce côté-là est de donner à l’individu le droit de s’appeler comme bon lui semble ; il ne veut s’appeler ni Dupont ni Martin, mais Bonaparte : de quel droit l’empêcherait-on de se nommer lui-même ainsi ? Dans de nombreux pays, on permet que les individus choisissent leur sexe (pardon, leur genre) sur l’état civil et on a introduit un genre neutre (c’est le cas en Allemagne) avant d’introduire l’un de ces multiples « genres flottants » dont la gender theory s’est fait une spécialité. Alors que l’état civil enregistre tout simplement l’acte de naissance, c’est-à-dire un fait qui est typiquement le fait sur lequel l’individu n’a aucune prise, on donne symboliquement à l’individu le droit de modifier les faits passés ! Je suis peut-être né Jean Dupont de sexe masculin, qu’à cela ne tienne, je vais maintenant m’appeler Jeanne Durand de sexe féminin ou Dominique Dubois de sexe neutre ! On pensait que la réécriture du passé était le propre des systèmes totalitaires, mais voilà qu’elle devient un droit à l’époque de l’individu-roi ! On pourrait évidemment citer d’autres terribles contraintes qui pèsent sur nous en raison de notre état civil, comme celles qui sont liées à l’âge. Pour échapper au départ forcé à la retraite, je pourrais modifier ma date de naissance en me rajeunissant de dix ans ou au contraire me vieillir pour faire valoir plus tôt mes droits à la retraite, ou bénéficier des tarifs réduits dans les chemins de fer ou dans les musées. Et pour couronner le tout, je pourrais exiger de la médecine qu’elle me façonne un corps adapté à mon nouvel état civil.

Selon la Genèse, l’homme a été créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. À l’époque de l’individu, l’homme se prend pour Dieu. Pour une part, on peut trouver dans ce délire l’aboutissement du projet de la modernité. Dans la dernière partie du Discours de la méthode, Descartes annonçait que, grâce à la science nouvelle, l’homme pourrait devenir « comme maître et possesseur de la nature ». On a oublié le « comme » (c’est-à-dire qu’on a oublié que l’homme n’était que l’image et la ressemblance de Dieu) pour penser que nous allions devenir les maîtres et possesseurs de la nature, sans aucune restriction. Descartes pensait que la physique non seulement pourrait soulager la peine des hommes grâce à la construction des machines, mais encore par ses prolongements dans la science médicale, elle nous garantirait la santé, le plus grand de tous les biens, et surtout que, l’âme étant étroitement liée au corps, la médecine contribuerait à nous rendre plus habiles et plus sages. Le bricolage de la réassignation sexuelle est censé rendre plus heureux les individus mal dans leur peau en attendant de les rendre plus habiles et plus sages. Il paraît que l’on vient d’inventer une pilule contre les chagrins d’amour.

Le transgenre est donc bien une des formes des plus étonnante et bizarre de cette marche en avant au-delà de l’humanité. Le fantasme de toute-puissance combinée avec la réification complète du corps humain, un corps qui n’est plus un être vivant, mais de la viande, entre les mains des bouchers spécialistes de la sculpture sur viande. « Conception bouchère de l’humanité » disait Legendre. Mais dès que les hommes se prennent pour Dieu, le religieux revient au grand galop : c’et bien la dépréciation du corps qui est mise en œuvre dans la fabrication de ces hommes qui ne sont plus des hommes, mais des simulacres de femmes et de ces femmes qui ne sont plus des femmes, mais des simulacres d’hommes. Dépréciation au profit de ce cher moi, de cette âme indépendante du corps et apte à se choisir un corps comme on choisit un vêtement en magasin. La bonne vieille bigoterie n’est pas loin.

L’âme séparée du corps, c’est aussi ce que prétendent découvrir les chercheurs de l’intelligence artificielle, au moment où on se demande s’il faudra accorder des droits humains aux robots et où l’Arabie Saoudite donne la citoyenneté saoudienne à l’une de ces machines. Entre les pénis à ressorts ou à gonflage pneumatique et les âmes des robots, il y a un point commun : désintrication de la pulsion de mort et désir de retourner à un état inorganique. Tout cela commence à puer la décomposition de la société soumise à la loi du capital, à cette société où, comme le disait Marx, « le mort saisit le vif ».



[1] Giovanni Pico della Mirandola : De la dignité de l’homme, Oratio de hominis dignitate, 1486

[2] Jean-Luc Mélenchon, L’ère du peuple, Fayard, 2014, chapitre 5

[3] Zygmunt Bauman développe ce concept de « société liquide » dans sa critique de la post-modernité qui laisse les individus isolés dans la concurrence et encadrés seulement par un État « garde-chasse ».

[4] En faisant du consentement la seule règle morale, Ruwen Ogien, Marcella Iacub et quelques autres, se sont fait les défenseurs de la prostitution et de la GPA. Michela Marzano, dans Je consens donc je suis critique cette morale du consentement qui fait fi de la fragilité humaine. Marcela Iacub défend ardemment l’ectogenèse (cf. infra).

[5] Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe. Capitalisme et Schizophrénie, 1972

[6] Le relativisme culturel permet de justifier la pédérastie. Tel ethnologue citait (positivement) le cas de cette tribu où le rite d’initiation incluait la sodomie des jeunes initiés par le groupe des adultes. Exemple à suivre ?


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mercredi 15 septembre 2021

Génocides et relativisme : la culture de la repentance et ses contradictions

 

La manie de l'autoflagellation des Occidentaux est très paradoxale: s'accusant de tous les crimes, ils en arrivent à justifier le pire. Ils oublient que si les Européens ont leur part dans les horreurs qui ponctuent l'histoire humaine, c'est aussi en Europe qu'est née la critique du colonialisme, de la domination et l'abolition de l'esclavage. Au nom des crimes (réels mais aussi supposés) des Européens, on finit par faire l'apologie des sociétés et des Etats esclavagistes ou génocidaires. A peine trois siècles de traite négrière européenne dont oublier dix siècles de traite arabo-musulmane. La colonisation française de l'Afrique du Nord au XIXe siècle fait oublier les invasions et la colonisation arabes, les invasions et la colonisation musulmane du VIIe siècle au XXe siècle... Ainsi au nom des "valeurs" qui sont les nôtres, on finit pas faire l'apologie de ceux qui ne les ont jamais reconnues et toujours combattues.

Voilà pourquoi je reproduit ici la lettre de Marcelo Gullo Omodeo au président mexicain Andrés Manuel Lopez Obrador. La traduction française est de Carlos Javier Blanco.

Deuxième lettre à Andrés Manuel López Obrador sur l'État aztèque génocidaire

Dans sa deuxième lettre au président mexicain López Obrador, le politologue argentin Marcelo Gullo nous rappelle que l'Espagne n'a pas conquis l'empire aztèque, mais a libéré le Mexique de l'impérialisme génocidaire de Montezuma.

 7 septembre, 2021 El Mundo, Madrid,

https://www.elespanol.com/opinion/tribunas/20210907/segunda-andres-manuel-lopez-obrador-genocida-azteca/610058993_12.html

Cher Monsieur le Président de la République du Mexique, Andrés Manuel López Obrador, vous souvenez-vous que le 25 août dernier, je vous ai écrit une brève lettre, suite à votre intervention, le 13 août, lors d'une manifestation en faveur de l'État aztèque à l'occasion du 500e anniversaire de la prise de Tenochtitlán ?

À cette occasion, sans connaître mon parcours universitaire ni mes activités politiques, vous m'avez accusé, sans le moindre fondement, d'être un penseur colonialiste.

Je n'ai pas encore reçu de réponse à ma lettre, dans laquelle je me suis permis de vous donner toutes les données historiques nécessaires pour que vous puissiez constater combien j'étais mal informé sur l'impérialisme anthropophage des Aztèques.

Je comprends que l'exercice laborieux de la présidence de la République vous a empêché jusqu'à présent de me répondre, et j'ai également été informé que les historiens à qui vous avez confié la réponse n'ont pas encore pu trouver le moyen de réfuter les arguments que j'ai avancés. Je comprends votre colère à leur égard, mais je vous demande d'être indulgent avec mes collègues, car la tâche que vous leur avez confiée n'est pas facile.

Aujourd'hui, je détourne à nouveau votre attention afin de vous poser la question suivante.

Si l'État A avait systématiquement tué 562 285 personnes chaque année depuis 45 ans, ce qui donne un chiffre de 23 302 825 personnes tuées pendant cette période, et que l'État B intervenait pour mettre fin au massacre, seriez-vous favorable à l'État A ou à l'État B ?

Pour vous donner plus de faits pour prendre votre décision, laissez-moi préciser que les 562 285 personnes tuées ne sont pas des citoyens de l'État A, mais d'autres États que l'État A a soumis par la force.

Si vous vous êtes rangé du côté de l'État B, vous êtes alors favorable à Hernán Cortés, qui, le 13 août 1521, a mis fin à l'impérialisme anthropophage des Aztèques. Si vous prenez le côté de A, vous êtes en faveur de l'empereur Montezuma. 

L'holocauste exécuté par les Aztèques équivaudrait au meurtre de 562 285 personnes par an.

Permettez-moi, cher Président, de développer les chiffres macabres que j'ai avancés. Parce que les chiffres ne mentent pas et que seule la vérité nous libère.

Selon Angel Rosenblat, qui a réalisé l'étude scientifique la plus sérieuse à ce jour sur la population des Amériques avant 1492, le Mexique était habité par 4,5 millions de personnes au moment de l'arrivée de Hernán Cortés.

D'autre part, Williams Prescott, l'un des historiens les plus critiques de la conquête espagnole et l'un des plus fervents défenseurs de la civilisation aztèque, affirme : "Le nombre de victimes sacrifiées par an immolées (par les Aztèques) était immense”. Pratiquement aucun auteur ne l'estime à moins de 20 000 par an, et certains l'estiment même à 150 000.

Ainsi, si le Mexique comptait 4,5 millions d'habitants en 1521, 20 000 personnes massacrées par an équivalaient à 0,444% (chiffre périodique) de la population de l'époque. Cela signifie, pour vous donner la dimension réelle de l'holocauste exécuté par les Aztèques, qu'en extrapolant ce pourcentage au nombre actuel d'habitants du Mexique (127 792 000), cela reviendrait à assassiner 562 285 personnes (cinq cent soixante-deux mille deux cent quatre-vingt-cinq personnes) par an.

Oui, vous avez bien lu. Croyez-le ou non, si l'on devait faire une telle extrapolation sur la moyenne de 85 000 personnes tuées en 1521, cela équivaudrait à 1,888% (nombre périodique) des habitants, ce qui composerait un chiffre transposé à l'heure actuelle de 2 412 713 personnes (deux millions quatre cent douze mille sept cent treize personnes) exécutées par an.

Enfin, si l'on prend le nombre maximum de personnes massacrées par an cité par Prescott, soit 150 000 personnes, celles-ci auraient représenté 3,33% (nombre périodique) de la population, ce qui, extrapolé à l'époque actuelle, équivaudrait à tuer 4 255 474 personnes.

Si l'Espagne devait s'excuser d'avoir vaincu l'impérialisme aztèque, les États-Unis et la Russie devraient s'excuser d'avoir vaincu l'impérialisme nazi.

Oui, vous avez bien lu. Quatre millions deux cent cinquante-cinq mille quatre cent soixante-quatorze personnes tuées par an.

C'est une conclusion logique que l'État aztèque était un État génocidaire.

C'est une vérité simple et irréfutable, mais que personne n'ose dire par peur des représailles des gardiens (les implacables Rottweilers) du système médiatique académique qui a instauré la dictature du politiquement correct.

Une vérité, je le répète, simple mais irréfutable : l'État aztèque était un État totalitaire génocidaire qui opprimait son propre peuple et menait comme politique d'État la conquête d'autres nations indigènes afin d'avoir des êtres humains à sacrifier à leurs dieux et d'utiliser la chair humaine ainsi obtenue comme nourriture principale pour les nobles et les prêtres.

C'est la vérité qu'on ne peut pas dire, car alors la légende noire de la conquête espagnole du Mexique s'écroule comme un château de cartes lorsqu'il est poussé par une légère brise. C'est cette vérité qui m'amène à affirmer que si l'Espagne devait s'excuser d'avoir vaincu l'impérialisme anthropophage aztèque, les États-Unis et la Russie devraient s'excuser d'avoir vaincu l'impérialisme génocidaire nazi.

La bataille de Tenochtitlán a été sanglante, mais aussi sanglante que la bataille de Berlin, qui a mis fin au totalitarisme nazi. Les preuves que je présente dans mon livre Madre Patria. Le démantèlement de la légende noire de Bartolomé de las Casas au séparatisme catalan sur l'holocauste aztèque est accablant.

Lorsqu'on analyse l'histoire sans préjugés et qu'on ne veut pas cacher la vérité, comme le font les soi-disant historiens qui écrivent sur le prétendu génocide de la conquête espagnole de l'Amérique, mais qui passent sous silence les sacrifices humains des Aztèques, on arrive à la conclusion que l'impérialisme aztèque a été le plus atroce de l'histoire de l'humanité.

D'autre part, cher Président, il est indiscutable que le peuple aztèque lui-même (et non la noblesse et la caste sacerdotale) a ressenti un grand soulagement lors de la chute de Tenochtitlan, car l'État aztèque était un État totalitaire qui opprimait également son propre peuple, en particulier les femmes.

L'État était composé d'une caste opprimée (composée d'esclaves, d'ouvriers et d'artisans) et d'une caste oppressive composée de la noblesse et des prêtres chargés du culte des dieux. Il ne fait aucun doute que le peuple aztèque a souffert de la tyrannie de l'empereur Montezuma.

Sous le despotisme de Moctezuma (comme l'a également démontré José Vasconcelos), "les femmes n'étaient guère plus que des marchandises et les reyezuelos et caciques en disposaient selon leur bon vouloir et pour se faire valoir". Il ne fait aucun doute que "le lien qui unissait Moctezuma à ses feudataires était celui de la terreur, et que chaque roi régional laissait enfants, parents et amis en otage dans la capitale".

Ce sont ces vérités qui me conduisent à réaffirmer qu'Hernán Cortés n'a pas conquis le Mexique. Hernán Cortés libère le Mexique de l'impérialisme aztèque.

Ce sont les vérités pour lesquelles, cher Président Andrés Manuel Lopez Obrador, je pense que vous n'avez pas accepté jusqu'à ce jour mon défi de convoquer un grand débat sur la Conquête de l'Amérique (comme l'empereur Charles Quint a eu le courage de le faire en 1550), qui pourrait avoir lieu dans une université en Suisse, celle de votre choix, et auquel participeraient cinq spécialistes qui défendent votre thèse et cinq spécialistes qui, comme moi, soutiennent que l'Espagne n'a pas conquis l'Amérique, mais que l'Espagne a libéré l'Amérique.

C'est le devoir des hommes de bien de reconnaître leurs erreurs. Mais si vous pensez que vous n'avez pas commis d'erreur en revendiquant l'état génocidaire le plus épouvantable de l'histoire de l'humanité, alors acceptez le défi que je vous lance.

*** Marcelo Gullo Omodeo est docteur en sciences politiques, analyste géopolitique et auteur du livre Madre Patria.

samedi 14 août 2021

Mon corps m'appartient-il?

(Bonnes feuilles, extraites de La Force de la morale, par Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak, éditions R&N, 2020)

« Mon corps m’appartient ! » : ce fut le cri de guerre des mouvements pour la liberté de l’avortement et de la contraception dans les années 1970. C’est aussi la légitime revendication des femmes, non seulement contre les violeurs patentés, mais aussi contre les « gros lourds » ou les maris ou compagnons qui croient avoir des droits d’exiger l’accomplissement du triste « devoir conjugal ». Mais au-delà de cet usage défensif si utile, il n’est pas certain que la proposition « mon corps m’appartient », sans le point d’exclamation rageur, soit moralement acceptable. Le corps propre, ce qu’on désigne par « mon corps », est-il une chose qui puisse m’appartenir, comme ma maison ou mon chapeau et dont je puisse disposer à volonté ? Mais s’il n’est pas « ma » propriété, à qui appartient-il ? Le croyant répond qu’il appartient à Dieu, mais encore faut-il être croyant ! On peut aussi répondre que je n’ai pas un corps, mais que je suis mon corps (en adoptant une position que partageraient Spinoza et Merleau-Ponty). Cela ne réglera pas le problème : ai-je le droit absolu de disposer de moi-même ? Puis-je vendre mon corps, c’est-à-dire me vendre moi-même en totalité ou en partie ? Qu’est-ce qui pourrait mettre des limites à cette liberté illimitée de disposer de soi-même et de faire tout ce qu’il est en mon pouvoir de faire ?

Inviolabilité du corps

Il s’agit tout d’abord d’indiquer à tout autre que le corps propre du sujet est inviolable : nul ne peut s’en saisir. L’expression a donc un usage commun, qui n’est pas autre chose qu’une affirmation de la liberté personnelle.

Mais c’est aussi un principe juridique qui s’enracine dans une certaine sacralité du corps : les Grecs comme les chrétiens s’opposent aux mutilations rituelles : pas de scarifications, pas d’inscription de l’appartenance politique ou religieuse à même la chair, ni excision, ni circoncision, ni scarification. La foi ne peut résider dans un morceau de peau humaine. Ces pratiques de mutilations rituelles étaient, pour Hegel, la marque même de la barbarie, d’une conception non spirituelle de Dieu, puisque la foi se trouve objectivée et donc aliénée dans la matière corporelle.

Même le corps des morts est inviolable. On a dit, un peu vite, que l’humanité commence avec les rites d’inhumation. Il n’est pas tout à fait certain que les membres de l’espèce Homo sapiens, qui pourtant avaient des pratiques artistiques témoignant d’une spiritualité déjà très développée, aient systématiquement enterré leurs morts. Selon certains archéologues, ils auraient surtout inhumé les corps des hommes puissants, pour les honorer ou pour s’assurer qu’ils ne reviendraient pas pour tourmenter les vivants.

Si « mon corps m’appartient », personne ne peut me retenir contre mon gré. La liberté en son sens le plus élémentaire est la liberté de se déplacer et donc de disposer de son propre corps, selon son gré. Une liberté qui ne serait pas la liberté de se déplacer serait une liberté absolument vide. Ceux qui disent que l’essentiel est d’être « libre dans sa tête » disent à peu près n’importe quoi. On ne peut être « libre dans sa tête » si le corps ne peut se mouvoir. Ces maladies dans lesquelles le corps est paralysé en laissant « l’esprit libre » provoquent d’immenses souffrances. La punition par excellence est la prison : le prisonnier est celui qui perd le libre usage de son corps dans de très grandes proportions, même si la prison « moderne » n’enchaîne plus les prisonniers ou ne les enferme plus dans des cages trop exiguës pour se tenir debout ou se coucher — traitement que Louis XI réservait à ses ennemis.

Enfin, si mon corps m’appartient, personne n’en peut disposer pour satisfaire ses désirs. Le travail forcé est la forme la plus générale de cette réduction du corps humain à l’état de chose à disposition de ses propriétaires. Mais le viol est sans aucun doute l’interdit par excellence exprimé dans « mon corps m’appartient ». Qu’on me force à travailler sous la menace ne brise pas (sauf à la longue) mon intégrité, alors que le viol brise le corps dans ce qui constitue le sujet. Le violeur réduit l’autre à l’état de chose pour satisfaire son désir. Mais ce n’est pas tout : le violeur ne jouit pas de la jouissance érotique normale, mais de la jouissance sadique et il jouit par la même occasion de la domination qu’il assoit. Le violeur appartient du même coup à la race des maîtres ou des conquérants : pas de guerre sans viols ! Le viol n’est que l’aspect le plus aigu de la domination du corps et essentiellement du corps des femmes, quoiqu’il existe également des hommes violés, rarement par des femmes, mais le plus souvent par d’autres hommes : l’introduction d’une matraque dans l’anus est une pratique assez classique dans les violences policières. Cependant, entre le « devoir conjugal » et la traque aux méthodes contraceptives (pour ne rien dire de l’avortement), les sociétés traditionnelles signifient clairement aux femmes que leur corps n’est pas à leur disposition. Autrement dit, les femmes sont assujetties et ne sont pas considérées véritablement comme des sujets libres.

Donc en ce premier sens, désignant une liberté fondamentale et les interdits majeurs qui en sont la condition, il est donc légitime de dire que notre corps est à notre disposition et seulement à notre disposition, pas à la disposition de quelqu’un d’autre.

Tout est-il possible?

Cette première approche cependant est insuffisante, parce qu’elle ne permet pas de penser les limites du pouvoir de disposer de son propre corps. Pourquoi faudrait-il réglementer la libre disposition de son propre corps ?

Commençons par le constat : toutes les sociétés établissent des règles et des limites assez strictes concernant le corps. D’abord, les règles de pudeur, plus ou moins lâches, sont semble-t-il universelles. Homo sapiens appartient à la famille des singes nus, mais il s’habille et pas seulement parce qu’il a froid. Les parties sexuelles doivent être cachées et elles le sont presque toujours, ne serait-ce que par un étui pénien pour les hommes ou un court pagne pour les femmes. La « pudeur » n’a pas d’autre objet que de rappeler en permanence la force des interdits sociaux qui empêchent la société de sombrer dans une anomie destructrice. Elle nous dit : « le principe de plaisir n’est pas tout-puissant, il doit se soumettre au principe de réalité. »

En second lieu, toute société a une « politique du corps » qui indique précisément que le corps des individus appartient au groupe. Scarifications, peintures rituelles, blessures symboliques en tous genres, tout cela dit à celui qui entre dans la société : « maintenant, tu nous appartiens ». L’abandon de ces marques rituelles correspond évidemment à l’émancipation progressive de l’individu qui devient le « propriétaire de lui-même », tant est-il que la théorie moderne du droit, ainsi que l’a bien vu Hegel, repose d’abord sur la propriété de soi-même : « C’est seulement parce que je suis un Moi vivant dans un corps en tant qu’être libre que cette existence vivante ne peut pas être l’objet d’un mauvais usage et devenir bête de trait. Pour autant que Moi, je vis, mon âme (le concept et, plus haut, l’être libre) et mon corps de chair (das Leib) ne sont pas séparés ; celui-ci est l’existence de la liberté, et Moi, je ressens par son intermédiaire. »[1] D’où cette double conclusion : pour les autres, je suis essentiellement un être libre dans mon corps et par conséquent « le pouvoir exercé sur mon corps par autrui est un pouvoir exercé sur Moi. »[2] Hegel critique ces esprits « sophistiques », « sans idée » qui peuvent affirmer que l’âme n’est pas touchée quand le corps est maltraité. Ce qui peut sembler une banalité ne l’est pas. C’est par la propriété que se définit la personne, dit-on. Mais cette propriété n’est pas la propriété des choses, c’est d’abord et avant tout la liberté personnelle, car « je suis un être libre dans mon corps, tel que je le possède immédiatement. »[3] La position de Hegel est clairement antiesclavagiste. Parce qu’elle signifie que la propriété ne peut être que la propriété des choses et non celle des personnes.

La persistance et le retour en force du voile islamique, y compris sous les formes les pires comme le niqab ou la burqa, sont l’expression indiscutable que, pour l’islam, la femme ne s’appartient pas et qu’elle ne peut disposer de son corps (qui est réservé aux hommes ayant autorité sur elle).

Pour autant, la conception moderne de la liberté personnelle fondée sur la « propriété de soi-même » n’implique pas que le corps propre soit entièrement à la disposition du sujet. Ainsi, selon la loi française, je ne peux vendre ni mon sang ni mes organes : le don est la règle. On ne peut, a fortiori, se vendre en totalité — c’est-à-dire devenir esclave. Notons qu’aux États-Unis, même après l’abolition de l’esclavage, il était encore possible de se vendre soi-même pour payer ses dettes… Et encore aujourd’hui, les organes et le sang sont des produits du marché. Mais, en France, si mon corps est ma propriété, c’est une propriété inaliénable !

Mais reste à savoir si je peux l’aliéner à moi-même. Puis-je demander à être mutilé, par exemple ? Orlan, « artiste-plasticienne » (selon la terminologie officielle) s’est opéré le visage pour s’enlaidir. L’opération a été filmée et a été rebaptisée « performance » pour être projetée au public. L’objectif de cette opération était de dénoncer la chirurgie esthétique en montrant qu’elle pouvait non seulement embellir mais aussi enlaidir. Qu’une intervention chirurgicale s’impose pour sauver le malade et lui rendre la vie meilleure, personne n’en discute, mais que penser d’une intervention dont la finalité est de dégrader la situation de celui qui la subit ?

Nous considérons généralement aujourd’hui la castration comme un crime : voilà plus d’un siècle que même l’Église a cessé de castrer certains enfants pour empêcher la mue de leur voix d’ange ! L’enseignement de Jésus sur ce sujet est bien énigmatique : « Car il y a des eunuques qui le sont dès le ventre de leur mère ; il y en a qui le sont devenus par les hommes ; et il y en a qui se sont rendus tels eux-mêmes, à cause du royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre comprenne. » (Matthieu, 19). Mais ici, ce n’est pas l’opération qui est évoquée pour la dernière catégorie d’eunuques, mais le vœu de chasteté.

Évidemment, on ne peut interdire à personne de se mutiler : le « droit naturel » de chacun persiste toujours, puisqu’il n’est au pouvoir de personne d’empêcher celui qui veut se faire du mal de se faire du mal. Pourtant moralement et juridiquement, nous sommes tenus d’intervenir pour empêcher celui qui veut se mutiler de passer à l’acte, exactement comme nous sommes tenus, autant que nous le pouvons, d’empêcher le suicidaire de mettre fin à ses jours. A fortiori, et parce que le premier principe du serment d’Hippocrate est primum non nocere, d’abord ne pas nuire, on voit mal qu’un chirurgien puisse accéder aux désirs d’une patiente qui lui demande de la mutiler.

Les opérations de « réassignation de genre », c’est-à-dire les opérations censées transformer un homme en femme ou une femme en homme, peuvent être considérées, au moins sous un certain angle, comme des mutilations sexuelles. Le désir du sujet est une chose, le passage à l’acte médicalement assisté en est une autre. Pour des raisons que nous avons exposées ailleurs[4], la « réassignation » n’est jamais et ne peut pas être un véritable changement de sexe, mais seulement la construction d’un simulacre et constitue, d’une manière certaine et en dépit des fantasmes du patient, une dégradation du sujet.

Quoi qu’il en soit, nous devons donc constater que nous ne pouvons jamais totalement disposer de notre corps. Des raisons morales, sociales et juridiques s’y opposent. Même si l’on est très « libéral » dans toutes ces questions sociétales, il semble difficile d’admettre que notre corps est indisponible, au sens où nous ne pouvons pas en disposer comme s’il s’agissait d’une chose dont nous serions les propriétaires.

Qui est le sujet?

Il s’agit de savoir ce qui pourrait être le sujet qui pourrait à discrétion disposer de « son » corps. Du point de vue d’un matérialisme « réductionniste », le corps n’est pas autre chose qu’un ensemble d’organes, c’est-à-dire de choses matérielles ayant un certain type de relations plus ou moins stables. D’un tel ensemble matériel, on voit mal comment pourrait émerger un sujet qui puisse être titulaire d’un droit de propriété. Aucune chose ne pourrait dire « mon corps m’appartient ». Un ordinateur programmé à cette fin pourrait bien afficher sur l’écran « mon corps d’ordinateur m’appartient », personne ne prendrait cette proclamation au sérieux ! Le matérialisme pur et dur ne nous est d’aucune utilité.

Inversement, si on postule la séparation de l’âme et du corps, on peut admettre que « mon corps m’appartient » au sens où le « je » (la « chose qui pense » de Descartes) se retrouverait en quelque sorte « propriétaire » (à titre temporaire !) de ce corps, ce corps auquel je suis lié mais qui n’est pas moi. Cependant, l’union de l’âme et du corps est le schibboleth de la philosophie de Descartes. L’impossibilité de penser cette union, quand on les a conçus séparément, se retrouve ici. Si je ne suis lié à mon corps que pour des raisons contingentes et non pour des raisons positives — ainsi qu’on peut le penser en suivant les secondes réponses de Descartes aux objections adressées à ses Méditations métaphysiques — alors ce corps n’est finalement qu’une machine dans laquelle mon âme se tient comme un fantôme qui le hante. C’est ce corps-machine qu’on retrouve aujourd’hui dans les utopies un peu effrayantes du « cyborg » ou de « l’homme bionique », cet homme dont le corps n’est considéré que comme un outil auquel on pourrait ajouter des outils plus efficaces à partir de l’industrie électronique et des nanotechnologies…

Penser le corps sans penser le sujet (« l’âme », même si c’est en un sens très particulier) est impossible. Mais penser l’âme en extériorité du corps, d’un corps dont je serais propriétaire comme je serais propriétaire d’une chose, est tout aussi impossible. En effet, je ne suis dans le monde et dans le rapport avec autrui que par ce corps, ce corps qui me définit, qui est le centre de « mon » monde et l’anime. Plutôt que dire « j’ai un corps », comme on dit « j’ai une nouvelle voiture », on devrait peut-être dire : « je suis mon corps ». Mon corps m’appartient, il est ma propriété, mais au sens particulier du mot propriété, comme ce qui définit l’être (l’homme a la propriété d’être doué de parole, par exemple) et non la propriété que l’on a sur les choses.

Spinoza définit l’esprit comme « l’idée du corps ». Du même coup, on en déduit que le corps est l’objet ou l’idéat de l’esprit. L’un est impensable sans l’autre, ou encore l’un et l’autre sont la même chose « considérée sous deux attributs différents », l’attribut de la pensée et l’attribut de l’étendue. Cette thèse spinoziste permet de comprendre en quel sens « mon corps m’appartient », en dépassant les apories que font naître tant le matérialisme réductionniste que le dualisme cartésien. Être, c’est « avoir un corps » et un esprit (ou une âme) en même temps. On comprend alors que la puissance du corps et la puissance de l’esprit sont étroitement corrélées, et on peut entrevoir ce que Spinoza veut dire dans la proposition 39 de la Ve partie de l’Éthique : « Qui a un corps apte au plus grand nombre d’actions a un esprit dont la plus grande partie est éternelle. ».

Si on admet cette corporéité de l’esprit, on comprend que l’on n’a pas plus le droit de disposer de son corps que de disposer de son esprit ! Pourquoi cela ? Si quelqu’un demande : « ai-je droit d’être déraisonnable ou de me priver moi-même de l’usage de ma raison ? », la réponse va de soi : poser cette question, c’est encore une fois se rendre à l’arbitrage de la raison. Peut-on demander sans se contredire : ai-je raison de déraisonner ? Et donc quelqu’un peut bien prononcer des paroles incohérentes ou tenir des discours insensés, cette possibilité toujours ouverte et dont nous abusons souvent sans la moindre honte, ne peut pas être un droit puisqu’un tel droit se nierait lui-même, car ce qui seul pourrait définir un droit (moral), c’est précisément la raison. Semblablement, j’ai un droit de vivre, mais pas un droit de mourir, puisque de toute façon je mourrai et que personne n’est jamais privé de ce droit ! Par analogie, nous pouvons donc conclure que le droit de disposer de son propre corps a une limite assez clairement définie : l’obligation d’en préserver l’intégrité. Ce qui implique que le fait de se mutiler ou d’être volontairement mutilé ne peut pas être un droit. On peut toujours le faire, dans un accès de folie, mais, normalement, la société devrait convenir qu’il est du devoir d’empêcher quelqu’un de retourner sa folie contre lui-même, comme il est du devoir de tous de neutraliser les fous furieux.

Une autre manière de penser l’universalisme kantien

La deuxième formulation de l’impératif catégorique kantien indique que je dois toujours respecter en ma propre personne, comme en celle de toute autre, l’humanité comme une fin en soi et jamais simplement comme un moyen. Cette formule affirme que non seulement je ne dois pas disposer du corps des autres, mais que le mien n’est pas plus à ma disposition, non pour des raisons religieuses, mais précisément parce qu’il s’agit de respecter l’humanité comme fin en soi en moi-même aussi ! Kant prend souvent tout cela au pied de la lettre et d’une manière qui a suscité de très nombreuses critiques – Adorno et Jankélévitch, chacun à sa manière, mettent en question ce rigorisme qui coupe radicalement le devoir moral du sentiment. On laissera de côté les passages, plutôt drôles finalement, où Kant montre que la masturbation est contraire à l’impératif catégorique avec des arguments qu’il pourrait appliquer à tout ce qu’on a envie de condamner. Il faut éviter de rigidifier la pensée de Kant comme on l’a fait souvent, trop souvent, et ne jamais oublier qu’il prit la défense d’Épicure contre le fanatisme moraliste. Et il faut garder l’essentiel et l’essentiel, qui est inscrit dans le droit, est l’indisponibilité du corps.

Si je suis mon corps, j’ai donc la liberté de mouvoir mon corps de toutes les façons dont il se peut mouvoir — comme le dit Spinoza, plus le corps peut se mouvoir de différentes façons, plus l’esprit a une connaissance adéquate de la réalité ! Mais cela suppose évidemment que l’intégrité du corps soit préservée. L’intégrité de la personne humaine, c’est tout à la fois et inextricablement, l’intégrité du corps et celle de l’âme. Si je vends mon corps, en totalité ou en partie, c’est moi-même que je vends, et une telle proposition est logiquement absurde et moralement inadmissible. Tout le monde le sait bien qu’il y a quelque chose de monstrueux à trafiquer son corps. On admettra sans mal quelques rectifications mineures (une tache de vin ou un nez disgracieux), mais il y a une limite aisée à reconnaître et que toute personne de bon sens sait reconnaître.

Ajoutons, pour terminer, que l’histoire de la civilisation progressive de l’humanité peut être lue comme l’histoire de cette protection du corps humain. On commence par supprimer toutes les marques d’appartenance fondées sur des inscriptions corporelles (scarifications, femmes-girafes, etc.). On interdit les sacrifices humains — il faut du temps pour cela. Puis on interdit la pratique de la torture — en France nous devons cela à Louis XVI — et finalement on abolit la peine de mort. Le viol et toutes les formes d’agressions contre les femmes sont aujourd’hui fermement condamnés comme on condamne les souffrances physiques infligées aux enfants. S’il y a un progrès, c’est bien celui-là. Et contre les apprentis sorciers « trans » — transgenres comme transhumanistes — ce progrès-là est à défendre contre les pulsions mortifères.



[1] Hegel G.W.F., Principes de la philosophie du droit, §48.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4]Collin D., « Le transgenre, un transhumanisme à portée de toutes les bourses » in La transmutation posthumaniste.

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