mardi 1 février 2022

La résistance du réel

Si on renonce — provisoirement peut-être — à définir le réel, on peut essayer d’en donner une définition en creux, une définition quelque peu négative : le réel est ce qui résiste. Les êtres vivants que nous sommes ont une tendance naturelle à l’expansion. Être, c’est se faire espace, dit Severino. Et cet effort pour se faire espace n’a pas de limite intrinsèque. Les petits enfants grandissent et quand ils ont cessé de grandir, ils étendent leur espace autant que possible. Toute l’histoire de l’humanité est la conquête de cet espace où elle vit en repoussant sans cesse ses limites. Mais toute l’histoire de l’humanité est l’histoire de ces obstacles à franchir, et de ces barrières qui s’élèvent à nouveau toujours plus imposantes. Quitter l’Europe pour l’Amérique ou traverser le Pacifique sur des embarcations de bois, finalement ce n’était pas grand-chose. Mais aller sur la Lune est très difficile et on ne voit pas ce qu’on y pourrait faire. Quant aux autres planètes, à horizon prévisible et science-fiction mis à part, elles resteront des objectifs de mission scientifique. Au mieux, si l’on ose dire, nous pourrions explorer une petite partie du système solaire (Mars, Vénus) et le reste nous est inaccessible. La barrière qui se dresse devant nous est l’immensité de l’Univers et cette limite absolue qu’est la vitesse de la lumière.

Il y a évidemment un autre obstacle absolu : nous sommes des mortels et même avec les progrès de la médecine qui ont permis d’augmenter l’espérance de vie, la durée maximale de la vie humaine ne semble pas avoir changé depuis le début de notre histoire. L’heure est incertaine, mais la mort est certaine et la vie est brève. Nous avons inventé toutes sortes de subterfuges comme la croyance dans une vie éternelle après la mort, mais nous y croyons si peu que la mort continue de terrifier même les plus croyants des croyants. Et quand nous sommes convaincus avec Épicure que « la mort n’est rien pour nous », l’angoisse de la mort demeure, toujours en arrière-plan de nos vies.

La résistance du réel est donc une réalité ontologique. Elle est aussi la condition même de l’être. On a écrit des tonnes de livres pour tenter de se dépatouiller avec la phrase de Parménide, « l’être est, le non-être n’est pas ». Si le devenir est le passage dans le néant, le devenir, d’une certaine manière, n’est pas. La résistance au réel, c’est la résistance au devenir, la résistance à l’anéantissement. La pesanteur s’oppose à nos efforts, les limite drastiquement, mais c’est elle qui maintient ensemble les choses, comme la clé de voûte fait tenir l’ensemble de l’édifice.

Il y a bien une dialectique entre notre « conatus » et le réel qui s’y oppose, mais notre « conatus » lui aussi est réel et le conatus de l’autre est un obstacle à mon propre conatus, à mon expansion. Peut-être y aurait-il là matière à élargir l’interprétation de la fameuse « dialectique du maître et du serviteur » de Hegel, ainsi que le propose Emanuele Severino.

Nous changeons les apparences des choses. Mais ces changements ne changent rien au réel qui demeure, car il faut bien qu’il demeure pour les apparences puissent changer et pour qu’il y ait des apparences, il faut bien qu’il y ait de l’apparaître. Pendant très longtemps, on peut penser que les sociétés étaient fondamentalement conservatrices parce qu’elles craignaient comme la peste le changement qui menace d’engloutir le monde. Bien que le Moyen âge fût une époque d’innovations tant théoriques que techniques, l’innovation était toujours considérée avec suspicion, comme une menace plus que comme une chance. La révolution qu’introduit le capitalisme, entre le XVe et le XVIIe siècle si on veut fixer les idées, est une rupture fondamentale dans l’histoire des sociétés humaines. Le nouveau devient désirable et l’ancien doit être renvoyé au néant. L’homme devient capable de faire être ce qui n’est pas, de façonner le réel selon son propre naturel. Il y a réussi dans une certaine mesure. Nous serions ainsi entrés dans un nouvel âge géologique, l’âge de l’anthropocène. Plus rien ne doit résister à nos constructions intellectuelles. Mais nous ne pouvons qu’effleurer la surface des choses. Les promesses des « transhumanistes » ne nous donneront jamais l’immortalité, mais leur réalisation entraînerait immanquablement la mort de l’espèce humaine, sauf à considérer les robots comme des humains, chose à quoi nous invitait une série télévisée diffusée il y a quelques années, chose aussi que défendent certains philosophes contemporains comme Donna Haraway ou Thierry Hoquet, parfaits exemples de l’introduction de la folie en philosophie.

Le « bougisme », bien identifié par Pierre-André Taguieff comme manifestation de l’idéologie contemporaine, n’est pas autre chose que la tentative de l’anéantissement de l’être. C’est une pulsion de néant. La nature nous a fait naître avec un sexe (XX ou XY selon la génétique) et elle nous a faits femmes ou hommes, mâle ou femelle. Voilà qui est insupportable. Il ne faut plus « être » car ce serait s’engluer dans une essence, qui ne serait qu’une « construction sociale ». Il faut pouvoir devenir ce qu’on se figure être à tel ou tel moment, homme, femme, homme-femme, ni l’un ni l’autre et pourquoi pas oiseau, souris ou araignée ? Ne plus être, telle est l’aspiration moderne par excellence. Mais personne, du moins personne encore douée d’un minimum de bon sens, ne peut sérieusement militer pour la disparition de l’espèce et le réel fait retour, un retour étrange, sous la forme de la procréation artificielle.

Nous sommes tellement obsédés de la nécessité d’engloutir le monde, de l’anéantir, que nous refusons même d’éduquer les enfants, c’est-à-dire de protéger le monde contre les enfants et de protéger les enfants contre le monde, en les instruisant, en leur inculquant la connaissance du passé immémorial de l’humanité. Nous croyons ainsi défendre leur liberté, alors même que nous les livrons désarmés à un monde qui deviendra invivable. Parce que le réel résiste, parce qu’on ne peut pas y échapper comme on échappe aux monstres dans un jeu vidéo auquel on joue avec un casque de « réalité virtuelle ». Le casque de réalité virtuelle et le jeu vidéo consomment de l’énergie réelle et il faut bien en trouver la source et la transporter.

L’oiseau peut croire qu’il serait plus libre sans la résistance de l’air… mais c’est la résistance de l’air qui lui permet de voler. La résistance du réel est la condition même de notre existence, car elle est la condition qui empêche que nous soyons immédiatement précipités dans le néant. Briser les résistances du passé, disent les progressistes, les révolutionnaires et les dictateurs. Il est temps de réapprendre les vertus de la résistance.

Le 1 février 2022

samedi 29 janvier 2022

Le refus du réel

Il est assez difficile de dire précisément ce que l’on entend avec les mots « réel » et « réalité ». Le réel renvoie à la chose (res en latin). Est réel ce qui est de l’ordre de la chose, un mot qui vient du latin causa. La cause et la chose seraient la même chose et nous désignerions tout ce qui est chose ou cause par l’adjectif « réel ». Nous ne sommes pas beaucoup plus avancés !

On pourrait tenter de définir le réel par ce à quoi il s’oppose.

Le réel s’oppose d’abord à la fiction, c’est-à-dire à qui peut être dit et pensé sans pour autant avoir la moindre effectivité. Que des hommes meurent dans une fiction, voilà quelque chose qui ne nous semble pas très grave ! On peut même imaginer la fin de l’humanité dans quelque cataclysme, les hommes continuent de vaquer à leurs occupations ordinaires, non comme s’il ne s’était rien passé, mais parce qu’il ne s’est rien passé. Mais le terme de fiction peut être employé en un sens différent. La fiction n’est pas seulement l’imaginaire, mais aussi ce qui doit être sans que l’on puisse garantir que ce qui doit être est. Elle est aussi ce qui peut être, sans que cela soit. Nous ne pouvons guère nous passer de ces fictions : c’est même la propriété du langage humain la plus importante, celle d’énoncer des fictions. « Tu ne tueras point » n’est pas une phrase qui décrit quoi que ce soit du réel. C’est une phrase qui énonce une norme. On peut dire que les normes n’ont pas d’existence réelle, sinon l’existence que leur donne la force de la morale ou celle du droit permettant qu’effectivement elles soient respectées. Notre capacité à forger des fictions est d’ailleurs inséparable de notre faculté de juger, et pas seulement en matière de droit ou de morale. Quand je dis : « Pierre n’est pas là », je constate que « Pierre est là » est une fiction. La fiction est toujours en arrière-plan de nos affirmations concernant la réalité.

Le réel s’oppose aussi au virtuel. L’introduction de la notion de « réalité virtuelle » dans le langage courant montre clairement cette dénaturation du langage dont parle Jacques Ellul dans La parole humiliée. Le virtuel est simplement en puissance et quand ce qui est en puissance se réalise, il devient actuel, ce qui est précisément l’opposé de virtuel ! Le virtuel disparaît et fait place au réel. Ce qui est est gros de possibles, mais les possibles ne deviennent pas tous réalité — heureusement !

Le réel ne se laisse pas toujours saisir aisément. Le mot « chien » est un mot « réel ». Après tout, ce mot je viens de l’écrire et il est là, affiché sur l’écran de mon ordinateur. Qu’y a-t-il de réel là-dedans. Le mot « chien » est une suite de caractère que je peux écrire à volonté sans qu’elle ne veuille rien dire. Le mot « chien » n’est pas, à proprement réel, il n’est qu’un signe et un signe est une chose à la fois matérielle — il faut qu’elle appartienne au monde sensible pour être perçue et donc fonctionner comme signe — et au « monde intelligible », ce prétendu « monde des Idées » qu’on aurait trouvé en lisant Platon. Le mot « chien » serait le signe lié à l’idée de chien. Mais quelle est la réalité de l’idée de chien ? Le neuroscientifique dira que c’est tout simplement une certaine configuration de mes neurones. Autrement dit, un savant muni d’un cérébroscope — il doit bien exister des dispositifs d’imagerie médicale qui ressemblent à un cérébroscope — devrait pouvoir lire directement que j’ai l’idée de chien quand je lis ou écris le mot « chien ». Mais comme le mot anglais « dog » ne s’écrit pas du tout comme le mot français, peut-on garantir que la configuration neuronale d’un Anglais qui a l’idée de « dog » et la même que celle d’un Français qui a l’idée de « chien » ? Si on résout ce problème, on n’est pas beaucoup plus avancé, car une idée peut être l’idée d’une chose fictive (une licorne, par exemple) ou l’idée d’une chose réelle (par exemple les caniches, les dogues allemands ou les boxers).

Les complications métaphysiques dans lesquelles nous venons de nous engager, nous devons les laisser de côté provisoirement. L’histoire de la philosophie est presque entièrement constituée de réflexions sur ce sujet !

Je propose néanmoins une définition du réel, comme ce qui résiste. Il y a sur ce point de nombreuses élaborations en psychanalyse qui pourraient nous être fort utiles. Mais tenons-nous-en à cela : le réel, ça résiste, ça ne se plie pas à notre imagination, à nos désirs, à nos vœux… Je peux toujours vouloir voler comme les oiseaux. Rien n’y fera : toute tentative se terminera immanquablement comme celle de ce pauvre Icare. Je peux prononcer toutes les phrases magiques que je veux, la porte ne s’ouvrira que si j’en ai la clé.

Ce rapport au réel est justement ce qui permet de distinguer psychose et névrose. Le claustrophobe sait bien qu’il ne risque rien dans l’ascenseur, sa peur est plus forte que lui. Il souffre de cette peur, mais ne se trompe pas sur la réalité des choses. Le psychotique, au contraire, rompt, lui, le lien avec le réel : il entend vraiment des voix, voit vraiment les monstres qui sortent du placard, comme le policier alcoolique du film de Melville, Le cercle rouge, il se pense vraiment comme un enquêteur dans Shutter Island de Martin Scorcese. Si toute société est névrotique parce qu’elle repose sur une répression qui cause la névrose, la nôtre a ceci de particulier qu’elle est en train de devenir complètement psychotique, c’est-à-dire que le refus du réel devient la règle. Que l’on puisse proclamer le droit à changer de genre au motif que la réalité est ce que chacun se figure être, voilà une des affirmations les plus claires que nous sommes entrés de plain-pied dans la psychose, quelles soient par ailleurs les réflexions que nous pouvons mener à bon droit sur la notion de réel. Nous avons connu de nombreux régimes politiques qui reposaient ou reposent encore sur le mensonge le plus éhonté, un mensonge imposé par les sommets et qui ne trompait que temporairement la masse des individus. Dans notre société « transparente », le mensonge ne semble plus venir seulement du sommet — même si cette dimension reste terriblement présente — il se double d’un refus radical du réel, spontané, venu « d’en bas » avec une telle force que l’État en vient à le relayer.

Je reviens dans un prochain article sur le réel qui est ainsi refusé.




mercredi 19 janvier 2022

Croce: la connaissance historique comme la connaissance tout entière

Il ne suffit pas de dire que l’histoire est le jugement historique, mais il faut ajouter que tout jugement est historique, ou encore histoire sans rien d’autre. Si le jugement est un rapport sujet-prédicat, le sujet, autrement dit le fait, quel qu’il soit, dont on juge, est toujours un fait historique, quelque chose qui devient, un procès en cours, parce que des faits immobiles ne trouvent ni ne se conçoivent dans le monde de la réalité. Est jugement historique même la plus évidente perception qui contient un jugement (si elle ne jugeait pas elle ne serait pas même une perception mais une aveugle et muette sensation) : par exemple que l’objet que je vois devant mes pieds est une pierre, et qu’elle ne s’envolera pas d’elle-même comme un oisillon au bruit de mes pas, d’où il conviendra que je l’écarte avec le pied ou avec un bâton ; parce que la pierre est vraiment un procès un cours, qui résiste aux forces de désagrégation ou qui leur cède seulement peu à peu, et mon jugement se réfère à un aspect de son histoire.

Mais ici pourtant on ne peut s’arrêter, en renonçant à en tirer les conséquences ultérieures qui s’en suivent : que le jugement historique n’est pas seulement un ordre de connaissance mais est la connaissance tout court, la forme que tout remplit et qui épuise le champ cognitif, ne laissant pas place pour autre chose.

En effet, chaque connaître concret ne peut pas ne pas être, tout comme le jugement historique, lié à la vie, c’est-à-dire à l’action, moment de la suspension ou de l’attente de celle-ci, destiné à repousser, comme on l’a dit, l’obstacle qu’elle rencontre quand la situation n’apparaît pas claire, dont cette action devra se dégager dans sa détermination et sa particularité. Un connaître pour connaître, non seulement, à la différence de ce que certains imaginent n’a pas quelque chose d’aristocratique ni de sublime, fait comme il est en effet à l’exemple des passe-temps idiots des idiots et des moments d’idiotie qu’il se rencontre chez chacun de nous, mais encore un tel connaître pour connaître n’arrive jamais en tant qu’il est intrinsèquement impossible, car en viennent à manquer, avec le stimulant de la pratique la matière même et la finalité du connaître. Et ces intellectuels qui désignent comme voie du salut la distance de l’artiste ou du penseur à l’égard du monde qui l’entoure, sa non-participation délibérée aux conflits vulgaires du monde – vulgaires en tant qu’ils sont pratiques – ne s’avisent pas qu’ils ne désignent ainsi rien d’autre que la mort de l’intellect. Dans une vie paradisiaque, sans travail et sans effort, dans laquelle on ne se heurte pas à des obstacles à surmonter, on ne pense pas non plus, parce qu’il n’y a même pas de motifs de penser et non plus on ne saurait vraiment contempler parce que la contemplation active et poétique renferme en elle-même un monde de lutte pratiques et d’affects.

Et nous ne voulons pas faire des efforts pour démontrer que même ce que l’on appelle science naturelle, avec son instrument et complément qu’est la mathématique, se fonde sur les besoins pratiques du vivre et se trouve dirigée vers leur satisfaction ; parce que la conviction de cette vérité fut déjà induite dans les esprits par son grand héraut au seuil des temps modernes, Francis Bacon. Mais en quel point de son processus la science naturelle exerce-t-elle son office utile, en se faisant véritablement connaissance ? Certes pas quand elle représente des abstractions, quand elle construit des classes, établit des rapports entre les classes qu’elle nomme « lois », donne des formules mathématiques de ces lois, et toutes autres choses semblables. Tout ceci, ce sont des travaux d’approche destinées à conserver les connaissances acquises ou à en approcher de nouvelles, mais ce n’est pas l’acte de connaître. On peut posséder, recueillie dans des livres ou prête dans la mémoire, toute la matière médicale, toutes les espèces ou sous-espèces de maladies avec leurs caractéristiques, possédant ainsi « bien Galien mais nullement le malade » comme aurait dit Montaigne, de même connaîtrait si peu ou presque en histoire qui possèderait une des si nombreuses histoires universelles qui ont été compilées ou qui en aurait meublé sa mémoire, tant qu’il n’aurait pas atteint le moment où, sous le stimulus des évènements ces connaissances défont leur rigidité immobile et la pensée pense une situation politique ou une autre quelle qu’elle soit. ; et semblablement, l’expert en médecine, tant qu’il n’est pas arrivé au point où est venu devant lui un malade et qu’il n’a pas eu à sentir et comprendre le mal dont ce malade, et seulement celui-là, souffre véritablement, de cette manière et dans ces conditions, et que ce n’est plus un schéma de maladie, mais la réalité individuelle et concrète d’une maladie. Les sciences naturelles se meuvent à partir des cas individuels que l’esprit ne peut pas encore saisir ou ne comprend pas encore pleinement et exécutent la série longue et compliquée de leurs travaux pour ramener l’esprit ainsi préparé devant ces cas et le laisser en communication directe avec eux de son sorte qu’il s’en forme son jugement propre.

À la théorie que toute connaissance authentique est connaissance historique, la science naturelle ne fait donc pas véritablement un contraste et une opposition, laquelle science naturelle, à l’égal de l’histoire, travaille dans le monde et dans ce bas monde, mais c’est à la philosophie qu’elle s’oppose ou, si on veut, l’idée traditionnelle d’une philosophie qui a les yeux rivés vers le ciel et du ciel atteint ou attend la suprême vérité. Cette division du ciel et de la terre, cette conception dualiste d’une réalité qui transcende la réalité, d’une métaphysique au-dessus de la physique, cette contemplation du concept sans ou hors du jugement, lui donne son caractère propre qui est toujours, de quelque manière qu’on nomme la réalité transcendante, Dieu ou Matière, Idée ou Volonté, et que toujours on suppose qu’ils restent au-dessus et contre une réalité inférieure ou une réalité purement phénoménale.

Mais la pensée historique a joué à cette respectable philosophie transcendantale un mauvais tour, comme à sa petite sœur, la religion transcendante, dont elle est la forme rationalisée ou théologique : le tour de l’historiciser en interprétant tous ses concepts et ses doctrines, ses disputes et même ses méfiantes renonciations sceptiques comme des faits historiques ou des affirmations historiques, naissant de certains besoins qu’elle satisfait partiellement et laisse partiellement insatisfaits ; et, de cette manière, elle lui a rendu la justice que, pour sa longue domination (laquelle était en même temps une manière de servir la société humaine), elle lui devait et elle a écrit son honnête nécrologie.

On peut dire que, avec la critique historique de la philosophie transcendante, la philosophie elle-même, dans son autonomie, est morte, parce que sa prétention d’autonomie était fondée précisément dans son caractère métaphysique. Ce qui en tient lieu, ce n’est plus la philosophie mais l’histoire ou, ce qui revient à dire la même chose, la philosophie en tant qu’histoire et l’histoire en tant que philosophie : la philosophie-histoire qui a pour principe l’identité de l’universel et de l’individuel, de l’intellect et de l’intuition, et déclare arbitraire toute distance introduite entre les deux éléments, lesquels ne forment vraiment qu’un. Singulière entreprise de l’histoire qui a longtemps été considérée et traitée comme la plus humble des formes de la connaissance, par contraste avec la philosophie qui a été considérée comme la plus haute et qui aujourd’hui non seulement surpasse celle-ci, mais la chasse. Cependant, la soi-disant histoire, qui se tenait reléguée à la place la plus petite, n’était précisément pas histoire mais chronique ou érudition, et elle se tenait à l’extérieur, travaillant sur les témoignages ; et l’autre histoire, qui s’est maintenant élevée, est le penser historique, l’unique et intégrale forme de connaissance. Quand la vieille philosophie métaphysique veut donner une main secourable à l’histoire pour la tirer vers le haut, ce n’est pas à elle qu’elle la tend mais à la chronique, et, ne pouvant pas l’élever à l’histoire, parce que ceci lui est exclu en raison de son caractère métaphysique, elle lui superpose une « philosophie de l’histoire », c’est-à-dire ce mode d’invention et de divination, dont on a parlé plus haut, à propos du programme divin que l’histoire exécuterait comme quelqu’un qui s’emploie à copier plus ou moins bien un modèle. La « philosophie de l’histoire » fut en effet d’une impotence mentale, ou pour le dire avec une phrase vichienne, d’une « indigence mentale » égale à celle du mythe.

Certes, entre les formes littéraires variées de la didactique, on voit des productions qui se considèrent comme philosophiques et non historiques, parce qu’elles semblent s’attarder à des concepts abstraits, purgés de tout élément intuitif. Mais si ces développements ne planent pas dans le vide, s’ils ont la plénitude et la concrétude des jugements, l’élément intuitif est toujours en eux, même si c’est de manière latente à l’œil du vulgaire, qui croit le reconnaître seulement s’il montre avec une incrustation de chronique ou d’érudition. Il y est, par le fait même que les philosophèmes qui y sont formulés répondent aux exigences d’apporter une lumière sur les conditions historiques particulières dont la connaissance les éclaire tout autant qu’elle est éclairée par elles. J’allais dire, en cueillant un exemple sur le vif, que même les élucidations méthodologiques qui je suis en train de donner ne sont vraiment intelligibles sinon en rendant mentalement explicite la référence (ce que d’habitude je fais seulement de manière implicite) aux conditions politiques, morales et intellectuelles de nos jours, dont ils concourent à donner la description et le jugement.

Restent les spécialistes ou professeurs de philosophie, dont l’office semble être de faire contrepoids aux philologues, c’est-à-dire aux érudits qui se donnent pour des historiens, s’attachant aux faits bruts alignés et découpés et présentés comme des histoires un alignement d’idées abstraites, complétant ainsi une ignorance par une autre ignorance ; avec quoi on ne va pas beaucoup plus avant. Ce sont eux les conservateurs naturels de la philosophie transcendante, pour signe il en est que même quand ils professent en parole l’unité de l’histoire et de la philosophie, ils la démentent en fait, ou, tout au plus, ils descendent de temps à autre de leur super-monde pour prononcer quelque banale généralité ou quelle fausseté historique. Mais plus on affinera le sens de l’historicité et on défendra le mode historique de penser, les historiens philologues seront renvoyés à la pure et simple et utile philologie et les philosophes seront remerciés et congédiés parce que la philosophie a trouvé dans la haute historiographie ces conditions de vie laborieuse qu’elle avait cherchées en vain chez eux. Eux, ils philosophaient à froid, sans la sollicitation des passions et des intérêts, sans « occasion », là où toute historiographie sérieuse et toute philosophie sérieuse doivent être historiographie et philosophie « d’occasion », comme Goethe le disait de l’authentique poésie : celle-là doit être motivée passionnément et celle-ci doit l’être pratiquement et moralement.

(B.  Croce, La Storia come pensiero e come azione

Fini et Infini - Métaphysique et épistémologie par Marie-Pierre Frondziak

Qu’est-ce que le réel, qu’est-ce que l’être ? Que pouvons-nous en connaître ? Ces  questions ont mû et meuvent  toujours la recherche philosophique. Pour y répondre, il apparaît plus simple et sans doute plus évident de partir du fini, c’est-à-dire de ce qui est déterminé, discernable au moyen de notre perception. En ce sens, Aristote ne pouvait concevoir un espace infini dans la mesure où toutes ses parties ne pourraient en être observables, c’est-à-dire données simultanément. Plus généralement, les philosophes de l’Antiquité, tout en ne niant pas l’idée d’infini, lui donnaient une connotation négative, comme étant ce qui est inachevé, imparfait donc chaotique car illimité, indéterminé, sans finalité. A l’inverse, le fini était considéré comme susceptible d’être compris puisque accessible en tant que limité. Cependant, le fini pose plus de problèmes qu’il n’en résout, même peut-être n’en résout-il aucun, et cela dès l’origine. En effet, comment penser 
le problème des limites, des bornes, des indivisibles et de leur composition, des irrationnels …, uniquement à partir du limité ? En revanche, la notion d’infini, prise en compte de manière positive dans les sciences à partir du XVème siècle, ouvre des possibles d’explication qui permettent d’éclairer notre compréhension du réel. Il en est ainsi de la
docte ignorance de Nicolas de Cues qui prend en compte la finitude humaine capable de faire l’expérience intérieure de l’infini. On retrouvera chez Pascal cette idée de la dignité et de la puissance de la pensée humaine, malgré ou même à cause de sa finitude, capable d’élaborer une connaissance du monde.  On notera chez lui cette préoccupation de l’idée d’infini et du savoir indéfiniment ouvert, notamment développées dans De l’esprit géométrique.  De même, il est possible de remarquer une certaine continuité entre Giordano Bruno et Spinoza, lesquels affirmeront que le fini se comprend à partir de l’infini, que chaque être fini en est l’expression. Ceci nous amènera à souligner l’intrication récurrente dans les sciences modernes de la nécessité d’une ontologie et des exigences épistémologiques.

Les sciences que les hommes élaborent dépendent de leur univers de croyance. Ainsi, pour les penseurs de l’Antiquité, le monde, ou ce qu’ils appellent le cosmos, ne peut être infini car il serait alors impensable. Pour eux, le cosmos est fixe, figé, fermé et ce qu’ils nomment « infini » est ce qui n’est pas fini, ce qui est inachevé donc imparfait, ce qui n’a pas encore atteint sa pleine réalisation. Le monde des Anciens constitue un univers clos, dominé par un monde céleste, supralunaire, qu’Aristote nomme la huitième sphère : la sphère des étoiles fixes.  Cette conception traversera les siècles puisque Copernic, bien qu’ayant fait l’hypothèse que la terre tourne, ne peut admettre un univers infini et maintient cette idée d’une huitième sphère. Ainsi la conception hellénique du monde renvoie à un tout ordonné, limité, et même à une harmonie pour les Stoïciens. A l’inverse, l’infini est synonyme d’indétermination, d’inachèvement, d’imperfection et surtout d’impensable car non observable.

Les penseurs présocratiques avec d’abord Pythagore, mais aussi Parménide, Héraclite, Démocrite, ou aussi Zénon d’Elée, avaient envisagé la notion d’infini, mais le plus souvent pour en donner une acception négative. Toutefois, celui qui va penser en profondeur le finitisme est Aristote. Après avoir examiné les pensées des philosophes sur l’infini, il constate : « Il y a difficulté à propos de l’étude de l’infini. Qu’on le pose aussi bien comme non existant que comme existant, il s’ensuit maintes impossibilités. » (Physique, 203b30, trad. Pellegrin). Il montre qu’envisager l’infini en acte est impossible en soulevant tous les paradoxes de l’infini qui vont être au centre des discussions presque jusqu’à nos jours : « il est manifeste aussi qu’il n’est pas possible que l’infini existe comme un étant en acte, ni comme une substance et un principe, car n’importe quelle partie que l’on prenne sera infinie, s’il est vrai qu’il est partageable … » (Physique, 204a20). De fait, chez Aristote, on trouve l’idée d’un infini seulement en puissance lorsqu’il s’agit d’envisager le nombre, car « l’infini en un sens existe et dans l’autre il n’existe pas » (Physique, 206a10). Ses prédécesseurs affirmaient que tous les nombres étaient composés à partir de l’unité, celle-ci n’en constituant pas un. Celui-ci a donc un minimum, un point de départ (aucun nombre entier ne pouvant être inférieur à l’unité et le zéro n’existant pas), mais n’a pas de maximum, on peut toujours potentiellement lui en ajouter un, c’est ce qu’Aristote nomme « l’infini potentiel ». Ainsi Aristote admet l’infini des mathématiques mais en termes de privation, comme ce qui n’est pas fini, et en termes de puissance : « ma théorie n’enlève rien aux considérations des mathématiciens, en supprimant l’infini selon l’accroissement qu’on ne saurait parcourir ; car les mathématiciens n’ont pas besoin de l’infini et ne l’utilisent pas : ils ont besoin simplement besoin d’une grandeur finie, choisie aussi grande qu’ils veulent. » Physique, 207b8. Ainsi, le potentialisme aristotélicien permit donc aux mathématiques de de contourner les paradoxes d’un infini envisagé comme totalité achevée. Ce potentialisme eut cours jusqu’au XIXème siècle.  De même, Aristote admet l’infinité du temps et du mouvement, puisque ceux-ci se déroulent de manière successive. En revanche, il ne peut admettre un infini spatial. En effet, Aristote est dépendant de l’univers de croyances de son temps et de l’idée que le cosmos est un tout fermé existant en acte où tout est donné simultanément. Or, ce qui existe en acte est limité, achevé, sinon il ne pourrait avoir aucune forme. De fait, Aristote va porter son attention sur l’être, non pas sur ce qui est puisque l’être n’est rien de tout ce qui est, mais en tant qu’il fait être tout ce qui est. Ainsi, la Physique d’Aristote va porter non pas véritablement sur la science de l’être en tant qu’être (qui est le domaine de la philosophie première), mais sur les étants, sur les êtres en acte. Sa théorie de la connaissance concerne les individualités, les êtres limités, seuls accessibles à la connaissance. Chez Aristote, la Métaphysique vient après la Physique, après le questionnement sur la nature des choses et cette nature ne peut être que finie pour être observable. Or, la Métaphysique qui doit être la science suprême, celle qui donne le fondement à toute la connaissance, est en fait une science qui reste problématique.

Cependant, tous les penseurs grecs de l’Antiquité n’étaient pas en total accord avec Aristote. Il en va ainsi notamment des Épicuriens et des Stoïciens comme des néoplatoniciens et des atomistes anciens comme Leucippe et Démocrite.

Par exemple, l’infini est ainsi perçu positivement quand on le désigne par des termes comme le Tout, L’Eternel ou l’Un. Chez Plotin, ce dernier est « ce qui n’est pas en autre chose » Ennéades, VI, IX, 6. C’est donc ce qui n’est pas dans le divisible, il est en soi et sa puissance est infinie au sens où elle n’a pas de bornes. Surtout, il est cause de toutes les choses. Nous retrouvons ici la science de l’être en tant qu’être d’Aristote en tant que science de la substance première ou en tant que science de la substance divine. Cependant cette science suprême ne se laisse pas saisir.  Par ailleurs, se révèle ici une ambiguïté entre l’Etre et Dieu qui serait le premier de tous les êtres, qui serait le principe ultime de toute explication. On glisse alors de l’ontologie à la théologie et même à compter du Moyen-Âge de l’infini négatif à l’infini positif. En effet, l’infinité divine, puisque c’est ainsi qu’on la qualifie renvoie alors à l’idée de perfection. Pour échapper à l’infini actuel, ou en acte, par opposition à l’infini potentiel, les penseurs scolastiques affirment qu’elle est la plus grande des grandeurs, la perfection absolue, la perfection infinie. Cet infini se trouve au-delà de toute comparaison, c’est une transcendance appelée aussi Dieu. Cependant, cet infini est pensé dans un cadre finitiste comme le terme du fini. C’est donc à partir du fini que l’infini se trouve appréhendé et Dieu est parfait ou infini car il surpasse tout être fini, non sur un plan quantitatif et matériel, mais sur le plan de l’Etre. Les docteurs scolastiques se trouvent alors confrontés à une difficulté de taille : comment passer du fini à l’infini ? Dieu n’est pas le terme d’une série d’êtres finis, sinon il ne serait pas infini. En réalité le passage est impossible : l’infini ne se pense pas à partir du fini.

 

C’est pourquoi, dès la Renaissance, on inverse les termes : on ne pense plus l’infini à partir du fini, mais ce dernier à partir du premier : le fini est pensé comme la négation de l’infini, le vrai positif c’est l’infini. Cela  va donner lieu à une conception totalement différente du monde et d’une nouvelle élaboration des sciences pour le connaître.

Avec la philosophie moderne, la notion d’infini est totalement repensée. C’est l’infini comme concept positif qui permet d’expliquer le fini. L’infini devient  le concept permettant de penser une limite, donc un être fini. Le fini, c’est la négation de l’infini. C’est à partir de l’infini qu’on va donc essayer de comprendre le fini. C’est en niant l’infini que le fini devient intelligible. De plus, le fini ne peut se comprendre seul, il ne peut se comprendre qu’en supposant quelque chose d’autre que lui, qu’en supposant ce qui n’est pas lui.

Au XVème siècle, Nicolas de Cues tente d’ébaucher une nouvelle métaphysique appuyée sur la conscience de la finitude de l’homme et de sa capacité cependant à édifier une connaissance pour approcher la vérité. L’homme, malgré sa condition finie, est capable de penser l’infini. Certes, par sa finitude, l’homme est ignorant. Mais par la pensée de l’infini, il peut amoindrir cette ignorance, c’est la méthode de la docte ignorance. Ainsi, l’homme atteint toute sa dignité face à sa finitude quand il est capable de penser et de construire une connaissance qui manifeste justement la puissance de la pensée humaine. Au XVIIème siècle, on retrouvera cette même affirmation chez Pascal. On peut constater une similitude avec Nicolas de Cues sur deux plans : Pascal pose le problème de l’infini face à la finitude humaine et met également en avant l’idée que la puissance de la pensée humaine se trouve à mi-chemin entre le scepticisme et le dogmatisme. Nous reviendrons plus loin sur la position de Pascal.

Dans l’Antiquité et jusqu’au Moyen-Âge, on avait tendance à penser que les Idées existaient en soi, c’est-à-dire qu’elles préexistaient à l’esprit humain – c’est le problème de la réalité des Idées, sous-jacent à la « querelle des Universaux ». Avec la pensée moderne, on a la certitude que les Idées sont l’œuvre d’une construction humaine. C’est ce que met en valeur la docte ignorance de Nicolas de Cues. En effet, le savoir humain, puisqu’il est construit, n’est qu’une conjecture. Mais en même temps, nous savons qu’il n’est pas rien. Nicolas de Cues fait reposer cette affirmation justement sur l’idée que nous ne pouvons saisir notre finitude qu’à partir de l’infinité, nous ne pouvons comprendre notre finitude qu’en la dépassant. De même, nous ne pouvons saisir notre ignorance qu’à partir du savoir. Cette nouvelle théorie de la connaissance repose sur le principe de la coïncidence des opposés, lequel est en même temps le point de départ de « toute théologie accessible », tout en maintenant l’idée que Dieu demeure incompréhensible, car étant infiniment infini. Mais cela a pour conséquence de penser l’infini immanent au fini, le premier constituant l’essence du second. Cependant, comme notre esprit est fini, il ne peut atteindre la « vision intellectuelle de Dieu », il ne peut le penser qu’au travers de l’Univers créé, ce dernier étant infiniment fini. Ceci explique pourquoi l’homme ne peut émettre, à propos de l’univers, que des jugements négatifs. Pour comprendre cette idée, nous pouvons prendre l’image de l’emporte-pièce qui découpe une forme dans une matière. Ce qui nous est accessible par la connaissance, ce n’est pas la matière en elle-même ou Dieu, mais les formes de cette matière données par l’emporte-pièce. Le fini se comprend alors bien à partir de l’infini. Cette nouvelle conception de la connaissance a pour conséquence que la Terre n’est pas le centre de l’Univers et qu’il existe certainement une pluralité de mondes puisque les parties de l’Univers sont en quantité infinie.

Pascal, deux siècles plus tard, réaffirmera la grandeur de l’homme dans la conscience de sa finitude, qui lui permet paradoxalement en apparence, de penser l’infinité. Ainsi, ce qui fait la dignité humaine, c’est la pensée : « C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. » (Pensées, fragment B347). Dans De l’esprit géométrique, Pascal explique que la notion d’infini utilisée en mathématiques comme savoir indéfiniment ouvert, représente un modèle d’application à la nature et à la condition humaine : l’homme se trouve au milieu de deux infinis entre le tout et le rien : « c’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument » (Pensée 72). Il s’agit pour Pascal de libérer l’homme à la fois de ses affirmations péremptoires, puisque les premiers principes des sciences nous sont inaccessibles du fait de notre nature finie, et de son scepticisme puisque la science moderne est à la fois rationnelle et efficace. Cependant, si la raison humaine est impuissante à démontrer infiniment, car « tout ce qui passe la géométrie nous surpasse », nous sommes en mesure de construire un savoir et de conjecturer.  Ainsi, la double infinité (infiniment grand et infiniment petit) nous est incompréhensible, nous ne pouvons la définir complètement. Mais cela ne signifie pas qu’elle soit fausse. Au contraire, l’évidence est la marque de sa vérité. Seulement, il est impossible pour l’esprit humain d’achever cette opération d’augmentation ou de diminution. C’est pourquoi, l’infini doit être présupposé. D’ailleurs, il est tout aussi incompréhensible de penser l’indivisible, car il est impossible par exemple de composer une étendue à partir de deux néants d’étendue. L’indivisible, donc le fini, ne constitue pas l’élément primitif des natures simples (temps, espace, nombre, …). Nous ne pouvons donc pas comprendre, c’est-à-dire reconstituer, la nature à partir d’éléments indivisibles.  Il nous faut donc admettre que notre raison est finie, mais nous ne pouvons pas en déduire que la nature elle-même est finie, ce serait faire preuve d’anthropomorphisme.  Pour cela, il nous faut dissocier la vérité de l’objet et notre capacité à le percevoir. D’ailleurs, le minimum et le maximum perceptibles ne sont pas absolus, mais dépendent des avancées des techniques humaines (comme le microscope ou le télescope). Pascal peut en conclure que la double infinité des natures simples est une donnée naturelle par rapport à laquelle le sens de la situation de l’homme dans la nature se joue. Cette double infinité permet de penser la condition humaine qui est « un milieu entre l’infini et le néant » (De l’esprit géométrique §81).

 

Le fini ne peut donc se comprendre qu’à partir de l’infini, par la négation de celui-ci. Cependant, Giordano Bruno, puis Spinoza, iront encore plus loin en mettant en évidence que le fini est une expression de l’infini, lequel est devenu la perfection.

 

Ainsi pour Giordano Bruno, il s’agit de repenser, ou de penser d’une façon nouvelle, l’Univers, la nature, Dieu, la science et l’homme, cela à partir d’une nouvelle approche des rapports entre le fini et l’infini. Il pense, sans complètement pouvoir le démontrer, qu’il existe bien un infini en acte, mais auquel les sens ne peuvent avoir accès du fait de leurs limites. Si l’horizon nous semble limité, ce n’est pas du fait de sa nature, mais parce que nos sens sont bornés. Pascal a repris cette image de l’horizon dans De l’esprit géométrique (§B84) : quand je vois un bateau sur l’océan, plus il s’éloigne, plus il me semble petit, cela ne signifie pas qu’il n’existe plus, mais que mes sens ne le perçoivent plus. La limite est en moi, non en dehors de moi. Ainsi, l’Univers est infini, c’est notre intellect qui peut le penser et le comprendre. Le fini ne peut d’ailleurs se comprendre que par la négation de l’infini. Par ailleurs, Giordano Bruno considère que le Dieu infini de la tradition chrétienne implique nécessairement l’existence d’un Univers infini, au risque sinon de nier la puissance même infinie de Dieu. L’originalité et l’audace de Bruno est de repenser les relations entre Dieu et l’Univers. Jusqu’à lui, les penseurs avaient pris soin de bien les distinguer. Giordano Bruno va affirmer que la perfection de Dieu est en acte et s’exprime dans chaque être particulier, dans chaque mode, lesquels participent de Dieu. Chaque mode fini exprime un des aspects infinis de l’être infini. Mais Dieu constitue une unité absolue, c’est donc Dieu dans son infinité qui s’exprime dans les modes particuliers : « je dis que Dieu est « totalement infini », parce qu’il est tout entier dans le monde entier, et en chacune des parties du monde infiniment et totalement. »,(L’infini, l’univers et les mondes). Bruno ne sépare pas le Dieu créateur de l’univers créé, il affirme un monisme immanentiste. De fait, la substance est une, c’est l’Unité de l’Etre qui s’explique et s’exprime dans la multiplicité des mondes et des êtres. L’infini est donc bien premier et c’est à partir de lui, même si pour Bruno il demeure incompréhensible, que l’on peut penser le fini.

On va trouver un certain nombre de similitudes entre la pensée de Bruno et celle de Spinoza. D’abord, ce dernier affirme également un monisme immanentiste et prétend que la substance est une et infinie, son unité et son infinité découlant nécessairement l’une de l’autre. Aussi, de la même manière que chez Bruno, on a affaire à un seul infini, puisque sa nature même d’infini exclut qu’il puisse y en avoir un autre. La particularité de Spinoza, c’est qu’il affirme que la substance est aussi étendue, puisque cette étendue est ce que l’intellect perçoit de l’essence éternelle et infinie de la substance. Et cette substance éternelle et infinie est Dieu. Dieu est une substance absolument infinie, car elle ne peut être limitée par une autre substance, ce qui contredirait son essence infinie. Elle est également indivisible, car si on pouvait la diviser, elle ne serait plus infinie, ou alors on aurait deux infinis, ce qui ne se peut. Enfin, elle n’enferme donc aucune détermination, aucune négation, elle est affirmation absolue de l’existence. Dieu, ou la nature, est donc au commencement, comme d’ailleurs dans L’Ethique. En effet Dieu comporte une infinité d’attributs qui s’expriment dans les modes. Deux attributs nous sont accessibles : la pensée et l’étendue qui s’expriment donc aussi au travers des modes finis que nous sommes. Mais chacun des attributs de la substance éternelle et infinie expriment eux-mêmes une essence éternelle et infinie. C’est pourquoi il nous faut d’abord partir de Dieu, ou de la nature, dont les modes découlent nécessairement : « tout ce qui est, est en Dieu et rien ne peut sans Dieu être ni se concevoir » Ethique I prop.XV. D’où vient alors l’erreur qui consiste à prétendre que l’étendue soit divisible et qu’elle ne puisse donc appartenir à Dieu ? Spinoza explique que c’est parce que nous confondons deux modes de connaissance : l’imagination et l’entendement. Nous connaissons en effet spontanément par l’imagination, et non selon l’ordre réel des choses. L’imagination ne nous donne qu’une connaissance superficielle au moyen des sens. C’est pourquoi, nous croyons « que la Substance étendue est composée de parties, c’est-à-dire de corps réellement distincts les uns des autres. » (Lettre XII de Spinoza à Meyer). Or, l’entendement nous permet de savoir que « la matière est partout la même, et qu’on n’y distingue de parties qu’à la condition de la concevoir, en tant que matière, affectée de manières diverses, si bien que ses parties ne se divisent que par la manière, non en réalité. » Ethique I scolie prop.XV. Ainsi, notre erreur vient du fait que nous ne distinguons pas, par l’imagination, les modes de la substance première.  Mais justement, l’infini ne nous est accessible que par l’entendement, il ne peut se saisir par les sens. C’est pourquoi, pour comprendre l’essence du réel, nous ne devons pas partir des modes finis, qui ne sont que l’expression de la substance éternelle et infinie que constitue Dieu. Nous devons commencer par l’infini sans détermination pour ensuite passer aux déterminations, aux « expressions » de la substance qui, elles, sont finies : « La pure matière considérée comme indéfinie ne peut avoir de figure et il n’y a de figure que dans des corps finis et limités (…) La figure donc n’est autre chose qu’une limitation et, toute limitation étant une négation, la figure ne peut être, comme je l’ai dit, autre chose qu’une négation. » (Lettre de Spinoza du 2 juin 1674 à Jarig Jelles). Ainsi, les entités dont le monde est composé sont des découpages (comme l’image que nous avons donnée plus haut de l’emporte-pièce), sont des privations d’étendue au sein de l’étendue. Ces déterminations sont donc bien des négations. Le fini émerge sur fond d’infini, ne peut être compréhensible qu’à partir de l’infini. Spinoza a renversé complètement la conception aristotélicienne : la matière est pour lui ce « sur » quoi viennent prendre forme tous les modes existants. La matière n’est plus actualisée dans la forme, mais elle est en tant que substance éternelle et infinie déjà toujours en acte dans ses divers modes finis. Reste à comprendre comment les modes finis sont déterminés : ils ne peuvent l’être que par un autre mode fini – seul un corps peut limiter un corps et seule une pensée peut en limiter une autre. Autrement dit, penser la substance infinie, c’est penser en même temps l’infinie production des modes finis qui ne peuvent venir « après » la substance – sans quoi on reviendrait à une théorie de la création – mais doivent être son mode d’existence.

 

 

Alors que les paradoxes de l’infini semblaient indémêlables, il apparaît maintenant que l’infini est le commencement nécessaire de toute pensée qui veut saisir le réel dans la diversité, un réel qui n’est plus ce qui se donne immédiatement mais bien plutôt un concret de pensée qui ne peut être que la synthèse de multiples déterminations.

On sait que les mathématiciens ont été confrontés aux mêmes questions. Galilée qui pourtant commence à penser l’univers infini restait paralysé par les paradoxes engendrés par l’idée d’infini : il remarquait ainsi qu’on pouvait toujours apparier un nombre entier à son carré et que par conséquent il devait y avoir le même nombre de carrés que d’entiers, autrement que la partie (les carrés) était aussi grande que le tout (les entiers), ce qui contredit explicitement l’un des fondements des mathématiques euclidiennes, selon lesquelles le tout est plus grand que la partie. À partir des travaux de Bernhardt Brentano, les paradoxes de l’infini commencent à être, en quelque sorte, dissouts. C’est Cantor qui pense le premier l’infini mathématique « en acte », d’abord en introduisant le concept de nombre cardinal transfini, dont le plus petit est « aleph-zéro » (la « puissance » ou cardinalité de l’ensemble des entiers naturels), et en passant de là à une définition stricte du fini et de l’infini : Un ensemble est fini s’il n’est équivalent à aucune de ses parties et un ensemble est transfini s’il a des parties qui lui sont équivalentes (cf. Cantor, « Sur les fondements de la théorie des ensembles transfinis »).

Mais si la situation semble relativement clarifiée en ce qui concerne l’infini mathématique, il n’en est pas de même pour l’infini physique. L’univers galiléen-newtonien est un univers infini et homogène. La théorie de la relativité générale pose au contraire la possibilité d’un univers fini. La théorie cosmologique la plus largement répandue aujourd’hui – la théorie dite du « big bang » – suppose un univers fini et en expansion. Si cette expression traduit sans doute au mieux les équations de la théorie de la relativité et les observations (notamment le fameux décalage vers le rouge des étoiles les plus lointaines ou le « bruit de fond » de l’univers, le rayonnement du corps noir), il reste qu’on voit mal quel sens on peut donner à l’expression « univers fini ». Nous retrouvons ici le paradoxe, soulevé par René Thom, de théories physiques qui expliquent bien les phénomènes mais restent au sens le plus strict incompréhensibles.

Nous pouvons donc constater combien les questions métaphysiques de l’infini sont étroitement intriquées avec les questions épistémologiques qui concernent la cosmologie. Mais contrairement à Aristote, nous sommes également obligés d’admettre que ce qui reste problématique, c’est le fini, tant est-il qu’un univers fini est plus incompréhensible qu’un univers infini.  

 

mercredi 1 décembre 2021

Science et morale

Si pour les Anciens la science était à la fois la recherche du vrai et celle du bien, dans notre culture apparaît la figure récurrente du savant comme l’être déraisonnable par excellence, le fou ivre de la puissance sur le monde que lui procure le savoir. L’alchimiste dont la science sert la soif de l’or et le voue à la fréquentation du diable, comme son cousin, le docteur Faust, qui vend son âme à Méphisto ; ou le savant moderne, apprenti sorcier qui a déchaîné les forces de la nature et ne peut plus les arrêter – ainsi le Docteur Frankenstein et sa fameuse créature, fruit de l’imagination de Mary Shelley. Nos fantasmes nous apprennent que quelque chose s’est rompu de l’unité de la sagesse antique. La morale (ou l’éthique[1]) et la science ne vont plus du même pas. Notre époque semble vivre entre deux mythes : d’un côté, celui de la toute puissance bénéfique de la science – devenue la référence par excellence d’un monde désenchanté ; de l’autre, la réaffirmation d’exigences morales plus ou moins bien définies comme seule garantie contre cette puissance déchaînée. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » : ce vieux précepte rabelaisien est censé nous aider à conjurer nos démons. D’où cette volonté qui se manifeste un peu partout de soumettre la science aux exigences morales et d’enseigner un peu d’éthique aux futurs scientifiques.

Cette manière si commune de demander que la science n’ignore point les exigences morales est cependant problématique. Car elle oppose deux de ces « notiones universales » dont Spinoza a montré qu’elles nous donnaient seulement l’illusion d’un savoir. Tout d’abord, la science telle que nous la comprenons aujourd’hui n’est pas la science des Anciens. La séparation de l’être et du devoir, du vrai et du bien est un produit de l’histoire de la philosophie. Ensuite, si la science moderne prône la « neutralité axiologique »[2], elle n’est pourtant pas dépourvue de valeurs morales. Enfin, si conflit, il y a entre science et morale, on pourra se demander si ce conflit concerne la science en tant que telle ou plutôt la puissance sociale dont elle est créditée dans nos sociétés. Autrement dit, nous sommes peut-être devant ce paradoxe que la puissance de la science n’est terrifiante que parce que la science est en réalité asservie à des fins sociales et à des valeurs morales fort discutables.

Le vrai et le bien

Dans l’idée ancienne de la philosophie, la connaissance du Bien paraissait comme le couronnement d’une marche graduelle, d’une dialectique ascendante du savoir. Connaître rationnellement le monde, c’est finalement déterminer la manière juste de se conduire. Il y a là une sorte d’optimisme du savoir que Kant vient mettre à mal. En limitant de manière drastique la puissance de la raison pure, Kant sépare du même coup la science et la morale, la vérité et la norme, la causalité empirique et la causalité de la liberté. La science est privée de toute prétention à dire le bien puisque le bien et le vrai ressortissent à deux usages distincts de la raison. Les seuls résultats auxquels elle puisse parvenir ne concernent jamais la moralité et pour Kant, c’est seulement la raison pratique qui conduit à la connaissance du Souverain Bien.

La scission entre l’usage théorique et l’usage pratique de la raison est la conséquence de la grande mutation de la pensée au tournant du xvie et du xviie siècle. Pour les Anciens, la nature est en elle-même porteuse de valeurs, puisqu’elle est ordonnée en vue de certaines fins ; « la nature ne fait rien vain » répète Aristote. Par conséquent, la connaissance de la nature nous conduit du vrai au Bien. Il ne peut donc pas y avoir de séparation entre l’éthique et la physique. Les Stoïciens « comparent la philosophie […] à un œuf : la partie extérieure est la logique, puis vient la morale, et tout à l’intérieur la physique. »[3] La philosophie est un tout dont chaque partie est reliée aux autres comme le sont les diverses parties d’un organisme vivant. Avec Galilée, Descartes, Spinoza, etc., nous entrons dans un monde bien différent. Un monde qui n’est plus ordonné hiérarchiquement – dans ce monde infini du relativisme galiléen, il n’y a plus ni haut ni bas. Un monde surtout qu’il n’est pas ordonné par des fins suprêmes mais seulement par l’enchaînement aveugle des causes et des effets. Croire que tout dans la nature s’explique par les « causes finales », c’est, pour Spinoza, l’exemple archétypique de toute superstition. Alors que le Bien et le Mal se pouvaient lire dans le « grand livre de la nature », Spinoza affirme maintenant qu’il ne s’agit pas d’absolus, mais seulement de notions, produites par notre imagination, qui n’ont de sens que relativement à nous autres les humains. C’est pour cette raison que la pensée rationnelle, scientifique, doit s’occuper de ce qui est, indépendamment des jugements de valeurs auxquels notre imagination nous porte ; elle doit donc être libre à l’égard des dogmes et des croyances, fussent-ils imposés par les autorités théologiques et politiques.

La morale de la science

Cependant, l’activité scientifique ne se réduit pas à un ensemble de méthode et à un corps de résultats validés. Elle est aussi une activité humaine et comme telle porteuse de valeurs. Il y a une sorte d’éthique de l’activité scientifique définie par la recherche de la vérité comme valeur fondamentale, l’esprit critique, la capacité à se remettre en cause soi-même, la publicité de la recherche, la soumission des résultats à la discussion de l’ensemble de la communauté scientifique, le refus de l’argument d’autorité et la recherche de la conviction rationnelle. Sans doute s’agit-il ici d’une vision idéalisée de la pratique scientifique ; la science réelle ne méconnaît ni les positions de pouvoir, ni le mensonge, ni le secret. Cependant ces critères idéaux sont, à n’en point douter, ceux que revendiquerait tout savant raisonnable.

Autrement dit, la science moderne se constitue en retravaillant et promouvant un corpus d’exigences morales. La pensée des Lumières est entièrement pénétrée de cette idée optimiste : si le savoir et la raison progressent, alors les hommes deviendront meilleurs, ils se débarrasseront des « vaines craintes », chasseront les despotes et apprendront à vivre dans la liberté. Ce que Jürgen Habermas (né en 1929) nomme « agir communicationnel » prend explicitement pour modèle le fonctionnement idéal de la communauté des savants. Habermas y voit précisément la possibilité de substituer aux rapports de domination et de violence, la discussion et la conviction rationnelles entre hommes de bonne foi, débouchant l’acceptation de normes communes de vie.

La neutralité axiologique impose au savant l’objectivité et l’impartialité, mais elle ne signifie pas que la science soit immorale ou puisse en prendre à son aise avec les valeurs morales. La dissimulation est proscrite : « Mais, sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusques à présent, j'ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous le bien général de tous les hommes » dit Descartes[4]. C’est encore Descartes qui recommande d’user d’une « morale par provision », se conformant aux mœurs en vigueur. Et c’est Darwin qui refuse d’utiliser ses découvertes pour une vaine propagande antireligieuse, estimant qu’il est préférable en cette matière de faire confiance au lent progrès des lumières dans l’opinion. Car la connaissance scientifique n’a pas pour but de donner du pouvoir à celui qui la détient, mais de concourir au bien commun. Cette morale de la science, les médecins, depuis l’Antiquité, en ont donné un modèle avec le serment d’Hippocrate, le premier code de déontologie, qui fixe les devoirs qui vont nécessairement avec le savoir.

Il est d’ailleurs remarquable que l’effort pour fonder en raison notre connaissance de la nature s’accompagne d’un effort pour penser rationnellement la morale. Tant que la morale n’est qu’un ensemble de coutumes fondés sur la croyance dans l’autorité religieuse, elle est condamnée à tomber sous les coups de la critique sceptique. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » dit Montaigne repris par Pascal. Et si « nous sommes chrétiens ou musulmans comme nous sommes Allemands ou périgourdins », que valent donc tous ces préceptes qui règlent les rapports avec les supérieurs, les rituels religieux, les relations sexuelles aussi bien qu’ils commandent l’honnêteté, le respect de la vie humaine ou la foi en la parole donnée ? Le type même de pensée qui caractérise la science conduit à poser la question essentielle : qu’est-ce qui peut fonder la morale en raison ? Car, seule cette fondation rationnelle de la morale peut donner à ses préceptes une valeur universelle.

Certes, la science peut entrer en conflit avec les croyances et les dogmes superstitieux, mais comment pourrait-elle donc entrer en conflit avec une morale fondée rationnellement, une morale qui exprime dans son propre champ, cette même puissance législatrice de la raison qui a si bien fait ses preuves dans les sciences de la nature ?

L’application de la science

Ainsi, en droit, il n’y a aucune raison que la science entre en conflit avec l’exigence morale, tant que cette exigence est elle-même déterminée par la puissance de la raison. Si la séparation claire du champ de la science et de celui de la morale s’accompagne de leur accord fondamental dans la raison humaine, les problèmes naissent du fait que la science moderne n’est pas seulement une contemplation de la nature, elle est d’emblée une volonté de nous en rendre « comme maîtres et possesseurs », selon une expression fameuse de Descartes[5]. Certains contemporains la désignent d’un seul mot qui l’oppose à la science des Anciens : la « technoscience ». En modifiant le milieu naturel de l’homme, la technoscience imposerait aussi, spontanément, ses propres valeurs fondées sur la soumission aux « faits ». Les maximes générales sur le « progrès » qu’on « ne peut pas arrêter » et la nécessité d’y plier nos scrupules moraux sont là pour illustrer cette soumission.

Kant distinguait les sciences pures qui ne visent que la connaissance pour elle-même et les sciences appliquées qui déterminent le développement des techniques. Théoriquement, cette distinction reste parfaitement valable[6]. La formule de l’équivalence de la masse et de l’énergie (« E = mc² ») n’est ni morale ni immorale, puisqu’elle est vraie et il est absurde de rendre, Einstein responsable de la bombe atomique[7] pour avoir énoncé cette formule. On peut même ajouter que la réaction en chaîne est, comme la langue d’Ésope, la meilleure et la pire des choses : elle peut semer la mort ou fournir de l’énergie pour l’industrie et le confort des hommes. Ce qui nous pose problème, ce n’est donc pas la science en général, mais la science appliquée, car, là, il ne s’agit plus de connaissance, mais d’action pratique. Les manipulations génétiques ne sont ni vraies ni fausses ; ce sont seulement des actions qui doivent être jugées, comme toutes les actions, en fonction de critères moraux. C’est bien pourquoi les questions les plus brûlantes concernant les rapports entre science et morale se posent en médecine. La médecine touche d’un côté à la connaissance pure – les médecins travaillent avec les biologistes dans la recherche – et d’un autre côté elle est une science appliquée très particulière puisque son objet est un sujet, l’individu confronté à la maladie et à la souffrance.

Ce conflit entre science et exigences morales, dans l’application de la science, prend deux aspects qui doivent être distingués. D’une part, la science dégénérant en scientisme peut devenir puissance d’oppression et par là même subvertit toutes les valeurs morales. D’autre part, les applications de la science peuvent devenir le champ du conflit non entre science et morale mais entre conceptions différentes de la morale.

Pour le premier aspect, en tant qu’application, la science devient une source de puissance. Suivant une pente naturelle – la raison a toujours tendance à vouloir outrepasser ses propres pouvoirs – s’est développé un état d’esprit « scientiste », c'est-à-dire la croyance selon laquelle les sciences de la nature pourraient donner une solution à tous les problèmes de l’humanité. De là à l’idée qu’on peut traiter des hommes comme des éléments naturels, des insectes ou des vaches, le pas est vite franchi. Le scientiste en vient ainsi à édicter des « règles pour le parc humain »[8] : eugénisme raciste, darwinisme social, etc. Mais ce scientisme, cette idolâtrie de la puissance de la science, constitue une perversion de l’esprit scientifique, que la morale de la science doit rejeter.

Le deuxième aspect est bien plus compliqué. Il s’agit en effet de savoir quelles valeurs morales doivent guider la mise en œuvre pratique des découvertes scientifiques. Si l’application des découvertes scientifiques doit permet de « parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie » et en particulier « aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie »[9], cela signifie que la finalité des applications scientifiques est la maximisation du bien-être humain. Les diverses manipulations du vivant peuvent ainsi trouver une justification morale en tant qu’elles visent à maximiser le plaisir et minimiser les peines, ce qui est la définition même des morales utilitaristes telle qu’elle a été donnée pour la première fois de manière systématique par Jeremy Bentham (1748-1832). Or, il n’est pas évident que le bien commun puisse être réduit à la définition utilitariste. L’utilitarisme a été sévèrement critiqué par Kant et cette critique est reprise aujourd’hui par ceux qui, comme John Rawls (né en 1921), affirment que l’utilitarisme ne peut pas être le principe d’une société bien ordonnée.

L’utilitarisme, en effet, souffre de plusieurs défauts. Tout d’abord, sa conception du bien suprême est extrêmement réductrice – il conduit à une espèce d’hédonisme qui s’oppose à la morale plaçant la valeur de la vie humaine dans des biens plus élevés que le plaisir. Ensuite, il légitime une conception sacrificielle de la vie sociale : des individus peuvent être sacrifiés si cela accroît le bonheur commun. Enfin, il conduit à accepter que l’homme ne soit pas toujours traité comme une fin en soi mais seulement comme un moyen. À l’utilitarisme, on opposera donc les morales déontologiques, qui font de la liberté et des droits de l’individu la valeur suprême et, par conséquent, considèrent notre devoir comme un impératif absolu, cela dût-il nous coûter des peines supplémentaires. Autrement dit, si l’utilité des applications scientifiques est en prendre en compte, elle doit toujours être subordonnée à la considération du respect dû à l’humanité en chaque homme.

Sans développer plus sur ce point, où l’on voit se concentrer les problèmes de l’éthique médicale, nous pouvons donc remarquer qu’il n’y a pas ici conflit entre science et exigences morales, mais conflit entre divers types d’exigences morales.

Conclusion

Il est donc maintenant très clair que la science ne peut pas ignorer les exigences morales. La première question qui nous posée est non pas de soumettre la science à l’éthique, mais de refuser la soumission de la science à des fins sociales immorales. Le problème se pose quand la science ne vise plus prioritairement la connaissance, mais quand elle devient un simple moyen au service de fins déraisonnables, bref quand la rationalité scientifique est transformée en une simple rationalité instrumentale. Du même coup, nous voyons que la question centrale est celle de savoir quelles sont les fins raisonnables qui peuvent donner corps à une morale commune à l’humanité, c'est-à-dire à un ensemble de principes qui garantissent la liberté de tous.



[1] Étymologiquement, ces deux termes sont des synonymes. Devant le grand public, l’habitude a été prise de parler d’éthique, parce que la morale devait faire « vieux jeu ». Plusieurs philosophes contemporains opposent l’éthique – qui concerne la conduite individuelle de la vie – et la morale qui concerne les rapports avec les autres, la première étant particulière et subjective, la seconde étant universelle et objective.

[2] Neutralité quant aux valeurs morales. Max Weber (1964-1920) en fait une des caractéristiques essentielles de l’attitude scientifique.

[3] Diogène Laërce : Vies et opinions des philosophes illustres, vii.

[4] Discours de la méthode, ve partie.

[5] Ibid.

[6] Il y a de bonnes raisons, fondées sur la théorie de l’information, de refuser le concept de technoscience, comme une notion confuse. Voir Jean-Pierre Séris : La technique (PUF).

[7] En tant que citoyen, Einstein s’était adressé au président Roosevelt pour le presser de développer les recherches sur cette arme, face à la menace que faisait peser sur le monde le risque que Hitler possédât le premier cette arme terrifiante.

[8] Titre de la conférence du philosophe Peter Sloterdijk, dans laquelle il examine la situation de l’homme à l’ère des biotechniques.

[9] Descartes : op. cit.

 

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