mercredi 19 janvier 2022

Fini et Infini - Métaphysique et épistémologie par Marie-Pierre Frondziak

Qu’est-ce que le réel, qu’est-ce que l’être ? Que pouvons-nous en connaître ? Ces  questions ont mû et meuvent  toujours la recherche philosophique. Pour y répondre, il apparaît plus simple et sans doute plus évident de partir du fini, c’est-à-dire de ce qui est déterminé, discernable au moyen de notre perception. En ce sens, Aristote ne pouvait concevoir un espace infini dans la mesure où toutes ses parties ne pourraient en être observables, c’est-à-dire données simultanément. Plus généralement, les philosophes de l’Antiquité, tout en ne niant pas l’idée d’infini, lui donnaient une connotation négative, comme étant ce qui est inachevé, imparfait donc chaotique car illimité, indéterminé, sans finalité. A l’inverse, le fini était considéré comme susceptible d’être compris puisque accessible en tant que limité. Cependant, le fini pose plus de problèmes qu’il n’en résout, même peut-être n’en résout-il aucun, et cela dès l’origine. En effet, comment penser 
le problème des limites, des bornes, des indivisibles et de leur composition, des irrationnels …, uniquement à partir du limité ? En revanche, la notion d’infini, prise en compte de manière positive dans les sciences à partir du XVème siècle, ouvre des possibles d’explication qui permettent d’éclairer notre compréhension du réel. Il en est ainsi de la
docte ignorance de Nicolas de Cues qui prend en compte la finitude humaine capable de faire l’expérience intérieure de l’infini. On retrouvera chez Pascal cette idée de la dignité et de la puissance de la pensée humaine, malgré ou même à cause de sa finitude, capable d’élaborer une connaissance du monde.  On notera chez lui cette préoccupation de l’idée d’infini et du savoir indéfiniment ouvert, notamment développées dans De l’esprit géométrique.  De même, il est possible de remarquer une certaine continuité entre Giordano Bruno et Spinoza, lesquels affirmeront que le fini se comprend à partir de l’infini, que chaque être fini en est l’expression. Ceci nous amènera à souligner l’intrication récurrente dans les sciences modernes de la nécessité d’une ontologie et des exigences épistémologiques.

Les sciences que les hommes élaborent dépendent de leur univers de croyance. Ainsi, pour les penseurs de l’Antiquité, le monde, ou ce qu’ils appellent le cosmos, ne peut être infini car il serait alors impensable. Pour eux, le cosmos est fixe, figé, fermé et ce qu’ils nomment « infini » est ce qui n’est pas fini, ce qui est inachevé donc imparfait, ce qui n’a pas encore atteint sa pleine réalisation. Le monde des Anciens constitue un univers clos, dominé par un monde céleste, supralunaire, qu’Aristote nomme la huitième sphère : la sphère des étoiles fixes.  Cette conception traversera les siècles puisque Copernic, bien qu’ayant fait l’hypothèse que la terre tourne, ne peut admettre un univers infini et maintient cette idée d’une huitième sphère. Ainsi la conception hellénique du monde renvoie à un tout ordonné, limité, et même à une harmonie pour les Stoïciens. A l’inverse, l’infini est synonyme d’indétermination, d’inachèvement, d’imperfection et surtout d’impensable car non observable.

Les penseurs présocratiques avec d’abord Pythagore, mais aussi Parménide, Héraclite, Démocrite, ou aussi Zénon d’Elée, avaient envisagé la notion d’infini, mais le plus souvent pour en donner une acception négative. Toutefois, celui qui va penser en profondeur le finitisme est Aristote. Après avoir examiné les pensées des philosophes sur l’infini, il constate : « Il y a difficulté à propos de l’étude de l’infini. Qu’on le pose aussi bien comme non existant que comme existant, il s’ensuit maintes impossibilités. » (Physique, 203b30, trad. Pellegrin). Il montre qu’envisager l’infini en acte est impossible en soulevant tous les paradoxes de l’infini qui vont être au centre des discussions presque jusqu’à nos jours : « il est manifeste aussi qu’il n’est pas possible que l’infini existe comme un étant en acte, ni comme une substance et un principe, car n’importe quelle partie que l’on prenne sera infinie, s’il est vrai qu’il est partageable … » (Physique, 204a20). De fait, chez Aristote, on trouve l’idée d’un infini seulement en puissance lorsqu’il s’agit d’envisager le nombre, car « l’infini en un sens existe et dans l’autre il n’existe pas » (Physique, 206a10). Ses prédécesseurs affirmaient que tous les nombres étaient composés à partir de l’unité, celle-ci n’en constituant pas un. Celui-ci a donc un minimum, un point de départ (aucun nombre entier ne pouvant être inférieur à l’unité et le zéro n’existant pas), mais n’a pas de maximum, on peut toujours potentiellement lui en ajouter un, c’est ce qu’Aristote nomme « l’infini potentiel ». Ainsi Aristote admet l’infini des mathématiques mais en termes de privation, comme ce qui n’est pas fini, et en termes de puissance : « ma théorie n’enlève rien aux considérations des mathématiciens, en supprimant l’infini selon l’accroissement qu’on ne saurait parcourir ; car les mathématiciens n’ont pas besoin de l’infini et ne l’utilisent pas : ils ont besoin simplement besoin d’une grandeur finie, choisie aussi grande qu’ils veulent. » Physique, 207b8. Ainsi, le potentialisme aristotélicien permit donc aux mathématiques de de contourner les paradoxes d’un infini envisagé comme totalité achevée. Ce potentialisme eut cours jusqu’au XIXème siècle.  De même, Aristote admet l’infinité du temps et du mouvement, puisque ceux-ci se déroulent de manière successive. En revanche, il ne peut admettre un infini spatial. En effet, Aristote est dépendant de l’univers de croyances de son temps et de l’idée que le cosmos est un tout fermé existant en acte où tout est donné simultanément. Or, ce qui existe en acte est limité, achevé, sinon il ne pourrait avoir aucune forme. De fait, Aristote va porter son attention sur l’être, non pas sur ce qui est puisque l’être n’est rien de tout ce qui est, mais en tant qu’il fait être tout ce qui est. Ainsi, la Physique d’Aristote va porter non pas véritablement sur la science de l’être en tant qu’être (qui est le domaine de la philosophie première), mais sur les étants, sur les êtres en acte. Sa théorie de la connaissance concerne les individualités, les êtres limités, seuls accessibles à la connaissance. Chez Aristote, la Métaphysique vient après la Physique, après le questionnement sur la nature des choses et cette nature ne peut être que finie pour être observable. Or, la Métaphysique qui doit être la science suprême, celle qui donne le fondement à toute la connaissance, est en fait une science qui reste problématique.

Cependant, tous les penseurs grecs de l’Antiquité n’étaient pas en total accord avec Aristote. Il en va ainsi notamment des Épicuriens et des Stoïciens comme des néoplatoniciens et des atomistes anciens comme Leucippe et Démocrite.

Par exemple, l’infini est ainsi perçu positivement quand on le désigne par des termes comme le Tout, L’Eternel ou l’Un. Chez Plotin, ce dernier est « ce qui n’est pas en autre chose » Ennéades, VI, IX, 6. C’est donc ce qui n’est pas dans le divisible, il est en soi et sa puissance est infinie au sens où elle n’a pas de bornes. Surtout, il est cause de toutes les choses. Nous retrouvons ici la science de l’être en tant qu’être d’Aristote en tant que science de la substance première ou en tant que science de la substance divine. Cependant cette science suprême ne se laisse pas saisir.  Par ailleurs, se révèle ici une ambiguïté entre l’Etre et Dieu qui serait le premier de tous les êtres, qui serait le principe ultime de toute explication. On glisse alors de l’ontologie à la théologie et même à compter du Moyen-Âge de l’infini négatif à l’infini positif. En effet, l’infinité divine, puisque c’est ainsi qu’on la qualifie renvoie alors à l’idée de perfection. Pour échapper à l’infini actuel, ou en acte, par opposition à l’infini potentiel, les penseurs scolastiques affirment qu’elle est la plus grande des grandeurs, la perfection absolue, la perfection infinie. Cet infini se trouve au-delà de toute comparaison, c’est une transcendance appelée aussi Dieu. Cependant, cet infini est pensé dans un cadre finitiste comme le terme du fini. C’est donc à partir du fini que l’infini se trouve appréhendé et Dieu est parfait ou infini car il surpasse tout être fini, non sur un plan quantitatif et matériel, mais sur le plan de l’Etre. Les docteurs scolastiques se trouvent alors confrontés à une difficulté de taille : comment passer du fini à l’infini ? Dieu n’est pas le terme d’une série d’êtres finis, sinon il ne serait pas infini. En réalité le passage est impossible : l’infini ne se pense pas à partir du fini.

 

C’est pourquoi, dès la Renaissance, on inverse les termes : on ne pense plus l’infini à partir du fini, mais ce dernier à partir du premier : le fini est pensé comme la négation de l’infini, le vrai positif c’est l’infini. Cela  va donner lieu à une conception totalement différente du monde et d’une nouvelle élaboration des sciences pour le connaître.

Avec la philosophie moderne, la notion d’infini est totalement repensée. C’est l’infini comme concept positif qui permet d’expliquer le fini. L’infini devient  le concept permettant de penser une limite, donc un être fini. Le fini, c’est la négation de l’infini. C’est à partir de l’infini qu’on va donc essayer de comprendre le fini. C’est en niant l’infini que le fini devient intelligible. De plus, le fini ne peut se comprendre seul, il ne peut se comprendre qu’en supposant quelque chose d’autre que lui, qu’en supposant ce qui n’est pas lui.

Au XVème siècle, Nicolas de Cues tente d’ébaucher une nouvelle métaphysique appuyée sur la conscience de la finitude de l’homme et de sa capacité cependant à édifier une connaissance pour approcher la vérité. L’homme, malgré sa condition finie, est capable de penser l’infini. Certes, par sa finitude, l’homme est ignorant. Mais par la pensée de l’infini, il peut amoindrir cette ignorance, c’est la méthode de la docte ignorance. Ainsi, l’homme atteint toute sa dignité face à sa finitude quand il est capable de penser et de construire une connaissance qui manifeste justement la puissance de la pensée humaine. Au XVIIème siècle, on retrouvera cette même affirmation chez Pascal. On peut constater une similitude avec Nicolas de Cues sur deux plans : Pascal pose le problème de l’infini face à la finitude humaine et met également en avant l’idée que la puissance de la pensée humaine se trouve à mi-chemin entre le scepticisme et le dogmatisme. Nous reviendrons plus loin sur la position de Pascal.

Dans l’Antiquité et jusqu’au Moyen-Âge, on avait tendance à penser que les Idées existaient en soi, c’est-à-dire qu’elles préexistaient à l’esprit humain – c’est le problème de la réalité des Idées, sous-jacent à la « querelle des Universaux ». Avec la pensée moderne, on a la certitude que les Idées sont l’œuvre d’une construction humaine. C’est ce que met en valeur la docte ignorance de Nicolas de Cues. En effet, le savoir humain, puisqu’il est construit, n’est qu’une conjecture. Mais en même temps, nous savons qu’il n’est pas rien. Nicolas de Cues fait reposer cette affirmation justement sur l’idée que nous ne pouvons saisir notre finitude qu’à partir de l’infinité, nous ne pouvons comprendre notre finitude qu’en la dépassant. De même, nous ne pouvons saisir notre ignorance qu’à partir du savoir. Cette nouvelle théorie de la connaissance repose sur le principe de la coïncidence des opposés, lequel est en même temps le point de départ de « toute théologie accessible », tout en maintenant l’idée que Dieu demeure incompréhensible, car étant infiniment infini. Mais cela a pour conséquence de penser l’infini immanent au fini, le premier constituant l’essence du second. Cependant, comme notre esprit est fini, il ne peut atteindre la « vision intellectuelle de Dieu », il ne peut le penser qu’au travers de l’Univers créé, ce dernier étant infiniment fini. Ceci explique pourquoi l’homme ne peut émettre, à propos de l’univers, que des jugements négatifs. Pour comprendre cette idée, nous pouvons prendre l’image de l’emporte-pièce qui découpe une forme dans une matière. Ce qui nous est accessible par la connaissance, ce n’est pas la matière en elle-même ou Dieu, mais les formes de cette matière données par l’emporte-pièce. Le fini se comprend alors bien à partir de l’infini. Cette nouvelle conception de la connaissance a pour conséquence que la Terre n’est pas le centre de l’Univers et qu’il existe certainement une pluralité de mondes puisque les parties de l’Univers sont en quantité infinie.

Pascal, deux siècles plus tard, réaffirmera la grandeur de l’homme dans la conscience de sa finitude, qui lui permet paradoxalement en apparence, de penser l’infinité. Ainsi, ce qui fait la dignité humaine, c’est la pensée : « C’est de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. » (Pensées, fragment B347). Dans De l’esprit géométrique, Pascal explique que la notion d’infini utilisée en mathématiques comme savoir indéfiniment ouvert, représente un modèle d’application à la nature et à la condition humaine : l’homme se trouve au milieu de deux infinis entre le tout et le rien : « c’est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument » (Pensée 72). Il s’agit pour Pascal de libérer l’homme à la fois de ses affirmations péremptoires, puisque les premiers principes des sciences nous sont inaccessibles du fait de notre nature finie, et de son scepticisme puisque la science moderne est à la fois rationnelle et efficace. Cependant, si la raison humaine est impuissante à démontrer infiniment, car « tout ce qui passe la géométrie nous surpasse », nous sommes en mesure de construire un savoir et de conjecturer.  Ainsi, la double infinité (infiniment grand et infiniment petit) nous est incompréhensible, nous ne pouvons la définir complètement. Mais cela ne signifie pas qu’elle soit fausse. Au contraire, l’évidence est la marque de sa vérité. Seulement, il est impossible pour l’esprit humain d’achever cette opération d’augmentation ou de diminution. C’est pourquoi, l’infini doit être présupposé. D’ailleurs, il est tout aussi incompréhensible de penser l’indivisible, car il est impossible par exemple de composer une étendue à partir de deux néants d’étendue. L’indivisible, donc le fini, ne constitue pas l’élément primitif des natures simples (temps, espace, nombre, …). Nous ne pouvons donc pas comprendre, c’est-à-dire reconstituer, la nature à partir d’éléments indivisibles.  Il nous faut donc admettre que notre raison est finie, mais nous ne pouvons pas en déduire que la nature elle-même est finie, ce serait faire preuve d’anthropomorphisme.  Pour cela, il nous faut dissocier la vérité de l’objet et notre capacité à le percevoir. D’ailleurs, le minimum et le maximum perceptibles ne sont pas absolus, mais dépendent des avancées des techniques humaines (comme le microscope ou le télescope). Pascal peut en conclure que la double infinité des natures simples est une donnée naturelle par rapport à laquelle le sens de la situation de l’homme dans la nature se joue. Cette double infinité permet de penser la condition humaine qui est « un milieu entre l’infini et le néant » (De l’esprit géométrique §81).

 

Le fini ne peut donc se comprendre qu’à partir de l’infini, par la négation de celui-ci. Cependant, Giordano Bruno, puis Spinoza, iront encore plus loin en mettant en évidence que le fini est une expression de l’infini, lequel est devenu la perfection.

 

Ainsi pour Giordano Bruno, il s’agit de repenser, ou de penser d’une façon nouvelle, l’Univers, la nature, Dieu, la science et l’homme, cela à partir d’une nouvelle approche des rapports entre le fini et l’infini. Il pense, sans complètement pouvoir le démontrer, qu’il existe bien un infini en acte, mais auquel les sens ne peuvent avoir accès du fait de leurs limites. Si l’horizon nous semble limité, ce n’est pas du fait de sa nature, mais parce que nos sens sont bornés. Pascal a repris cette image de l’horizon dans De l’esprit géométrique (§B84) : quand je vois un bateau sur l’océan, plus il s’éloigne, plus il me semble petit, cela ne signifie pas qu’il n’existe plus, mais que mes sens ne le perçoivent plus. La limite est en moi, non en dehors de moi. Ainsi, l’Univers est infini, c’est notre intellect qui peut le penser et le comprendre. Le fini ne peut d’ailleurs se comprendre que par la négation de l’infini. Par ailleurs, Giordano Bruno considère que le Dieu infini de la tradition chrétienne implique nécessairement l’existence d’un Univers infini, au risque sinon de nier la puissance même infinie de Dieu. L’originalité et l’audace de Bruno est de repenser les relations entre Dieu et l’Univers. Jusqu’à lui, les penseurs avaient pris soin de bien les distinguer. Giordano Bruno va affirmer que la perfection de Dieu est en acte et s’exprime dans chaque être particulier, dans chaque mode, lesquels participent de Dieu. Chaque mode fini exprime un des aspects infinis de l’être infini. Mais Dieu constitue une unité absolue, c’est donc Dieu dans son infinité qui s’exprime dans les modes particuliers : « je dis que Dieu est « totalement infini », parce qu’il est tout entier dans le monde entier, et en chacune des parties du monde infiniment et totalement. »,(L’infini, l’univers et les mondes). Bruno ne sépare pas le Dieu créateur de l’univers créé, il affirme un monisme immanentiste. De fait, la substance est une, c’est l’Unité de l’Etre qui s’explique et s’exprime dans la multiplicité des mondes et des êtres. L’infini est donc bien premier et c’est à partir de lui, même si pour Bruno il demeure incompréhensible, que l’on peut penser le fini.

On va trouver un certain nombre de similitudes entre la pensée de Bruno et celle de Spinoza. D’abord, ce dernier affirme également un monisme immanentiste et prétend que la substance est une et infinie, son unité et son infinité découlant nécessairement l’une de l’autre. Aussi, de la même manière que chez Bruno, on a affaire à un seul infini, puisque sa nature même d’infini exclut qu’il puisse y en avoir un autre. La particularité de Spinoza, c’est qu’il affirme que la substance est aussi étendue, puisque cette étendue est ce que l’intellect perçoit de l’essence éternelle et infinie de la substance. Et cette substance éternelle et infinie est Dieu. Dieu est une substance absolument infinie, car elle ne peut être limitée par une autre substance, ce qui contredirait son essence infinie. Elle est également indivisible, car si on pouvait la diviser, elle ne serait plus infinie, ou alors on aurait deux infinis, ce qui ne se peut. Enfin, elle n’enferme donc aucune détermination, aucune négation, elle est affirmation absolue de l’existence. Dieu, ou la nature, est donc au commencement, comme d’ailleurs dans L’Ethique. En effet Dieu comporte une infinité d’attributs qui s’expriment dans les modes. Deux attributs nous sont accessibles : la pensée et l’étendue qui s’expriment donc aussi au travers des modes finis que nous sommes. Mais chacun des attributs de la substance éternelle et infinie expriment eux-mêmes une essence éternelle et infinie. C’est pourquoi il nous faut d’abord partir de Dieu, ou de la nature, dont les modes découlent nécessairement : « tout ce qui est, est en Dieu et rien ne peut sans Dieu être ni se concevoir » Ethique I prop.XV. D’où vient alors l’erreur qui consiste à prétendre que l’étendue soit divisible et qu’elle ne puisse donc appartenir à Dieu ? Spinoza explique que c’est parce que nous confondons deux modes de connaissance : l’imagination et l’entendement. Nous connaissons en effet spontanément par l’imagination, et non selon l’ordre réel des choses. L’imagination ne nous donne qu’une connaissance superficielle au moyen des sens. C’est pourquoi, nous croyons « que la Substance étendue est composée de parties, c’est-à-dire de corps réellement distincts les uns des autres. » (Lettre XII de Spinoza à Meyer). Or, l’entendement nous permet de savoir que « la matière est partout la même, et qu’on n’y distingue de parties qu’à la condition de la concevoir, en tant que matière, affectée de manières diverses, si bien que ses parties ne se divisent que par la manière, non en réalité. » Ethique I scolie prop.XV. Ainsi, notre erreur vient du fait que nous ne distinguons pas, par l’imagination, les modes de la substance première.  Mais justement, l’infini ne nous est accessible que par l’entendement, il ne peut se saisir par les sens. C’est pourquoi, pour comprendre l’essence du réel, nous ne devons pas partir des modes finis, qui ne sont que l’expression de la substance éternelle et infinie que constitue Dieu. Nous devons commencer par l’infini sans détermination pour ensuite passer aux déterminations, aux « expressions » de la substance qui, elles, sont finies : « La pure matière considérée comme indéfinie ne peut avoir de figure et il n’y a de figure que dans des corps finis et limités (…) La figure donc n’est autre chose qu’une limitation et, toute limitation étant une négation, la figure ne peut être, comme je l’ai dit, autre chose qu’une négation. » (Lettre de Spinoza du 2 juin 1674 à Jarig Jelles). Ainsi, les entités dont le monde est composé sont des découpages (comme l’image que nous avons donnée plus haut de l’emporte-pièce), sont des privations d’étendue au sein de l’étendue. Ces déterminations sont donc bien des négations. Le fini émerge sur fond d’infini, ne peut être compréhensible qu’à partir de l’infini. Spinoza a renversé complètement la conception aristotélicienne : la matière est pour lui ce « sur » quoi viennent prendre forme tous les modes existants. La matière n’est plus actualisée dans la forme, mais elle est en tant que substance éternelle et infinie déjà toujours en acte dans ses divers modes finis. Reste à comprendre comment les modes finis sont déterminés : ils ne peuvent l’être que par un autre mode fini – seul un corps peut limiter un corps et seule une pensée peut en limiter une autre. Autrement dit, penser la substance infinie, c’est penser en même temps l’infinie production des modes finis qui ne peuvent venir « après » la substance – sans quoi on reviendrait à une théorie de la création – mais doivent être son mode d’existence.

 

 

Alors que les paradoxes de l’infini semblaient indémêlables, il apparaît maintenant que l’infini est le commencement nécessaire de toute pensée qui veut saisir le réel dans la diversité, un réel qui n’est plus ce qui se donne immédiatement mais bien plutôt un concret de pensée qui ne peut être que la synthèse de multiples déterminations.

On sait que les mathématiciens ont été confrontés aux mêmes questions. Galilée qui pourtant commence à penser l’univers infini restait paralysé par les paradoxes engendrés par l’idée d’infini : il remarquait ainsi qu’on pouvait toujours apparier un nombre entier à son carré et que par conséquent il devait y avoir le même nombre de carrés que d’entiers, autrement que la partie (les carrés) était aussi grande que le tout (les entiers), ce qui contredit explicitement l’un des fondements des mathématiques euclidiennes, selon lesquelles le tout est plus grand que la partie. À partir des travaux de Bernhardt Brentano, les paradoxes de l’infini commencent à être, en quelque sorte, dissouts. C’est Cantor qui pense le premier l’infini mathématique « en acte », d’abord en introduisant le concept de nombre cardinal transfini, dont le plus petit est « aleph-zéro » (la « puissance » ou cardinalité de l’ensemble des entiers naturels), et en passant de là à une définition stricte du fini et de l’infini : Un ensemble est fini s’il n’est équivalent à aucune de ses parties et un ensemble est transfini s’il a des parties qui lui sont équivalentes (cf. Cantor, « Sur les fondements de la théorie des ensembles transfinis »).

Mais si la situation semble relativement clarifiée en ce qui concerne l’infini mathématique, il n’en est pas de même pour l’infini physique. L’univers galiléen-newtonien est un univers infini et homogène. La théorie de la relativité générale pose au contraire la possibilité d’un univers fini. La théorie cosmologique la plus largement répandue aujourd’hui – la théorie dite du « big bang » – suppose un univers fini et en expansion. Si cette expression traduit sans doute au mieux les équations de la théorie de la relativité et les observations (notamment le fameux décalage vers le rouge des étoiles les plus lointaines ou le « bruit de fond » de l’univers, le rayonnement du corps noir), il reste qu’on voit mal quel sens on peut donner à l’expression « univers fini ». Nous retrouvons ici le paradoxe, soulevé par René Thom, de théories physiques qui expliquent bien les phénomènes mais restent au sens le plus strict incompréhensibles.

Nous pouvons donc constater combien les questions métaphysiques de l’infini sont étroitement intriquées avec les questions épistémologiques qui concernent la cosmologie. Mais contrairement à Aristote, nous sommes également obligés d’admettre que ce qui reste problématique, c’est le fini, tant est-il qu’un univers fini est plus incompréhensible qu’un univers infini.  

 

mercredi 1 décembre 2021

Science et morale

Si pour les Anciens la science était à la fois la recherche du vrai et celle du bien, dans notre culture apparaît la figure récurrente du savant comme l’être déraisonnable par excellence, le fou ivre de la puissance sur le monde que lui procure le savoir. L’alchimiste dont la science sert la soif de l’or et le voue à la fréquentation du diable, comme son cousin, le docteur Faust, qui vend son âme à Méphisto ; ou le savant moderne, apprenti sorcier qui a déchaîné les forces de la nature et ne peut plus les arrêter – ainsi le Docteur Frankenstein et sa fameuse créature, fruit de l’imagination de Mary Shelley. Nos fantasmes nous apprennent que quelque chose s’est rompu de l’unité de la sagesse antique. La morale (ou l’éthique[1]) et la science ne vont plus du même pas. Notre époque semble vivre entre deux mythes : d’un côté, celui de la toute puissance bénéfique de la science – devenue la référence par excellence d’un monde désenchanté ; de l’autre, la réaffirmation d’exigences morales plus ou moins bien définies comme seule garantie contre cette puissance déchaînée. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » : ce vieux précepte rabelaisien est censé nous aider à conjurer nos démons. D’où cette volonté qui se manifeste un peu partout de soumettre la science aux exigences morales et d’enseigner un peu d’éthique aux futurs scientifiques.

Cette manière si commune de demander que la science n’ignore point les exigences morales est cependant problématique. Car elle oppose deux de ces « notiones universales » dont Spinoza a montré qu’elles nous donnaient seulement l’illusion d’un savoir. Tout d’abord, la science telle que nous la comprenons aujourd’hui n’est pas la science des Anciens. La séparation de l’être et du devoir, du vrai et du bien est un produit de l’histoire de la philosophie. Ensuite, si la science moderne prône la « neutralité axiologique »[2], elle n’est pourtant pas dépourvue de valeurs morales. Enfin, si conflit, il y a entre science et morale, on pourra se demander si ce conflit concerne la science en tant que telle ou plutôt la puissance sociale dont elle est créditée dans nos sociétés. Autrement dit, nous sommes peut-être devant ce paradoxe que la puissance de la science n’est terrifiante que parce que la science est en réalité asservie à des fins sociales et à des valeurs morales fort discutables.

Le vrai et le bien

Dans l’idée ancienne de la philosophie, la connaissance du Bien paraissait comme le couronnement d’une marche graduelle, d’une dialectique ascendante du savoir. Connaître rationnellement le monde, c’est finalement déterminer la manière juste de se conduire. Il y a là une sorte d’optimisme du savoir que Kant vient mettre à mal. En limitant de manière drastique la puissance de la raison pure, Kant sépare du même coup la science et la morale, la vérité et la norme, la causalité empirique et la causalité de la liberté. La science est privée de toute prétention à dire le bien puisque le bien et le vrai ressortissent à deux usages distincts de la raison. Les seuls résultats auxquels elle puisse parvenir ne concernent jamais la moralité et pour Kant, c’est seulement la raison pratique qui conduit à la connaissance du Souverain Bien.

La scission entre l’usage théorique et l’usage pratique de la raison est la conséquence de la grande mutation de la pensée au tournant du xvie et du xviie siècle. Pour les Anciens, la nature est en elle-même porteuse de valeurs, puisqu’elle est ordonnée en vue de certaines fins ; « la nature ne fait rien vain » répète Aristote. Par conséquent, la connaissance de la nature nous conduit du vrai au Bien. Il ne peut donc pas y avoir de séparation entre l’éthique et la physique. Les Stoïciens « comparent la philosophie […] à un œuf : la partie extérieure est la logique, puis vient la morale, et tout à l’intérieur la physique. »[3] La philosophie est un tout dont chaque partie est reliée aux autres comme le sont les diverses parties d’un organisme vivant. Avec Galilée, Descartes, Spinoza, etc., nous entrons dans un monde bien différent. Un monde qui n’est plus ordonné hiérarchiquement – dans ce monde infini du relativisme galiléen, il n’y a plus ni haut ni bas. Un monde surtout qu’il n’est pas ordonné par des fins suprêmes mais seulement par l’enchaînement aveugle des causes et des effets. Croire que tout dans la nature s’explique par les « causes finales », c’est, pour Spinoza, l’exemple archétypique de toute superstition. Alors que le Bien et le Mal se pouvaient lire dans le « grand livre de la nature », Spinoza affirme maintenant qu’il ne s’agit pas d’absolus, mais seulement de notions, produites par notre imagination, qui n’ont de sens que relativement à nous autres les humains. C’est pour cette raison que la pensée rationnelle, scientifique, doit s’occuper de ce qui est, indépendamment des jugements de valeurs auxquels notre imagination nous porte ; elle doit donc être libre à l’égard des dogmes et des croyances, fussent-ils imposés par les autorités théologiques et politiques.

La morale de la science

Cependant, l’activité scientifique ne se réduit pas à un ensemble de méthode et à un corps de résultats validés. Elle est aussi une activité humaine et comme telle porteuse de valeurs. Il y a une sorte d’éthique de l’activité scientifique définie par la recherche de la vérité comme valeur fondamentale, l’esprit critique, la capacité à se remettre en cause soi-même, la publicité de la recherche, la soumission des résultats à la discussion de l’ensemble de la communauté scientifique, le refus de l’argument d’autorité et la recherche de la conviction rationnelle. Sans doute s’agit-il ici d’une vision idéalisée de la pratique scientifique ; la science réelle ne méconnaît ni les positions de pouvoir, ni le mensonge, ni le secret. Cependant ces critères idéaux sont, à n’en point douter, ceux que revendiquerait tout savant raisonnable.

Autrement dit, la science moderne se constitue en retravaillant et promouvant un corpus d’exigences morales. La pensée des Lumières est entièrement pénétrée de cette idée optimiste : si le savoir et la raison progressent, alors les hommes deviendront meilleurs, ils se débarrasseront des « vaines craintes », chasseront les despotes et apprendront à vivre dans la liberté. Ce que Jürgen Habermas (né en 1929) nomme « agir communicationnel » prend explicitement pour modèle le fonctionnement idéal de la communauté des savants. Habermas y voit précisément la possibilité de substituer aux rapports de domination et de violence, la discussion et la conviction rationnelles entre hommes de bonne foi, débouchant l’acceptation de normes communes de vie.

La neutralité axiologique impose au savant l’objectivité et l’impartialité, mais elle ne signifie pas que la science soit immorale ou puisse en prendre à son aise avec les valeurs morales. La dissimulation est proscrite : « Mais, sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusques à présent, j'ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu'il est en nous le bien général de tous les hommes » dit Descartes[4]. C’est encore Descartes qui recommande d’user d’une « morale par provision », se conformant aux mœurs en vigueur. Et c’est Darwin qui refuse d’utiliser ses découvertes pour une vaine propagande antireligieuse, estimant qu’il est préférable en cette matière de faire confiance au lent progrès des lumières dans l’opinion. Car la connaissance scientifique n’a pas pour but de donner du pouvoir à celui qui la détient, mais de concourir au bien commun. Cette morale de la science, les médecins, depuis l’Antiquité, en ont donné un modèle avec le serment d’Hippocrate, le premier code de déontologie, qui fixe les devoirs qui vont nécessairement avec le savoir.

Il est d’ailleurs remarquable que l’effort pour fonder en raison notre connaissance de la nature s’accompagne d’un effort pour penser rationnellement la morale. Tant que la morale n’est qu’un ensemble de coutumes fondés sur la croyance dans l’autorité religieuse, elle est condamnée à tomber sous les coups de la critique sceptique. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà » dit Montaigne repris par Pascal. Et si « nous sommes chrétiens ou musulmans comme nous sommes Allemands ou périgourdins », que valent donc tous ces préceptes qui règlent les rapports avec les supérieurs, les rituels religieux, les relations sexuelles aussi bien qu’ils commandent l’honnêteté, le respect de la vie humaine ou la foi en la parole donnée ? Le type même de pensée qui caractérise la science conduit à poser la question essentielle : qu’est-ce qui peut fonder la morale en raison ? Car, seule cette fondation rationnelle de la morale peut donner à ses préceptes une valeur universelle.

Certes, la science peut entrer en conflit avec les croyances et les dogmes superstitieux, mais comment pourrait-elle donc entrer en conflit avec une morale fondée rationnellement, une morale qui exprime dans son propre champ, cette même puissance législatrice de la raison qui a si bien fait ses preuves dans les sciences de la nature ?

L’application de la science

Ainsi, en droit, il n’y a aucune raison que la science entre en conflit avec l’exigence morale, tant que cette exigence est elle-même déterminée par la puissance de la raison. Si la séparation claire du champ de la science et de celui de la morale s’accompagne de leur accord fondamental dans la raison humaine, les problèmes naissent du fait que la science moderne n’est pas seulement une contemplation de la nature, elle est d’emblée une volonté de nous en rendre « comme maîtres et possesseurs », selon une expression fameuse de Descartes[5]. Certains contemporains la désignent d’un seul mot qui l’oppose à la science des Anciens : la « technoscience ». En modifiant le milieu naturel de l’homme, la technoscience imposerait aussi, spontanément, ses propres valeurs fondées sur la soumission aux « faits ». Les maximes générales sur le « progrès » qu’on « ne peut pas arrêter » et la nécessité d’y plier nos scrupules moraux sont là pour illustrer cette soumission.

Kant distinguait les sciences pures qui ne visent que la connaissance pour elle-même et les sciences appliquées qui déterminent le développement des techniques. Théoriquement, cette distinction reste parfaitement valable[6]. La formule de l’équivalence de la masse et de l’énergie (« E = mc² ») n’est ni morale ni immorale, puisqu’elle est vraie et il est absurde de rendre, Einstein responsable de la bombe atomique[7] pour avoir énoncé cette formule. On peut même ajouter que la réaction en chaîne est, comme la langue d’Ésope, la meilleure et la pire des choses : elle peut semer la mort ou fournir de l’énergie pour l’industrie et le confort des hommes. Ce qui nous pose problème, ce n’est donc pas la science en général, mais la science appliquée, car, là, il ne s’agit plus de connaissance, mais d’action pratique. Les manipulations génétiques ne sont ni vraies ni fausses ; ce sont seulement des actions qui doivent être jugées, comme toutes les actions, en fonction de critères moraux. C’est bien pourquoi les questions les plus brûlantes concernant les rapports entre science et morale se posent en médecine. La médecine touche d’un côté à la connaissance pure – les médecins travaillent avec les biologistes dans la recherche – et d’un autre côté elle est une science appliquée très particulière puisque son objet est un sujet, l’individu confronté à la maladie et à la souffrance.

Ce conflit entre science et exigences morales, dans l’application de la science, prend deux aspects qui doivent être distingués. D’une part, la science dégénérant en scientisme peut devenir puissance d’oppression et par là même subvertit toutes les valeurs morales. D’autre part, les applications de la science peuvent devenir le champ du conflit non entre science et morale mais entre conceptions différentes de la morale.

Pour le premier aspect, en tant qu’application, la science devient une source de puissance. Suivant une pente naturelle – la raison a toujours tendance à vouloir outrepasser ses propres pouvoirs – s’est développé un état d’esprit « scientiste », c'est-à-dire la croyance selon laquelle les sciences de la nature pourraient donner une solution à tous les problèmes de l’humanité. De là à l’idée qu’on peut traiter des hommes comme des éléments naturels, des insectes ou des vaches, le pas est vite franchi. Le scientiste en vient ainsi à édicter des « règles pour le parc humain »[8] : eugénisme raciste, darwinisme social, etc. Mais ce scientisme, cette idolâtrie de la puissance de la science, constitue une perversion de l’esprit scientifique, que la morale de la science doit rejeter.

Le deuxième aspect est bien plus compliqué. Il s’agit en effet de savoir quelles valeurs morales doivent guider la mise en œuvre pratique des découvertes scientifiques. Si l’application des découvertes scientifiques doit permet de « parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie » et en particulier « aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie »[9], cela signifie que la finalité des applications scientifiques est la maximisation du bien-être humain. Les diverses manipulations du vivant peuvent ainsi trouver une justification morale en tant qu’elles visent à maximiser le plaisir et minimiser les peines, ce qui est la définition même des morales utilitaristes telle qu’elle a été donnée pour la première fois de manière systématique par Jeremy Bentham (1748-1832). Or, il n’est pas évident que le bien commun puisse être réduit à la définition utilitariste. L’utilitarisme a été sévèrement critiqué par Kant et cette critique est reprise aujourd’hui par ceux qui, comme John Rawls (né en 1921), affirment que l’utilitarisme ne peut pas être le principe d’une société bien ordonnée.

L’utilitarisme, en effet, souffre de plusieurs défauts. Tout d’abord, sa conception du bien suprême est extrêmement réductrice – il conduit à une espèce d’hédonisme qui s’oppose à la morale plaçant la valeur de la vie humaine dans des biens plus élevés que le plaisir. Ensuite, il légitime une conception sacrificielle de la vie sociale : des individus peuvent être sacrifiés si cela accroît le bonheur commun. Enfin, il conduit à accepter que l’homme ne soit pas toujours traité comme une fin en soi mais seulement comme un moyen. À l’utilitarisme, on opposera donc les morales déontologiques, qui font de la liberté et des droits de l’individu la valeur suprême et, par conséquent, considèrent notre devoir comme un impératif absolu, cela dût-il nous coûter des peines supplémentaires. Autrement dit, si l’utilité des applications scientifiques est en prendre en compte, elle doit toujours être subordonnée à la considération du respect dû à l’humanité en chaque homme.

Sans développer plus sur ce point, où l’on voit se concentrer les problèmes de l’éthique médicale, nous pouvons donc remarquer qu’il n’y a pas ici conflit entre science et exigences morales, mais conflit entre divers types d’exigences morales.

Conclusion

Il est donc maintenant très clair que la science ne peut pas ignorer les exigences morales. La première question qui nous posée est non pas de soumettre la science à l’éthique, mais de refuser la soumission de la science à des fins sociales immorales. Le problème se pose quand la science ne vise plus prioritairement la connaissance, mais quand elle devient un simple moyen au service de fins déraisonnables, bref quand la rationalité scientifique est transformée en une simple rationalité instrumentale. Du même coup, nous voyons que la question centrale est celle de savoir quelles sont les fins raisonnables qui peuvent donner corps à une morale commune à l’humanité, c'est-à-dire à un ensemble de principes qui garantissent la liberté de tous.



[1] Étymologiquement, ces deux termes sont des synonymes. Devant le grand public, l’habitude a été prise de parler d’éthique, parce que la morale devait faire « vieux jeu ». Plusieurs philosophes contemporains opposent l’éthique – qui concerne la conduite individuelle de la vie – et la morale qui concerne les rapports avec les autres, la première étant particulière et subjective, la seconde étant universelle et objective.

[2] Neutralité quant aux valeurs morales. Max Weber (1964-1920) en fait une des caractéristiques essentielles de l’attitude scientifique.

[3] Diogène Laërce : Vies et opinions des philosophes illustres, vii.

[4] Discours de la méthode, ve partie.

[5] Ibid.

[6] Il y a de bonnes raisons, fondées sur la théorie de l’information, de refuser le concept de technoscience, comme une notion confuse. Voir Jean-Pierre Séris : La technique (PUF).

[7] En tant que citoyen, Einstein s’était adressé au président Roosevelt pour le presser de développer les recherches sur cette arme, face à la menace que faisait peser sur le monde le risque que Hitler possédât le premier cette arme terrifiante.

[8] Titre de la conférence du philosophe Peter Sloterdijk, dans laquelle il examine la situation de l’homme à l’ère des biotechniques.

[9] Descartes : op. cit.

 

dimanche 28 novembre 2021

Le woke, une arme de guerre contre le marxisme

Le woke, une arme de guerre contre le marxisme

L’idéologie woke sous ses divers avatars occupe une place croissante dans l’espace universitaire et médiatique, multipliant interdits et censures : contre la représentation d’une pièce d’Eschyle, contre la statue de Colbert, contre les professeurs « mal pensants ». Les porte-parole de ce mouvement ont table ouverte sur les radios du service dit public. Comme les vieux réflexes ne se perdent pas, pour dénoncer le woke, il est parfois de bon ton d’y voir une nouvelle manifestation d’un marxisme, pourtant mal en point. On peut certes dire du mal du marxisme, mais s’il est bien une accusation infondée, c’est celle qui en fait le père putatif du mouvement woke. En réalité, l’idéologie woke est une arme offensive contre le marxisme (sous toutes ses formes) et contre le vieux mouvement ouvrier syndical.

Le mouvement woke est comme le Coca-cola et Halloween, un produit d’importation américaine. Mais ses origines idéologiques se situent dans la french theory, c’est-à-dire chez les philosophes français « post-modernes » ou les théoriciens de la « déconstruction » — un terme qui constitue le principal slogan woke. Or ces penseurs sont tous des adversaires résolus du marxisme. S’ils adoptent volontiers un discours « anticapitaliste », ils refusent la centralité de la lutte des classes autant que la figure de la classe ouvrière comme sujet historique. Chez tous, la classe ouvrière et ses organisations sont « ringardisées » : trop de conservatisme, trop de stéréotypes. On leur préférera les schizophrènes (Deleuze), les « taulards » (Foucault), les minorités, notamment les immigrés (Badiou destitue très tôt la classe ouvrière française au profit de la figure rédemptrice de l’immigré), les mouvements féministes, la queer attitude (encore Foucault). Tous ces courants qui ont fleuri dans les années qui suivent mai 1968 considèrent, comme Michel Foucault, que la question du pouvoir d’État comme question centrale est une fausse question et qu’il est nécessaire de s’opposer d’abord aux « micropouvoirs » et aux « disciplines » qui domestiquent l’individu. C’est encore chez Foucault et son élève américaine Judith Butler qu’est revendiquée la nécessité des « identités flottantes » contre les « assignations sociales » à une seule identité sexuelle. Remarquons enfin que, comme Foucault admirateur de la « révolution islamique » de Khomeiny, le woke sacralise l’islam, considéré comme l’allié du mouvement contre les mâles blancs hétérosexuels, et comme tel inattaquable.

Ces mêmes antinomies se retrouvent entre marxisme et mouvement woke. Le marxisme est universaliste et considère que les particularités des différents peuples et des différentes religions sont appelées à passer à la moulinette du développement mondial du mode de production capitaliste. Au contraire, le woke est relativiste et dénonce l’universalisme comme le masque de la domination « blanche ». Marx et Engels, tout en condamnant les méthodes et les exactions terribles de la colonisation, y voyaient une de ces ruses de l’histoire grâce à laquelle les peuples colonisés allaient sortir de leur sommeil et prendre place dans la lutte aux côtés des autres prolétaires de tous les pays. Ils étaient franchement européocentristes et considéraient que la civilisation européenne montrait la voie. Lénine affirmait que le socialisme moderne était l’héritier de la philosophie allemande, de l’économie politique anglaise et du socialisme français, lui-même issu des Lumières. Le marxisme a toujours défendu la culture « bourgeoise », c'est-à-dire la « grande culture », comme un acquis que devait s’approprier le mouvement ouvrier. On se demande bien pourquoi les censeurs woke n’exigent pas le retrait immédiat des ouvrages de ces penseurs horribles.

Les marxistes ne portaient guère dans leur cœur l’idéologie libérale-libertaire qui s’est déployée après 1968. En vieux mâle blanc hétéro, Marx condamnait le travail de nuit des femmes comme contraire à la pudeur féminine. Il ne réclamait pas l’abolition de la morale, mais dénonçait le capitalisme comme un système qui balayait toutes les barrières morales ! S’il faut dénoncer les donneurs de leçons de morale, c’est seulement qu’ils ne mettent jamais leurs actes en accord avec leurs paroles.

Les marxistes sont antiracistes et antiesclavagistes. Marx rédigea l’adresse de l’Association Internationale des Travailleurs au président Lincoln, à l’occasion de sa réélection en 1864 et le qualifia d’« énergique et courageux fils de la classe travailleuse », qui sera capable de « conduire son pays dans la lutte sans égale pour l’affranchissement d’une race enchaînée et pour la reconstruction d’un monde social. » La lutte contre l’esclavage et les discriminations raciales s’inscrit pour les marxistes dans le sillage des grandes révolutions « bourgeoises » du XVIIIe siècle. Au contraire, les woke font de la traite négrière une tache indélébile qui condamne par avance tous les « blancs », oubliant au passage que la plus grande traite négrière fut organisée par les Arabes et les Ottomans sous le drapeau de l’islam, avec l’aide active des chefs des peuples d’Afrique qui pratiquaient eux-mêmes l’esclavage. Ainsi le woke réhabilite le racisme et substitue la lutte des races à la lutte des classes.

Que les divers mouvements woke n’aient aucun rapport avec le marxisme et la lutte des ouvriers, il suffit encore pour s’en convaincre d’écouter ses principaux héraults. Mme Houria Bouteldja, égérie du mouvement des « Indigènes de la république » ne déclarait-elle pas que l’ouvrier blanc est son ennemi ? Mme Rokhaya Diallo est une figure de la « jet set ». Elle est membre de la « classe capitaliste transnationale ». Mme Traoré est devenue la coqueluche des grandes marques à la mode. La promotion du lumpenprolétariat et des petits voyous des « cités » au rang de mouvement révolutionnaire n’a rien à voir avec le marxisme : Marx et Engels disaient pis que pendre de ce « lumpenproletariat » toujours prêt à passer au service de la réaction bourgeoise. Étroitement lié aux couches de la petite-bourgeoisie intellectuelle qui veut d’abord occuper les postes de ceux qu’il dénonce, le woke est surtout un champion de la « lutte des places » à l’intérieur de la fraction la plus mondialisée de la classe capitaliste, celle des médias, du luxe et de la sous-culture marchande. Le woke, c’est la rébellion aux couleurs de Netflix, Gucci, Louboutin ou Benetton…

On peut critiquer le marxisme : élève libre de Marx, j’ai beaucoup écrit contre les diverses orthodoxies marxistes. Mais on ne peut rendre le marxisme responsable du mouvement woke. S’il y avait encore dans ce pays des marxistes sérieux, nul doute qu’ils seraient à la pointe du combat contre ces folies qui trouvent dans certains secteurs du capital une oreille complaisante, peut-être parce qu’elles sont dirigées d’abord contre les ouvriers, ces « salauds de pauvres », ces « beaufs » qui savent bien, eux, que le travail reste la question centrale pour nos sociétés.

Denis Collin — 26 novembre 2021

Philosophe. Auteur de Introduction à la pensée de Marx (Seuil), de Après la gauche (Perspectives libres). Site : https://denis-collin.blogspot.com 

[Ce texte a d'abord été publié comme une interview dans le Figaro.]

jeudi 4 novembre 2021

Haine des mères

Les mortels : c’est ainsi que les Grecs désignaient les humains. Il est cependant quelque chose d’aussi important pour les désigner : la natalité. Hannah Arendt a bien souligné cette dimension rarement notée. Tous les humains sont nés du ventre d’une femme et le simple savoir de ce fait est la connaissance intime de notre dépendance radicale, de notre contingence ou pour parler comme Sartre de notre facticité.

On a souvent pensé que d’être né créait une sorte d’amour naturel envers la mère (voir Freud) mais on a trop peu souligné l’ambivalence des sentiments. Car il n’est pas agréable du tout de savoir sa propre facticité, de reconnaître sa dépendance, d’apprendre que sa liberté s’élève sur fond de non-liberté. Les filles peuvent trouver une compensation à cette conscience malheureuse dans le savoir qu’elles peuvent devenir mères à leur tour et disposer de ce pouvoir extraordinaire de mettre au monde des nouveaux humains, ces nouveaux qu’il faudra ensuite faire entrer dans le monde. Pour les garçons et pour les hommes rien de tel. La virilité est toujours problématique et la paternité incertaine. L’angoisse de la castration par la mère castratrice, voilà qui explique les méfaits de nombreux malfaiteurs et l’ardeur qu’ont mise les mâles historiquement à réduire les femmes en servitude.

Si l’on suit le rassurant schéma hégélien de la dialectique maîtrise-servitude, tout cela devrait se terminer dans la reconnaissance réciproque et l’égalité. Mais Hegel est le dernier grand philosophe des Lumières et pèche souvent par trop d’optimisme. Surtout ne pas être femme, voilà la réaction que produit aussi chez les femmes la haine des mères, qui devient une terrible haine de soi, laquelle ne peut que devenir une implacable haine des autres. Et c’est sans doute là que l’on devrait rechercher l’origine de ces deux phénomènes en apparence opposés, le retour en force d’un islamisme marqué par une haine des femmes inouïe comme nous le voyons chez les talibans, et la recherche folle d’indifférenciation des sexes, de leur suppression pure et simple, ce qu’exprime la mode du « trans » et les revendications ouvertes de castration de tous les mâles.

Au moment où notre société pue la mort comme jamais, où la vie est déclarée ennemi numéro un, la haine de la natalité des humains trouve naturellement toute sa place. Non pas la haine d’avoir des enfants, mais la haine d’avoir des enfants que l’on n’a pas entièrement contrôlés ab initio. Un enfant fabriqué n’est plus un enfant à naître avec sa redoutable contingence pour la mère et, le cas échéant, le père. Un enfant fabriqué est un produit qui manifeste notre liberté sans loi qui est toujours plus une pure folie.

Il y a là seulement quelques intuitions et quelques pistes pour un programme de recherche pour psychanalystes, historiens et sociologues. Nous sommes engagés dans un bouleversement anthropologique sans précédent et à la clé il se pourrait que l’homme (le genre humain) finisse par s’effacer « comme un visage de sable » ainsi que le prophétisait avec gourmandise Michel Foucault. 

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...