lundi 28 mars 2022
vendredi 18 mars 2022
D… comme démocratie
Tout le monde est pour la démocratie, même Poutine et Xi.
Mais ce qu’est la démocratie est bien difficile à expliquer.
Savoir si la démocratie a existé, existe encore aujourd’hui ou pourra exister
demain, voilà qui est encore plus difficile.
Au sens premier, étymologique, la démocratie est le pouvoir
du « démos » ce que l’on traduit par « peuple ». Mais cette traduction est
elle-même source de confusion. Le dème est la circonscription de base instituée
par la réforme de Clisthène (à la fin du VIe siècle av. J.-C.)
et les habitants du dème sont les démotes. C’est une nouvelle dénomination du
peuple qui s’instaure : le démos remplace le laos — que l’on
pourrait traduire plus exactement par population. L’instauration de la
démocratie à Athènes est évidemment un événement fondamental, car il s’agit de
la marginalisation de l’organisation gentilice traditionnelle (celle des
grandes familles et des liens du sang) au profit d’un regroupement purement
territorial des individus. On peut dire que c’est le véritable acte de
naissance de l’État au sens précis du terme.
Mais si, à partir de la réforme de Clisthène, le peuple, c’est-à-dire
le petit peuple, a son mot à dire, il est toujours représenté, en fait, par les
familles nobles. Il en ira de même à Rome après la révolte de la plèbe et
l’institution du tribun de la plèbe. Celui-ci est un personnage important,
disposant de larges pouvoirs et considéré comme sacré. La plèbe joue aussi un
rôle important dans les comices, mais les chefs, de quelque parti qu’ils soient,
restent les chefs des gentes influentes. Les patriciens deviennent tribuns
de la plèbe, mais pas l’inverse !
Il en va de même dans les communes italiennes du nord. Ce
sont toujours les grandes familles, riches et influentes qui mènent la danse,
mobilisant éventuellement le peuple, mais toujours pour garder le pouvoir. Le
peuple joue un rôle politique, mais jamais directement, car il ne se représente
pas lui-même.
L’instauration des démocraties libérales modernes n’a guère
amélioré la situation. Ce sont toujours les élites qui représentent le peuple.
La seule vraie différence avec les démocraties anciennes est que la circulation
des élites y organisée, méticuleusement, d’une part pour apporter du sang neuf
d’origine plébéienne à la classe dirigeante qui sans cela dépérirait, et
d’autre part pour permettre aux dirigeants de se donner l’apparence des « représentants
du peuple ». La démocratie libérale apparaît ainsi comme le summum de
l’aliénation : le peuple se défait de toute sa puissance au profit d’une
image de lui-même, mais d’une image qui ne représente pas la réalité, mais une
inversion de la réalité. Le représentant du peuple n’est pas le porteur de la
volonté du peuple, mais la figure de l’aliénation radicale du peuple dans la
démocratie, ou du moins ce qu’on persiste à nommer ainsi.
Même les « partis ouvriers » qui s’étaient donné comme
objectif de faire valoir les intérêts des ouvriers au niveau du pouvoir d’État
sont devenus très vite des moyens auxiliaires de la circulation des élites. Les
élites politiques ouvrières peuvent être éventuellement, mais assez rarement
somme toute, d’origine ouvrière, mais, quoi qu’il en soit, elles font partie de
l’élite dominante. Costanzo Preve avait résumé le problème assez
simplement : les classes dominées ne peuvent pas dominer !
Il se pourrait bien que la démocratie soit essentiellement
une illusion. Ou qu’elle ne puisse exister que sur une toute petite échelle et
dans des conditions exceptionnelles. Rousseau l’a déjà dit : si les dieux
existent, ils se gouvernent démocratiquement, mais un tel gouvernement n’est
pas fait pour les hommes.
Il y a une deuxième interprétation possible du mot
démocratie, celle que l’on retrouve dans l’expression « libertés démocratiques ».
La démocratie est la garantie d’un certain nombre de droits de base dont les
citoyens sont censés jouir. Ce sont les fameux « droits -titres » de la
déclaration de 1789 qui incluent la sûreté, la liberté de faire tout ce que la
loi n’interdit pas, etc. Mais nous savons combien ces droits peuvent être
restreints « démocratiquement ». Un vote ou un décret gouvernemental suffisent
pour instituer l’état d’urgence et restreindre drastiquement tous ces droits.
La liberté d’expression trouble si vite l’ordre établi ! En outre, ces droits
titres ne valent vraiment que ceux qui ont, par ailleurs, en raison de leur
fortune par exemple, les moyens de les faire valoir. La liberté d’expression
pour celui qui n’a ni journaux, ni télévision, ni aucun autre moyen de se faire
entendre est une liberté à peu près vide. La critique marxienne des droits de
l’homme comme droits de l’individu bourgeois égoïste n’est pas insensée, loin
de là !
La dernière interprétation de la démocratie est celle du
gouvernement de la majorité. Comment se forme la majorité ? Par le vote. Mais
qui convaincre une majorité de citoyens de voter pour son programme ? Un groupe
assez puissant pour se faire entendre. Et nous sommes ainsi ramenés aux points
précédents. Par ailleurs, le gouvernement de la majorité méprise et maltraite
aisément les droits des minorités. « Vous avez juridiquement tort parce que
vous êtes politiquement minoritaire », avait lancé un politicien de la majorité
à ses collègues de l’opposition. Tout est dit. Les minoritaires ont toujours
tort. Et même s’il leur arrive d’être majoritaires, si d’aventure cette
nouvelle majorité déplait aux puissants, sa victoire lui sera volée. On l’a vu
en France par le « tournant de la rigueur » qui suivit la victoire de
Mitterrand ou le véritable hold-up consécutif au vote « non » au traité
constitutionnel européen, en 2005.
Il se pourrait bien que la démocratie ne soit finalement
qu’un mot assez creux, qui chante plus qu’il ne parle comme le disait Paul
Valéry à propos de la liberté.
dimanche 13 mars 2022
La déraison occidentale
Nourri du christianisme, même quand il le vomit, l’Occident applique à la lettre la sentence de Paul : « il n’y a plus ni hommes ni femmes » (Galates, 3, 28). Ainsi, oubliant que la lettre tue mais l’esprit vivifie (Corinthiens, 3,6), une part croissante des élites instruites prétend abolir la différence des sexes et on peut voir des hommes (X,Y selon la génétique) revendiquer d’être considéré comme des femmes et même de participer aux compétitions sportives féminines. De nombreux États ont aboli la mention du sexe sur les papiers d’identité ou ont créé de très nombreuses catégories pour que chacun puisse se choisir. L’homosexualité est du dernier « chic » et on est sommé de permettre aux couples homosexuels d’avoir des enfants. Leur refuser ce droit serait une horrible discrimination. Pour qui n’a pas encore perdu le sens commun, ces revendications sont visiblement aberrantes. Comment peut-on refuser à ce point la réalité ? Il n’est pas besoin de suivre la Genèse (« Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 27) ; la sexuation est une caractéristique fondamentale de l’évolution du vivant et si on trouve des hermaphrodites ou des espèces où la sexuation varie en fonction de l’âge, chez les oiseaux et les mammifères, la différence des sexes est figée. Pour faire des enfants, il faut un homme et une femme ! En psychiatrie, la rupture avec le réel se dénomme psychose. Cette psychose occidentale fait des ravages et atteint l’histoire et la culture : les prétendus « éveillés » (woke) veulent effacer les traces du passé qui leur déplaît, passer la culture à la guillotine, jusques aux Grecs qui sont rejetés dans l’enfer des « woke » pour avoir été des racistes impérialistes !
On a longtemps accusé les Occidentaux de sacrifier à la Déesse
Raison. En vérité, si nous continuons de vouer un véritable culte à la
rationalité instrumentale (pour parler comme Habermas), c'est-à-dire à la
technique, en revanche nous tenons la Déraison pour la déesse qui doit nous
guider. Mais nous savons que la Raison n’est pas une déesse : elle est le
résultat de « montages » institutionnels, d’un dispositif
anthropologique sur lequel n’a cessé de revenir Pierre Legendre. À démanteler ces
montages, on rend littéralement fous les individus.
Prenons les choses dans l’ordre. Pour l’espèce humaine comme
pour toutes les espèces, il s’agit d’abord de vivre et de se reproduire. Mais
l’homme est l’animal le plus faible, le moins bien équipé naturellement pour
affronter la dureté de la nature. On sait cela depuis le mythe de
Prométhée : c’est par l’intelligence qu’il compense sa faiblesse
congénitale, intelligence technique mais aussi et d’abord l’intelligence
sociale, la parole, sans laquelle l’intelligence technique tournerait en rond
depuis 1,5 millions d’années. Il lui faut aussi se débrouiller avec une autre
grande faiblesse : sa sexualité. Les animaux n’ont pas de sexualité. Ils
se reproduisent selon des cycles naturels et pour le reste ils vivent en paix.
Mais les humains ont une sexualité « exubérante » qui doit être
contenue, canalisée, détournée pour rendre la civilisation possible. Freud a
dit sur ce sujet des choses décisives. Loin d’être uniquement réglée par la
biologie, la question du sexe doit être étayée par tout ce processus qui permet
au petit d’homme d’entrer dans le monde. Pierre Legendre le rappelle : il
faut « instituer la vie » car il n’y a pas d’autre moyen pour que
l’enfant se tienne debout. Il n’est pas complétement faux de dire que le
« genre » est une construction sociale, mais cette construction
sociale s’articule sur un substrat naturel.
Bien que Jacques Lacan me semble parfois très obscur, il lui
arrive de dire des choses lumineuses. Quand il fait de l’arrimage du sujet une
dynamique triade, il touche juste. Le moi est imaginaire – c’est très
exactement le sens de la fameuse affaire du « stade du miroir » sur
laquelle on a tant glosé – et il est un des sommets de ce triangle qui comprend
la mère et le père. La mère est le réel et le père est ce qui permet d’entrer
dans l’ordre symbolique. La mère est le réel parce qu’elle est ce dont il est
impossible de faire abstraction. Tous les humains sont nés du ventre d’une
femme. Entre la mère et son enfant, le langage est presque superflu et pour
apprendre à parler, il faut se détacher de la mère, opérer cette scission, qui
le propre de l’intervention du père. Le père est la figure de la Loi,
c'est-à-dire de l’ordre de la parole qui est si essentiel pour le vivant
parlant qu’est l’homme. Le démontage de cette construction si fragile ne peut
que produire des fous, puisque cette construction est celle qui nous apprend la
logique, le principe d’identité et le principe du tiers exclu : le père et
la mère ne sont pas la même chose ! et encore moins le père, la mère et
l’enfant. La tragédie d’Œdipe nous parle de ça : Œdipe est le frère de ses
enfants, Jocaste est la grand-mère de ses enfants tout en étant leur mère.
C’est un monde chaotique, insensé que produit le meurtre de Laïos et les
épousailles d’Œdipe et de Jocaste.
Donc ce à quoi s’attaquent les lois sur l’indifférenciation
des sexes, les théories du genre, les nouvelles modes pédagogiques qui veulent
embrigader les petits enfants dans la confusion des genres, c’est exactement ce
soubassement anthropologique de toute société humaine. « Il est interdit
d’interdire » proclamait un groupe gauchiste des années 1968. Mais c’est
précisément la question de l’Interdit qui est la condition numéro 1 de l’entrée
dans l’ordre de la parole.
Si on considère maintenant ce qui se joue, on ne peut
manquer d’être frappé par la concordance entre ces liquidations des fondements
anthropologiques de la société des humains et le stade actuel du mode de
production capitaliste. Marx, qu’on a bien peu lu en vérité, remarque que le
capital renverse toutes les barrières morales et sociales à son expansion et
qu’il détruit impitoyablement toutes les communautés humaines. Quand partout
règne la concurrence, les individus sont isolés les uns des autres, ils ne
forment plus des classes sociales, mais des masses amorphes. À chacun, il est
prescrit de s’occuper de lui-même, de « maximiser son utilité » pour
parler comme les économistes, et chacun ne considère tous les autres que comme des
adversaires ou des partenaires potentiels d’un contrat, de la force de travail,
équivalente à n’importe quelle force de travail, ou des consommateurs
indistincts. Il n’y a effectivement plus ni homme ni femme, ni Espagnol ni
Français… Les individus sont extraits de toute communauté effective : le
mode de production capitaliste entreprend de liquider l’homme comme
« animal politique » au sens d’Aristote.
L’idéologie, représentation de la réalité inversée comme
dans une camera oscura, le résume d’un mot : self made man.
L’homme ne dépend plus des autres ni de la nature. Il se fait lui-même et donc
il est responsable, non de ses actes, mais de ce qu’il est et si les choses
tournent mal pour lui, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. C’est pourquoi la
folie « trans » est l’expression la plus pure de l’idéologie
dominante. Je peux vouloir être homme ou femme ou « neutre » ou avoir
une « identité fluctuante », c’est mon droit et tout ce qui m’empêche
d’exercer ce droit est tenu pour une insupportable « domination ». Au-delà
de cette première couche idéologique, la plus évidente, il y en a une
deuxième : celle qui fait de l’homme non seulement le sujet mais aussi
l’objet de la puissance de la technique. Le corps humain a perdu toute
sacralité et peut donc être l’objet de manipulations en tous genres. Car le
transgenre ne se satisfait du travestissement, qui fait partie depuis toujours
des rituels sociaux – le carnaval est un gigantesque travestissement qui
indique, négativement, ce qu’est l’ordre. Le transgenre modifie le corps
lui-même, par des traitements hormonaux et des actes chirurgicaux. Le corps
peut être mis en pièces et recomposé à volonté. Le transgenre est ainsi tout
proche du transhumanisme et de l’idéologie « cyborg » (Dona Haraway ou
Thierry Hoquet en sont des représentants). Pointe avancée de la
« modernité », le transgenre pousse jusqu’à son terme l’exigence de
rendre le monde disponible.
Notons au passage un apparent paradoxe : les
groupements écologistes soutiennent les revendications « transgenre ».
D’un côté, ils se présentent donc comme les défenseurs de la nature dans
laquelle ils voient le modèle d’un ordre harmonieux, alors que d’un autre côté,
ils veulent éradiquer totalement ce qui peut rester de naturel dans l’homme !
Affirmer que le sexe n’a aucune importance et que n’existe que le genre comme
construction sociale, c’est ouvrir la voie à la fabrication des humains comme
être entièrement artificiels, à moins que l’on aspire purement et simplement à
l’extinction de l’espèce humaine.
Le promotion de l’homosexualité et de ses formes dérivées
fait également partie de ces procédés de démontage des fondements anthropologiques
et juridiques de la vie sociale. Il faudrait ici faire des distinctions et remarquer
que l’homosexualité n’a rien à voir avec les « trans », puisque
l’homosexualité est l’amour du même et le trans est fondamentalement une
volonté d’être autre. Il y a entre les deux toutes sortes de bizarreries, par
exemple des « trans » devenus homosexuels. Mais laissons aux psychologues
et aux romanciers le soin d’examiner les sinuosités de l’âme humaine. La
nouveauté réside dans le fait que ce qui était de l’ordre de l’intime et même
du simple phantasme exige une reconnaissance publique et des transformations de
l’ordre civil, comme si les phantasmes pouvaient exiger d’être réalisés et
comme si les choix les plus intimes avaient maintenant force de loi. Tout ces
batailles se mènent au nom de la libération, du refus de toute aliénation, mais
c’est une trompe-l’œil. Les mouvement LGBTQI+ (on en oublie toujours de
nouveaux) ne visent pas à la libération des individus mais à leur enfermement
dans des petites cases toujours plus étroites. Il n’est plus question de lutter
contre les discriminations ou la pénalisation de certaines pratiques sexuelles,
mais d’essentialiser ce qui n’est qu’une forme de l’éros. Cette prétendue
libération est en réalité une aliénation portée à son plus haut degré, une des
formes paroxystiques de ce que Marcuse avait identifié comme
« désublimation répressive », un des ingrédients du totalitarisme
technologique moderne. Car, comme dans le cas des « trans », c’est
encore à une nouvelle technicisation de la reproduction humaine que conduit
invariablement l’homosexualisme : PMA pour toutes, GPA et demain
« bébés éprouvettes »,
c'est-à-dire enfants fabriqués par ectogenèse. Le corollaire de tout cela est
que le fossé se creuse entre l’Occident et les autres civilisations qui ne
peuvent tout simplement pas accepter la débâcle normative occidentale.
Il s’agit bien de cela. Pierre Legendre faisait remarquer
que la conquête de la démocratie avait fini par se retourner en imposition de
la démocratie par n’importe quel moyen – nous n’avons pas oublié les
« bombardements humanitaires » sur Belgrade. Il en va de même
ici : la conquête de libertés personnelles tout à fait légitime se
transforme en l’imposition d’une nouvelle idéologie qui laisse la grande
majorité de la jeunesse dans le plus profond désarroi, en proie à la
banalisation de la drogue, à une perte totale de repères et parfois à la
violence sans le moindre frein. Et évidemment cela produit des réactions, que
l’on peut critiquer, mais qui ne sont que le prix à payer pour cette débâcle.
La symbiose qui s’est créée entre l’ultra-libéralisme, qui promet un
développement illimité du mode de production capitaliste, et les idées
libertariennes les plus folles constitue une grave menace sur la civilisation
occidentale.
Être « woke », LGBT, militant
« trans », ce sont là des attitudes qui ne sont possibles réellement
que dans les pays occidentaux ou occidentalisés. Chose curieuse, ces militants
extrémistes, ces groupes d’assaut qui se sont voués à la destruction de la
raison, sapent ainsi les bases de leur propre existence en tant que groupes.
L’islam, dont ils prennent la défense comme des étourdis qu’ils sont est
rigoureusement opposés à leurs extravagance. À Téhéran ou à Ryad, les
homosexuels sont pendus ou fouettés, les femmes sont punies si elles ne portent
pas les accoutrements de leur soumission. La perte du sens commun qui ravage
une part importante des professions intellectuelles, des chercheurs, des
étudiants et vedettes médiatiques est un symptôme inquiétant des progrès de la
pulsion de mort. Est-il encore temps de réagir ? Peut-être, à condition
que nous soyons capables de ressaisir notre héritage, celui qui nous vient
d’Athènes, de Jérusalem et de Rome, qui nous ont enseigné le sens de la
liberté, l’importance de la raison critique et ont jeté les fondements de ce
que nous sommes.
Denis Collin.
vendredi 11 mars 2022
Lumières d'Italie II: Les communes italiennes, laboratoire de l'Europe moderne
lundi 28 février 2022
mardi 1 février 2022
La résistance du réel
Si on renonce — provisoirement peut-être — à définir le réel, on peut essayer d’en donner une définition en creux, une définition quelque peu négative : le réel est ce qui résiste. Les êtres vivants que nous sommes ont une tendance naturelle à l’expansion. Être, c’est se faire espace, dit Severino. Et cet effort pour se faire espace n’a pas de limite intrinsèque. Les petits enfants grandissent et quand ils ont cessé de grandir, ils étendent leur espace autant que possible. Toute l’histoire de l’humanité est la conquête de cet espace où elle vit en repoussant sans cesse ses limites. Mais toute l’histoire de l’humanité est l’histoire de ces obstacles à franchir, et de ces barrières qui s’élèvent à nouveau toujours plus imposantes. Quitter l’Europe pour l’Amérique ou traverser le Pacifique sur des embarcations de bois, finalement ce n’était pas grand-chose. Mais aller sur la Lune est très difficile et on ne voit pas ce qu’on y pourrait faire. Quant aux autres planètes, à horizon prévisible et science-fiction mis à part, elles resteront des objectifs de mission scientifique. Au mieux, si l’on ose dire, nous pourrions explorer une petite partie du système solaire (Mars, Vénus) et le reste nous est inaccessible. La barrière qui se dresse devant nous est l’immensité de l’Univers et cette limite absolue qu’est la vitesse de la lumière.
Il y a évidemment un autre obstacle absolu : nous sommes des mortels et même avec les progrès de la médecine qui ont permis d’augmenter l’espérance de vie, la durée maximale de la vie humaine ne semble pas avoir changé depuis le début de notre histoire. L’heure est incertaine, mais la mort est certaine et la vie est brève. Nous avons inventé toutes sortes de subterfuges comme la croyance dans une vie éternelle après la mort, mais nous y croyons si peu que la mort continue de terrifier même les plus croyants des croyants. Et quand nous sommes convaincus avec Épicure que « la mort n’est rien pour nous », l’angoisse de la mort demeure, toujours en arrière-plan de nos vies.
La résistance du réel est donc une réalité ontologique. Elle est aussi la condition même de l’être. On a écrit des tonnes de livres pour tenter de se dépatouiller avec la phrase de Parménide, « l’être est, le non-être n’est pas ». Si le devenir est le passage dans le néant, le devenir, d’une certaine manière, n’est pas. La résistance au réel, c’est la résistance au devenir, la résistance à l’anéantissement. La pesanteur s’oppose à nos efforts, les limite drastiquement, mais c’est elle qui maintient ensemble les choses, comme la clé de voûte fait tenir l’ensemble de l’édifice.
Il y a bien une dialectique entre notre « conatus » et le réel qui s’y oppose, mais notre « conatus » lui aussi est réel et le conatus de l’autre est un obstacle à mon propre conatus, à mon expansion. Peut-être y aurait-il là matière à élargir l’interprétation de la fameuse « dialectique du maître et du serviteur » de Hegel, ainsi que le propose Emanuele Severino.
Nous changeons les apparences des choses. Mais ces changements ne changent rien au réel qui demeure, car il faut bien qu’il demeure pour les apparences puissent changer et pour qu’il y ait des apparences, il faut bien qu’il y ait de l’apparaître. Pendant très longtemps, on peut penser que les sociétés étaient fondamentalement conservatrices parce qu’elles craignaient comme la peste le changement qui menace d’engloutir le monde. Bien que le Moyen âge fût une époque d’innovations tant théoriques que techniques, l’innovation était toujours considérée avec suspicion, comme une menace plus que comme une chance. La révolution qu’introduit le capitalisme, entre le XVe et le XVIIe siècle si on veut fixer les idées, est une rupture fondamentale dans l’histoire des sociétés humaines. Le nouveau devient désirable et l’ancien doit être renvoyé au néant. L’homme devient capable de faire être ce qui n’est pas, de façonner le réel selon son propre naturel. Il y a réussi dans une certaine mesure. Nous serions ainsi entrés dans un nouvel âge géologique, l’âge de l’anthropocène. Plus rien ne doit résister à nos constructions intellectuelles. Mais nous ne pouvons qu’effleurer la surface des choses. Les promesses des « transhumanistes » ne nous donneront jamais l’immortalité, mais leur réalisation entraînerait immanquablement la mort de l’espèce humaine, sauf à considérer les robots comme des humains, chose à quoi nous invitait une série télévisée diffusée il y a quelques années, chose aussi que défendent certains philosophes contemporains comme Donna Haraway ou Thierry Hoquet, parfaits exemples de l’introduction de la folie en philosophie.
Le « bougisme », bien identifié par Pierre-André Taguieff comme manifestation de l’idéologie contemporaine, n’est pas autre chose que la tentative de l’anéantissement de l’être. C’est une pulsion de néant. La nature nous a fait naître avec un sexe (XX ou XY selon la génétique) et elle nous a faits femmes ou hommes, mâle ou femelle. Voilà qui est insupportable. Il ne faut plus « être » car ce serait s’engluer dans une essence, qui ne serait qu’une « construction sociale ». Il faut pouvoir devenir ce qu’on se figure être à tel ou tel moment, homme, femme, homme-femme, ni l’un ni l’autre et pourquoi pas oiseau, souris ou araignée ? Ne plus être, telle est l’aspiration moderne par excellence. Mais personne, du moins personne encore douée d’un minimum de bon sens, ne peut sérieusement militer pour la disparition de l’espèce et le réel fait retour, un retour étrange, sous la forme de la procréation artificielle.
Nous sommes tellement obsédés de la nécessité d’engloutir le monde, de l’anéantir, que nous refusons même d’éduquer les enfants, c’est-à-dire de protéger le monde contre les enfants et de protéger les enfants contre le monde, en les instruisant, en leur inculquant la connaissance du passé immémorial de l’humanité. Nous croyons ainsi défendre leur liberté, alors même que nous les livrons désarmés à un monde qui deviendra invivable. Parce que le réel résiste, parce qu’on ne peut pas y échapper comme on échappe aux monstres dans un jeu vidéo auquel on joue avec un casque de « réalité virtuelle ». Le casque de réalité virtuelle et le jeu vidéo consomment de l’énergie réelle et il faut bien en trouver la source et la transporter.
L’oiseau peut croire qu’il serait plus libre sans la résistance de l’air… mais c’est la résistance de l’air qui lui permet de voler. La résistance du réel est la condition même de notre existence, car elle est la condition qui empêche que nous soyons immédiatement précipités dans le néant. Briser les résistances du passé, disent les progressistes, les révolutionnaires et les dictateurs. Il est temps de réapprendre les vertus de la résistance.
Le 1 février 2022
samedi 29 janvier 2022
Le refus du réel
Il est assez difficile de dire précisément ce que l’on entend avec les mots « réel » et « réalité ». Le réel renvoie à la chose (res en latin). Est réel ce qui est de l’ordre de la chose, un mot qui vient du latin causa. La cause et la chose seraient la même chose et nous désignerions tout ce qui est chose ou cause par l’adjectif « réel ». Nous ne sommes pas beaucoup plus avancés !
On pourrait tenter de définir le réel par ce à quoi il s’oppose.
Le réel s’oppose d’abord à la fiction, c’est-à-dire à qui peut être dit et pensé sans pour autant avoir la moindre effectivité. Que des hommes meurent dans une fiction, voilà quelque chose qui ne nous semble pas très grave ! On peut même imaginer la fin de l’humanité dans quelque cataclysme, les hommes continuent de vaquer à leurs occupations ordinaires, non comme s’il ne s’était rien passé, mais parce qu’il ne s’est rien passé. Mais le terme de fiction peut être employé en un sens différent. La fiction n’est pas seulement l’imaginaire, mais aussi ce qui doit être sans que l’on puisse garantir que ce qui doit être est. Elle est aussi ce qui peut être, sans que cela soit. Nous ne pouvons guère nous passer de ces fictions : c’est même la propriété du langage humain la plus importante, celle d’énoncer des fictions. « Tu ne tueras point » n’est pas une phrase qui décrit quoi que ce soit du réel. C’est une phrase qui énonce une norme. On peut dire que les normes n’ont pas d’existence réelle, sinon l’existence que leur donne la force de la morale ou celle du droit permettant qu’effectivement elles soient respectées. Notre capacité à forger des fictions est d’ailleurs inséparable de notre faculté de juger, et pas seulement en matière de droit ou de morale. Quand je dis : « Pierre n’est pas là », je constate que « Pierre est là » est une fiction. La fiction est toujours en arrière-plan de nos affirmations concernant la réalité.
Le réel s’oppose aussi au virtuel. L’introduction de la notion de « réalité virtuelle » dans le langage courant montre clairement cette dénaturation du langage dont parle Jacques Ellul dans La parole humiliée. Le virtuel est simplement en puissance et quand ce qui est en puissance se réalise, il devient actuel, ce qui est précisément l’opposé de virtuel ! Le virtuel disparaît et fait place au réel. Ce qui est est gros de possibles, mais les possibles ne deviennent pas tous réalité — heureusement !
Le réel ne se laisse pas toujours saisir aisément. Le mot « chien » est un mot « réel ». Après tout, ce mot je viens de l’écrire et il est là, affiché sur l’écran de mon ordinateur. Qu’y a-t-il de réel là-dedans. Le mot « chien » est une suite de caractère que je peux écrire à volonté sans qu’elle ne veuille rien dire. Le mot « chien » n’est pas, à proprement réel, il n’est qu’un signe et un signe est une chose à la fois matérielle — il faut qu’elle appartienne au monde sensible pour être perçue et donc fonctionner comme signe — et au « monde intelligible », ce prétendu « monde des Idées » qu’on aurait trouvé en lisant Platon. Le mot « chien » serait le signe lié à l’idée de chien. Mais quelle est la réalité de l’idée de chien ? Le neuroscientifique dira que c’est tout simplement une certaine configuration de mes neurones. Autrement dit, un savant muni d’un cérébroscope — il doit bien exister des dispositifs d’imagerie médicale qui ressemblent à un cérébroscope — devrait pouvoir lire directement que j’ai l’idée de chien quand je lis ou écris le mot « chien ». Mais comme le mot anglais « dog » ne s’écrit pas du tout comme le mot français, peut-on garantir que la configuration neuronale d’un Anglais qui a l’idée de « dog » et la même que celle d’un Français qui a l’idée de « chien » ? Si on résout ce problème, on n’est pas beaucoup plus avancé, car une idée peut être l’idée d’une chose fictive (une licorne, par exemple) ou l’idée d’une chose réelle (par exemple les caniches, les dogues allemands ou les boxers).
Les complications métaphysiques dans lesquelles nous venons de nous engager, nous devons les laisser de côté provisoirement. L’histoire de la philosophie est presque entièrement constituée de réflexions sur ce sujet !
Je propose néanmoins une définition du réel, comme ce qui résiste. Il y a sur ce point de nombreuses élaborations en psychanalyse qui pourraient nous être fort utiles. Mais tenons-nous-en à cela : le réel, ça résiste, ça ne se plie pas à notre imagination, à nos désirs, à nos vœux… Je peux toujours vouloir voler comme les oiseaux. Rien n’y fera : toute tentative se terminera immanquablement comme celle de ce pauvre Icare. Je peux prononcer toutes les phrases magiques que je veux, la porte ne s’ouvrira que si j’en ai la clé.
Ce rapport au réel est justement ce qui permet de distinguer psychose et névrose. Le claustrophobe sait bien qu’il ne risque rien dans l’ascenseur, sa peur est plus forte que lui. Il souffre de cette peur, mais ne se trompe pas sur la réalité des choses. Le psychotique, au contraire, rompt, lui, le lien avec le réel : il entend vraiment des voix, voit vraiment les monstres qui sortent du placard, comme le policier alcoolique du film de Melville, Le cercle rouge, il se pense vraiment comme un enquêteur dans Shutter Island de Martin Scorcese. Si toute société est névrotique parce qu’elle repose sur une répression qui cause la névrose, la nôtre a ceci de particulier qu’elle est en train de devenir complètement psychotique, c’est-à-dire que le refus du réel devient la règle. Que l’on puisse proclamer le droit à changer de genre au motif que la réalité est ce que chacun se figure être, voilà une des affirmations les plus claires que nous sommes entrés de plain-pied dans la psychose, quelles soient par ailleurs les réflexions que nous pouvons mener à bon droit sur la notion de réel. Nous avons connu de nombreux régimes politiques qui reposaient ou reposent encore sur le mensonge le plus éhonté, un mensonge imposé par les sommets et qui ne trompait que temporairement la masse des individus. Dans notre société « transparente », le mensonge ne semble plus venir seulement du sommet — même si cette dimension reste terriblement présente — il se double d’un refus radical du réel, spontané, venu « d’en bas » avec une telle force que l’État en vient à le relayer.
Je reviens dans un prochain article sur le réel qui est ainsi refusé.
mercredi 19 janvier 2022
Croce: la connaissance historique comme la connaissance tout entière
Il ne suffit
pas de dire que l’histoire est le jugement historique, mais il faut ajouter
que tout jugement est historique, ou encore histoire sans rien d’autre. Si le
jugement est un rapport sujet-prédicat, le sujet, autrement dit le fait, quel
qu’il soit, dont on juge, est toujours un fait historique, quelque chose qui
devient, un procès en cours, parce que des faits immobiles ne trouvent
ni ne se conçoivent dans le monde de la réalité. Est jugement historique même
la plus évidente perception qui contient un jugement (si elle ne jugeait pas
elle ne serait pas même une perception mais une aveugle et muette
sensation) : par exemple que l’objet que je vois devant mes pieds est
une pierre, et qu’elle ne s’envolera pas d’elle-même comme un oisillon au
bruit de mes pas, d’où il conviendra que je l’écarte avec le pied ou avec un
bâton ; parce que la pierre est vraiment un procès un cours, qui résiste
aux forces de désagrégation ou qui leur cède seulement peu à peu, et mon
jugement se réfère à un aspect de son histoire.
Mais ici pourtant
on ne peut s’arrêter, en renonçant à en tirer les conséquences ultérieures
qui s’en suivent : que le jugement historique n’est pas seulement un
ordre de connaissance mais est la connaissance tout court, la forme que tout
remplit et qui épuise le champ cognitif, ne laissant pas place pour autre
chose.
En effet,
chaque connaître concret ne peut pas ne pas être, tout comme le jugement
historique, lié à la vie, c’est-à-dire à l’action, moment de la suspension ou
de l’attente de celle-ci, destiné à repousser, comme on l’a dit, l’obstacle
qu’elle rencontre quand la situation n’apparaît pas claire, dont cette action
devra se dégager dans sa détermination et sa particularité. Un connaître pour
connaître, non seulement, à la différence de ce que certains imaginent n’a
pas quelque chose d’aristocratique ni de sublime, fait comme il est en effet
à l’exemple des passe-temps idiots des idiots et des moments d’idiotie qu’il
se rencontre chez chacun de nous, mais encore un tel connaître pour connaître
n’arrive jamais en tant qu’il est intrinsèquement impossible, car en viennent
à manquer, avec le stimulant de la pratique la matière même et la finalité du
connaître. Et ces intellectuels qui désignent comme voie du salut la distance
de l’artiste ou du penseur à l’égard du monde qui l’entoure, sa
non-participation délibérée aux conflits vulgaires du monde – vulgaires en
tant qu’ils sont pratiques – ne s’avisent pas qu’ils ne désignent ainsi rien
d’autre que la mort de l’intellect. Dans une vie paradisiaque, sans travail
et sans effort, dans laquelle on ne se heurte pas à des obstacles à
surmonter, on ne pense pas non plus, parce qu’il n’y a même pas de motifs de
penser et non plus on ne saurait vraiment contempler parce que la
contemplation active et poétique renferme en elle-même un monde de lutte
pratiques et d’affects.
Et nous ne
voulons pas faire des efforts pour démontrer que même ce que l’on appelle
science naturelle, avec son instrument et complément qu’est la mathématique,
se fonde sur les besoins pratiques du vivre et se trouve dirigée vers leur
satisfaction ; parce que la conviction de cette vérité fut déjà induite
dans les esprits par son grand héraut au seuil des temps modernes, Francis
Bacon. Mais en quel point de son processus la science naturelle exerce-t-elle
son office utile, en se faisant véritablement connaissance ? Certes pas
quand elle représente des abstractions, quand elle construit des classes,
établit des rapports entre les classes qu’elle nomme « lois »,
donne des formules mathématiques de ces lois, et toutes autres choses
semblables. Tout ceci, ce sont des travaux d’approche destinées à conserver
les connaissances acquises ou à en approcher de nouvelles, mais ce n’est pas
l’acte de connaître. On peut posséder, recueillie dans des livres ou prête
dans la mémoire, toute la matière médicale, toutes les espèces ou
sous-espèces de maladies avec leurs caractéristiques, possédant ainsi
« bien Galien mais nullement le malade » comme aurait dit
Montaigne, de même connaîtrait si peu ou presque en histoire qui possèderait
une des si nombreuses histoires universelles qui ont été compilées ou qui en
aurait meublé sa mémoire, tant qu’il n’aurait pas atteint le moment où, sous
le stimulus des évènements ces connaissances défont leur rigidité immobile et
la pensée pense une situation politique ou une autre quelle qu’elle
soit. ; et semblablement, l’expert en médecine, tant qu’il n’est pas arrivé
au point où est venu devant lui un malade et qu’il n’a pas eu à sentir et
comprendre le mal dont ce malade, et seulement celui-là, souffre
véritablement, de cette manière et dans ces conditions, et que ce n’est plus
un schéma de maladie, mais la réalité individuelle et concrète d’une maladie.
Les sciences naturelles se meuvent à partir des cas individuels que l’esprit
ne peut pas encore saisir ou ne comprend pas encore pleinement et exécutent
la série longue et compliquée de leurs travaux pour ramener l’esprit ainsi
préparé devant ces cas et le laisser en communication directe avec eux de son
sorte qu’il s’en forme son jugement propre.
À la théorie
que toute connaissance authentique est connaissance historique, la science
naturelle ne fait donc pas véritablement un contraste et une opposition,
laquelle science naturelle, à l’égal de l’histoire, travaille dans le monde
et dans ce bas monde, mais c’est à la philosophie qu’elle s’oppose ou, si on
veut, l’idée traditionnelle d’une philosophie qui a les yeux rivés vers le
ciel et du ciel atteint ou attend la suprême vérité. Cette division du ciel
et de la terre, cette conception dualiste d’une réalité qui transcende la
réalité, d’une métaphysique au-dessus de la physique, cette contemplation du
concept sans ou hors du jugement, lui donne son caractère propre qui est
toujours, de quelque manière qu’on nomme la réalité transcendante, Dieu ou
Matière, Idée ou Volonté, et que toujours on suppose qu’ils restent au-dessus
et contre une réalité inférieure ou une réalité purement phénoménale.
Mais la
pensée historique a joué à cette respectable philosophie transcendantale un mauvais
tour, comme à sa petite sœur, la religion transcendante, dont elle est la
forme rationalisée ou théologique : le tour de l’historiciser en
interprétant tous ses concepts et ses doctrines, ses disputes et même ses
méfiantes renonciations sceptiques comme des faits historiques ou des
affirmations historiques, naissant de certains besoins qu’elle satisfait
partiellement et laisse partiellement insatisfaits ; et, de cette
manière, elle lui a rendu la justice que, pour sa longue domination (laquelle
était en même temps une manière de servir la société humaine), elle lui
devait et elle a écrit son honnête nécrologie.
On peut dire
que, avec la critique historique de la philosophie transcendante, la
philosophie elle-même, dans son autonomie, est morte, parce que sa prétention
d’autonomie était fondée précisément dans son caractère métaphysique. Ce qui
en tient lieu, ce n’est plus la philosophie mais l’histoire ou, ce qui
revient à dire la même chose, la philosophie en tant qu’histoire et
l’histoire en tant que philosophie : la philosophie-histoire qui a pour
principe l’identité de l’universel et de l’individuel, de l’intellect et de
l’intuition, et déclare arbitraire toute distance introduite entre les deux
éléments, lesquels ne forment vraiment qu’un. Singulière entreprise de
l’histoire qui a longtemps été considérée et traitée comme la plus humble des
formes de la connaissance, par contraste avec la philosophie qui a été
considérée comme la plus haute et qui aujourd’hui non seulement surpasse
celle-ci, mais la chasse. Cependant, la soi-disant histoire, qui se tenait
reléguée à la place la plus petite, n’était précisément pas histoire mais
chronique ou érudition, et elle se tenait à l’extérieur, travaillant sur les
témoignages ; et l’autre histoire, qui s’est maintenant élevée, est le
penser historique, l’unique et intégrale forme de connaissance. Quand la
vieille philosophie métaphysique veut donner une main secourable à l’histoire
pour la tirer vers le haut, ce n’est pas à elle qu’elle la tend mais à la
chronique, et, ne pouvant pas l’élever à l’histoire, parce que ceci lui est
exclu en raison de son caractère métaphysique, elle lui superpose une « philosophie
de l’histoire », c’est-à-dire ce mode d’invention et de divination, dont
on a parlé plus haut, à propos du programme divin que l’histoire exécuterait
comme quelqu’un qui s’emploie à copier plus ou moins bien un modèle. La
« philosophie de l’histoire » fut en effet d’une impotence mentale,
ou pour le dire avec une phrase vichienne, d’une « indigence
mentale » égale à celle du mythe.
Certes, entre
les formes littéraires variées de la didactique, on voit des productions qui
se considèrent comme philosophiques et non historiques, parce qu’elles
semblent s’attarder à des concepts abstraits, purgés de tout élément
intuitif. Mais si ces développements ne planent pas dans le vide, s’ils ont
la plénitude et la concrétude des jugements, l’élément intuitif est toujours
en eux, même si c’est de manière latente à l’œil du vulgaire, qui croit le
reconnaître seulement s’il montre avec une incrustation de chronique ou
d’érudition. Il y est, par le fait même que les philosophèmes qui y sont
formulés répondent aux exigences d’apporter une lumière sur les conditions
historiques particulières dont la connaissance les éclaire tout autant
qu’elle est éclairée par elles. J’allais dire, en cueillant un exemple sur le
vif, que même les élucidations méthodologiques qui je suis en train de donner
ne sont vraiment intelligibles sinon en rendant mentalement explicite la
référence (ce que d’habitude je fais seulement de manière implicite) aux
conditions politiques, morales et intellectuelles de nos jours, dont ils
concourent à donner la description et le jugement.
Restent les
spécialistes ou professeurs de philosophie, dont l’office semble être de faire
contrepoids aux philologues, c’est-à-dire aux érudits qui se donnent pour des
historiens, s’attachant aux faits bruts alignés et découpés et présentés
comme des histoires un alignement d’idées abstraites, complétant ainsi une
ignorance par une autre ignorance ; avec quoi on ne va pas beaucoup plus
avant. Ce sont eux les conservateurs naturels de la philosophie
transcendante, pour signe il en est que même quand ils professent en parole
l’unité de l’histoire et de la philosophie, ils la démentent en fait, ou,
tout au plus, ils descendent de temps à autre de leur super-monde pour
prononcer quelque banale généralité ou quelle fausseté historique. Mais plus
on affinera le sens de l’historicité et on défendra le mode historique de
penser, les historiens philologues seront renvoyés à la pure et simple et
utile philologie et les philosophes seront remerciés et congédiés parce que
la philosophie a trouvé dans la haute historiographie ces conditions de vie
laborieuse qu’elle avait cherchées en vain chez eux. Eux, ils philosophaient
à froid, sans la sollicitation des passions et des intérêts, sans
« occasion », là où toute historiographie sérieuse et toute
philosophie sérieuse doivent être historiographie et philosophie
« d’occasion », comme Goethe le disait de l’authentique
poésie : celle-là doit être motivée passionnément et celle-ci doit
l’être pratiquement et moralement.
(B. Croce, La Storia come pensiero e come azione
Fini et Infini - Métaphysique et épistémologie par Marie-Pierre Frondziak
Qu’est-ce que le réel, qu’est-ce que l’être ? Que pouvons-nous en connaître ? Ces questions ont mû et meuvent toujours la recherche philosophique. Pour y répondre, il apparaît plus simple et sans doute plus évident de partir du fini, c’est-à-dire de ce qui est déterminé, discernable au moyen de notre perception. En ce sens, Aristote ne pouvait concevoir un espace infini dans la mesure où toutes ses parties ne pourraient en être observables, c’est-à-dire données simultanément. Plus généralement, les philosophes de l’Antiquité, tout en ne niant pas l’idée d’infini, lui donnaient une connotation négative, comme étant ce qui est inachevé, imparfait donc chaotique car illimité, indéterminé, sans finalité. A l’inverse, le fini était considéré comme susceptible d’être compris puisque accessible en tant que limité. Cependant, le fini pose plus de problèmes qu’il n’en résout, même peut-être n’en résout-il aucun, et cela dès l’origine. En effet, comment penser le problème des limites, des bornes, des indivisibles et de leur composition, des irrationnels …, uniquement à partir du limité ? En revanche, la notion d’infini, prise en compte de manière positive dans les sciences à partir du XVème siècle, ouvre des possibles d’explication qui permettent d’éclairer notre compréhension du réel. Il en est ainsi de la docte ignorance de Nicolas de Cues qui prend en compte la finitude humaine capable de faire l’expérience intérieure de l’infini. On retrouvera chez Pascal cette idée de la dignité et de la puissance de la pensée humaine, malgré ou même à cause de sa finitude, capable d’élaborer une connaissance du monde. On notera chez lui cette préoccupation de l’idée d’infini et du savoir indéfiniment ouvert, notamment développées dans De l’esprit géométrique. De même, il est possible de remarquer une certaine continuité entre Giordano Bruno et Spinoza, lesquels affirmeront que le fini se comprend à partir de l’infini, que chaque être fini en est l’expression. Ceci nous amènera à souligner l’intrication récurrente dans les sciences modernes de la nécessité d’une ontologie et des exigences épistémologiques.
Les sciences que les hommes élaborent dépendent de leur univers de croyance. Ainsi, pour les penseurs de l’Antiquité, le monde, ou ce qu’ils appellent le cosmos, ne peut être infini car il serait alors impensable. Pour eux, le cosmos est fixe, figé, fermé et ce qu’ils nomment « infini » est ce qui n’est pas fini, ce qui est inachevé donc imparfait, ce qui n’a pas encore atteint sa pleine réalisation. Le monde des Anciens constitue un univers clos, dominé par un monde céleste, supralunaire, qu’Aristote nomme la huitième sphère : la sphère des étoiles fixes. Cette conception traversera les siècles puisque Copernic, bien qu’ayant fait l’hypothèse que la terre tourne, ne peut admettre un univers infini et maintient cette idée d’une huitième sphère. Ainsi la conception hellénique du monde renvoie à un tout ordonné, limité, et même à une harmonie pour les Stoïciens. A l’inverse, l’infini est synonyme d’indétermination, d’inachèvement, d’imperfection et surtout d’impensable car non observable.
Les penseurs
présocratiques avec d’abord Pythagore, mais aussi Parménide, Héraclite,
Démocrite, ou aussi Zénon d’Elée, avaient envisagé la notion d’infini, mais le
plus souvent pour en donner une acception négative. Toutefois, celui qui va
penser en profondeur le finitisme est
Aristote. Après avoir examiné les pensées des philosophes sur l’infini, il
constate : « Il y a difficulté à propos de l’étude de l’infini. Qu’on
le pose aussi bien comme non existant que comme existant, il s’ensuit maintes
impossibilités. » (Physique, 203b30, trad. Pellegrin). Il montre
qu’envisager l’infini en acte est impossible en soulevant tous les paradoxes de
l’infini qui vont être au centre des discussions presque jusqu’à nos
jours : « il est manifeste aussi qu’il n’est pas possible que
l’infini existe comme un étant en acte, ni comme une substance et un principe,
car n’importe quelle partie que l’on prenne sera infinie, s’il est vrai qu’il
est partageable … » (Physique, 204a20). De fait, chez Aristote, on trouve
l’idée d’un infini seulement en puissance lorsqu’il s’agit d’envisager le
nombre, car « l’infini en un sens existe et dans l’autre il n’existe
pas » (Physique, 206a10). Ses prédécesseurs affirmaient que tous les
nombres étaient composés à partir de l’unité, celle-ci n’en constituant pas un.
Celui-ci a donc un minimum, un point de départ (aucun nombre entier ne pouvant
être inférieur à l’unité et le zéro n’existant pas), mais n’a pas de maximum,
on peut toujours potentiellement lui en ajouter un, c’est ce qu’Aristote nomme
« l’infini potentiel ». Ainsi Aristote admet l’infini des
mathématiques mais en termes de privation, comme ce qui n’est pas fini, et en
termes de puissance : « ma théorie n’enlève rien aux considérations
des mathématiciens, en supprimant l’infini selon l’accroissement qu’on ne
saurait parcourir ; car les mathématiciens n’ont pas besoin de l’infini et
ne l’utilisent pas : ils ont besoin simplement besoin d’une grandeur
finie, choisie aussi grande qu’ils veulent. » Physique, 207b8. Ainsi, le potentialisme aristotélicien permit donc
aux mathématiques de de contourner les paradoxes d’un infini envisagé comme
totalité achevée. Ce potentialisme eut cours jusqu’au XIXème siècle. De même, Aristote admet l’infinité du temps et
du mouvement, puisque ceux-ci se déroulent de manière successive. En revanche,
il ne peut admettre un infini spatial. En effet, Aristote est dépendant de
l’univers de croyances de son temps et de l’idée que le cosmos est un tout
fermé existant en acte où tout est donné simultanément. Or, ce qui existe en
acte est limité, achevé, sinon il ne pourrait avoir aucune forme. De fait,
Aristote va porter son attention sur l’être, non pas sur ce qui est puisque
l’être n’est rien de tout ce qui est, mais en tant qu’il fait être tout ce qui
est. Ainsi, la Physique d’Aristote va
porter non pas véritablement sur la science
de l’être en tant qu’être (qui est le domaine de la philosophie première), mais
sur les étants, sur les êtres en acte. Sa théorie de la connaissance concerne
les individualités, les êtres limités, seuls accessibles à la connaissance. Chez
Aristote, la Métaphysique vient après
la Physique, après le questionnement
sur la nature des choses et cette nature ne peut être que finie pour être
observable. Or, la Métaphysique qui
doit être la science suprême, celle qui donne le fondement à toute la
connaissance, est en fait une science qui reste problématique.
Cependant, tous
les penseurs grecs de l’Antiquité n’étaient pas en total accord avec Aristote.
Il en va ainsi notamment des Épicuriens et des Stoïciens comme des
néoplatoniciens et des atomistes anciens comme Leucippe et Démocrite.
Par exemple, l’infini
est ainsi perçu positivement quand on le désigne par des termes comme le Tout, L’Eternel ou l’Un. Chez
Plotin, ce dernier est « ce qui n’est pas en autre chose » Ennéades, VI, IX, 6. C’est donc ce qui
n’est pas dans le divisible, il est en soi et sa puissance est infinie au sens
où elle n’a pas de bornes. Surtout, il est cause de toutes les choses. Nous
retrouvons ici la science de l’être en tant qu’être d’Aristote en tant que
science de la substance première ou en tant que science de la substance divine.
Cependant cette science suprême ne se laisse pas saisir. Par ailleurs, se révèle ici une ambiguïté
entre l’Etre et Dieu qui serait le premier de tous les êtres, qui serait le
principe ultime de toute explication. On glisse alors de l’ontologie à la
théologie et même à compter du Moyen-Âge de l’infini négatif à l’infini
positif. En effet, l’infinité divine, puisque c’est ainsi qu’on la qualifie
renvoie alors à l’idée de perfection. Pour échapper à l’infini actuel, ou en
acte, par opposition à l’infini potentiel, les penseurs scolastiques affirment
qu’elle est la plus grande des grandeurs, la perfection absolue, la perfection
infinie. Cet infini se trouve au-delà de toute comparaison, c’est une
transcendance appelée aussi Dieu. Cependant, cet infini est pensé dans un cadre
finitiste comme le terme du fini. C’est donc à partir du fini que l’infini se
trouve appréhendé et Dieu est parfait ou infini car il surpasse tout être fini,
non sur un plan quantitatif et matériel, mais sur le plan de l’Etre. Les
docteurs scolastiques se trouvent alors confrontés à une difficulté de
taille : comment passer du fini à l’infini ? Dieu n’est pas le terme
d’une série d’êtres finis, sinon il ne serait pas infini. En réalité le passage
est impossible : l’infini ne se pense pas à partir du fini.
C’est pourquoi,
dès la Renaissance, on inverse les termes : on ne pense plus l’infini à
partir du fini, mais ce dernier à partir du premier : le fini est pensé
comme la négation de l’infini, le vrai positif c’est l’infini. Cela va donner lieu à une conception totalement
différente du monde et d’une nouvelle élaboration des sciences pour le
connaître.
Avec la philosophie moderne, la notion d’infini est totalement repensée. C’est l’infini comme concept positif qui permet d’expliquer le fini. L’infini devient le concept permettant de penser une limite, donc un être fini. Le fini, c’est la négation de l’infini. C’est à partir de l’infini qu’on va donc essayer de comprendre le fini. C’est en niant l’infini que le fini devient intelligible. De plus, le fini ne peut se comprendre seul, il ne peut se comprendre qu’en supposant quelque chose d’autre que lui, qu’en supposant ce qui n’est pas lui.
Au XVème
siècle, Nicolas de Cues tente d’ébaucher une nouvelle métaphysique appuyée sur
la conscience de la finitude de l’homme et de sa capacité cependant à édifier
une connaissance pour approcher la vérité. L’homme, malgré sa condition finie,
est capable de penser l’infini. Certes, par sa finitude, l’homme est ignorant.
Mais par la pensée de l’infini, il peut amoindrir cette ignorance, c’est la
méthode de la docte ignorance. Ainsi,
l’homme atteint toute sa dignité face à sa finitude quand il est capable de
penser et de construire une connaissance qui manifeste justement la puissance
de la pensée humaine. Au XVIIème siècle, on retrouvera cette même affirmation
chez Pascal. On peut constater une similitude avec Nicolas de Cues sur deux
plans : Pascal pose le problème de l’infini face à la finitude humaine et
met également en avant l’idée que la puissance de la pensée humaine se trouve à
mi-chemin entre le scepticisme et le dogmatisme. Nous reviendrons plus loin sur
la position de Pascal.
Dans
l’Antiquité et jusqu’au Moyen-Âge, on avait tendance à penser que les Idées existaient
en soi, c’est-à-dire qu’elles préexistaient à l’esprit humain – c’est le
problème de la réalité des Idées, sous-jacent à la « querelle des
Universaux ». Avec la pensée moderne, on a la certitude que les Idées sont
l’œuvre d’une construction humaine. C’est ce que met en valeur la docte ignorance de Nicolas de Cues. En
effet, le savoir humain, puisqu’il est construit, n’est qu’une conjecture. Mais
en même temps, nous savons qu’il n’est pas rien. Nicolas de Cues fait reposer
cette affirmation justement sur l’idée que nous ne pouvons saisir notre
finitude qu’à partir de l’infinité, nous ne pouvons comprendre notre finitude
qu’en la dépassant. De même, nous ne pouvons saisir notre ignorance qu’à partir
du savoir. Cette nouvelle théorie de la connaissance repose sur le principe de
la coïncidence des opposés, lequel
est en même temps le point de départ de « toute théologie
accessible », tout en maintenant l’idée que Dieu demeure incompréhensible,
car étant infiniment infini. Mais
cela a pour conséquence de penser l’infini immanent au fini, le premier
constituant l’essence du second. Cependant, comme notre esprit est fini, il ne
peut atteindre la « vision intellectuelle de Dieu », il ne peut le
penser qu’au travers de l’Univers créé, ce dernier étant infiniment fini. Ceci explique pourquoi l’homme ne peut émettre, à
propos de l’univers, que des jugements négatifs. Pour comprendre cette idée,
nous pouvons prendre l’image de l’emporte-pièce qui découpe une forme dans une
matière. Ce qui nous est accessible par la connaissance, ce n’est pas la
matière en elle-même ou Dieu, mais les formes de cette matière données par
l’emporte-pièce. Le fini se comprend alors bien à partir de l’infini. Cette
nouvelle conception de la connaissance a pour conséquence que la Terre n’est
pas le centre de l’Univers et qu’il existe certainement une pluralité de mondes
puisque les parties de l’Univers sont en quantité infinie.
Pascal, deux
siècles plus tard, réaffirmera la grandeur de l’homme dans la conscience de sa
finitude, qui lui permet paradoxalement en apparence, de penser l’infinité. Ainsi,
ce qui fait la dignité humaine, c’est la pensée : « C’est
de là qu’il faut nous relever et non de l’espace et de la durée, que nous ne
saurions remplir. » (Pensées,
fragment B347). Dans De l’esprit
géométrique, Pascal explique que la notion d’infini utilisée en
mathématiques comme savoir indéfiniment ouvert, représente un modèle
d’application à la nature et à la condition humaine : l’homme se trouve au
milieu de deux infinis entre le tout et le rien : « c’est ce qui nous
rend incapables de savoir certainement et d’ignorer absolument » (Pensée 72). Il s’agit pour Pascal de
libérer l’homme à la fois de ses affirmations péremptoires, puisque les
premiers principes des sciences nous sont inaccessibles du fait de notre nature
finie, et de son scepticisme puisque la science moderne est à la fois
rationnelle et efficace. Cependant, si la raison humaine est impuissante à
démontrer infiniment, car « tout ce qui passe la géométrie nous
surpasse », nous sommes en mesure de construire un savoir et de
conjecturer. Ainsi, la double
infinité (infiniment grand et infiniment petit) nous est incompréhensible, nous
ne pouvons la définir complètement. Mais cela ne signifie pas qu’elle soit
fausse. Au contraire, l’évidence est la marque de sa vérité. Seulement, il est
impossible pour l’esprit humain d’achever cette opération d’augmentation ou de
diminution. C’est pourquoi, l’infini doit être présupposé. D’ailleurs, il est
tout aussi incompréhensible de penser l’indivisible, car il est impossible par
exemple de composer une étendue à partir de deux néants d’étendue.
L’indivisible, donc le fini, ne constitue pas l’élément primitif des natures
simples (temps, espace, nombre, …). Nous ne pouvons donc pas comprendre,
c’est-à-dire reconstituer, la nature à partir d’éléments indivisibles. Il nous faut donc admettre que notre raison
est finie, mais nous ne pouvons pas en déduire que la nature elle-même est
finie, ce serait faire preuve d’anthropomorphisme. Pour cela, il nous faut dissocier la vérité
de l’objet et notre capacité à le percevoir. D’ailleurs, le minimum et le
maximum perceptibles ne sont pas absolus, mais dépendent des avancées des
techniques humaines (comme le microscope ou le télescope). Pascal peut en
conclure que la double infinité des natures simples est une donnée naturelle
par rapport à laquelle le sens de la situation de l’homme dans la nature se
joue. Cette double infinité permet de penser la condition humaine qui est
« un milieu entre l’infini et le néant » (De l’esprit géométrique §81).
Le fini ne peut
donc se comprendre qu’à partir de l’infini, par la négation de celui-ci.
Cependant, Giordano Bruno, puis Spinoza, iront encore plus loin en mettant en
évidence que le fini est une expression de l’infini, lequel est devenu la
perfection.
Ainsi pour
Giordano Bruno, il s’agit de repenser, ou de penser d’une façon nouvelle,
l’Univers, la nature, Dieu, la science et l’homme, cela à partir d’une nouvelle
approche des rapports entre le fini et l’infini. Il pense, sans complètement
pouvoir le démontrer, qu’il existe bien un infini en acte, mais auquel les sens
ne peuvent avoir accès du fait de leurs limites. Si l’horizon nous semble
limité, ce n’est pas du fait de sa nature, mais parce que nos sens sont bornés.
Pascal a repris cette image de l’horizon dans De l’esprit géométrique (§B84) : quand je vois un bateau sur
l’océan, plus il s’éloigne, plus il me semble petit, cela ne signifie pas qu’il
n’existe plus, mais que mes sens ne le perçoivent plus. La limite est en moi,
non en dehors de moi. Ainsi, l’Univers est infini, c’est notre intellect qui
peut le penser et le comprendre. Le fini ne peut d’ailleurs se comprendre que
par la négation de l’infini. Par ailleurs, Giordano Bruno considère que le Dieu
infini de la tradition chrétienne implique nécessairement l’existence d’un
Univers infini, au risque sinon de nier la puissance même infinie de Dieu.
L’originalité et l’audace de Bruno est de repenser les relations entre Dieu et
l’Univers. Jusqu’à lui, les penseurs avaient pris soin de bien les distinguer.
Giordano Bruno va affirmer que la perfection de Dieu est en acte et s’exprime
dans chaque être particulier, dans chaque mode, lesquels participent de Dieu.
Chaque mode fini exprime un des aspects infinis de l’être infini. Mais Dieu
constitue une unité absolue, c’est donc Dieu dans son infinité qui s’exprime
dans les modes particuliers : « je dis que Dieu est « totalement
infini », parce qu’il est tout entier dans le monde entier, et en chacune
des parties du monde infiniment et totalement. »,(L’infini, l’univers et les mondes). Bruno ne sépare pas le Dieu
créateur de l’univers créé, il affirme un monisme immanentiste. De fait, la
substance est une, c’est l’Unité de l’Etre qui s’explique et s’exprime dans la
multiplicité des mondes et des êtres. L’infini est donc bien premier et c’est à
partir de lui, même si pour Bruno il demeure incompréhensible, que l’on peut
penser le fini.
On va trouver
un certain nombre de similitudes entre la pensée de Bruno et celle de Spinoza.
D’abord, ce dernier affirme également un monisme immanentiste et prétend que la
substance est une et infinie, son unité et son infinité découlant
nécessairement l’une de l’autre. Aussi, de la même manière que chez Bruno, on a
affaire à un seul infini, puisque sa nature même d’infini exclut qu’il puisse y
en avoir un autre. La particularité de Spinoza, c’est qu’il affirme que la
substance est aussi étendue, puisque cette étendue est ce que l’intellect
perçoit de l’essence éternelle et infinie de la substance. Et cette substance
éternelle et infinie est Dieu. Dieu est une substance absolument infinie, car
elle ne peut être limitée par une autre substance, ce qui contredirait son
essence infinie. Elle est également indivisible, car si on pouvait la diviser,
elle ne serait plus infinie, ou alors on aurait deux infinis, ce qui ne se
peut. Enfin, elle n’enferme donc aucune détermination, aucune négation, elle
est affirmation absolue de l’existence. Dieu, ou la nature, est donc au
commencement, comme d’ailleurs dans L’Ethique.
En effet Dieu comporte une infinité d’attributs qui s’expriment dans les modes.
Deux attributs nous sont accessibles : la pensée et l’étendue qui
s’expriment donc aussi au travers des modes finis que nous sommes. Mais chacun
des attributs de la substance éternelle et infinie expriment eux-mêmes une
essence éternelle et infinie. C’est pourquoi il nous faut d’abord partir de
Dieu, ou de la nature, dont les modes découlent nécessairement :
« tout ce qui est, est en Dieu et rien ne peut sans Dieu être ni se
concevoir » Ethique I prop.XV.
D’où vient alors l’erreur qui consiste à prétendre que l’étendue soit
divisible et qu’elle ne puisse donc appartenir à Dieu ? Spinoza explique
que c’est parce que nous confondons deux modes de connaissance :
l’imagination et l’entendement. Nous connaissons en effet spontanément par
l’imagination, et non selon l’ordre réel des choses. L’imagination ne nous
donne qu’une connaissance superficielle au moyen des sens. C’est pourquoi, nous
croyons « que la Substance étendue est composée de parties, c’est-à-dire
de corps réellement distincts les uns des autres. » (Lettre XII de Spinoza à Meyer). Or, l’entendement nous permet de
savoir que « la matière est partout la même, et qu’on n’y distingue de
parties qu’à la condition de la concevoir, en tant que matière, affectée de
manières diverses, si bien que ses parties ne se divisent que par la manière,
non en réalité. » Ethique I
scolie prop.XV. Ainsi, notre erreur vient du fait que nous ne distinguons pas,
par l’imagination, les modes de la substance première. Mais justement, l’infini ne nous est
accessible que par l’entendement, il ne peut se saisir par les sens. C’est
pourquoi, pour comprendre l’essence du réel, nous ne devons pas partir des modes
finis, qui ne sont que l’expression de la substance éternelle et infinie que
constitue Dieu. Nous devons commencer par l’infini sans détermination pour
ensuite passer aux déterminations, aux « expressions » de la
substance qui, elles, sont finies : « La pure matière considérée
comme indéfinie ne peut avoir de figure et il n’y a de figure que dans des
corps finis et limités (…) La figure donc n’est autre chose qu’une limitation
et, toute limitation étant une négation, la figure ne peut être, comme je l’ai
dit, autre chose qu’une négation. » (Lettre de Spinoza du 2 juin 1674 à Jarig
Jelles). Ainsi, les entités dont le monde est composé sont des découpages
(comme l’image que nous avons donnée plus haut de l’emporte-pièce), sont des
privations d’étendue au sein de l’étendue. Ces déterminations sont donc bien
des négations. Le fini émerge sur fond d’infini, ne peut être compréhensible
qu’à partir de l’infini. Spinoza a renversé complètement la conception
aristotélicienne : la matière est pour lui ce « sur » quoi
viennent prendre forme tous les modes existants. La matière n’est plus
actualisée dans la forme, mais elle est en tant que substance éternelle et
infinie déjà toujours en acte dans ses divers modes finis. Reste à comprendre
comment les modes finis sont déterminés : ils ne peuvent l’être que par un
autre mode fini – seul un corps peut limiter un corps et seule une pensée peut
en limiter une autre. Autrement dit, penser la substance infinie, c’est penser
en même temps l’infinie production des modes finis qui ne peuvent venir
« après » la substance – sans quoi on reviendrait à une théorie de la
création – mais doivent être son mode d’existence.
Alors que les
paradoxes de l’infini semblaient indémêlables, il apparaît maintenant que
l’infini est le commencement nécessaire de toute pensée qui veut saisir le réel
dans la diversité, un réel qui n’est plus ce qui se donne immédiatement mais
bien plutôt un concret de pensée qui ne peut être que la synthèse de multiples
déterminations.
On sait que les
mathématiciens ont été confrontés aux mêmes questions. Galilée qui pourtant
commence à penser l’univers infini restait paralysé par les paradoxes engendrés
par l’idée d’infini : il remarquait ainsi qu’on pouvait toujours apparier
un nombre entier à son carré et que par conséquent il devait y avoir le même
nombre de carrés que d’entiers, autrement que la partie (les carrés) était
aussi grande que le tout (les entiers), ce qui contredit explicitement l’un des
fondements des mathématiques euclidiennes, selon lesquelles le tout est plus
grand que la partie. À partir des travaux de Bernhardt Brentano, les paradoxes
de l’infini commencent à être, en quelque sorte, dissouts. C’est Cantor qui pense
le premier l’infini mathématique « en acte », d’abord en introduisant
le concept de nombre cardinal transfini, dont le plus petit est
« aleph-zéro » (la « puissance » ou cardinalité de
l’ensemble des entiers naturels), et en passant de là à une définition stricte
du fini et de l’infini : Un ensemble est fini s’il n’est équivalent à
aucune de ses parties et un ensemble est transfini s’il a des parties qui lui
sont équivalentes (cf. Cantor, « Sur les fondements de la théorie des
ensembles transfinis »).
Mais si la
situation semble relativement clarifiée en ce qui concerne l’infini
mathématique, il n’en est pas de même pour l’infini physique. L’univers
galiléen-newtonien est un univers infini et homogène. La théorie de la
relativité générale pose au contraire la possibilité d’un univers fini. La théorie
cosmologique la plus largement répandue aujourd’hui – la théorie dite du
« big bang » – suppose un univers fini et en expansion. Si cette
expression traduit sans doute au mieux les équations de la théorie de la
relativité et les observations (notamment le fameux décalage vers le rouge des
étoiles les plus lointaines ou le « bruit de fond » de l’univers, le
rayonnement du corps noir), il reste qu’on voit mal quel sens on peut donner à
l’expression « univers fini ». Nous retrouvons ici le paradoxe,
soulevé par René Thom, de théories physiques qui expliquent bien les phénomènes
mais restent au sens le plus strict incompréhensibles.
Nous pouvons
donc constater combien les questions métaphysiques de l’infini sont étroitement
intriquées avec les questions épistémologiques qui concernent la cosmologie.
Mais contrairement à Aristote, nous sommes également obligés d’admettre que ce
qui reste problématique, c’est le fini, tant est-il qu’un univers fini est plus
incompréhensible qu’un univers infini.
mardi 21 décembre 2021
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