samedi 2 avril 2022

Note sur Putnam et la critique de la théorie computationnelle de l'esprit

Hilary Putnam[1], un autre des premiers défenseur de la théorie computationnelle, en est venu à la rejeter en montrant qu’elle suppose une conception fonctionnaliste de l’esprit : elle considère une machine qui est construire en vue d’accomplir des tâches bien définies[2]. Putnam montre d’abord que tous les organismes physiques possibles sont susceptibles d’une infinité de « descriptions fonctionnelles » et que, donc, le fonctionnalisme n’explique rien – le fonctionnalisme nous ramène en fait aux causes finales de l’aristotélisme classique. Plus fondamentalement, il s’attaque au fond de la théorie computationnelle, mais aussi aux thèses de Searle. Ce dernier, bien que rejetant le modèle de l’ordinateur, ne renonce pas à « naturaliser » la conscience ; il rejette le réductionnisme qui réduit la conscience à des états physiques mais proposent de considérer la conscience comme un ensemble de propriétés émergentes à partir de l’évolution biologique, ce qui l’amène à rejoindre les thèses sur le modèle connexionniste de l’esprit. Pour Putnam, c’est le problème qui est, à la racine, mal posé. Quand nous parlons ou pensons, nos paroles ou pensées ont une référence – quand je dis « le chat est sur le tapis », cette phrase a pour référence le fait que le chat est (ou non) sur le tapis. Tous les partisans de la naturalisation de l’esprit doivent parvenir à expliquer que cette référence est une relation physique comme une autre. Mais s’il en est ainsi, dit Putnam, alors nous devons renoncer à la notion même de vérité … à laquelle on ne peut guère renoncer si on veut proposer une compréhension correcte de l’esprit humain. On peut, certes, redéfinir la vérité comme la propriété d’un état neurologique dans lequel nous disposons d’indications fiables quant à notre environnement. On est alors conduit à un relativisme du genre de celui développé par Richard Rorty, mais une telle position philosophique s’oppose radicalement à l’attitude de réalisme scientifique caractéristique des théories computationnelles et fonctionnalistes de l’esprit.

Putnam rappelle que ces questions ont déjà été posées philosophiquement, notamment par Kant quand il aborde le problème du schématisme, c’est-à-dire au mécanisme par lequel l’entendement peut se rapporter aux phénomènes. « Le schématisme de notre entendement, relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine et dont il sera toujours difficile d’arracher le vrai mécanisme à la nature »[3], dit Kant. Le paradigme de l’esprit-machine est sans doute une idée utile du point de la technologie (Fodor rappelle que l’IA à ses débuts se voulait ingénierie et non science). C’est encore une idée utile dans la mesure où les simulations que peut effectuer les machines nous obligent à développer la logique et la réflexion sur la connaissance.

[Pour des développements plus amples, voir La matière et l'esprit, Armand Colin, 2004



[1] voir H.Putnam, Représentation et réalité.

[2] Ce fonctionnalisme est indissociable de la TCE, ainsi que l’explique Fodor (op. cit.).

[3] Kant : Critique de la Raison Pure, III, 136 

vendredi 18 mars 2022

D… comme démocratie

Tout le monde est pour la démocratie, même Poutine et Xi.

Mais ce qu’est la démocratie est bien difficile à expliquer. Savoir si la démocratie a existé, existe encore aujourd’hui ou pourra exister demain, voilà qui est encore plus difficile.

Au sens premier, étymologique, la démocratie est le pouvoir du « démos » ce que l’on traduit par « peuple ». Mais cette traduction est elle-même source de confusion. Le dème est la circonscription de base instituée par la réforme de Clisthène (à la fin du VIsiècle av. J.-C.) et les habitants du dème sont les démotes. C’est une nouvelle dénomination du peuple qui s’instaure : le démos remplace le laos — que l’on pourrait traduire plus exactement par population. L’instauration de la démocratie à Athènes est évidemment un événement fondamental, car il s’agit de la marginalisation de l’organisation gentilice traditionnelle (celle des grandes familles et des liens du sang) au profit d’un regroupement purement territorial des individus. On peut dire que c’est le véritable acte de naissance de l’État au sens précis du terme.

Mais si, à partir de la réforme de Clisthène, le peuple, c’est-à-dire le petit peuple, a son mot à dire, il est toujours représenté, en fait, par les familles nobles. Il en ira de même à Rome après la révolte de la plèbe et l’institution du tribun de la plèbe. Celui-ci est un personnage important, disposant de larges pouvoirs et considéré comme sacré. La plèbe joue aussi un rôle important dans les comices, mais les chefs, de quelque parti qu’ils soient, restent les chefs des gentes influentes. Les patriciens deviennent tribuns de la plèbe, mais pas l’inverse !

Il en va de même dans les communes italiennes du nord. Ce sont toujours les grandes familles, riches et influentes qui mènent la danse, mobilisant éventuellement le peuple, mais toujours pour garder le pouvoir. Le peuple joue un rôle politique, mais jamais directement, car il ne se représente pas lui-même.

L’instauration des démocraties libérales modernes n’a guère amélioré la situation. Ce sont toujours les élites qui représentent le peuple. La seule vraie différence avec les démocraties anciennes est que la circulation des élites y organisée, méticuleusement, d’une part pour apporter du sang neuf d’origine plébéienne à la classe dirigeante qui sans cela dépérirait, et d’autre part pour permettre aux dirigeants de se donner l’apparence des « représentants du peuple ». La démocratie libérale apparaît ainsi comme le summum de l’aliénation : le peuple se défait de toute sa puissance au profit d’une image de lui-même, mais d’une image qui ne représente pas la réalité, mais une inversion de la réalité. Le représentant du peuple n’est pas le porteur de la volonté du peuple, mais la figure de l’aliénation radicale du peuple dans la démocratie, ou du moins ce qu’on persiste à nommer ainsi.

Même les « partis ouvriers » qui s’étaient donné comme objectif de faire valoir les intérêts des ouvriers au niveau du pouvoir d’État sont devenus très vite des moyens auxiliaires de la circulation des élites. Les élites politiques ouvrières peuvent être éventuellement, mais assez rarement somme toute, d’origine ouvrière, mais, quoi qu’il en soit, elles font partie de l’élite dominante. Costanzo Preve avait résumé le problème assez simplement : les classes dominées ne peuvent pas dominer !

Il se pourrait bien que la démocratie soit essentiellement une illusion. Ou qu’elle ne puisse exister que sur une toute petite échelle et dans des conditions exceptionnelles. Rousseau l’a déjà dit : si les dieux existent, ils se gouvernent démocratiquement, mais un tel gouvernement n’est pas fait pour les hommes.

Il y a une deuxième interprétation possible du mot démocratie, celle que l’on retrouve dans l’expression « libertés démocratiques ». La démocratie est la garantie d’un certain nombre de droits de base dont les citoyens sont censés jouir. Ce sont les fameux « droits -titres » de la déclaration de 1789 qui incluent la sûreté, la liberté de faire tout ce que la loi n’interdit pas, etc. Mais nous savons combien ces droits peuvent être restreints « démocratiquement ». Un vote ou un décret gouvernemental suffisent pour instituer l’état d’urgence et restreindre drastiquement tous ces droits. La liberté d’expression trouble si vite l’ordre établi ! En outre, ces droits titres ne valent vraiment que ceux qui ont, par ailleurs, en raison de leur fortune par exemple, les moyens de les faire valoir. La liberté d’expression pour celui qui n’a ni journaux, ni télévision, ni aucun autre moyen de se faire entendre est une liberté à peu près vide. La critique marxienne des droits de l’homme comme droits de l’individu bourgeois égoïste n’est pas insensée, loin de là !

La dernière interprétation de la démocratie est celle du gouvernement de la majorité. Comment se forme la majorité ? Par le vote. Mais qui convaincre une majorité de citoyens de voter pour son programme ? Un groupe assez puissant pour se faire entendre. Et nous sommes ainsi ramenés aux points précédents. Par ailleurs, le gouvernement de la majorité méprise et maltraite aisément les droits des minorités. « Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaire », avait lancé un politicien de la majorité à ses collègues de l’opposition. Tout est dit. Les minoritaires ont toujours tort. Et même s’il leur arrive d’être majoritaires, si d’aventure cette nouvelle majorité déplait aux puissants, sa victoire lui sera volée. On l’a vu en France par le « tournant de la rigueur » qui suivit la victoire de Mitterrand ou le véritable hold-up consécutif au vote « non » au traité constitutionnel européen, en 2005.

Il se pourrait bien que la démocratie ne soit finalement qu’un mot assez creux, qui chante plus qu’il ne parle comme le disait Paul Valéry à propos de la liberté.

dimanche 13 mars 2022

La déraison occidentale

Nourri du christianisme, même quand il le vomit, l’Occident applique à la lettre la sentence de Paul : « il n’y a plus ni hommes ni femmes » (Galates, 3, 28). Ainsi, oubliant que la lettre tue mais l’esprit vivifie (Corinthiens, 3,6), une part croissante des élites instruites prétend abolir la différence des sexes et on peut voir des hommes (X,Y selon la génétique) revendiquer d’être considéré comme des femmes et même de participer aux compétitions sportives féminines. De nombreux États ont aboli la mention du sexe sur les papiers d’identité ou ont créé de très nombreuses catégories pour que chacun puisse se choisir. L’homosexualité est du dernier « chic » et on est sommé de permettre aux couples homosexuels d’avoir des enfants. Leur refuser ce droit serait une horrible discrimination. Pour qui n’a pas encore perdu le sens commun, ces revendications sont visiblement aberrantes. Comment peut-on refuser à ce point la réalité ? Il n’est pas besoin de suivre la Genèse (« Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 27) ; la sexuation est une caractéristique fondamentale de l’évolution du vivant et si on trouve des hermaphrodites ou des espèces où la sexuation varie en fonction de l’âge, chez les oiseaux et les mammifères, la différence des sexes est figée. Pour faire des enfants, il faut un homme et une femme ! En psychiatrie, la rupture avec le réel se dénomme psychose. Cette psychose occidentale fait des ravages et atteint l’histoire et la culture : les prétendus « éveillés » (woke) veulent effacer les traces du passé qui leur déplaît, passer la culture à la guillotine, jusques aux Grecs qui sont rejetés dans l’enfer des « woke » pour avoir été des racistes impérialistes !

On a longtemps accusé les Occidentaux de sacrifier à la Déesse Raison. En vérité, si nous continuons de vouer un véritable culte à la rationalité instrumentale (pour parler comme Habermas), c'est-à-dire à la technique, en revanche nous tenons la Déraison pour la déesse qui doit nous guider. Mais nous savons que la Raison n’est pas une déesse : elle est le résultat de « montages » institutionnels, d’un dispositif anthropologique sur lequel n’a cessé de revenir Pierre Legendre. À démanteler ces montages, on rend littéralement fous les individus.

Prenons les choses dans l’ordre. Pour l’espèce humaine comme pour toutes les espèces, il s’agit d’abord de vivre et de se reproduire. Mais l’homme est l’animal le plus faible, le moins bien équipé naturellement pour affronter la dureté de la nature. On sait cela depuis le mythe de Prométhée : c’est par l’intelligence qu’il compense sa faiblesse congénitale, intelligence technique mais aussi et d’abord l’intelligence sociale, la parole, sans laquelle l’intelligence technique tournerait en rond depuis 1,5 millions d’années. Il lui faut aussi se débrouiller avec une autre grande faiblesse : sa sexualité. Les animaux n’ont pas de sexualité. Ils se reproduisent selon des cycles naturels et pour le reste ils vivent en paix. Mais les humains ont une sexualité « exubérante » qui doit être contenue, canalisée, détournée pour rendre la civilisation possible. Freud a dit sur ce sujet des choses décisives. Loin d’être uniquement réglée par la biologie, la question du sexe doit être étayée par tout ce processus qui permet au petit d’homme d’entrer dans le monde. Pierre Legendre le rappelle : il faut « instituer la vie » car il n’y a pas d’autre moyen pour que l’enfant se tienne debout. Il n’est pas complétement faux de dire que le « genre » est une construction sociale, mais cette construction sociale s’articule sur un substrat naturel.

Bien que Jacques Lacan me semble parfois très obscur, il lui arrive de dire des choses lumineuses. Quand il fait de l’arrimage du sujet une dynamique triade, il touche juste. Le moi est imaginaire – c’est très exactement le sens de la fameuse affaire du « stade du miroir » sur laquelle on a tant glosé – et il est un des sommets de ce triangle qui comprend la mère et le père. La mère est le réel et le père est ce qui permet d’entrer dans l’ordre symbolique. La mère est le réel parce qu’elle est ce dont il est impossible de faire abstraction. Tous les humains sont nés du ventre d’une femme. Entre la mère et son enfant, le langage est presque superflu et pour apprendre à parler, il faut se détacher de la mère, opérer cette scission, qui le propre de l’intervention du père. Le père est la figure de la Loi, c'est-à-dire de l’ordre de la parole qui est si essentiel pour le vivant parlant qu’est l’homme. Le démontage de cette construction si fragile ne peut que produire des fous, puisque cette construction est celle qui nous apprend la logique, le principe d’identité et le principe du tiers exclu : le père et la mère ne sont pas la même chose ! et encore moins le père, la mère et l’enfant. La tragédie d’Œdipe nous parle de ça : Œdipe est le frère de ses enfants, Jocaste est la grand-mère de ses enfants tout en étant leur mère. C’est un monde chaotique, insensé que produit le meurtre de Laïos et les épousailles d’Œdipe et de Jocaste.

Donc ce à quoi s’attaquent les lois sur l’indifférenciation des sexes, les théories du genre, les nouvelles modes pédagogiques qui veulent embrigader les petits enfants dans la confusion des genres, c’est exactement ce soubassement anthropologique de toute société humaine. « Il est interdit d’interdire » proclamait un groupe gauchiste des années 1968. Mais c’est précisément la question de l’Interdit qui est la condition numéro 1 de l’entrée dans l’ordre de la parole.

Si on considère maintenant ce qui se joue, on ne peut manquer d’être frappé par la concordance entre ces liquidations des fondements anthropologiques de la société des humains et le stade actuel du mode de production capitaliste. Marx, qu’on a bien peu lu en vérité, remarque que le capital renverse toutes les barrières morales et sociales à son expansion et qu’il détruit impitoyablement toutes les communautés humaines. Quand partout règne la concurrence, les individus sont isolés les uns des autres, ils ne forment plus des classes sociales, mais des masses amorphes. À chacun, il est prescrit de s’occuper de lui-même, de « maximiser son utilité » pour parler comme les économistes, et chacun ne considère tous les autres que comme des adversaires ou des partenaires potentiels d’un contrat, de la force de travail, équivalente à n’importe quelle force de travail, ou des consommateurs indistincts. Il n’y a effectivement plus ni homme ni femme, ni Espagnol ni Français… Les individus sont extraits de toute communauté effective : le mode de production capitaliste entreprend de liquider l’homme comme « animal politique » au sens d’Aristote.

L’idéologie, représentation de la réalité inversée comme dans une camera oscura, le résume d’un mot : self made man. L’homme ne dépend plus des autres ni de la nature. Il se fait lui-même et donc il est responsable, non de ses actes, mais de ce qu’il est et si les choses tournent mal pour lui, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. C’est pourquoi la folie « trans » est l’expression la plus pure de l’idéologie dominante. Je peux vouloir être homme ou femme ou « neutre » ou avoir une « identité fluctuante », c’est mon droit et tout ce qui m’empêche d’exercer ce droit est tenu pour une insupportable « domination ». Au-delà de cette première couche idéologique, la plus évidente, il y en a une deuxième : celle qui fait de l’homme non seulement le sujet mais aussi l’objet de la puissance de la technique. Le corps humain a perdu toute sacralité et peut donc être l’objet de manipulations en tous genres. Car le transgenre ne se satisfait du travestissement, qui fait partie depuis toujours des rituels sociaux – le carnaval est un gigantesque travestissement qui indique, négativement, ce qu’est l’ordre. Le transgenre modifie le corps lui-même, par des traitements hormonaux et des actes chirurgicaux. Le corps peut être mis en pièces et recomposé à volonté. Le transgenre est ainsi tout proche du transhumanisme et de l’idéologie « cyborg » (Dona Haraway ou Thierry Hoquet en sont des représentants). Pointe avancée de la « modernité », le transgenre pousse jusqu’à son terme l’exigence de rendre le monde disponible.

Notons au passage un apparent paradoxe : les groupements écologistes soutiennent les revendications « transgenre ». D’un côté, ils se présentent donc comme les défenseurs de la nature dans laquelle ils voient le modèle d’un ordre harmonieux, alors que d’un autre côté, ils veulent éradiquer totalement ce qui peut rester de naturel dans l’homme ! Affirmer que le sexe n’a aucune importance et que n’existe que le genre comme construction sociale, c’est ouvrir la voie à la fabrication des humains comme être entièrement artificiels, à moins que l’on aspire purement et simplement à l’extinction de l’espèce humaine.

Le promotion de l’homosexualité et de ses formes dérivées fait également partie de ces procédés de démontage des fondements anthropologiques et juridiques de la vie sociale. Il faudrait ici faire des distinctions et remarquer que l’homosexualité n’a rien à voir avec les « trans », puisque l’homosexualité est l’amour du même et le trans est fondamentalement une volonté d’être autre. Il y a entre les deux toutes sortes de bizarreries, par exemple des « trans » devenus homosexuels. Mais laissons aux psychologues et aux romanciers le soin d’examiner les sinuosités de l’âme humaine. La nouveauté réside dans le fait que ce qui était de l’ordre de l’intime et même du simple phantasme exige une reconnaissance publique et des transformations de l’ordre civil, comme si les phantasmes pouvaient exiger d’être réalisés et comme si les choix les plus intimes avaient maintenant force de loi. Tout ces batailles se mènent au nom de la libération, du refus de toute aliénation, mais c’est une trompe-l’œil. Les mouvement LGBTQI+ (on en oublie toujours de nouveaux) ne visent pas à la libération des individus mais à leur enfermement dans des petites cases toujours plus étroites. Il n’est plus question de lutter contre les discriminations ou la pénalisation de certaines pratiques sexuelles, mais d’essentialiser ce qui n’est qu’une forme de l’éros. Cette prétendue libération est en réalité une aliénation portée à son plus haut degré, une des formes paroxystiques de ce que Marcuse avait identifié comme « désublimation répressive », un des ingrédients du totalitarisme technologique moderne. Car, comme dans le cas des « trans », c’est encore à une nouvelle technicisation de la reproduction humaine que conduit invariablement l’homosexualisme : PMA pour toutes, GPA et demain « bébés   éprouvettes », c'est-à-dire enfants fabriqués par ectogenèse. Le corollaire de tout cela est que le fossé se creuse entre l’Occident et les autres civilisations qui ne peuvent tout simplement pas accepter la débâcle normative occidentale.

Il s’agit bien de cela. Pierre Legendre faisait remarquer que la conquête de la démocratie avait fini par se retourner en imposition de la démocratie par n’importe quel moyen – nous n’avons pas oublié les « bombardements humanitaires » sur Belgrade. Il en va de même ici : la conquête de libertés personnelles tout à fait légitime se transforme en l’imposition d’une nouvelle idéologie qui laisse la grande majorité de la jeunesse dans le plus profond désarroi, en proie à la banalisation de la drogue, à une perte totale de repères et parfois à la violence sans le moindre frein. Et évidemment cela produit des réactions, que l’on peut critiquer, mais qui ne sont que le prix à payer pour cette débâcle. La symbiose qui s’est créée entre l’ultra-libéralisme, qui promet un développement illimité du mode de production capitaliste, et les idées libertariennes les plus folles constitue une grave menace sur la civilisation occidentale.

Être « woke », LGBT, militant « trans », ce sont là des attitudes qui ne sont possibles réellement que dans les pays occidentaux ou occidentalisés. Chose curieuse, ces militants extrémistes, ces groupes d’assaut qui se sont voués à la destruction de la raison, sapent ainsi les bases de leur propre existence en tant que groupes. L’islam, dont ils prennent la défense comme des étourdis qu’ils sont est rigoureusement opposés à leurs extravagance. À Téhéran ou à Ryad, les homosexuels sont pendus ou fouettés, les femmes sont punies si elles ne portent pas les accoutrements de leur soumission. La perte du sens commun qui ravage une part importante des professions intellectuelles, des chercheurs, des étudiants et vedettes médiatiques est un symptôme inquiétant des progrès de la pulsion de mort. Est-il encore temps de réagir ? Peut-être, à condition que nous soyons capables de ressaisir notre héritage, celui qui nous vient d’Athènes, de Jérusalem et de Rome, qui nous ont enseigné le sens de la liberté, l’importance de la raison critique et ont jeté les fondements de ce que nous sommes.

Denis Collin.

 

 

mardi 1 février 2022

La résistance du réel

Si on renonce — provisoirement peut-être — à définir le réel, on peut essayer d’en donner une définition en creux, une définition quelque peu négative : le réel est ce qui résiste. Les êtres vivants que nous sommes ont une tendance naturelle à l’expansion. Être, c’est se faire espace, dit Severino. Et cet effort pour se faire espace n’a pas de limite intrinsèque. Les petits enfants grandissent et quand ils ont cessé de grandir, ils étendent leur espace autant que possible. Toute l’histoire de l’humanité est la conquête de cet espace où elle vit en repoussant sans cesse ses limites. Mais toute l’histoire de l’humanité est l’histoire de ces obstacles à franchir, et de ces barrières qui s’élèvent à nouveau toujours plus imposantes. Quitter l’Europe pour l’Amérique ou traverser le Pacifique sur des embarcations de bois, finalement ce n’était pas grand-chose. Mais aller sur la Lune est très difficile et on ne voit pas ce qu’on y pourrait faire. Quant aux autres planètes, à horizon prévisible et science-fiction mis à part, elles resteront des objectifs de mission scientifique. Au mieux, si l’on ose dire, nous pourrions explorer une petite partie du système solaire (Mars, Vénus) et le reste nous est inaccessible. La barrière qui se dresse devant nous est l’immensité de l’Univers et cette limite absolue qu’est la vitesse de la lumière.

Il y a évidemment un autre obstacle absolu : nous sommes des mortels et même avec les progrès de la médecine qui ont permis d’augmenter l’espérance de vie, la durée maximale de la vie humaine ne semble pas avoir changé depuis le début de notre histoire. L’heure est incertaine, mais la mort est certaine et la vie est brève. Nous avons inventé toutes sortes de subterfuges comme la croyance dans une vie éternelle après la mort, mais nous y croyons si peu que la mort continue de terrifier même les plus croyants des croyants. Et quand nous sommes convaincus avec Épicure que « la mort n’est rien pour nous », l’angoisse de la mort demeure, toujours en arrière-plan de nos vies.

La résistance du réel est donc une réalité ontologique. Elle est aussi la condition même de l’être. On a écrit des tonnes de livres pour tenter de se dépatouiller avec la phrase de Parménide, « l’être est, le non-être n’est pas ». Si le devenir est le passage dans le néant, le devenir, d’une certaine manière, n’est pas. La résistance au réel, c’est la résistance au devenir, la résistance à l’anéantissement. La pesanteur s’oppose à nos efforts, les limite drastiquement, mais c’est elle qui maintient ensemble les choses, comme la clé de voûte fait tenir l’ensemble de l’édifice.

Il y a bien une dialectique entre notre « conatus » et le réel qui s’y oppose, mais notre « conatus » lui aussi est réel et le conatus de l’autre est un obstacle à mon propre conatus, à mon expansion. Peut-être y aurait-il là matière à élargir l’interprétation de la fameuse « dialectique du maître et du serviteur » de Hegel, ainsi que le propose Emanuele Severino.

Nous changeons les apparences des choses. Mais ces changements ne changent rien au réel qui demeure, car il faut bien qu’il demeure pour les apparences puissent changer et pour qu’il y ait des apparences, il faut bien qu’il y ait de l’apparaître. Pendant très longtemps, on peut penser que les sociétés étaient fondamentalement conservatrices parce qu’elles craignaient comme la peste le changement qui menace d’engloutir le monde. Bien que le Moyen âge fût une époque d’innovations tant théoriques que techniques, l’innovation était toujours considérée avec suspicion, comme une menace plus que comme une chance. La révolution qu’introduit le capitalisme, entre le XVe et le XVIIe siècle si on veut fixer les idées, est une rupture fondamentale dans l’histoire des sociétés humaines. Le nouveau devient désirable et l’ancien doit être renvoyé au néant. L’homme devient capable de faire être ce qui n’est pas, de façonner le réel selon son propre naturel. Il y a réussi dans une certaine mesure. Nous serions ainsi entrés dans un nouvel âge géologique, l’âge de l’anthropocène. Plus rien ne doit résister à nos constructions intellectuelles. Mais nous ne pouvons qu’effleurer la surface des choses. Les promesses des « transhumanistes » ne nous donneront jamais l’immortalité, mais leur réalisation entraînerait immanquablement la mort de l’espèce humaine, sauf à considérer les robots comme des humains, chose à quoi nous invitait une série télévisée diffusée il y a quelques années, chose aussi que défendent certains philosophes contemporains comme Donna Haraway ou Thierry Hoquet, parfaits exemples de l’introduction de la folie en philosophie.

Le « bougisme », bien identifié par Pierre-André Taguieff comme manifestation de l’idéologie contemporaine, n’est pas autre chose que la tentative de l’anéantissement de l’être. C’est une pulsion de néant. La nature nous a fait naître avec un sexe (XX ou XY selon la génétique) et elle nous a faits femmes ou hommes, mâle ou femelle. Voilà qui est insupportable. Il ne faut plus « être » car ce serait s’engluer dans une essence, qui ne serait qu’une « construction sociale ». Il faut pouvoir devenir ce qu’on se figure être à tel ou tel moment, homme, femme, homme-femme, ni l’un ni l’autre et pourquoi pas oiseau, souris ou araignée ? Ne plus être, telle est l’aspiration moderne par excellence. Mais personne, du moins personne encore douée d’un minimum de bon sens, ne peut sérieusement militer pour la disparition de l’espèce et le réel fait retour, un retour étrange, sous la forme de la procréation artificielle.

Nous sommes tellement obsédés de la nécessité d’engloutir le monde, de l’anéantir, que nous refusons même d’éduquer les enfants, c’est-à-dire de protéger le monde contre les enfants et de protéger les enfants contre le monde, en les instruisant, en leur inculquant la connaissance du passé immémorial de l’humanité. Nous croyons ainsi défendre leur liberté, alors même que nous les livrons désarmés à un monde qui deviendra invivable. Parce que le réel résiste, parce qu’on ne peut pas y échapper comme on échappe aux monstres dans un jeu vidéo auquel on joue avec un casque de « réalité virtuelle ». Le casque de réalité virtuelle et le jeu vidéo consomment de l’énergie réelle et il faut bien en trouver la source et la transporter.

L’oiseau peut croire qu’il serait plus libre sans la résistance de l’air… mais c’est la résistance de l’air qui lui permet de voler. La résistance du réel est la condition même de notre existence, car elle est la condition qui empêche que nous soyons immédiatement précipités dans le néant. Briser les résistances du passé, disent les progressistes, les révolutionnaires et les dictateurs. Il est temps de réapprendre les vertus de la résistance.

Le 1 février 2022

samedi 29 janvier 2022

Le refus du réel

Il est assez difficile de dire précisément ce que l’on entend avec les mots « réel » et « réalité ». Le réel renvoie à la chose (res en latin). Est réel ce qui est de l’ordre de la chose, un mot qui vient du latin causa. La cause et la chose seraient la même chose et nous désignerions tout ce qui est chose ou cause par l’adjectif « réel ». Nous ne sommes pas beaucoup plus avancés !

On pourrait tenter de définir le réel par ce à quoi il s’oppose.

Le réel s’oppose d’abord à la fiction, c’est-à-dire à qui peut être dit et pensé sans pour autant avoir la moindre effectivité. Que des hommes meurent dans une fiction, voilà quelque chose qui ne nous semble pas très grave ! On peut même imaginer la fin de l’humanité dans quelque cataclysme, les hommes continuent de vaquer à leurs occupations ordinaires, non comme s’il ne s’était rien passé, mais parce qu’il ne s’est rien passé. Mais le terme de fiction peut être employé en un sens différent. La fiction n’est pas seulement l’imaginaire, mais aussi ce qui doit être sans que l’on puisse garantir que ce qui doit être est. Elle est aussi ce qui peut être, sans que cela soit. Nous ne pouvons guère nous passer de ces fictions : c’est même la propriété du langage humain la plus importante, celle d’énoncer des fictions. « Tu ne tueras point » n’est pas une phrase qui décrit quoi que ce soit du réel. C’est une phrase qui énonce une norme. On peut dire que les normes n’ont pas d’existence réelle, sinon l’existence que leur donne la force de la morale ou celle du droit permettant qu’effectivement elles soient respectées. Notre capacité à forger des fictions est d’ailleurs inséparable de notre faculté de juger, et pas seulement en matière de droit ou de morale. Quand je dis : « Pierre n’est pas là », je constate que « Pierre est là » est une fiction. La fiction est toujours en arrière-plan de nos affirmations concernant la réalité.

Le réel s’oppose aussi au virtuel. L’introduction de la notion de « réalité virtuelle » dans le langage courant montre clairement cette dénaturation du langage dont parle Jacques Ellul dans La parole humiliée. Le virtuel est simplement en puissance et quand ce qui est en puissance se réalise, il devient actuel, ce qui est précisément l’opposé de virtuel ! Le virtuel disparaît et fait place au réel. Ce qui est est gros de possibles, mais les possibles ne deviennent pas tous réalité — heureusement !

Le réel ne se laisse pas toujours saisir aisément. Le mot « chien » est un mot « réel ». Après tout, ce mot je viens de l’écrire et il est là, affiché sur l’écran de mon ordinateur. Qu’y a-t-il de réel là-dedans. Le mot « chien » est une suite de caractère que je peux écrire à volonté sans qu’elle ne veuille rien dire. Le mot « chien » n’est pas, à proprement réel, il n’est qu’un signe et un signe est une chose à la fois matérielle — il faut qu’elle appartienne au monde sensible pour être perçue et donc fonctionner comme signe — et au « monde intelligible », ce prétendu « monde des Idées » qu’on aurait trouvé en lisant Platon. Le mot « chien » serait le signe lié à l’idée de chien. Mais quelle est la réalité de l’idée de chien ? Le neuroscientifique dira que c’est tout simplement une certaine configuration de mes neurones. Autrement dit, un savant muni d’un cérébroscope — il doit bien exister des dispositifs d’imagerie médicale qui ressemblent à un cérébroscope — devrait pouvoir lire directement que j’ai l’idée de chien quand je lis ou écris le mot « chien ». Mais comme le mot anglais « dog » ne s’écrit pas du tout comme le mot français, peut-on garantir que la configuration neuronale d’un Anglais qui a l’idée de « dog » et la même que celle d’un Français qui a l’idée de « chien » ? Si on résout ce problème, on n’est pas beaucoup plus avancé, car une idée peut être l’idée d’une chose fictive (une licorne, par exemple) ou l’idée d’une chose réelle (par exemple les caniches, les dogues allemands ou les boxers).

Les complications métaphysiques dans lesquelles nous venons de nous engager, nous devons les laisser de côté provisoirement. L’histoire de la philosophie est presque entièrement constituée de réflexions sur ce sujet !

Je propose néanmoins une définition du réel, comme ce qui résiste. Il y a sur ce point de nombreuses élaborations en psychanalyse qui pourraient nous être fort utiles. Mais tenons-nous-en à cela : le réel, ça résiste, ça ne se plie pas à notre imagination, à nos désirs, à nos vœux… Je peux toujours vouloir voler comme les oiseaux. Rien n’y fera : toute tentative se terminera immanquablement comme celle de ce pauvre Icare. Je peux prononcer toutes les phrases magiques que je veux, la porte ne s’ouvrira que si j’en ai la clé.

Ce rapport au réel est justement ce qui permet de distinguer psychose et névrose. Le claustrophobe sait bien qu’il ne risque rien dans l’ascenseur, sa peur est plus forte que lui. Il souffre de cette peur, mais ne se trompe pas sur la réalité des choses. Le psychotique, au contraire, rompt, lui, le lien avec le réel : il entend vraiment des voix, voit vraiment les monstres qui sortent du placard, comme le policier alcoolique du film de Melville, Le cercle rouge, il se pense vraiment comme un enquêteur dans Shutter Island de Martin Scorcese. Si toute société est névrotique parce qu’elle repose sur une répression qui cause la névrose, la nôtre a ceci de particulier qu’elle est en train de devenir complètement psychotique, c’est-à-dire que le refus du réel devient la règle. Que l’on puisse proclamer le droit à changer de genre au motif que la réalité est ce que chacun se figure être, voilà une des affirmations les plus claires que nous sommes entrés de plain-pied dans la psychose, quelles soient par ailleurs les réflexions que nous pouvons mener à bon droit sur la notion de réel. Nous avons connu de nombreux régimes politiques qui reposaient ou reposent encore sur le mensonge le plus éhonté, un mensonge imposé par les sommets et qui ne trompait que temporairement la masse des individus. Dans notre société « transparente », le mensonge ne semble plus venir seulement du sommet — même si cette dimension reste terriblement présente — il se double d’un refus radical du réel, spontané, venu « d’en bas » avec une telle force que l’État en vient à le relayer.

Je reviens dans un prochain article sur le réel qui est ainsi refusé.




Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...