jeudi 5 mai 2022

Lumières Italie VI - Giordano Bruno

Sur la pertinence du clivage droite/gauche

 En décembre 2021, Fabien Schang (Université fédérale de Goias, Brésil) organisait un atelier international sur la question du clivage/droite, un atelier auquel j'ai participé.

Le 28 mars, nous avons eu un entretien sur le même, en prolongement de cet atelier. Voici en audio cet entretien

mardi 3 mai 2022

La morale, la politique et la belle âme

Pour Machiavel, si les gouvernements dégénèrent facilement, si le gouvernement des meilleurs devient une oligarchie et si la monarchie se transforme si facilement en tyrannie et le gouvernement populaire en anarchie, la raison en est que le bien et le mal se ressemblent beaucoup et que l’on passe insensiblement de l’un à l’autre. On fait souvent le mal au nom du bien et croyant faire le bien on fait le mal. Voilà quelle est la triste situation de celui qui est pris dans les tourbillons de la vie politique. C’est pourquoi, s’il est évidemment préférable que l’homme politique soit guidé par une morale exigeante, il faut séparer le plus rigoureusement possible morale et politique.

La morale, en premier lieu, est toujours un élan du cœur ou une disposition à certains comportements qui caractérisent l’individu subjectivement. Seule la bonne volonté est vraiment bonne, dit Kant. Celui qui fait le bien par calcul, par habitude, sous la contrainte ou mécaniquement, n’est pas véritablement moral. Il peut ne rien faire contre la morale, on ne lui reprochera rien, mais il n’agit pas par morale. Au contraire, en politique, on ne s’intéresse qu’aux effets et non aux intentions. La politique est essentiellement pragmatique. L’impuissance de la belle âme est un sujet de satire inépuisable. Les leçons de Machiavel ne doivent pas être oubliées. Si vous voulez rester dans le chemin du Bien, dit-il, alors n’entrez pas dans la voie du gouvernement, car si vous voulez gouverner, il faudra être capable de prendre le chemin du Mal.

La morale vise le bien, la politique ne peut guère faire autre chose que minimiser le mal. Il y a en morale un idéal perfectionniste, même s’il est hors de portée de la plupart d’entre nous. Nous savons avec la plus grande des certitudes où se trouve le bien et où se trouve le mal. Dès que l’on agit, cependant, les choses sont toujours un peu plus complexes et on doit trancher des « cas de conscience ». Même la doctrine morale la plus tranchante ne peut éviter les dilemmes et elle a recours à la casuistique. La politique vise d’abord des effets et ces effets n’ont pas a priori un caractère moral. Ainsi la croissance économique n’est ni morale ni immorale. La défense de l’ordre public est un impératif politique, puisque la légitimité dernière de l’État est la protection de la tranquillité des citoyens. Il en va de même de la défense nationale et finalement de toutes les fonctions que peut assumer l’État. On ne jugera pas l’homme politique à sa moralité, mais à sa capacité à bien gouverner. Celle-ci implique que sa conduite ne fasse pas scandale, qu’il ne vole pas les biens de l’État, qu’il respecte la parole qu’il a donnée aux citoyens quand il a sollicité leur suffrage et quelques autres règles morales du même genre, qu’il les suive par moralité, par intérêt ou pour quelque raison que l’on veuille. Il y a une exigence de conformité morale à l’égard du dirigeant politique ou du représentant, mais son affaire, en tant que politique, n’est pas directement la morale.

En troisième lieu, la morale n’a aucun compromis à faire. On ne transige pas sur le bien, on ne peut s’en tirer avec sa conscience en disant « je n’ai fait qu’un demi-mal » ! Au contraire, la politique est l’art des compromis : comme passer un compromis avec son adversaire ou son ennemi sans se compromettre ? Dans la politique internationale, il faut traiter avec de mauvais gouvernements et même respecter les accords que l’on a passés avec ces mauvais gouvernements. Il faut également s’abstenir d’entrer en guerre avec un État au seul motif de la manière immorale dont les citoyens y sont traités. Quelque scandaleuse que soit la conduite d’un État, il n’y a aucune paix possible si les autres États s’arrogent le droit d’intervenir dans ses affaires intérieures.

Enfin, le pire en politique est le fanatisme moral, c’est-à-dire le transfert à l’action politique des principes moraux qu’on s’est donné à soi-même. Tous les régimes de terreur reposent d’abord sur ce fanatisme moral. La belle âme au gouvernement est généralement une véritable catastrophe. Son narcissisme moral se repaît du combat contre la barbarie réelle ou supposée. Gouverner, ce n’est pas vouloir faire régner la vertu ni fabriquer un « homme nouveau » conforme au « règne des fins » kantien.

Distinguons donc clairement morale et politique. Non pour permettre à la politique de se vautrer dans l’immoralité, mais pour rétablir la hiérarchie entre les deux. À bien des égards, la morale est plus importante que la politique et tous les hommes ont besoin d’une éducation morale, alors que l’éducation politique est facultative. Il serait tout à fait néfaste de galvauder la morale dans des opérations politiques toujours plus ou moins douteuses, et tout aussi néfaste de transformer les gouvernements en tribunaux de la vertu.

Le  3 mai 2022 

samedi 2 avril 2022

Note sur Putnam et la critique de la théorie computationnelle de l'esprit

Hilary Putnam[1], un autre des premiers défenseur de la théorie computationnelle, en est venu à la rejeter en montrant qu’elle suppose une conception fonctionnaliste de l’esprit : elle considère une machine qui est construire en vue d’accomplir des tâches bien définies[2]. Putnam montre d’abord que tous les organismes physiques possibles sont susceptibles d’une infinité de « descriptions fonctionnelles » et que, donc, le fonctionnalisme n’explique rien – le fonctionnalisme nous ramène en fait aux causes finales de l’aristotélisme classique. Plus fondamentalement, il s’attaque au fond de la théorie computationnelle, mais aussi aux thèses de Searle. Ce dernier, bien que rejetant le modèle de l’ordinateur, ne renonce pas à « naturaliser » la conscience ; il rejette le réductionnisme qui réduit la conscience à des états physiques mais proposent de considérer la conscience comme un ensemble de propriétés émergentes à partir de l’évolution biologique, ce qui l’amène à rejoindre les thèses sur le modèle connexionniste de l’esprit. Pour Putnam, c’est le problème qui est, à la racine, mal posé. Quand nous parlons ou pensons, nos paroles ou pensées ont une référence – quand je dis « le chat est sur le tapis », cette phrase a pour référence le fait que le chat est (ou non) sur le tapis. Tous les partisans de la naturalisation de l’esprit doivent parvenir à expliquer que cette référence est une relation physique comme une autre. Mais s’il en est ainsi, dit Putnam, alors nous devons renoncer à la notion même de vérité … à laquelle on ne peut guère renoncer si on veut proposer une compréhension correcte de l’esprit humain. On peut, certes, redéfinir la vérité comme la propriété d’un état neurologique dans lequel nous disposons d’indications fiables quant à notre environnement. On est alors conduit à un relativisme du genre de celui développé par Richard Rorty, mais une telle position philosophique s’oppose radicalement à l’attitude de réalisme scientifique caractéristique des théories computationnelles et fonctionnalistes de l’esprit.

Putnam rappelle que ces questions ont déjà été posées philosophiquement, notamment par Kant quand il aborde le problème du schématisme, c’est-à-dire au mécanisme par lequel l’entendement peut se rapporter aux phénomènes. « Le schématisme de notre entendement, relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine et dont il sera toujours difficile d’arracher le vrai mécanisme à la nature »[3], dit Kant. Le paradigme de l’esprit-machine est sans doute une idée utile du point de la technologie (Fodor rappelle que l’IA à ses débuts se voulait ingénierie et non science). C’est encore une idée utile dans la mesure où les simulations que peut effectuer les machines nous obligent à développer la logique et la réflexion sur la connaissance.

[Pour des développements plus amples, voir La matière et l'esprit, Armand Colin, 2004



[1] voir H.Putnam, Représentation et réalité.

[2] Ce fonctionnalisme est indissociable de la TCE, ainsi que l’explique Fodor (op. cit.).

[3] Kant : Critique de la Raison Pure, III, 136 

vendredi 18 mars 2022

D… comme démocratie

Tout le monde est pour la démocratie, même Poutine et Xi.

Mais ce qu’est la démocratie est bien difficile à expliquer. Savoir si la démocratie a existé, existe encore aujourd’hui ou pourra exister demain, voilà qui est encore plus difficile.

Au sens premier, étymologique, la démocratie est le pouvoir du « démos » ce que l’on traduit par « peuple ». Mais cette traduction est elle-même source de confusion. Le dème est la circonscription de base instituée par la réforme de Clisthène (à la fin du VIsiècle av. J.-C.) et les habitants du dème sont les démotes. C’est une nouvelle dénomination du peuple qui s’instaure : le démos remplace le laos — que l’on pourrait traduire plus exactement par population. L’instauration de la démocratie à Athènes est évidemment un événement fondamental, car il s’agit de la marginalisation de l’organisation gentilice traditionnelle (celle des grandes familles et des liens du sang) au profit d’un regroupement purement territorial des individus. On peut dire que c’est le véritable acte de naissance de l’État au sens précis du terme.

Mais si, à partir de la réforme de Clisthène, le peuple, c’est-à-dire le petit peuple, a son mot à dire, il est toujours représenté, en fait, par les familles nobles. Il en ira de même à Rome après la révolte de la plèbe et l’institution du tribun de la plèbe. Celui-ci est un personnage important, disposant de larges pouvoirs et considéré comme sacré. La plèbe joue aussi un rôle important dans les comices, mais les chefs, de quelque parti qu’ils soient, restent les chefs des gentes influentes. Les patriciens deviennent tribuns de la plèbe, mais pas l’inverse !

Il en va de même dans les communes italiennes du nord. Ce sont toujours les grandes familles, riches et influentes qui mènent la danse, mobilisant éventuellement le peuple, mais toujours pour garder le pouvoir. Le peuple joue un rôle politique, mais jamais directement, car il ne se représente pas lui-même.

L’instauration des démocraties libérales modernes n’a guère amélioré la situation. Ce sont toujours les élites qui représentent le peuple. La seule vraie différence avec les démocraties anciennes est que la circulation des élites y organisée, méticuleusement, d’une part pour apporter du sang neuf d’origine plébéienne à la classe dirigeante qui sans cela dépérirait, et d’autre part pour permettre aux dirigeants de se donner l’apparence des « représentants du peuple ». La démocratie libérale apparaît ainsi comme le summum de l’aliénation : le peuple se défait de toute sa puissance au profit d’une image de lui-même, mais d’une image qui ne représente pas la réalité, mais une inversion de la réalité. Le représentant du peuple n’est pas le porteur de la volonté du peuple, mais la figure de l’aliénation radicale du peuple dans la démocratie, ou du moins ce qu’on persiste à nommer ainsi.

Même les « partis ouvriers » qui s’étaient donné comme objectif de faire valoir les intérêts des ouvriers au niveau du pouvoir d’État sont devenus très vite des moyens auxiliaires de la circulation des élites. Les élites politiques ouvrières peuvent être éventuellement, mais assez rarement somme toute, d’origine ouvrière, mais, quoi qu’il en soit, elles font partie de l’élite dominante. Costanzo Preve avait résumé le problème assez simplement : les classes dominées ne peuvent pas dominer !

Il se pourrait bien que la démocratie soit essentiellement une illusion. Ou qu’elle ne puisse exister que sur une toute petite échelle et dans des conditions exceptionnelles. Rousseau l’a déjà dit : si les dieux existent, ils se gouvernent démocratiquement, mais un tel gouvernement n’est pas fait pour les hommes.

Il y a une deuxième interprétation possible du mot démocratie, celle que l’on retrouve dans l’expression « libertés démocratiques ». La démocratie est la garantie d’un certain nombre de droits de base dont les citoyens sont censés jouir. Ce sont les fameux « droits -titres » de la déclaration de 1789 qui incluent la sûreté, la liberté de faire tout ce que la loi n’interdit pas, etc. Mais nous savons combien ces droits peuvent être restreints « démocratiquement ». Un vote ou un décret gouvernemental suffisent pour instituer l’état d’urgence et restreindre drastiquement tous ces droits. La liberté d’expression trouble si vite l’ordre établi ! En outre, ces droits titres ne valent vraiment que ceux qui ont, par ailleurs, en raison de leur fortune par exemple, les moyens de les faire valoir. La liberté d’expression pour celui qui n’a ni journaux, ni télévision, ni aucun autre moyen de se faire entendre est une liberté à peu près vide. La critique marxienne des droits de l’homme comme droits de l’individu bourgeois égoïste n’est pas insensée, loin de là !

La dernière interprétation de la démocratie est celle du gouvernement de la majorité. Comment se forme la majorité ? Par le vote. Mais qui convaincre une majorité de citoyens de voter pour son programme ? Un groupe assez puissant pour se faire entendre. Et nous sommes ainsi ramenés aux points précédents. Par ailleurs, le gouvernement de la majorité méprise et maltraite aisément les droits des minorités. « Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaire », avait lancé un politicien de la majorité à ses collègues de l’opposition. Tout est dit. Les minoritaires ont toujours tort. Et même s’il leur arrive d’être majoritaires, si d’aventure cette nouvelle majorité déplait aux puissants, sa victoire lui sera volée. On l’a vu en France par le « tournant de la rigueur » qui suivit la victoire de Mitterrand ou le véritable hold-up consécutif au vote « non » au traité constitutionnel européen, en 2005.

Il se pourrait bien que la démocratie ne soit finalement qu’un mot assez creux, qui chante plus qu’il ne parle comme le disait Paul Valéry à propos de la liberté.

dimanche 13 mars 2022

La déraison occidentale

Nourri du christianisme, même quand il le vomit, l’Occident applique à la lettre la sentence de Paul : « il n’y a plus ni hommes ni femmes » (Galates, 3, 28). Ainsi, oubliant que la lettre tue mais l’esprit vivifie (Corinthiens, 3,6), une part croissante des élites instruites prétend abolir la différence des sexes et on peut voir des hommes (X,Y selon la génétique) revendiquer d’être considéré comme des femmes et même de participer aux compétitions sportives féminines. De nombreux États ont aboli la mention du sexe sur les papiers d’identité ou ont créé de très nombreuses catégories pour que chacun puisse se choisir. L’homosexualité est du dernier « chic » et on est sommé de permettre aux couples homosexuels d’avoir des enfants. Leur refuser ce droit serait une horrible discrimination. Pour qui n’a pas encore perdu le sens commun, ces revendications sont visiblement aberrantes. Comment peut-on refuser à ce point la réalité ? Il n’est pas besoin de suivre la Genèse (« Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa » (Gn 1, 27) ; la sexuation est une caractéristique fondamentale de l’évolution du vivant et si on trouve des hermaphrodites ou des espèces où la sexuation varie en fonction de l’âge, chez les oiseaux et les mammifères, la différence des sexes est figée. Pour faire des enfants, il faut un homme et une femme ! En psychiatrie, la rupture avec le réel se dénomme psychose. Cette psychose occidentale fait des ravages et atteint l’histoire et la culture : les prétendus « éveillés » (woke) veulent effacer les traces du passé qui leur déplaît, passer la culture à la guillotine, jusques aux Grecs qui sont rejetés dans l’enfer des « woke » pour avoir été des racistes impérialistes !

On a longtemps accusé les Occidentaux de sacrifier à la Déesse Raison. En vérité, si nous continuons de vouer un véritable culte à la rationalité instrumentale (pour parler comme Habermas), c'est-à-dire à la technique, en revanche nous tenons la Déraison pour la déesse qui doit nous guider. Mais nous savons que la Raison n’est pas une déesse : elle est le résultat de « montages » institutionnels, d’un dispositif anthropologique sur lequel n’a cessé de revenir Pierre Legendre. À démanteler ces montages, on rend littéralement fous les individus.

Prenons les choses dans l’ordre. Pour l’espèce humaine comme pour toutes les espèces, il s’agit d’abord de vivre et de se reproduire. Mais l’homme est l’animal le plus faible, le moins bien équipé naturellement pour affronter la dureté de la nature. On sait cela depuis le mythe de Prométhée : c’est par l’intelligence qu’il compense sa faiblesse congénitale, intelligence technique mais aussi et d’abord l’intelligence sociale, la parole, sans laquelle l’intelligence technique tournerait en rond depuis 1,5 millions d’années. Il lui faut aussi se débrouiller avec une autre grande faiblesse : sa sexualité. Les animaux n’ont pas de sexualité. Ils se reproduisent selon des cycles naturels et pour le reste ils vivent en paix. Mais les humains ont une sexualité « exubérante » qui doit être contenue, canalisée, détournée pour rendre la civilisation possible. Freud a dit sur ce sujet des choses décisives. Loin d’être uniquement réglée par la biologie, la question du sexe doit être étayée par tout ce processus qui permet au petit d’homme d’entrer dans le monde. Pierre Legendre le rappelle : il faut « instituer la vie » car il n’y a pas d’autre moyen pour que l’enfant se tienne debout. Il n’est pas complétement faux de dire que le « genre » est une construction sociale, mais cette construction sociale s’articule sur un substrat naturel.

Bien que Jacques Lacan me semble parfois très obscur, il lui arrive de dire des choses lumineuses. Quand il fait de l’arrimage du sujet une dynamique triade, il touche juste. Le moi est imaginaire – c’est très exactement le sens de la fameuse affaire du « stade du miroir » sur laquelle on a tant glosé – et il est un des sommets de ce triangle qui comprend la mère et le père. La mère est le réel et le père est ce qui permet d’entrer dans l’ordre symbolique. La mère est le réel parce qu’elle est ce dont il est impossible de faire abstraction. Tous les humains sont nés du ventre d’une femme. Entre la mère et son enfant, le langage est presque superflu et pour apprendre à parler, il faut se détacher de la mère, opérer cette scission, qui le propre de l’intervention du père. Le père est la figure de la Loi, c'est-à-dire de l’ordre de la parole qui est si essentiel pour le vivant parlant qu’est l’homme. Le démontage de cette construction si fragile ne peut que produire des fous, puisque cette construction est celle qui nous apprend la logique, le principe d’identité et le principe du tiers exclu : le père et la mère ne sont pas la même chose ! et encore moins le père, la mère et l’enfant. La tragédie d’Œdipe nous parle de ça : Œdipe est le frère de ses enfants, Jocaste est la grand-mère de ses enfants tout en étant leur mère. C’est un monde chaotique, insensé que produit le meurtre de Laïos et les épousailles d’Œdipe et de Jocaste.

Donc ce à quoi s’attaquent les lois sur l’indifférenciation des sexes, les théories du genre, les nouvelles modes pédagogiques qui veulent embrigader les petits enfants dans la confusion des genres, c’est exactement ce soubassement anthropologique de toute société humaine. « Il est interdit d’interdire » proclamait un groupe gauchiste des années 1968. Mais c’est précisément la question de l’Interdit qui est la condition numéro 1 de l’entrée dans l’ordre de la parole.

Si on considère maintenant ce qui se joue, on ne peut manquer d’être frappé par la concordance entre ces liquidations des fondements anthropologiques de la société des humains et le stade actuel du mode de production capitaliste. Marx, qu’on a bien peu lu en vérité, remarque que le capital renverse toutes les barrières morales et sociales à son expansion et qu’il détruit impitoyablement toutes les communautés humaines. Quand partout règne la concurrence, les individus sont isolés les uns des autres, ils ne forment plus des classes sociales, mais des masses amorphes. À chacun, il est prescrit de s’occuper de lui-même, de « maximiser son utilité » pour parler comme les économistes, et chacun ne considère tous les autres que comme des adversaires ou des partenaires potentiels d’un contrat, de la force de travail, équivalente à n’importe quelle force de travail, ou des consommateurs indistincts. Il n’y a effectivement plus ni homme ni femme, ni Espagnol ni Français… Les individus sont extraits de toute communauté effective : le mode de production capitaliste entreprend de liquider l’homme comme « animal politique » au sens d’Aristote.

L’idéologie, représentation de la réalité inversée comme dans une camera oscura, le résume d’un mot : self made man. L’homme ne dépend plus des autres ni de la nature. Il se fait lui-même et donc il est responsable, non de ses actes, mais de ce qu’il est et si les choses tournent mal pour lui, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même. C’est pourquoi la folie « trans » est l’expression la plus pure de l’idéologie dominante. Je peux vouloir être homme ou femme ou « neutre » ou avoir une « identité fluctuante », c’est mon droit et tout ce qui m’empêche d’exercer ce droit est tenu pour une insupportable « domination ». Au-delà de cette première couche idéologique, la plus évidente, il y en a une deuxième : celle qui fait de l’homme non seulement le sujet mais aussi l’objet de la puissance de la technique. Le corps humain a perdu toute sacralité et peut donc être l’objet de manipulations en tous genres. Car le transgenre ne se satisfait du travestissement, qui fait partie depuis toujours des rituels sociaux – le carnaval est un gigantesque travestissement qui indique, négativement, ce qu’est l’ordre. Le transgenre modifie le corps lui-même, par des traitements hormonaux et des actes chirurgicaux. Le corps peut être mis en pièces et recomposé à volonté. Le transgenre est ainsi tout proche du transhumanisme et de l’idéologie « cyborg » (Dona Haraway ou Thierry Hoquet en sont des représentants). Pointe avancée de la « modernité », le transgenre pousse jusqu’à son terme l’exigence de rendre le monde disponible.

Notons au passage un apparent paradoxe : les groupements écologistes soutiennent les revendications « transgenre ». D’un côté, ils se présentent donc comme les défenseurs de la nature dans laquelle ils voient le modèle d’un ordre harmonieux, alors que d’un autre côté, ils veulent éradiquer totalement ce qui peut rester de naturel dans l’homme ! Affirmer que le sexe n’a aucune importance et que n’existe que le genre comme construction sociale, c’est ouvrir la voie à la fabrication des humains comme être entièrement artificiels, à moins que l’on aspire purement et simplement à l’extinction de l’espèce humaine.

Le promotion de l’homosexualité et de ses formes dérivées fait également partie de ces procédés de démontage des fondements anthropologiques et juridiques de la vie sociale. Il faudrait ici faire des distinctions et remarquer que l’homosexualité n’a rien à voir avec les « trans », puisque l’homosexualité est l’amour du même et le trans est fondamentalement une volonté d’être autre. Il y a entre les deux toutes sortes de bizarreries, par exemple des « trans » devenus homosexuels. Mais laissons aux psychologues et aux romanciers le soin d’examiner les sinuosités de l’âme humaine. La nouveauté réside dans le fait que ce qui était de l’ordre de l’intime et même du simple phantasme exige une reconnaissance publique et des transformations de l’ordre civil, comme si les phantasmes pouvaient exiger d’être réalisés et comme si les choix les plus intimes avaient maintenant force de loi. Tout ces batailles se mènent au nom de la libération, du refus de toute aliénation, mais c’est une trompe-l’œil. Les mouvement LGBTQI+ (on en oublie toujours de nouveaux) ne visent pas à la libération des individus mais à leur enfermement dans des petites cases toujours plus étroites. Il n’est plus question de lutter contre les discriminations ou la pénalisation de certaines pratiques sexuelles, mais d’essentialiser ce qui n’est qu’une forme de l’éros. Cette prétendue libération est en réalité une aliénation portée à son plus haut degré, une des formes paroxystiques de ce que Marcuse avait identifié comme « désublimation répressive », un des ingrédients du totalitarisme technologique moderne. Car, comme dans le cas des « trans », c’est encore à une nouvelle technicisation de la reproduction humaine que conduit invariablement l’homosexualisme : PMA pour toutes, GPA et demain « bébés   éprouvettes », c'est-à-dire enfants fabriqués par ectogenèse. Le corollaire de tout cela est que le fossé se creuse entre l’Occident et les autres civilisations qui ne peuvent tout simplement pas accepter la débâcle normative occidentale.

Il s’agit bien de cela. Pierre Legendre faisait remarquer que la conquête de la démocratie avait fini par se retourner en imposition de la démocratie par n’importe quel moyen – nous n’avons pas oublié les « bombardements humanitaires » sur Belgrade. Il en va de même ici : la conquête de libertés personnelles tout à fait légitime se transforme en l’imposition d’une nouvelle idéologie qui laisse la grande majorité de la jeunesse dans le plus profond désarroi, en proie à la banalisation de la drogue, à une perte totale de repères et parfois à la violence sans le moindre frein. Et évidemment cela produit des réactions, que l’on peut critiquer, mais qui ne sont que le prix à payer pour cette débâcle. La symbiose qui s’est créée entre l’ultra-libéralisme, qui promet un développement illimité du mode de production capitaliste, et les idées libertariennes les plus folles constitue une grave menace sur la civilisation occidentale.

Être « woke », LGBT, militant « trans », ce sont là des attitudes qui ne sont possibles réellement que dans les pays occidentaux ou occidentalisés. Chose curieuse, ces militants extrémistes, ces groupes d’assaut qui se sont voués à la destruction de la raison, sapent ainsi les bases de leur propre existence en tant que groupes. L’islam, dont ils prennent la défense comme des étourdis qu’ils sont est rigoureusement opposés à leurs extravagance. À Téhéran ou à Ryad, les homosexuels sont pendus ou fouettés, les femmes sont punies si elles ne portent pas les accoutrements de leur soumission. La perte du sens commun qui ravage une part importante des professions intellectuelles, des chercheurs, des étudiants et vedettes médiatiques est un symptôme inquiétant des progrès de la pulsion de mort. Est-il encore temps de réagir ? Peut-être, à condition que nous soyons capables de ressaisir notre héritage, celui qui nous vient d’Athènes, de Jérusalem et de Rome, qui nous ont enseigné le sens de la liberté, l’importance de la raison critique et ont jeté les fondements de ce que nous sommes.

Denis Collin.

 

 

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...