lundi 20 juin 2022

Des bêtes

Nous assistons à une inquiétante tentative de modeler la langue sur les usages des fous. Ainsi l’expression « animaux non humains » tend à s’imposer sous la pression des militants de la « cause animaliste ». Nous devrions nous habituer, par la répétition de ce genre d’expression figée à considérer les humains comme des animaux comme les autres, n’ayant aucune dignité particulière. Les paroles de La Jeune Garde, « nous sommes des hommes et non des chiens » ne résonnent plus depuis bien longtemps. C’est heureux : en quoi les hommes vaudraient-ils mieux que des chiens ? Animaux humains et animaux non humains, même combat ? Même pas. Les animaux humains sont considérés par les amis des bêtes comme les pires des bêtes. En effet, à part quelques plus fous que tous les autres fous, personne ne songe à rééduquer les lions pour qu’ils renoncent à manger les antilopes, qui, en tant qu’animaux non humains, ont bien le droit de n’être pas tuées et encore moins dévorées par cet affreux carnivore qu’est le lion. Quelques végans essaient de transformer leurs animaux de compagnie, chats et chiens, en végétariens. Mais ils n’y parviennent pas souvent : l’éducation est un art difficile. En revanche, les animaux humains, vieux omnivores opportunistes, sont priés de se rééduquer au plus vite. Si on laissait le pouvoir à nos chers animalistes, gageons qu’ils ouvriraient promptement des camps de rééducation pour nous dégoûter à tout jamais du bifteck frites et de la blanquette de veau. Nous n’en sommes pas là, me rétorqueront les éternels optimistes, mais les optimistes sont des pessimistes mal informés, car nous en serons bientôt là, au train où vont les choses — il suffit de souvenir qu’il n’y a pas si longtemps on n’aurait pas imaginé qu’il soit interdit de fumer dans un bar-tabac, mais l’hygiénisme est une des idéologies liberticides parmi les plus efficaces (voir épisode Covid).

Commençons par le vocabulaire : s’il y a des animaux non humains et animaux humains, nous avons donc affaire à deux grandes classes. Il est assez curieux de mettre dans la même classe nos cousins proches, animaux non humains presque humains comme les « grands singes » et des animaux aussi peu sympathiques que les cafards, les moustiques, les punaises de lit — dont les écolos strasbourgeois ont entrepris la défense — ainsi que tous les vers et vermisseaux qui infectent notre nourriture. Si on y réfléchit un peu, le mot « animal » est d’extension si vaste qu’il rend possible tous les sophismes. Nous pourrions prendre une classification à la Borges qui parle d’une certaine encyclopédie chinoise dans laquelle il est dit : « les animaux se divisent en a) appartenant à l’empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau, l) et cetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches. »

Les animalistes limitent leur compassion aux « animaux sensibles ». Mais comment distinguent-ils les animaux sensibles des animaux non sensibles ? Est-ce au nombre de neurones ? Ce serait faire preuve d’une discrimination insupportable en faveur des « neuronés » ! On fera remarquer que la sensibilité est, avec la mobilité, le trait caractéristique des animaux, selon Aristote. Les salades que l’on sache, n’éprouvent pas de sensation. La notion d’animal sensible est soit un pléonasme soit une expression dénuée de sens. À moins qu’on ne délimite ainsi les animaux sensibles, seulement sensibles, des animaux doués, de surcroit, d’intelligence, pour reprendre encore la classification aristotélicienne des « vivants » en fonction des âmes qui les animent (végétative, sensitive, intellective).

Reste que, de quelque façon que l’on tourne la question, il y a une coupure assez claire entre les humains et les autres animaux. Une coupure qui n’est pas seulement une affaire de degré dans la lignée évolutive, mais bien un saut qualitatif. Les homo habilis, erectus, sapiens sont des primates hominidés comme leurs proches cousins dont ils se sont séparés voilà quelques millions d’années. Mais ils possèdent des caractères phénotypiques et génétiques qui leur sont propres : nudité, station verticale, capacité de construire un langage articulé, habileté manuelle et capacité de transmettre découvertes et inventions aux générations suivantes. Il faut avoir les yeux bouchés et la comprenoire en fort mauvais état pour ne pas voir ces différences essentielles et surtout leur conséquence : la « coévolution » entre l’adaptation biologique et les performances techniques et intellectuelles. Hominisation (biologique), anthropisation (technique) et symbolisation sont les trois dimensions de l’évolution humaine qui mettent les humains à des distances abyssales des « grands singes ». Il suffit de regarder les outils, les statuettes, les peintures des hommes de Neandertal ou des sapiens pour percevoir cela dans une lumière éclatante.

Alors oui, si on pense, à raison, que la théorie de Darwin est vraie, on trouvera chez les bêtes les plus proches de nous des éléments de conscience (perceptive), une certaine intelligence (capacité à faire des liens), des capacités d’empathie, et tous ces mille et un traits qui émerveillent les amis des bêtes. Mais pas une seule de ces bêtes ne sait ce qu’elle fait, car si elle le savait elle aurait trouvé les moyens de nous le communiquer — comme le faisait justement remarquer Descartes.

Aucun échange réel n’est possible entre les hommes et les bêtes, car l’échange suppose la parole. Laissons de côté les interprétations anthropomorphes des comportements animaux, que reste-t-il ? Avec n’importe quel humain, il est possible d’échanger sur les sujets qui se présentent, dire du mal du voisin ou réfléchir sur le « carpe diem » d’Horace ! Les échanges entre humains manifestent la liberté, parce que le langage permet de désigner ce qui n’est pas, ce qui n’est plus, ce qui sera, ce qui pourrait être, etc. Les animaux ne possèdent que des systèmes de signaux, liés toujours au « hic et nunc ». C’est ainsi que les hommes sont essentiellement libres et les animaux non ! Les hommes peuvent établir des lois pour protéger les lions, mais les lions n’ont pas de lois pour protéger les antilopes. Et c’est parce qu’ils ne sont pas libres que les animaux n’ont pas de droits. Seuls les hommes ont des droits et des devoirs, y compris des devoirs envers les animaux — protection des espèces menacées, interdiction de toute cruauté inutile — mais aussi des droits sur les animaux — nous avons le droit de nous débarrasser des rats des villes et des punaises de lit.

Mettre sur un pied d’égalité les hommes (animaux humains !) et les bêtes (animaux non humains) est donc une pure folie, bien caractéristique de notre époque et de certaines tendances qui ont colonisé l’université et les médias, mais folie tout de même. La tolérance à la folie et l’intolérance à la vérité s’imposent par un véritable terrorisme intellectuel auquel il est devenu difficile de résister. Mais auquel nous devons résister.

Le 20  Juin 2022

jeudi 16 juin 2022

De la vérité

« Chacun sa vérité » : c’est le titre d’une pièce de Luigi Pirandello, dont on peut résumer ainsi l’argument. Dans une petite ville d’Italie, au début du XXe siècle, toute la bonne société en vient à se passionner pour trois nouveaux arrivants : madame Frola, sa fille et son gendre, monsieur Ponza. Mais pourquoi monsieur Ponza interdit-il à madame Frola, pourtant sa belle-mère, de visiter sa femme ? Et pourquoi veut-il aussi que personne ne fréquente madame Frola ? Chez monsieur Agazzi, conseiller de préfecture, commères et curieux se rassemblent pour échanger suppositions, ragots et opinions. Le mystère s’épaissit lorsque Ponza et sa belle-mère donnent des explications totalement contradictoires de ces étranges comportements. Qui dit la vérité ? Tout ce petit monde de notables de province s’agite pour faire la lumière sur la situation. Mais, comme le pense l’ironique monsieur Laudisi, se pourrait-il que la vérité claire et indiscutable n’existe pas ?

Monsieur Laudisi en tout cas trouverait une ample matière pour appuyer ses réflexions dans notre actualité. Sur tous les sujets, la vérité une et indiscutable se dérobe. Et quand elle pourrait éventuellement être à notre disposition, on s’efforce d’effacer les traces, comme on a effacé les vidéos du Stade de France qui auraient sans doute aidé à découvrir les fauteurs de troubles réels et à disculper les malheureux supporters britanniques ! on apprend que les notes du baccalauréat ont été remontées sur pression ou directement par l’administration, ce qui permettra d’annoncer une « belle cuvée » pour le bac 2022 et, accessoirement de limiter les éventuels redoublements. Ce dernier épisode n’a rien d’anecdotique. Jadis, on déployait des efforts considérables pour empêcher la triche aux examens. Aujourd’hui, c’est l’administration elle-même qui triche à grande échelle et délivre des diplômes frauduleux.

On veut bien admettre que le mensonge fait partie de la vie sociale et politique. Mais la société ne peut pas reposer sur le mensonge. Dans son opuscule Sur un prétendu droit de mentir par humanité, Kant, comme Augustin avant lui, soutient que rien, jamais, ne peut nous autoriser à mentir. Jamais, nunquam ! Il existe de bonnes critiques du « purisme » de Kant et notamment celle de Jankélévitch dans son Traité des vertus. Il n’en demeure pas moins que Kant donne un argument qu’on peut difficilement éluder : si on s’autorise à mentir, on ruine du même coup tout fondement des liens sociaux, toute confiance dans la parole donnée et tous les contrats. Quand c’est une administration, qui plus est l’administration de l’Éducation nationale, qui organise le mensonge, il s’agit d’un crime contre la République. On prive les professeurs de toute autorité et on s’étonnera ensuite que l’école aille mal ! Si le cas de l’Éducation nationale était isolé, peut-être pourrait-on imaginer quelque stratagème pour se consoler. Mais il n’en est rien. Le mal est partout, depuis cet employé de l’Élysée qui brutalise des manifestants et dont le coffre-fort disparaît opportunément jusqu’au garde des Sceaux mis en examen et aux conseillers multirécidivistes du conflit d’intérêts. « La politique, c’est comme l’andouillette, ça doit sentir un peu la merde, mais pas trop », disait Édouard Herriot, politicien radical-socialiste qui s’y connaissait. Là, ça pue vraiment beaucoup.

Si une telle attitude de mépris à l’égard de la vérité peut se perpétrer sans provoquer de révolte populaire, peut-être faut-il admettre que le peuple lui-même est corrompu, c’est-à-dire qu’il accepte tout des puissants pourvu que quelques miettes tombent encore de leur table. Mais il existe aussi une explication plus générale. Le relativisme moral a progressivement gagné tous les esprits. Une sorte de nihilisme est devenu l’idéologie dominante. Les théoriciens de la French theory et du « postmodernisme » avaient déjà procédé à la critique de la vérité, lui substituant des « régimes de vérité » variables. Le « génie » de Foucault, Derrida et toute la bande, est d’avoir vu, avant tout le monde, ce qui était en train de s’installer, d’avoir deviné quelle idéologie serait adéquate au mode de production capitaliste dans phase qui s’ouvre dans les années 1970 et surtout après. De même qu’elle s’est approprié le « nous voulons tout, tout de suite, jouir sans entrave et vivre sans temps mort », la classe dominante a balancé aux orties tout ce qui pouvait demeurer de scrupules, de remords nés de l’éducation religieuse ou de l’éthique civile enseignée jadis au tableau noir des écoles, quand il y avait encore des écoles dignes de ce nom.

Quitte à passer pour totalement « démodé », quitte à être ringardisé, je soutiens que la vérité est la valeur clé et que la confiance dans ceux qui sont censés la connaître parce qu’ils ont fait les efforts nécessaires est absolument indispensable, dès lors qu’on se refuse à voir dans le totalitarisme l’avenir de l’humanité. Nous avons besoin que les impostures scientifiques soient inlassablement démasquées, nous avons besoin d’un journalisme d’information aussi objectif que c’est possible et non de journalistes comme ce journaliste de l’Obs qui, il y a quelques années, affirmait qu’on a le droit de mentir quand il s’agit des dictateurs, nous avons besoin de journaux qui ne soient pas de la propagande en faveur du « camp » des neuf propriétaires de 95 % de la presse française. Nous avons besoin d’une école qui transmet des savoirs objectifs et ne se transforme pas en tribunal aux mains des minorités bruyantes qui donnent le ton dans la « société du spectacle ». Nous devons sortir impérativement de ce monde dans lequel « le vrai est un moment du faux » comme le disait Guy Debord.

Le 16 juin 2022

mardi 14 juin 2022

Le sens de l’histoire

Depuis le début de l’époque moderne, l’histoire a été « laïcisée ». Là où on attendait la fin des temps et le salut de l’humanité par le règne de Dieu sur Terre, là où on attendait l’apocalypse, la révélation ultime, on s’est mis à croire que les hommes, guidés par la raison, transformeraient eux-mêmes la Terre en paradis. Le progressisme apparaît comme l’accomplissement de la sotériologie chrétienne. Kant ne s’en cache pas : son « idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique » n’est que la reprise sous une nouvelle forme, conforme à l’esprit des Lumières, de l’espérance chrétienne. Hegel le prolonge et Marx achève le cycle : le communisme, c’est une nouvelle communauté des saints.

Il est facile d’ironiser sur ces philosophies de l’histoire qui ne sont que des téléologies, c’est-à-dire des théologies de l’histoire. Les esprits forts ne se laissent pas attraper par ce piège à gogos ! Mais c’est un peu facile ! Sans l’espérance en des temps meilleurs, quel mobile avons-nous pour agir contre l’injustice de ce monde ? on peut dire : « il y aura toujours des méchants, il y aura toujours du mal dans le monde et nous n’y pouvons rien, il sera toujours ainsi ». Mais si nous n’y pouvons rien, à quoi bon ? Laissons les méchants être méchants, car, quoi que nous fassions, rien ne sera changé. Le consentement au monde tel qu'il est, ce n’est rien d’autre que le consentement au mal. Et ce consentement au mal est un renoncement à notre liberté d’hommes, à notre responsabilité pour le monde. On peut encore être un peu sartrien.

Cependant, dans notre refus du mal, nous pouvons facilement jouer la belle âme. Nous refusons absolument tout compromis avec le mal, nous protestons et tempêtons et exigeons une absolue pureté de nos actions et de celle des autres. Comme le champ des bonnes causes est, hélas, très vaste, nous en choisissons une qui repoussera toutes les autres dans l’ombre, une cause qui nous donnera une fière image de nous-mêmes. Le narcissisme moral est une maladie fort répandue qui affecte de nombreux va-t-en-guerre prêts à se battre « pour leurs valeurs » jusqu’à la dernière goutte du sang des autres. Comme le dit Jankélévitch, le puriste est intransigeant, il est pour la liberté jusqu’au bout, la liberté dut-elle en crever ! Et le narcissisme moral est une des variétés du purisme. À l’inverse, le cynique qui considère que la force fait le droit ouvre grand les bras au mal et nous invite à aimer les méchants. Que la force fasse le droit, ce n’est, comme l’a montré Jean-Jacques Rousseau, qu’un galimatias.

Ces deux attitudes symétriques se renforcent mutuellement et toutes deux escamotent la profonde mixité de la nature humaine. Les bons ne sont jamais tout à fait bons et les méchants sont le plus souvent incapables d’être méchants jusqu’au bout, comme l’avait remarqué mon cher Machiavel. Pour faire le bien, on est toujours plus ou moins amenés à composer avec le mal. Pour faire la paix, qui est un bien, il faut négocier avec ses ennemis — faire la paix avec ses amis est à la portée de tous ! Ajoutons que, si sur le plan individuel subjectif, chacun doit s’efforcer de faire le bien, dans l’histoire, c’est-à-dire sur l’arène politique on ne peut, le plus souvent, que rechercher un moindre mal. Ce qui complique encore le jeu.

Les philosophies de l’histoire qui croient à une sorte de dynamique historique inéluctable, ces philosophies qui ne sont qu’une version plus ou moins remaniée de l’optimisme leibnizien — tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles — nous dispensent d’avoir à assumer nos responsabilités, puisque du mal sort toujours un bien, le mal chez Leibniz n’étant toujours qu’un mal relatif. Les excuses du type « on ne fait pas d’omelette sans casser les oeufs » ont couvert tant de crimes. En vérité l’histoire ne fait rien et ne va nulle part. À chaque étape, nous pouvons toujours choisir entre le meilleur et le pire et le plus souvent nous prenons quelque chemin zigzaguant entre les obstacles. Mais nous devrons être confrontés aux conséquences de nos actes. Les hommes font leur propre histoire. Le malheur est que le sens réel de nos actes nous échappe le plus souvent. Nous croyons faire le meilleur et nous produisons le pire. Nos actes, en effet, s’entremêlent avec les actes de millions et de millions de sujets qui agissent eux aussi selon ce qu’ils croient être le meilleur (au moins le meilleur pour eux) et, contrairement à ce que pensent les philosophes un peu niais du libéralisme, quand chacun agit en ne pensant qu’à lui, c’est généralement le chaos qui en surgit. Car si les hommes font leur propre histoire, le plus souvent ils ne savent pas quelle histoire ils font.

En bref, nous ne pouvons pas, ou plus, croire au sens de l’histoire. Il n’est plus disponible pour nous servir de justification. Mais nous ne sommes pas dispensés pour autant de nous engager, puisque, de toute façon, nous sommes engagés, puisque l’indifférence est encore un choix, le choix pour l’ordre existant. L’espérance en un monde meilleur est un choix moral qui s’impose à nous.

Le 14 juin 2022

lundi 13 juin 2022

Démocratie et élites

En ce lendemain d’élections, la question du rapport entre élites et démocratie s’impose. L’élite est ce qui résulte de notre choix et donc elle est le meilleur. Un élu est un saint qui a mérité le paradis et il fait donc partie de l’élite, des meilleurs. On les appelait « ottimati » dans l’Italie médiévale et renaissante. Les « ottimati », les optimates étaient les meilleurs, comme les aristocrates si l’on préfère l’étymologie grecque à l’étymologie latine. Le suffrage est un moyen de sélectionner l’élite politique – on ne sélectionnerait pas l’élite médicale ni l’élite militaire par le suffrage.

Le problème surgit immédiatement et il est bien connu. L’élection, incarnation du pouvoir de tous, à égalité, produit une inégalité majeure, elle institue la division entre le peuple des égaux et la minorité des « meilleurs » plus égaux que le reste du peuple et détenant le pouvoir politique qui est, en son essence, selon les théories du droit naturel qui fondent la pensée moderne, le pouvoir du peuple qui se fait peuple, du peuple constituant. Ainsi l’élection n’est-elle pas l’expression de la démocratie, mais sa négation ! La seule démocratie acceptable serait la démocratie directe, celle où toutes les décisions seraient prises par l’assemblée du peuple. Le référendum est un reste de la démocratie directe : on n’y choisit pas un homme pour gouverner les autres, on y choisit des lois. Ainsi le 12 juin 2022, en Italie, les citoyens étaient appelés à voter pour ou contre un certain nombre de réformes de la justice. Signe des temps, la participation à cette consultation a été catastrophique.

Cependant, on voit mal comment une société pourrait se passer d’élites à tous les niveaux. De Machiavel à Gramsci en passant par Mosca et Pareto, les penseurs italiens ont fait des élites un de leurs soucis de réflexion politique majeur. Personne ne confierait sa vie à un médecin sans qualification. Pourquoi devrions-nous confier la direction des affaires du pays au premier venu. Le gouvernement de la cuisinière que Lénine appelait de ses vœux ne se réalisa que sous la forme de la dictature du parti, de la dictature des organes dirigeants sur le parti et finalement de la dictature du secrétaire général. En son essence, le léninisme est un élitisme assumé, depuis le célèbre Que faire ? de 1903 : le parti sélectionne ses membres, les forme, pour qu’ils deviennent des militants professionnels. Quiconque a fréquenté les partis qui se réclament du léninisme, trotskistes inclus, sait bien de quoi il s’agit.

Les classes dominantes, quand elles manifestent encore une certaine « conscience de classe », s’attachent à assurer la circulation des élites qu’a très bien analysée Pareto (par exemple dans son Traité de Sociologie Générale¸1917). La généralisation de l’instruction publique n’avait pas seulement pour but de donner l’instruction nécessaire à la future main-d’œuvre. Elle visait aussi à permettre l’ascension des éléments des classes dominées vers les classes dominantes, l’État prenant la place qu’occupait jadis l’Église. Il ne s’agit pas seulement des élites politiques, mais aussi des élites intellectuelles ou des dirigeants d’entreprise. Selon Pareto, les éléments des basses classes viennent ainsi régénérer les hautes classes ! Cette circulation des élites contribue à la paix sociale et à l’intégration des classes dominées au système de leur propre domination !

Machiavel voyait dans la république un système conflictuel, opposant les grands et le peuple. Machiavel ne « croyait » pas à la démocratie directe, tout simplement parce que le peuple a souvent autre chose à faire qu’à s’occuper de politique ! Par contre, il louait fort le suffrage pour choisir les dirigeants. Mais d’un autre côté, ces grands, même élus, sont toujours tentés d’user et d’abuser du pouvoir pour opprimer le peuple. La capacité du peuple à surveiller les gouvernements et à les combattre si nécessaire est alors considérée comme une vertu essentielle de la république. On voit mal comment on pourrait sortir de cette dialectique machiavélienne autrement qu’en songes.

Le problème que nous rencontrons aujourd’hui est que cette dialectique des grands et du peuple ne fonctionne plus. Le peuple ne produit plus ses propres élites, ces ouvriers instruits qui ont longtemps formé l’ossature du vieux mouvement ouvrier. Une des raisons en est la disparition des « ouvriers » au profit des « salariés », des « employés » et des « employables » et avec eux la fin de la culture ouvrière. Mais la classe dominante de son côté a renoncé à organiser la circulation des élites. Le blocage du fameux « ascenseur social » ne signifie rien d’autre. On produit en masse des diplômés mais ce n’est pas la même chose ! L’effondrement dramatique du niveau moyen des bacheliers est un indicateur inquiétant. C’est d’ailleurs particulièrement vrai en France. De Gaulle écrivait : « La véritable école du commandement est donc la culture générale. Par elle, la pensée est mise à même de s’exercer avec ordre, de discerner dans les choses l’essentiel de l’accessoire, d’apercevoir les prolongements et les interférences, bref de s’élever à ce degré ou les ensembles apparaissent sans préjudice des nuances. Pas un illustre capitaine qui n’eût le goût et le sentiment du patrimoine et de l’esprit humain. Au fond des victoires d’Alexandre, on retrouve toujours Aristote. » (1934) Aujourd’hui, on fabrique toutes sortes de nuisibles, des spécialistes en management, en audit, en commerce, mais la culture générale est en voie de disparition.

Nous assistons donc à une véritable extinction progressive des élites dans le même temps où s’éteint tout sens du bien commun et de la simple honnêteté dans l’exercice des charges publiques. Quand on apprend que la hiérarchie de l’Éducations nationale remonte les notes des candidats au baccalauréat sans même en avertir les professeurs correcteurs, dans le seul but d’annoncer que ce bac sera une « bonne cuvée » et surtout que l’on n’aura pas de redoublants à caser à la rentrée, on a un petit aperçu de ce règne des malfrats et tricheurs qui a remplacé l’éthique républicaine.

Le 13 juin 2022

dimanche 12 juin 2022

La démocratie oligarchique

Il est difficile de donner une définition suffisamment précise de la démocratie. Trop vague et trop plein de bonnes intentions ! La vérité est que, sauf en de brefs éclairs de l’histoire, la démocratie n’a toujours été que la couverture plébiscitaire de l’oligarchie. C’était vrai à Athènes où les citoyens influents dirigeaient de fait. C’était non moins vrai dans les meilleures époques de la République romaine — Jules César fut selon le mot de Luciano Canfora un dictateur démocratique. Dans les cités-États italiennes du Moyen âge, ce sont les riches qui usaient de leurs pouvoirs pour manipuler telle ou telle fraction du « popolo ». La démocratie américaine n’a proclamé que l’égalité des égaux, c’est-à-dire les WASP, entérinant dès le commencement l’esclavage. Quiconque connaît un peu l’histoire française sait que notre république fut toujours le lieu où s’affrontèrent les diverses sous-classes de la classe dominante, les classes populaires ne jouant que des pressions qu’elles pouvaient exercer grâce à l’existence de « partis ouvriers ».

Bref, la démocratie réelle n’est pas le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, mais bien un gouvernement du petit nombre avec l’approbation plus ou moins extorquée du grand nombre, à qui il arrive que l’on concède quelques miettes, pourvu que les intérêts du petit nombre des riches soient suffisamment préservés. Que l’on ait le droit dans les « démocraties » de faire des discours flamboyants contre le capitalisme, cela ne change rien à l’affaire. Les bourgeois sont tous capables de faire ce genre d’envolées lyriques. Dans son fameux discours d’Épinay (1971), Mitterrand dénonça « l’argent qui corrompt, l’argent qui achète, l’argent qui écrase, l’argent qui tue, l’argent qui ruine, et l’argent qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes. » Mais cela ne l’empêcha nullement de donner à la France ce « jeune premier ministre » qui fit de « la France qui gagne » (de l’argent) son drapeau, tout en faisant le sale boulot dans la liquidation de la sidérurgie pour le compte de la CEE. N’oublions pas non plus que même la liberté de crier dans le désert n’est pas toujours garantie dans les « démocraties oligarchiques » : les États-Unis ne reculèrent jamais quand il s’agissait de mettre en prison les socialistes antiguerre (comme Eugen Debbs en 1917) ou plus tard les communistes. Cette grande démocratie condamna à mort et exécuta des militants syndicalistes qui manifestaient pour la journée de 8 heures à Chicago en 1886.

Quelque part, Costanzo Preve remarque que jamais les classes dominées ne peuvent devenir des classes dominantes. Les classes dominées donnent leur appui à une partie des classes dominantes — ce fut souvent la petite bourgeoisie intellectuelle qui occupa cette place — mais ne gouvernent jamais en personne. On peut en déduire que la démocratie n’est jamais que de la rhétorique. En voyant dans la démocratie athénienne le règne des beaux parleurs, des spécialistes de la flatterie et des montreurs de marionnettes[1], Platon n’avait peut-être pas tort.

Une autre hypothèse se peut déduire de la lecture de Jean-Jacques Rousseau. Pour que la république soit vraiment l’expression de la volonté générale, il faut rendre les factions impossibles et en premier lieu il faut l’égalité de conditions : que personne ne soit si riche qu’il puisse acheter quelqu’un et que personne ne soit si pauvre qu’il soit obligé de se vendre. La condition de la démocratie est donc une révolution sociale radicale. Qui ne peut pas se faire par la voie « démocratique ».

Comment avancer, donc ? La première chose est de cesser de se laisser éblouir par la rhétorique démocratique dont le principal usage au cours de dernières décennies a été de justifier guerres et destructions : c’est au nom de la démocratie et de la lutte contre le communisme que les États-Unis ont tué deux millions de civils vietnamiens et un million de combattants, toujours au nom de la démocratie, qu’ils ont soutenu Pol Pot contre le Vietnam, au nom de la démocratie qu’ils ont propulsé les talibans, envahi l’Irak, détruit les Libye, etc. Dénoncer sans relâche la « démocratie de la race des seigneurs » et ses valets les montreurs de marionnettes. Du même pas, défendre les droits réels, droits individuels autant que droits sociaux, que seule la lutte et les rapports de force peuvent garantir.

Le 12 juin 2022

 



[1] Voir l’allégorie de la caverne dans La République de Platon.

samedi 11 juin 2022

De la politisation de l’intime

La séparation entre public et privé a été parachevée à l’époque moderne. Elle définit des limites à l’intrusion de l’État dans la vie des individus et dégage une marge d’action : le droit de choisir son occupation, la liberté d’aller et de venir, etc. Le domaine privé n’est pas hors la loi, mais la loi le protège. Or le développement des États modernes remet en cause cette séparation, ne serait-ce que par l’extension infinie du domaine de la surveillance et la multiplication des lois restreignant les libertés individuelles élémentaires. J’ai eu l’occasion de dire ce qu’il fallait en penser dans La longueur de la chaîne, Max Milo, 2011. Il y a un point que je voudrais développer maintenant, celui de la politisation de l’intime.

L’intime ne saurait être confondu avec le privé. Il en est un domaine particulier, celui dans lequel les individus sont entièrement libres de leurs choix tant qu’ils ne mettent pas en cause la liberté des autres. L’intime est opposé à toute forme de publicité et à toute forme de « mise en commun ». On sait combien est liberticide la pose de caméras ou de micros à l’intérieur du domicile privé. Il y a là quelque chose du domaine de l’effraction et même du viol. L’intime a à voir avec ce qui est caché, ce qui ne regarde pas les autres. On se cache pour faire ses besoins et on ne fait pas l’amour en public ! Il y a aussi nécessairement des états de notre conscience que nous voulons taire. Ce plus intérieur qu’est l’intime est la demeure inviolable de l’individu.

Or, chose surprenante, en apparence, l’intime est maintenant exposé aux yeux de tous. La communication téléphonique puis par internet permet déjà cette atteinte à l’intimité. Quand j’envoie une lettre, son destinataire l’ouvre quand bon lui semble et peut même la jeter à la poubelle. Le coup de téléphone est déjà plus intrusif : il me surprend dans n’importe quelle circonstance, il sonne comme un rappel à l’ordre. Tous les dispositifs techniques qui envahissent aujourd’hui notre monde participent de ce que Maurizio Ferraris a appelé « mobilisation totale ». Nous sommes en quelque sorte transplantés sans quitter notre domicile dans ces lieux où l’intimité est réduite au minimum (internats à l’ancienne, chambrées à l’armée). La communication vidéo, si pratique, participe aussi de ce processus global.

Nous n’avons pas besoin d’être soumis au regard de Big brother. Nous avons nous-mêmes entrepris de mettre partout dans notre vie le regard de la « chose » numérique. L’abolition de l’intime touche aussi particulièrement le domaine de la vie sexuelle. Dans La volonté de savoir, Michel Foucault avait bien mis en lumière cette obsession du discours sur la sexualité, cette volonté d’arracher les secrets les plus intimes. Mais ce qui était jadis circonscrit au confessionnal (« mon père, pardonnez-moi d’avoir eu des pensées ou des actes impurs, seul ou avec d’autres ») est maintenant une obligation presque civique. Il y a déjà pas mal de temps, on a incité les homosexuels à faire leur « coming out ». C’est déjà de la préhistoire. Les « pratiques » sont devenues des « orientations » sexuelles qui permettent de faire entrer les individus dans la cage d’acier de la sexualité moderne, normalisée, validée par l’instance « psy ». LGBTQNA++, voilà la loi et les prophètes ! Il y a là une disciplinarisation du sexe qui dépasse tout ce que les époques antérieures avaient pu imaginer. L’intime n’existe plus, car ne pas vouloir confesser sa binarité, c’est cacher un secret ! L’apologie du « trans » dès l’école et l’autorisation donnée d’entamer la transition des enfants (sous contrôle psy évidemment !) s’inscrit dans une vaste offensive contre la sexualité elle-même (« Faut-il en finir avec le sexe ? ») ou, à tout le moins, sa mise au pas.

C’est ainsi que le discours du nouveau sexe, pardon, du « genre », a envahi l’espace public au point de le saturer. On peut sans rire demander l’inscription dans la constitution du droit de chaque individu à déclarer, quand bon lui semble, son changement de genre. Qu’un homme politique, jadis réputé sérieux, ait pu se prononcer pour une revendication aussi inepte en dit long sur l’état de décomposition sociale et morale de notre société. Une candidate aux élections législatives, ancienne candidate à la présidentielle, a demandé qu’une loi établisse la répartition des tâches ménagères à l’intérieur du couple.

Il serait utile de « désexualiser » le discours public, c’est-à-dire de réduire la place qu’on a donnée à ces questions qui ressortissent à l’intimité. Chacun fait ce qu’il veut, chacun prend son plaisir comme bon lui semble, mais évidemment cela ne regarde ni les lecteurs de journaux, ni les politiciens. Ne regardent l’ordre politique que la législation du droit civil (droit du mariage, droit de la nationalité, etc.) et la protection de l’enfance. Deux exigences donc : qu’on en finisse avec le sociétal qui ne sert qu’à évacuer du débat politique les questions sociales majeures. Qu’on rétablisse la valeur et la protection de l’intime.

Le 11 juin 2022

vendredi 10 juin 2022

Gramsci et la démocratie

Dans un passage des Cahiers de prison (Q9.§69) qui s’inscrit dans les réflexions sur Machiavel, Gramsci écrit :

(Nombre et qualité dans les régimes représentatifs). L’un des clichés les plus banals que l’on répète contre le système électif de formation des organes de l’État est que « le nombre y est la loi suprême » et que « l’opinion de n’importe quel imbécile sachant écrire (et même d’un analphabète, dans certains pays) est valable pour déterminer le cours politique de l’État », (Les formulations sont nombreuses, certaines même plus heureuses que celle citée, qui est de Mario da Silva, dans la « Critica Fascista » du 15 août 1932, mais le contenu est toujours le même). Il n’est certainement pas vrai que les chiffres sont la loi suprême ni que le poids de l’opinion de chaque électeur est « exactement » égal. Les nombres, encore une fois, ne sont qu’une valeur instrumentale, donnant une mesure et un rapport et rien de plus. Et que mesure-t-on alors ? On mesure précisément l’efficacité et la capacité d’expansion et de persuasion des opinions du petit nombre, des minorités actives, des élites, de l’avant-garde, etc. etc., c’est-à-dire leur rationalité ou leur historicité ou leur fonctionnalité concrète. Cela signifie également qu’il n’est pas vrai que le poids des opinions des individus est exactement égal. Les idées et les opinions ne naissent pas spontanément dans le cerveau de chaque individu : elles avaient un centre d’irradiation et de diffusion, un groupe d’hommes ou même un homme isolé qui les élaborait et les présentait sous leur forme politique actuelle. Le nombre de « votes » est la manifestation finale d’un long processus dans lequel la plus grande influence appartient à ceux qui « consacrent leurs meilleures forces à l’État et à la nation » (quand ils le font). Si ces prétendus optimistes, malgré les forces matérielles illimitées qu'ils possèdent, n’ont pas le consentement des majorités, ils doivent être jugés ineptes et non représentatifs des intérêts « nationaux », qui ne peuvent que prévaloir pour induire les volontés dans une direction plutôt qu’une autre. Malheureusement, chacun est enclin à confondre son intérêt particulier avec l’intérêt national et trouve donc horrible que ce soit la « loi du nombre » qui décide.

Il y a dans ce passage de Gramsci une bonne dose d’ironie, notamment quand il parle des hommes « consacrent leurs meilleures forces à l’État et à la nation ». L’enthousiasme ou le désappointement à l’égard des élections sont renvoyés dos à dos. Car les élections ne décident de rien. Elles ne font que traduire en nombres l’activité des « minorités actives », celles qui contribuent à faire naître certaines idées dans les cervelles des citoyens.

Si on revient une minute à la situation française, au moment où ces lignes sont écrites, c’est-à-dire à la veille d’élections indécises, il est bon de méditer Gramsci. Le résultat des élections est la mesure de l’activité des divers groupes politiques et donc des diverses fractions de classes sociales. Les « combines » n’y feront rien. L’important, ce sont les idées qui se sont emparées des masses… ou les ont laissées indifférentes. Les sondages nous donnent, au coude à coude, deux groupes à 28 % chacun sur une base électorale très réduite, puisque plus de la moitié des électeurs potentiels ont l’intention de rester chez eux. Bref, en gros le vainqueur pourra se prévaloir du soutien du quart de la moitié des citoyens ! voilà qui indique assez clairement l’état des pensées, par-delà tout fétichisme électoral.

Ce qui est dramatiquement absent, c’est le travail de fond par lequel se forge une conscience politique. La démocratie athénienne était le régime de citoyens qui se rendaient massivement aux assemblées, qui participaient à toutes sortes de comités de dème, notamment sur le plan judiciaire, et qui se cultivaient en se rendant au théâtre pour assister aux représentations de Sophocle ou d’Aristophane. Sous les républiques précédant l’actuelle, les partis dits « ouvriers » avaient d’innombrables relais, du bistrot du coin jusqu’aux associations d’éducation populaire en passant par les clubs sportifs et les philharmonies. Plus rien de tout cela n’existe. Les « loisirs » ont tout absorbé.

Gramsci faisait du parti (le sien, le parti communiste) le « prince » machiavélien dont a besoin la classe ouvrière. Mais ce devait être un parti de masse, occupant toutes les casemates du pouvoir. C’est en suivant Gramsci, qu’après la Libération, le PCI s’est efforcé d’ouvrir un local communiste près de chaque église ! Aujourd’hui, le « prince » est aux abonnés absents. Mais ne nous y trompons : sans la reconstruction d’une forte conscience politique populaire, sans les institutions de cette conscience politique, nous aurons des aventures césaristes sans lendemain et l’éclatement du peuple en une plèbe mendiant le soutien de tel ou tel parrain.

Le 10 juin 2022

jeudi 9 juin 2022

Pourquoi être « du côté » des pauvres et des opprimés ?

Si on admet qu’il n’y a pas de « lois de l’histoire » et encore moins de « sujet révolutionnaire » (il faudrait revenir sur le « sujet révolutionnaire », car le vrai sujet révolutionnaire est la marchandise), alors quelles raisons demeurent pour prendre le parti des plus pauvres, des opprimés et des exploités ? Quelles raisons demeurent pour lutter contre le capitalisme et défendre l’avènement d’une société « socialiste » ?

Une première raison pourrait être que l’irrationalité du mode de production capitaliste le condamne à terme : le capital détruit les deux sources de la richesse qui sont la Terre et le travail. Cette affirmation de Marx trouve à notre époque des confirmations dramatiques et l’idée que l’avenir même de l’humanité est en jeu si nous continuons la course folle au développement des « forces productives » est aujourd’hui très largement partagée. Cependant cet argument rencontre au moins trois objections.

La première de ces objections est que le mode de production capitaliste a montré des ressources souvent insoupçonnées pour se tirer d’un mauvais, même si le prix à payer en fut lourd. Le « réchauffement climatique », par exemple pourrait être aubaine : de nouvelles routes maritimes s’ouvriraient par le Pôle Nord, les immenses surfaces de la Sibérie pourraient être cultivées ce qui compenserait la transformation des régions tropicales et équatoriales en déserts brûlants. On peut aussi imaginer que la très hypothétique maîtrise de la fusion nucléaire donnerait au capital l’envol pour une nouvelle phase d’accumulation. On pourrait aussi remplacer l’agriculture par le chimie et subvenir aux besoins d’une vaste population. Et ainsi de suite. Bref, le mode de production capitaliste ne tombera jamais de lui-même en vertu d’on ne sait trop quelle justice immanente.

La deuxième objection tient en ceci : un gouvernement autoritaire mondialisé pourrait être une solution aux menaces qui pèsent sur la planète. C’était la thèse soutenue par l’un des maîtres à penser de l’écologie radicale, Hans Jonas. Le gouvernement chinois a montré son aptitude à engager « la transition énergétique », selon ses propres modalités. Pour tous les gouvernements du monde, l’épidémie de Covid 19 fut une sorte d’exercice grandeur nature sur la manière de contrôler les populations.

Le troisième objection est que les motivations purement rationnelles sont tout à fait insuffisantes. L’irrationalité du système est un argument peu parlant pour l’immense majorité des gens qui se débattent dans les difficultés, parfois au ras de la survie. Les classes moyennes cultivées peuvent être sensibles à ce genre d’argument, mais l’accord théorique a du mal à entraîner un militantisme pratique décidé !

Il ne reste donc pour choisir « le camp des pauvres et des opprimés » que des raisons morales. L’indignation que provoque l’injustice est un puissant moteur politique. La guerre des paysans en Allemagne, menée par Thomas Münzer combina la révolte intellectuelle de ce disciple désobéissant de Martin Luther et la révolte élémentaire des paysans plongés dans la misère par la cupidité des seigneurs. Si on suit l’itinéraire du jeune Marx, on peut voir que ce n’est pas l’analyse du mode de production capitaliste qui le conduit au communisme, mais la solidarité avec les pauvres qui se heurtent aux lois iniques contre le ramassage du bois. L’analyse théorique, « froide », vient pour donner des armes intellectuelles à un choix moral et politique antérieur. Les marxistes qui affirment qu’ils ne combattent pas le capitalisme pour des raisons morales sont soit des bravaches, soit des imbéciles. À moins que cela n’explique pourquoi tant de jeunes « marxistes » deviennent des vieux bourgeois satisfaits.

Le Capital et le Sermon sur la montagne, voilà deux bonnes raisons d’être « socialiste » ou « communiste ». Voilà qui nous rappelle « la force de la morale » (pour reprendre le titre du livre écrit avec Marie-Pierre Frondziak).

Le 9 juin 2022

 

mercredi 8 juin 2022

Détruire les illusions

Le constat que seul le travail vivant produit de la survaleur et que, par conséquent, le capital ne peut poursuivre son accumulation que s’il trouve de nouveaux secteurs de production pour embrigader ces forces de travail dans la grande machinerie du capital, c’est une chose. Il faudrait avoir les yeux bouchés pour ne pas le voir. Toute l’analyse du procès de production capitaliste et de ses contradictions, telle qu’on la trouve dans le Capital et les divers manuscrits qui l’accompagnent (livre II et III, Grundrisse), toute cette analyse est profondément vraie et parfaitement « scientifique » si on tient à ce qualificatif un peu dévalué de nos jours.

Faut-il déduire de cela une « mission historique » du prolétariat, devenu « sujet » de l’histoire ? C’est une autre affaire. Marx d’ailleurs est très évasif sur ces questions. L’idée que l’on retrouve dans Le Capital est que « les producteurs associés », c’est-à-dire tous ceux, du directeur au balayeur, qui jouent un rôle nécessaire dans la production vont prendre en charge la direction du processus. Le socialisme (ou communisme phase I) est pour Marx une sorte de coopérative des coopératives de production. Il y a dans cette vision une dimension clairement proudhonienne qui s’appuie sur ce qu’est la classe ouvrière encore dans les années 1870, une classe d’individus tout juste sortis de l’artisanat et qui aspirent à reprendre le contrôle de leurs instruments de travail. Ainsi que Marx le dit, il s’agit de rétablir la propriété individuelle sur la base des acquêts de la socialisation opérée par le mode de production capitaliste ! S’il faut un État, pour Marx, ce sera seulement un État qui protège ce processus d’« expropriation des expropriateurs » et de passage aux « producteurs associés », un État dont la fonction essentielle sera de briser la résistance des anciennes classes dirigeantes. C’est toute cette perspective historique qui s’est effondrée, il y a longtemps en fait, au moins depuis 1914. Preve que la saignée que fut la répression de la Commune de Paris est ce qui a rendu obsolète la perspective « scientifique utopique » de Marx, définie avant 1867. Et de fait, dans les dernières années de sa vie, Marx va admettre la possibilité d’une transition parlementaire pacifique au socialisme. Dans une lettre à Niewenhuis de 1881 sur la Commune, Marx écrit : « Mais, abstraction faite de ce qu’il s’agissait d’un simple soulèvement d’une ville dans des conditions exceptionnelles, la majorité de la Commune n’était pas socialiste, et ne pouvait pas l’être. Avec une faible dose de bon sens, elle aurait pu néanmoins obtenir avec Versailles un compromis utile à toute la masse du peuple, seule chose qu’il était possible d’atteindre à ce moment-là. En mettant simplement la main sur la Banque de France, elle aurait pu effrayer les Versaillais et mettre fin à leurs fanfaronnades. » Rechercher un compromis utile à la masse du peuple, voilà l’orientation de Marx dix ans après l’écrasement de la Commune et c’est vraiment très loin de ce qui va fleurir sous le nom de « marxisme révolutionnaire » ou de « marxisme léninisme ».

La classe ouvrière moderne ne ressemble plus du tout à la classe ouvrière de l’époque de Marx, ni même à celle du soulèvement gréviste de 1936. À la classe indisciplinée que formait le prolétariat parisien a succédé une classe disciplinée par le taylorisme (ce dont Lénine se félicitait) et par le syndicalisme qui voyait dans la discipline de la classe ouvrière la condition de sa force. À une classe nettement séparée de la classe dominante a succédé une classe qui se distingue de moins en moins des autres classes de la société tant par le mode de vie (consommation, congés payés, télévision, etc.) que par les ambitions. Le « welfare » a bien été un puissant facteur d’intégration de la classe ouvrière. Cette classe qui ne vit que de la vente de sa force de travail s’est à la fois homogénéisée et diversifiée. Les « cols blancs » et les « cols bleus » se sont rapprochés par l’utilisation des technologies informatiques dans toute une série de domaines. Même les métiers du bâtiment ou des travaux publics qui restent de métiers usants et où les ouvriers sont confrontés aux intempéries, les machines ont considérablement diminué le besoin de force physique humaine. Dans le même temps se sont multipliés les « emplois de service », souvent précaires et très mal payés. Le « travail à façon » s’y développe et produit un « précariat » dont la condition ressemble à celle des canuts au début du XIXsiècle. Les chauffeurs-livreurs louent le camion avec lequel ils effectuent les livraisons pour le compte des sociétés vendant via l’internet. Les cyclistes de Deliveroo pédalent sur leur propre vélo pour une misère et se font concurrence. Ils sont tous des prolétaires, mais des prolétaires qui ne parviennent que difficilement à se forger une « conscience de classe ».

Les vieilles notions de « partis-ouvriers » ou même de « partis ouvriers bourgeois » (pour reprendre une catégorie léniniste) sont obsolètes. Ni ce qui reste des partis socialistes, ni les bouts des PC éparpillés « façon puzzle » ne forment des partis « ouvriers » et moins encore les épaves du trotskisme qui survivent tant bien mal sans aucune perspective réelle. Tous les partis sans exception sont des formations « bourgeoises », c’est-à-dire des formations des classes intellectuelles en vue d’intégrer les classes populaires au fonctionnement de ce que, par habitude, nous appelons encore « démocratie ». Mais, comme l’a montré Christophe Guilluy, ces classes ont commencé à faire sécession, à sortir du rôle d’appoint qu’on veut leur faire jouer.

Que faire, me demandera-t-on ? En fait, rien ! Car ce n’est pas aux intellectuels ou aux politiques professionnels de « faire » les choses. Le peuple trouvera seul les voies et les moyens de l’action, quand la situation l’exigera. En attendant, nous ne pouvons que pelleter pour nous débarrasser des immondices rejetées par la décomposition du vieux monde.

Le 8 juin 2022.

 

 

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...