samedi 2 juillet 2022

« L’État est le plus froid des monstres froids »

L’État, c’est le plus froid des monstres froids » dit Nietzsche[1]. Cette affirmation fameuse du Zarathoustra ne devrait pas étonner les lecteurs des philosophes modernes. C’est Hobbes qui le premier compare l’État à un monstre, en l’occurrence un monstre marin, le Léviathan, monstre biblique dont le livre de Job nous dit : « (2) Nul n'est assez hardi pour provoquer Léviathan: qui donc oserait me résister en face? (3) Qui m'a obligé, pour que j'aie à lui rendre? Tout ce qui est sous le ciel est à moi. (4) Je ne veux pas taire ses membres, sa force, l'harmonie de sa structure. (5) Qui jamais a soulevé le bord de sa cuirasse? Qui a franchi la double ligne de son râtelier? (6) Qui a ouvert les portes de sa gueule? Autour de ses dents habite la terreur. » Pour accomplir sa fonction, l’État doit inspirer la crainte, soutient Hobbes.

Mais l’idée est plus ancienne. Machiavel est l’un des premiers à exiger que l’on regarde l’ordre politique sans fioritures et que l’on comprenne que la vertu politique n’a pas grand-chose à voir avec les vertus chrétiennes… Le Prince expose la vérité effective de la chose : pour conquérir et conserver « ses États », le prince doit être prêt à renier sa parole, à mentir, à être autant cruel que fourbe, etc. Celui qui recherche le bien doit s’écarter de la politique, dit Machiavel à ceux qui veulent bien le lire.

La raison autant que l’expérience ne peuvent que nous conforter dans cette vision pessimiste de l’État – un pessimiste est un optimiste bien informé. Qui a appris un peu d’histoire de France, de cette bonne vieille histoire récit « à l’ancienne » a appris que les grands hommes de notre histoire n’ont pas reculé devant le mal. Philippe Auguste que l’on tient parfois pour le véritable « père de la nation française » (il est le premier à écrire « roi de France » et non plus « roi des Francs ») a mis en œuvre à peu près tous les stratagèmes énoncés par Machiavel. Et multiplié par quatre la surface du domaine royal. Louis XI (voir le livre que lui a consacré Murray Kendall), Henri IV, Richelieu, Louis XIV, etc.  lequel pourrait venir contredire la leçon du secrétaire de la chancellerie de Florence ? Traître, menteur, comploteur et impitoyable contre ses ennemis, ce tartuffe de Frédéric II de Prusse a pourtant eu l’audace d’écrire un « Anti-Machiavel » !

Il n’est pas besoin d’attendre l’émergence de ce qu’on appelle « États totalitaires » pour comprendre que l’État un monstre dépourvu de sentiments !

Pourtant, cette méfiance à l’égard de l’État, si largement partagée, est suspecte. L’État monstre froid, ce peut évidemment être l’État instrument de domination d’une caste sur la masse du peuple, l’État que Proudhon définit ainsi :

Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni titre, ni la science, ni la vertu…

Être gouverné, c’est être à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé.

C’est sous prétexte d’utilité publique et au nom de l’intérêt général être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre réclamation, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré.

Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale ! Et qu’il y a parmi nous des démocrates qui prétendent que le gouvernement a du bon ; des socialistes qui soutiennent, au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, cette ignominie ; des prolétaires qui posent leur candidature à la présidence la République ![2]

Le mépris et la haine des anarchistes à l’endroit de l’État sont bien connus. Pourtant, il y a une autre critique de l’État, précisément celle de Nietzsche, une critique qui ne se place pas du point de vue des gouvernés contre les gouvernants, mais une critique qui se place du point de vue aristocratique – Domenico Losurdo qualifié justement Nietzsche comme « rebelle aristocratique ». Quand Nietzsche dénonce l’État moderne, il ne dénonce pas la domination, mais bien plutôt une domination qui échappe à l’aristocratie, aux forts, pour passer entre les mains d’une bureaucratie qui prend en compte les intérêts de la  « plèbe », de la masse des faibles qui utilisent la loi et le droit comme instrument de leur ressentiment contre ce qui est vraiment noble.

Bien qu’elles semblent converger dans leur expression, ces deux critiques de l’État partent de présuppositions radicalement opposées. La première critique l’État comme instrument de domination en général, la seconde met en cause l’État comme ce qui met un terme aux dominations traditionnelles – sur la théorie de la domination, on ne peut que renvoyer encore à l’excellent Max Weber, dont les écrits sur ce sujet ont été rassemblés en un volume aux éditions de La Découverte.

Que l’État soit un monstre, l’idée en est exposée sans fard par Hobbes. Le Léviathan, figure du grand corps artificiel chargé d’assurer la paix civile entre les citoyens, est un monstre. Mais ce monstre, créé par les hommes eux-mêmes est nécessaire : sans une puissance assez grande pour terroriser quiconque enfreindrait le pacte social, tous les contrats seraient seulement des engagements verbaux, sans aucune valeur réelle et les hommes seraient de fait condamnés à vivre sous l’état de guerre tel que Hobbes le définit, c’est-à-dire la guerre de chacun contre chacun. On peut critiquer les outrances rhétoriques de Hobbes, refuser sa conception de l’État qui exclut toute liberté de conscience et soumet la vérité au pouvoir souverain. Il serait tout de même utile de lire Hobbes sérieusement et d’en finir avec les caricatures : Hobbes défend le droit, l’État de droit et la liberté de la pensée philosophique.

On doit cependant lui reconnaître un certain réalisme : tout État, même le plus démocratique dispose du droit de vie et de mort sur ses propres citoyens puisqu’il dispose, selon l’expression de Max Weber, du monopole de la violence légitime, notamment il peut déclarer la guerre et instaurer l’état d’exception. Quand on apprend ou feint d’apprendre que les présidents français donnent régulièrement l’ordre d’exécuter (clandestinement) des individus considérés comme « ennemis », on voit bien que personne ne gouverne innocemment.

Ajoutons que l’État, au sens moderne, est bien un monstre froid. Loin des principes archaïques des dominations féodales, fondées sur l’honneur et le courage, les vertus de la naissance, l’État moderne repose sur la gestion rationnelle du gouvernement des hommes, et place au premier rang non les guerriers, mais les bureaucrates. Quand Richelieu interdit les duels, ce n’est pas anecdotique : les passions guerrières doivent céder le pas à l’ordre politique rationnel dont l’absolutisme royal fut la première forme. Privés du droit de dégainer leur épée à tout moment et de régler eux-mêmes leurs différends, les nobles sont progressivement refoulés dans le statut commun et vont bientôt se confondre avec le Tiers état. Ils vont se lancer dans les affaires…

Autrement dit, l’instauration de l’État moderne, le Léviathan hobbesien, dont les monarchies absolues sont des formes particulièrement efficaces, correspond à une pacification globale de la société (au moins sur le plan intérieur) et à la prise en compte des intérêts des classes subalternes productives face aux classes dominantes devenues plus ou moins parasitaires. Ce double processus est rendu possible parce que l’État est désormais assez fort pour se faire respecter même des puissants – c’est une question de Machiavel avait également soulevée en son temps. Mais le deuxième aspect, au moins aussi important, est que le développement de la bureaucratie rend moins prégnantes les relations personnelles, diminue le rôle du charisme des chefs ou le recours à la bonté et à la libéralité des dirigeants et cette froideur nouvelle des relations entre pouvoirs et sujets commence à rendre possibles une certaine objectivité et une certaine impartialité, qui sont les deux conditions fondamentales de l’État de droit.

Par conséquent, la caractérisation nietzschéenne de l’État si elle n’est pas fausse, prise en elle-même, n’est pas aussi connotée péjorativement qu’on aurait pu le penser. Après tout, il vaut mieux avoir affaire à un monstre froid plutôt qu’à un monstre chaud !

Il reste que la puissance du monstre doit être contrôlée et que la question reste posée de savoir si l’on peut « chevaucher le tigre ». Parce qu’ils croient impossible cette domestication du monstre, les anarchistes prônent sa destruction pure et simple. Et l’on pourrait être tenté de leur donner raison. À l’époque contemporaine, la puissance étatique s’est infiltrée dans tous les pores de la société. Les individus n’ont jamais été autant soumis à la surveillance étatique, qui peut se déployer apparemment sans limites grâce aux techniques modernes. La puissance effective des dirigeants des États démocratiques modernes est sans commune mesure avec celle des plus absolus des monarques de l’époque de la poste à cheval et de la guerre avec des arquebuses. La mise en œuvre de « l’état d’urgence », la suspension des libertés les plus élémentaires dans nos États « démocratiques » (sic) nous ont montré de quoi l’État est capable. Et ce n’était qu’un début. Le contrôle des citoyens par la machinerie bureaucratique est en voie de prendre des dimensions encore plus effrayantes que le monstre auquel Job fit face.

Cependant, l’expérience montre que la puissance de la multitude déchaînée, en l’absence d’un pouvoir d’État, peut être aussi effrayante que la puissance de l’État-Léviathan. Si la multitude doit craindre l’État, chacun d’entre nous doit craindre la multitude. À ceci près, et ce n’est pas négligeable, que la terreur que peut faire régner la multitude est généralement brève et laisse place, le plus souvent à la tyrannie ordinaire, ainsi que Platon nous en avertissait déjà. Le démos déchainé accouche du pire des régimes, la tyrannie qui est par excellence le régime parricide, celui qui met à mort ses parents.

L’espèce d’angélisme sur lequel repose l’anarchisme n’est que le revers, le renversement comme dans une chambre noire, de l’état de nature hobbesien. Un poète anarchiste disait : « l’anarchie, c’est l’ordre moins le pouvoir ». Mais cet ordre spontané n’est-il pas encore plus terrifiant que l’ordre imposé par la puissance de l’État. Dans la communauté qui se gouverne elle-même parce qu’elle n’a plus besoin de gouvernement, l’ordre demeure parce que chacun devient gouvernant, parce que chacun espionne, censure,  prêche et contrôle son voisin. Et malheur à celui qui ne suit pas cet ordre sans pouvoir ! Les fourmis n’ont pas besoin de pouvoir politique (la désignation de la reproductrice par le nom de « reine » n’est qu’un mauvais anthropomorphisme), mais les hommes ne sont pas des fourmis.

En réalité, il faudrait peut-être s’arrêter de parler de l’État en général pour s'intéresser à ses expressions pratiques singulières. L’indifférence à la forme du gouvernement doit être mise en examen. L’intérêt immense de Hobbes, c’est que, parmi les premiers, il a montré que l’essence de tout pouvoir était démocratique : le pouvoir procède du peuple. Mais c’est pour abandonner aussi cette idée : démocratiquement, le peuple s’est dessaisi de son pouvoir au profit d’un souverain qui le tient en respect ! C’est sur ce point que porte l’attaque de Rousseau. Mais Rousseau, lui aussi, après avoir défini l’idéal démocratique comme seul pouvoir politique légitime, avoue que des dieux se gouverneraient démocratiquement, mais que ce n’est guère un gouvernement fait pour les hommes.

Le problème est que le pouvoir doit être obéi et que les citoyens doivent être protégés contre les abus du pouvoir, y compris contre les abus du pouvoir du peuple. Le pouvoir doit être obéi et il a besoin d’un corps d’hommes en armes, la police. Mais la police ne peut observer en toutes circonstances le code de procédure pénale ; il lui faut des indicateurs et quelques petits arrangements avec les truands et bien vite la frontière entre les forces de l’ordre et les forces du désordre devient floue. Nous apprécions que les policiers espionnent les terroristes et les apprentis terroristes, mais nous leur donnons par la même occasion l’autorisation et même le devoir d’espionner tout le monde. Qui peut garder les gardiens ?

C’est précisément à cette contradiction, dont ni Hobbes ni Rousseau ni les adversaires de l’État ne peuvent sortir, que prétend répondre la conception républicaine. La séparation des pouvoirs et le contrôle des « grands » par le peuple sont les moyens imaginés par les penseurs républicains (de Machiavel à Montesquieu et Kant) pour faire en sorte que le pouvoir arrête le pouvoir et que soient garanties tout à la fois la liberté des citoyens et l’obéissance aux lois. Mais la meilleure des républiques ne peut pas éviter que les voyous et les hommes politiques mal intentionnés ne viennent troubler le bel ordre théorique. La question est de savoir quel quantité de désordre nous sommes prêts à tolérer pour conserver notre liberté et jusqu’à quel point la préservation de la vie est plus importante que la liberté.

En conclusion, si l’État est bien un monstre froid, il n’existe que parce que les hommes ne sont pas des dieux et ne suivent pas toujours la droite raison : soumis à leurs passions, ils doivent être contraints de respecter les règles de l’ordre social, si l’on veut que la vie humaine continue. Dans le livre de Job, il est dit qu’on ne péchera pas le Léviathan avec un hameçon. Il est cependant possible de le domestiquer et éventuellement de lui résister. Et qu’il s’agisse d’un monstre froid n’est pas très gênant. Le citoyen doit obéir et non aimer l’État, ainsi que le disait Alain. Méfions-nous des États « bienveillants » !

Le 2 juillet 2022.

 



[1] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, « La nouvelle idole ». Œuvres II, collection « Bouquins, Robert Laffont, p.320.

[2] P-J Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Garnier Frères, 1851, p.341

vendredi 1 juillet 2022

Du futur

Voici une pensée de Pascal :

47 –– Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous rappelons le passé ; nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.

Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin.

Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais mais espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. (Pensées, L47-B172)

On pourrait se dispenser de commenter, tant tout cela est dit avec précision. L’obsession du futur nous empêche d’être heureux. Nous espérons et à peine espérons-nous que nous craignons que nos espérances ne soient jamais satisfaites. Craignons-nous et nous voilà espérant que nos craintes ne soient vaines. Fluctuation de l’âme, dit Spinoza. Derrière ces fluctuations incessantes, il n’y a rien d’autre que l’angoisse de la mort, l’angoisse de l’abolition du temps.  On me dira que la mort n’abolit que notre temps et pas le temps en général. Le mort « a fait son temps », dit-on. Mais ce n’est pas exact : il n’y a pas d’autre temps que le temps que chacun de nous vit : l’ego est le fondement ultime de la conscience de la temporalité. Il faudrait se débarrasser de la crainte et de l’espérance, deux affects contraires et contrariants. Mais ce n’est guère possible : dès qu’on entreprend quoi que ce soit, on espère arriver au but ! Pour être serein, il faudrait donc devenir indifférent au futur, c’est-à-dire au fond atteindre l’état de celui qui est mort. Le nirvana, ce grand sommeil sans rêve que cherche la sagesse bouddhiste, cette paix éternelle, nous finissons tous par l’atteindre, six pieds sous terre ou réduits en cendres selon les habitudes de l’époque.

Nos angoisses du futur se combinent avec celles du passé. Nous ne pouvons rien au passé, nous ne pouvons pas faire marche arrière dans le temps comme nous faisons marche arrière dans l’espace. Le passé est passé et les regrets sont bien vains. Je regrette d’avoir fait X : mais à quoi peuvent servir ces regrets puisque le « avoir fait X » est maintenant entré dans l’éternité du passé ? Un célibataire et un divorcé diffèrent en ceci que le second a été marié et pas le premier. Si le divorce défait le lien juridique du mariage, il n’abolit pas l’avoir été. Quand nous prenons un peu de recul, d’ailleurs, nous pouvons facilement nous rendre compte que les actions passées que nous regrettons ne sont que très rarement gravissimes. Les occasions de nous tromper n’ont jamais manqué et si nous nous sommes souvent trompés, nous avons tout de même réussi pas mal de choses. Exercice spirituel classique dans le stoïcisme : prendre de la distance et comprendre que notre passé est maintenant de l’ordre du fatum et que la sagesse commence avec le consentement au destin.

Mais si le passé importe, c’est parce que nous le consultons pour essayer de discerner l’avenir. Machiavel conseille au prince l’étude de l’histoire comme science des humeurs des hommes et comme ensemble de leçons qui permettent de déterminer les meilleures options au moment où nous choisissons d’agir dans telle ou telle direction. Mais nous sommes si orgueilleux que nous croyons que le futur est à notre disposition et que l’étude du passé nous permettra de déterminer le cours des événements. Abattez ce cuider, comme dirait Montaigne ! Aristote et Épicure se rejoignent sur un point (au moins, car il y en a d’autres) : les futurs sont contingents. Le futur n’est jamais contenu dans le passé, même si, après coup, nous allons trouver de bonnes explications, de bonnes raisons, pour croire que ce qui est arrivé était prédéterminé.

Agir soit, mais sans exiger que le futur honore nos engagements comme le créancier croit que le débiteur honorera ses échéances. Et si nous fuyons le présent parce que, comme le dit Pascal, la vue du présent nous blesse, nous pouvons changer nos lunettes et regarder le présent pour ce qu’il est vraiment, notre pleine présence au monde, dont les douleurs elles-mêmes sont la manifestation de notre puissance d’exister.

Le 1er juillet 2022

 

mercredi 29 juin 2022

De la pourriture

La décomposition des matières organiques sous l’effet de bactéries produit des odeurs qui, normalement, nous révulsent, jusqu’à la nausée. D’abord propre aux végétaux, le terme de pourriture peut aussi s’appliquer aux animaux, qu’on appelle alors charognes. Baudelaire a laissé sur le sujet un étonnant poème, intitulé « Une charogne » :

« Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons. »

Je laisse la suite au lecteur. Quand je m’intéresse à l’actualité politique en général, ce qui inclut aussi les diverses formes de la vie sociale, je ne peux m’empêcher de prononcer intérieurement le mot de « pourriture » ou de « charogne ». C’est que les turpitudes de la vie publique appellent ce qualificatif. Nos « élites » actuelles ne font sans doute pas pire que les anciennes. Prise illégale d’intérêt, abus de pouvoir, concussion, confusion du bien public et de leur bien propre, etc. Tout cela, notre histoire en garde des traces. Il y a cependant une différence : il valait mieux jadis garder le secret sur tous ces petits à-côtés peu ragoûtants. Dévoilé, le secret devenait un scandale : qu’on songe à l’affaire de Panama ou l’affaire Stavisky. Aujourd’hui, le secret n’est plus de mise. Réseaux sociaux aidant, on sait tout, tout de suite. Ou presque. Mais cela n’a plus aucune portée. La vente d’Alstom à GE, l’affaire Benalla, les petites combines d’un président de l’Assemblée, tout cela n’a aucune importance. Le pourri et vendu peut dire tranquillement et avec l’arrogance d’un gamin un peu voyou « qu’ils viennent me chercher ». L’abolition du secret et le fait d’assumer fièrement ses propres turpitudes ne marquent pas un progrès de la franchise et de la « transparence » (comme on dit aujourd’hui), mais bien plutôt un véritable effondrement du « surmoi ». « Jouir sans entrave et vivre sans temps morts », proclamaient les plus décomposés des gauchistes soixante-huitards — VLR, dont faisait partie Roland Castro, devenu un temps architecte de cour, mitterrandiste puis macroniste. Les mots d’ordre de VLR sont devenus ceux des élites dirigeantes. Pour elles, il est interdit d’interdire !

En 1973, le réalisateur italien Marco Ferreri présentait en compétition à Cannes La grande bouffe, un film qui fit scandale, joué par des acteurs excellents : quatre hommes décident de se suicider en mangeant. Parabole sur la « société de consommation », on voit presque ces hommes pourrir sous nos yeux au terme de leur « séminaire gastronomique ». Ferreri était un visionnaire. La grande bouffe est en train de s’achever et nous voyons la société occidentale pourrir sous nos yeux.

Si le « surmoi » fonctionne à la culpabilité, la culpabilité ne produit pas toujours un « surmoi sain ». Elle se transforme facilement en rage de se détruire et de détruire. Erich Fromm, dans La passion de détruire (un livre dont ne saurait trop recommander la lecture) donne des pistes utiles pour comprendre notre présent. Fromm distingue une agressivité bénigne qui correspond à la défense du moi et une agressivité maligne qu’il nomme destructivité — sadisme et masochisme seraient une de ses manifestations. Cette destructivité est à l’œuvre sous des formes diverses, dont la guerre n’est que la manière paroxystique, mais dont le saccage du monde ou la dictature des nouveaux puritains — ceux qui jouissent d’interdire — sont des variantes.

Ce qui accroit le sentiment d’invasion de la pourriture, c’est l’absence ou la rareté des réactions populaires. Le scandale du « collier de la Reine » en 1785 fit beaucoup pour déconsidérer la monarchie, la dépouiller de son aura sacrée et ainsi accélérer le processus qui conduit à la révolution. Aujourd’hui, nous sommes blasés. Plus rien ne nous étonne, comme le chantait Orelsan (« Y a deux ans je comprenais pas grand-chose/Maintenant c’est pire/Depuis quand pour devenir populaire faut faire des trucs de geek/Ils posteraient des sextapes de leurs parents pour plus de clics »). La tolérance et la bienveillance (le « bonisme ») ont fait des ravages. Chacun se dit : « à leur place, peut-être en ferais-je autant ? » Pour décrire une telle situation, Machiavel parle de la corruption du peuple. Depuis que les Gilets Jaunes se sont fait massacrer dans l’indifférence des « belles gens », sous les cris de haine des « intellectuels de gauche » et la passivité des syndicats, un ressort a sans doute été brisé.

Tout cela sent mauvais. Vraiment mauvais.

Le 29 juin 2022.

 

lundi 27 juin 2022

La morale et le droit

On devrait clairement établir une différence entre morale et droit et refuser de laisser la première empiéter sur le second. Le retour en force de la question de l’IVG nous oblige à y revenir. On peut être hostile à l’IVG et favorable à une loi qui l’autorise ! Cela peut paraître étrange, mais cela découle de la compréhension de ce que signifie la liberté de conscience.

Être contre l’IVG renvoie à des prises de position morales. Celui qui est contre l’IVG invoque généralement le caractère sacré de la vie ab initio. Mais celui qui est favorable à l’autorisation de l’IVG est non moins partisan du caractère sacré de la vie. Il considère simplement que le caractère sacré de la vie de la mère prime sur le caractère sacré de la vie du fœtus. De même que nous considérons que le caractère sacré de la vie peut en certains cas s’accompagner de l’autorisation de donner la mort (aux ennemis sur le champ de bataille, par exemple). Ce sont là des problèmes épineux qui sont tranchés par le droit. Mais ce n’est pas au droit de définir quelle est la bonne position morale à adopter. Une adversaire de l’IVG peut très bien refuser l’IVG pour elle-même, en accord avec ses convictions sans vouloir que ceux qui n’ont pas les mêmes positions morales se conforment à ses prescriptions.

Strictement parlant, la loi française autorisant l’IVG n’en fait pas un droit — à l’égal du droit de propriété par exemple — mais sort l’IVG du champ du droit pénal, ce qui n’est pas la même chose, n’en déplaise à certains féministes ultra. L’IVG ne concerne plus le droit, car elle ne concerne ni le rapport entre deux personnes ni le rapport entre une personne et une chose. Le fœtus est une partie de la femme, la concerne elle et la médecine, c’est une affaire intime et l’intime est précisément ce qui n’est pas du ressort de la loi ! La loi autorisant l’IVG n’enfreint nullement la liberté de conscience, mais la garantit, puisqu’elle n’oblige pas quelqu’un qui ne tient pas le fœtus pour un don de Dieu à suivre les prescriptions de ceux qui tiennent le fœtus pour un don de Dieu.

La décision de la Cour suprême des États-Unis, révoquant le droit fédéral à l’IVG, est le résultat d’une confusion permanente dans ce pays arriéré mentalement entre droit et morale et, qui plus est, entre morale et religion. La portée de cette décision découle du caractère archaïque de la constitution érigée en texte sacré et garante du pouvoir éternel des oligarques qui se partagent le gâteau politique entre prétendus démocrates et prétendus républicains, deux appellations qui n’ont rigoureusement aucun sens dans ce pays qui pourtant nos élites chérissent.

Le 27 juin 2022.



samedi 25 juin 2022

Des insensés

Nous avons de bonnes analyses de la psychologie des foules en cherchant chez Gustave Le Bon ou chez Freud, sans oublier Masse et puissance d’Elias Canetti. Marie-Pierre Frondziak lui consacre quelques développements en prenant appui sur l’ethnologie, dans Croyance et soumission (L’Harmattan, 2019). Tous ces travaux nous aident à comprendre ce qui se joue dans l’amour du chef ou dans les transformations psychologiques qui affectent les individus dès lors qu’ils font masse. Le cas qui m’occupe aujourd’hui est un peu différent. Il s’agit de comprendre comme une épidémie de bêtise et d’irrationalité peut submerger les classes dirigeantes et les classes sous-dirigeantes, c’est-à-dire des classes plutôt instruites (même si le niveau global d’instruction réelle laisse parfois pantois). Qu’une députée nouvellement élue, par ailleurs vice-présidente d’une grande université, maîtresse de conférences en économie, puisse écrire « Merci pour la campagne que vous avez fait et faite », confondant le sujet et le COD, voilà qui pourrait témoigner des ravages que la prétendue écriture inclusive a faits dans les cerveaux d’une certaine frange de l’intelligentsia. Comment en arrivent-ils là ? Il ne l’agit pas en effet d’un lapsus commis inopinément. Le lapsus est un symptôme ! Mais le symptôme de quoi ?

On ne peut se contenter de la bonne vieille ritournelle : l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante, qui explique parfaitement la domination du « néolibéralisme », mais échoue devant l’écriture inclusive et les transes des « trans » ! Plus que dans l’arsenal vieux-marxiste, c’est dans celui de la psychanalyse qu’il faut aller chercher, pour tenter de percer le sens du comportement des insensés. Car il s’agit bien de cela, de comportements insensés, la faute de Madame Rousseau révèle parfaitement que le sens de la phrase lui échappe et qu’il s’agit seulement de ne pas oublier « celles et ceux » qui ont contribué à sa campagne. Autrement dit, le sens premier de la phrase (« je remercie tous ceux qui ont fait cette campagne ») est parasité par le surmoi féministe version 2.0 de Madame Rousseau. Mais pourquoi cette intervention du surmoi ? Quelle pulsion inconsciente travaille ici ?

J’abandonne ici Madame Rousseau qui n’est pas une personne très intéressante sauf comme archétype de la bêtise satisfaite des « crétins diplômés ». Je propose l’explication globale suivante. Nous avons toute une série de phénomènes, « wokisme », néoféminisme, etc., qui se traduisent par une volonté de contrôle de la parole et de la pensée qui s’apparente à ce qu’ont pu être les pires formes du puritanisme ou ce que l’on retrouve dans les sectes. S’est créé quelque chose que l’on pourrait appeler un surmoi malade qui répond à une culpabilité inconsciente. Mais comme le moi résiste à rejeter sur lui-même cette culpabilité, il transforme le sujet en censeur, en « père sévère » ou en bourreau. Dans cette dynamique, on n’en fait jamais assez, il faut traquer « la bête » dans les moindres recoins, avec la compensation narcissique que reçoit le dénonciateur des « traîtres au parti », des Juifs de son immeuble ou des hérétiques camouflés. Ceux qui ont besoin de satisfaire leurs pulsions sadiques sont assez rares, mais évidemment c’est elle qui ronge les âmes tourmentées de nos censeurs.

Erich Fromm, un de mes chers « francfortiens » a consacré un livre passionnant à la destructivité, aux ressorts de cette curieuse passion de détruire. Je crois que nous sommes face à un phénomène de ce genre. Toute une partie des « élites » ou des « demi-élites » s’est donné comme tâche de détruire le monde dont elles ont hérité. On a toujours du mal avec les ancêtres et le meurtre des ancêtres a été accompli à grande échelle par l’extermination des Juifs dans les camps nazis. Sous cette forme, on ne peut — aujourd’hui — le rééditer. Il s’agit maintenant d’en finir avec l’humanité européenne, de tuer père et mère et de liquider cet héritage devenu trop lourd à assumer. L’écriture inclusive s’inscrit dans une tentative de détruire la langue, d’en finir avec l’homme de parole — l’animal qui a le logos. Évidemment, et c’est pur hasard, ça tombe à pic avec la destruction progressive de la communication langagière (abstraite) au profit de l’image. Les vieux qui échangent des textes sur FB ou sur « twitter » sont complètement ringards. Être branché, c’est être sur Tik-tok, un réseau d’échanges de brèves vidéos. Surtout ne plus parler. Alourdir la langue, supprimer tout deuxième degré possible, voilà des étapes nécessaires pour en finir avec la parole.

La mise en cause des auteurs et des personnages historiques à déboulonner s’impose aussi clairement. Tuer les morts est une entreprise à la taille des valeureux chevaliers de la pureté qui officient dans le « wokisme ». Il faut certes un jugement critique du passé, mais pour l’assumer et le sauver — Aufhebung, surmontement, dit Hegel. Mais ce n’est pas ce surmontement, très psychanalytique qui satisfera les « khmers multicolores ». Détruire, tel est le mot d’ordre.

La mise en cause du sexe s’inscrit dans cette volonté de détruire. La différence des sexes nous apprend que l’identité suppose la différence, que l’humanité est irrémédiablement double, qu’elle est l’unité d’une contradiction. Voilà qui est insupportable. Une humanité réellement uniformisée doit s’imposer pour nos sectaires. J’avais soulevé une autre dimension du transsexualisme, la haine cachée des mères. Les mères le sont parce qu’elles sont fécondes et « font » des enfants, quelque chose qui vient heurter l’appétit de destruction. Enfin, le transsexualisme s’accorde bien avec le vieux fond puritain : le sexe, c’est l’interdit par excellence. Que tout cela puisse parfois se draper des oripeaux d’une libération sexuelle complètement déréglée ne change rien au fond de l’affaire.

L’humanité ne survit que grâce à de subtils montages, ceux du droit civil en premier lieu, mais aussi tout ce qui permet de trouver des accords, de maintenir une langue commune, de négocier. C’est cela qui est menacé dans une société chaque jour plus éparpillée.

À quoi tout cela conduit-il ? À l’aspiration à la destruction totale du monde. « Il leur faut une bonne guerre ». Quand on entend BHL éructer sur les médias qui le choient qu’il faut faire la guerre à Poutine et l’écraser, on est bien obligé de se dire qu’une nouvelle fois les pères se préparent à tuer leurs fils. Sous le vernis, le « fragile vernis d’humanité » (Michel Terestchenko), la barbarie est prête à exiger son dû.

Le 25 juin 2022

 

vendredi 24 juin 2022

Rien de trop !

Sur le temple d’Apollon à Delphes étaient écrites deux prescriptions. La première, la plus connue, était « Connais-toi toi-même ! » qui fut la devise de Socrate. La seconde, non moins importante dans la pensée grecque, était « rien de trop ». Jean de la Fontaine a écrit une fable sur ce thème qui se termine ainsi : « Rien de trop est un point/Dont on parle sans cesse, et qu’on n’observe point. » Comment comprendre ce « rien de trop », cet éloge de la juste mesure ?

Hegel écrit que « les Grecs vouaient un culte au fini », c’est-à-dire à ce dont on peut déterminer la mesure. L’infini, l’apeiron, là d’où a émergé le monde, est le chaos. Pour sortir du chaos, de cette nuit où toutes les vaches sont noires, il faut déterminer des êtres et déterminer, c’est mettre un terme, poser une limite. Spinoza dit que toute détermination est négation : rien de plus juste ! Au-delà de la limite, votre ticket n’est plus valable. Dans le Timée, Platon décrit la naissance du monde comme l’imposition de formes dans une matrice originelle, la chôra, un peu comme on fabrique des gâteaux de toutes formes avec une forme qu’on applique à la pâte. Si l’être n’était pas déterminé, il serait un pur chaos et donc absolument identique au néant. Le refus des limites, le désir d’infini n’est qu’un désir d’anéantissement.

Ce qui n’a pas de mesure est immense, au sens étymologique. Mais encore faut-il trouver la bonne mesure ou la juste mesure de chaque chose. La justice est précisément cette détermination de la bonne mesure. Si on ne détermine pas la bonne mesure dans la construction, celle-ci sera laide ou encore s’effondrera. L’art grec classique est un art de la mesure — voir la statuaire ou l’architecture. La bonne mesure doit aussi être trouvée dans l’organisation des humains, c’est-à-dire dans la constitution de la polis. Si celui qui détient le pouvoir en abuse, on tombe dans la tyrannie, mais le pouvoir déréglé du peuple conduit à une autre forme de tyrannie. Enfin dans la conduite de sa vie, chacun doit faire preuve de modération, de maîtrise de soi, de continence. L’ivrogne est celui qui dépasse la mesure, qui a bu un verre de trop !

Ce « rien de trop » et cette notion de mesure (metron) qu’il exprime couvrent un large champ de problèmes. Nous pouvons les ressaisir pour notre propre compte aujourd’hui. Lorsque Platon s’en prend à la tyrannie du plaisir et dénonce le pouvoir dissolvant pour la cité de l’accumulation des richesses, son propos résonne évidemment en nous. Toutes les sociétés ont été conscientes de la nécessité de réfréner les appétits humains. Toutes ont inventé des dispositifs pour les limiter (prescriptions religieuses, morales, rituels), ce qui était rendu plus aisé par la faiblesse des moyens matériels mis à disposition du plus grand nombre. Le mode de production capitaliste qui commence établir sa domination mondiale à partir du XVe siècle change tout. En même temps qu’on commence à concevoir l’univers comme infini, l’homme s’évade par la pensée des limites étroites de la Terre et la technoscience lui promet de devenir « comme maître et possesseur de la nature ». Loin d’être un danger, l’accumulation de richesse devient un idéal social. Justice et charité ? N’y pensez plus. Maintenant les deux maîtres mots sont croissance et développement.

Le moteur du mode de production capitaliste est l’accumulation du capital, hors de laquelle le profit s’épuise — mais cette accumulation finit par accélérer la baisse du profit. Il faut donc trouver de nouveaux champs d’investissement du capital, ne pas laisser une seule parcelle de la vie humaine en dehors de la toute-puissance de Sa Majesté le Capital. Sur ce point Marx a dit l’essentiel et son enseignement confirmé mille fois par les faits. Les conséquences, déjà décelées par Marx, sont connues : le capital finit par détruire les deux sources de la richesse, la Terre et le travail. Nous sommes peut-être arrivés à un point où ce formidable mouvement économique et technique qui nous a nourris (matériellement autant que spirituellement) va engloutir les conditions mêmes de la vie humaine. Je ne veux pas discuter la question de savoir s’il est minuit, minuit moins cinq ou seulement onze heures du soir ! Celui qui croit à la possibilité d’une croissance illimitée dans un monde fini est soit un fou soit un économiste, disait un économiste américain. N’étant ni économiste ni fou, je me garderai bien de partager cette croyance !

La question difficile est de savoir dans quelle mesure nous sommes capables de dire aujourd’hui « rien de trop » alors que, derrière les discours sur la « transition écologique », discours souvent fumeux, le trop de tout poursuit sa course sans le moindre ralentissement. Bezos et Musk s’envoient en l’air et préparent le tourisme spatial pour les multimilliardaires. Pas un jour sans une nouvelle « appli » informatique, sans un nouveau gadget, sans un nouveau système de contrôle que nous accueillons d’autant plus volontiers que nous ne savons pas comment nous passer de nos prothèses.

Jancovici et Bihouix, chacun à sa manière et avec leur sérieux d’ingénieurs, posent les bonnes questions. Mais, fondamentalement, les questions ne sont pas techniques, mais morales et concernent ce qui doit être sauvegardé à tout prix et ce que nous devrons abandonner pour affronter la tempête.

24 juin 2022.

jeudi 23 juin 2022

La mort n’est rien pour nous ?

La mort n’est rien pour nous… dit Épicure, avec la plupart des autres philosophes grecs antiques. La mort n’est rien pour nous, car tant que nous sommes là, elle n’est pas là et quand elle y est, nous ne sommes plus ! Nous n’avons donc rien de commun avec elle. En outre, comme la mort est privation de sensation, elle ne peut nous procurer ni bien ni mal et donc elle n’est pas à craindre. Avec tout le respect que je dois aux maîtres anciens, que je révère très profondément, je trouve qu’il y a va un peu vite, le camarade Épicure !

Il est en effet impossible de prononcer l’expression e être mort » en tant qu’elle se rapporterait à soi-même comme sujet. « Je suis mort » est une expression dépourvue de sens, un simple bruit, sauf pour dire métaphoriquement « je suis épuisé ». Même « je serai mort », comme dans « quand je serai mort, je veux que X » est une phrase douteuse, car, quand je serai mort, je ne serai plus rien, pas même mort et donc je ne pourrai rien vouloir. C’est Spinoza qui a raison : la pensée de la mort est nécessairement une pensée inadéquate, car elle n’est une pensée de rien, une idée sans idéat, c’est-à-dire une impossibilité logique. Je peux regarder le cadavre de quelqu’un, mais au mort il manque toujours l’essentiel, être. C’est sans cela qu’Épicure entend par son fameux « la mort n’est rien pour nous », parce que nous n’en pouvons rien dire.

La syntaxe nous permet de prononcer toutes sortes de phrases sur la mort, mais la logique est beaucoup plus rétive. Elle ne se laisse pas faire ! César n’est pas au-dessus de la grammaire, disait-on. Mais surtout il n’est pas au-dessus de la logique. Et donc les belles phrases de nos maîtres, phrases qu’il est toujours bon de se répéter, sont des consolations philosophiques qui nous laissent devant l’indicible.

Il y a un deuxième aspect : la mort n’est peut-être rien, mais le problème commence quand il s’agit de mourir. Épicure a deux remèdes. En premier lieu, on peut supporter la souffrance, notamment en se remémorant les biens passés — tous les bons moments, tous les plaisirs entiers, sans contrepartie, toutes ces tranches de vie éprouvées dans la plénitude de l’être nous seront de précieux médicaments, dit-il. Psychologiquement, l’affaire se discute. Ces bons souvenirs pourraient bien rendre encore plus insupportable la souffrance présente. La deuxième solution est qu’on peut toujours abréger sa vie. Certes. Mais Épicure ignorant la puissance de la médecine et notamment de la médecine scientifique, qui permet de laisser en vie — si on appelle ça une vie — des centaines de milliers et des millions d’individus qui ne peuvent même plus traîner leur carcasse. C’est cela qui pose la question de l’euthanasie et rien d’autre. L’euthanasie n’est pas un droit et encore moins « un droit à mourir dans la dignité ». Cette question se pose comme problème social parce qu’il est devenu intolérable de mourir, parce que, comme l’a dit un homme politique, nous pouvons vaincre la mort (sic). Et pourtant, nous allons mourir (un jour).

Il y a un troisième aspect : ma propre mort n’est rien pour moi, mais celle des autres peut-être tout pour moi ! Je n’ai pas vraiment peur de mourir — encore que l’on se débarrasse difficilement de l’angoisse de la mort — mais la mort possible de ceux qui me sont chers me terrifie. Quand on atteint un certain âge, on traîne avec soi un cortège de disparus. Les fantômes existent : ce sont les pensées que nous avons de nos morts, à qui on voudrait parfois encore dire un mot et qui ne n’entendront pas. Comment faire avec ça ? Épicure n’a pas d’autre réponse que l’amitié. Et voilà une nouvelle version, inattendue, du célèbre « l’enfer, c’est les autres » !

Il ne reste qu’à s’arranger avec la mort. Les croyants s’arrangent à leur façon en espérant la vie éternelle. C’est ce qu’ils disent. Mais je n’en crois pas un mot. L’expérience montre les croyants craignent la mort autant que les non-croyants et ceux que la foi aide à mourir en paix ne sont sans doute pas plus nombreux que ces sages qui s’apprêtent à quitter ce monde en sachant que « seuls les atomes sont éternels ». Dans le film de Denys Arcand, Les invasions barbares, Rémy meurt au moment qu’il choisit, entouré de ses amis, se remémorant les meilleurs moments de leur vie… Qui ne voudrait pouvoir en faire autant ! Dans la sacralité qui entoure la mort, l’important n’est sans doute pas dans la foi dans la vie éternelle, mais dans le rituel, rituel dans lequel les catholiques — selon mon expérience — sont insurpassables. La mise en scène d’un enterrement permet aux vivants d’accepter la mort et permet au mort de vivre encore un peu dans l’âme des vivants. L’enterrement, c’est à la fois la défaite des prétentions de la technoscience médicale et un témoin, pour l’heure encore vivant, de l’éternelle condition humaine, même si la modernité vise à nous débarrasser du souci de la mort, tout ce qui tourne autour des funérailles étant pris en charge techniquement, par des gens compétents et sans affects.

Dans le christianisme, la promesse la plus extravagante et la plus extraordinaire est celle de la résurrection des corps, car le christianisme n’est pas un dualisme et les chrétiens savent bien que sans corps l’âme va s’ennuyer ferme ! L’idée de la résurrection des corps n’est pas si absurde qu’elle en a l’air : elle proclame que c’est la vie humaine, en tant que telle, qui est éternelle, c’est-à-dire qu’elle n’est pas soumise au rythme des horloges, mais peut se penser par elle-même. Spinoza dit : « j’entends par éternité l’existence elle-même ». Rien de plus profond !

Le 23 juin 2022

mercredi 22 juin 2022

Abstraction

Penser, c’est rompre avec l’immédiat, cesser d’être englué dans l’ici et maintenant des sensations confuses, qui semblent les plus riches mais se révèlent finalement les plus pauvres, les plus indéterminées et se résument par « il y a ». Penser, c’est s’abstraire de cette immédiateté pour introduire des médiations. S’abstraire, c’est se tirer de quelque chose, laisser de côté quelque chose. Faire abstraction de quelque chose, c’est ne pas en tenir compte. Si je dis : mon bureau est rectangulaire, j’ai remplacé la perception complexe de ce bureau par l’abstraction « rectangle » qui justement fait abstraction de la couleur, de la rugosité ou non, et de la forme réelle elle-même – en fait il n'est pas tout à fait rectangulaire, les côtés opposés ne sont sans doute pas vraiment parallèles et les coins ne forment sans doute pas un angle de 90°.

L’abstraction consiste seulement à ne retenir que quelques prédicats — utiles pour des raisons pragmatiques à un moment donné, et donc à ne pas se placer du point de vue de la totalité. La science doit penser le concret — elle ne peut s’en tenir à des généralités abstraites — mais le concret singulier n’existe que comme la synthèse de multiples déterminations, produites par  l’analyse, et ces déterminations ne peuvent être obtenues que par abstraction à partir de ce qui se présente immédiatement. C’est le mouvement d’ensemble qui est le vrai et non l’un de ses moments. L’abstraction est seulement un moment nécessaire de la production de la pensée qui soit réellement une pensée adéquate.

Mais que l’abstraction ne soit qu’un moment ne lui retire pas sa valeur. Nous pouvons donner des noms généraux aux choses parce que nous procédons par abstraction. Tous les hommes sont différents, mais en faisant abstraction de ces différences j’obtiens l’homme, l’homme abstrait qui n’existe nulle part et dont nous faisons pourtant le sujet du droit. Il faut une bonne capacité d’abstraction pour appeler « chien » cette grosse bête poilue et ce petit animal à poil ras qui aboie aux passages des badauds. Si nous n’avions pas cette capacité d’abstraction qui s’exprime dans les mots, nous ne pourrions rien faire d’autre que désigner en montrant du doigt, mais comment montrer du doigt ce qui n’est pas effectivement présent ?

Toute une pédagogie dénonce « l’abstraction », l’abstraction des « concepts », l’abstraction d’un enseignement trop aride pour les enfants… Certes, on doit adapter le niveau d’abstraction à l’évolution de la formation des enfants. Mais ils sont déjà entrés dans l’abstraction bien avant d’avoir mis les pieds à l’école, dès qu’ils ont commencé à parler. Quand l’enfant qui a appris que le chien de la maison s’appelle Pif, appelle tous les autres chiens qu’il croise « Pif », il a tout simplement transformé le signe « concret » « Pif » en un mot abstrait, « Pif » devant être traduit par « chien » en langage ordinaire.

Mais il faut encore remarquer que l’abstrait est ce qui est le plus facile à apprendre ! Apprendre la grammaire française, c’est de la rigolade pour celui qui tente de déchiffrer un texte de Montaigne ou une page de Proust. Pour jouir de Proust, il faut donc commencer par la grammaire et par l’orthographe. Rien de plus abstrait que la langue ! Les mathématiques sont bien plus aisées à connaître que la physique. En mathématiques, la somme des trois angles d’un triangle fait bien deux droits, si on accepte le cinquième postulat d’Euclide. Si on fait de la triangulation à grande échelle pour établir des cartes, alors là, patatras, la somme des angles d’un triangle ne fait plus deux droits — raison pour laquelle le grand Gauss a inventé une géométrie courbe.

On ne peut être « concret » qu’en ayant parcouru tous les chemins de l’abstraction. Certes, il y a une bonne abstraction et une mauvaise abstraction, celle qui conduit simplement à des généralités anhistoriques dont la vérité n’est pas éprouvée dans la concrétude des choses. La bonne abstraction est, par exemple, celle que l’on trouve dans des sciences comme la chimie. En chimie, les éléments ne sont jamais donnés; le tableau de Mendeleïev n’est pas une collection de corps simples ramassés dans la nature par un collectionneur. Le fer ou l’oxygène n’apparaissent pas au début, mais à la fin du travail d’analyse, du travail d’abstraction qui dépouille les substances réelles de tous les accidents. La bonne abstraction suit le chemin de la différenciation, alors que la mauvaise produit de l’indifférencié et constitue le « fond de sauce » de l’idéologie. Nous croulons sous des avalanches d’indifférenciation.

Suivons Walter Benjamin, il faut « … traverser les déserts glacés de l’abstraction pour parvenir au point où il est possible de philosopher concrètement. »

Le 22 juin 2022. 

mardi 21 juin 2022

Symbolisation

Hier, j’ai parlé du triple processus par lequel advient l’humain : hominisation (l’évolution biologique), anthropisation (l’invention technique) et symbolisation. Je reviens sur ce dernier point qui me semble le plus proprement humain, celui qui permet à l’être humain, être naturel, de se placer d’une certaine manière en distance avec la nature, ce par quoi l’animal devient sujet.

On peut d’abord considérer la symbolisation comme le processus inverse de l’appropriation technique du monde. Dans la technique, l’homme projette son esprit sur la nature qu’il cherche à modifier selon ses propres idées, en fonction de ses propres besoins. La symbolisation consiste au contraire à transformer les choses de la nature en éléments spirituels. Une chose matérielle (par exemple une statuette ou des incisions sur une arme) est transformée en « chose mentale ». Cette « mise ensemble » est proprement le processus de symbolisation. Le « symbole », désignait ce rapport, après avoir désigné les deux fragments de poteries que se partageaient deux individus passant un contrat (la mise en relation exacte des deux fragments permettant d’authentifier le contrat).

Le symbole est doublement multiple, si on ose dire. D’une part, n’importe quoi peut devenir symbole : un son, une inscription, un chose quelconque, mais aussi un être vivant (le lion est symbole de la force) et un symbole peut avoir plusieurs sens, c’est typiquement le cas des mots, mais aussi des œuvres d’art que l’on peut interpréter. Le symbole est du reste fait pour être interprété, comme une partition de musique doit être interprétée pour être entendue. De ce point de vue, Aristote avait déjà dit l’essentiel dans le Peri hermeneia (« De l’interprétation ») : « Les sons émis par la voix sont les symboles [συµβολον] des états de l’âme, et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix. Et de même que l’écriture n’est pas la même chez tous les hommes, les mots parlés ne sont pas non plus les mêmes, bien que les états de l’âme dont ces expressions sont les signes immédiats soient identiques chez tous, comme sont identiques aussi les choses dont ces états sont les images. »

Un symbole ne vaut que par l’interprétation. Dès qu’on parle de symbolisation, on est donc entré de plain-pied dans le monde humain, dans le monde de l’intelligence : il faut faire sens. Les machines ne symbolisent pas, elles n’interprètent pas, elles ne font qu’exécuter des opérations en fonction des signaux reçus et, de ce point de vue, parler d’intelligence artificielle est une simple escroquerie intellectuelle. Si l’homme est l’animal qui symbolise comme il respire, son entrée dans l’ordre symbolique ne se fait pas toute seule. La relation fondamentale est celle qui confronte le sujet humain en formation, le tout petit enfant, à sa mère et, généralement, à son père. Mais ce rapport prend immédiatement une forme spécifique, si on suit Jacques Lacan : le sujet (imaginaire) se joue dans la confrontation avec le symbolique (le père) et le réel (la mère). Pourquoi le père est-il symbolique ? Parce que sa fonction biologique a été accomplie neuf mois avant la naissance du sujet et que le père n’est père que parce qu’il y a un ordre institutionnel qui le fait être tel. Parce qu’elle n’est pas une chose vivante, parce qu’elle n’a ni père ni mère, une machine ne peut donc avoir aucun rapport avec cette chose que nous appelons intelligence. Voilà une proposition qui paraît évidente, mais qu’il faut surtout ne pas divulguer parce qu’elle ruinerait immédiatement laboratoires et chercheurs spécialisés dans la construction de théories fumeuses là il n’y a que la dextérité technique du programmeur.

Les humains doivent devenir des êtres parlants. Aristote l’avait dit : l’homme est le vivant qui possède le logos. Et c’est parce qu’il possède le logos, que l’homme est aussi un « vivant politique ». Qu’est-ce qu’accéder au monde de la parole ? Je reprends ici une définition de Pierre Legendre : « la capacité de décoller du plan de la chose pour en faire un objet humain. » (in La 901e conclusion. Étude sur le théâtre de la Raison, Fayard, 1998) Il s’agit avec la parole d’un « espace d’humanisation » que vient habiter l’humain. Or, pour faire exister cet espace, il est nécessaire d’opérer une séparation, celle de l’enfant d’avec la mère tout d’abord, séparation qui est double : d’une part, la mère à l’enfant et l’enfant doit parler pour que ses besoins soient satisfaits ; d’autre part, le père sépare la mère de l’enfant et cette séparation institue l’interdit majeur, celui de l’inceste.

Comprendre le mécanisme de la symbolisation, c’est aller au plus profond de l’âme humaine et pénétrer les processus par lequel l’inconscient nous gouverne. Mais cette nécessaire séparation, cette coupure, est aussi ce qui fait lien, car pour qu’il y ait lien il faut deux êtres à lier ! Tout cela nous rappelle que l’être humain pour grandir doit être étayé. Les montages du droit sont précisément ce qui permet d’étayer le petit d’homme pour qu’il puisse devenir homme. La manière dont nous traitons les morts fait aussi partie de ces montages symboliques qui font l’humain. Nous sommes entrés dans une ère de gestion technique de l’être humain, il faut que chacun devienne le manager de lui-même. À la gestion technique de la naissance (planification du déclenchement en fonction du planning de la maternité), répond l’exigence de l’euthanasie médicalement assistée qui permettra la planification de la mort. Voilà comment se met en place, progressivement, une « désymbolisation » qui est l’autre face de la désinstitutionnalisation propre à l’ère des managers. Ce qui n’est rien d’autre que la barbarie techniquement assistée.

Le 21 juin 2022

 

 

lundi 20 juin 2022

Des bêtes

Nous assistons à une inquiétante tentative de modeler la langue sur les usages des fous. Ainsi l’expression « animaux non humains » tend à s’imposer sous la pression des militants de la « cause animaliste ». Nous devrions nous habituer, par la répétition de ce genre d’expression figée à considérer les humains comme des animaux comme les autres, n’ayant aucune dignité particulière. Les paroles de La Jeune Garde, « nous sommes des hommes et non des chiens » ne résonnent plus depuis bien longtemps. C’est heureux : en quoi les hommes vaudraient-ils mieux que des chiens ? Animaux humains et animaux non humains, même combat ? Même pas. Les animaux humains sont considérés par les amis des bêtes comme les pires des bêtes. En effet, à part quelques plus fous que tous les autres fous, personne ne songe à rééduquer les lions pour qu’ils renoncent à manger les antilopes, qui, en tant qu’animaux non humains, ont bien le droit de n’être pas tuées et encore moins dévorées par cet affreux carnivore qu’est le lion. Quelques végans essaient de transformer leurs animaux de compagnie, chats et chiens, en végétariens. Mais ils n’y parviennent pas souvent : l’éducation est un art difficile. En revanche, les animaux humains, vieux omnivores opportunistes, sont priés de se rééduquer au plus vite. Si on laissait le pouvoir à nos chers animalistes, gageons qu’ils ouvriraient promptement des camps de rééducation pour nous dégoûter à tout jamais du bifteck frites et de la blanquette de veau. Nous n’en sommes pas là, me rétorqueront les éternels optimistes, mais les optimistes sont des pessimistes mal informés, car nous en serons bientôt là, au train où vont les choses — il suffit de souvenir qu’il n’y a pas si longtemps on n’aurait pas imaginé qu’il soit interdit de fumer dans un bar-tabac, mais l’hygiénisme est une des idéologies liberticides parmi les plus efficaces (voir épisode Covid).

Commençons par le vocabulaire : s’il y a des animaux non humains et animaux humains, nous avons donc affaire à deux grandes classes. Il est assez curieux de mettre dans la même classe nos cousins proches, animaux non humains presque humains comme les « grands singes » et des animaux aussi peu sympathiques que les cafards, les moustiques, les punaises de lit — dont les écolos strasbourgeois ont entrepris la défense — ainsi que tous les vers et vermisseaux qui infectent notre nourriture. Si on y réfléchit un peu, le mot « animal » est d’extension si vaste qu’il rend possible tous les sophismes. Nous pourrions prendre une classification à la Borges qui parle d’une certaine encyclopédie chinoise dans laquelle il est dit : « les animaux se divisent en a) appartenant à l’empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un très fin pinceau de poils de chameau, l) et cetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches. »

Les animalistes limitent leur compassion aux « animaux sensibles ». Mais comment distinguent-ils les animaux sensibles des animaux non sensibles ? Est-ce au nombre de neurones ? Ce serait faire preuve d’une discrimination insupportable en faveur des « neuronés » ! On fera remarquer que la sensibilité est, avec la mobilité, le trait caractéristique des animaux, selon Aristote. Les salades que l’on sache, n’éprouvent pas de sensation. La notion d’animal sensible est soit un pléonasme soit une expression dénuée de sens. À moins qu’on ne délimite ainsi les animaux sensibles, seulement sensibles, des animaux doués, de surcroit, d’intelligence, pour reprendre encore la classification aristotélicienne des « vivants » en fonction des âmes qui les animent (végétative, sensitive, intellective).

Reste que, de quelque façon que l’on tourne la question, il y a une coupure assez claire entre les humains et les autres animaux. Une coupure qui n’est pas seulement une affaire de degré dans la lignée évolutive, mais bien un saut qualitatif. Les homo habilis, erectus, sapiens sont des primates hominidés comme leurs proches cousins dont ils se sont séparés voilà quelques millions d’années. Mais ils possèdent des caractères phénotypiques et génétiques qui leur sont propres : nudité, station verticale, capacité de construire un langage articulé, habileté manuelle et capacité de transmettre découvertes et inventions aux générations suivantes. Il faut avoir les yeux bouchés et la comprenoire en fort mauvais état pour ne pas voir ces différences essentielles et surtout leur conséquence : la « coévolution » entre l’adaptation biologique et les performances techniques et intellectuelles. Hominisation (biologique), anthropisation (technique) et symbolisation sont les trois dimensions de l’évolution humaine qui mettent les humains à des distances abyssales des « grands singes ». Il suffit de regarder les outils, les statuettes, les peintures des hommes de Neandertal ou des sapiens pour percevoir cela dans une lumière éclatante.

Alors oui, si on pense, à raison, que la théorie de Darwin est vraie, on trouvera chez les bêtes les plus proches de nous des éléments de conscience (perceptive), une certaine intelligence (capacité à faire des liens), des capacités d’empathie, et tous ces mille et un traits qui émerveillent les amis des bêtes. Mais pas une seule de ces bêtes ne sait ce qu’elle fait, car si elle le savait elle aurait trouvé les moyens de nous le communiquer — comme le faisait justement remarquer Descartes.

Aucun échange réel n’est possible entre les hommes et les bêtes, car l’échange suppose la parole. Laissons de côté les interprétations anthropomorphes des comportements animaux, que reste-t-il ? Avec n’importe quel humain, il est possible d’échanger sur les sujets qui se présentent, dire du mal du voisin ou réfléchir sur le « carpe diem » d’Horace ! Les échanges entre humains manifestent la liberté, parce que le langage permet de désigner ce qui n’est pas, ce qui n’est plus, ce qui sera, ce qui pourrait être, etc. Les animaux ne possèdent que des systèmes de signaux, liés toujours au « hic et nunc ». C’est ainsi que les hommes sont essentiellement libres et les animaux non ! Les hommes peuvent établir des lois pour protéger les lions, mais les lions n’ont pas de lois pour protéger les antilopes. Et c’est parce qu’ils ne sont pas libres que les animaux n’ont pas de droits. Seuls les hommes ont des droits et des devoirs, y compris des devoirs envers les animaux — protection des espèces menacées, interdiction de toute cruauté inutile — mais aussi des droits sur les animaux — nous avons le droit de nous débarrasser des rats des villes et des punaises de lit.

Mettre sur un pied d’égalité les hommes (animaux humains !) et les bêtes (animaux non humains) est donc une pure folie, bien caractéristique de notre époque et de certaines tendances qui ont colonisé l’université et les médias, mais folie tout de même. La tolérance à la folie et l’intolérance à la vérité s’imposent par un véritable terrorisme intellectuel auquel il est devenu difficile de résister. Mais auquel nous devons résister.

Le 20  Juin 2022

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...