jeudi 14 juillet 2022

De la soumission

Pourquoi les hommes se soumettent-ils ? Cette question revient nous hanter en ces jours de scandale national. Il fut des moments dans l’histoire où le peuple se souleva et se débarrassa des tyrans, même des tyrans d’apparence débonnaire comme notre roi serrurier. Après avoir été cloitrés, confinés, contrôlés, soumis à la muselière et piqués d’abondance, nos concitoyens, semble-t-il, finissent par tout accepter. Quand on subit des hausses faramineuses des prix des produits essentiels, quand tonnent les canons de la peut-être prochaine guerre, que vaut la corruption du chef ?

Brillant polémiste, Étienne de la Boétie, le grand ami de Montaigne, avait dénoncé la « servitude volontaire ». L’expression est douteuse et Marie-Pierre Frondziak dans son essai Croyance et soumission (L’Harmattan) en avait fait la critique. Partant de la thèse de Spinoza, selon laquelle « les hommes combattent pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut », elle s’efforce de montrer comment affects et croyances expliquent ce paradoxe apparent.

En effet, on peut tomber dans la misanthropie qui consiste à considérer nos concitoyens comme des pleutres ou des décervelés. Il est préférable, cependant, de comprendre. Les ressorts de la tyrannie, explique encore Spinoza, sont la crainte et la superstition. Lors de la révolte des Gilets Jaunes, le pouvoir en bon monstre froid a systématiquement et cyniquement utilisé la terreur contre les manifestants. Les tristement célèbres LBD ont fait reculer beaucoup de gens qui ne manifestaient plus de peur de perdre un œil.

La crainte encore avec « l’opération COVID » quand prenant prétexte d’une épidémie sérieuse, mais finalement pas beaucoup plus grave que les précédentes, les gouvernements ont décrété un état d’urgence sanitaire, prenant pour modèle ce qu’avait décidé le gouvernement chinois et ce que proposait le puissant cabinet américain McKinsey. La grande presse a relayé sans sourciller les campagnes gouvernementales. « La fin des temps est proche, repentez-vous », dit le faux prophète Philipulus dans Tintin et l’étoile mystérieuse. Les faux prophètes de ce genre, appuyés sur des statistiques biaisées ont fini par trouver un auditoire. La crainte de la mort peut devenir si forte qu’on est prêt à ne plus vivre pour n’avoir pas à mourir. Agamben parle de la « vie nue » quand la vie se réduit à la survie biologique, à la merci du pouvoir. C’est encore Agamben qui remarque que l’état d’exception devient la normalité avec les mesures prises pour « lutter contre la pandémie ».

Un rapport officiel a montré que les hospitalisations dues au COVID ne représentaient en 2020 que 2 % des hospitalisations. Qu’à cela ne tienne : toute la bonne presse, sans contester les chiffres, a déployé des efforts dignes d’une meilleure cause pour montrer que ce 2 % étaient extrêmement graves, bien plus que les 160 000 morts annuels du cancer, par exemple… La crainte, la croyance aveugle, aveuglée par les craintes et les superstitions : voilà ce qui a permis cet « état d’exception permanent » qui donne aux gouvernements le pouvoir de limiter nos libertés, même les plus élémentaires, comme celle d’aller et de venir ou de se promener en forêt.

Tous les éleveurs savent bien comment on dresse les bêtes. Les gouvernements devenus les gestionnaires du « parc humain » usent de toutes les techniques à leur disposition pour dresser le cheptel humain. La dynamique dans laquelle nous sommes engagés est très exactement celle du totalitarisme, si l’on veut bien admettre que le totalitarisme peut exister sans camps de concentration ni fours crématoires, instruments archaïques que la technologie moderne peut aisément remplacer.

Il n’y a donc aucune « servitude volontaire ». La crainte, appuyée sur la puissance de l’imagination suffit pour expliquer l’apparente passivité des individus. Ils peuvent même aimer leur tyran par désir d’en être aimés. Tout cela s’appuie sur des structures archaïques, tant du point de vue de chaque individu que du point de vue de l’histoire de l’humanité. « On retrouve le besoin du père, c’est-à-dire le besoin de protecteur qui nous garantit à la fois contre les éléments extérieurs, contre les autres et aussi contre soi-même. Il s’agit de ne pas être abandonné, de ne pas être livré à soi-même, donc de s’abandonner à d’autres. » (Croyance et soumission, p. 188) Le problème devient dramatique quand celui à qui l’on s’est abandonné n’a rien d’une figure « paternelle », même en faisant des efforts d’imagination, et quand la survie élémentaire apparaît comme l’enjeu immédiat. C’est généralement dans ce genre de situation que sortent les piques et que les carcans qui nous emprisonnent sont brisés.

Le 14 juillet 2022

 

mercredi 13 juillet 2022

Nul n'est méchant volontairement?

La volonté semble être le principe même de la morale. Un acte commis involontairement n’a aucune valeur morale (positive ou négative) et inversement un acte n’est susceptible d’un jugement moral que s’il est présumé volontaire. La justice connaît toutes gradations subtiles entre l’acte volontaire et l’acte involontaire. Le criminel qui tue parce qu’il a voulu tuer et celui qui donne la mort sans en avoir l’intention n’encourent pas les mêmes peines. Nos intuitions morales comme nos règles de droit supposent qu’il y a, en chaque homme, une faculté (un peu mystérieuse), nommée « volonté » qui peut être pensée comme la cause de nos actes : dans ce cas on dira que nos actes nous sont imputés, puisqu’ils sont alors réputés être les résultats de notre volonté et non les effets d’un enchaînement de causes naturelles.

Ces idées de simple bon sens, très largement partagées, sont pourtant loin d’aller de soi. Admettons que connaître, c’est connaître les causes — un principe sur lequel la plupart des philosophes s’accordent — il reste encore à déterminer la cause de cette volonté. Celui qui fait le mal, on dira qu’il a voulu le mal. Et pourquoi donc a-t-il voulu le mal ? Parce qu’il est méchant ! La belle réponse ! Elle semble tout droit sortie d’une pièce de Molière : pourquoi l’opium fait-il dormir ? Parce qu’il a une vertu dormitive… apprend-on dans Le Malade imaginaire et Sganarelle, Le médecin malgré lui découvre que la fille de Géronte est muette, car elle « a perdu la parole », en raison d’un « empêchement de l’action de la langue »…

En effet, il existe plusieurs bonnes raisons de mettre en cause le dogme de la morale ordinaire. Et ces raisons sont amplement développées dans toute la tradition philosophique. La plus ancienne, à la fois la mieux connue et la plus mal comprise, est la thèse prêtée à Socrate selon laquelle « nul n’est méchant volontairement ». Cette thèse apparaît sous plusieurs formes dans les dialogues de Platon. Dans le Protagoras, commentant un poème de Simonide, Socrate affirme : « Je suis en effet pour mon compte bien près de croire qu’il n’y a pas un seul sage à juger qu’il y ait un seul homme qui commette des fautes de son plein gré et qui de son plein gré réalise des actes mauvais et laids. » (345d-e). Dans le Menon (77b-78a), Socrate interroge Menon sur un point très précis : peut-on désirer des choses mauvaises, sachant qu’elles sont mauvaises ? Et, après avoir montré qu’on ne peut désirer des choses mauvaises qu’en croyant qu’elles sont bonnes, Socrate conclut : « nul ne peut vouloir les choses mauvaises, s’il est vrai qu’il ne veuille pas être dans la peine et malheureux. Être dans la peine, qu’est-ce d’autre en effet, sinon désirer les choses mauvaises et les avoir à soi. » Dans le Gorgias, on retrouve la même idée formulée différemment. Lors de la discussion avec Polos, Socrate montre que l’homme injuste est le plus malheureux des hommes. Et s’il est injuste, c’est parce qu’il ignore son vrai bien : « le plus grand des maux » : c’est l’erreur (puisque nul n’est méchant volontairement !). Et « il n’y a rien de si mauvais pour un homme que d’avoir une opinion fausse sur les sujets [la justice] dont nous nous trouvons parler en ce moment » (458 b).[1]

Dans la même veine, mais d’une manière assez différente, Spinoza soutient lui aussi que les individus ne peuvent vouloir le mal. Mais pour une raison qu’il s’agit de bien comprendre. Les hommes ne sont naturellement ni bons ni méchants — puisque le bien et le mal ne sont pas des notions objectives, mais des manières d’imaginer propres aux hommes. Le bon et le mauvais caractérisent les objets de nos désirs et de nos répulsions et nous ne désirons pas les choses que nous jugeons bonnes, dit en substance Spinoza, mais nous nommons bonnes celles que nous désirons. Personne ne désire le mal. Chacun nomme « mal » ce qu’il craint ou ce qui lui fait horreur. Les affects viennent en premier. Nous le savons si bien que l’éducation des enfants contient une part de dressage consistant à détourner les enfants de ce qu’ils désirent spontanément, ainsi l’apprentissage de la propreté ou la formation du goût.

Il y a cependant une manière rationnelle de concevoir le bon et le mauvais, et par là le bien et le mal, celle qui consiste à comprendre ce qu’est l’utile propre des individus et par là de la communauté. Ce qui est bon pour tous l’est pour chacun. Le bien de tous, le « bien commun » est critère assez sage pour juger des actions des uns et des autres. Encore faut-il connaître en quoi réside ce bien véritable ! Les hommes, en effet, ne se rendent pas facilement à la force des arguments rationnels et la présence du vrai en tant que tel ne peut rien contre une passion. C’est pourquoi si souvent, nous sommes comme Médée, nous voyons le meilleur et l’approuvons et faisons le pire. Le pire des péchés est l’erreur de jugement, dit Platon, mais Spinoza essaie de comprendre les mécanismes de la physique affective, qui expliquent pourquoi non seulement nous sommes souvent incapables d’un jugement juste, mais aussi pourquoi, même ayant à notre disposition ce jugement correct, nous ne sommes tout aussi souvent dans l’incapacité de lui donner une réelle force agissante.

Quoi qu’il en soit, donc, en suivant tant Socrate et Platon que Spinoza, nous sommes amenés à admettre que « nul n’est méchant volontairement » et que finalement le plus méchant des méchants est encore plus bête et plus faible que méchant. C’est finalement ce que Socrate rétorque à Polos : Archélaos le tyran qui a l’air très heureux de faire le mal est en réalité le plus malheureux des hommes. Affirmation très paradoxale qui rend sceptique Polos…

Cette thèse est difficile à accepter parce qu’elle semble priver l’homme de toute responsabilité dans ses actes et ainsi conduirait à excuser ceux qui font le mal. Pour Aristote, il n’est pas possible de tenir pour entièrement vrai que nul n’est méchant de son plein gré. En effet, on ne peut « nier que l’homme soit le point de départ de ses actions et leur auteur, exactement comme il est l’auteur de ses enfants. Or si cela n’est visiblement pas niable, autrement dit si nous ne pouvons faire remonter nos actes à d’autres points de départ que ceux qu’on trouve en nous, alors les forfaits qui ont en nous leur point de départ sont, eux aussi, des choses qui dépendent de nous et ils sont consentis. » (Éthique à Nicomaque, 1113 b)[2]

Aristote situe bien le problème là où il s’articule, c’est-à-dire dans la question de la causalité : l’homme est-il oui ou non cause de ses actes et que veut dire être cause de ses actes. Mais il n’élabore pas pour autant une théorie qui permettrait de clairement montrer que l’homme est la cause de ses actes (en somme qu’il est cause sui generis). Il se contente d’invoquer l’usage universel, tant privé que public. Les législateurs « châtient en effet et punissent tous ceux qui font du mal dès lors que ceux-ci n’ont pas été victimes d’une violence ou d’une ignorance dont ils ne seraient pas eux-mêmes responsables. En revanche les auteurs de belles actions, ils les honorent. Ainsi veulent-ils inciter les seconds à faire obstacle aux premiers. Pourtant ce qui n’est pas en notre pouvoir ni susceptible d’être fait de plein gré, nul n’incite à l’exécuter comme il serait totalement inopérant de vouloir nous dissuader d’avoir chaud. » (ibid.)

Si on suit le raisonnement d’Aristote, dès lors que l’on admet que nul ne fait le mal volontairement, les châtiments comme les récompenses deviendraient totalement inutiles. C’est l’argument classique qui impute au déterminisme la conséquence que l’on devrait renoncer à châtier les criminels. Or Spinoza répond très clairement sur ce point (cf. Lettre LXXVIII à Oldenburg) : « Un cheval en effet est excusable d’être un cheval et non un homme : mais néanmoins il doit être cheval et non pas homme. Celui qui devient enragé par la morsure d’un chien est excusable, mais on a pourtant le droit de l’étrangler. Et celui, enfin, qui ne peut gouverner ses désirs ni les maitriser par la peur des lois est certes justifiable en raison de sa faiblesse, mais il ne peut cependant pas jouir de la tranquillité de l’âme, de la connaissance et de l’amour de Dieu et il périt nécessairement. » On a donc ici deux propositions : 1) le méchant est malheureux, même si on peut expliquer sa méchanceté, et 2) la société a le droit (et le devoir) de se défendre contre les méchants. Par la crainte du châtiment et l’espérance de récompenses, le corps social agit sur les sentiments des individus et les contraint à bien agir quand bien même leurs désirs les pousseraient à faire le mal. Pour reprendre la comparaison d’Aristote, la crainte du châtiment ne dissuade personne pas d’avoir chaud, mais dissuade de se mettre nu en public au mépris des règles de la pudeur.

Autrement dit, l’argumentation juridique d’Aristote ne permet pas de réfuter l’idée que nul n’est méchant volontairement. C’est sans doute pour cette raison qu’Aristote la trouve en partie vraie. Ajoutons que s’il y a un « mal radical » en l’homme, ou si on dit comme Machiavel que « tous les hommes sont méchants et qu’ils sont prêts à mettre en œuvre leur méchanceté toutes les fois qu’ils en ont l’occasion»[3], on convient du même coup qu’ils ne sont pas méchants volontairement, mais par nature ! Machiavel, du reste, ne s’en tient pas à ces affirmations de misanthrope. D’une part, il y a une cause à cette méchanceté humaine, une cause très humaine et qui peut aussi être la source des meilleures qualités : « la nature a créé les hommes de telle façon qu’ils peuvent tout désirer et ne peuvent tout obtenir. »[4] C’est donc bien du côté du désir qu’il faut se tourner pour chercher les causes de la méchanceté… autant que de la bonté ». Une fois de plus, nous devons méditer les pensées du « très pénétrant Florentin », ainsi que le nomme Spinoza. Ajoutons que, pour Machiavel, il s’agit de considérer à titre de principe purement hypothétique que les hommes sont méchants quand on se propose de déterminer quelle est la meilleure constitution politique possible, mais non de considérer qu’ils sont méchants dans l’absolu. En effet une constitution politique sera la plus robuste si elle est conçue « pour un peuple de démons », mais cela n’implique pas que tous les peuples soient des peuples de démons !

En conclusion, on peut donc parfaitement construire une morale solide sans être obligé d’avoir recours à une mystérieuse volonté de faire le bien ou le mal, à ce libre arbitre cher à Augustin et à Descartes. Spinoza a sans doute raison quand il nie qu’il y ait une volonté distincte de l’entendement : nous ne pouvons être dits causes de nos actes que lorsque nos actions découlent de notre nature, c’est-à-dire lorsqu’elles correspondent à notre « utile propre ». La raison dicte notre morale, même si nous ne sommes pas toujours raisonnables et même si nous errons soumis à nos affects. Suivre la droite raison est notre véritable liberté - vouloir que deux et deux ne fassent pas quatre n'est pas une liberté.

En attendant d’avoir résolu toutes ces questions de métaphysique, la nécessité de « la force de la morale »[5] reste entière. Indépendamment des discussions métaphysiques que nous venons d'aborder, reste l'impératif d'une morale suffisamment forte pour que la majorité des individus respectent les «bonnes mœurs», c'est-à-dire une morale commune, objective, indépendante des convictions personnelles de chacun sur les grandes questions métaphysiques. Si tout est permis, en effet, la vie sociale devient impossible et le pire des régimes, celui de la tyrannie, devient le plus probable. « Le sommeil de la raison engendre des monstres », dit Goya dans une gravure fameuse. Il ne tient qu’à nous de la réveiller.

Le 13 juillet 2022



[1] Le Protagoras et le Menon sont cites d’après la traduction de Léon Robin (Œuvres de Platon dans l’édition de la Pléiade). Le Gorgias est cité d’après la traduction de M. Canto, GF Flammarion.

[2] Cité d’après la traduction de Richard Bodeüs, édition GF Flammarion.

[3] Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, I, 3

[4] Machiavel, Discours…, I, 37

[5] Voir Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak, La force de la morale, éditions R&N

mardi 12 juillet 2022

Sur la technique

 La technique se présente de prime abord comme un pur moyen, parfaitement neutre, indifférent aux usages qui en peuvent être faits. Un couteau de boucher est fort utile pour découper le bœuf, mais il peut aussi être utilisé pour de mauvaises fins, comme trucider son voisin ou l’amant de sa femme. Ce qui peut passer pour les outils isolés, que l’on manie à la main ne convient plus dès que les objets techniques deviennent plus nombreux et plus spécialisés. Des premiers bifaces aux produits « high tech » d’aujourd’hui, il n’y a pas seulement un perfectionnement des outils, une démultiplication de la puissance et de l’efficacité des moyens, il y a un changement radical de rapport au monde, au point que la technique de simple moyen devient une fin. Unie à la science, la technique, devenue technoscience, loin de rendre l’homme comme seigneur et maître, le domestique, le domine et l’aliène.

Marx a analysé avec précision le passage de l’outil à la machine automatique et la transformation des rapports sociaux que cela induit. Entre la manufacture — qui réunit des ouvriers-artisans sous la direction d’un capitaliste unique, et l’usine fondée sur l’entrainement des machines par une source d’énergie unique, on passe de subsomption formelle à la subsomption réelle du travail sous le capital. Cette transformation aboutit à ceci : ce n’est plus l’outil qui prolonge la puissance de l’homme, c’est l’homme qui devient le serviteur de la machine. Tout cela n’est pas uniformément vrai. Le conducteur de la moissonneuse-batteuse est à lui seul cent ou mille faucheurs et batteurs, il dirige cet engin formidable et la puissance de la machine est sa propre puissance. Il en va de même pour le conducteur de pelleteuse ou de bulldozer. Mais pour fabriquer ces machineries il a fallu réduire des dizaines de milliers de travailleurs au rôle « d’opérateurs », c’est-à-dire de serviteurs des machines, mettant leur habileté et leur intelligence sous le commandement de la machine, c’est-à-dire du capital en tant que travail mort. Sur les effets de cette organisation du travail sous la conduite des machines, on pourra lire Simone Weil, une des rares philosophes ayant parlé du travail en connaissance de cause…

Que la technique ne soit pas un simple moyen, on la voit encore dans le développement tentaculaire du système technique mondial. La technique forme un système dont chaque élément est étroitement dépendant de tous les autres. L’utilisateur d’un ordinateur peut se croire le possesseur d’un outil qui prolonge sa main et son cerveau, mais il est tout autant possédé par le système global dont il n’est qu’un maillon. Il faut lire le livre de Caselli, En attendant les robots, essai sur le travail du clic qui donne une bonne idée de cet enrôlement des usagers dans le système technologique mondial coordonné via Internet.

Croire que la technique est encore un moyen entre les mains de l’homme est une illusion à laquelle nous cédons d’autant plus facilement que ces objets nous fascinent tant ils concentrent d’intelligence en si peu de place. « Small is beautiful » proclamait Ernst Schumacher dans un livre fameux au début des années 1970. Son slogan a trouvé une réalisation qu’il n’avait pas prévue. Mais il n’y a en vérité rien de « petit » ni de très beau dans le système informatique mondial qui est devenu un des plus gros consommateurs d’électricité, appuyé sur un réseau colossal de câbles sous-marins et de satellites. On commence à bien saisir la finalité de cette machinerie : développement d’un contrôle total des humains par les machines : « portefeuille » électronique réunissant toutes nos données administratives et sanitaires, contrôle des déplacements (ce fut la grand test du « passe sanitaire »), remplacement des activités humaines par des procédures automatisées, destruction des communautés de travail au profit de « communautés virtuelles » (metaver). Le « global reset » défendu par le forum de Davos est déjà largement entamé. Une autre humanité devra naître de ce processus, une humanité radicalement inhumaine.

La critique radicale de la technique comme système de domination doit être reprise et développée. C’est une question de vie ou de mort.

Le 12 juillet 2022

jeudi 7 juillet 2022

De la nature des choses

L’idée de nature est une affaire grecque. Elle s’invente en même temps que la philosophie. La nature est la phusis, ce qui naît et se développe de lui-même et sa science est la physique — on retrouve une semblable étymologie en latin : nature renvoie à nascor, natum, qui désigne la naissance. On trouve la phusis chez Empédocle d’Agrigente qui a écrit un poème sur la Phusis qui, curieusement semble nier la phusis :

Je te dirai encore qu’il n’est point de naissance
D’aucun être mortel, et point non plus de fin
Dans la mort à la fois effrayante et funeste ;
Il y a seulement un effet de mélange
Et de séparation de ce qui fut mêlé :
Naissance n’est qu’un mot qui a cours chez les hommes.
(Empédocle, B, VIII, — tiré de Plutarque)

Le commentaire de Plutarque nous éclaire. C’est simplement un mauvais usage qu’Empédocle critique : le mot naissance (phusis) pourrait laisser penser que les étants ne viennent de rien ! En fait presque tous les présocratiques ont écrit une œuvre qui s’intitule Phusis et qui pose la question de l’origine des choses, comment l’étant vient à l’être.

Aristote reprend et réordonne à sa manière quelque chose qui lui vient des philosophes que l’on appelle présocratiques, ces premiers philosophes grecs entre le VIIe et le Ve siècle. La philosophie, dit Léo Strauss naît avec la découverte de la nature. Dans Droit naturel et histoire, s’interrogeant sur l’origine du droit naturel, Strauss écrit : « La notion de droit naturel est nécessairement absente tant que l’idée de nature est ignorée. Découvrir la nature est l’affaire du philosophe. » (Droit naturel et histoire, p.83) Et il ajoute :

La philosophie, par opposition au mythe, vint à exister lorsqu’on découvrit la nature ; le premier philosophe fut le premier homme qui découvrit la nature. L’histoire de la philosophie n’est autre chose que l’histoire des efforts incessants de l’homme pour arriver à saisir toutes les implications de cette découverte fondamentale que nous devons à quelque grec obscur, il y a deux mille six cents ans ou plus. (op. cit., p. 84)

La nature s’oppose au nomos, la loi, la convention, on pourrait même traduire par « construction sociale » si on voulait vraiment faire moderne ! Mais pour les premiers philosophes grecs, il s’agit au contraire d’introduire une différence entre deux ordres de phénomènes qui étaient rassemblés sous le nom de coutume :

  • Les chiens ont coutume d’aboyer, mais ici c’est la nature qui va être introduite ;
  • Les Athéniens ont coutume de se rendre sur l’agora, et ici c’est bien de la coutume, des mœurs, le domaine propre de l’ethos et du nomos. Et cette coutume pourra être contestée quand on cessera de penser que la coutume est bonne parce que vieille et que l’on cherche l’origine première des choses.

Ernst Bloch dans Droit naturel et dignité humaine soutient sur ce point des thèses fortes plutôt convaincantes. La philosophie oppose la nature à ce qui résulte des conventions humaines. Bloch enrôle tous les premiers philosophes grecs dans les défenseurs du droit naturel. Les sophistes opposent la phusis au nomos. Mais c’est vrai au fond de toutes les grandes écoles philosophiques grecques. De fait, les conventions sont variables et dépendent largement du hasard, des circonstances, de l’arbitraire des groupes humains, alors que la nature existe d’elle-même, manifeste sa propre nécessité. Beaucoup de philosophes grecs ou latins utilisent la nature comme arme critique contre les conventions. Les hommes peuvent toujours inventer toutes sortes de fariboles, la nature des choses finit par s’imposer.

« Nous avons été sevrés de nature », dit le géographe et philosophe Augustin Berque. De fait le monde moderne considère la nature seulement comme ce sur quoi doit s’exercer l’ingéniosité humaine, comme matière à modeler selon nos propres projets. L’artifice est l’essence de la modernité : des produits de synthèse aux machines qu’on voudrait intelligentes, il y a une ambition qui est aussi le moteur idéologique de l’accumulation du capital : en finir avec la nature ! Et par la même occasion, en finir avec la nature humaine. Dans L’idéologie allemande Marx rappelle que l’homme produit non seulement ses conditions matérielles d’existence, mais il produit en même temps sa propre vie et, ce faisant, il transforme sa propre nature comme le résultat de sa propre activité, de sa praxis. Ainsi Marx semble souvent partager cette ambition prométhéenne qui est propre au mode de production capitaliste. On pourrait montrer qu’il ne faut pas s’en tenir aux propos du jeune Marx et que l’homme mûr, écrivant Le Capital a une approche plus nuancée et plus « dialectique » du rapport entre l’homme et la nature… Mais c’est une autre histoire.

Aujourd’hui, nous sommes confrontés à une étrange contradiction. D’un côté, la préoccupation de la nature, rebaptisée souvent « environnement », semble dominante. Il faut protéger les bêtes et les plantes, la fameuse « biodiversité », il faut « sanctuariser » les sites naturels et organiser la « transition écologique », « décarboner » les activités humaines, etc. Mais dans le même temps, jamais la « haine de la nature » n’a été aussi forte, aussi radicale et aussi systématique. Christian Godin a consacré un livre à ce sujet. Dans l’article dont on trouve ici le lien, je rappelais les analyses de la « honte prométhéenne » de Gunther Anders. Je voudrais aujourd’hui insister sur un autre aspect. Dans la foulée du « déconstructionnisme », invention de Heidegger et Derrida, on s’est mis à déconstruire les « stéréotypes » au point de considérer toutes les relations humaines comme des « constructions sociales ». Dans les sociétés humaines, il n’y aurait plus de phusis mais seulement du nomos. Nous avons appris, au cours des deux ou trois dernières décennies, dans la suite des écrits de Judith Butler (Trouble dans le genre) que la différence des sexes elle-même n’est pas naturelle mais relève de la construction sociale. Qu’une telle aberration puisse avoir envahi les universités et les médias ne laissera pas d’étonner les générations futures (s’il y en a !). Une fois qu’on a admis le dogme central foucaldo-butlerien, on passe aisément à la suite : chacun peut être homme ou femme ou tout ce que l’on veut à sa convenance et on n’a aucune raison d’obéir aux disciplines du corps imposées par la société phallo-logocentrée (Derrida). Et comme nous sommes désormais « comme maîtres et possesseurs de la nature », la technique médicale permet de fabriquer des hommes à partir de femmes et l’inverse. On peut aussi prétendre que deux hommes ou deux femmes peuvent ensemble avoir des enfants, via la PMA-GPA. La toute-puissance, la folie de la toute-puissance peut se déployer sans entrave pourvu qu’on en ait les moyens. Les usines à mères porteuses d’Ukraine ou d’Inde fabriquent les bébés qui viennent satisfaire les fantasmes de l’Occident opulent. Les tripatouillages des médecins mercenaires, des nouveaux John Money (voir mon papier sur le sujet) sont transformés en œuvres humanitaires bienveillantes pour ceux qui éprouvent une « dysphorie de genre ». L’arrière-salle de la négation postmoderne de la nature n’est pas très belle à voir.

Il y a certes de nombreux stéréotypes sociaux, qui conditionnent les comportements des hommes et des femmes. Mais on a fort exagéré les différences construites entre les groupes humains, on a fort exagéré la part de la culture, en oubliant que, pour Lévi-Strauss par exemple, les règles de la parenté sont le lieu où s’articulent nature et culture. En oubliant aussi que quelqu’un comme Lévi-Strauss, en bon rousseauiste, ne cherche nullement à montre que tout est « construction sociale », que « tout est culture », mais bien plutôt à retrouver la nature humaine elle-même.

Car évidemment, rien ne peut être « contre nature ». La loi de la nature est dure, mais c’est la loi. Les hommes ne mettent pas au monde des enfants. Seules les femmes disposent de ce redoutable privilège. Pour satisfaire les fantasmes gays, il faut réduire les femmes à de simples moyens, organiser leur totale aliénation et les violer — même si on prétend que c’est avec leur consentement. Bien peu nombreuses sont les féministes qui s’intéressent à cette question et dénoncent cette transformation des femmes en esclaves qu’organisent les entrepreneurs de GPA et leurs clients. Une main aux fesses leur semble généralement plus grave ! Effectivement, quand on a admis et revendiqué la « PMA pour toutes », la GPA devient très logique. Aux États-Unis, une femme de 61 ans a porté l’enfant de son fils « marié » à un homme et qu’il s’était procuré les gamètes femelles nécessaires. La mère devenue mère du fils de son fils, Sophocle n’avait pas pensé à cela ! Normalement, si les Anciens ont vu juste, la peste doit s’abattre sur les États-Unis !

Mais pas plus qu’un homme ne peut accoucher, on ne peut transformer un homme en femme ou, cas le plus fréquent, une femme en homme. XX et XY : on ne peut changer ça. Et c’est ainsi qu’on voit des enfants naître d’une mère barbue et dépourvue de seins, par exemple. La rupture dramatique du lien généalogique fondamental prépare une société folle. Dès le plus jeune âge, on éduque les enfants à la lutte contre l’homophobie et la transphobie, en même temps qu’on les invite à se soucier de la nature. On a donc décidé de les faire devenir schizophrènes dès que c’est possible.

On arguera que cette folie ne concerne en pratique qu’une mince couche de la société, prise dans CPIS et les gens fortunés. Il est vrai que l’immense majorité des adultes de nos sociétés continuent de chercher les bras d’une personne du sexe opposé et, si affinités, de faire des enfants par la bonne vieille méthode éprouvée. Mais ceux-là, les belles gens les classeront tôt dans les « beaufs » irrécupérables et on devra éprouver la honte prométhéenne de n’être pas un produit de la technoscience médicale.

Il serait sans doute utile de retravailler pour en tirer des conséquences morales le bon vieux précepte stoïcien : « en toutes choses suivre la nature ».

Le 7 juillet 2022

 

 

lundi 4 juillet 2022

Le nihilisme

Le nihilisme est un mot dont le sens est parfois très obscur. Nietzsche qui dénonce le nihilisme est parfois traité de nihiliste. Les nihilistes russes de la deuxième moitié du XIXsiècle, comme Nikolaï Tchernychevski, auteur du roman Que faire ?, prônaient le refus de toute autorité. Le frère ainé de Lénine, Alexandre Oulianov était membre de la Narodnaïa Volia, un groupe au confluent de l’anarchisme et du nihilisme. Mais il y a un autre sens au mot « nihilisme ». « Nihil » en latin, c’est « rien ». La nihilisme est la volonté d’anéantissement. En ce sens, notre époque est nihiliste. D’autant plus profondément nihiliste qu’elle se cache sous les oripeaux d’un positivisme un peu niais.

En premier lieu, et c’est le mieux connu, le nihilisme moderne nie le caractère absolu des valeurs. Le bien et le mal n’existent pas, c’est bien connu, car la morale, « chacun a la sienne » comme les disent presque en chœur les élèves des classes de terminale qui abordent la philosophie pour la première fois. Certes, du point de vue de la nature, il n’y a ni bien ni mal – la météorite qui s’est écrasée sur notre planète à la fin de l’ère secondaire n’avait aucune mauvaise intention, il n’y avait aucun démon pour guider sa trajectoire et le scorpion qui injecte son venin ne fait pas le mal. Mais pour les hommes il est assez facile de trouver des valeurs morales que partagent toutes les sociétés sans exception. Il n’est pas un humain pour louer la perfidie, le mensonge, la trahison de la parole donnée, etc. Diderot, qui n’était pas un bigot, le dit :

Si vous méditez donc attentivement tout ce qui précède, vous resterez convaincu : 1° que l’homme qui n’écoute que sa volonté particulière est l’ennemi du genre humain ; 2° que la volonté générale est dans chaque indi­vidu un acte pur de l’entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l’homme peut exiger de son semblable, et sur ce que son semblable est en droit d’exiger de lui ; 3° que cette considération de la volonté générale de l’espèce et du désir commun est la règle de la conduite relative d’un particulier à un particulier dans la même société, d’un particulier envers la société dont il est membre, et de la société dont il est membre envers les autres sociétés ; 4° que la soumission à la volonté générale est le lien de toutes les sociétés, sans en excepter celles qui sont formées par le crime. Hélas ! la vertu est si belle, que les voleurs en respectent l’image dans le fond même de leurs cavernes ! 5° que les lois doivent être faites pour tous, et non pour un ; autrement cet être solitaire ressemblerait au raisonneur violent que nous avons étouffé dans le paragraphe v ; 6° que, puisque des deux volontés, l’une géné­rale et l’autre particulière, la volonté générale n’erre jamais, il n’est pas difficile de voir à laquelle il faudrait pour le bonheur du genre humain que la puissance législative appartînt, et quelle vénération l’on doit aux mortels augustes dont la volonté particulière réunit et l’autorité et l’infaillibilité de la volonté générale ; 7° que quand on supposerait la notion des espèces dans un flux perpétuel, la nature du droit naturel ne changerait pas, puisqu’elle serait toujours relative à la volonté générale et au désir commun de l’espèce entière ; 8° que l’équité est à la justice comme la cause est à son effet, ou que la justice ne peut être autre chose que l’équité déclarée ; 9° enfin que toutes ces conséquences sont évidentes pour celui qui raisonne, et que celui qui ne veut pas raisonner, renonçant à la qualité d’homme, doit être traité comme un être dénaturé. » (Article Droit naturel de l’Encyclopédie)

Certes, les hommes ont une tendance fâcheuse à ne pas toujours raisonner ou à se trouver de bonnes raisons de bafouer justice et équité. Mais cela n’enlève rien à l’importance absolue de la morale. Il n’y a d’ailleurs qu’au nom de cette morale universelle qui découle de la raison que l’on peut condamner sans réserve le racisme, la haine de tel ou tel groupe et toutes les formes de discrimination. Les diverses variétés de fous qui condamnent cet universalisme en affirmant qu’il est un produit de la « domination blanche » ont visiblement perdu tout sens de la logique, puisqu’ils condamnent par là-même leurs propres revendications qui se drapent du manteau de l’égale dignité.

De quoi découle cette morale universelle. C’est encore Diderot qui le dit :

J’aperçois d’abord une chose qui me semble avouée par le bon et par le méchant, c’est qu’il faut raisonner en tout, parce que l’homme n’est pas seulement un animal, mais un animal qui raisonne ; qu’il y a par conséquent dans la question dont il s’agit des moyens de découvrir la vérité ; que celui qui refuse de la chercher renonce à la qualité d’homme, et doit être traité par le reste de son espèce comme une bête farouche ; et que la vérité une fois décou­verte, quiconque refuse de s’y conformer, est insensé ou méchant d’une méchanceté morale. » (Ibid.)

Mais nos contemporains ont une réponse, la plus ridicule qui soit : « il n’y a pas de vérité » ou « toute vérité est relative ». Ce qu’ils énoncent péremptoirement comme une vérité absolue et indiscutable ! Ces gens, avec plus ou moins de subtilité, avec des mots plus ou moins savants, énoncent un proposition qui se contredit elle-même, du type « je mens » : si ce que je dis est vrai, alors il est vrai que « je mens » et donc je mens. Si je dis vrai, alors je mens ! On peut habiller tout cela comme on veut, on n’en peut sortir. La vérité est la condition de tout discours. Le postmodernisme pseudo-nietzschéen, celui des Foucault et de Deleuze a réussi à envahir l’espace public avec ses sophismes. Mais on commence à comprendre la supercherie.

Le nihilisme a purement et simplement ravagé le domaine de l’art. Le beau et le laid sont identiques. Les escroqueries de Jeff Koons ont maintenant autant de valeur que Michelangelo ou Bernini ! Certes, le « beau est ce qui plaît sans concept », disait Kant. Mais n’importe quelle absurdité ne peut être belle et le beau, pour Kant, doit être un lieu où les esprits communiquent, il a une prétention universelle, même s’il ne s’agit que d’une prétention impossible à fonder en raison. Même si on aime les chansonnettes — et l’auteur de ces lignes a quelque dilection pour la « canzone italiana » — on sait bien faire la différence en Umberto Tozzi et Verdi, entre les meilleurs tubes de Johnny Halliday et la passion selon Matthieu de Bach ! Je ne peux pas en faire un concept, mais je le sais et tout le monde le sait !

Mais au-delà des valeurs et de leur indistinction, c’est à l’espèce humaine que s’attaque le nihilisme. Les amis du cyborg, les prophètes du transhumanisme, soutiennent qu’il n’y a pas de différence réelle entre un homme et une machine — la fameuse théorie deleuzo-guattariste de « machines désirantes » fut une des premières formes de ce délire ultra-moderne. De même, il n’y aurait pas de différence entre les hommes et les bêtes et pas de différence entre les femmes et les hommes. La théorie du genre unique modulable à volonté, est une des pires horreurs qu’ait produites la postmodernité.

Les vrais penseurs de tout ce nihilisme étaient les punks. « No future » ! proclamaient-ils. On peut donner une interprétation « marxiste » de tout cela. L’anéantissement de toutes les valeurs n’est rien d’autre que le triomphe de la seule valeur qui compte : l’argent ! Le bien et le mal ne valeur rien sauf si on peut les évaluer en argent. C’est d’ailleurs pourquoi toutes les activités mafieuses ont été réintroduites dans le calcul du PIB. Mais le règne incontesté de Mammon suppose l’annihilation du monde, ce qui se prépare tranquillement entre les projets fous baptisés par antiphrase « transition écologique » et la nouvelle guerre mondiale pour laquelle les uns et les autres astiquent les bottes et graissent les fusils.

Le 4 juillet 2022

samedi 2 juillet 2022

« L’État est le plus froid des monstres froids »

L’État, c’est le plus froid des monstres froids » dit Nietzsche[1]. Cette affirmation fameuse du Zarathoustra ne devrait pas étonner les lecteurs des philosophes modernes. C’est Hobbes qui le premier compare l’État à un monstre, en l’occurrence un monstre marin, le Léviathan, monstre biblique dont le livre de Job nous dit : « (2) Nul n'est assez hardi pour provoquer Léviathan: qui donc oserait me résister en face? (3) Qui m'a obligé, pour que j'aie à lui rendre? Tout ce qui est sous le ciel est à moi. (4) Je ne veux pas taire ses membres, sa force, l'harmonie de sa structure. (5) Qui jamais a soulevé le bord de sa cuirasse? Qui a franchi la double ligne de son râtelier? (6) Qui a ouvert les portes de sa gueule? Autour de ses dents habite la terreur. » Pour accomplir sa fonction, l’État doit inspirer la crainte, soutient Hobbes.

Mais l’idée est plus ancienne. Machiavel est l’un des premiers à exiger que l’on regarde l’ordre politique sans fioritures et que l’on comprenne que la vertu politique n’a pas grand-chose à voir avec les vertus chrétiennes… Le Prince expose la vérité effective de la chose : pour conquérir et conserver « ses États », le prince doit être prêt à renier sa parole, à mentir, à être autant cruel que fourbe, etc. Celui qui recherche le bien doit s’écarter de la politique, dit Machiavel à ceux qui veulent bien le lire.

La raison autant que l’expérience ne peuvent que nous conforter dans cette vision pessimiste de l’État – un pessimiste est un optimiste bien informé. Qui a appris un peu d’histoire de France, de cette bonne vieille histoire récit « à l’ancienne » a appris que les grands hommes de notre histoire n’ont pas reculé devant le mal. Philippe Auguste que l’on tient parfois pour le véritable « père de la nation française » (il est le premier à écrire « roi de France » et non plus « roi des Francs ») a mis en œuvre à peu près tous les stratagèmes énoncés par Machiavel. Et multiplié par quatre la surface du domaine royal. Louis XI (voir le livre que lui a consacré Murray Kendall), Henri IV, Richelieu, Louis XIV, etc.  lequel pourrait venir contredire la leçon du secrétaire de la chancellerie de Florence ? Traître, menteur, comploteur et impitoyable contre ses ennemis, ce tartuffe de Frédéric II de Prusse a pourtant eu l’audace d’écrire un « Anti-Machiavel » !

Il n’est pas besoin d’attendre l’émergence de ce qu’on appelle « États totalitaires » pour comprendre que l’État un monstre dépourvu de sentiments !

Pourtant, cette méfiance à l’égard de l’État, si largement partagée, est suspecte. L’État monstre froid, ce peut évidemment être l’État instrument de domination d’une caste sur la masse du peuple, l’État que Proudhon définit ainsi :

Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni titre, ni la science, ni la vertu…

Être gouverné, c’est être à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé.

C’est sous prétexte d’utilité publique et au nom de l’intérêt général être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre réclamation, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré.

Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale ! Et qu’il y a parmi nous des démocrates qui prétendent que le gouvernement a du bon ; des socialistes qui soutiennent, au nom de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, cette ignominie ; des prolétaires qui posent leur candidature à la présidence la République ![2]

Le mépris et la haine des anarchistes à l’endroit de l’État sont bien connus. Pourtant, il y a une autre critique de l’État, précisément celle de Nietzsche, une critique qui ne se place pas du point de vue des gouvernés contre les gouvernants, mais une critique qui se place du point de vue aristocratique – Domenico Losurdo qualifié justement Nietzsche comme « rebelle aristocratique ». Quand Nietzsche dénonce l’État moderne, il ne dénonce pas la domination, mais bien plutôt une domination qui échappe à l’aristocratie, aux forts, pour passer entre les mains d’une bureaucratie qui prend en compte les intérêts de la  « plèbe », de la masse des faibles qui utilisent la loi et le droit comme instrument de leur ressentiment contre ce qui est vraiment noble.

Bien qu’elles semblent converger dans leur expression, ces deux critiques de l’État partent de présuppositions radicalement opposées. La première critique l’État comme instrument de domination en général, la seconde met en cause l’État comme ce qui met un terme aux dominations traditionnelles – sur la théorie de la domination, on ne peut que renvoyer encore à l’excellent Max Weber, dont les écrits sur ce sujet ont été rassemblés en un volume aux éditions de La Découverte.

Que l’État soit un monstre, l’idée en est exposée sans fard par Hobbes. Le Léviathan, figure du grand corps artificiel chargé d’assurer la paix civile entre les citoyens, est un monstre. Mais ce monstre, créé par les hommes eux-mêmes est nécessaire : sans une puissance assez grande pour terroriser quiconque enfreindrait le pacte social, tous les contrats seraient seulement des engagements verbaux, sans aucune valeur réelle et les hommes seraient de fait condamnés à vivre sous l’état de guerre tel que Hobbes le définit, c’est-à-dire la guerre de chacun contre chacun. On peut critiquer les outrances rhétoriques de Hobbes, refuser sa conception de l’État qui exclut toute liberté de conscience et soumet la vérité au pouvoir souverain. Il serait tout de même utile de lire Hobbes sérieusement et d’en finir avec les caricatures : Hobbes défend le droit, l’État de droit et la liberté de la pensée philosophique.

On doit cependant lui reconnaître un certain réalisme : tout État, même le plus démocratique dispose du droit de vie et de mort sur ses propres citoyens puisqu’il dispose, selon l’expression de Max Weber, du monopole de la violence légitime, notamment il peut déclarer la guerre et instaurer l’état d’exception. Quand on apprend ou feint d’apprendre que les présidents français donnent régulièrement l’ordre d’exécuter (clandestinement) des individus considérés comme « ennemis », on voit bien que personne ne gouverne innocemment.

Ajoutons que l’État, au sens moderne, est bien un monstre froid. Loin des principes archaïques des dominations féodales, fondées sur l’honneur et le courage, les vertus de la naissance, l’État moderne repose sur la gestion rationnelle du gouvernement des hommes, et place au premier rang non les guerriers, mais les bureaucrates. Quand Richelieu interdit les duels, ce n’est pas anecdotique : les passions guerrières doivent céder le pas à l’ordre politique rationnel dont l’absolutisme royal fut la première forme. Privés du droit de dégainer leur épée à tout moment et de régler eux-mêmes leurs différends, les nobles sont progressivement refoulés dans le statut commun et vont bientôt se confondre avec le Tiers état. Ils vont se lancer dans les affaires…

Autrement dit, l’instauration de l’État moderne, le Léviathan hobbesien, dont les monarchies absolues sont des formes particulièrement efficaces, correspond à une pacification globale de la société (au moins sur le plan intérieur) et à la prise en compte des intérêts des classes subalternes productives face aux classes dominantes devenues plus ou moins parasitaires. Ce double processus est rendu possible parce que l’État est désormais assez fort pour se faire respecter même des puissants – c’est une question de Machiavel avait également soulevée en son temps. Mais le deuxième aspect, au moins aussi important, est que le développement de la bureaucratie rend moins prégnantes les relations personnelles, diminue le rôle du charisme des chefs ou le recours à la bonté et à la libéralité des dirigeants et cette froideur nouvelle des relations entre pouvoirs et sujets commence à rendre possibles une certaine objectivité et une certaine impartialité, qui sont les deux conditions fondamentales de l’État de droit.

Par conséquent, la caractérisation nietzschéenne de l’État si elle n’est pas fausse, prise en elle-même, n’est pas aussi connotée péjorativement qu’on aurait pu le penser. Après tout, il vaut mieux avoir affaire à un monstre froid plutôt qu’à un monstre chaud !

Il reste que la puissance du monstre doit être contrôlée et que la question reste posée de savoir si l’on peut « chevaucher le tigre ». Parce qu’ils croient impossible cette domestication du monstre, les anarchistes prônent sa destruction pure et simple. Et l’on pourrait être tenté de leur donner raison. À l’époque contemporaine, la puissance étatique s’est infiltrée dans tous les pores de la société. Les individus n’ont jamais été autant soumis à la surveillance étatique, qui peut se déployer apparemment sans limites grâce aux techniques modernes. La puissance effective des dirigeants des États démocratiques modernes est sans commune mesure avec celle des plus absolus des monarques de l’époque de la poste à cheval et de la guerre avec des arquebuses. La mise en œuvre de « l’état d’urgence », la suspension des libertés les plus élémentaires dans nos États « démocratiques » (sic) nous ont montré de quoi l’État est capable. Et ce n’était qu’un début. Le contrôle des citoyens par la machinerie bureaucratique est en voie de prendre des dimensions encore plus effrayantes que le monstre auquel Job fit face.

Cependant, l’expérience montre que la puissance de la multitude déchaînée, en l’absence d’un pouvoir d’État, peut être aussi effrayante que la puissance de l’État-Léviathan. Si la multitude doit craindre l’État, chacun d’entre nous doit craindre la multitude. À ceci près, et ce n’est pas négligeable, que la terreur que peut faire régner la multitude est généralement brève et laisse place, le plus souvent à la tyrannie ordinaire, ainsi que Platon nous en avertissait déjà. Le démos déchainé accouche du pire des régimes, la tyrannie qui est par excellence le régime parricide, celui qui met à mort ses parents.

L’espèce d’angélisme sur lequel repose l’anarchisme n’est que le revers, le renversement comme dans une chambre noire, de l’état de nature hobbesien. Un poète anarchiste disait : « l’anarchie, c’est l’ordre moins le pouvoir ». Mais cet ordre spontané n’est-il pas encore plus terrifiant que l’ordre imposé par la puissance de l’État. Dans la communauté qui se gouverne elle-même parce qu’elle n’a plus besoin de gouvernement, l’ordre demeure parce que chacun devient gouvernant, parce que chacun espionne, censure,  prêche et contrôle son voisin. Et malheur à celui qui ne suit pas cet ordre sans pouvoir ! Les fourmis n’ont pas besoin de pouvoir politique (la désignation de la reproductrice par le nom de « reine » n’est qu’un mauvais anthropomorphisme), mais les hommes ne sont pas des fourmis.

En réalité, il faudrait peut-être s’arrêter de parler de l’État en général pour s'intéresser à ses expressions pratiques singulières. L’indifférence à la forme du gouvernement doit être mise en examen. L’intérêt immense de Hobbes, c’est que, parmi les premiers, il a montré que l’essence de tout pouvoir était démocratique : le pouvoir procède du peuple. Mais c’est pour abandonner aussi cette idée : démocratiquement, le peuple s’est dessaisi de son pouvoir au profit d’un souverain qui le tient en respect ! C’est sur ce point que porte l’attaque de Rousseau. Mais Rousseau, lui aussi, après avoir défini l’idéal démocratique comme seul pouvoir politique légitime, avoue que des dieux se gouverneraient démocratiquement, mais que ce n’est guère un gouvernement fait pour les hommes.

Le problème est que le pouvoir doit être obéi et que les citoyens doivent être protégés contre les abus du pouvoir, y compris contre les abus du pouvoir du peuple. Le pouvoir doit être obéi et il a besoin d’un corps d’hommes en armes, la police. Mais la police ne peut observer en toutes circonstances le code de procédure pénale ; il lui faut des indicateurs et quelques petits arrangements avec les truands et bien vite la frontière entre les forces de l’ordre et les forces du désordre devient floue. Nous apprécions que les policiers espionnent les terroristes et les apprentis terroristes, mais nous leur donnons par la même occasion l’autorisation et même le devoir d’espionner tout le monde. Qui peut garder les gardiens ?

C’est précisément à cette contradiction, dont ni Hobbes ni Rousseau ni les adversaires de l’État ne peuvent sortir, que prétend répondre la conception républicaine. La séparation des pouvoirs et le contrôle des « grands » par le peuple sont les moyens imaginés par les penseurs républicains (de Machiavel à Montesquieu et Kant) pour faire en sorte que le pouvoir arrête le pouvoir et que soient garanties tout à la fois la liberté des citoyens et l’obéissance aux lois. Mais la meilleure des républiques ne peut pas éviter que les voyous et les hommes politiques mal intentionnés ne viennent troubler le bel ordre théorique. La question est de savoir quel quantité de désordre nous sommes prêts à tolérer pour conserver notre liberté et jusqu’à quel point la préservation de la vie est plus importante que la liberté.

En conclusion, si l’État est bien un monstre froid, il n’existe que parce que les hommes ne sont pas des dieux et ne suivent pas toujours la droite raison : soumis à leurs passions, ils doivent être contraints de respecter les règles de l’ordre social, si l’on veut que la vie humaine continue. Dans le livre de Job, il est dit qu’on ne péchera pas le Léviathan avec un hameçon. Il est cependant possible de le domestiquer et éventuellement de lui résister. Et qu’il s’agisse d’un monstre froid n’est pas très gênant. Le citoyen doit obéir et non aimer l’État, ainsi que le disait Alain. Méfions-nous des États « bienveillants » !

Le 2 juillet 2022.

 



[1] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, I, « La nouvelle idole ». Œuvres II, collection « Bouquins, Robert Laffont, p.320.

[2] P-J Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Garnier Frères, 1851, p.341

vendredi 1 juillet 2022

Du futur

Voici une pensée de Pascal :

47 –– Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous rappelons le passé ; nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.

Que chacun examine ses pensées. Il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin.

Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais mais espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. (Pensées, L47-B172)

On pourrait se dispenser de commenter, tant tout cela est dit avec précision. L’obsession du futur nous empêche d’être heureux. Nous espérons et à peine espérons-nous que nous craignons que nos espérances ne soient jamais satisfaites. Craignons-nous et nous voilà espérant que nos craintes ne soient vaines. Fluctuation de l’âme, dit Spinoza. Derrière ces fluctuations incessantes, il n’y a rien d’autre que l’angoisse de la mort, l’angoisse de l’abolition du temps.  On me dira que la mort n’abolit que notre temps et pas le temps en général. Le mort « a fait son temps », dit-on. Mais ce n’est pas exact : il n’y a pas d’autre temps que le temps que chacun de nous vit : l’ego est le fondement ultime de la conscience de la temporalité. Il faudrait se débarrasser de la crainte et de l’espérance, deux affects contraires et contrariants. Mais ce n’est guère possible : dès qu’on entreprend quoi que ce soit, on espère arriver au but ! Pour être serein, il faudrait donc devenir indifférent au futur, c’est-à-dire au fond atteindre l’état de celui qui est mort. Le nirvana, ce grand sommeil sans rêve que cherche la sagesse bouddhiste, cette paix éternelle, nous finissons tous par l’atteindre, six pieds sous terre ou réduits en cendres selon les habitudes de l’époque.

Nos angoisses du futur se combinent avec celles du passé. Nous ne pouvons rien au passé, nous ne pouvons pas faire marche arrière dans le temps comme nous faisons marche arrière dans l’espace. Le passé est passé et les regrets sont bien vains. Je regrette d’avoir fait X : mais à quoi peuvent servir ces regrets puisque le « avoir fait X » est maintenant entré dans l’éternité du passé ? Un célibataire et un divorcé diffèrent en ceci que le second a été marié et pas le premier. Si le divorce défait le lien juridique du mariage, il n’abolit pas l’avoir été. Quand nous prenons un peu de recul, d’ailleurs, nous pouvons facilement nous rendre compte que les actions passées que nous regrettons ne sont que très rarement gravissimes. Les occasions de nous tromper n’ont jamais manqué et si nous nous sommes souvent trompés, nous avons tout de même réussi pas mal de choses. Exercice spirituel classique dans le stoïcisme : prendre de la distance et comprendre que notre passé est maintenant de l’ordre du fatum et que la sagesse commence avec le consentement au destin.

Mais si le passé importe, c’est parce que nous le consultons pour essayer de discerner l’avenir. Machiavel conseille au prince l’étude de l’histoire comme science des humeurs des hommes et comme ensemble de leçons qui permettent de déterminer les meilleures options au moment où nous choisissons d’agir dans telle ou telle direction. Mais nous sommes si orgueilleux que nous croyons que le futur est à notre disposition et que l’étude du passé nous permettra de déterminer le cours des événements. Abattez ce cuider, comme dirait Montaigne ! Aristote et Épicure se rejoignent sur un point (au moins, car il y en a d’autres) : les futurs sont contingents. Le futur n’est jamais contenu dans le passé, même si, après coup, nous allons trouver de bonnes explications, de bonnes raisons, pour croire que ce qui est arrivé était prédéterminé.

Agir soit, mais sans exiger que le futur honore nos engagements comme le créancier croit que le débiteur honorera ses échéances. Et si nous fuyons le présent parce que, comme le dit Pascal, la vue du présent nous blesse, nous pouvons changer nos lunettes et regarder le présent pour ce qu’il est vraiment, notre pleine présence au monde, dont les douleurs elles-mêmes sont la manifestation de notre puissance d’exister.

Le 1er juillet 2022

 

Vous qui entrez ici, gardez l'espérance...

On ne peut manquer d’être frappé par le paradoxe suivant : les classes moyennes supérieures théoriquement instruites ne cessent de prôner l’...