Emanuele SEVERINO (La loi et le hasard) renouvelle la réflexion sur les sciences en rapportant la science contemporaine à sa source la plus radicale, la conception grecque du devenir qui dit que toute chose sort du rien et retourne au rien.
Dans l’histoire de l’Occident, les formes de domination qui
précèdent la domination scientifique ont un caractère essentiellement
antinomique. L’antinomie réside en ce que les immuables et les éternels évoqués
par la prévision épistémique pour dominer le devenir rendent impossible et
impensable le devenir ou plutôt rendent impossible ce qui pour être dominé doit
être possible et pensable, et qui fut en fait dès le début considéré par
l’Occident comme l’évidence fondamentale même. (p.27/28)
La métaphysique veut dominer le devenir en l’enfermant
dans les éternels ; la prévision sert à dire que ce qui va devenir est
déjà là. Severino parle ici d’épistémè né dans la pensée grecque.
La pensée grecque établit une fois pour toutes le sens du
devenir du monde. (p.29)
Toutes les critiques que la civilisation et la culture
contemporaines adressent à la civilisation et à la culture occidentales ne sont
qu’une tentative de destruction des immuables, parce qu’elles ne représentent
que le phénomène de la destruction essentielle qui s’accomplit dans le sous-sol
envahi par le sens grec du devenir. (p.38/39)
A l’inverse de la métaphysique qui ne domine qu’en rendant
impossible l’objet qu’elle veut dominer, la science moderne parvient à dominer
réellement.
La science devient la forme la plus puissante de domination
parce qu’elle renonce au rêve épistémique d’une prévision incontestable et
devient une prévision hypothétique et donc toujours ouverte au risque de
l’insuccès. (p.40/41)[1]
Le savoir scientifique intègre la possibilité de
l’irruption de l’imprévu.
En son essence, l’induction scientifique est déjà cet
indéterminisme qui deviendra ensuite explicite dans la physique contemporaine
par le principe d’incertitude de Heisenberg. (p.47)
C’est précisément parce que la science reconnaît ne pas être
épistémé, c’est-à-dire vérité incontestable et évocation des immuables, qu’il
peut lui arriver d’être la forme la plus puissante de la domination. (p.49)
Et donc
Le déclin de l’épistémé élimine toute solution de continuité
entre science et réflexion critique sur la science. (p.51)
Emanuele Severino en vient à concevoir la science comme
langage dans un climat néo-positiviste :
La réflexion sur la science rend totalement explicite la
caractère intersubjectif et linguistique du donné. (p.53)
Les propositions qui expriment le donné sont établies par un
verdict, autrement dit par le consentement social.(p.54)
La solidarité essentielle entre le caractère
intersubjectif de la science moderne et le principe démocratique de la volonté
de la majorité.
Il y a une renonciation au caractère absolu des
propositions qui se réfèrent au donné empirique et cette renonciation découle
de la méthodologie même de la science moderne. C’est encore cette critique de
la valeur absolue du donné
qui détermine la transformation radicale de la géométrie, des
mathématiques et de la logique modernes en systèmes axiomatiques formalisés
dont les règles de formation et de transformation ne sont plus l’expression
d’une évidence intuitive, mais se posent comme conventions, c’est-à-dire comme
décisions prises à l’intérieur d’un consentement intersubjectif. (p.58)
L’imprévisibilité est introduite jusque dans les systèmes
logico-formels. A souligner :
L’entreprise théorique de Gödel, qui s’oppose à la prétention
d’auto-garantie des systèmes formels face à l’émergence de la contradiction,
est analogue non seulement à l’opération par laquelle la science empirique est
ouverte à la nouveauté de l’événement, mais aussi à l’opération par laquelle le
marxisme ainsi que le néo-capitalisme de Weber, de Schumpeter et Keynes
conçoivent l’assise du capitalisme comme un système non pas absolu mais ouvert
à l’irruption de l’événement social imprévisible qui fait éclater la
contradiction du système. (p.59)
Le sens du rien est au cœur de la science moderne.
Le sens du rien est présent même là où l’on prétend n’avoir
aucun rapport avec les catégories décisives de l’ontologie grecque. (p.76)
La volonté de puissance peut donc être pensée comme
interprétation.
L’épistémè est la loi qui rend impossible l’avènement du
hasard et qui donc reste une domination impuissante de l’avenir. (p77)
La science moderne résout cette contradiction en se
définissant comme intersubjectivité. Mais elle ne va pas jusqu’au bout de son
auto-conscience critique. Il lui faudrait admettre le donné comme
interprétation et cette interprétation comme résultat d’une volonté.
Le succès, la domination de la science est voulue. (p.81)
La volonté de puissance s’incarne dans la science :
Non seulement la volonté de puissance ne dissout pas
l’avenir, mais ne s’impose même pas comme une force antithétique à l’avènement
du devenir ; la volonté de puissance est l’événement qui domine tout
événement, l’événement qui domine tout avènement, le hasard qui domine tout hasard.
(p82)
La forme originelle de la volonté de puissance n’est-elle
pas la volonté que le devenir du monde existe - la volonté qu’existe ce qui se
laisse dominer ? C’est le problème de la loi :
C’est dans cette loi que se cache l’aliénation la plus
abyssale qui puisse exister dans le tout. (p.84)
La volonté que les choses soient rien est l’aliénation
essentielle, c’est-à-dire l’inconscient essentiel de l’Occident qui s’exprime
comme volonté que le devenir du monde existe et qui fonde la volonté de dominer
le monde en évoquant soi Dieu, soit la praxis révolutionnaire, soit la
technique scientifique, autrement dit en évoquant les immuables et leur
négation. (p.85/96)
La deuxième partie du livre de Severino est un commentaire
de l’intersubjectivité dans la « construction logique du monde » de
Carnap. C’est le néopositivisme qui formule complètement la conception du
savoir comme savoir intersubjectif et donc le savoir comme langage.
Dans la philosophie antique (Platon, Aristote), il y a une
identification implicite entre l’universel et l’intersubjectif. Ce qui est
incommunicable, c’est le contenu immédiat de l’expérience. Dans le
néopositivisme, l’accord intersubjectif ne peut être atteint que si on se
limite à parler des rapports formels entre les choses sans dire ce que sont ces
choses (cf.p115).
[1] Le marxisme comme l'économie
politique se trouve de ce point de vue du côté de l'épistémè et non du côté de la science. Il y a un caractère
radical de l'indéterminisme de la science contemporaine; or ceci n'est pas
perçu dans la philosophie des sciences et encore moins dans l'idéologie
scientiste.