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lundi 18 novembre 2019

Nation


Il y a toute une tradition de débats sur la « question nationale » dans le marxisme et le mouvement ouvrier et bien évidemment, nous ne pouvons pas ici entrer dans ces polémiques passionnantes et qui rappellent un temps, aujourd’hui disparu, où le marxisme était quelque chose de vivant. Il reste que nous avons affaire encore et toujours avec la question de la nation. La lecture la plus intéressante sur cette question reste l’ouvrage d’Otto Bauer[1], La question des nationalités et la social-démocratie, publié en 1907 à Vienne et traduit en français seulement en 1987 (EDI, 2 volumes). Otto Bauer commence par montrer qu’on ne peut aborder la question nationale qu’à partir de l’étude du caractère national, sachant que ce caractère national n’a rien de figé, qu’il est un produit historique susceptible de varier et que d’autres caractères déterminent l’individu (par exemple le caractère de classe). Les utilisations abusives qui ont pu être faites de ce concept ne doivent pas conduire à le rejeter. Ainsi Bauer en vient à cette première définition : « La nation est une communauté relative de caractère, c'est-à-dire une communauté de caractère en ce sens que, dans la grande masse des membres d’une nation à une époque donnée, on remarque une série de traits qui concordent ». Il n’y a pas à chercher dans la nature l’origine de cette communauté de caractère qui n’est pas autre chose que le produit d’une sédimentation historique. Ce qui conduit Otto Bauer à une deuxième définition : une nation est une « communauté de vie et de destin ».
Loin de conduire à l’effacement des nations, le développement du mode de production capitaliste en constitue l’aliment. Bauer analyse la montée des revendications nationales en Europe – singulièrement dans l’empire austro-hongrois comme manifestation que ces peuples sont entrés dans la danse infernale de l’accumulation du capital. Toute l’histoire du siècle passé confirme ces hypothèses de Bauer et la « décolonisation » est une dimension saillante de l’expansion mondiale et de l’approfondissement de la domination du capital. Mais ce qui vaut pour les nations jadis soumises à la domination directe des puissances coloniales, vaut aussi pour les vieilles nations dominantes, confrontées au rouleau compresseur de la « mondialisation ».
Ce « caractère national » renvoie à ce que les Grecs désignaient par ethos. Dans une communauté politique, il y a un certain nombre de dispositions acquises par l’éducation et qui permettent la vie commune. Penser que l’on peut faire abstraction du « caractère national » au nom de constructions juridiques (le « patriotisme constitutionnel » d’Habermas par exemple), c’est se fourvoyer complètement.
La nation joue un rôle politique considérable en Europe aujourd’hui. Nous avons déjà eu l’occasion de nous exprimer sur les tendances nouvelles de la politique italienne, mais aussi sur la Pologne et la Hongrie. Quand on n’a rien ou presque rien et qu’on risque encore de descendre dans l’échelle sociale ou de disparaître, quand on est menacé de n’être plus – les gens « qui ne sont rien » pointés par Macron – il ne reste plus comme seule propriété que ce « caractère national ». Je n’ai pas de logement à moi, j’ai du mal à payer mon loyer, mais au moins en France « je suis chez moi ». Les petits bourgeois aisés, drogués au « politiquement correct » et au cerveau lessivé par la mondialisation des réseaux et de la high tech dénonceront les « beaufs », les fascistes, les franchouillards, etc. Mais ces petits-bourgeois vont bientôt être précipités dans la poubelle à précaires parce que leur utilité pour le capital tend vers zéro et ils ne se maintiennent socialement que parce que la classe capitaliste transnationale a besoin de classes-tampons et tous les managers, commerciaux, communicants, etc. sont une classe purement parasitaire. Quant aux professions intellectuelles « utiles », « l’intelligence artificielle » (ainsi dénommée parce qu’elle exprime à merveille la bêtise humaine) va les renvoyer pointer chez Pôle Emploi.
La nation c’est le peuple constitué, le peuple qui se sent peuple, le peuple politique. Vouloir parler au peuple sans parler de la nation ? des calembredaines ! La « gauche » a disparu parce qu’elle a abandonné la nation. La révolution se fait au cri de « Vive la Nation ! » La Commune de Paris naît comme un mouvement national révolutionnaire, contre l’occupation allemande et contre la couardise de la bourgeoisie française qui pactise avec les « boches ». La plus grande avancée sociale de notre histoire, le programme du CNR, c’est l’alliance de la nation et du mouvement ouvrier. Ayant troqué la nation pour le mondialisme, la gauche a abandonné la défense des revendications populaires au nom de la soumission à la « gouvernance » mondiale. Partout elle a perdu la confiance populaire et contraint les citoyens à l’abstention ou au vote pour les partis réactionnaires qui semblent les seuls à défendre la nation tout entière et non ses seules couches privilégiées. Ainsi en Pologne le PIS ultra-catholique et nationaliste est-il le dernier parti à revendiquer une sorte « d’État-providence » contre une gauche européiste et libérale. Ainsi en Italie, la Lega de Salvini est-elle le seul parti à proposer une renaissance de la nation italienne, plongée dans le marasme après avoir été le meilleur élève des règles de l’ordo-libéralisme des euroïnomanes. Et ainsi de suite.
La situation présente est chaotique et si on ne sort pas du marasme, c’est tout simplement parce que, l’extrême droite mise à part, personne n’ose parler franchement. Pour ne pas parler de souveraineté nationale, on parle de souveraineté populaire. C’est la même chose, direz-vous. Eh bien, non ! La déclaration de 1789 stipule que la souveraineté réside essentiellement dans la nation. La nation a des limites, des frontières et des institutions. Le peuple, c’est beaucoup plus vague et certains n’hésitent pas à parler d’un peuple européen. Pour reprendre en la précisant la formule de Rousseau, la nation, c’est le peuple qui s’est fait peuple, le pouvoir constituant enfin constitué. La nation ainsi conçue est fondée sur la séparation entre ceux qui sont dedans, qui en sont les membres et les étrangers. Le sans-frontiérisme est l’adversaire farouche de la nation et l’adversaire non moins farouche du peuple existant réellement. « Le patriote est dur aux étrangers », disait Rousseau. Pourquoi ? « Ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit. […] Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher au loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins. » Quelle meilleure description de nos modernes cosmopolites pleins de compassion pour la terre entière mais indifférents à ce que pensent, disent et souffrent les « petites gens » qui sont leurs compatriotes. En réalité les cosmopolites de gauche sont les frères jumeaux des cosmopolites de droite, ils ne sont que l’aile gauche de la classe capitaliste transnationale (cf. l’excellent livre de Leslie Sklair, The transnational capitalist class, Oxford, 2001).
Le nationalisme est la maladie de la nation. Et ce n’est pas en crachant sur la nation qu’on chassera le nationalisme, bien au contraire. La consolidation et la poussée lepéniste n’ont été possibles que parce que la gauche a délaissé la nation et le peuple avec elle. Il est temps de tirer de tout cela les conséquences qui s’imposent.
Denis Collin. Le 18 novembre 2019


[1] Otto Bauer a été un des principaux dirigeants du SPÖ, le parti socialiste autrichien et un des théoriciens de « l’austro-marxisme », une tendance du marxisme très souvent critiquée par Lénine et ses héritiers mais qui reste une des tendances intellectuelles les plus riches de celles qui se sont mises à l’école de Marx.

dimanche 27 septembre 2015

Nature, technique, fabrication


Quelques réflexions introductives

On oppose fréquemment la fabrication technique à la nature comme ce qui est artificiel à ce qui est naturel. Ce qui est naturel est spontané, procède de son propre mouvement ; au contraire, ce qui est artificiel demande une action volontaire d’un agent extérieur. Les arbres poussent de leur propre mouvement. Mais les charpentes non ! Comme le dit Aristote :
« si l’art de la construction navale était dans le bois, il agirait de la même manière que la nature » (Physique, II, 8, 199-b).
Mais précisément la technique de la construction navale n’est pas dans le bois. Il y a donc d’un côté ce qui est engendré et engendre à son tour, tout ce qui est du côté de la nature et de l’autre ce qui est fabriqué et procède de l’activité orientée en vue de certaines fins dont le « fabriquant », l’ouvrier (celui qui œuvre) est conscient. D’où d’ailleurs cette définition de l’homme que l’on trouve chez Bergson, homo faber.
Si nous pouvions nous dépouiller de tout orgueil, si, pour définir notre espèce, nous nous en tenions strictement à ce que l’histoire et la préhistoire nous présentent comme la caractéristique constante de l’homme et de l’intelligence, nous ne dirions peut-être pas Homo sapiens, mais Homo faber. En définitive, l’intelligence, envisagée dans ce qui en paraît être la démarche originelle, est la faculté de fabriquer des objets artificiels, en particulier des outils à faire des outils et, d’en varier indéfiniment la fabrication.(Évolution créatrice, chapitre II, « Les grandes directions de l’évolution et de la vie »)
L’homo faber est pour Bergson l’expression d’une des deux grandes tendances de l’évolution, celle qui va vers l’intelligence et qu’il oppose à l’autre tendance, celle du perfectionnement de l’instinct qui atteint son niveau le plus important chez les insectes.
L’opposition entre ce qui est fabriqué par les hommes et ce qui est donné par la nature traverse la vie humaine, organise notre perception globale des choses. Elle est bien ontologique puisqu’elle permet de classer tout ce qui est selon deux modes d’être radicalement différents.
L’artisan ou l’artiste (on laissera de côté cette distinction, puisque pour les Anciens c’est un seul et même genre d’activité) peut créer quelque chose: un vase, une paire de chaussures, une statue. Mais l’homme ne crée pas ses enfants : il se contente de procréer, c’est-à-dire de laisser la nature agir en lui. La poiêsis et la phusis ne sont pas du tout du même ordre. Entre les deux, un gouffre qui définit la place subordonnée de l’homme, car jamais les produits de la fabrication humaine n’égaleront les êtres naturels. On mesure à quel point le rapport moderne à la nature s’oppose à celui des Anciens : l’industrie humaine est censée faire beaucoup mieux que processus naturels trop aléatoires.
Une remarque s’impose ici. Les techniques du vivant qui se développent prodigieusement aujourd’hui sont peut-être en train d’ébranler ce rapport essentiel et, par conséquent, il est impossible de limiter les questions angoissantes concernant les modifications du génome humain –par exemple – à des questions d’éthique médicale alors même qu’il s’agit de « métaphysique » si on définit la métaphysique comme cette science de l’être en tant qu’être dont parle Aristote. Prenons le cas de la procréation. L’homme, dans la mesure où il n’obéit pas à l’instinct, dans la mesure où la reproduction est normée socialement (prohibition de l’inceste, règles matrimoniales, conventions sociales) n’ a jamais tenu le fait d’avoir des enfants pour un processus seulement naturel. Mais depuis l’aube de l’humanité, la volonté humaine ne peut agir que négativement sur la reproduction : s’abstenir des rapports sexuels, mettre en œuvre les « procédés infâmes » de contrôle des naissances, pratiquer l’avortement, tuer les nouveau-nés indésirables, etc. Le processus lui-même par lequel un enfant vient au monde lui échappe. Je peux décider de labourer un champ ou de coudre un vêtement, mais pas de « faire un enfant » : en ce domaine la seule chose qui puisse être décidée, c’est avoir ou non des rapports sexuels et espérer que Dieu ou la nature comblera mes vœux.
Il est également possible de simuler la procréation, à travers une mise en scène très particulière. Ainsi chez les Nuers du Soudan, une femme stérile sera officiellement transformée en homme. Elle tiendra dans la société la fonction d’un homme et sera mariée à une femme, laquelle s’accouplera avec un homme du village qui servira uniquement « d’inséminateur ». L’enfant qui naîtra sera réputé le fils de cette femme-homme. Extraordinaire montage des normes : il s’agit d’imiter la nature, sous une forme très remarquable.
Il pourrait sembler que les biotechnologies modernes permettent d’abord de « piloter » plus finement le processus (dans le cas de la PMA) et elles n’entraînent pas encore un changement fondamental de statut de la naissance. Dans la FIVETE, on a encore affaire au processus aléatoire de la méiose et l’embryon fécondé sera réimplanté dans l’utérus maternel. Mais déjà s’y ajoute une possibilité technique nouvelle, celle qui est ouverte par la sélection des embryons – puisqu’on sait que certaines cliniques proposent la FIVETE non pour remédier aux problèmes d’infertilité d’un couple, mais pour permettre de choisir le sexe de l’enfant.
On peut aller plus loin et la technique est disponible ou en voie de l’être, si on intervient directement sur le génome humain, si on peut déterminer positivement les caractères essentiels de l’enfant à naître. Dans ce cas, nous aurons une transformation radicale, « ontologique » de l’être humain. Nous renvoyons à l’ouvrage de Jürgen Habermas, L’avenir de la nature humaine sur la signification profonde des évolutions en cours qui font de l’enfant à l’être le produit d’un « projet parental » appuyé sur l’ingénierie génétique.
Prenons un autre exemple. Pour l’instant, une large partie de nos apports en protéines se fait directement par la consommation de protéines animales – que l’animal ait été chassé ou provienne d’un élevage domestique, cela ne change rien à l’affaire. On sait aujourd’hui, à partir de composants carbonés fabriquer quelque chose qui s’appelle « steak de synthèse ». Les militants de la « cause animale » y voient un progrès majeur qui permettrait d’en finir avec la « souffrance animale ». Mais on ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Si on ne mange plus les vaches, il faudra aussi arrêter la production laitière et respecter ce poulet en puissance qu’est l’œuf … On commence aussi à fabriquer de la peau synthétique par des procédés assez semblables. On sait faire des cœurs artificiels. Il y a là toute une série de recherches qui ne sont pas sans évoquer les fantasmes et les mythes des siècles précédents, mais qui sortent maintenant du mythe pour annoncer ce qui pourrait être la réalité de demain. L’homme aurait ainsi effectué sa migration vers le « posthumain », l’homme produit intégral de la fabrication humaine. Quand on voit le nombre de grandes firmes qui investissent massivement dans ces secteurs de recherche (Google), on peut craindre le pire.
Remplacer la nature par l’artifice, il semble pourtant que cela a toujours été la ligne directrice de l’activité humaine. Chaque société historique a établi ses propres limites, ses propres frontières entre le naturel et l’artificiel, entre l’artificiel permis et l’artificiel interdit. Franchir la limite, sombrer dans l’hubris, c’était précisément ce dont il fallait à tout prix se garder. Or nous vivons précisément dans une société qui a fait de la démesure, de la transgression de toutes les limites son mode d’être.
Nous savons, presque intuitivement, que le franchissement des limites entre naturel et artificiel conduit à une vie que nous n’aimerions pas, non pas au paradis technologique, mais à l’enfer technologique. Mais en même temps nous ne disposons d’aucune règle qui nous permettrait de déterminer « objectivement » cette limite. Voilà le dilemme tragique devant lequel nous sommes.
Pour en sortir, peut-être pourrions encore nous inspirer d’Aristote. Aristote tente de définir indirectement l’art ou la tekhnê :
« l’art, dans certains cas parachève ce que la nature n’a pas la puissance d’accomplir, dans d’autres cas il imite la nature » (Physique, II, 8, 199-a).
Prenons la première partie de cette citation. La nature n’est pas une déesse toute puissante ! Mais, les dieux grecs non plus n’étaient pas des dieux tout-puissants. L’homme peut lui échapper et précipiter à nouveau ce qui est dans le néant par sa démesure, par la perte du metron. Il peut aussi venir en aide à une nature trop faible, par sa propre activité. Par exemple, la cité est naturelle en ce qu’elle est composée de communautés naturelles et a pour finalité l’épanouissement de la nature humaine, mais elle est aussi, à certains égards, artificielle car elle a besoin pour exister de l’action volontaire des hommes. Le législateur, par exemple, est la cause des plus grands biens, dit Aristote (Politique, I, 2), parce qu’il est l’agent qui accomplit ce que la nature demande, mais qu’elle ne peut faire seule. L’art du médecin consiste à apporter des soins, mais ceux-ci ne guérissent pas ; ils ne peuvent que suppléer à la nature qui, seule, guérit. Le pansement aide à la cicatrisation de la blessure, mais c’est le mécanisme du corps qui opère cette cicatrisation. Chez les humaines, la naissance ne fait pas souvent naturellement. Un petit trop gros qui doit passer par des hanches trop étroites – la nature n’est pas bien faite ... Les animaux mettent bas leur progéniture, mais les femmes doivent accoucher, « dans la douleur » leur rappelle la Bible, et le plus souvent avec l’aide de la sage-femme, d’une femme (car c’était la spécialité des femmes) qui est sage en matière de femmes.
En vérité, il en va peut-être ainsi dans toutes les productions : c’est seulement en suivant la nature que l’homme peut en modifier les effets – « obéir à la nature pour lui commander », disait Francis Bacon. Il n’est pas au pouvoir de l’homme de passer par-dessus la nécessité inflexible des lois de la nature. Mais il faut noter la grande différence. Bacon est un Moderne : obéir à la nature pour lui commander ou, comme le dira Descartes « devenir comme maîtres et possesseurs de la nature », voilà des propos qui eussent semblé proprement fous pour un esprit grec.
Si nous demandons quelles limites on doit apporter à l’activité technique humaine, peut-être Aristote nous donne-t-il une règle. La PMA est simplement une technique qui aide la nature à accomplir ce qu’elle ne parvient pas à faire seule. Elle s’applique donc à aider les couples stériles à avoir un enfant ... à condition qu’il s’agisse de couples virtuellement susceptibles d’avoir un enfant, c’est-à-dire de couples hétérosexuels. D’où l’importance des discussions autour de l’application de la PMA aux couples homosexuels (féminins).
Dans un tout autre domaine, la sélection des plantes et des animaux n’est rien d’autre qu’une manière de diriger un processus naturel. Le paysan qui préparait ses semences pour la récolte suivante les sélectionnait – très empiriquement d’ailleurs. Il procédait de même pour son troupeau de vaches. Avec les OGM, c’est une autre voie qui s’ouvre : remplacent le développement organique par la chimie, les processus naturels par des processus industriels. Ce n’est pas du tout la même chose. Les défenseurs des OGM emploient l’argument selon lequel la technique des OGM permet seulement de court-circuiter le long processus de la sélection, en tenant le développement organique et le temps qu’il suppose pour rien. Mais précisément, c’est le temps qui est l’essentiel et cette tentative d’éliminer le temps est le caractère le plus saillant de notre époque – voir aussi sur ce dernier point Accélération de Hartmunt Rosa.
Gardons-nous de trancher trop vite. Ce qui s’annonce sous le terme de questions éthiques ou sociétales en tout cas met en jeu une dimension ontologique, c’est-à-dire les assises mêmes de la vie humaine. Et c’est encore le recours à la tradition philosophique qui permet d’y voir plus clair.

jeudi 17 septembre 2015

Comprendre Rousseau

Rousseau, philosophe des Lumières ? À la fois oui et non. Non, car il rejette la culture humaniste et dénonce l’idée de progrès comme source de la corruption de l’homme. Mais oui, car il n’a d’autre visée que l’émancipation humaine de tous les pouvoirs, quels qu’ils soient.
Rousseau révolutionnaire ? 
Sans doute, même s’il affirme dans le Second Discours qu’il faut empêcher les révolutions. Robespierre, à qui l’on a reproché tellement de choses et en particulier la Terreur, ne se rendait jamais, dit-on, à l’Assemblée sans son Contrat social en poche. Dans beaucoup des choses qu’ont essayé d’instaurer les révolutionnaires, on retrouve cette volonté de rendre à l’individu sa liberté, y compris parfois contre son désir. Peut-être cette phrase « on les forcera à être libres » a-t-elle été sur-interprétée par les révolutionnaires, mais il n’en reste pas moins qu’ils la tirent du Contrat social.
Alors, certes Rousseau est un idéaliste. Mais, c’est un idéaliste qui nous élève au-dessus de nous-mêmes. Certes, être libre, obéir à la raison ne nous est pas naturellement donné. Mais c’est un possible qui nous est ouvert, et qui ne peut passer que par l’Éducation : transmission des savoirs, exercice de l’esprit critique, donc par les Lumières. Nous cantonner dans l’ignorance, c’est nous contraindre à la servitude. Il n’est pas utile pour la loi du marché que nous soyons éclairés, il suffit que nous puissions consommer. Pour que la démocratie soit effective, et non pas uniquement une parodie, une réelle connaissance est nécessaire, sinon c’est la porte ouverte à toutes les manipulations possibles et à toutes les nouvelles barbaries.

Lire: Comprendre Rousseau, un essai graphique, par Marie-Pierre Frondziak - éditions Max Milo

jeudi 15 novembre 2012

Sur les traces de Jean-Jacques Rousseau

J'ai eu l'occasion  de dire ici tout le bien que je pense du livre de Christophe Miqueu et Gabriel Galice, PENSER LA RÉPUBLIQUE, LA GUERRE ET LA PAIX, Sur les traces de Jean-Jacques Rousseau. Avec un sens du symbole qui n'échappera à personne, l'Académie de Dijon a décidé en cette année du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau de décerner son grand prix à Christophe Miqueu et Gabriel Galice. Je publie ici les discours des deux lauréats à l'occasion de la cérémonie qui s'est tenue le samedi 10 novembre à l'hôtel de ville de Dijon.




Discours de réception de Gabriel Galice
Lors de la remise du prix Rousseau 2012
Académie des Arts, Sciences et Belles- Lettres de Dijon
Samedi 10 novembre 2012


Monsieur le Sénateur Maire,
Monsieur le Préfet,
Monsieur le Président de l’Académie des Sciences, Arts et Belles-Lettres de Dijon,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Mesdames. Messieurs, en vos titres et qualités,
Chers amis,

Ma gratitude est immense pour l’honneur et le bonheur que vous me prodiguez, Mesdames et Messieurs les Académiciens, en couronnant notre livre Penser la République, la guerre et la paix, sur les traces de Jean-Jacques Rousseau.

En 1750, votre Académie a couronné le discours de Jean-Jacques Rousseau sur les arts et les sciences. Sa prescience et la vôtre nous enseignent que La Toile, pour commode et rentable qu’elle soit, ne fait ni la  ni la félicité. De l’eau, depuis, a coulé dans l’Ouche mais certaines vérités sont indémodables précisément en ce qu’elles contournent le souci d’être à la mode.

Un mot latin de cinq lettres vient vous dire mon attachement à Jean-Jacques Rousseau : Liber. Ce mot veut dire livre et libre, et au pluriel, liberi, enfants[1]. Héritière de la latine, la langue française sépare d’une seule consonne l’adjectif libre du substantif livre. Autrefois libraires, nos  parents nous enseignèrent, à mes frères ici présents et à moi, les livres et la liberté.  

A 17 ans, élève au lycée Berthollet d’Annecy, Jean-Jacques est venu naturellement à moi, partager ma solitude, mes rêveries. Le Contrat social, le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité tombaient en plein mai 68. Je sortis de l’adolescence dans ce tumulte. Promeneur solitaire, j’allais devant le bassin mémorable surmonté de son buste, où Jean-Jacques rencontra pour la première fois Madame de Warens. J’aimais Jean-Jacques intime, j’admirais Rousseau penseur.

La commémoration du bicentenaire de sa mort, en 1978, allait m’associer à l’aventure collective du livre: Jean-Jacques Rousseau au présent édité par l’Association chambérienne des amis de Jean-Jacques Rousseau. J’avais 27 ans, j’étais coopérant « Volontaire du Service National Actif », enseignant l’économie politique à l’université de Constantine. J’avais du temps pour lire et méditer Rousseau et ses commentateurs marxistes, italiens et français.


Ma contribution s’intitule : « La démocratie, Rousseau, Marx et nous ». Permettez-moi d’en citer la conclusion, qui, à mes yeux, reste actuelle : « Rousseau et Marx, chacun à sa façon et à deux époques successives, nous ont fait progresser sur la voie de l’idéal démocratique. Ne leur demandons pas plus qu’ils ne peuvent donner. Les adorateurs d’idoles, les amateurs de certitudes et de vérités révélées, s’attacheront aux « modèles » sans comprendre que le « trésor » théorique des grands penseurs est dans le travail de la fable[2]. En l’occurrence, c’est d’un travail DANS et SUR l’Histoire dont il s’agit. (…) Comme certains morts nous sont proches, cependant que nous semblent morts tant de vivants. »

En 1979, je soutenais, à l’université de Grenoble ma thèse en études urbaines, avec Annecy pour champ d’étude. J’introduisais un chapitre par la citation du Contrat social : « La plupart prennent une ville pour une cité et un bourgeois pour un citoyen. Ils ne savent pas que les maisons font la ville mais que les citoyens font la cité. » Monsieur le Sénateur-Maire François Rebsamen n’en disconviendra pas.

La vie intellectuelle et politique des années 90 m’a conduit à m’interroger sur la question républicaine au travers de la problématique nationale. Avec Rousseau pour référence majeure (p.26, 34,101, 102), l’ouvrage Du Peuple- – essai sur le milieu national de peuples d’Europe, est publié à Lyon, ma ville natale, en 2002.

En 2007, j’étais directeur de l’Institut International de Recherches pour la Paix à Genève quand, tel Jean-Jacques parcourant Le Mercure de France en allant rendre visite à Diderot emprisonné au Donjon de Vincennes, je tombais sur un article de presse annonçant l’appel à projets de la Ville de Genève pour la commémoration du tricentenaire de la naissance de Jean-Jacques Rousseau.  D’emblée, je formais le projet de pointer, en un colloque, la filiation intellectuelle sur la paix perpétuelle conduisant de l’Abbé de Saint-Pierre à Emmanuel Kant en passant par Jean-Jacques Rousseau. De la paix, Rousseau écrit : « Quoique ces deux mots de guerre et de paix paraissent exactement corrélatifs, le second renferme une signification beaucoup plus étendue, attendu qu’on peut interrompre et troubler la paix en plusieurs manières sans aller jusqu’à la guerre.[3] » Veuillez croire, Mesdames et Messieurs, que ce propos importe à un chercheur pour la paix, un irénologue en terme savant. Par le truchement de notre ami commun, Denis Collin, Christophe Miqueu vint cordialement m’épauler de sa compétence philosophique et républicaine. Notre projet fut sélectionné. Il apparut à Christophe et à moi que l’ambition d’un Rousseau pour tous, selon l’enseigne du programme de la Ville de Genève, s’accommodait mal d’un cénacle strictement universitaire. Nous décidâmes d’un livre à quatre mains pour nous adresser aux citoyens, aux lycéens, aux étudiants. Puis vint l’invitation de votre Académie à concourir. J’y vis un signe, Mesdames et Messieurs les Académiciens.

Le colloque s’est tenu du 27 au 29 avril à Genève, dans la villa Sarasin, du nom de l’illustre famille genevoise. Issue de réfugiés huguenots ayant fuit l’intolérance politique et religieuse de la monarchie française, la branche genevoise de la famille Sarasin croise Rousseau et sa famille. Jean Sarasin dit l’aîné (1693-1760), est le fils de Vincent Sarasin, qui courtisa en sa jeunesse Suzanne Bernard, celle-là même qui, plus tard, devenue Madame Rousseau, conçut avec Isaac le bébé Jean-Jacques. Quand notre philosophe forma, en 1754, le projet de réintégrer la foi calviniste, Jean Sarasin fut l’un des six enquêteurs nommés par le Consistoire. Le rapport fut favorable. N’oublions pas, Mesdames et Messieurs, que le quartaïeul  français de Jean-Jacques, Didier Rousseau, originaire de Montlhéry, marchand de vin, s’exila semblablement en Suisse en 1549 « pour cause de religion ». Il s’installa cabaretier à Genève, puis se mit à vendre…des livres. Les livres, encore les livres…la liberté, toujours la liberté…
                                                                                    
Mesdames et Messieurs les Académiciens, vous avez eu la mansuétude de passer sur les imperfections du livre ; de cela aussi, je vous sais gré. La couverture de notre ouvrage rend hommage à un Dijonnais célèbre aux initiés de l’art pictural, Bénigne Gagneraux, auteur du tableau « Le Génie de la paix arrêtant les chevaux de Mars ». Gagneraux reprend habilement le thème des quatre cavaliers de l’Apocalypse. Un chercheur pour la paix ne pouvait manquer d’y être sensible. Le génie de Rousseau, lui aussi, pénètre la réalité sous-jacente des évidences obscures.

En nos temps de troubles moraux, intellectuels, politiques, les propos de Jean-Jacques raisonnent avec une vraie fraîcheur. Etat de guerre, volonté générale, économie tyrannique et économie populaire, empire et argent, inégalités, peuple, intérêt général : vocables précieux quand le mot « peuple » est devenu au mieux suspect, au pire indécent, à telle enseigne que les avocats du peuple ont tôt fait de passer pour d’infâmes « populistes », puisque c’est ainsi que tant d’oligarques qualifient les partisans du bien public, les artisans inlassables de la res publica qui ne sont pourtant pas tous, heureusement, d’ignobles démagogues. En cette période de prolifération des Diafoirus de l’économie, je vous offre, Mesdames et Messieurs,  une pensée humaniste de Jean-Jacques : «Il serait donc à propos de diviser l’économie publique en populaire et tyrannique. La première est celle de tout Etat, où règne entre le peuple et les chefs unité d’intérêt et de volonté ; l’autre existera nécessairement partout où le gouvernement et le peuple auront des intérêts différents, et par conséquent des volontés opposées. Les maximes de celles-ci sont inscrites au long des archives de l’histoire et dans les satyres de Machiavel. Les autres ne se trouvent que dans les écrits des philosophes qui osent réclamer les droits de l’humanité  Ce qu’il y a de plus nécessaire, et peut-être de plus difficile dans le gouvernement, c’est une intégrité sévère à rendre justice à tous et surtout à protéger le pauvre contre la tyrannie du riche. Si, dans chaque , ceux à qui le souverain commet le gouvernement des peuples en étaient les ennemis par état, ce ne serait pas la peine de rechercher ce qu’ils doivent faire pour les rendre heureux.[4]» Fils du peuple, du peuple cultivé, du peuple des citoyens de Genève, marchant à pied, Jean-Jacques a un point de vue plébéien, à hauteur d’homme ; ce n’est pas celui d’un gentilhomme roulant carrosse. Nombre de révolutions se sont réclamées de lui, sa République, nom donné à la liberté collective, est à venir. Qu’on ne se méprenne pas sur sa conception de la liberté, toute républicaine. Je le cite: « La liberté consiste moins à faire sa volonté qu’à n’être pas soumis à celle d’autrui ; elle consiste encore à ne pas soumettre la volonté d’autrui à la nôtre.[5] »

Puisse votre Académie perdurer, continuer d’éclairer par le savoir, rendre durablement hommage à ce misanthrope ami du genre humain que fut Jean-Jacques Rousseau, qui préférait être homme à paradoxes qu’homme à préjugés.

L’adresse électronique de votre Académie est « acascia ». Cet arbre est réputé imputrescible, ce qui est exagéré d’un point de vue organique mais éloquent d’un point de vue symbolique. L’arbre nous ramène au livre, par l’étymologie et l’usage. Jean-Jacques Rousseau aimait la nature et la botanique.

Mesdames et Messieurs les Académiciens, merci de votre très fine compréhension de notre ouvrage,
Mesdames et Messieurs, chers famille et amis, merci d’être ici aujourd’hui,
Merci Christophe, pour ton précieux et chaleureux compagnonnage,
Jean-Jacques, homme libre, frère rebelle, maître exigeant, merci à toi.



[1] Emile Benvéniste explique les dérivations de la racine commune leudh- signifiant « croître, se développer », in Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Les éditions de minuit, Paris, 1969, vol.1, p.321-333. Le livre était d’abord fait de bois « croissant » gravé. En allemand, le mot das Buch, le livre, vient de die Buche le hêtre.
[2] La Fontaine, Le laboureur et ses enfants.
[3] Principes du droit de la guerre, B. Bernardi et G. Silvestrini, Vrin, 2008.
[4] Article « Economie politique », OC III, p.247.
[5] « Lettres écrites de la montagne », OC III, p.841

Discours de Christophe Miqueu
Discours de réception de Christophe Miqueu
Lors de la remise du prix 2012
Académie des Arts, Sciences et Belles- Lettres de Dijon
Samedi 10 novembre 2012


Monsieur le Sénateur-Maire,
Monsieur le Préfet,
Monsieur le Président de l’Académie des sciences, arts et belles-lettres,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Mesdames, Messieurs, chers collègues, parents et amis,


C’est un immense honneur et un très grand privilège pour moi d’être aujourd’hui, aux côtés de Gabriel Galice, récompensé par ce prix si prestigieux pour les philosophes et particulièrement pour les spécialistes de la philosophie des Lumières et de Rousseau. Le citoyen de Genève a en effet si fortement marqué de son empreinte ce prix à nos yeux que l’on ne peut venir le recevoir, et en remercier, humblement et chaleureusement l’ensemble des membres du jury, qu’avec le souvenir vivace de ce qu’apportait le Discours sur les sciences et les arts en 1750 : je veux parler de l’esprit des Lumières dans toute sa radicalité, de la volonté de progresser dans le raisonnement sans concéder d’espace aux habitudes de pensée, et surtout, avant tout, du désir de partager avec le plus grand nombre cette capacité de s’interroger, de douter en homme éclairé, avec pour seul étendard cet esprit critique, celui qui, dénué de pouvoir, a pourtant la puissance de s’extraire par la pensée de toutes les tutelles. « Sapere aude », « Ose savoir », « Aie le courage de comprendre » nous exhortait le philosophe de Königsberg, Emmanuel Kant, pour résumer la philosophie des Lumières. Qui mieux que le si décrié Rousseau a su montrer, au cours du siècle, cette autonomie de la pensée, y compris par rapport aux convenances de son époque, et ses conséquences en termes d’émancipation, aussi bien au plan individuel qu’au plan collectif ?

Car ce n’est pas à proprement parler la démarche généreuse de l’encyclopédisme que l’on trouve dans le discours primé de Rousseau, mais bien plutôt le désintéressement incarné par la figure de Fabricius, héros de la République romaine, et pour aller un peu plus loin la valorisation de la  et la primauté donnée à l’intérêt général, que l’on retrouvera douze ans plus tard au cœur de l’œuvre politique centrale, le Contrat social. Après la phase naturelle d’étonnement, de surprise, puis de joie et de partage collectif de la nouvelle, la première chose qui m’est venue à l’esprit lorsque j’ai appris que notre ouvrage était courronné, c’est précisément la force propre à l’Académie de Dijon de ne pas célébrer ce qu’une doctrine officielle applaudirait, mais bien ce qui donne à penser. Nous vous sommes immensément reconnaissants, chers membres du jury, Mesdames et Messieurs les Académiciens, de mettre ainsi au cœur de votre belle et grande institution, ce qu’on appelait à l’âge classique la liberté de philosopher. Je crois qu’avec cet ouvrage, Penser la République, la guerre et la paix sur les traces de Jean-Jacques Rousseau (Slatkine), Gabriel Galice et moi-même nous sommes efforcés de satisfaire cette exigence première en faisant œuvre de réflexion critique et en donnant à voir, non pas le Rousseau attendu, mais celui qui nous interroge car il interroge continûment son présent et le nôtre.

Ce Rousseau, nous le suivons en usant, dès les premères lignes, d’une boussole intellectuelle, nous menant vers deux directions convergentes : le républicain et le pacifiste. Nous ne cherchons donc pas le penseur d’une interprétation unique, tant sa philosophie prête à discussion. Nous trouvons néanmoins l’homme d’une synthèse philosophique, celle du républicanisme. Cette philosophie politique qui remonte à l’Antiquité met au premier plan le combat contre la domination et pour la liberté commune. Elle a été redécouverte depuis une quarantaine d’années par les historiens des idées que l’on associe habituellement à l’Ecole de Cambridge, et qui ont voulu montrer combien une longue tradition de la pensée politique, celle du vivere civile, a précédé l’invention et l’hégémonie progressive de la pensée libérale, et le rôle que cette tradition a joué, aussi bien dans la lutte contre toutes les formes de despotisme, que dans des expériences concrètes depuis Rome jusqu’aux révolutions américaines et françaises, en passant par Venise, Florence et d’autres cités italiennes, mais aussi l’Angleterre et les Provinces-Unies à l’âge classique, et bien sûr Genève.
C’est cette philosophie républicaine qui, depuis près d’une dizaine d’années, est devenue mon objet central d’enseignement, aujourd’hui à l’université Montesquieu – Bordeaux IV (IUFM d’Aquitaine), mais également mon principal objet de recherche, aujourd’hui dans le cadre du laboratoire SPH (Sciences, Philosophie, Humanités, EA 4574). J’ai déjà consacré à ce thème plusieurs articles et deux autres livres : tout d’abord le livre issu de ma thèse, Spinoza, Locke et l’idée de citoyenneté. Une génération républicaine à l’aube des Lumières, paru également cette année aux éditions Classiques Garnier et qui s’intéresse à cette génération de philosophes républicains modernes qui plus d’un demi-siècle avant l’auteur du Contrat social ont articulé le principe individualiste de la philosophie moderne avec les schèmes classiques de la pensée républicaine ; ensuite un livre collectif, co-dirigé avec celui qui présida mon jury de thèse, le professeur Jean Terrel, consacré à ce républicain anglais auteur de Oceana, James Harrington, qui près d’un siècle avant Rousseau, au cœur de la révolution anglaise, proposa un modèle de société républicaine adapté à la situation politique de ses contemporains et en rupture avec l’ancienne constitution (à paraître prochainement aux Presses Universitaires de Bordeaux).
Je souhaite souligner ici l’importance de mon ami et collègue Denis Collin, que je remercie de sa présence aujourd’hui, dans mon parcours d’enseignant et de chercheur. Il n’est pas simplement celui qui nous a mis en contact, Gabriel Galice et moi-même, afin de travailler, depuis 2010, sur cette année de commémoration du tricentenaire. Il est aussi celui qui a suivi, comme tuteur pédagogique, mes premiers pas d’enseignant, et mes premiers cours sur le Contrat social de Rousseau, auquel je concacrais un mémoire de fin d’année de formation il y a dix ans, puis un article dans la revue l’Enseignement philosophique en 2008, pour expliquer combien cette œuvre a des vertus pédagogiques pour « apprendre à philosopher » et faire « découvrir la citoyenneté » à nos élèves de classe de terminale. Il est surtout de ces philosophes contemporains, penseurs du politique, qui m’inspirent et nourrissent au quotidien ma réflexion. Son Comprendre Machiavel, son Cauchemar de Marx et surtout son Revive la Républiqueont en particulier alimenté cette tension vers la République sociale, que nous retrouvons chez Rousseau, contempteur de la confusion des intérêts privés et de l’intérêt général, critique des oligarques et de la logique du profit. La République ne peut se contenter d’une paix d’apparence, qui nous réduit à l’état de « bête brute » au lieu de rendre possible « une vie humaine », comme le disait un des grands prédécesseurs de Rousseau, le philosophe des Lumières radicales Spinoza. Une vie humaine est celle qui demande bien plus que la simple « circulation du sang », car elle pose comme exigence une existence décente, digne d’être vécue. Comme Spinoza, Rousseau pense que la République ne peut négliger la question sociale si elle tient à marcher sur ses deux jambes. L’égalité formelle des citoyens est en permanence instable si la société qui l'établit laisse se répandre une inégalité insuportable des conditions. C’est ce caractère subversif, et ses échos pour notre monde contemporain, que nous avons notamment tenté de retrouver au cœur de ce livre.

Mais si la paix est bien plus que l’absence de guerre, c’est aussi parce qu’elle est une construction politique longue qui n’est pas affaire simple. La guerre vise la destruction du contrat social républicain, elle se nourrit du conflit des intérêts privés et de l’expansion immodérée des ambitions. Intérêt particulier et intérêt général ne font pas, là aussi, bon ménage. Si l’on veut l’un, on ne peut le combiner avec l’autre. Si l’on veut la paix, on ne peut laisser les motifs de conflits entre intérêts personnels gouverner. L’attention de Rousseau à l’égard de la question européenne est alors des plus singulières pour son époque, mais également des plus avant-gardistes pour la nôtre aujourd’hui. Sa méfiance s’inscrit dans la nécessité de penser la solidarité d’un peuple, et la fraternité au sein d’une République, au lieu de laisser place aux déclamations hypocrites de ceux qui n’ont d’autre patrie que leur propre personne et « se vantent d’aimer tout le monde pour avoir le droit de n’aimer personne » (Manuscrit de Genève). Une assocation européenne qui irait à l’encontre des peuples serait bel et bien une contradiction dans les termes. Toute recherche de paix qui se ferait au détriment du plus grand nombre serait vouée à la perpétuation de la guerre. La paix est une œuvre politique de longue haleine qui n’admet pas l’approximation ou l’amateurisme, et qui doit intégrer la claire conscience des objectifs collectifs à atteindre. La  républicaine, celle de la  des citoyens, est sans doute le noyau de base pour toute association internationale, et c’est bien dans une articulation des peuples souverains que se comprend l’idée de coopération politique, économique et sociale. Nous avons pu développer de manière plus ample et détaillée ces questions lors du colloque « Rousseau, la République, la paix », que nous coorganisions, Gabriel Galice et moi-même, avec le soutien de la ville de Genève, du 27 au 29 avril 2012. Les actes de cette rencontre pluridisciplinaire et internationale devraient paraître d’ici quelques mois aux éditions Honoré Champion.

Enfin, cet ouvrage, s’il définit une orientation interprétative qui donne à penser et permet le débat, n’en est pas moins porteur d’une méthode. Et celle qui nous est chevillée au corps est de rendre populaire la philosophie. De ce point de vue, notre livre est celui de deux rousseauphiles plus que celui de deux rousseaulogues. Comme Gabriel et moi le répétons souvent lors de nos présentations, ce livre n’aspire pas à donner une interprétation de l’ensemble de la philosophie de Rousseau. Se présentant plutôt comme une introduction à sa pensée républicaine pacifiste, il ambitionne, plus modestement et démocratiquement, de permettre l’accès à ses textes politiques et à leur actualité pour le plus grand nombre de nos concitoyens. Cette dimension civique, d’utilité publique, a vraiment été au cœur du processus d’écriture à quatre mains. Je soulignerai donc pour finir le plaisir immense qu’a été pour moi cette expérience de travail en duo avec cet objectif premier en tête. L’harmonie intellectuelle est rare dans nos domaines de recherche, elle a ici véritablement existé. Partageant les mêmes principes et la même finalité, nous avons, de manière tout à fait complémentaire, rédigé ces six chemins parcourant une partie de l’univers de Rousseau, mais aussi cette terminologie empruntant des citations de l'auteur et un ensemble de repères chronologiques facilitant ainsi le partage public de sa pensée.

Mes derniers mots iront pour ceux qui ont accompagné ce travail : nous n’étions pas que deux à travailler, car autour de ce livre, il y a eu notre participation au programme de la ville de Genève « 2012 – Rousseau pour tous », grâce au GIPRI, support institutionnel essentiel et dont Gabriel Galice est le vice-président, et à ceux qui travaillent dans cette Fondation qui par son engagement joue un rôle majeur d’éducation populaire. C’est aussi de cela dont nous pouvons être fiers, d’avoir contribué par ce livre au projet d’un intellectuel collectif, se reconnaissant dans des principes communs et visant ce bel objectif de rendre la philosophie politique de Rousseau populaire.

mercredi 13 juin 2012

Penser la République, la guerre et la paix

à propos d'un ouvrage de Gabriel Galice et Christophe Miqueu


Penser la République, la guerre et la paix, sur les traces de Jean-Jacques Rousseau[1] : voilà un ouvrage qui commémore le tricentenaire de Jean-Jacques Rousseau de la meilleure façon qui soit, c’est-à-dire en restituant pleinement la portée subversive, révolutionnaire, de l’œuvre du « citoyen de Genève ».
Les auteurs – organisateurs d’un colloque qui s’est tenu à Genève au printemps dernier – s’attaquent une question des plus brûlantes : comment penser à la fois souveraineté populaire dans un cadre national – et même assez restreint quand on connaît la dilection de Jean-Jacques pour les petites républiques dont l’étendue ne dépasse pas les facultés humaines – et la possibilité de la paix entre les peuples. Nombreux en effet sont ceux qui font de l’État- moderne la matrice des guerres du XIXe et du XXe siècle et qui, pour éviter de nouveaux conflits, soit regrettent le système d’Empire – on a entendu de beaux esprits regretter l’empire austro-hongrois et préconiser de revenir à cette inspiration pour construire l’Europe – soit demandent qu’on en finisse avec la souveraineté populaire pour laisser la place à la gouvernance. Selon nos auteurs, et on doit les suivre sur ce chemin, la pensée rousseauiste permet de dépasser cette contradiction.
Premier constat : « L’idée centrale de Rousseau est la suivante : la guerre est intrinsèquement politique, elle oppose des États et à travers eux des peuples. Elle vise moins à tuer des hommes qu’à détruire le corps politique. » (38) L’état de guerre n’est pas un état de nature : il ne résulte pas d’on ne sait quelle agressivité, d’on ne sait quelle tendance naturelle à la destruction comme le supposent Hobbes, et après lui de nombreux auteurs, jusqu’à certains psychologues modernes ou aux partisans de l’éthologie à la façon de Lorenz. Mais si l’état de guerre politique, il découle donc d’une mauvaise organisation politique et pour dépasser cet état il faut que les hommes puissent vivre dans une société « bien ordonnée » – pour reprendre ici une expression de la première version du Contrat Social. C’est pourquoi le pacifisme rousseauiste est un pacifisme conséquent : prenant le mal à la racine, il définit les contours de la cité idéale, prolongeant, en lui donnant une force rare, l’idéal républicain. Sachons gré aux auteurs d’avoir clairement situé Rousseau dans cette tradition, fort ancienne (Cicéron, Salluste), mais surtout profondément renouvelée par l’œuvre de Machiavel (dont j’ai eu l’occasion de souligner combien elle irrigue la pensée de Rousseau – voir D. Collin : Comprendre Machiavel, Armand Colin). Le nouveau « contrat social » inventé par Rousseau, loin d’être ce contrat de dépossession des droits naturels que défend la tradition hobbesienne, établit une nouvelle forme de liberté, la liberté commune de la République dont l’épanouissement est la démocratie directe, c’est-à-dire l’exercice effectif de la souveraineté populaire par chacun et par tous les citoyens. Comme le rappellent Miqueu et Galice, « il n’y a de liberté pour tous que lorsque le peuple est libre de tout asservissement et que pouvoir, et principalement celui de légiférer, appartient non aux gouvernants mais bien au peuple, c’est-à-dire à la volonté générale qui, au sein du peuple est l’auteure des lois. » (54)
Mais comment les citoyens peuvent-ils être effectivement libérés de tout asservissement ? Les inégalités sociales expriment toujours, d’une manière ou d’une autre, la domination d’une partie sur l’autre, ce qui rend le contrat « tyrannique ou vain », ainsi que le disait Rousseau. « La grande nouveauté du républicain Rousseau dans l’histoire de l’idée de citoyenneté est donc de fixer théoriquement de manière définitive la nécessité pour les républicains de rendre indissociable liberté et égalité. » (64) C’est sur cette conception de l’égalité-liberté que se fonde le patriotisme rousseauiste. Les auteurs montrent avec toute la précision nécessaire que ce patriotisme n’a rien à voir avec le nationalisme tout en se distinguant clairement de l’humanitarisme bien-pensant qui sévissait déjà à l’époque des Lumières. On connaît les polémiques de Rousseau contre ces cosmopolites qui aiment le Tartare pour n’avoir pas à aimer leur voisin. « Que portent ces amis auto-affirmés de l’humanité sinon la défense d’un individualisme acharné qui ne connaît plus l’esprit de  » (78).
Comme ce patriotisme est d’abord l’amour des institutions de la liberté et des citoyens qui les partagent, comme il n’est pas l’amour de la terre, il est naturellement pacifiste ; l’esprit guerrier se limite strictement à la défense de la patrie et de la liberté. Le républicanisme de Rousseau ne laisse pas place à l’esprit de conquête, à ces républiques qui ne sont que des empires sans empereurs comme le furent les républiques coloniales du 19e et du 20e siècle. L’idée d’une Europe des nations souveraines se dessine en filigrane dans l’œuvre de Rousseau, mais cette Europe n’a rien à voir l’Europe du 18e et d’aujourd’hui, gangrenée par le pouvoir de l’argent et où la dilution des nationalités n’est que le revers de l’appétit effréné de la domination financière et de tout ce qui l’accompagne.
Je voudrais signaler deux points à approfondir, que les auteurs dans le cadre de cet ouvrage ne pouvaient évidemment traiter. Le premier concerne le « patriotisme constitutionnel » défendu par Habermas. Les formulations employées par Galice et Miqueu pour qualifier le patriotisme de Rousseau évoquent la thèse du philosophe allemand. La différence est que, chez Habermas, le patriotisme constitutionnel désigne des institutions supranationales, dans une perspective universaliste – Habermas est partisan de la construction européenne – alors que le patriotisme rousseauiste est inséré dans un « corps politique » relativement restreint et distinct de ses voisins, c’est-à-dire dans une  dont les déterminations ne sont finalement pas uniquement constitutionnelle (langue, histoire commune, etc.).
Le deuxième point concerne les rapports entre la pensée de Rousseau et le . Reprenant à leur compte la distinction entre  (politique) et libérisme (le libre marché), les auteurs approuvent la nécessité de « relativiser l’antagonisme usuel entre libéraux et républicains ». Un auteur comme Maurizio Viroli (voir Républicanisme, Le Bord de l'eau, coll. « Les voies du politique », 2011) fait de Rousseau un des grands penseurs de la tradition républicaniste tout en défendant l’importance majeure de l’individualisme et de la « liberté négative ». Pour Viroli, le  et le républicanisme défendent au fond les mêmes valeurs, les libéraux étant seulement inconséquents dans cette défense de la « religion de la liberté ».
Quoi qu’il en soit, Galice et Miqueu nous offrent un Rousseau totalement actuel, un Rousseau apte à éclairer la réflexion politique aujourd’hui. C’est aussi un excellent travail pédagogique : les auteurs complètent leur propos par un lexique Rousseau des plus utiles. Un livre donc à lire, à faire connaître, à faire lire, aux politiques, aux professeurs et aux étudiants qui veulent chercher à y comprendre quelque chose.


[1] PENSER LA RÉPUBLIQUE, LA GUERRE ET LA PAIX, Sur les traces de Jean-Jacques Rousseau, par Christophe Miqueu et Gabriel Galice, ISBN: 978-2-05-102155-5, 15 x 22 cm, 240 pages, relié, CHF 30.- / € 26.50 ttc

jeudi 12 avril 2012

A propos de la représentation

La volonté ne peut être représentée : tel est le nœud du Contrat Social de Rousseau. Je peux donner mandat à quelqu’un pour exécuter une action, mais je ne peux lui donner mandat pour vouloir à ma place. La position de Rousseau est radicale et conduit à deux conclusions : 1° le pouvoir souverain ne peut être exercé que par le peuple assemblé ; 2° ce genre de constitution politique n’est peut-être pas fait pour les hommes mais seulement pour les dieux !L’élimination de la représentation comme figure centrale de l’aliénation politique semble en effet pratiquement impossible dès qu’on quitte le royaume des déductions logiques pures pour s’intéresser aux modes d’organisation effectifs des groupes humains.
1.      Un groupe n’existe que s’il se pose lui-même comme représentatif ;
2.      Un groupe n’est effectif que s’il peut être représenté ;
3.      La représentation du groupe, tendanciellement, tend à s’émanciper des contraintes de la représentation pour s’auto-représenter – phénomène de bureaucratisation.

La démocratie directe est toujours représentative

Se gouverner soi-même, c’est être libre et c’est appartenir de plain pied au corps politique qui se gouverne lui-même. Cette identité essentielle de la volonté de chaque individu avec la capacité décisionnelle du corps politique pose cependant un problème. Qu’est-ce qui permet à groupe de se constituer en corps politique ? C’est justement que ce corps collectif se pose comme représentatif. Prenons l’exemple de la démocratie athénienne classique. Les Athéniens la voient comme un gouvernement des égaux, ainsi que l’affirme Aristote dans Les Politiques. Toutes les volontés individuelles se confrontent directement et publiquement et finissent par former ainsi la volonté générale. Mais qu’est-ce qui rend légitime cette prise de décision ? Uniquement ceci : l’assemblée représente la cité. Les citoyens libres prennent des décisions en lieu et place des femmes, des enfants, des esclaves, des métèques. Ils « représentent » ceux qui ne peuvent ou qu’on ne juge pas apte à décider. Certes, aujourd’hui nous n’avons plus d’esclaves, les femmes peuvent voter et, sous certaines conditions, on commence à admettre le vote des étrangers. Mais il reste et restera toujours un part plus ou moins importante de la population qui sera jugée incapable de décider (les enfants, les malades mentaux, etc.) et qui pourtant sont considérés comme faisant partie du corps politique.Mais ce qui est vrai de la cité gouvernée par des lois l’est de n’importe quel groupe organisé où une décision doit être prise qui engage tout le groupe. La moindre assemblée générale d’une association se doit d’être « représentative ». Le quorum définit simplement le seuil à partir duquel les présents sont réputés pouvoir parler au nom des absents. Mais ce n’est pas tout : l’assemblée est d’autant plus représentative qu’il y a moins d’individus à représenter : une assemblée représentative est une assemblée où tous les individus concernés sont présents et donc n’ont pas besoin d’être représentés. Où est donc le mécanisme représentatif ? L’assemblée forme un corps constitués des nombreux corps des individus et c’est ce corps lui-même qui représente les individus. Autrement dit chacun est présent non à titre de particulier mais comme représentant de tous ! L’assemblée est représentation, au sens d’une représentation théâtrale, car ce corps collectif qu’est le groupe ne peut exister que dans cette mise en scène.
Tout groupe est représenté
Le groupe assemblé dans l’exercice public de la parole, dans cette unité d’une pluralité, a néanmoins immédiatement besoin d’être représenté. Tous les participants ne peuvent parler ensemble ; il faut nécessairement désigner quelqu’un qui parle au nom du groupe ; les délégués d’une assemblée de grévistes vont négocier au nom des grévistes. La plus petite association de pêcheurs à la ligne se dote d’un président, d’un secrétaire et d’un trésorier. Impossible de s’affranchir de cela. Même les groupes les plus informels tendent spontanément se différencier : au restaurant le connaisseur choisit les vins au nom de ses amis.
Ainsi, l’opposition de la démocratie directe et de la démocratie représentative semble assez factice. La démocratie directe désigne un certain type de rapport entre les représentants et les représentés mais nullement l’absence de représentation. Toutes les expériences de démocratie directe le confirment. Les citoyens athéniens exerçaient une certaine forme de démocratie directe puisque tous participaient – théoriquement – à la formation de la décision. Mais l’exercice effectif du pouvoir suppose que certains puissent parler au nom de tous, que certains puissent disposer du pouvoir de faire exécuter la décision commune. C’est pourquoi les Athéniens désignaient des magistrats, cette contradiction dans les termes, des égaux plus grands que les autres. La revendication de l’égalité ne peut jamais aller jusqu’à l’abolition de cette représentation qui est presque une incarnation du pouvoir commun. Simplement dans ce régime le plus démocratique, les citoyens veulent participer à la magistrature et donc veulent être tour à tour gouvernants et gouvernés. La destruction de toute représentation détruit le groupe lui-même. S’il s’agit de la société civile, la destruction de la représentation conduit à une anomie qui favorise toutes les entreprises totalitaires.
La représentation échappe tendanciellement au groupe
Si le problème de la représentation est inéliminable, il s’ensuit que nous sommes nécessairement confrontés à la séparation des représentants et des représentés. Tant que le groupe est en action, les représentants sont sous le contrôle direct des représentés : le connaisseur en vins ne peut pas choisir uniquement pour lui, pas plus que le délégué du comité de grève ne peut s’entendre avec le patron dans le dos des grévistes. Mais dès que le groupe s’institutionnalise, la scission entre représentants et représentés devient inévitable.
Robert Michels dans son ouvrage classique sur Les partis politiques donne une analyse pénétrante de ce processus, dont il voit l’origine dans la combinaison de plusieurs facteurs : les nécessités fonctionnelles de l’action (quand on cherche un porte-parole, il est préférable de choisir celui qui parle bien) ; la dynamique interne de l’organisation qui doit, pour pouvoir agir, se dote d’un appareil permanent ; les caractéristiques psychologiques des représentants (leur caractère dominateur) ; la psychologie des représentés qui, dans leur grande masse et sauf à des moments exceptionnels, préfèrent laisser les représentants agir à leur place. Ainsi s’explique la bureaucratisation des organisations (partis et syndicats) nés du mouvement ouvrier du xixe siècle, un mouvement qui pourtant faisait de la démocratie directe, du refus des institutions oppressives un des axes de son combat. Cette analyse pourrait aussi s’appliquer, mutatis mutandis, à l’évolution des soviets en Russie, progressivement évidé de toute vie politique pour être remplacé par l’appareil du Parti bolchevik.
L’homme est peut-être un animal politique, mais la constitution effective des groupes humains actifs montre que ce caractère politique est, peut-être irréductiblement contradictoire. Notre liberté ne s’exerce qu’en participant à égalité avec d’autres à des formations sociales capables de décider. Mais dans le même temps ne s’exerce qu’à travers les médiations de la représentation et se trouve mise en péril par cela même qui en constitue la condition d’effectivité.
 
 
 

mardi 5 octobre 2010

La valeur du modèle républicaniste

Contribution à une théorie de l'émancipation

La valeur essentielle du modèle républicain nous semble résider dans ses pouvoirs critiques et sa capacité à fournir les linéaments de la reconstruction d’une pensée politique de l’émancipation humaine. Si on veut bien admettre que la question proprement politique, celle de l’État est bien le point d’achoppement de la critique marxiste du mode de production capitaliste[1], le républicanisme poussé jusqu’au bout, c’est-à-dire radicalisé dans ses conséquences politiques et socio-économiques permet de reprendre la question de l’émancipation là précisément où le marxisme historique l’avait laissée. 

Le marxisme historique a été incapable de produire une théorie de l’État satisfaisante parce qu’il postule que tout État est un instrument de domination d’une classe sur une autre et n’est que cela. Cette constatation s’étend jusqu’à « l’État ouvrier », l’État de la « dictature du prolétariat », censé être l’instrument de domination de la classe majoritaire, celle des prolétaires, sur la classe minoritaire des capitalistes. On peut, certes, constater sans difficulté que l’État sert le plus souvent la classe dominante. Mais c’est une tautologie : si la classe dominante est dominante, c’est précisément parce qu’elle domine et qu’elle domine donc aussi l’État et donc peut s’en servir pour ses propres buts de domination. On n’en peut donc pas déduire qu’il est de l’essence de l’État d’être un appareil de domination. Presque tous les États en effet ont d’autres fonctions que d’assurer la défense des intérêts de la classe dominante. Aucun État ne peut subsister durablement s’il ne peut se présenter au moins partiellement comme le garant de l’intérêt général, en tout cas aucun État démocratique.  L’école publique, la santé, la défense et l’ordre public, par exemple, sont des fonctions que tout État doit assurer. Ces fonctions sont évidemment utiles à la classe dominante, mais elles ne sont pas moins utiles aux classes dominées !
Nous ne pouvons développer ici une critique d’ensemble de la théorie marxiste standard de l’État, mais il nous semble qu’une perspective renouvelée d’émancipation sociale doit tirer un trait définitif sur le « dépérissement de l’État ». Le républicanisme, à l’inverse, permet de penser un État qui ne serait pas un instrument de domination mais au contraire un instrument de protection contre la domination ; donc, naturellement, les dominés devraient être enclins à donner leur appui à une telle organisation du pouvoir politique. Partant de ce constat très général, nous voudrions montrer ici que le langage républicain de la liberté comme non-domination permet de reformuler pratiquement les idéaux traditionnels du mouvement ouvrier, c’est-à-dire principalement des courants marxistes ou anarcho-syndicalistes, c’est-à-dire des courants qui ne se proposaient pas seulement de négocier une place un peu moins mauvaise dans le système capitaliste mais voulaient le renverser pour passer à « l’expropriation des expropriateurs » (Marx) et à « l’abolition du salariat et du patronat » (Charte d’Amiens de la CGT, 1905). 
Une première question doit être clarifiée. Le républicanisme, comme on l’a vu, met au premier plan la liberté comme non-domination. Or c’est précisément cette idée de la liberté qui constitue selon nous le courant le plus profond et encore aujourd’hui le plus prometteur de ce que fut le mouvement ouvrier[2]. Le socialisme ou le communisme (laissons de côté la distinction compliquée entre ces deux termes), s’ils sont nés sur le terreau de la misère de la classe ouvrière, ne se proposent pas comme but d’égaliser les revenus[3] ou de lutter contre les trop grandes inégalités ou de demander un supplément de justice sociale (ou même de charité comme on le voit aujourd’hui dans les programmes sociaux-démocrates impossible à distinguer de ceux de la démocratie chrétienne). Il s’agit bien d’en finir avec la domination. Si on veut bien admettre que le capital n’est pas une chose mais un rapport social, le problème n’est pas que le capitaliste soit plus riche que l’ouvrier mais que le rapport entre le capitaliste et l’ouvrier soit un rapport dans lequel l’ouvrier vendant sa force de travail se vend en même temps lui-même et devient, même si c’est pour un temps plus ou moins limité, la « chose » du capitaliste, la « ressource humaine » comme on le dit dans le langage du management, sans même se rendre compte de la portée et de l’obscénité de cette expression. L’exploitation capitaliste n’a rien à voir avec le fait que l’ouvrier ne reçoit pas le « produit intégral de son travail » : une société communiste ne donnerait pas non plus à chacun le produit intégral de son travail, car une partie de la production doit être réservée pour les investissements, une autre pour la prévoyance et une autre pour couvrir les besoins généraux de la société. L’exploitation capitaliste est ce rapport dans lequel la puissance personnelle du travailleur est transformée en puissance objective du capital, ce rapport dans lequel la vie du travailleur est une marchandise qui est engloutie par le capital comme un élément de la reproduction. L’aliénation (une thématique qui domine les premiers écrits de Marx) et l’exploitation sont une seule et même réalité. Mettre fin à l’exploitation, c’est donc sortir de la domination en restaurant « la propriété individuelle du travailleur », pour reprendre une expression de Marx.
D’un point de vue républicaniste conséquent, c’est-à-dire celui qui pose la question générale de la domination et pas seulement celle de la domination politique, il est évident qu’il y a antinomie entre un système social qui repose sur la domination et l’idéal républicain. Philip Pettit rappelle d’ailleurs combien toute la tradition populaire du mouvement ouvrier « a souvent exprimé l’aspiration à un statut associé à la liberté comme non-domination. »[4] Les chants révolutionnaires en témoignent : de « Debout ! les damnés de la terre » à « Nous sommes des hommes et non des chiens », de L’Internationale à la Jeune garde, c’est la revendication de la dignité et de la liberté qui domine. Le solide mépris qui entoure, dans la tradition du syndicalisme révolutionnaire les « valets » et les « larbins » comme autant de formes de soumission va dans le même sens.
La manière de répondre à cette antinomie entre capitalisme et liberté est double.
On peut, premièrement, soutenir que la clé du problème est dans le fait que le contrat de travail est un contrat de soumission et que, par conséquent, un État républicain, sans intervenir dans la structure sociale elle-même, doit protéger les travailleurs contre les effets en termes de domination du « libre jeu » du marché du travail. Les « libéraux », partisans de la liberté comme non interférence soutiennent qu’entre un employeur et un employé existe un contrat libre et que l’ingérence (ou l’interférence) de l’État dans cette relation est un négation de la liberté. Comme le fait remarquer Pettit, l’action collective des ouvriers pour obtenir un meilleur salaire est déjà une négation de cette liberté libérale, alors qu’inversement « l’idéal républicain de la liberté comme non-domination donne un fondement à des protestations de ce genre [celles qui dénoncent la domination sous le masque du contrat libre], mais il aurait également permis aux socialistes de justifier le recours à l’arme de la grève, qui est le seul instrument de lutte auquel les ouvriers soient en mesure de recourir. »[5]
Ensuite, on se demandera jusqu’où s’étendent ces protections. La limitation de la journée de travail, les cotisations obligatoires à un régime de protection sociale, les garanties contre les licenciements arbitraires constituent le socle du droit du travail tel qu’il a été effectivement conquis dans la plupart des pays capitalistes à régime démocratique. On note qu’il y a cependant des écarts importants d’un pays à l’autre. La protection sociale est optionnelle aux États-Unis puisqu’elle dépend entièrement des employeurs et des accords qu’ils ont signés (ou non) avec les organisations syndicales. Le salaire minimum est loin d’être la loi générale en Europe, etc. Prenons un exemple simple. Même s’il est garanti contre les licenciements arbitraires (CDI) le salarié ne dispose d’aucun moyen de contrôle sur les orientations stratégiques du capitaliste. En  du droit de propriété, le CA au nom des actionnaires valide la stratégie de l’équipe dirigeante. Si cette stratégie conduit l’entreprise dans une impasse (menace de faillite), elle fait généralement payer les frais de sa propre incompétence aux salariés par des licenciements et des « plans sociaux ». Les rapports de domination apparaissent alors dans toute leur force puisque la vie du salarié est placée directement sous la dépendance d’une décision sur laquelle il n’a aucun moyen d’agir légalement (la grève dans une entreprise qui va fermer est généralement un acte de désespoir). Donc la loi ne peut que limiter la domination capitaliste et non la supprimer. Il s’agit ensuite de savoir si c’est une domination inéliminable que nous devons tolérer en l’aménageant au mieux ou si, au contraire, un gouvernement républicain doit s’engager dans une voie plus radicale. Enfin, il faut reconnaître que les lois sociales constituent des limitations sévères à la liberté du capitaliste d’employer comme il l’entend l’argent dont il a la propriété légale. Ainsi les lois sociales protégeant les travailleurs sont déjà un coup porté à la propriété capitaliste et c’est pourquoi elles sont l’objet d’une incessante guérilla entre salariés et patrons. 
En second lieu, en effet, il apparaît qu’une interprétation plus radicale du républicanisme pourrait conduire dans la voie de réformes profondes mettant en cause le fonctionnement structurel de l’économie capitaliste. Philip Pettit est d’ailleurs bien conscient de cette implication possible du républicanisme puisqu’il soutient que l’idéal républicain est tout à fait adapté pour attirer les socialistes et rappelle que les socialistes ont souvent fait appel cet idéal pour « produire des effets révolutionnaires ». Un républicanisme conséquent pourrait œuvrer en vue de limiter drastiquement les rapports de production capitalistes, voire de les supprimer complètement. Si être libre, c’est n’avoir pas de maître (dominus), une société véritablement républicaine devrait être suffisamment égalitaire pour que les relations maîtrise/servitude (dont le salariat généralisé n’est que la dernière forme historique) n’y trouvent plus de place. Rousseau le disait déjà pour qui l’une des clauses garantissant la pérennité du contrat social était « que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre. »[6] C’est pourquoi l’idéal républicain classique était celui du travailleur indépendant, la condition de travailleur dépendant étant réputée rendre inapte à la citoyenneté. Les politiques se réclamant du républicanisme ont ainsi été traditionnellement des défenseurs de l’artisan, du paysan ou du commerçant traditionnels – au moins l’ont-ils été en paroles. Mais il ne paraît pas très réaliste de vouloir retourner à un idéal de producteurs libres, qui n’a jamais existé véritablement, sauf dans les interstices de la société féodale puis dans celles du mode de production capitaliste. L’industrie moderne (c’est-à-dire depuis au moins quatre siècles) suppose la réunion dans le même procès de fabrication de très nombreux travailleurs. Pour concilier la propriété personnelle du travailleur et la socialisation de la production, il n’est pas d’autre solution que le transfert de la propriété aux « producteurs associés », formule générique de Marx dont la forme concrète la plus naturelle est la coopérative ouvrière de production.
La nationalisation des grands moyens de production et d’échange, qui a été longtemps la revendication clé des programmes socialistes et communistes (elle figurait en très bonne place parmi les mesures phares du programme commun de la gauche avant 1981) doit être soigneusement distinguée des formes de l’appropriation sociale ou de la propriété communautaire que sont les SCOP, par exemple. En effet, la nationalisation inclut un transfert de pouvoir entre les mains de l’État et du gouvernement qui contredit le principe républicain de séparation et même de dispersion des pouvoirs. Ce n’est certainement pas un hasard si la caste bureaucratique au pouvoir en URSS depuis le début des années 20 et qui soutenait Staline a dû, pour établir sa domination, faire une véritable « révolution dans la révolution » en mettant brutalement fin à la NEP, en collectivisant toutes les terres et instaurant la planification centrale – toutes mesures qui n’avaient jamais figuré dans les programmes marxistes ou socialistes antérieurs.
La nationalisation totale de l’économie ne doit pas être confondue avec l’existence de vastes services publics (appartenant à l’État ou aux collectivités locales). Ces services publics (éducation, santé, transport, télécommunications) doivent être seulement conçus comme des biens primaires ouverts à tous sans condition (une composante des « biens sociaux primaires » dans la théorie de la justice de Rawls). Ils incluent une composante plus ou moins vaste de gratuité et de distribution des richesses non à pas à chacun selon son travail mais à chacun selon ses besoins. 
Il faut enfin souligner que l’on ne met en cause ici que la propriété privée des moyens de production dès lors qu’elle exprime un rapport de domination, ce qu’est typiquement le capital, rapport social de domination entre celui qui dispose des moyens du travail et celui que ne peut que « vendre sa peau » comme le dit Marx. Spécifions les raisons et les déterminations de ce refus de la propriété capitaliste.
En premier lieu, la liberté comme non-domination exige que celui qui veut travailler de manière complètement indépendante le puisse et donc l’appropriation sociale des grands moyens de production et d’échange est compatible avec le maintien d’une assez large petite propriété privée – bien que l’on puisse raisonnablement penser que, dans une société qui crée un environnement favorable à la coopération, les avantages du travail en commun et de l’existence d’un collectif de travail apte à s’organiser lui-même l’emportent le plus souvent sur la volonté farouche d’indépendance. En ce qui concerne la propriété de la terre, on peut s’en tenir à un vieux principe qui dit que la terre appartient à tous (Spinoza dans le Traité politique estime que le gouvernement démocratique exige la suppression de la propriété immobilière). Cela n’empêche nullement qu’une terre à exploiter soit louée par l’État à celui qui la travaille par des baux à très long terme.
En second lieu, la question de la propriété privée individuelle des biens nécessaires à la vie, y compris le logement n’entre pas dans le cadre des préoccupations dont nous venons de parler. La non-domination exige que chacun puisse dispose d’un lieu « à soi », d’un lieu intime inviolable, par exemple d’un lieu dont il ne puisse pas être expulsé et d’un lieu qu’il ne soit pas contraint de partager avec d’autres. Si la tradition républicaine antique fait de la vie publique la vie vertueuse par excellence, la question de l’articulation entre le commun et l’intime mériterait d’être approfondie. 
On pourrait imaginer que les deux hypothèses, l’hypothèse basse, réformiste, et l’hypothèse haute de marche vers l’abolition du salariat et du patronat coexistent, au moins pendant une longue période de transition. Il y a, dans la critique libérale du « constructivisme politique », des points pertinents : un gouvernement républicain radical, un gouvernement œuvrant pour une république sociale, devrait se garder de vouloir modeler la société sur un schéma a priori. Les « modèles de socialisme »[7] sont des modèles à valeur heuristiques, pas les plans tout faits pour la société future. Par conséquent, c’est l’expérience qui permettra de vérifier la validité de certains modèles, comme c’est de l’expérience que nous pouvons d’ores et déjà dire que la transformation des rapports sociaux de production est non seulement souhaitable mais aussi possible.
Nous devons cependant admettre que les travailleurs, à la différence des années 70, ne manifestent pas un grand civisme « économique » et semblent accepter la condition salariale de travailleur subordonné en cherchant seulement à conserver leur emploi, sans plus remettre en cause la propriété capitaliste[8]. La crise et la fragilisation croissante du salariat au cours des dernières décennies expliquent pour une grande part cette attitude. Il appartiendrait donc à un gouvernement républicain de prendre les mesures propices au développement d’une intervention plus directe des travailleurs dans l’organisation de la production.
Quelles que soient cependant les issues qu’empruntera le mouvement social dans les années à venir, il reste que les républicains ne peuvent se satisfaire d’une situation dans laquelle les citoyens se désintéressent massivement de la participation directe à la vie publique et ce désintérêt est étroitement corrélé au fait que la seule perspective qui semble s’offrir soit la prolongation indéfinie du capitalisme. C’est particulièrement vrai depuis que les socialistes ont ouvertement renoncé au socialisme sous quelque forme que ce soit. Un renouveau de l’esprit républicain exige donc un mouvement social et politique d’ensemble, un de ces grands bouleversements historiques dans lesquels l’esprit de la  se réforme, en retournant aux principes comme l’aurait dit Machiavel. 
Si le républicanisme peut reprendre à compte, de manière réaliste, les objectifs traditionnels du socialisme (d’avant le social-) et du communisme (d’avant le stalinisme), il en diffère cependant sur de plusieurs points que nous voudrions souligner. Adopter le point de vue républicaniste signifie nécessairement renoncer à la « dictature du prolétariat », non seulement sous les formes tyranniques qu’elle a connues dans le communisme historique du XXe siècle, mais aussi sous ses formes plus « libertaires » ou radicales du conseillisme. Transférer la totalité du pouvoir à des conseils exerçant une démocratie directe (ainsi que le proposent de nombreux groupes issus du communisme de gauche ou du trotskisme) est tout à la fois très utopique et dangereux. Utopique, car les formes de démocratie directe, si précieuses soient-elles dans les périodes d’ébullition révolutionnaire, ne peuvent se prolonger durablement parce qu’il est impossible que tout le monde s’occupe tout le temps des affaires politiques, parce qu’il faut aussi travailler, gagner sa vie, prendre soin de ses enfants, etc. Si bien que la démocratie directe se transforme rapidement en champ clos des affrontements entre militants professionnels. Enfin des formes de démocratie directe ou semi-directe peuvent exister au niveau local, leur centralisation à l’échelon national pose des problèmes insurmontables et la démocratie directe a tôt de se transformer en une démocratie représentative avec un nombre de degrés électifs bien plus grand que dans les démocraties parlementaires où les députés sont élus au suffrage direct. Les « coordinations » qui ont joué un grand rôle dans les mouvements étudiants des années 70 et 80 attestent que la démocratie directe peut être facilement manipulable par des groupes minoritaires bien organisés. Philip Pettit a raison d’insister sur le fait que « les instruments auxquels l’État républicain a recours doivent être, autant que possible, non manipulables. »[9]. Ce qui est vrai du républicanisme en général, y compris le républicanisme « bourgeois » qui pourrait se satisfaire d’un aménagement politique de la société capitaliste et de l’économie de marché, doit l’être a fortiori de la part de courants qui se réclament d’une protection contre la domination et d’une liberté effective des citoyens bien plus exigeantes.
Mais outre le fait qu’elle est difficile à faire vivre réellement et durablement, la démocratie directe est aussi dangereuse parce qu’elle fait peser presque immédiatement le danger d’être une tyrannie de la majorité : l’expérience historique enseigne que le pouvoir de la majorité est finalement un « empire d’hommes » comme les autres et non l’empire de la loi. Kant pensait même que la démocratie était par essence une tyrannie puisqu’elle est une organisation politique dans laquelle celui qui fait la loi est aussi celui qui l’exécute. Alors que le socialisme et le communisme traditionnels refusaient la séparation des pouvoirs et avouaient leurs préférences pour une assemblée unique concentrant le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, un peu sur le modèle de la dictature jacobine de 1793-1794, le républicanisme inclut au minimum les règles traditionnelles de la séparation des pouvoirs et la protection des droits individuels. Au demeurant un programme républicaniste sérieux pourrait commencer par exiger le retour à ces principes là où ils sont officiellement en vigueur mais battus en brèche en pratique – il n’est pas compliqué de montrer que la Constitution française a une vision très lâche de la séparation des pouvoirs, mais des constats du même genre pourraient être faits en Grande-Bretagne où le Parlement est soumis de plus en plus directement aux empiètements de l’exécutif.
Mais on peut aller un peu plus loin et suivre Philip Pettit quand il affirme que la simple séparation fonctionnelle des pouvoirs ne suffit pas et qu’il faut rechercher la dispersion des pouvoirs. Cela implique la méfiance à l’égard d’un appareil d’État tout puissant qui gouverne par l’intermédiaire de commissaires non élus, bras armés du pouvoir central. Une large décentralisation et le développement de pouvoirs locaux s’inscrivent pleinement dans la perspective républicaniste. La défense des droits des communes à se gouverner elles-mêmes rejoint aussi quelques-unes des intuitions de Marx et Engels quand ils proposaient de soutenir le programme politique de réforme des institutions proposé par Clemenceau dans les années 1880.[10] Le bicamérisme trouve d’ailleurs sa justification dans cette décentralisation. L’existence d’une « chambre haute » censée modérer les ardeurs de la « chambre basse » renvoie à une conception aristocratique de la république, propre à conforter les positions de pouvoir des classes dominantes. Mais que le pouvoir parlementaire (représentant la  dans son unité) soit contrebalancé par une assemblée représentant les collectivités locales et donc le territoire, c’est une proposition conforme aux idéaux républicains.
Philip Pettit soutient que la république est « un idéal communautaire », c’est-à-dire que l’État républicain a pour fonction de promouvoir un certain bien commun, à l’opposé des conceptions libérales qui font de l’État uniquement le moyen par lequel peuvent être réglés, selon des procédures déterminées, les conflits entre des individus rivaux ou, au mieux, indifférents les uns aux autres. Si l’État républicain promeut un certain bien commun, il est donc le porteur d’une certaine « conception englobante » du bien, pour rependre la terminologie de Rawls. Ce qui ne va pas sans poser de très nombreuses difficultés. L’idéal du socialisme et du communisme traditionnels était fortement internationaliste et n’accordait pas une grande importance aux divisions de l’humanité selon les nations, les cultures et les religions. Les religions classées dans la catégorie « opium du peuple » étaient censées disparaître à brève échéance. Les prolétaires n’ayant pas de patrie, les frontières nationales étaient perçues comme des survivances dont les capitalistes se servaient pour opposer entre eux les prolétaires. Quant aux cultures, l’eurocentrisme originel du mouvement ouvrier lui faisait identifier la culture avec la culture des Lumières telle qu’elle s’était épanouie en Europe occidentale. On sait comment ces utopies et cet universalisme abstrait se sont brisés au cours du XXe siècle. La liberté comme non-domination doit accepter que les peuples restent différents et soient à attachés à leurs traditions, à leur culture dans ce qu’elle a de spécifique et à leurs conceptions de la religion. On devrait peut-être même accepter qu’à l’intérieur d’un territoire donné, certaines communautés puissent préserver leurs propres coutumes ou, en tout cas, puissent vivre selon les modalités qui leur semblent les plus conformes à l’idée qu’ils se font de la vie bonne – un peu comme les Amish aux États-Unis. En même temps, un gouvernement républicain se doit de protéger les individus contre la domination impliquée parfois par les appartenances communautaires – par exemple protéger les jeunes filles contre les mariages arrangés selon la tradition. Les débats confus sur le port ou non du « foulard » dit « islamique » renvoient à cette difficulté de concilier deux exigences qui, en elles-mêmes, ne sont pas contradictoires mais, dans la réalité quotidienne entrent assez souvent en conflit.
Dans une grande mesure, ces conflits « communautaires » auraient dû se régler « à l’amiable », comme ils se sont réglés pendant des décennies quand les paysans déracinés ou les immigrés intégraient les communautés ouvrières, soudées par des pratiques d’échange et de lutte communes. Mais le triomphe de ce qu’on a appelé  ou néolibéralisme a fait exploser les anciennes communautés de travailleurs, celles qui faisaient « la classe ouvrière », et domine aujourd’hui une idéologie qui transforme les individus en rivaux, avec qui on n’est plus lié que par le « donnant-donnant ». Du même coup les crispations communautaristes se sont développées, combinées très curieusement avec la nouvelle idéologie de l’affirmation du sujet-roi affirmant ses singularités à la face du monde et réclamant le respect de la part de tous les autres : de la « gay pride » à la fierté de porter le voile, il y a une continuité complète, comme il y a complémentarité entre le « tout au marché » d’un côté et la substitution des luttes sociétales aux luttes sociales dans la gauche et « l’extrême nouvelle gauche ». 
L’idéal républicain, compris de manière conséquente conduit donc à la mise en œuvre des revendications sociales traditionnelles du socialisme et du communisme, mais inversement donc, le républicanisme, le « vivere civile » cher à Machiavel, ne peut retrouver sa force que si sont réhabilitées des vertus communautaires radicalement antagoniques avec l’évolution de la société capitaliste contemporaine. Bref, la république ne peut être que la république jusqu’au bout, la « république sociale » mise en avant pour la première fois par les ouvriers parisiens en 1848 et dont la Commune de Paris fut selon Marx la forme enfin trouvée.
 
 
 
 
 


[1] Voir Denis Collin, Comprendre Marx, Armand Colin, 2006.
[2] Nous employons le passé, car l’existence actuelle de ce mouvement ouvrier comme mouvement politique indépendant est très problématique, compte tenu de l’effondrement ou de la décrépitude de ses partis traditionnels, communistes et socialistes, et de l’incapacité des groupes radicaux à en prendre la relève effective.
[3] Marx est explicite sur ce point. Il polémique contre le « bon sens grossier qui transforme la différence de classe en grosseur de porte-monnaie » (La critique moralisante et la  critique, in Œuvres, tome III, édition Gallimard, La Pléiade, p. 766).
[4] Pettit, Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement, traduit de l’anglais par Patrick Savidan et Jean-Fabien Spitz, Gallimard, 2004, p.187. Alors que les républicanistes comme Skinner insistent plutôt sur la compatibilité du républicanisme avec la « liberté négative au sens de Berlin, Pettit, au contraire, propose un modèle républicaniste qui donne une large place aux « droits-créances » et à la possibilité offerte à chacun de réaliser les potentialités qui sont en lui grâce à l’action de l’État.
 
[5] Pettit, op. cit. p.186
[6] Rousseau, Contrat Social, I, chap. XI
[7] Voir les travaux de Tony Andréani sur ce sujet notamment Le socialisme est (à) venir2. Les possibles (Syllepse, 2003)
[8] De nombreuses grèves des années 70 avaient posé la question de l’appropriation sociale, comme la fameuse de grève de Lip à Besançon, où les ouvriers remirent la production en marche sous le contrôle du comité de grève.
[9] Pettit, op. cit. p.228
[10] Voir J. Texier, Révolution et démocratie chez Marx et Engels, PUF, 1998, collection « Actuel Marx Confrontation ».

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