mercredi 21 octobre 2020

La laïcité n’est pas la neutralité


Le combat pour évider la laïcité de tout contenu et la ramener à un vague principe de tolérance adapté à une « société multiculturelle » sur le modèle anglo-saxon est engagé depuis longtemps. Les grandes organisations « laïques » françaises, comme la Ligue de l’enseignement, se sont souvent ralliées à la « laïcité ouverte », pléonasme douteux dont le seul but est d’indiquer qu’on doit sortir du principe de laïcité tel qu’il a été formulé au début du siècle dernier. L’organisme dit « Observatoire de la laïcité », dirigé par l’ancien ministre socialiste Jean-Louis Bianco et convenablement financé sur les deniers publics — c’est-à-dire l’argent des citoyens — est devenu un des organes de la lutte contre la « laïcité à la française ». Les militants laïques sont maintenant couramment qualifiés de « laïcards », un terme que les gauchistes de tous poils empruntent, sans le savoir à Charles Maurras, l’âme de l’Action Française : « Père, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » (Luc, 23:34) ! On nous explique ici et là que la laïcité, c’est la neutralité ou c’est une position d’équilibre entre les diverses croyances religieuses. Il est temps de tordre le cou à ces inepties.

La laïcité n’est pas neutre parce qu’elle est une prise de position politique et juridique qui exclut la religion de l’organisation politique des citoyens. Or plusieurs religions comme jadis le catholicisme et encore aujourd’hui l’islam supposent précisément que la religion a vocation d’organiser la vie sociale et politique. Pour ces religions, le véritable mariage est religieux, le véritable enseignement des enfants inclut l’enseignement des préceptes religieux et les lois civiles ne doivent pas contrevenir à la loi divine. Or, la laïcité est exactement l’inverse.

En France, le mariage religieux n’a aucune valeur légale et seul compte le mariage civil. L’Église catholique condamne le divorce, mais celui-ci est légal depuis la Révolution confortée par le Code civil. La République italienne, à sa fondation, est devenue une république où l’État et l’Église sont séparés, mais la laïcité y reste un long combat ! De nombreuses lois concernant le divorce ou l’IVG ont été adoptées contre la mobilisation de la puissante Église italienne, mais ce ne fut pas sans mal. Le divorce fut l’objet d’une bataille épique et a nécessité trois lois, à partir de 1970, pour devenir vraiment un divorce civil proche des conditions françaises. On ajoutera qu’en France, il est interdit de marier des enfants mineurs. Il faut avoir 18 ans pour se marier. Mais dans de nombreux pays musulmans et conformément à l’enseignement de la charia, les enfants — c’est-à-dire essentiellement les filles peuvent être mariées bien plus tôt. Le Prophète n’ayant pu commettre d’actes illicites, son exemple pourrait suffire pour définir la loi : il a épousé Aïcha âgée de six ans et le mariage a été consommé quand Aïcha eut neuf ans… Aux yeux de la loi française, un homme qui suivrait l’exemple du prophète serait considéré comme un pédophile et un violeur et irait croupir en prison pour un bon moment. On peut discuter de l’authenticité de la chose, mais l’islam reposant largement sur les exemples de la vie de Mahomet, que ces exemples aient été inventés ou non ne change rien à l’affaire — au demeurant l’historicité du soi-disant prophète est largement sujette à caution… et même encore plus douteuse que l’historicité de Jésus, qui semble ne plus faire beaucoup de doute, même le « vrai » Jésus n’est pas forcément le personnage des évangiles. Certains pays arabes comme la Jordanie et l’Égypte, moins barjots que les fanatiques de la sunna ont fixé des âges au mariage des filles dans les normes européennes (17 ou 18 ans). En tout cas, la laïcité implique que la loi civile est supérieure à n’importe quelle tradition religieuse ! Ce qui est contradictoire avec l’enseignement de ces « grandes religions ». Or les traditionalistes affirment la supériorité de la loi divine sur la loi civile. Il y a bien un conflit et être pour la laïcité n’est pas être neutre dans ce conflit, mais prendre parti pour la supériorité de la loi civile.

L’enseignement public en France, depuis 1882, doit être laïque, c’est-à-dire ici « areligieux ». Non pas antireligieux, puisque les maîtres n’ont pas à vouloir changer les convictions religieuses des élèves, mais la religion, en tant que foi, ne doit en aucun cas entrer dans le contenu des enseignements et il ne doit y avoir aucun signe religieux dans les écoles. Les catholiques appelaient cette école « l’école sans Dieu » et cherchèrent parfois à soustraire leurs enfants à cet enseignement jugé « impie ». En tout cas, à l’époque, globalement les républicains ont tenu bon. Certes les enseignants laïques doivent être neutres. Dans l’exercice de leur magistère, ils n’ont pas à faire part de leurs opinions politiques ou religieuses. Mais cette neutralité découle du fait que le maître ou le professeur transmet des connaissances objectives. La terre est ronde et tourne autour du soleil, même si les « textes sacrés » de telle ou telle croyance disent le contraire. La théorie de l’évolution est vraie (dans la mesure où une théorie scientifique peut être vraie) et elle n’est pas une croyance parmi d’autres. L’histoire est l’exposé de faits objectifs et rien d’autre ! On doit ou on devrait y enseigner aussi bien la traite négrière que la traite organisée par les Arabes. Et la neutralité en matière historique consiste à accorder que les nazis ont bien organisé l’extermination des Juifs d’Europe, que ce n’est pas une « croyance » propagée par les « sionistes »… Sur ces questions et comme sur tant d’autres nous voyons que la laïcité n’est pas « tolérante » ni spécialement « neutre » puisqu’elle prend le parti de la raison et de l’examen scientifique des faits et se moque de savoir si cela contredit telle ou telle croyance religieuse. L’école laïque dévalorise les croyances au profit du savoir objectif rationnel. C’est un engagement clair que contestent les ennemis de la laïcité, les religieux autant que leurs idiots utiles, les partisans de la soi-disant « laïcité ouverte ».

La neutralité exigée des agents du service public a donc un sens très précis et l’interdiction d’exercer ses fonctions en arborant la manifestation de ses croyances signifie bien que la religion est une affaire privée et seulement une affaire privée. Tout cela découle d’une conception de l’État beaucoup plus ancienne que les lois laïques françaises. Cette conception est celle de la souveraineté en général et de la souveraineté du peuple en particulier. Dès lors que le roi s’annonce comme pouvoir souverain, il affirme clairement que l’État n’a pas à se soumettre à la religion, mais qu’au contraire, celle-ci doit se soumettre à l’État. Pour un esprit religieux, le seul souverain est Dieu et aucune loi n’est supérieure à la loi de Dieu. L’affirmation de la souveraineté de l’institution politique, qui contient les germes de la laïcité, est déjà une affirmation contraire au dogme religieux. Avec la proclamation de la liberté de conscience et donc de la liberté de ne pas croire, on franchit un pas considérable — la Révolution française jette les jalons, et l’empire ne remettra pas cela en cause, d’une conception qui émancipe le citoyen de la servitude religieuse et promeut au contraire l’autonomie du sujet au sens kantien du terme.

Répétons-le : dans la conception politique qui est la nôtre et qui est partagée par tous les grands pays démocratiques, même ceux qui sont un peu moins laïques que la France, la loi suprême est la loi civile. Les croyants peuvent bien condamner l’IVG, le divorce ou la luxure, ils peuvent parfaitement s’appliquer à eux-mêmes ces condamnations et ces interdits — personne n’est obligé d’avorter, de divorcer ou de se livrer à la luxure ! Mais personne, pas une autorité quelle qu’est soit, ne peut empêcher les individus d’user des droits que la loi leur reconnaît. Si la laïcité de l’État était neutre, elle devrait mettre sur le même plan, considérer comme équivalents, le droit au divorce et l’interdiction du divorce, le droit à l’IVG et l’interdiction de l’IVG, ce qui serait parfaitement absurde. Comme une loi doit toujours s’appliquer en tenant compte de certaines réalités, on a reconnu aux médecins le droit à faire valoir la clause de conscience dans le cas de l’IVG, parce que l’opposition à l’IVG n’est pas spécifiquement une affaire religieuse, mais peut renvoyer à des attitudes morales plus générales — le philosophe Marcel Conche, matérialiste et athée est fermement opposé à l’IVG. En revanche un médecin témoin de Jéhovah ne pourrait pas s’opposer à une transfusion sanguine qui sauverait un patient. Il y a donc sans doute toute une casuistique pour traiter les cas-limites.

On le voit donc, la laïcité est engagée et elle a à garantir l’espace public contre l’invasion des groupes religieux qui voudraient y faire régner leur loi. Au contraire le principe anglo-saxon de tolérance repose sur la reconnaissance des croyances religieuses comme acteurs légitimes dans l’espace public. C’est pourquoi la Grande-Bretagne et le Canada admettent que la loi islamique soit appliquée dans la sphère du droit civil pour les mariages, les divorces ou l’héritage, chose qui, jusqu’à aujourd’hui, serait inimaginable en France. Le principe de tolérance s’accommode très bien de l’existence d’une religion d’État et peut considérer le blasphème comme un crime ou un délit. Au contraire dans une république laïque, le blasphème ne peut être un objet de décision juridique puisque le blasphème n’existe que relativement à la croyance. Remarquons qu’un chrétien pourrait considérer comme blasphème la position de Juifs qui tiennent Jésus pour une sorte d’imposteur ou celle des musulmans qui ne tiennent simplement pour un prophète et non pour le « fils de Dieu ». Les religions sont les unes pour les autres toutes blasphématrices. C’est d’ailleurs un argument supplémentaire pour renvoyer les religions dans la sphère privée et fonder l’État sur des principes laïques.

jeudi 15 octobre 2020

La lutte contre les discriminations : une idéologie bourgeoise à destination des nigauds de la « gauche »

Voilà des années que le marqueur « de gauche » se nomme « lutte contre les discriminations ». Il s’agit d’un mot d’ordre creux qui sert à passer en contrebande de la camelote frelatée pour le plus grand bénéfice des classes dominantes. Jadis les socialistes et les communistes (c’est-à-dire le « noyau dur » de la gauche) étaient « égalitaristes », « partageux » et collectivistes. Plus ou moins confusément, ils étaient porteurs d’un idéal social radicalement antagonique avec la domination du capital. Tout cela a été bradé, officiellement à partir du fameux « tournant de la rigueur » de 1982-83, mais c’était dans les tuyaux depuis un moment. La doctrine de remplacement qui avait déjà été cuisinée dans les « comités Théodule » de mai 68 et pendant les années suivantes mit au premier plan les discrimination et les victimes de toutes les discriminations. Le féminisme qui ne veut plus lutter pour l’égalité des hommes et des femmes mais pour des revendications spécifiquement féminines étrangères aux hommes, naît dans ces années-là. De même, le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) est imaginé en 1971 par quelques ex-trotskistes comme Guy Hocquinghen et d’autres intellectuels d’extrême gauche, libertaires ou ex-maoïstes. On était déjà intersectionnels à cette époque : les mouvements de soutien aux prisonniers (où Michel Foucault prit une grande part), les mouvements contre l’enfermement des fous transformés en archétype du révolutionnaire (voir Deleuze et Guattari, Capitalisme et schizophrénie) commençaient à déployer leurs couleurs chatoyantes. « La petite-bourgeoisie radicalisée » ou encore « les nouvelles avant-gardes larges », comme on les nommait dans les congrès de la Ligue Communiste, notamment sous la plume de Daniel Bensaïd, étaient appelées à prendre le relai d’un prolétariat dominé par les « réformistes » et qui ne pourrait plus être en mis en mouvement que du dehors… Cette idéologie « révolutionnaire » était la forme de décomposition du « mouvement de mai ». Elle gardait encore des traces de la visée révolutionnaire, mais l’essentiel s’amorçait : remplacer le vieux socialisme par un capitalisme libertaire hédoniste, entièrement soumis à la loi des « machines désirantes » et pleinement intégré à cette « culture du narcissisme » si bien analysée par Christopher Lasch dans son livre de 1979.

Les mouvements des diverses identités communautaires et les théories de l’intersectionnalité qui semblent avoir envahi le monde médiatique et le monde universitaire sont en fait des résidus de 1968 recyclés pour les besoins de la cause. La différence est que l’objectif de la transformation sociale radicale a disparu, bel et bien, et que les aspirations ne sont plus du tout libertaires mais fondamentalement répressives, chacun exigeant la répression de tous ceux qui ne pense pas comme lui. Le point commun de tous ces mouvements réside dans la victimisation : tous sont des victimes (et non plus des sujets), des victimes qui demandent réparation et exigent l’abolition toutes les prétendues discriminations dont ils sont victimes.

Que la lutte contre les discriminations en général soit idéologique, on le verra aisément. D’abord, on ne peut pas supprimer toutes les discriminations. Même la société la plus juste doit savoir discriminer. Il me plait que savoir que les médecins ont été quelque peu discriminés pendant leur études de médecine et que seuls ceux qui connaissant quelque chose en médecine deviennent médecins ! L’école apprend la discrimination dès le plus jeune âge. Qu’on ait remplacé les notes par des pastilles vertes, orange ou rouges, c’est simplement une manifestation de la tartufferie « bienveillante » moderne et nullement la fin des discriminations. Toutes les grandes écoles – notamment celles qui produisent en abondance des théoriciens de la non-discrimination – pratiquent la discrimination à l’entrée : seuls sont admis ceux qui ont réussi les épreuves des concours et les autres, qui sont pourtant d’égale valeur sur le plan moral, sont impitoyablement recalés. Aujourd’hui on discrimine les jeunes à l’embauche puisqu’ils ne peuvent pas obtenir un emploi salarié en-deçà d’un certain âge (16 ans mais plus souvent 18 ans). Les hommes sont discriminés puisque ne peuvent prétendre aux congés de maternité pendant les dernières semaines de la grossesse et il existe une discrimination positive en faveur des handicapés. Une société juste n’est pas une société sans discrimination mais une société où l’on s’arrange pour exiger de chacun selon ses capacités et de donner à chacun selon ses besoins – c’était la formulation que Marx donnait pour définir la société communiste.

En second lieu, toutes les injustices ne sont pas des discriminations. Dans le contrat de travail, personne n’est discriminé.  Le capitaliste et le travailleur, l’acheteur et le vendeur de force de travail se retrouvent face à face, en tant que personnes égales, indifférentes à leurs diverses propriétés (couleur de la peau, religion, etc.) puisqu’entre eux la seule chose est leur utilité propre. C’est le paradis du marché capitaliste du travail. Seul un capitaliste stupide refuserait d’embaucher un ouvrier au motif de sa religion ou de ses préférences sexuelles dès qu’il est assuré d’en extraire une bonne plus-value. Mais dans cet Eden des droits de l’homme qu’est le libre marché, l’un se présente avec sa bourse pleine et l’arrogance de celui qui sait qu’il va être obéi et l’autre n’apporte au marché de sa peau et il sait qu’il ne pourra que se faire tanner. Entre celui qui possède les moyens de production et celui qui n’a que sa force de travail à vendre, il y a une inégalité fondamentale, inégalité qui est la base d’un rapport de domination – le salarié est au main de son patron qui peut exiger de lui ce qu’il veut, comme il peut bien faire ce qu’il veut de toutes les marchandises qu’il a achetées. Et pourtant, là-dedans, aucune trace de discrimination !

Enfin, il faudrait s’entendre sur ce qu’on appelle « discrimination » méritant d’être condamnée. La réalité se présente de manière bien plus complexe qu’on ne l’imagine souvent. Prenons quelques cas. Toutes les statistiques montrent que le principal facteur explicatif des inégalités de réussite scolaire est celui de l’origine sociale des parents et non l’origine « ethnique ». Globalement, il est impossible de soutenir que les enfants d’immigrés sont discriminés en tant qu’immigrés à l’école. Peut-être en tant qu’enfants de pauvres mais pas en tant qu’enfants d’immigrés. Certaines études montrent même qu’à origines sociales égales, les enfants d’immigrés réussissent plutôt mieux que les enfants de parents français depuis plusieurs générations. Il y a de nombreuses explications à cette situation et notamment celle-ci : les enfants des « quartiers difficiles » peuvent trouver l’aide d’associations diverses ; les pouvoirs publics, à commencer par les municipalités, consacrent à l’intégration scolaire des sommes non négligeables et les professeurs des ZEP sont souvent des professeurs très motivés concentrés sur la réussite de leurs élèves. Il n’en va pas de même des « petits Blancs » pauvres de la « France périphérique » analysée par Christophe Guilluy. Mais comme il y a relativement plus d’enfants d’immigrés pauvres que d’enfants de Français pauvres, on se focalise sur l’échec scolaire des enfants d’immigrés pauvres. Mais il existe une petite bourgeoisie d’origine immigrée dont la réussite scolaire des enfants est souvent excellente. Une analyse précise et dans le détail permettrait de mettre à bas bien des poncifs.  

Il est incontestable que subsistent au travail des inégalités salariales entre hommes et femmes, toutes choses étant égales par ailleurs. Mais remarquons d’abord que ces inégalités sont en voie de régression rapide et qu’elles n’ont aucune place dans la fonction publique. On annonce des chiffres énormes : les femmes gagneraient 25% de moins que les hommes ! En réalité, quand on a ôté l’effet temps partiel, les effets de l’inégale répartition des métiers et l’effet structure des secteurs, cette inégalité retombe à 10% (voir Observatoire des inégalités). Ces 10% sont inexpliqués et bien évidemment on doit y remédier. Mais on est assez loin des 25% brandis ici et là. Beaucoup de femmes sont enseignantes : 67% du total des enseignants et 82% dans le primaire. Compte-tenu de leur niveau de recrutement, elles sont des cadres mais payés nettement moins bien que n’importe quel commercial dans le secteur privé. Les femmes sont aujourd’hui les plus nombreuses chez les avocats, les magistrats et les médecins, toutes professions à fort « capital symbolique » mais pas forcément parmi les mieux payées… On remarque aussi que dans les bas salaires, les écarts entre hommes et femmes sont beaucoup plus restreints que dans les hauts salaires. Pour terminer, signalons que la réussite scolaire des filles est bien meilleure que celle des garçons (ce sont eux les « discriminés » à l’école !) et que, si la pente actuelle se poursuit, les femmes seront largement majoritaires à tous les postes dirigeants d’ici une génération.

Comme les discriminations ne sont pas toujours où l’on pense, on pourrait dire quelques mots des États-Unis. S’il y a bien un pays « structurellement raciste », c’est ce pays profondément marqué par la question noire. Cependant les événements récents exploités par le mouvement Black Lives Matter (BLM) ont occulté certaines réalités qui là aussi contredisent les poncifs. De même qu’en France il y a de plus en plus de policiers noirs ou d’origine immigrée, aux États-Unis le police est de plus en plus souvent composée de Noirs et d’Hispaniques. En outre si on rapporte le nombre de victimes de police non à la couleur de peau mais à la classe sociale, le nombre de victimes de la violence policière est globalement le même chez Blancs pauvres et chez les Noirs pauvres. Si globalement les Noirs restent beaucoup plus pauvres que la moyenne des Américains, on peut aussi observer un nette dégradation de la classe ouvrière blanche, dont l’état de santé global est si détérioré que certains auteurs n’hésitent pas à parler de la fin de la classe ouvrière blanche. Il n’est pas question de nier le poids terrible du racisme aux États-Unis, mais il faut regarder toutes les dimensions du problème sans se focaliser sur un seul aspect. Et si on regarde les choses dans leurs différentes dimensions, il apparaît assez clairement que la discrimination envers les Noirs est étroitement corrélée aux rapports entre les classes sociales, aux rapports d’exploitation souvent plus violents qu’ailleurs – la classe ouvrière européenne connait une situation bien meilleure que celle de la classe ouvrière américaine.

Que signifie donc clairement la lutte contre toute discrimination ? Les défenseurs les plus modérés de cette thèse disent qu’il y a bien sûr l’inégalité sociale mais qu’il faut ajouter les autres discriminations, les articuler dans la fameuse « intersectionnalité ». Cette position (celle de Louis-Georges Tin, par exemple, dans son livre Les impostures de l’universalisme républicain) est un écran de fumée. D’abord parce que les inégalités sociales, comme on l’a dit plus, ne procèdent pas de la discrimination mais des mécanismes de l’exploitation capitaliste, et que d’autre part, il s’agit en réalité s’opposer des « mouvements interclassistes » au mouvement social et non de les « articuler ». Car évidemment, si les ouvriers immigrés sont souvent dans une position encore pire que celle des ouvriers français d’origine, c’est parce qu’ils sont d’abord des ouvriers et des ouvriers dont les particularités permettent de les payer moins cher et de faire pression sur le prix moyen de la force de travail. L’UE et le MEDEF sont d’ailleurs des immigrationnistes tout à fait convaincus. Il y a entre l’ouvrier blanc ou noir et son patron blanc ou noir, un antagonisme fondamental, irréductible qui réduit la théorie du « privilège blanc » à une misérable campagne de division des travailleurs. Entre Kylian Mbappé qui émarge à 30 millions d’euros en 2020 et un ouvrier « blanc », où est le « privilège blanc ».  Quand le millionnaire Omar Sy, sacré pendant plusieurs années « personnalité préférée des Français » (un pays raciste comme on le voit) de sa luxueuse villa à Hollywood dénonce le « racisme systémique » en France, les bornes de la décence sont dépassées, et très largement.

Pareillement, il est facile de montrer que les femmes discriminées comme femmes le sont parce qu’elles sont des salariées et souvent la partie la plus exploitée de la classe ouvrière. Mme Bettencourt, la femme la plus riche de France, qui n’a jamais rien fait de sa vie, ne semble pas particulièrement discriminée. Et l’expérience montre que les femmes dirigeantes d’entreprises ou responsables politiques sont largement les égales des hommes dans l’avidité et le despotisme. Quant aux discriminations concernant les homosexuels, on est intrigué de l’absence de curiosité de nos belles âmes en ce qui concerne la vie d’un homosexuel dans certaines cités, sans parler de la très fameuse indigéniste Houria Bouteldja, « amie de cœur » de la députée LFI Danièle Obomo, on rappellera que son « cœur s’enflammait de joie » à la nouvelle de la pendaison des homosexuels à Téhéran.

Les antidiscriminationnistes de tous poils (indigénistes, brigades antinégrophobie, CRAN, LBGTQ++, comité contre l’islamophobie), sont souvent déchirés par les querelles de clans et de factions. Le CRAN a exclu pour malversation son président Louis-Georges Tin, les crétins des LGBTQ++ soutiennent les islamistes qui les considèrent pourtant comme des dégénérés voués aux flammes de l’enfer. Chez les indigénistes, il semble qu’en Noirs et Arabes il y ait de l’eau dans le gaz. L’antisémitisme se porte très bien dans tous ces milieux : le bouc émissaire est toujours utile.

Pourtant tous ont maintenant un accès médiatique étonnant. France-Culture en devenu le porte-voix et les élites intellectuelles de notre pays sont à genoux (parfois au sens propre) devant ces groupuscules qui ne représentent souvent qu’eux-mêmes et qui développent les « théories » les plus délirantes. À cela, il y a deux raisons : la première est que la dissolution de la vieille gauche, délaissant les classes populaires, conformément au programme du « réservoir de pensée » Terra Nova¸ s’inscrit dans l’ordre des choses du point de vue de la classe dominante. Le capitalisme absolu n’a plus de contestation interne. C’est parfait pour les affaires. Mais la deuxième raison, peut-être plus fondamentale, est que substituer à la lutte pour l’égalité, contre l’exploitation, la lutte contre les discrimination, c’est l’idéal même du « néolibéralisme ». S’il n’y a plus de discriminations, alors la compétition entre les individus peut être « libre et non faussée », peut se développer et « que le meilleur gagne ».  Tous ces groupes, qui pullulent et se fractionnent au fur et mesure que chacun veut faire valoir sa petite différence sont profondément narcissiques et expriment parfaitement le narcissisme d’une société de consommateurs indifférents les uns aux autres. La lutte contre les discrimination est le mot d’ordre de cette société. Le mode de production capitaliste n’a aucun besoin de discrimination puisque tous les vendeurs de force de travail sont potentiellement identiques et tous les individus sur le marché sont équivalents par l’intermédiaire de l’équivalent général qu’est l’argent. Nous avons donc bien à travers cette « lutte contre les discrimination » l’exemple archétypal d’une idéologie, et d’une idéologie bien plus efficace que les livres d’Ayn Rand ou d’Alain Minc, parce qu’elle dissimule sa réalité derrière des mots ronflants qui intimident tant les gens de gauche qui ont mauvaise conscience d’avoir balancé aux orties tous leurs principes.

Denis Collin, le 15 octobre 2020

vendredi 9 octobre 2020

La force de la morale. Comment nous devenons humains

Par Denis Collin et Marie-Pierre Frondziak - éditions R&N - Octobre 2020

Les crises manifestes dans lesquelles nos sociétés se débattent remettent au premier plan les questions de morale et la possibilité de déterminer les principes d’une morale commune. Tout le monde commence à percevoir que le slogan « c’est mon droit », revendiqué par tout un chacun, nous mène droit dans un mur. 


Cet ouvrage propose en premier lieu de déterminer les fondements d’une morale commune qui pourrait valoir devant le tribunal de la raison. Il propose ensuite d’essayer de comprendre comment la morale se transmet et pour quelles raisons nous finissons le plus souvent par lui obéir, mobilisant pour ce faire les ressources de la psychanalyse, de la philosophie existentialiste sartrienne ou encore de la philosophie de Bergson. La troisième partie présente enfin une série « d’études de cas », c'est-à-dire des essais de morale appliquée.




INTRODUCTION

(extrait de l’ouvrage)

“ L’OUVRAGE QUE NOUS PROPOSONS ici est l’aboutissement (provisoire, cela va de soi) d’une longue réflexion sur la question de la morale comme question philosophique. Il ne s’agit pas d’énoncer une nouvelle morale (que peut-on ajouter à Socrate, aux stoïciens ou à Spinoza ?), ni un traité des vertus (on se reportera à l’excellent ouvrage éponyme de Vladimir Jankélévitch), mais de réfléchir tout d’abord, parce qu’il y a urgence, sur ce qui permettrait l’existence d’une morale publique partageable par tous - c’est la traditionnelle question des fondements de la morale que nous nous proposons de reprendre à nouveaux frais - en second lieu sur les processus sociopsychiques qui expliquent la constitution des préceptes moraux (de ce qu’on appelle aussi valeurs morales), et enfin de présenter quelques problèmes pratiques posés par les questions morales épineuses auxquelles notre époque est confrontée.

L’objectif que nous nous proposons d’atteindre, à travers cette double démarche, est d’écarter la « morale minimale » et le relativisme moral, lequel admet comme d’égale valeur tous les préceptes moraux dès lors qu’ils se réduisent à une simple manifestation des idiosyncrasies culturelles.

Les démarches des deux premières parties ne sauraient se confondre. Si la question des fondements de la morale a été labourée par les philosophes, au moins depuis Kant, en revanche la compréhension précise des processus, par lesquels les individus adoptent certains préceptes moraux hérités de la famille, de l’éducation générale et de la vie sociale, ou formés à partir de la réflexion propre, est beaucoup moins étudiée philosophiquement. Il y a bien des études de psychologie et même de psychologie expérimentale sur ces questions1, mais la construction conceptuelle reste trop éparpillée alors que, de Spinoza à l’école de Francfort et de Freud à Sartre en passant par Bergson, on peut trouver des problématiques et des pistes de recherche qui pourraient nous permettre de faire de grands pas en avant.

Pour résumer, on pourrait dire que nos deux parties traitent respectivement de « quelle morale ? » et « pourquoi la morale ? ». L’objectif que nous nous proposons d’atteindre, à travers cette double démarche, est d’écarter la « morale minimale » et le relativisme moral, lequel admet comme d’égale valeur tous les préceptes moraux dès lors qu’ils se réduisent à une simple manifestation des idiosyncrasies culturelles. Puis, pour sortir des labyrinthes sans issue où s’enfonce trop souvent la réflexion morale, nous montrerons que la morale n’est pas un ensemble de règles qui se surajoutent à la vie individuelle, mais au contraire que la dimension morale est constitutive du sujet, qu’un sujet humain sans morale est tout aussi peu concevable qu’un sujet sans corps ou sans cerveau.

La morale minimale, du type de celle défendue par Ruwen Ogien et quelques autres auteurs, ou encore la morale de l’égoïsme rationnel, pourrait se résumer à cet article de la Déclaration des droits de 1789 : la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, autrement dit la seule borne qui puisse délimiter ma liberté est la liberté d’autrui. Cette morale minimale doit cependant prendre en considération que les individus ne mènent pas vraiment des existences séparées, contrairement à ce que pouvait soutenir Robert Nozick2. Il faut donc pouvoir, pour se déterminer sur la question, savoir comment les individus se rapportent les uns aux autres. Ici intervient le grand rincipe de toute la morale minimale qui est le principe du consentement, que Ruwen Ogien, Marcella Iacub et bien d’autres appliquent à la prostitution, à la GPA, etc. Nous montrerons que cette conception est littéralement intenable, parce qu’elle repose sur une anthropologie erronée. Le relativisme moral de son côté suppose au contraire une morale forte, mais sans prétention universaliste. Il enferme l’individu dans son éthos communautaire et interdit tout jugement extérieur. Paradoxalement le relativisme, qui se veut ouverture à Pautre et que l’on pourrait appuyer sur quelques sentences de Montaigne (« nous nommons barbare ce qui n’est point dans nos coutumes »), se révèle finalement comme un enfermement cachant souvent mal le mépris déguisé du dominant pour les peuples dominés ou considérés comme inférieurs.

Si nous rejetons ces deux grandes conceptions morales les plus répandues, il reste à déterminer comment nous pouvons justifier les commandements moraux qui nous semblent justes. Nous laissons bien sûr de côté les anciennes justifications religieuses ou traditionalistes. Les injonctions venues de l’extérieur forment sans aucun doute la base de l’éducation morale des individus, mais elles ne peuvent pas en donner la justification rationnelle, c'est-à-dire la légitimité au regard de la raison.

Autrement dit, nous nous situons dans la tradition issue de la philosophie des Lumières qui soutient l’autonomie de l’individu, contre l’hétéronomie qu’implique l’obéissance au commandement attribué à une puissance transcendante. Cependant, cette autonomie ne doit pas être réduite à son sens kantien et elle ne signifie pas nécessairement que la raison pure dans son usage pratique soit considérée comme la seule source de légitimité morale.

La morale n’est pas une abstraction théorique, indépendante du sujet singulier, mais elle se constitue en même temps que lui. Il ne s’agit pas de revenir à une autre forme de relativisme moral, qui inscrirait la pure subjectivité au fondement des valeurs, mais de comprendre pourquoi les hommes sont moraux.

En effet, la morale n’est pas une abstraction théorique, indépendante du sujet singulier, mais elle se constitue en même temps que lui. Il ne s’agit pas de revenir à une autre forme de relativisme moral, qui inscrirait la pure subjectivité au fondement des valeurs, mais de comprendre pourquoi les hommes sont moraux. Même les êtres les plus immoraux ne peuvent se passer de cette référence à la morale. Nous faisons l’hypothèse qu’au fondement de la morale réside l’affectivité, c'est-à-dire le rapport entre le sujet et le monde de la vie dans lequel il se trouve jeté. Cela ne signifie pas que tous les êtres humains se conduisent moralement, bien au contraire ils agissent le plus souvent comme des êtres égoïstes qui seraient indépendants les uns des autres. Néanmoins, il s’avère que le sujet humain ne peut s’édifier, s’élever, survivre par la suite que parce qu’il vit avec d’autres humains.

Pour étayer notre analyse, nous nous appuierons dans un premier temps sur la théorie psychanalytique afin de mettre en évidence la dépendance essentielle du petit humain, et que c’est dans cette dépendance, c’est-à-dire dans le rapport à l’autre, qu’il se construit et se constitue. C’est d’ailleurs de cette dépendance que naissent toutes les attitudes inauthentiques qui cherchent à obtenir la reconnaissance de l’autre. Cette reconnaissance n’est pas uniquement une reconnaissance sociale, mais une reconnaissance du fait de notre existence. Et pour l’obtenir, nous confondons parfois ce qui nous est vraiment utile avec ce qui ne l’est pas. D'où toutes nos conduites vaines et insatisfaisantes qui donnent lieu, comme le dit Bergson, à une « morale close » ou, comme le dit Sartre, à « l’esprit de sérieux ». Lorsque nous croyons qu’il existe des valeurs qui nous préexisteraient, nous confondons ce qui est et ce que nous croyons être. Mais le fait de croire à l’existence a priori de ces valeurs est rassurant et empêche à la fois l’exercice de la liberté et l’usage de la raison. Il est toutefois possible d’atteindre une morale authentique, en tenant compte du sujet, car c’est de lui et de lui seul qu’émergent les valeurs morales, et en faisant l’effort de comprendre ce que nous sommes et ce que nous faisons. Nous pouvons alors comprendre que nous ne sommes

humains que parmi les humains, et que nous avons les uns envers les autres une « dette », laquelle justifie notre comportement et notre « obéissance » à ce qui fait la dignité humaine.

De tout cela, il découle que morale, politique, vie sociale et psychologie sont intrinsèquement liées et ne peuvent être déliées, contrairement à ce que voudrait nous faire accroire l’idéologie libérale qui semble avoir gagné l’hégémonie totale. Notre troisième partie abordera ainsi quelques-unes des questions « sociétales » qui occupent aujourd’hui tout l’espace de la réflexion en philosophie morale. Nous verrons comment la conception purement libérale, qui sépare morale et droit, morale et intérêt politique communautaire, conduit sous couvert d’extension de la liberté individuelle vers la « dé- subjectivation », c'est-à-dire la pulvérisation de l’individu qui se dessaisit de sa propre vie.

Loin de vouloir prôner un retour à la bonne vieille « moraline », nous suggérons de reconstruire à nouveaux frais une pensée de la liberté du sujet, qui ne prive l’individu ni de la nature ni de la société. Nous ne proposons pas un « traité de morale » systématique, une « critique de la raison pratique » pour notre époque. Le travail qui suit doit plutôt être lu comme la conjonction de trois approches différentes des questions de morale actuelle - et il pourrait à la rigueur être lu dans l’ordre qui convient le mieux au lecteur. Il y a une unité d’inspiration suivant trois lignes distinctes : l’examen des doctrines morales, la formation du sujet moral et les cas pratiques. Mais ces trois approches convergent vers une critique radicale du minimalisme moral et des doctrines libérales-libertaires qui dominent notre époque.”

1 Voir la théorie des stades du développement moral de Lawrence Kohlberg, largement retravaillée par Jürgen Habermas.

2 Voir NOZICK R., Anarchie, État, Utopie.

Editions R& N

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