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mardi 23 janvier 2024

Quelques remarques sur le texte intitulé « Machinerie et asservissement »

 Une intervention de Jean-Marie Nicolle

Le mode de production capitaliste serait « Une machinerie gigantesque dont on n’interrogera pas les finalités et que personne ne dirige. » Certes, chaque entreprise est une sorte de pompe à plus-value. L’analogie est pertinente, mais n’est-ce pas qu’une métaphore ? En effet, il manque un élément : toute machine a été voulue et pensée avant d’être mise en route. Ce n’est pas tout à fait le cas du capitalisme. Curieuse machine que celle dont les finalités sont indéterminées et que « personne ne dirige ».

mardi 10 janvier 2023

L'homme qui se prend pour Dieu

La croyance dans LA science se porte bien. Les développements récents de l’IA (des machines passent le test de Turing) lui ont donné un nouvel élan. Mais ce n’est qu’une croyance, une opinion plus ou moins fondée, mais non pas une vérité et encore moins LA vérité. J’ai eu maintes fois l’occasion d’y revenir : LA science n’existe pas et la croyance en LA science est une expression aussi peu sensée qu’un cercle carré.


Nous, humains, avons développé, surtout au cours des derniers siècles, un ensemble de sciences et techniques visant à prédire avec exactitudes la survenue de certains phénomènes à partir de l’observation d’autres phénomènes. Ramener la diversité du réel à des lois mathématiques constantes, et en déduire les actions que l’on peut mener pour atteindre certains buts, c’est évidemment fantastique. Notre monde est devenu le produit de ces sciences et ces techniques qui découlent des propositions d’un certain Galileo Galilei, mathématicien et bricoleur, astronome et mécanicien, et bien d’autres choses encore. Ces sciences, formées dans le sillage de Galilée, sont des sciences de fait : elles s’occupent des faits observables et de rien d’autre. La mesure est l’alpha et l’oméga de ces sciences. Mais elles ne disent pas et ne peuvent pas dire ce qu’est la vérité ! Ce n’est pas leur objet, tout simplement. C’est parce que la mesure du « vent d’éther » dans l’expérience de Morley et Michelson échoue qu’il faut abandonner le vent d’éther et inventer une nouvelle théorie qui permettra de rendre compte de ces problèmes et de quelques autres par la même occasion. Einstein vint.

Tout cela atteste de la puissance de l’esprit humain. Mais ce que saisissent ces sciences, physique, chimie et dérivés, ce n’est qu’une mince couche du réel et non le réel. Et surtout ces sciences, de plus en plus, formulent des équations qui permettent de prédire des événements sans que nous soyons capables de définir leur sens physique. En fait, nous sommes souvent réduits à des formules magiques (big bang, énergie noire, sombre, grise ou je ne quoi encore), qui chantent à notre imagination, mais sont vraiment très proches de la magie des premières sociétés humaines.

Nous avons le plus grand mal à admettre qu’une partie du réel nous est à jamais inaccessible, alors que nous devrions méditer les leçons de Kant : n’est connaissable que ce qui peut être l’objet d’une expérience possible. Tout le reste n’est qu’illusion. Nous pouvons connaitre le cerveau, les neurones, toutes ces compositions de radicaux carbonés, mais jamais ces compositions de radicaux ne pourront dire ce qu’est la pensée qui n’est pas une combinaison de radicaux carbonés et que les composés carbonés sont des produits de la pensée. Après tout, nous ne voyons jamais ni notre visage ni notre crâne, nous n’en avons que des images (inversées qui plus est) ou des photos, des simulacres, mais jamais nous-mêmes en personne. Le petit malin qui prétend avoir découvert le siège de la conscience (par exemple) est un vantard qui affirme avoir vu son propre visage ou observé ses propres pensées dans son propre cerveau.

Le scientiste, celui qui croit en la science ou en LA science est un théologien. Plus qu’un théologien : non seulement il connait la réalité comme s’il était dieu (ou Dieu), comme s’il l’avait faite, mais il se prend pour Dieu. Méfiez-vous de lui, cet homme est dangereux.

Le 10 janvier 2023   

mardi 8 novembre 2022

L’homme-machine : le retour

Pour une Critique de la raison neuroscientifique

Nous constatons chaque jour que les neurosciences prennent une place croissante dans la réflexion sur la pensée, marginalisant de fait la psychologie traditionnelle et la philosophie. Précisons qu’il s’agit bien ici des neurosciences et de la neurobiologie, branche bien établie de la biologie, alors que les neurosciences se présentent comme un champ de recherche « transdisciplinaire » qui inclut « la bio-informatique ». On annonce régulièrement de nouvelles découvertes concernant le fonctionnement du cerveau. Couplées à la psychologie évolutionniste, certains chercheurs ou défenseurs des neurosciences promettent de résoudre à peu près toutes les grandes questions sur lesquelles la philosophie semble avoir échoué depuis plus de 2500 ans. L’engouement pour les neurosciences est largement motivé par les promesses technologiques qu’elles semblent en mesure de tenir. En effet, on peut coupler le système neuronal d’un humain à des dispositifs électroniques de telle sorte que le cerveau commande directement une machine. Ainsi les tétraplégiques pourraient être équipés d’un exosquelette artificiel qu’ils commanderaient directement. On a fait des expériences de « transmission de pensée » chez les souris (2014), là encore par couplage cerveau-machine. En 2019, des chercheurs chinois ont réussi à « piloter » un rat à partir d’un cerveau humain en utilisant une interface BBI (Brain to brain interface).

Le cyborg est à nos portes. Et nous ne saurions qu’en tirer les plus grands profits ! Tout cela semble d’autant plus évident que les progrès des systèmes informatiques et de ce que l’on appelle « intelligence artificielle » (IA) semblent rendre possible la fabrication de « robots intelligents ». Une série télévisée s’était emparée du sujet en vue de promouvoir la reconnaissance des droits des robots, presque nos frères (Real Humans, série suédoise diffusée entre 2012 et 2014).

La vérité est que, comme toujours, les promesses techniques nous éblouissent et ne servent qu’à alimenter la course folle vers un « avenir radieux », pour reprendre le titre du livre du dissident soviétique Alexandre Zinoviev (L’Âge d’homme, 1978). Dans tous les domaines, on procède ainsi : les ressources alimentaires sont menacées par le réchauffement climatique ? Qu’à cela ne tienne, les modifications génétiques, notamment par la prometteuse technique du crispR, nous permettront d’avoir des plantes qui se développent sans eau… et ainsi nous serons 15 milliards sur une planète semblable à celles qu’ont peintes les dystopies. Le monde promis par la technique est toujours très attrayant. Il en va de même avec les neurosciences. Le bien-être des tétraplégiques vaut bien que l’on sacrifie l’humanité de l’homme, voué à devenir « l’homme machine » cher à La Mettrie !

Mais il y a tout de même un problème, une gênante scorie que l’on voudrait cacher sous le tapis : les neurosciences nous apprennent beaucoup de choses concernant le cerveau, mais elles ne nous apprennent rien de la pensée, et même rien de la pensée des penseurs des neurosciences. On peut lire sous la plume de certains défenseurs des neurosciences : « le cerveau veut », « le cerveau pense », « le cerveau croit » (Watson, par exemple) etc., mais le cerveau ne veut ni ne pense ni ne croit rien ! Le cerveau est une chose physique qui produit des choses physiques (états neuronaux) et nullement de la pensée. Si la pensée était produite par le cerveau, elle serait susceptible de mesures physiques, exactement comme nous avons des mesures physiques pour les particules élémentaires. Mais quelle est la quantité de mouvement de votre pensée ? Ou son degré d’acidité ?

Certains neuroscientifiques prétendent qu’on a localisé le siège de la conscience. Cela fait irrésistiblement penser au médecin et criminologue Cesare Lombroso qui pouvait détecter le « criminel né » à partir de l’étude du crâne (voir L’homme criminel, 1876). Mais la conscience n’a aucun siège, tout simplement parce que la conscience n’est pas une chose localisable dans l’espace, mais un rapport, une relation, un entre-deux entre le sujet et l’objet. À ceux qui affichent la prétention de soigner le malheur humain que vantent les plus fanatiques, on peut répondre « laissez-nous avec notre malheur ! »

Si les neurosciences ne nous apprennent pas ce qu’est la pensée, parce qu’elles ne le peuvent pas, en revanche on commence à voir vers quoi ces prétentions insensées nous mènent. Technologisation croissante de l’homme dont l’autonomie ne cesse de se rétrécir, mécanisation des opérations mentales qui suivent des procédures, prise de contrôle des individus par le « système technicien ». La société techno-scientifique moderne est une société dans son essence totalitaire comme l’avait bien vu Herbert Marcuse. Les neurosciences apparaissent ainsi comme le parachèvement de la construction de l’homme unidimensionnel.

La philosophie, dès son origine, cherchait à nous apprendre nos propres limites (« rien de trop »). Accepter notre condition d’être mortel, viser à notre perfectionnement moral, voilà ce qui devrait être notre objectif essentiel. Si nous voulons nous mettre dans cette disposition, nous devrons refuser ce « bluff technologique » que dénonçait déjà Jacques Ellul, et nous garder de la folie techno-scientifique.

L’astronomie puis la physique furent longtemps les sciences majeures. Les premières, elles donnèrent des prédictions exactes et elles furent progressivement complètement mathématisées. Il n’en allait pas de même avec les sciences du vivant que l’on nommera, à la suite de Lamarck, biologie. La biologie a trouvé ses bases avec trois théories : la théorie cellulaire, la génétique (découverte par Mendel) et la théorie darwinienne de l’évolution.

Les progrès tant théoriques que pratiques de la biologie ont été prodigieux. Plus que toute autre science, elle nous donne l’illusion que nous pouvons maîtriser la nature parce que nous commençons à maîtriser la vie elle-même. Par ses liens directs avec la médecine et l’agriculture, elle est devenue aujourd’hui la science la plus importante. Mais elle reste fragile sur le plan épistémologique et ses capacités prédictives sont assez faibles. Ces fragilités cependant n’empêchent pas les plus enthousiastes de marcher d’un pas assuré, multipliant les communiqués de victoires à venir.

Les prodigieuses avancées de la biologie sont en réalité dues à la mise en œuvre des préceptes méthodologiques énoncés par Descartes, dès le Discours de la méthode (1637) ou encore dans De l’homme, un traité inachevé rédigé dans les années 1630. Ce grand philosophe tenait les êtres vivants pour des machines, des machines certes beaucoup plus subtiles, beaucoup plus composées que celles que peut concevoir le génie humain, mais des machines. Autrement dit, on ne pouvait comprendre les êtres vivants qu’en appliquant les règles de la mécanique : décomposer tout ce qui est trop complexe en éléments simples et ensuite les recomposer par synthèse, comme démonter le réveil pour savoir comment il fonctionne et nous donne l’heure. Ainsi, aujourd’hui, la partie la plus développée et la mieux assurée de la biologie est la biologie moléculaire, et ce sont ces mécanismes moléculaires qui semblent le mieux à même d’expliquer le fonctionnement des êtres vivants. De ce point de vue, on ne peut qu’admirer les résultats obtenus au cours des dernières décennies. On peut non seulement « décoder » l’ADN, mais on sait maintenant comment le modifier, par exemple avec la technique du CRISPR qui découpe des morceaux d’ADN et en colle d’autres presque aussi facilement qu’un « copier-coller » sur un ordinateur. On a commencé de les utiliser pour régénérer des tissus humains et les prophètes d’annoncer que nous pourrons, sur notre lancée, vaincre la mort, ou du moins en repousser l’échéance de plusieurs siècles ! Aucune science avant la biologie n’avait fait de telles promesses en ayant quelques chances d’être crue.

Mais si avancée soit notre connaissance du vivant, nous ne connaissons rien de plus de la vie par la méthode des « sciences de fait », pour parler comme Husserl. Certes, on peut distinguer quelques traits caractéristiques définissant les êtres vivants. Avec Claude Bernard, on peut admettre que, en dernière analyse, tout ce qui est vivant résulte de processus physico-chimiques et que, cependant, les êtres vivants possèdent certaines propriétés particulières qui ne sont pas des propriétés physico-chimiques : ainsi la délimitation d’un milieu intérieur, la relative indépendance de l’intérieur par rapport à l’extérieur, l’existence de mécanismes d’autorégulation, etc. Cette définition est à la fois précise et suffisamment générale pour pouvoir s’appliquer, le cas échéant, à des phénomènes très différents de ceux que nous connaissons sur Terre – sur notre planète, les composants de base des êtres vivants sont des macromolécules à base de carbone, mais on pourrait imaginer une forme de vie sur une autre planète basée sur le silicium qui est tétravalent comme le carbone (bien que cette hypothèse soit hautement improbable en raison de la solidité des liaisons chimiques du silicium) !

Mais quid de la vie ? Nous ne savons pas la définir comme objet de connaissance. La définition de la mort est une définition légale, parfois bien incertaine. Quand dire qu’il y a vie ? Il se pourrait qu’une machine construite avec habileté imitât à la perfection quelque animal : qu’est-ce qui les différencierait ? Suis-je moi-même une machine ?  Je m’éprouve pourtant comme vivant, je suis en vie. En vérité, la vie est invisible ! Elle est comme le dedans des êtres vivants et quand bien même nous savons reconstituer tous les processus physico-chimiques qui expliquent qu’un être vivant est vivant, nous sommes bien incapables de « voir » la vie dans cette suite de processus. La vie s’éprouve mais ne se connaît pas par concepts. On a tenté de se débarrasser de la vie : le vitalisme du XVIIIe et XIXe siècle ont été éliminés de la biologie. François Jacob assurait que la vie n’est pas un objet que l’on peut trouver dans un laboratoire.

Nous sommes ainsi dans une situation très curieuse : les évidences les plus immédiates, les plus indéracinables à partir desquelles nous bâtissons des édifices conceptuels abstraits sont balayées comme si elles étaient de pures apparences, et, au contraire, ces édifices conceptuels abstraits, produits de la culture humaine, deviennent la réalité et la vérité. Montaigne écrivait : « Quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle ? Nous nous entretenons de singeries réciproques. Si j’ay mon heure de commencer ou de refuser, aussi a-t-elle la sienne. » (Essais, Livre II, ch. XII) N’est-il pas dans l’erreur complète : ni lui ni sa chatte ne jouent. Ce ne sont que des molécules qui s’agencent selon des lois de la physique et de la chimie !

Que les sciences de la nature soient efficaces et qu’elles témoignent du génie de l’esprit humain, il n’est pas question de le nier. Il est seulement urgent de délimiter leur champ d’action (œuvre à laquelle Kant s’était attelé) et donc de procéder à une critique, tout comme Kant avait opéré une « critique de la raison pure » et Marx une « critique de l’économie politique », une critique c'est-à-dire une délimitation du domaine de validité. 

En plein siècle des Lumières, un médecin français, Julien Offray de la Mettrie soutenait la thèse de l’homme-machine. Descartes, à titre d’hypothèse de travail, avait soutenu que les animaux n’étaient guère que des machines plus perfectionnées et construites avec des rouages plus subtils que ceux des machines construites par les hommes ; il ajoutait cependant que l’esprit humain échappait à cet univers machinique, même si le corps humain ne différait guère du corps des animaux. La Mettrie lui reprochait d’avoir craint de tirer les conclusions de ses propres thèses : on pouvait aisément montrer que l’esprit humain n’était rien de spécifique, mais seulement une manifestation des mouvements machinaux du corps. On trouve plus que des traces de ces idées-là chez Diderot, notamment dans sa Physiologie, publiée après sa mort.

Même quand, au XVIIIe siècle, avec Barthez ou Bordeu, par exemple, on abandonna définitivement le mécanisme cartésien pour revenir à une conception spécifique de la vie, au nom du « principe vital », l’idée de réduire l’esprit au corps ne disparut point. On attribue à Cabanis l’idée que le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète la bile. Cabanis ne dit pas exactement cela, l’idée est dans l’air du temps. Certes, ce vitalisme est vite entré en déclin. Grand savant et philosophe des sciences, Claude Bernard aurait dit : « je n’ai jamais trouvé l’âme sous mon scalpel. » Dans les Principes de médecine expérimentale, (1858-1877), il dit clairement : « J'ai souvent raisonné de ces choses avec des philosophes et jamais il ne m'a paru nécessaire de faire pénétrer dans nos organes une âme libre et raisonnante, ou même une âme instinctive, pas plus qu'il n'est nécessaire d'en supposer une dans les organes d'une machine à vapeur. » C’est enfin, au siècle dernier le neurophysiologiste Jean-Pierre Changeux qui publie un livre intitulé L’homme neuronal, qui se propose de montrer comment nous pourrions avoir une description juste de la pensée en étudiant les complexes de neurones, et il propose ainsi d’abandonner purement et simplement le mot « esprit ». Comme la vie, l’esprit n’a pas sa place dans les laboratoires.

Avec le développement de la science, nous savons que le cœur n’est guère qu’une pompe et non le siège des sentiments, l’air respiré par nos poumons n’est pas un mystérieux principe vital. En revanche, il est évident que tout ce que nous appelons « pensée » a un rapport direct avec l’activation des réseaux neuronaux dans le cerveau. Si bien qu’il semble évident que « le cerveau pense » ou, à tout le moins, que « dans le cerveau, ça pense ». Du même coup, voilà la pensée qui, à son tour, déserte le champ de la philosophie, pour tomber dans celui de la neurobiologie.

En effet, il semble parfaitement cohérent avec l’ensemble du développement des connaissances scientifiques d’affirmer que le cerveau pense. La science a vocation à connaître selon ses propres méthodes l’ensemble de la réalité. Or l’homme est une des réalités parmi les plus intéressantes, pour nous humains ! La science ne peut cependant connaître que les phénomènes (au sens de Kant), donc des réalités susceptibles d’être objets d’expérimentation. La pensée, telle qu’en parlaient les philosophes, n’est pas susceptible d’une autre expérience que cette expérience intérieure, toute subjective, qui nous définit comme des êtres conscients.

Le cerveau en revanche – et notamment avec le développement de l’imagerie médicale – peut être l’objet d’une véritable science qui n’est rien d’autre qu’une spécialisation de la biologie. Dire que « le cerveau pense », c’est alors résumer la question à ceci : « la pensée, ce n’est rien d’autre que ce qui se passe dans le cerveau, c’est-à-dire un ensemble de processus complexes d’activation électriques et chimiques des connexions entre les neurones. »

De ce point de vue, la neurobiologie semble avoir validé les propositions matérialistes formulées de longue date par tout un courant philosophique, de l’atomisme antique aux thèses de Diderot dans Le rêve de d’Alembert :

-          nous savons corréler de nombreux processus mentaux avec l’activation de certains réseaux de neurones ;

-          nous commençons à savoir connecter le cerveau et nos machines (par exemple pour les commandes motrices) ;

-          nous savons comment les processus chimiques commandent les états mentaux (ex : toute la pharmacopée des névroses et des troubles mentaux).

Les neurosciences promettent beaucoup. Elles tiennent… un peu. Les applications médicales promises par les neurosciences ne manquent pas. C’est toujours pour d’excellentes raisons que le pire arrive ! On pense tout d’abord à des prothèses cérébrales qui viendraient pallier des lésions. Le plus spectaculaire est la commande directe d’une machine par le cerveau. Ainsi on teste des applications pour les tétraplégiques : leur exosquelette mécanique pourrait être commandé directement par la « pensée » et ce grâce à la greffe d’un dispositif électronique sur le cerveau.

Une meilleure connaissance du cerveau permettrait aussi d’en améliorer les performances. On pourrait imaginer un système de mémoire informatique directement intégré. D’ores et déjà il existe une vaste littérature pour apprendre à mieux « manager son cerveau », à utiliser les neurosciences en pédagogie ou dans le « développement personnel ».  On propose même de devenir un chef charismatique grâce aux neurosciences. Y a-t-il beaucoup de savants pour prendre au sérieux ces balivernes ? On peut penser que non. Il faudra donc s’interroger sur le sens de ces promesses et sur l’idéologie qui sous-tend le marketing scientiste des neurosciences. Autrement dit, nous devons nous demander quelle est la délimitation théorique des neurosciences – quel est leur objet propre – et déterminer ce qui sort de ce champ et exprime non plus une série de thèses scientifiques, mais une véritable idéologie, et c’est ce problème qui constituera le nœud de notre propos.

À y regarder de plus près, les questions du rapport entre pensée et cerveau (ou système neuronal) sont beaucoup moins simples que ne le laisseraient penser les prétentions neuroscientifiques, et le triomphe du matérialisme en philosophie de l’esprit pourrait bien n’être qu’un trompe-l’œil. Si on admet que la pensée dépend du cerveau, pour autant, on n’a pas démontré que pensée et activité cérébrale sont identiques. Il faudrait encore rendre compte de ces deux traits essentiels de la pensée que sont la conscience et l’intentionnalité.

L’intentionnalité est le fait qu’une pensée est toujours une pensée de quelque chose, qu’elle vise quelque chose. Quand je prononce la phrase « le chat est sur le tapis », cette phrase a un contenu sémantique. L’énonciation est bien une activité cérébrale (qui mobilise l’aire du langage), mais c’est une activité qui porte sur un état du monde (le fait que le chat est ou n’est pas sur le tapis). Si la pensée n’est qu’un état physique du cerveau, comment un état physique pourrait-il être « à propos » d’un autre état physique ? Un état physique peut être causé par un autre état physique, mais il n’a en lui-même aucun contenu sémantique : les phénomènes physiques « ne veulent pas dire quelque chose », sauf à retomber dans une conception purement animiste qui ferait des processus physiques des signes envoyés aux humains par on ne sait qui ou quoi ! La relation de causalité physique n’est pas une relation sémantique. Si je vois de la fumée, je pense qu’il doit y avoir un feu, mais la fumée n’est pas un état physique « à propos » du feu. C’est seulement un sujet humain qui, utilisant ses connaissances acquises par expérience, peut penser : « il y a de la fumée, ça veut dire qu’il doit y avoir un feu quelque part ». Il apparaît donc que la neurobiologie ne peut donner aucune description physique de l’intentionnalité de nos pensées.

La neurobiologie est tout aussi impuissante à décrire ce qu’est la conscience. Quand nous pensons, nous sommes conscients de nos pensées. Comme le dit Kant « le Je accompagne toutes mes représentations ». Nos représentations ne nous laissent pas indifférents ! En effet, la conscience est la présupposition de toutes nos pensées : toutes les conceptions scientifiques et toutes les expériences sur lesquelles elles s’appuient sont des faits de conscience. C’est la subjectivité qui fonde l’objectivité et non l’inverse ! Le point de vue scientifique sur la conscience serait celui qui réduit la conscience à un phénomène objectif, mais la conscience réduite à une phénomène objectif n’est plus la conscience ! La conscience échappe ainsi à toute objectivation scientifique.

Ainsi, ni les sciences cognitives ni la neurobiologie n’ont réussi à expliquer comment la subjectivité, cette expérience indiscutable que nous faisons de nous-mêmes, peut émerger d’un monde de faits objectifs. John Searle (voir La redécouverte de l’esprit. Gallimard, NRF-Essais, 1995), lui-même matérialiste, fait remarquer que nous ne sommes pas parvenus à expliquer comment la conscience peut être « naturalisée », c’est-à-dire comment nous pouvons la décrire scientifiquement comme n’importe quel phénomène naturel ; même s’il ne désespère pas qu’on y puisse parvenir un jour.

Si la pensée était une chose matérielle, un phénomène observable scientifiquement, elle devrait avoir des propriétés physiques soit macro-physiques (dimensions, masse, propriétés sensibles), soit microphysiques (comme les propriétés des particules élémentaires). Mais, évidemment, une pensée n’a absolument pas ce genre de propriété ! Il faudrait donc admettre :

-          soit que la pensée n’existe pas, ce qui serait ennuyeux ;

-          soit que la pensée est un simple effet dans le cerveau d’un processus physico-chimique et alors on voit mal comment cette pensée pourrait revendiquer le qualificatif de « vraie ». Les phénomènes ne sont ni vrais ni faux, ils sont observables ou non et la vérité ne peut pas être un prédicat d’une réalité naturelle.

Inversement, nous avons de bonnes raisons d’admettre que nos pensées existent : elles ont une certaine permanence, elles peuvent se transmettre aux autres, elles résistent à nos volontés et à nos fantaisies (pensons aux objets mathématiques : il est impossible de feindre sérieusement que 2 et 2 sont 5).

Mais si on admet que nos pensées sont causées par des processus matériels sans être elles-mêmes matérielles, on n’est pas plus avancé, car on devra expliquer comme un phénomène physique peut causer quelque chose qui n’a aucun rapport avec un phénomène physique – c’est le noyau de l’argumentation de Descartes selon qui « nul corps ne peut penser » (voir Réponses aux objections aux Méditations métaphysiques).

Nous pouvons ainsi d’un côté, admettre que pensée et cerveau sont inséparables, mais d’un autre côté, reconnaître que nous sommes incapables de réduire la description des états mentaux à la description des états physiologiques du cerveau. On peut professer un matérialisme métaphysique (le monde est un, il est « matériel », infini et incréé) tout en admettant que les comportements et activités humains peuvent être l’objet de deux descriptions hétérogènes, une description en termes d’états physiques et une description en termes d’états mentaux, sans que l’un des deux niveaux puissent être défini comme la cause de l’autre.

Il n’est pas nécessaire de revenir au dualisme cartésien des deux substances (chose étendue et chose pensante) pour admettre cependant que « nul corps ne peut penser » : dès lors qu’on admet que ni la conscience ni l’intentionnalité ne se peuvent expliquer en termes purement objectifs et physiques, il faut alors reconnaître que le cerveau – un organe de notre corps – ne pense pas au sens exact du terme.

Wittgenstein (voir Cahier bleu) prend l’exemple de la vision. « Ainsi a-t-on pu dire que l’espace visuel est situé dans la tête de l’observateur, et je pense qu’on a pu le dire que par une sorte d’abus de la logique grammaticale du langage. » De la même manière, nous pouvons donc dire que situer la pensée dans le cerveau est tout simplement un abus de langage.

Par conséquent, l’expression « le cerveau pense » peut être considérée elle aussi comme un abus de langage. Ce n’est pas que le cerveau ne pense pas et que ce serait autre chose qui pense, le corps, le cœur ou les poumons, etc. ! C’est tout simplement que, strictement parlant on ne peut pas plus dire qu’un cerveau « pense » qu’un ordinateur ou un distributeur automatique de café. La pensée n’est pas un prédicat possible pour une chose physique. Mais il n’est sans doute pas possible non plus de dire que c’est l’esprit qui pense, si on entend par « esprit » une entité particulière distincte du corps – ce serait revenir à un dualisme dont les complications sont trop connues : comment comprendre l’interaction entre substance matérielle et non pensante et une substance pensante et non matérielle ? Une pensée est une « chose mentale » qui a un contenu, ce contenu pouvant être une image d’une chose physique … ou une autre chose mentale : ma pensée de Pierre a pour contenu mon ami Pierre, ma pensée du triangle rectangle a pour contenu le triangle rectangle dont je connais la définition et ma pensée de la pensée a pour contenu l’acte de penser.

Évidemment, cette façon de voir les choses n’est pas agréable pour ceux qui pensent qu’on peut faire une théorie du tout, qui serait finalement une physique. Mais c’est la seule manière que nous ayons de rendre compte du fait que nous parlons et que nos paroles prétendent à la vérité. Si, en effet, nos pensées n’étaient rien d’autre qu’une appellation pour des processus physiques, il n’y aurait aucun sens à dire qu’elles sont vraies ou fausses : on pourrait seulement se demander si telle pensée est une action adaptée de l’individu dans des circonstances données. Mais une telle conception renonce à l’idée de vérité, car une erreur peut être une réponse adaptée… Sauf si on est un pragmatiste convaincu qui soutient que « est vrai ce qui marche » et que la vérité n’est qu’une manière de désigner les propositions qui nous agréent (voir sur ce point Richard Rorty, Conséquences du pragmatisme).

Pour autant, il n’est pas complètement insensé de dire que le cerveau pense, si par là on entend qu’il y a corrélation entre pensée et activité cérébrale. Que je pense implique qu’il se passe un certain nombre de processus dans mon cerveau. Cependant, du point de vue qui nous importe, c’est-à-dire du point de vue de l’intelligibilité des comportements humains, ce genre de proposition n’est pas d’une grande utilité. Quand un individu est malheureux parce qu’il a perdu un être cher, on constate que son état cérébral se modifie, que les neurotransmetteurs qui assurent la régulation des humeurs n’accomplissent plus leur fonction correctement. Cependant, on ne peut pas dire que c’est son état physique qui est en cause, c’est bien ce sentiment de la perte qui est la cause du malheur. Autrement dit, même si on admet que le « cerveau pense », c’est une proposition finalement vide puisqu’elle n’apporte aucun gain d’intelligibilité, et ne permet pas de dire quelque chose de plus intéressant que ce que la psychologie populaire nous dit.

Herbert Marcuse soutient que la société industrielle technicienne moderne produit ce qu’il appelle une pensée unidimensionnelle, une pensée « positive » qui ignore la contradiction.  Les neurosciences conduisent à une vision unidimensionnelle de la pensée comme effet des processus neuronaux. Ce qui contredit éventuellement cette approche est relégué au rang des superstitions métaphysiques. Le prototype de cette pensée unidimensionnelle est la pensée procédurale. À la question traditionnelle de la philosophie, « qu’est-ce ? » on substitue la question « comment faire ? » À la question « qu’est-ce que la pensée ? » les neurosciences substituent la question « comment le cerveau produit de la pensée ? » et si nous pouvons répondre à cette question alors nous pourrons modifier les conditions physico-chimiques pour produire une pensée conforme. On le fait déjà, en bricolant, à partir de certaines pharmacopées ou de techniques de conditionnement. Mais les neurosciences promettent la rationalisation de ce formatage des pensées.

À la fin de Les mots et les choses, Michel Foucault écrivait : « L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions venaient à disparaître comme elles sont apparues (...) alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable ». La prédiction pourrait bien être en train de se réaliser sous nos yeux.

Disons les choses clairement. Tant que les neurosciences restent un auxiliaire de la médecine et si, par exemple, elles peuvent aider à soigner des tumeurs cancéreuses du cerveau, chose que l’on fait encore très mal et avec des chances de réussite très moyennes, il n’y a véritablement aucun problème avec les neurosciences, en tant que branche de la biologie. Le problème commence quand elles prétendent dire ce que c’est que penser et même fournir des normes du penser (« penser positif ! »). Comme la langue d’Ésope, elles peuvent donc être la meilleure et la pire des choses. Malheureusement l’engouement des scientistes et des investisseurs s’adresse au « côté obscur de la force ». Sans doute, Le meilleur des mondes n’est-il pas pour demain.  La fabrication des pensées dans un embryon placé dans un utérus artificiel est peut-être à jamais impossible. Pourtant, on travaille sur des projets qui ne visent rien moins qu’à cela : fabriquer des surhommes (des alpha plus) et nécessairement des epsilon. Nous sommes avertis : un cybernéticien, spécialiste de l’IA, Kevin Warwick a promis à ceux qui ne voudront pas suivre le mouvement de l’évolution et du progrès qu’ils seront « les chimpanzés du futur ». L’expression a été reprise par de nombreux autres chercheurs ou propagandistes du scientisme (comme Laurent Alexandre). Elle est révélatrice d’un certain nombre de tendances de notre ultra modernité. L’homme lui-même, en tant qu’être social culturel, en tant que sujet pensant devient objet de l’activité technoscientifique. Il devient un « produit fabriqué » selon des normes industrielles. Aucun défaut ne sera toléré ! On ne peut guère que reprendre l’expression désespérée de Pierre Legendre, « Hitler a gagné la guerre ». Enfin non, il ne l’a pas encore gagnée. L’impératif moral absolu qui doit être défendu est celui du respect de l’intégrité du corps humain qui n’est pas une chose que nous avons, mais qui est cette chair que nous sommes. Aristote définissait l’art (ou la technique) en disant qu’il imite la nature ou vient à son secours quand elle est trop faible. C’est une bonne norme pour l’éthique de la médecine scientifique : aider la nature quand elle est trop faible (par exemple quand le cerveau est atteint d’une tumeur) mais non la modifier. Défendre le caractère sacré de l’homme, les positivistes et les scientistes y verront une idée religieuse. Peut-être. Mais peu importe car c’est l’avenir d’une humanité humaine qui est en question.

samedi 2 avril 2022

Note sur Putnam et la critique de la théorie computationnelle de l'esprit

Hilary Putnam[1], un autre des premiers défenseur de la théorie computationnelle, en est venu à la rejeter en montrant qu’elle suppose une conception fonctionnaliste de l’esprit : elle considère une machine qui est construire en vue d’accomplir des tâches bien définies[2]. Putnam montre d’abord que tous les organismes physiques possibles sont susceptibles d’une infinité de « descriptions fonctionnelles » et que, donc, le fonctionnalisme n’explique rien – le fonctionnalisme nous ramène en fait aux causes finales de l’aristotélisme classique. Plus fondamentalement, il s’attaque au fond de la théorie computationnelle, mais aussi aux thèses de Searle. Ce dernier, bien que rejetant le modèle de l’ordinateur, ne renonce pas à « naturaliser » la conscience ; il rejette le réductionnisme qui réduit la conscience à des états physiques mais proposent de considérer la conscience comme un ensemble de propriétés émergentes à partir de l’évolution biologique, ce qui l’amène à rejoindre les thèses sur le modèle connexionniste de l’esprit. Pour Putnam, c’est le problème qui est, à la racine, mal posé. Quand nous parlons ou pensons, nos paroles ou pensées ont une référence – quand je dis « le chat est sur le tapis », cette phrase a pour référence le fait que le chat est (ou non) sur le tapis. Tous les partisans de la naturalisation de l’esprit doivent parvenir à expliquer que cette référence est une relation physique comme une autre. Mais s’il en est ainsi, dit Putnam, alors nous devons renoncer à la notion même de vérité … à laquelle on ne peut guère renoncer si on veut proposer une compréhension correcte de l’esprit humain. On peut, certes, redéfinir la vérité comme la propriété d’un état neurologique dans lequel nous disposons d’indications fiables quant à notre environnement. On est alors conduit à un relativisme du genre de celui développé par Richard Rorty, mais une telle position philosophique s’oppose radicalement à l’attitude de réalisme scientifique caractéristique des théories computationnelles et fonctionnalistes de l’esprit.

Putnam rappelle que ces questions ont déjà été posées philosophiquement, notamment par Kant quand il aborde le problème du schématisme, c’est-à-dire au mécanisme par lequel l’entendement peut se rapporter aux phénomènes. « Le schématisme de notre entendement, relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine et dont il sera toujours difficile d’arracher le vrai mécanisme à la nature »[3], dit Kant. Le paradigme de l’esprit-machine est sans doute une idée utile du point de la technologie (Fodor rappelle que l’IA à ses débuts se voulait ingénierie et non science). C’est encore une idée utile dans la mesure où les simulations que peut effectuer les machines nous obligent à développer la logique et la réflexion sur la connaissance.

[Pour des développements plus amples, voir La matière et l'esprit, Armand Colin, 2004



[1] voir H.Putnam, Représentation et réalité.

[2] Ce fonctionnalisme est indissociable de la TCE, ainsi que l’explique Fodor (op. cit.).

[3] Kant : Critique de la Raison Pure, III, 136 

mercredi 26 août 2009

Intelligence artificielle et représentation de l'esprit

Les bêtes peuvent-elles penser ? Voilà une des questions fondamentale que se posent les philosophes du xviie siècle. Descartes y répond clairement : les bêtes ne sont que des machines dénuées de pensée, à la différence des hommes dont les comportements manifestent qu’ils ont une âme. Le développement des technologies de l’informatique nous pose la même question sous une autre forme : les machines peuvent-elles penser ?En mettant au point, pendant la Seconde Guerre mondiale, une machine permettant de décrypter automatiquement les messages de l’armée allemande, le mathématicien Alan Turing a ouvert la voie à l’intelligence artificielle, c'est-à-dire à un ensemble de recherches visant à construire des machines aptes à reproduire (ou à simuler) les comportements humains intelligents. Ces recherches peuvent prendre deux directions : une direction technologique, par des applications informatiques spécifiques (reconnaissance de la voix ou de l’image, traduction automatique, systèmes experts, etc.) ; une direction théorique qui fait de l’ordinateur un modèle permet de comprendre le fonctionnement de l’esprit humain.

Pensée, calcul, logique

On sait depuis longtemps qu’une machine est capable d’effectuer des opérations mathématiques. Hobbes, dans les premières pages du Léviathan, l’affirme sans ambages : “ penser, c’est calculer ”. Pascal et Leibniz sont les inventeurs des machines à calculer modernes. Mais Leibniz ne se contente pas de cela ; il relie cette invention à une conception générale de la pensée : les opérations mathématiques ne sont qu’un cas particulier de la pensée rationnelle et si on peut trouver une représentation de toutes nos pensées dans un langage formel du même type que le langage mathématique, il devrait être possible de calculer avec les pensées de la même façon que nous calculons avec les nombres. Leibniz propose donc d’abord de mettre au point ce genre de langage symbolique des idées, qu’il nomme “ caractéristique universelle ”. Leibniz expose ainsi son projet : “ partout je procède par lettres d'une manière précise et rigoureuse comme dans l'algèbre ou dans les nombres. Si on poursuivait cette méthode, il y aurait moyen de finir bien des controverses et des disputes, en se disant  : comptons  ! On en pourrait encore donner des essais en , et j'en ai dans la jurisprudence. ” (Leibniz à Arnauld - 14 janvier 1688). Gottlob Frege reprendra le projet à travers son “ idéographie ” (Begriffsschrift). Le premier modèle en est “ le langage par formules de l’arithmétique ”, mais lui manquent les “ expressions pour les articulations logiques ”. Il s’agit donc créer un système permettant de “ donner l’expression d’un contenu au moyen de signes écrits et d’une manière plus précise et plus claire que cela n’est possible au regard des mots. ”
La calculabilité de nos pensées demande d’admettre que nos connaissances peuvent être réduites à des propositions atomiques (c'est-à-dire qui ne peuvent être décomposées en propositions plus simples) combinées au moyen des connecteurs logiques. Les raffinements de la logique formelle depuis la fin du xixe siècle ont visé à réaliser ce programme. L’algèbre de Boole (1854) permet de concevoir l’équivalence entre opérations logiques et circuits électriques : les opérations de base de la logique (conjonction, disjonction, négation, implication, etc.) peuvent être représentées par des circuits électriques correctement agencés. L’unité arithmétique et logique d’un ordinateur moderne n’est rien d’autre qu’un ensemble de circuits logiques de ce type. On doit pouvoir généraliser. “ Comme les états internes du programme d’un ordinateur, les pensées se définissent par leurs relations logiques et causales, c’est-à-dire “fonctionnelles”. Il n’est pas essentiel à la pensée qu’elle soit réalisée dans une substance mentale ou physique quelconque, tout comme un programme peut être “implanté” sur des machines de composition matérielle différente. ” (Pascal Engel : article “ Pensée ” dans l’Encyclopédia Universalis)

Raffinements du modèle

Ce modèle, très réducteur, définit ce qu’on appelle la “ théorie computationnelle de l’esprit ”. Évidemment, les ordinateurs actuels et le type de logique formelle dont nous disposons sont très loin de pouvoir représenter l’ensemble des fonctions d’un esprit humain. Mais Paul et Patricia Churchland soutiennent que “ Le cerveau est une sorte d'ordinateur dont les propriétés restent à explorer (…). Le cerveau calcule des fonctions très complexes, bien que d'une façon très différente de celle de l'intelligence artificielle classique. Les cerveaux peuvent être des ordinateurs sans être nécessairement séquentiels ni numériques, sans que le matériel soit dissocié des programmes et sans qu'ils ne manipulent que des symboles. Ce sont des ordinateurs d'un type très différent de ceux que nous utilisons aujourd'hui. ” (Paul et Patricia Churchland : Les machines peuvent-elles penser ? ” in “ Pour la Science ”, mars 1990)
Ainsi on a été contraint de poser que l’esprit n’est rien d’autre que le cerveau et que, par conséquent, on pourrait mieux le comprendre si on était capable de construire une machine bâtie sur les principes de fonctionnement du cerveau. Le modèle connexionniste (souvent assimilé aux “ réseaux de neurones ”) décrit un système constitué d’unités de traitement reliées par des connexions. Chaque unité de traitement reçoit par des connexions des informations d’activation en entrée et envoie à d’autres unités de traitement des informations en sortie. Les connexions sont caractérisées par leur poids qui détermine le niveau de l’activation. Ces réseaux d’unités et de connexions sont des objets mathématiques qui peuvent donc être “ implémentés ” par des programmes d’ordinateurs et peuvent être reliés à des domaines empiriques. Si on assimile les unités de traitement à des neurones et les connexions aux synapses, l’architecture connexionniste peut alors représenter le cerveau humain.
On voit la différence entre les deux approches. Dans la théorie computationnelle classique, on représente les fonctions intellectuelles de l’esprit humain par des opérations logiques qui peuvent être traitées par l’ordinateur. Le fonctionnement réel du cerveau humain est considéré comme secondaire. Dans la deuxième approche, ne cherche pas à représenter la pensée mais à représenter le cerveau, la proposition sous-jacente étant que la pensée n’est rien d’autre que le fonctionnement du cerveau.

Syntaxe et sémantique

Une des critiques majeure adressée à ce modèle par des auteurs comme John R. Searle est que les ordinateurs peuvent simuler certaines fonctions de l’esprit humain mais qu’il n’est pas possible de dire que l’esprit est quelque chose comme un ordinateur parce que les ordinateurs sont des machines syntaxiques alors que les symboles pour un esprit humain ont une signification. C’est l’argument dit de “ la chambre chinoise ” exposé par Searle. Alan Turing avait défini un test permettant de décider si une machine pense : supposons un opérateur humain A dialoguant par une ligne informatique avec un autre opérateur humain B et avec un ordinateur C. Si A ne peut pas distinguer lequel de B et C est un ordinateur, alors on pourra dire que l’ordinateur pense. Searle critique cette vision purement comportementaliste. Il lui oppose l’expérience suivante : supposons que A parle le chinois et envoie à B des idéogrammes chinois. Supposons que B sans savoir le chinois dispose d’un manuel lui permettant seulement de savoir quels symboles peuvent être envoyés en réponse à A. A pourra croire que B comprend le chinois alors que B sait seulement comment manipuler les symboles chinois. C’est la sémantique qui est donc éliminée dans le test de Turing.
Reprenons ce problème différemment. Quand je tape 2+3 sur mon clavier, l’ordinateur ne “ sait ” pas que j’utilise les nombres 2 et 3 et que je désire effectuer une addition. Taper 2+3, ce n’est rien d’autre, “ vu ” de l’ordinateur, qu’actionner des interrupteurs, action qui va déterminer un certain résultat physique, du même genre qu’allumer  une ampoule. Le résultat 5 affiché par l’ordinateur ne signifie donc pas 5, mais seulement positionnement d’une zone mémoire dans un certain état. Les processus physiques qui se produisent dans les circuits de l’ordinateur n’ont l’a signification de l’addition 2+3 que pour l’agent humain qui utilise l’ordinateur. La sémantique reste entièrement du côté de l’esprit humain. L’ordinateur peut simuler des comportements humains intelligents, mais il n’en a pas une représentation.
Dans une lettre au marquis de Newcastle, Descartes pose la question : comment distinguer une bête du genre perroquet ou un automate astucieux d’un individu doué d’une âme. La réponse est claire : “ Enfin, il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. ” Tant qu’on reste dans des domaines bien définis et utilisant des langages stéréotypés, “ enrégimentés ” comme dirait Putnam, on peut faire en sorte que la machine semble produire des “ signes à propos des sujets qui se présentent ”, mais dès qu’on sort de ces cadres étroits, plus aucune illusion n’est possible sur l’aptitude d’un système algorithmique à penser au sens humain de ce terme.

Critiques de la théorie computationnelle de l’esprit

Pour admettre la théorie computationnelle de l’esprit, il faut donc souscrire entièrement au béhaviorisme, c'est-à-dire à l’idée que l’esprit ne peut être compris que comme une boîte noire dont seuls les comportements extérieurs observables peuvent être des objets pertinents d’investigation scientifique. Or, les individus, en tant qu’ils pensent et parlent, savent bien qu’ils ne sont pas des boîtes noires. Pour l’observateur extérieur, le problème de la conscience peut, à la limite, être éliminé. Mais pour le sujet, c’est évidemment impossible. La théorie computationnelle de l’esprit butte donc sur “ le point de vue de la première personne ”, ou encore sur ce qu’on appelle l’intentionnalité. Les diverses tentatives pour surmonter cette difficulté, soit qu’on affirme que l’intentionnalité est toujours prêtée par un observateur à un sujet, soit qu’on en cherche des formes élémentaires dans les organismes vivants élémentaires, ne parviennent pas à des solutions claires et convaincantes.
Hilary Putnam, un des premiers défenseur de cette théorie computationnelle, en est venu à la rejeter en montrant qu’elle suppose une conception fonctionnaliste de l’esprit. Il montre d’abord que tous les organismes physiques possibles sont susceptibles d’une infinité de “ descriptions fonctionnelles ” et que, donc, le fonctionnalisme n’explique rien – le fonctionnalisme nous ramène en fait aux causes finales de l’aristotélisme classique. Plus fondamentalement, Putnam s’attaque au fond de la théorie computationnelle, mais aussi aux thèses de Searle. Ce dernier, bien que rejetant le modèle de l’ordinateur, ne renonce pas à “ naturaliser ” la conscience ; il rejette le réductionnisme qui réduit la conscience à des états physiques mais proposent de considérer la conscience comme un ensemble de propriétés émergentes à partir de l’évolution biologique, ce qui l’amène à rejoindre les thèses sur le modèle connexionniste de l’esprit. Pour Putnam, c’est le problème qui est, à la racine, mal posé. Quand nous parlons ou pensons, nos paroles ou pensées ont une référence – quand je dis “ le chat est sur le tapis ”, cette phrase a pour référence le fait que le chat est (ou non) sur le tapis. Tous les partisans de la naturalisation de l’esprit doivent parvenir à expliquer que cette référence est une relation physique comme une autre. Mais s’il en est ainsi, dit Putnam, alors nous devons renoncer à la notion même de vérité … à laquelle on ne peut guère renoncer si on veut proposer une compréhension correcte de l’esprit humain. On peut, certes, redéfinir la vérité comme la propriété d’un état neurologique dans lequel nous disposons d’indications fiables quant à notre environnement. On est alors conduit à un relativisme du genre de celui développé par Richard Rorty, mais une telle position philosophique s’oppose radicalement à l’attitude de réalisme scientifique caractéristique des théories computationnelles et fonctionnalistes de l’esprit.
Putnam rappelle que ces questions ont déjà été posées philosophiquement, notamment par Kant quand il aborde le problème du schématisme, c'est-à-dire au mécanisme par lequel l’entendement peut se rapporter aux phénomènes. “ Le schématisme de notre entendement, relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l'âme humaine et dont il sera toujours difficile d'arracher le vrai mécanisme à la nature ”, dit KantLe paradigme de l’esprit-machine est sans doute une idée utile technologiquement. Elle est encore utile dans la mesure où les simulations que peut effectuer les machines nous obligent à développer la logique et la réflexion sur la connaissance. Mais qu’un ordinateur doté d’un programme adéquat représente un esprit, ce n’est sans doute rien d’autre qu’une de ces idées métaphysiques dont Kant a montré qu’elles outrepassaient les pouvoirs de la raison.

Bibliographie

Collin (Denis): La matière et l'esprit (Armand Colin, 2004)
Descartes (René) : Lettre au Marquis de Newcastle (16 novembre 1646). Œuvres, tome IV, édition Adam et Tannery.
Frege  (Gottlob) : Écrits logiques et philosophiques, traduction de Claude Imbert, Le Seuil, 1971, réédition Points.
Putnam (Hilary) : Représentation et réalité. Gallimard, NRF-Essais, 1990, traduction de Claudine Engel-Tiercelin.
Searle (John R.): La redécouverte de l’esprit. Gallimard, NRF-Essais, 1995, traduction de Claudine Tiercelin


vendredi 28 novembre 2008

Lecture: Dispositivi semantici

à propos de la philosophie de l'esprit

Alberto Giovanni Biuso est professeur de philosophie à l'université de Catania et il y enseigne la philosophie de l'esprit. Son petit livre Dispositivi semantici. Introduzione fenomenologica alla filosofia della mente (Vallagio Maori Edizioni, 2008) constitue un très bonne approche de cette discipline où souvent on se complaît aux mots en "ismes" et aux polémiques obscures, dignes de la grande époque de la scolastique médiévale.

Biuso travaille dans une optique que je qualifierais de spinoziste. Il refuse aussi bien les différentes formes de dualisme corps/esprit que le matérialisme réductionnisme qui prétend réduire les états mentaux à des états cérébraux. L'esprit est naturel mais non matériel, le corps et l'esprit sont la même chose et l'esprit est l'idée du corps - ici l'auteur reprend la distinction phénoménologique entre le corps physique et le corps vécu. Loin de tentations du physicalisme et approches qui découlent de la métaphysique cartésienne, Alberto G. Biuso propose en somme de réconcilier un fond spinoziste et la phénoménologie de Husserl retravaillée dans le sens de Merleau-Ponty. Bref d'assumer cette idée capitale: la neurobiologie ne donnera pas le dernier mot de la philosophie de l'esprit.

Peut-être un éditeur aura-t-il l'idée de traduire Biuso. J'avais beaucoup apprécié son introduction à Nietzsche, Nomadismo e benedizione. Cio che bisogno sapere prima di leggere Nietzsche, DG Editore 2006 ("Nomadisme et bénédiction, ce qu'il faut savoir avant de lire Nietzsche"). Ce livre dernier livre confirme les talents pédagogiques de l'auteur, par ailleurs engagé dans la défense l'école et du savoir contre l'entreprise de liquidation qu'elle subit ces temps-ci, en Italie comme ailleurs.
le Vendredi 28 Novembre 2008

lundi 18 décembre 2006

Faut-il éliminer l'esprit?

Du matérialisme en général et du matérialisme éliminatif en particulier

La tendance matérialiste en philosophie de l’esprit est aujourd’hui largement dominante. Que l’esprit soit une « res cogitans » clairement séparée du corps : on ne trouvera pas grand monde pour défendre cette position autrefois si commune. Le dualisme cartésien ne survit guère que sous des formes profondément modifiées. Les seules disputes qui traversent la philosophie de l’esprit concernent en vérité les diverses écoles de monisme matérialiste : les partisans du matérialisme éliminativiste contre les tenants de l’épiphénoménisme, les défenseurs de la théorie de l’identité type-type et leurs adversaires, les fonctionnalistes, les externalistes, etc. C’est un domaine dans lequel on fabrique des « ismes » en série !
Un matérialiste (moniste donc) devrait se réjouir de cette situation. Malheureusement, il me semble n’avoir aucune raison de me réjouir… Je voudrais montrer
(1)   Que la manière dont est posée la question centrale de la philosophie de l’esprit, la question du rapport corps-esprit (mind/body problem) est tributaire de la problématique cartésienne et que c’est par rapport à celle-ci que se construisent les diverses solutions monistes matérialistes ;
(2)   que les diverses versions dominantes des tentatives actuelles d’éliminer l’esprit et d’en finir avec le dualisme « mind-body » comme disent les Anglo-saxons, supposent un « matérialisme fort » qu’un de ses partisans, Yvon Quiniou, qualifie lui-même de « dogmatique » ;
(3)   que ce matérialisme n’est qu’un matérialisme n’est peut-être pas aussi matérialiste qu’il en a l’air.
(4)   que c’est la manière de poser le problème qui est irrémédiablement obscure et que, en dépit de proclamations fanfaronnes, on n’a pas fait un pas sérieux vers le connaissance scientifique de l’esprit, autrement dit que les théories en vogue n’en savent pas plus sur l’esprit que n’en savaient les philosophes classiques (Descartes ou Kant, Spinoza ou Freud pour ne citer que quelques noms célèbres).
Pour aller vite, je crois qu’on peut résumer le problème des partisans du monisme matérialiste en philosophie de l’esprit à ceci : comment se débarrasser de Descartes ? Situation paradoxale, si on y réfléchit bien : d’un côté le dualisme cartésien paraît à la fois insoutenable, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai et en même temps difficile à réfuter.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut faire une dernière remarque. Je dois traiter du matérialisme éliminatif au sens strict, dont de nombreux auteurs s’accordent pour dire qu’il est aujourd’hui une position extrêmement minoritaire. Si on avait le temps, il serait pourtant possible de montrer que c’est là que gît le fond du problème : dès lors en effet qu’on renonce au matérialisme éliminatif pur – et je montrerai qu’on a de bonnes raisons de le faire – on retombe qu’on le veuille ou non sur la question de la causalité mentale (ou plutôt de la « causation mentale ») qui constitue le schibboleth de la pensée cartésienne et du dualisme en général. 

Le problème corps/esprit

« Nous sommes corps autant qu’esprit », dit Pascal. Le problème, posé avec une très grande clarté par Descartes, est de savoir quel rapport existe entre le corps et l’esprit. On connaît la réponse que ce dernier apporte : puisque je peux clairement penser un esprit sans corps et un corps sans esprit, le corps et l’esprit sont deux genres de réalités distinctes, ils sont de « substances » différentes. Une fois ceci établi, il restera à se demander comment l’esprit peut subir les affects du corps et comment, inversement, il peut agir sur le corps, puisque corps et esprit sont étroitement « conjoints ». Mais notons que, pour Descartes cette deuxième question est finalement seconde et, du reste, il est parfaitement conscient des difficultés que recèle la solution qu’il lui apporte. L’essentiel tient en ceci : puisque l’esprit peut être conçu indépendamment du corps, il s’en déduit que l’esprit n’est pas une propriété du corps et par conséquent « nul corps ne peut penser » ainsi qu’il le dit un peu abruptement dans sa réponse aux 2e objections.
Insistons. Il ne s’agit pas pour Descartes de partir de quelque croyance que ce soit, ni d’inventer une théorie de l’âme. Il s’agit de partir de ce qui est indubitable : est vrai ce qui se conçoit clairement et distinctement. Je peux concevoir clairement et distinctement l’esprit comme pensée en acte. Je peux former un concept de l’esprit indépendamment de toute référence au corps. Il s’ensuit que l’esprit n’est pas un attribut du corps. Voilà pourquoi « nul corps ne peut penser ». Certains, dit encore Descartes, soutiennent l’opinion « que les parties du cerveau concourent avec l’esprit pour former les pensées ». À ceux-là, il répond que cette opinion « n’est point fondée sur des raisons positives, mais seulement sur ce qu’ils n’ont jamais été sans corps et qu’assez souvent ils ont été empêchés par lui dans leurs opérations. »
Nous constatons empiriquement qu’il y a une corrélation entre esprit et corps (entre pensée et cerveau si on veut s’exprimer autrement) ; nous constatons, tout aussi empiriquement que les états du corps peuvent troubler nos pensées. Mais pour Descartes il ne s’agit pas de raisons véritablement « positives », tout simplement parce qu’un constat empirique ne donne pas des raisons. Je constate que les choses se passent d’une certaine façon mais je ne sais pourquoi il en est ainsi, c’est-à-dire que je ne sais pas si je constate un fait contingent, accidentel ou si on contraire c’est un fait nécessaire. C’est seulement la raison examinant elle-même les concepts qu’elle forme qui peut en décider.
Comprenons ce qui est en cause. Si j’examine le concept de mouvement, ce concept ne peut pas être pensé indépendamment d’un corps dont il exprimerait un état. Mais je peux penser un corps qui n’est pas en mouvement. Donc le concept de mouvement ne désigne pas une réalité existant par elle-même, mais uniquement une qualité ou une propriété d’un corps. Inversement, je peux penser l’esprit sans référence au corps, par conséquent la pensée (activité de l’esprit) n’est pas un attribut du corps. Voilà pourquoi « le corps ne peut pas penser ». La comparaison entre corps et mouvement d’un côté, corps et esprit de l’autre, n’est pas arbitraire : les matérialistes devront tenter de montrer que l’esprit n’est rien d’autre qu’un certain genre de mouvement de la matière vivante.
Si on prend maintenant le dispositif conceptuel dominant en philosophie de l’esprit, on remarquera que la distinction cartésienne est reprise peu ou prou, même si, ensuite on réfute la séparation du corps et de l’esprit au profit d’une des versions du monisme matérialiste. Quand on oppose les états mentaux aux états physiques, les propriétés mentales aux propriétés physiques ou encore les phénomènes mentaux aux phénomènes physiques, d’une certaine manière on se place encore dans la problématique de Descartes, même si c’est pour la réfuter.
Je vais commencer par une remarque : la Théorie Computationnelle de l’Esprit (TCE) est souvent donnée comme un exemple de théorie matérialiste de l’esprit. Il s’agit en effet de montrer que la pensée peut être une propriété d’une machine ; c’est une nouvelle version de la vieille histoire : est-ce que les brutes peuvent penser ? On connaît les réponses faites à Descartes et en particulier L’homme-machine de La Mettrie qui reproche à Descartes de n’avoir pas été conséquent en s’en tenant prudemment à la thèse du corps-machine. Si les machines peuvent penser, alors croient les matérialistes, on en a fini avec le dualisme cartésien. Il me semble qu’à y réfléchir de plus près les choses sont beaucoup moins claires. Si une machine peut démontrer un théorème de mathématiques ou corriger la grammaire d’un texte comme le ferait un humain, alors on en peut déduire que la pensée est indépendante de son « support » matériel. On peut donc la concevoir comme séparée conceptuellement de la « res extensa » et l’on pourrait bien retomber sans y prendre garde dans une nouvelle version du dualisme cartésien.  Ce point me semble souligner la force du raisonnement de Descartes et l’extrême difficulté que rencontrent ceux qui veulent le réfuter.
Quoi qu’il en soit, la conception cartésienne a cependant rencontré très vite des objections sérieuses. Elles sont formulées très clairement dans Le rêve de d’Alembert de Diderot. La première partie, la Suite de l’entretien entre Diderot et d’Alembert dit l’essentiel – et il me semble que ce texte pourrait fournir une bonne introduction à cette question, par exemple avec des élèves de Terminale. L’objection majeure est la suivante : comment une chose physique peut-elle produire des « choses mentales » et inversement comment un état mental peut-il causer un état physique ? Résumons le problème.
1.      Les diverses parties du corps communiquent avec le cerveau par l’intermédiaire des « esprits » ou encore « esprits animaux ». Nous dirions aujourd’hui influx nerveux.
2.      Ces « esprits » sont des entités qui appartiennent au corps et donc comme toutes les autres parties du corps sont soumises aux lois de la physique, dont la plus importante, selon Descartes est la loi de la conservation de la quantité de mouvement. Par exemple deux billes qui se heurtent changent de vitesse et de direction, mais la somme de leurs quantités de mouvement après le choc est égal à celle du système avant le choc.
3.      Or, si l’esprit, qui n’est pas corporel, peut agir sur les esprits animaux, on risque fort de se trouver face à un cas flagrant de violation de la loi de conservation de la quantité de mouvement : on aurait un mouvement qui ne naîtrait pas de la transformation d’autres mouvements. D’où le dilemme 
·         Soit la loi physique est respectée et alors l’esprit ne peut pas agir sur le corps.
·         Soit la loi est violée ; or cette loi, pour Descartes, est fondamentale non seulement du point de vue physique mais aussi du point de vue métaphysique.
4.      Descartes imagine une solution astucieuse : l’esprit ne peut changer la quantité totale de mouvement mais peut, à un endroit précis du cerveau, changer la direction des esprits animaux. La quantité de mouvement est fixée par les lois de la physique mais pas leur direction. C’est ainsi que Descartes pense sortir du dilemme auquel on est plus ou conduit si on admet à la fois la séparation de l’esprit et du corps et la possibilité pour la pensée d’avoir un pouvoir causal physique.
Encore une fois, il ne s’agit pas de prendre les conceptions physiologiques de Descartes au pied de la lettre mais de comprendre qu’il pose là une question essentielle, qu’il soulève une difficulté dont nous ne sommes pas encore véritablement sortis – quand on se plonge dans l’abondante littérature en philosophie de l’esprit, on se rend compte que, dès qu’il s’agit d’expliquer la causalité mentale, on a recours sous de nouvelles formes à des solutions qui ne sont très éloignées de celle de Descartes.
Les philosophes rationalistes ont été confrontés à cette difficulté et ont cherché à lui donner une solution. Spinoza élimine purement et simplement la question en défendant un monisme de la substance complété par un dualisme des attributs conçu de telle sorte qu’il n’existe aucun lien causal entre les états physiques et les états mentaux. J’y reviendrai éventuellement : il me semble en effet que certaines thèses de la philosophie de l’esprit contemporaine sont très proches de Spinoza, notamment les théories de la « survenance » ou le « monisme anomal » défendu par Davidson. Leibniz, lui aussi, perçoit la faille du dualisme cartésien sur le plan théorique. Ainsi il montre, à juste titre, le caractère incomplet des conceptions physiques de Descartes et il en déduit que la conception cartésienne des rapports entre le corps et l’esprit est erronée.
80.  Descartes a reconnu que les âmes ne peuvent point donner de la force aux corps parce qu'il y a toujours la même quantité de force dans la matière. Cependant il a cru que l'âme pouvait changer la direction des corps. Mais c'est parce qu'on n'a point su de son temps la loi de la nature qui porte encore la conservation de la même direction totale dans la matière. (Monadologie)
Pour parler en termes modernes, Descartes ignore le principe de la conservation de l’énergie – ce qui explique les erreurs qu’il commet dans les Principe de la philosophie quand il énonce les lois des chocs et la quantité de mouvement n’a pas encore trouvé sa véritable formulation puisque celle-ci est une grandeur vectorielle et non une grandeur arithmétique (les physiciens disent que se conserve non une abstraite quantité de mouvement mais le « vecteur impulsion »).
La critique leibnizienne de Descartes conduit à une autre solution – celle de l’harmonie préétablie qui, pour fantastique qu’elle puisse paraître, est sûrement moins éloignée de celle de Spinoza qu’on ne pourrait le croire.
Si je me suis attardé sur cette question, c’est parce qu’elle concentre les problèmes auxquels la philosophie de l’esprit est confrontée. Si nous admettons l’existence d’états mentaux distincts des états physiques (en gros si nous admettons l’expérience de que nous avons de notre conscience), nous pouvons distinguer quatre sortes de relations causales :
1)      les états physiques causent des états physiques ;
2)      les états physiques causent des états mentaux ;
3)      les états mentaux causent d’autres états mentaux ;
4)      les états mentaux causent des états physiques.
Il n’y a pas, en première approche, de véritable difficulté pour comprendre les trois premiers types de relations causales. La première est évidente aussi bien pour un dualiste que pour un moniste. La deuxième ne l’est pas moins un dualisme aussi bien que pour un matérialiste qui admet que les états mentaux sont produits par les états physiques – tant est-il que l’on puisse distinguer des états mentaux distincts des états physiques (ce que font, par exemple, les partisans de la survenance). La troisième ne pose aucun problème à un dualisme et guère à un moniste partisan de la dualité des attributs ou à un matérialisme admettant le survenance ou la thèse de l’émergence : si un état mental M1 survient sur un état physique P1 et que P1 cause P2 alors un état mental M2 surviendra sur l’état P2 et on pourra alors considérer moyennant un certain nombre de limites que M1 cause M2. On remarquera cependant que cette causalité mental/mental n’est peut-être qu’une pseudo causalité, une sorte d’épiphénomène. C’est pourquoi, comme le montre Jeagwon Kim, les théories de la survenance ont une forte tendance à tomber dans l’épiphénoménisme, lequel pourrait bien n’être qu’une variété honteuse de matérialisme éliminativiste…
La véritable difficulté commence avec la quatrième relation de causalité. Celle-ci se heurte en effet à la conception générale que nous nous faisons des lois de la nature. La conception moderne des sciences de la nature vise en effet à donner une explication complète de tous les phénomènes physiques en termes de causalité physique – on parle de « fermeture nomologique causale ». Il est donc exclu par construction que des états non physiques (mentaux) puissent entrer dans l’explication d’un phénomène physique. En gros, si je lève le bras pour saluer un ami, le neurobiologiste se contentera d’étudier les systèmes neuronaux qui conduisent au mouvement du bras. Il n’y a là-dedans aucune place pour ce que nous, philosophes, appelons intentionnalité. En suivant Michael Esfeld, on peut résumer le problème ainsi. Nous avons trois thèses que nous tenons généralement pour vraies et qui cependant sont incompatibles :
1)      les états mentaux sont distincts des états physiques ;
2)      les états mentaux causent des états physiques ;
3)      tout état physique (dans la mesure où il est soumis à des lois) a des causes physiques complètes.
Les thèses 1) et 2) prises ensemble sont incompatibles avec la thèse 3). Autrement dit, l’expérience que nous faisons de nous-mêmes est incompatible avec la croyance que nous avons dans la validité des sciences de la nature. Les diverses propositions théoriques en philosophie de l’esprit peuvent se ramener des tentatives de modifier une ou deux de ces trois thèses pour les rendre compatibles. Le dualisme cartésien en tant qu’il cherche à penser le rapport corps/esprit en les tenants pour deux types de réalités différentes accepte les trois thèses. On peut dire que Spinoza et Leibniz suppriment la thèse 2) et, bien qu’avec des nuances, Diderot dans Le rêve de d’Alembert est tenté de se contenter de la thèse 3) – je dis « tenté » parce que la position de Diderot est assez fluctuante.

L’élimination de l’esprit

Comme il ne s’agit pas de faire un panorama complet des diverses positions, des écoles et des chapelles de la philosophie de l’esprit, je ne vais pas entrer dans les querelles scolastiques qui opposent les uns aux autres, mais concentrer mon attention sur les thèses du monisme matérialiste :
1)      ce sont les thèses sinon dominantes, du moins massivement répandues dans ce domaine ; non pas parce que les philosophes les partagent largement (beaucoup sont réticents à l’idée de supprimer ce qui notre spécificité d’êtres humains pensants et sentants), mais parce que le problème fondamental de la philosophie de l’esprit contemporaine tourne autour de ça.
2)      Ces thèses s’inscrivent dans la lignée d’un courant important de la philosophie du xxe siècle, l’empirisme logique issu du cercle de Vienne ;
3)      elles visent à réintégrer la connaissance de l’esprit dans les sciences de la nature ;
4)      elles réduisent la philosophie à la discussion et à l’éclaircissement des propositions de la science.
Je vais même réduire encore mon objet d’étude au matérialisme qu’on appelle éliminatif ou éliminativiste. On peut le définir à partir des trois thèses citées plus haut :
1)      les états mentaux sont différents des états physiques car les états mentaux n’existent pas ;
2)      les états mentaux qui n’existent pas ne peuvent donc pas causer des états physiques ;
3)      seuls des états physiques causent des états physiques.
Il s’ensuit, logiquement, que la philosophie de l’esprit devrait laisser la place à la neurobiologie. Or, curieusement, en philosophie de l’esprit, la neurobiologie ne vient que comme preuve à l’appui, mais même les matérialistes éliminativistes les plus stricts se sont pas devenus neurobiologistes et sont restés des philosophes ! On se demande bien pourquoi. Les livres consacrés au sujet attribuent le matérialisme éliminativiste à Feyerabend et Rorty dans les années 60. On pourrait cependant remonter plus loin. Chez Hobbes et chez Diderot on trouverait sans peine des propositions éliminativistes – bien que chez Diderot, comme toujours, ce soit très ambigu – voir la Physiologie. Rappelons l’objection que fait Hobbes (c’est la seconde des « troisièmes objections faites par un célèbre philosophe anglais ») :
(…) une chose qui pense est quelque chose de corporel ; car les sujets de tous les actes semblent être seulement entendus sous une raison corporelle, ou sous une raison de matière comme il [Descartes] a lui-même montré un peu après par l’exemple de la cire, laquelle, quoique sa couleur, sa dureté sa figure & tous ses autres actes soient changés, est toujours conçue être la même chose, c’est-à-dire la même matière sujette à tous ces changements. Or ce n’est pas par une autre pensée qu’on infère que je pense ; car encore que quelqu’un puisse penser qu’il a pensé (laquelle pensée n’est rien d’autre qu’un souvenir), néanmoins il est tout à fait impossible de penser qu’on pense, ni se savoir qu’on sait ; car ce serait une interrogation qui ne finirait jamais : d’où savez-vous que vous savez que vous savez que vous savez, &c. ?
Et partant, puisque la connaissance de cette proposition : J’existe, dépend de la connaissance de celle-ci : Je pense ; et la connaissance de celle-ci de ce que nous ne pouvons séparer la pensée d’une matière qui pense, il semble qu’on doit plutôt inférer qu’une chose qui pense est matérielle  qu’immatérielle. (AT IX, 135)
La critique de Hobbes contre Descartes part de la critique de ce qu’on pourrait appeler l’illusion réflexive : nous considérons comme équivalents un souvenir et la pensée actuelle. L’immédiateté (c’est cela une intuition), je pense et simultanément je pense que je pense, est réfutée en son fond. Supprimons cette illusion réflexive (ce « je » qui accompagne toutes nos représentations) et nous pouvons alors que la pensée est l’acte d’une chose matérielle plutôt qu’immatérielle. Cette « élimination » du nœud de la pensée cartésienne est absolument essentielle et fonde tout matérialisme éliminativiste.
Plutôt qu’aller chercher des poux dans la tonsure des philosophes anglais ou américains, nous pouvons trouver « à la maison » une bonne et solide défense du matérialisme éliminativiste en la personne de Jean-Pierre Changeux, rendu célèbre par L’homme neuronal (1983), un titre qui fait évidence écho au fameux Homme machine de La Mettrie.

L’homme neuronal

Le point de départ de la conception de J.P. Changeux est l’éradication du terme « pensée » qui renvoie à une entité immatérielle ou à une substance non corporelle (comme chez Descartes). J.P. Changeux met en œuvre « une démarche analytique qui consiste décomposer le substrat anatomique ou fonction en éléments simples. »[1] Il s’agit ensuite de « relier faits d’anatomie et faits de comportements » et enfin, en suivant les « tentatives physicalistes » de « rechercher les bases physico-chimiques des fonctions cérébrales. » La méthode analytique doit donc être complétée par la recherche d’un déterminisme dans le sens « micro/macro » et enfin d’un « réductionnisme » physicaliste. (Je reviens plus loin sur cette question du réductionnisme)
Il faut donc commencer par mettre « le cerveau en pièces détachées ». Changeux critique le matérialisme mécaniste de La Mettrie (ou ses versions contemporaines avec la cybernétique de Wiener) parce qu’il ne permet pas de comprendre précisément « l’objet cerveau » en le ramenant à autre chose (une machine) qui ne possède pas les capacités causales d’un cerveau.  De ce point de vue, Changeux n’est pas un fonctionnaliste : les fonctionnalistes sont ceux qui (comme dans la TCE ou chez Putnam) considèrent qu’un état mental est une fonction qui peut-être effectuée (implémentée) par des dispositifs matériels différents).
Selon Changeux, l’analogie entre les « circuits neuronaux » et les circuits électroniques des ordinateurs et à la fois artificielles et pas toujours productive du point de vue du gain de connaissance. L’étude du « plan de câblage » neuronal met en évidence deux faits également importants :
(1)   l’extraordinaire complexité du système nerveux humain (environ 30 milliards de neurones se combinant en 1014 ou 1015 synapses.)[2]
(2)   La continuité entre le cerveau humain et celui des animaux. Le passage de l’animal à l’humain apparaît moins comme une transformation qualitative que comme une augmentation quantitative, notamment par le développement de la zone corticale.
Permettons-nous une analogie pour essayer de comprendre ce que Changeux veut dire. La théorie darwinienne de l’évolution met en évidence la continuité du vivant et le passage graduel de l’animal à l’humain. La condition de possibilité pour penser cette continuité évolutive fut de comprendre l’étendue des temps géologiques – ce qui fut particulièrement l’œuvre de Lyell. Une Terre vieille de cent mille ans comme le pensait encore Buffon était une Terre où l’évolution était inexplicable sans l’intervention de très nombreux miracles. De la même façon, une théorie matérialiste explicative des extraordinaires capacités du cerveau humain suppose qu’on prenne la mesure de l’évolution quantitative.
Mais on ne peut se contenter de mettre le cerveau en « pièces détachées ». Il faut remonter la machine et étudier comment elle fonctionne concrètement, comment les diverses pièces communiquent entre elles ; c’est le rôle fondamental des neurotransmetteurs qui assurent la conversion de l’énergie chimique en signal électrique. Cependant si l’étude en reste à ce niveau, on peut valider la théorie cartésienne des animaux-machines mais non comprendre la spécificité des processus mentaux proprement humains. En effet « au niveau des mécanismes élémentaires de la communication nerveuse, rien ne distingue l’homme des animaux, aucun récepteur ou canal ionique n’est propre à l’homme. »[3]
Les états mentaux ou les comportements ne peuvent être connectés à des dispositifs physiques précis, à une chaîne de neurones bien déterminée et bien individualisée.
On peut seulement dire que le graphe de neurones mobilisés par tel comportement ou par telle sensation comprend un ou plusieurs chaînon(s) critique(s) qui emploie(nt) de manière privilégiée un neurotransmetteur particulier.[4]
C’est donc une machine d’une « redoutable complexité » qu’analyse Changeux. Cependant les spécialisations fonctionnelles permettent de décomposer cette machine en « rouages-neurones » dont on peut saisir les « mouvements–pulsions », ce qui « justifie l’engagement téméraire des mécanistes du xviiiesiècle. »[5] Néanmoins, ce mécanisme revendiqué n’implique pas l’analogie cerveau/ordinateur. Et ce pour deux raisons.
Un des traits caractéristiques de la machine cérébrale est d’abord que le codage interne fait intervenir à la fois [...] un codage topologique de connexions décrit par un graphe neuronique et un codage d’impulsions électriques ou de signaux chimiques. Ici la distinction classique « hardware/software » ne tient pas.
Remarque intéressante : en effet, la distinction software/hardware renvoie encore, sous une forme affaiblie au dualisme. Changeux poursuit :
D’autre part, il est évident que le cerveau de l’homme est capable de développer des stratégies de manière autonome. Anticipant les événements, il construit ses propres programmes. Cette faculté d’auto-organisation constitue l’un des traits les plus saillants de la machine cérébrale humaine, dont le produit suprême est la pensée.[6]
Encore faut-il expliquer ce qu’est cette faculté. Changeux montre d’abord la matérialité des images mentales. Dans une optique proche des épicuriens, il affirme qu’il existe une « parenté neurale, une congruence matérielle entre le percept et l’image de mémoire. »[7] De là est construite l’hypothèse des « objets mentaux » comme états divers d’unités matérielles de représentation mentale. Il faut donc ensuite faire l’analyse biologique des interactions entre ces objets mentaux, des opérations effectuées sur ces objets par le « système de surveillance ». On a bien dans l’analyse de Changeux un passage de niveaux, d’un niveau élémentaire ayant ses propres régulations à un niveau supérieur ayant des modes de fonctionnement qui ont une certaine autonomie par rapport aux règles du niveau inférieur. Cependant, Changeux refuse la thèse de l’émergence — très courante dans la réflexion contemporaine sur les sciences et qui fonctionne bien souvent comme la vertu dormitive de l’opium des médecins de Molière — et affirme que si la conscience « émerge », il faut prendre la comparaison au sens propre, à la manière dont un iceberg émerge. On doit considérer le fonctionnement de la machine cérébrale comme un tout, comme un emboîtement de « toiles d’araignées » ayant un système de régulation global (l’analogie des toiles d’araignée est déjà chez Diderot). D’où la conclusion qui nous importe ici :
la conscience est ce système de régulations en fonctionnement. L’homme n’a dès lors plus rien à faire de l’«Esprit», il lui suffit d’être un Homme Neuronal.[8]
Conclusion extrêmement radicale qui a ouvert des polémiques qui ne sont pas sans rappeler les polémiques classiques contre La Mettrie et plus généralement contre toutes les explications matérialistes de l’esprit depuis le xviiisiècle. Mais conclusion qui sera très largement validée dans les années suivantes par la plupart des chercheurs qui travaillent dans le même domaine. Ainsi Élisabeth Pacherie écrit-elle :
Dans le débat classique sur l’âme et le corps, les phénomènes physiques et les phénomènes mentaux sont supposés distincts ; au contraire, le point de vue contemporain est que les phénomènes mentaux constituent une classe particulière de phénomènes naturels. Les sciences cognitives récusent une dualité irréductible entre le physique et le mental et considèrent l’esprit comme un objet abordable par les méthodes des sciences de la nature.[9]
Mais à supposer qu’on accepte l’explication de Changeux, il n’est pas certain que nous soyons parvenus au bout de nos peines. L’expérience humaine n’est pas simplement l’expérience du monde extérieur, elle est aussi l’expérience de notre propre expérience, l’expérience de notre propre subjectivité qui apparaît chronologiquement seconde mais est alors posée comme la présupposition de toute expérience sensible et de toute parole. Est donc soulevé le problème de la modélisation de l’autoréflexion ou encore de l’autoréférence. Comment un système peut-il avoir une représentation de son propre état ? Changeux évoque la capacité d’auto-organisation de la machine cérébrale humaine ; cette explication est-elle suffisante ? N’est-ce pas une solution purement verbale ? Si un système possède une représentation de son propre état, cette représentation fait également partie de l’état du système : il faudrait donc imaginer une représentation de l’état du système et de la représentation de l’état du système et ainsi de suite à l’infini. C’est, en termes informatiques, une fonction récursive sans condition d’arrêt : un ordinateur confronté à ce genre de programme s’arrête assez vite : débordement de la pile (out of stack) affiche-t-il !

L’éliminativisme radical

Paul et Patricia Churchland défendent un matérialisme radical plus éliminativiste que celui de Changeux, puisque ce dernier ramène l’esprit à son substrat biologique, alors que les Churchand pensent que ceux qui veulent admettre que la matière vivante peut penser mais refusent ce privilège aux machines font preuve de « chauvinisme carboné ».
Le cerveau est une sorte d'ordinateur dont les propriétés restent à explorer et cette exploration n'est ni facile ni inutile. Le cerveau calcule des fonctions très complexes, bien que d'une façon très différente de celle de l'intelligence artificielle classique. Les cerveaux peuvent être des ordinateurs sans être nécessairement séquentiels ni numériques, sans que le matériel doit dissocié des programmes et sans qu'ils ne manipulent que des symboles. Ce sont des ordinateurs d'un type très différent de ceux que nous utilisons aujourd'hui.
Nous ignorons comment le cerveau traite la sémantique, mais celle-ci dépasse le langage de l'homme. Un petit tas d'excréments déposés possède une signification pour un humain comme pour un chien  : un petit rongeur dans les parages. Un écho particulier perçu par une chauve-souris lui indique qu'un papillon de nuit vole à proximité. Une théorie du sens n'apparaîtra que lorsque les chercheurs auront découvert comment les neurones codent et transforment les signaux sensoriels, comment les circuits de l'apprentissage et de la mémoire fonctionnent, comment ces capacités cognitives interagissent avec le système moteur de l'organisme.[10]
Les deux thèses centrales exposées ici sont conformes aux dogmes du physicalisme le plus strict :
1.      Le cerveau est une variété d’ordinateur. Pour se débarrasser des objections, P. & P. Churchland précisent qu’il ne s’agit pas nécessairement d’un ordinateur numérique et encore moins d’une machine de type Von Neumann. On peut remarquer que cette manière d’écarter les objections n’est pas très convaincante puisque (1) un signal analogique peut toujours être converti en signal numérique — les calculateurs analogiques ont même eu leur heure de gloire dans le domaine de l’aviation ; et (2) un traitement non séquentiel peut aussi être simulé sur un ordinateur séquentiel. Autrement dit, toutes les fonctions d’un ordinateur qui ne serait de type Von Neumann pourraient théoriquement être implémentées sur un ordinateur de type Von Neumann.
2.      La question de la sémantique est réduite, de manière très béhavioriste, à celle des comportements. La sémantique « dépasse le langage de l’homme » parce qu’elle concerne également les comportements animaux, affirment P. & P. Churchland. Je veux bien qu’on dise, en allant vite, qu’un petit tas d’excréments a la même signification pour les hommes et pour les chiens : petit rongeur dans les parages. Mais pour le chien, la « signification » s’exprimera dans un comportement déterminé (le fox se met immédiat en chasse du petit rongeur). Pour l’homme, la signification s’exprimera par des signes verbaux (émis ou simplement pensés). Ce que P. & P. Churchland éliminent, c’est tout simplement le langage humain, réduit de fait à une réaction comportementale, plus complexe que celle du chien, certes, mais qu’on peut tout de même réduire à une combinaison de réactions comportementales simples du même type.
En réalité, si on suit les Churchland, le langage humain doit être simplement compris non pas comme système de signes mais comme code de signaux. Que la marmotte lance son cri pour signaler le passage de randonneurs ou que le muezzin appelle à la prière, c’est la même chose. Ce qui distingue un signe d’un simple signal, c’est que le signe a une signification indépendante des effets que déclenche son émission, alors que le signal n’a pas d’autre signification que l’action qu’il vise à déclencher. L’éliminativisme des Churchland ne parle plus que de codage et transformation des signaux sensoriels. Par conséquent, la partie la plus importante et la plus difficile des processus mentaux, la conscience n’existe tout simplement plus. Donc il n’y a plus aucune raison de chercher à expliquer quelque chose qui n’est qu’un fantôme. La philosophie de l’esprit, les sciences cognitives, la psychologie sont vouées à se dissoudre dans la mécanique.

Autres formes d’éliminativisme

Je laisse de côté la TCE (Théorie computationnelle de l’Esprit) qui peut être conçue comme une autre forme de matérialisme éliminativiste : si une machine, en l’occurrence, un ordinateur peut réaliser des opérations qui sont considérées par un observateur extérieur comme des opérations intelligentes, alors cette machine pense (voir le test de Turing). Cette théorie a pris du plomb dans l’aile à la fois parce que l’Intelligence Artificielle n’a pas tenu ses promesses et parce que ses pères fondateurs l’ont reniée (voir Putnam et Fodor). La TCE est généralement classée dans les théories fonctionnalistes de l’esprit : il suffit de construire un système physique capable de réaliser les fonctions accomplies ordinairement par l’esprit humain pour savoir ce qu’il y a à savoir.
Une dernière forme, quoique plus indirecte, d’éliminativisme est développée par Daniel Dennett. Il part de ce qui pose problème au matérialisme éliminativiste, à savoir la question de l’intentionnalité. Dennett redéfinit l’intentionnalité de telle sorte qu’on peut l’éliminer.
En gros, pour Dennett, on a une attitude intentionnelle si on peut traiter ce système comme un agent rationnel, c’est-à-dire si on peut faire des prédictions quant à son comportement en lui prêtant des croyances et des désirs et quand ce genre de prédictions est supérieur à celles qui pourraient découler d’autres attitudes. Ces autres attitudes sont l’attitude physique (je prédis le comportement d’un système par la connaissance que j’ai de sa composition physique et des lois naturelles qui s’appliquent) et l’attitude de dessein (je prédis le comportement par le savoir que j’ai de sa fonction).
Par exemple, à l’égard d’un ordinateur équipé d’un programme pour jouer aux échecs, je peux avoir une attitude intentionnelle puisque l’explication des lois physiques appliquées au système ne suffit pas pour savoir s’il va déplacer la tour ou le cavalier et que l’explication fonctionnelle (il est fait pour jouer aux échecs et gagner !) ne permet pas non plus une prédiction du comportement précis. Je dois donc prêter à mon ordinateur une attitude intentionnelle, c’est-à-dire supposer qu’il « veut » gagner  et « agit » rationnellement dans ce but. Autrement dit, quelque chose est un système intentionnel seulement pour en relation avec la stratégie de quelqu’un qui cherche à en prédire les comportements. Cette conception qualifiée d’instrumentalisme. Elle ne suppose pas par elle-même l’inexistence d’états mentaux, mais elle laisse entendre que l’intentionnalité n’existe pas vraiment et que la science pourrait nous permettre de fournir de meilleures explications que les explications intentionnelles.

Pourquoi on ne peut pas soutenir le matérialisme éliminativiste ?

Le matérialisme éliminativiste présente le gros avantage de la simplicité et il offre à tous les amateurs la promesse de sortir du terrain miné des discussions philosophiques pour entrer sur la « route sûre de la science ». Il paraît également en accord avec une vieille tradition matérialiste philosophique qui a ses lettres de noblesse : de l’atomisme antique à Diderot. Malgré ma dilection toute particulière pour ces auteurs vénérables, je ne peux pourtant admettre le matérialisme éliminativiste. La raison la plus fondamentale est en même temps la plus simple : être matérialiste éliminativiste, c’est tout simplement considérer que l’expérience que nous faisons de nous-mêmes comme des êtres pensants et sentants ne serait au fond qu’une illusion – une « illusion réflexive ». Nous ne sommes pas des êtres conscients, c’est seulement le fonctionnement de la machine qui « nous » fait croire qu’il en est ainsi. J’ai d’ailleurs des difficultés à en dire plus long car si je ne suis qu’un « homme neuronal », je me demande bien par quel miracle je peux encore dire « je ». Tout au plus devrais-je dire : « les groupements de neurones A, B, C, etc. qui sont en connexion dans ce corps dénommé DC produisent un état interne du genre « je suis un homme neuronal ».
Le matérialisme éliminativiste demande en effet que l’on commence par éradiquer la psychologie populaire, c’est-à-dire l’idée que nos comportements obéissent à des raisons, des désirs, des sentiments et des croyances, c’est-à-dire toutes sortes d’états mentaux. En tant que physicalisme, l’éliminativisme demande que nos pensées soient considérées comme des phénomènes physiques. La psychologie populaire doit alors être considérée comme une théorie empirique du mental et, de plus, une théorie radicalement fausse. De ce point de vue, l’éliminativisme n’est pas un réductionnisme. Le réductionnisme considère que les états mentaux sont en dernière analyse des états physiques, de la même manière qu’un être vivant peut se ramener à des combinaisons chimiques, mais pour le réductionniste il n’est pas plus absurde de parler d’états mentaux que pour le biologiste réductionniste de parler de cellule ou de souris blanche. Pour l’éliminativisme radical du type Churchland, il n’y a aucun rapport possible entre la psychologie populaire et les neurosciences. Les éliminativistes soutiennent que la psychologie populaire a un statut du même genre que la démonologie médiévale : les états mentaux qu’elle postule n’ont pas plus d’existence que les sorcières.
Il y a plusieurs arguments classiques contre le matérialisme éliminativiste. Sans prétendre à l’exhaustivité, je voudrais en citer quelques-uns.
Le « matérialisme éliminatif » est une théorie qui se détruit elle-même par auto-contradiction : si le matérialisme éliminatif est vrai, alors la théorie des Churchland est un produit matériel d’un processus matériel, et donc lui appliquer le qualificatif de « vrai » n’a aucun sens. Cette position serait donc une contradiction performative, comme le fait de dire « je ne pense pas ».
Le matérialisme éliminatif échoue également à rendre compte de l’intentionnalité au sens technique de Brentano a donné à ce terme. L’intentionnalité est le fait qu’une pensée est toujours une pensée de quelque chose, qu’elle vise quelque chose. Quand je prononce la phrase « le chat est sur le tapis », cette phrase a un contenu sémantique. L’énonciation est bien une activité cérébrale (qui mobilise l’aire du langage), mais c’est une activité qui porte sur un état du monde (le fait que le chat est ou n’est pas sur le tapis). Si la pensée n’est qu’un état physique du cerveau, comment un état physique pourrait-il être « à propos » d’un autre état physique ? Un état physique peut être causé par un autre état physique, mais il n’a en lui-même aucun contenu sémantique : les phénomènes physiques « ne veulent pas dire quelque chose », sauf à retomber sans une conception purement animiste qui ferait des processus physiques des signes envoyés aux humains par on ne sait qui ou quoi ! La relation de causalité physique n’est pas une relation sémantique. Si je vois de la fumée, je pense qu’il doit y avoir un feu, mais la fumée n’est pas un état physique « à propos » du feu. C’est seulement un sujet humain qui, utilisant ses connaissances acquises par expérience, peut penser : « il y a de la fumée, ça veut dire qu’il doit y avoir un feu quelque part ».
La théorie des Churchland  n’est pas seule à mettre en cause. Cette auto-contradiction vise en fait toutes les tentatives de « naturaliser » la conscience, c'est-à-dire de dissoudre la philosophie de l’esprit dans les sciences naturelles. On peut réfuter de la même façon les conceptions fonctionnalistes (liées à la TCE par exemple). Ainsi Hilary Putnam[11], un autre des premiers défenseurs de la théorie computationnelle, en est venu à la rejeter en montrant qu’elle suppose une conception fonctionnaliste de l’esprit : elle considère une machine construite en vue d’accomplir des tâches bien définies[12]. Putnam montre d’abord que tous les organismes physiques possibles sont susceptibles d’une infinité de « descriptions fonctionnelles » et que, donc, le fonctionnalisme n’explique rien – le fonctionnalisme nous ramène, en fait, aux causes finales de l’aristotélisme classique.
Plus fondamentalement, Putnam s’attaque au fond de la théorie computationnelle, mais aussi aux thèses de Searle. Ce dernier, bien que rejetant le modèle de l’ordinateur, ne renonce pas à « naturaliser » la conscience ; il rejette le réductionnisme qui réduit la conscience à des états physiques mais proposent de considérer la conscience comme un ensemble de propriétés émergentes à partir de l’évolution biologique, ce qui l’amène à rejoindre les thèses sur le modèle connexionniste de l’esprit. Pour Putnam, c’est le problème qui est, à la racine, mal posé. Quand nous parlons ou pensons, nos paroles ou pensées ont une référence – quand je dis « le chat est sur le tapis », cette phrase a pour référence le fait que le chat est (ou non) sur le tapis. Tous les partisans de la naturalisation de l’esprit doivent parvenir à expliquer que cette référence est une relation physique comme une autre. Mais s’il en est ainsi, dit Putnam, alors nous devons renoncer à la notion même de vérité … à laquelle on ne peut guère renoncer si on veut proposer une compréhension correcte de l’esprit humain. On peut, certes, redéfinir la vérité comme la propriété d’un état neurologique dans lequel nous disposons d’indications fiables quant à notre environnement. On est alors conduit au relativisme sceptique, mais une telle position philosophique s’oppose radicalement à l’attitude de réalisme scientifique caractéristique des théories computationnelles et fonctionnalistes de l’esprit. En effet, si la vérité n’est rien d’autre qu’un certain état neurologique, le matérialisme fort en théorie de l’esprit est, lui aussi, un certain état neurologique donnant des indications plus ou moins fiables quant à notre environnement. Mais les indications données par le matérialisme fort ne sont pas spécialement plus fiables que celles données par les théories concurrentes.
Putnam rappelle que ces questions ont déjà été posées philosophiquement, notamment par Kant quand il aborde le problème du schématisme, c’est-à-dire le mécanisme par lequel l’entendement peut se rapporter aux phénomènes. « Le schématisme de notre entendement, relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine et dont il sera toujours difficile d’arracher le vrai mécanisme à la nature »[13], dit Kant. Le paradigme de l’esprit-machine est sans doute une idée utile du point de vue de la technologie (Fodor rappelle que l’IA à ses débuts se voulait ingénierie et non science). C’est encore une idée utile dans la mesure où les simulations que peut effectuer les machines nous obligent à développer la logique et la réflexion sur la connaissance. Mais on est loin d’en avoir démontré la validité scientifique.

Ultime tentative de sauvetage : Jaegwon Kim et la réduction fonctionnelle

Face aux difficultés du matérialisme éliminatif, Jaegwon Kim présente (voir son ouvrage L'esprit dans un monde physique : Essai sur le problème corps-esprit et la causalité mentale) une solution originale. Après avoir montré l’incohérence des conceptions non réductionnistes en philosophie de l’esprit, et tout en rejetant le matérialisme éliminatif qui supprime purement et simplement l’esprit et donc l’idée même d’états mentaux ont nous avons pourtant une expérience directe indiscutable (notamment l’intentionnalité et les qualia – c’est-à-dire ), Kim défend une théorie qu’il appelle « réduction fonctionnelle ». Pour en arriver là, il s’appuie sur les philosophies de l’émergence, nées au début du xixe dans la philosophie britannique, et qui se trouvent avoir plutôt mauvaise presse chez les matérialistes purs et durs et chez les physicalistes.
L’émergence est une idée simple : il y a plus dans le tout que dans les parties. L’émergentisme soutient une ontologie qui décrit le monde comme composé de niveaux de complexité : soit une certaine organisation d’entités du monde de niveau N, cette organisation de niveau N+1 possède des propriétés émergentes, c’est-à-dire des propriétés qui ne peuvent pas être déduites des propriétés de niveau N. Par exemple, les organismes vivants sont des « assemblages » de molécules chimiques ; cependant les propriétés de ces organismes sont complètement différentes des propriétés chimiques de leurs composants. L’émergentisme promet d’éviter deux écueils : ceux du réductionnisme et ceux qui naissent de l’introduction de mystérieux principes propres à un certain niveau, comme par exemple le « principe vital » qui caractériserait les organismes vivants. Cependant, de nombreux philosophes et scientifiques sont très méfiants vis-à-vis de l’émergentisme. En effet, il y a deux hypothèses. Soit les propriétés émergentes peuvent s’expliquer par une compréhension plus fine des processus entre les composants – par exemple Claude Bernard maintenant qu’on devrait pouvoir un jour comprendre les propriétés des organismes vivants à partir des propriétés physico-chimiques de leurs composants. Mais dans ce cas l’émergence n’est que provisoire : elle n’est qu’un mot pour désigner notre ignorance, autant que possible temporaire, et, finalement on reviendra au bon vieux réductionnisme. Soit les propriétés émergentes sont vraiment émergentes et alors elles sont en droit irréductibles aux propriétés des composants de niveau inférieur et alors il faudrait admettre une création « ex nihilo ». Mais laissons là les discussions concernant l’émergentisme.
On voit le profit qu’on peut tirer de l’émergentisme pour la philosophie de l’esprit. Les propriétés mentales seraient des propriétés émergentes à un certain niveau de complexité neurale – c’est visiblement à quelque chose de ce genre que pense Jean-Pierre Changeux. Mais le travail de Changeux manque de la clarté philosophique nécessaire – on le voit bien dans le livre de dialogue avec Paul Ricoeur. Kim, lui, n’est pas à proprement parler un émergentiste. Il considère, à juste titre, que beaucoup de propriétés que les émergentistes anglais considéraient comme des propriétés irréductibles ont de fait été réduites : on sait en gros comment les propriétés atomiques des éléments naturels expliquent leurs propriétés chimiques. Les propriétés émergentes, pour lui, ne sont pas des propriétés intrinsèques mais des propriétés fonctionnelles qui peuvent être « réduites ». Par exemple, un organisme vivant (le foie, etc.) présente des propriétés particulières différentes de celles de ses composants mais 1) ces propriétés définissent les fonctions de l’organisme et son pouvoir causal et 2) ces propriétés de niveau supérieur s’expliquent par les propriétés de niveau inférieur. Kim affirme qu’on peut appliquer ce procédé aux phénomènes mentaux (ce sont des propriétés fonctionnelles de certains états neuraux – physiques donc) et par conséquent on peut montrer que les états mentaux et les états physiques sont la même chose. Et au fond Kim, par le détour du fonctionnalisme et d’une réhabilitation du réductionnisme, trouve une nouvelle manière de « réduire » le mental au physique, c’est-à-dire de l’éliminer.
Kim ne prétend cependant pas détenir la solution définitive. Pour lui, sa « réduction fonctionnelle » devrait très facilement permettre d’expliquer l’intentionnalité. Mais il reconnaît qu’il y a un problème sérieux avec les qualia, c’est-à-dire les perceptions internes. Quel effet cela vous fait-il de voir une rose rouge ? Est-ce que le rouge de la rose est pour vous la même chose que pour moi ? Ce problème des qualia a toujours été une épine plantée  dans le pied des éliminatives. Et Kim n’est guère plus avancés. On voit mal cependant qu’on puisse « réduire » l’intentionnalité sans réduire les qualia, car sauf à reprendre la conception semi behavioriste de l’intentionnalité qu’on trouve chez Dennett, il se pourrait bien que les deux questions soient plus étroitement liées que ne semble le croire Kim. Quoi qu’il en soit, Kim retombe sur une position éliminativiste, bien qu’elle ne soit jamais énoncée comme telle. Mais il doit en même temps avouer qu’il n’est pas capable de la tenir jusqu’au bout. En effet, deux options s’ouvrent : soit poursuivre jusqu’au bout la réduction du mental au physique et alors le problème de la causalité mentale est réglé …  tout simplement par dissolution du problème. Kim montre d’ailleurs que toutes les solutions envisagées en philosophie de l’esprit convergent vers l’irréalité du mental, ce qui est bien conforme au physicalisme.

Conclusion: Physicalisme et matérialisme

L’avantage du travail de Kim, c’est qu’il ne laisse pas pierre sur pierre des diverses doctrines courantes en philosophie de l’esprit qui prétendent toutes apporter des solutions non éliminativistes au « mind-body problem » sans revenir au bon vieux dualisme cartésien. Kim a l’air de leur dire qu’ils se cachent derrière leur petit doigt et son fondamentalement incohérents. Mais, en même temps, tout le monde sait que le matérialisme éliminativiste sous ses diverses formes est finalement une doctrine difficile à soutenir sérieusement jusqu’au bout parce que, comme le remarque Kim, « les propriétés phénoménales des expériences » semblent résister à la fonctionnalisation, » c’est-à-dire au processus qui permet d’éliminer le caractère intrinsèque des propriétés mentales. 
La neurobiologie nous apprend des choses nouvelles concernant le cerveau mais à peu près rien concernant l’esprit. Et la philosophie de l’esprit nous en apprend encore moins puisqu’il ne fait que dire : « la solution de tous nos problèmes est dans la neurobiologie », mais sans trop se lancer dans cette matière compliquée. C’est qu’au fond on sent bien que la neurobiologie peut avoir des applications médicales mais ne nous apprend pas grand-chose sur la pensée. Par exemple, que vous sachiez que la dépression est toujours liée à la re-capture de la sérotonine ne vous apprend pas rien sur les causes de l’état dépressif du sujet ! Son malheur (choc affectif, etc.) n’a rien à voir avec la sérotonine !
Il n’est cependant pas nécessaire de revenir au dualisme cartésien des deux substances qui présente, lui aussi, de nombreuses obscurités. Le matérialisme est une prise de position métaphysique, pas une science, pas quelque chose qui pourrait être scientifiquement démontré. Il existe un matérialisme dogmatique, scientiste qui prétend que les sciences, la biologie d’abord, et ensuite ses prolongements en philosophie de l’esprit auraient prouvé la vérité du matérialisme.
Le physicalisme n’est pas autre chose que ce genre de matérialisme dogmatique déguisé en doctrine épistémologique. Le physicalisme est abusivement assimilé au matérialisme. Le physicalisme soutient qu’il n’existe rien en dehors des entités physiques. C’est une thèse radicale. Le matérialisme se contente d’affirmer le primat de la matière sur l’esprit. Si on lit les auteurs matérialistes, ils vont dire que « l’existence détermine la conscience » ou que « la pensée dépend du cerveau », mais rare sont ceux qui iront jusqu’à affirmer que la pensée n’existe pas ou qu’elle n’est que phénomène physique. Cabanis et quelques autres vont jusqu’à dire que le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète la bile, mais ce type de position est relativement rare et même souvent brocardé par d’autres matérialistes – ainsi Engels.
Pour un matérialiste, il n’y a pas d’autre monde que notre monde et pas de vie de l’âme après la mort, mais un matérialiste peut admettre sans difficulté l’existence d’états mentaux distincts des états physiques sous réserve qu’il ne s’agisse pas d’états mentaux d’âmes dépourvues de corps. Plus, pour un matérialiste, ce que nous appelons pensée n’est pas nécessairement un prédicat du corps ou de cette partie du corps qu’on appelle cerveau. En tant que matérialiste, je n’ai aucun mal à admettre que j’ai accès à la pensée de Platon, bien que le cerveau de Platon n’existe plus depuis un certain temps ! Plus généralement quand je communique avec un autre individu, je n’ai aucun accès à son cerveau (je n’ai pas de « cérébroscope » pour lire l’état de son cerveau), mais j’ai accès à ses pensées ou du moins à la partie de ses pensées qu’il communique ! D’où vient donc que les matérialistes ont un si fort penchant pour le matérialisme éliminativiste ? Il me semble que c’est tout simplement parce qu’ils restent entièrement dépendants de la problématique cartésienne du corps et de l’âme et qu’ils cherchent à donner une solution matérialiste aux questions posées par Descartes. Comme les cartésiens, les matérialistes éliminativistes croient que l’esprit est « à l’intérieur », dans les replis du cerveau si ce n’est pas dans l’âme. Mais c’est justement à sortir de cette problématique qu’il faudrait travailler.
Pour terminer, je reprendrai volontiers à mon compte cette prise de position de Paul Ricoeur dans ses échanges avec Changeux :
… je professe en tant que philosophe [j’ajouterais « matérialiste » pour ce qui me concerne] un agnosticisme appuyé concernant la possibilité de constituer un discours de surplomb d’où je verrais l’unité profonde de ce qui m’apparaît tantôt comme système neuronal, tantôt comme vécu mental. En dernière analyse, il s’agit de deux discours du corps.[14]
Et tout comme Ricoeur, je ne vois pas en quoi cet agnosticisme quant à la possibilité d’un discours « tiers » serait une forme de « préjugé idéaliste ». J’ai plutôt l’impression que ce sont ceux qui croient en ce discours tiers qui font preuve d’un préjugé idéaliste : ils se prennent pour Dieu !

© Denis COLLIN. Décembre 2005


[1] J.P. Changeux, op. cit. p.49.
[2] Ce sont les chiffres de Changeux en 1983. Aujourd’hui on parle plus couramment de 100 milliards de neurones pour 1015 connexions. Chaque neurone est relié à ses voisins par 10.000 connexions environ. « Mathématiquement, la possibilité d’agencement de 10.000 neurones parmi cent milliards en utilisant 1015 connexions est au-delà de tout ce que les machines et les hommes peuvent concevoir. » (Wolf Singer : « Synchronisation neuronale et représentations mentales », Pour la Science, n° 302, décembre 2002).
[3] J.P. Changeux, op. cit. p.124
[4] J.P. Changeux, op. cit. p. 146
[5] op. cit. p. 160
[6] op. cit. p. 161
[7] J.P. Changeux, op. cit. p. 166. Dans son entretien avec Ricœur (Qu’est-ce qui nous fait penser ?) Changeux rappelle son inspiration atomiste, déjà affirmée au début de L’Homme neuronal : « Démocrite se trouve proche de bien de nos préoccupations » (p.15) et, montrant les progrès faits par les matérialistes du xixe siècle, « Il aura fallu presque trois millénaires pour retrouver la pensée des atomistes grecs dans sa simplicité originelle et pour que celle-ci s’exprime enfin en toute liberté. » (p.24) Et, de fait, sa conception des images mentales semble venir tout droit de la théorie des simulacres dont Lucrèce dont un exposé détaillé.
[8] op. cit. p. 211
[9] E.Pacherie, « Les consciences », Pour la Science, n°302, décembre 2002.
[10] Paul et Patricia CHURCHLAND : Les machines peuvent-elles penser ? » (Revue « Pour la Science » mars 1990)
[11] voir H.Putnam, Représentation et réalité.
[12] Ce fonctionnalisme est indissociable de la TCE, ainsi que l’explique Fodor (op. cit.).
[13] Kant : Critique de la Raison Pure, III, 136
[14] Changeux, Ricoeur : Ce qui nous fait penser. La nature et la règle. Odile Jacob Poche, p.37

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