vendredi 16 novembre 2001

Note sur la question de l'enseignement à la veille des élections de 2002

Ces quelques réflexions s'inscrivent dans le cadre du débat national que la campagne pour l'élection présidentielle ouvrira nécessairement. Elles ne viennent pas d'un spécialiste mais d'un praticien, enseignant en lycée général et technologique. La crise de l'enseignement devrait logiquement figurer parmi les questions centrales en débat lors des prochaines échéances électorales. Logiquement, c'est-à-dire si la discussion politique n'est pas escamotée au profit de questions de personnes, de querelles secondaires qui servent à masquer le consensus sur l'essentiel, ou d'une vaine agitation plus ou moins démagogique. Car il n'est pas trop fort de parler d'une crise profonde de notre système d'enseignement, au point qu'on peut légitimement se demander si elle ne met pas en cause l'avenir à très court terme de la nation française.
Il suffit pour s'en convaincre de juger les résultats du système à l'aune de ses propres objectifs. En 1984, toute la nation, à travers ses représentants, toutes tendances confondues, se fixait l'objectif d'amener 80% d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat. Près de deux décennies plus tard nous en sommes encore très loin (environ 60%) et surtout, bien que les programmes et les exigences aient été considérablement " allégés ", rien n'indique que nous soyons en mesure d'atteindre un jour cet objectif puisque, depuis quelques années, nous assistons à un début de régression, c'est-à-dire à l'inversion d'un courbe séculaire d'élévation du niveau scolaire de la population. On arguera que, sous l'influence des gouvernements de gauche en particulier, l'éducation est devenue le premier budget de la nation et que, par conséquent, ce n'est pas la bonne volonté des gouvernements qui peut être mise en cause. Les comparaisons internationales donnent un autre éclairage à ces arguments et c'est, généralement, un éclairage pas toujours flatteur pour la France. Si on rapporte les dépenses publiques pour l'éducation au total des dépenses publiques, la France se situe au 14e rang des pays de l'OCDE, et au 8e rang quand on les rapporte au PIB. Si on prend un indicateur significatif qui est celui des salaires des enseignements (un bon témoin de la considération qu'on porte à l'éducation), la France se situe, suivant les indicateurs, entre le 14e et le 18e rang, loin derrière des pays comme la Corée…
Mais même en admettant l'importance de cet effort financier, en supposant qu'on ne peut pas dépenser beaucoup plus, le " rendement " du système se révèle assez calamiteux. En dépit des enquêtes intéressées, additionnant des torchons et des serviettes pour prouver que " le niveau monte ", de nombreux indicateurs témoignent au contraire d'une dégradation régulière de notre système d'enseignement. - les évaluations en 6e et en 2nde qui ont été conduites pendant dix ans à partir des mêmes items démontraient sans équivoque la baisse de niveau des élèves. C'est la raison pour laquelle M. Allègre a décidé de casser le thermomètre en cessant de centraliser nationalement les résultats de ces évaluations. - L'échec massif des étudiants au moment de l'accès à l'enseignement supérieur démontre que le bac est de fait un diplôme largement dévalorisé, ce que tous les correcteurs savent bien, eux qui sont soumis aux pressions de la hiérarchie qui leur demande d'être cléments afin de " faire du chiffre " le jour des résultats. - Le brevet des collèges est devenu un examen dépourvu de sens, dont les notes sont revues et corrigées par des programmes informatiques calibrés pour assurer un taux minimal de réussite. - Le résultat de tout cela est assez bien connu : la démocratisation réelle, c'est-à-dire l'accès des enfants des classes populaires aux filières d'excellence s'est arrêtée. Il y a aujourd'hui, dans les classes préparatoires, un pourcentage d'élèves issus des classes populaires bien plus faible qu'il y a trente ans. Quand les Universités se voient contraintes de faire subir des tests de français à des élèves titulaires du baccalauréat, pour décider si oui ou non on devra leur faire suivre un module d'expression française, on mesure l'ampleur des problèmes : on peut avoir ce prestigieux diplôme sans même la maîtrise de la langue française que donnait jadis le certificat d'études primaires.
Mais, consolons-nous, " le niveau monte "… Il suffira de faire des " modules " d'alphabétisation en première année de DEUG ! Le crise du système d'enseignement pourrait encore être confirmée par des indications plus qualitatives. La violence scolaire, la perte d'autorité des enseignants, l'absentéisme, autant de phénomènes à propos desquels on dispose d'une abondante littérature. Mais c'est aussi l'angoisse accrue des parents qu'il faudrait étudier : à juste titre, ils croient que l'avenir de leurs enfants dépend d'une solide formation initiale mais ils sont désemparés devant les difficultés de leurs enfants, s'en remettent à une institution qu'ils ne comprennent plus et qui n'en peut mais. Dans les années qui viennent, la situation semble devoir inexorablement s'aggraver. On va assister à une crise du recrutement des professeurs, du moins de professeurs ayant le niveau requis pour enseigner. Peut-être est-ce pour cette raison que les prévoyants théoriciens des soi-disant " sciences de l'éducation " ont prévu de transformer les enseignants en gentils animateurs de cybercafés… On va assister aussi à une pénurie de main-d'œuvre suffisamment qualifiée dans les domaines de pointe, par exemple comme l'informatique. Comme la France n'a pas les moyens des États-Unis pour embaucher sur le marché mondial les cerveaux dont elle a besoin, tout cela aura des conséquences sérieuses sur notre prospérité économique.
Évidemment, certaines des dimensions de la crise de l'école ne relèvent pas de l'école. On ne peut demander à l'école de restaurer l'autorité des parents, ni de pallier les graves difficultés que provoquent chez les enfants les familles disloquées. On ne peut pas demander à l'école de réduire les inégalités quand toute la politique économique et sociale s'acharne à les aggraver. Il est néanmoins possible et urgent d'agir par un certain nombre de mesures simples facilement compréhensibles par tous les citoyens.
(1) Agir au niveau du primaire
Il est assez courant d'entendre que le collège est le maillon faible du système. Mais c'est oublier que le collège doit gérer une situation dont il hérite : le nombre d'enfants qui entrent en 6e avec une maîtrise très insuffisante de la lecture grève de toutes façons les ambitions que le collège pourrait s'assigner. Le passage quasi-automatique du CM2 à une 6e indifférenciée rend impossible la tâche des enseignants de collège. La question clé est donc bien celle de l'instruction initiale. Il est urgent de mettre ici un coup d'arrêt aux " réformes " régressives et de restaurer l'enseignement primaire dans ses fonctions essentielles : apprendre à lire, écrire et compter. Ce qui implique qu'on en finisse avec les multiples " activités d'éveil " plus ou moins indéterminées, avec la multiplication des intervenants extérieurs pour redonner leur place aux " fondamentaux ". Il faut restaurer des horaires d'apprentissage de la maîtrise de la langue française dignes de ce nom et replacer l'enseignement de la grammaire au centre de cet enseignement, car la grammaire est l'essence même de la pensée. Il faut également redonner à l'apprentissage du calcul " à la main " toute sa place. On peut améliorer les méthodes par lesquelles ces disciplines sont enseignées mais non abandonner la discipline en tant que telle. On doit savoir faire des divisions (avec des décimales) en entrant au collège. Les écoliers japonais n'ont généralement pas droit aux calculettes et consacrent une part importante de leur temps au calcul mental. On peut en revanche s'interroger sur la pertinence de l'enseignement des langues étrangères " dès la maternelle "… Une bonne connaissance de la grammaire de sa propre langue, voilà la seule condition sérieuse d'un bon apprentissage des langues étrangères quand le moment viendra. Sauf à penser que la France est un État dont la règle est le bilinguisme, anglais/français …
(2) Refondre l'enseignement secondaire
Il faut certainement commencer par renoncer à l'idée qu'on doit tout apprendre à tout le monde et au même rythme. Que tous doivent disposer des mêmes possibilités offertes et que l'on agisse pour combler les handicaps et remédier à l'échec scolaire, cela va de soi. Mais cela ne veut pas dire que le collège unique sous les formes actuelles soit un dogme intangible. Il n'est tout simplement pas évident qu'un enfant soit prêt à 11 ans à passer d'un seul coup sous l'autorité de multiples maîtres en suivant des disciplines nettement séparées, scandées par la tranche horaire de 55 minutes. Le système du vieux CEG, animé par ces instituteurs spécialisés qu'étaient les PEGC ne manquait pas de vertus et pouvait constituer pour bien des élèves une voie les conduisant au brevet et éventuellement au passage en seconde, rattrapant les élèves de la filière lycée. Pouvons-nous, en changeant ce qui doit être changé, tirer les leçons de ces anciennes expériences et déterminer ce que nous pouvons en faire aujourd'hui ? De même, en quoi serait-il scandaleux et contraire à l'égalité républicaine de rétablir des filières ? Pourquoi faudrait-il nécessairement faire de la physique au collège. On s'en est très bien passé pendant des décennies… Pourquoi sous couvert de " technologie " les élèves devraient-ils apprendre " les lois du marché " et quelques autres pseudo savoirs de la même farine ?
Dans l'enseignement initial, les disciplines ne valent pas par leur finalité directe mais par leur caractère formateur pour l'esprit. Ce que l'un apprend en faisant du latin ou du grec, l'autre le pourrait en s'initiant à la loi d'Ohm. Au lieu qu'aujourd'hui on prétend tout faire, mais on supprime de fait les langues anciennes pendant que le bilan de l'enseignement scientifique au collège est catastrophique. En proposant de recréer des filières technologiques dès le niveau de la 4e, Jean-Luc Mélenchon - dont l'action est bien critiquable dans d'autres domaines - a mis les pieds dans le plat et provoqué les cris d'orfraie des bien-pensants. Ce sont pourtant des propositions qui méritent l'attention. On remarquera que les champions de " l'élève au centre " et des " parcours diversifiés " s'obstinent au-delà de toute raison à faire entrer tout le monde dans le même moule. Montrons donc que les " jacobins uniformisateurs " savent mieux prendre en compte la diversité du réel… Enfin, nos découpages ancestraux ne sont pas forcément éternels. Si on pense qu'il faut repousser à la fin de la seconde les spécialisations pour le baccalauréat et donc les choix d'avenir les plus importants, mettons le brevet à la fin de la seconde et rajoutons une année pour la préparation du baccalauréat. Ce serait mettre en accord la règle avec les faits, puisque très nombreux sont les élèves qui effectuent la totalité du parcours secondaire en 8, 9 ou 10 ans. D'autres hypothèses peuvent être soumises à la réflexion. En gardant l'organisation actuelle du secondaire, on pourrait rétablir une année de propédeutique en faculté en vue de limiter l'échec massif de la première année de DEUG, échec qui tient largement à l'insuffisante préparation des élèves à des études universitaires spécialisées.
(3) Rétablir les disciplines
Il ne s'agit pas de mettre en cause la nécessité d'améliorer les techniques pédagogiques. Les enseignants n'ont pas attendus les discours tonitruants des " réformateurs modernistes " pour s'interroger sur leur pédagogie. Mais il faut affirmer bien fort que les " réformes " imposées au cours des dernières années, notamment les réformes Allègre au lycée ou les " parcours diversifiés " au collège, conduisent directement à la destruction de la transmission du savoir. L'introduction de disciplines aux contours indéfinis comme l'ECJS ou de pratiques comme les TPE se fait au nom de l'idéologie " libertaire " de la pédagogie " moderniste " : l'élève trouve en lui-même son propre savoir et s'il échoue c'est essentiellement parce que les professeurs l'empêchent de s'exprimer. Sous couvert de " mettre l'élève au centre ", il s'agit de l'enfermer dans ses propres préoccupations, de faire de sa subjectivité le critère ultime de tout jugement, de désapprendre ce qu'est la recherche de l'objectivité.
On commence à voir les effets ravageurs de ces lubies sur les élèves des séries scientifiques, ce qui signifie bien que le mal est maintenant profond. Pour les deux dernières années du cycle terminal on a vu proliférer les options, chaque élève pouvant faire son " petit marché " dans la gamme des " produits " offerts par l'éducation nationale. Les effets délétères de ces propositions qui flattent le consumérisme scolaire sont déjà bien connus : dislocation des classes, emplois du temps infaisables, dispersion des efforts des élèves, transformation du baccalauréat en une interminable épreuve qui conduit de fait à vider les lycées dès la fin mai … et, du même coup, développement des arguments pour en finir avec le bac. Parallèlement, se développe une idéologie selon laquelle le professeur n'a pas à être compétent dans sa discipline mais seulement compétent en pédagogie - c'est sur ce critère que se fonde le recrutement des IUFM et la priorité donnée aux licenciés en " sciences de l'éducation ". On pourrait rappeler ce mot d'Alain : " Si les pédagogues ne sont pas détournés vers d'autres proies, il arrivera que les instituteurs sauront beaucoup de choses et les écoliers ne sauront plus rien. " L'expérience montre au contraire que les professeurs qui ont le plus de mal à enseigner sont ceux qui dominent moins bien leur propre discipline. L'autorité du professeur, ce n'est rien d'autre que l'autorité que confère la parole légitime et celle-ci ne peut provenir que de la possession d'un savoir rationnel validé.
Quelques propositions peuvent être envisagées.
(1) Supprimer purement et simplement les innovations de l'ère Allègre (TPE, ECJS) et rétablir les enseignements disciplinaires dans toute leur rigueur, avec les mesures adéquates pour renforcer la qualification des enseignants.
(2) À la place de l'ECJS, on devrait introduire un enseignement du droit au lycée, obligatoire pour toutes les séries (nul n'est censé ignorer la loi mais c'est la seule chose que l'école n'enseigne pas !). Cet enseignement prolongerait utilement l'éducation civique du collège et de l'école primaire.
(3) Revenir sur la réforme Jospin et rétablir un plus grand nombre de filières pour le baccalauréat tout en supprimant les multiples options.
(4) Définir clairement ce qu'on attend d'un élève passant le baccalauréat. Doit-il ou non savoir maîtriser la langue française ? Quel niveau d'exigences pour chacune des disciplines ? Il est temps, quoiqu'il en soit, d'en finir avec la planification " à la soviétique " des taux de réussite à ce qui doit rester le premier grade universitaire.
(5) Faire un bilan enfin sérieux des IUFM. Il serait sûrement plus judicieux de rétablir des pré-recrutement de fonctionnaires dès la première année d'Université (comme les IPES qu'ont connus les plus âgés d'entre nous) et de concentrer l'année d'apprentissage après réussite au concours à une formation pratique " sur le terrain " avec un maître de stage en la personne d'un professeur chevronné. La pédagogie, c'est un savoir-faire, c'est comme nager, ça ne s'apprend pas par les cours théoriques des professionnels des " sciences de l'éducation ".
(4) Rétablir la discipline
L'école ne peut fonctionner et remplir sa mission que si le respect de l'autorité y est garanti. On soutient que les élèves ont les mêmes droits que les professeurs, que l'école fonctionne sur les mêmes principes démocratiques que la société dans son ensemble, que les conseils de discipline sont des sortes de tribunaux et que chacun peut y bénéficier de l'assistance d'un avocat. Toutes ces balivernes, défendues par une certaine gauche et par une certaine droite libérales ont miné la discipline dans les établissements scolaires. S'il est légalement impossible d'exclure de classe un élève perturbateur, si le zéro est une intolérable humiliation - une circulaire de M. de Gaudemar avait interdit le zéro l'espace d'un trimestre - il est alors inutile de demander aux enseignants d'enseigner et à l'école d'inculquer des valeurs civiques. Il n'est pas question de revenir au " lycée-caserne " napoléonien. De nombreux élèves à problèmes sont en réalité des jeunes en détresse et on doit réfléchir à des mesures adaptées permettant de les prendre en charge. L'actuel ministre, M. Lang, a annoncé qu'on allait développer les internats ; si cela ne reste pas une vague promesse, c'est une bonne chose. D'autres formules anciennes comme les études surveillées après les classes pourraient fort utilement être rétablies. Il faut simplement accepter de recrutement massivement des maîtres d'internat et surveillants d'externat - ce qui aurait l'avantage corollaire de fournir une aide précieuse à des étudiants impécunieux. Conclusion Au total, l'objectif de 80% d'une classe d'âge au niveau du bac doit rester un objectif qu'on peut atteindre en s'en donnant les moyens. Mais on ne peut courir après les chiffres en détruisant progressivement les contenus pour se " mettre au niveau des élèves ". Il faut sortir des discours convenus des libéraux libertaires et de la sociologie chic et parler clairement de ces questions, beaucoup de Français l'attendent. Et les jeunes ne seront pas forcément les moins attentifs à ce discours. Pour qui les connaît un peu, leur angoisse devant la gestion du chaos qui est la règle l'école et leur besoin de sécurité sont patents. On remarquera également qu'on peut agir vite sur ce terrain sans dépenser beaucoup d'argent. Il serait facile de montrer combien les " réformes " des dernières années ont gaspillé les fonds publics. Les propositions exposées ici sont, au contraire, la plupart du temps économes en ressources humaines, sauf en matière de personnel de surveillance. Cela ne veut pas dire qu'il n'est pas nécessaire de poursuivre l'effort en matière de moyens budgétaires (une " réfiliarisation " de l'enseignement secondaire demanderait mathématiquement la création d'un assez grands nombres de postes de professeurs). Je veux simplement souligner que la course aux moyens n'a aucun sens si on ne se met pas d'accord sur les tâches et les finalités de l'école. Jean-Pierre Chevènement, dans son discours de Vincennes, a affirmé qu'il fallait remettre la transmission du savoir et l'autorité des maîtres au centre du système. Au fond, ces propositions ne font qu'expliciter cette orientation.
le 16 novembre 2001 - Denis Collin

jeudi 15 novembre 2001

Sur l’objectivité des valeurs éthiques

Le 11 septembre 2001, nous avons sans doute vu une nouvelle et terrifiante illustration de ce que Max Weber entendait par la " guerre des dieux ". Tant l’élargissement de notre cadre de vie que l’affaiblissement de l’autorité des religions et la " multiculturalisation " de nos sociétés nous confrontent à cette question : y a-t-il des valeurs éthiques qui puissent s’imposer à tous afin de maintenir la possibilité d’une vie commune acceptable ? Il n’y a pas si longtemps, les chrétiens pensaient que tuer et mourir pour sa foi étaient des manifestations d’un comportement éthique exceptionnel. Et les ordres mendiants fournissaient de redoutables et cruels inquisiteurs. Ainsi, les fanatiques de confession islamique ne nous sont point étrangers. S’ensuit-il que nous devions considérer notre conception des hommes comme individus libres et égaux seulement comme une conception éthique parmi d’autres, une conception définitivement ancrée dans la subjectivité de " l’homme occidental ", sans valeur en dehors de cet horizon ?
L’exaltation de la subjectivité, de l’individu-roi, pour reprendre une des expressions favorites de Pierre Legendre, semble conduire directement à ces conclusions relativistes et en fin de compte à une sorte de nihilisme moral. Inversement, penser qu’il y a une objectivité des valeurs éthiques – ou du moins de certaines d’entre elles – conduit à admettre que certains principes de vie s’imposent à tous, de manière universelle, y compris contre les formes particulières de la vie éthique de telle ou telle communauté. Nous pensons que le respect de l’intégrité physique des personnes fait partie des principes les plus fondamentaux inclus dans " les droits universels de l’homme " et c’est pourquoi, en dépit de quelques formidables régressions au XXe siècle, la torture est condamnée comme moyen légitime d’investigation judiciaire. Pourtant, certains groupes considèrent l’excision comme une pratique normale permettant à la jeune fille d’entrer dans la vie adulte comme femme. Dans cette pratique, le psychanalyste reconnaîtra sans peine la terreur masculine exacerbée devant la sexualité féminine. Mais la psychanalyse n’a pas vocation normative. Devons-nous alors admettre que les valeurs éthiques qui posent que les femmes ne peuvent devenir femmes qu’en étant privées de la possibilité de jouir ont les mêmes droits à faire valoir que les valeurs d’égalité et de droit au bonheur, proclamées par les déclarations américaine et française dès la fin du XVIIIe siècle ? C’est ce qu’ont soutenu les courants se réclamant de l’ethnopsychiatrie à la Tobie Nathan. Il est curieux de constater que le relativisme, affirmant la primauté de la subjectivité et l’équivalence de toutes les valeurs, conduit ainsi à la soumission à la tradition, même la plus cruelle et la plus obscurantiste.
On pourrait sortir de cette contradiction en trouvant un moyen de démontrer qu’il existe des valeurs éthiques objectives. Comme on ne peut plus guère s’en référer à l’autorité religieuse, celle de la raison devrait nous offrir une bonne solution, s’il y en a une. Il suffirait alors de mettre ses pas dans ceux de Kant. Les Fondements de la métaphysique des mœurs montrent justement que ni la tradition, ni l’autorité religieuse, ni les motivations utilitaires ne peuvent assurer un fondement à la moralité. Cela est évident pour la tradition et l’autorité religieuse, mais, pour Kant, il en va de même des principes utilitaristes. Si l’utilitarisme est une morale guidée par la recherche du bonheur, alors, comme " chacun voit midi à sa porte ", chacun a sa propre conception du bonheur et donc une morale fondée sur le principe du bonheur ne serait qu’un empilage de préceptes contradictoires. L’un affirmera que l’ascétisme est la condition d’un bonheur durable alors que l’autre démontrera qu’il suppose un minimum de confort matériel ; l’un verra dans le loisir le vrai bonheur alors que l’autre posera que c’est seulement dans le travail que l’homme se réalise et trouve son bien propre. Si l’utilitarisme rencontre encore de nos jours un succès tel qu’il est, de fait, la morale dominante des sociétés démocratiques, c’est qu’il s’accorde parfaitement avec le relativisme moral et le subjectivisme. Au contraire, la morale kantienne, en construisant ses principes a priori peut prétendre à définir des valeurs éthiques objectives, car valant universellement. On peut d’ailleurs remarquer que certaines des règles morales communes à toutes les sociétés se peuvent déduire assez aisément de l’impératif catégorique kantien, ainsi de l’interdit du meurtre, de la condamnation du mensonge, de la nécessité de respecter la parole donnée, etc. Pour être pleinement convaincu, il faudrait encore montrer que l’impératif catégorique peut être pensé indépendamment de l’édifice d’ensemble de la philosophie de Kant. En effet, s’il découlait seulement de la philosophie transcendantale, on pourrait n’y voir que le résultat d’une conception métaphysique particulière et non un principe valant objectivement et, par conséquent, on serait ramené à notre problème de départ. Dans des directions différentes, Apel, Habermas ou Tugendhat nous donnent de bonnes raisons de penser qu’on peut séparer la raison pratique de son fondement transcendantal. Mon Morale et justice sociale s’aventure sur cette même voie.
Mais il est une deuxième difficulté, déjà soulevée par Hegel. Les valeurs éthiques ne sont pas seulement des principes abstraits mais doivent être effectives. Ce qui suppose qu’elles ne sont pas seulement des interdits mais aussi des moyens, pour l’individu, de réaliser ses fins propres. Rousseau qui, à bien des égards, est le précurseur le plus direct de Kant, croyait qu’on pouvait aimer la vertu et que cette passion serait suffisamment forte pour contrebalancer nos autres passions. Posons encore le problème autrement. En suivant Rawls, on affirme la priorité du juste sur le bien, mais comment cette priorité pourra-t-elle s’imposer si les individus – sous le voile d’ignorance ou non – n’y voient pas aussi la réalisation de leur bien le plus précieux. Autrement dit, pour être assuré qu’il existe des valeurs éthiques objectives, il ne suffit pas de s’en remettre aux raisons procédurales du disciple de Kant ou de Rawls. Encore faudrait-il les appuyer sur des fondements anthropologiques. Par exemple, si on admet comme pertinente la description de l’homme comme homo œconomicus ou encore celle de David Gauthier qui en fait un " maximisateur " rationnel, on voit mal comment un tel individu pourrait défendre la priorité du juste sur le bien. Inversement, si on pense que les affects peuvent être aussi, voire plus efficaces que le calcul égoïste, alors on pourra imaginer que les individus trouvent leur bonheur autant dans le travail bien fait que dans l’argent que rapporte ce travail, ou encore qu’ils préfèrent vivre dans une égalité conviviale – même frugale – plutôt que dans la solitude glacée de la compétition économique.
Notre problème pourrait peut-être trouver une solution si on parvenait à combiner de manière convaincante deux traditions philosophiques que tout semble opposer, celle de Kant et celle de Spinoza, une éthique normative et une éthique descriptive. Dans l’Éthique, Spinoza écrit, comme allant de soi : " Le bien qu’appète pour lui-même quiconque est un suivant de la vertu (qui sectatur virtutem), il le désirera aussi pour les autres hommes, et cela d’autant plus qu’il aura acquis une connaissance plus grande de Dieu. " (4e partie, proposition 37) Pour Spinoza, la vertu consiste à rechercher son utile propre, mais voilà que cette recherche débouche sur une formule qui n’est pas bien éloignée de celle de l’impératif catégorique. Pourtant, chez Spinoza, cette formule n’est pas un pur devoir être ; elle s’appuie au contraire sur une espèce de loi psychologique indiscutable : rien n’est plus précieux pour l’homme qu’un autre homme, et l’imagination d’une communauté vivant dans la paix et la concorde est toujours une idée qui nous remplit de joie. Si donc la véritable moralité peut espérer s’imposer, c’est parce qu’elle trouve sa force dans des affects joyeux stables.
Nous sommes confrontés à deux nihilismes. Le premier nihilisme atteint ceux qui, animés par le phantasme de mort, veulent détruire non seulement la société occidentale, mais l’humanité elle-même. En face, nous avons le nihilisme hédoniste défendu par le néolibéralisme, celui qui prétend que l’ère de la domination du consommateur sur le politique est arrivée, ainsi que le soutient le PDG de Videndi Universal, M. Messier. Face à ces deux nihilismes, la tâche philosophique de repenser l’objectivité de l’éthique, de redéfinir des valeurs que tous peuvent partager, n’est pas seulement un exercice intellectuel mais aussi une urgence politique.
Denis Collin - Novembre 2001

samedi 10 novembre 2001

Sur l'objectivité des valeurs éthiques

 Le 11 septembre 2001, nous avons sans doute vu une nouvelle et terrifiante illustration de ce que Max Weber entendait par la " guerre des dieux ". Tant l’élargissement de notre cadre de vie que l’affaiblissement de l’autorité des religions et la " multiculturalisation " de nos sociétés nous confrontent à cette question : y a-t-il des valeurs éthiques qui puissent s’imposer à tous afin de maintenir la possibilité d’une vie commune acceptable ? Il n’y a pas si longtemps, les chrétiens pensaient que tuer et mourir pour sa foi étaient des manifestations d’un comportement éthique exceptionnel. Et les ordres mendiants fournissaient de redoutables et cruels inquisiteurs. Ainsi, les fanatiques de confession islamique ne nous sont point étrangers. S’ensuit-il que nous devions considérer notre conception des hommes comme individus libres et égaux seulement comme une conception éthique parmi d’autres, une conception définitivement ancrée dans la subjectivité de " l’homme occidental ", sans valeur en dehors de cet horizon ?

L’exaltation de la subjectivité, de l’individu-roi, pour reprendre une des expressions favorites de Pierre Legendre, semble conduire directement à ces conclusions relativistes et en fin de compte à une sorte de nihilisme moral. Inversement, penser qu’il y a une objectivité des valeurs éthiques – ou du moins de certaines d’entre elles – conduit à admettre que certains principes de vie s’imposent à tous, de manière universelle, y compris contre les formes particulières de la vie éthique de telle ou telle communauté. Nous pensons que le respect de l’intégrité physique des personnes fait partie des principes les plus fondamentaux inclus dans " les droits universels de l’homme " et c’est pourquoi, en dépit de quelques formidables régressions au XXe siècle, la torture est condamnée comme moyen légitime d’investigation judiciaire. Pourtant, certains groupes considèrent l’excision comme une pratique normale permettant à la jeune fille d’entrer dans la vie adulte comme femme. Dans cette pratique, le psychanalyste reconnaîtra sans peine la terreur masculine exacerbée devant la sexualité féminine. Mais la psychanalyse n’a pas vocation normative. Devons-nous alors admettre que les valeurs éthiques qui posent que les femmes ne peuvent devenir femmes qu’en étant privées de la possibilité de jouir ont les mêmes droits à faire valoir que les valeurs d’égalité et de droit au bonheur, proclamées par les déclarations américaine et française dès la fin du XVIIIsiècle ? C’est ce qu’ont soutenu les courants se réclamant de l’ethnopsychiatrie à la Tobie Nathan. Il est curieux de constater que le relativisme, affirmant la primauté de la subjectivité et l’équivalence de toutes les valeurs, conduit ainsi à la soumission à la tradition, même la plus cruelle et la plus obscurantiste.

On pourrait sortir de cette contradiction en trouvant un moyen de démontrer qu’il existe des valeurs éthiques objectives. Comme on ne peut plus guère s’en référer à l’autorité religieuse, celle de la raison devrait nous offrir une bonne solution, s’il y en a une. Il suffirait alors de mettre ses pas dans ceux de Kant. Les Fondements de la métaphysique des mœurs montrent justement que ni la tradition, ni l’autorité religieuse, ni les motivations utilitaires ne peuvent assurer un fondement à la moralité. Cela est évident pour la tradition et l’autorité religieuse, mais, pour Kant, il en va de même des principes utilitaristes. Si l’utilitarisme est une morale guidée par la recherche du bonheur, alors, comme " chacun voit midi à sa porte ", chacun a sa propre conception du bonheur et donc une morale fondée sur le principe du bonheur ne serait qu’un empilage de préceptes contradictoires. L’un affirmera que l’ascétisme est la condition d’un bonheur durable alors que l’autre démontrera qu’il suppose un minimum de confort matériel ; l’un verra dans le loisir le vrai bonheur alors que l’autre posera que c’est seulement dans le travail que l’homme se réalise et trouve son bien propre. Si l’utilitarisme rencontre encore de nos jours un succès tel qu’il est, de fait, la morale dominante des sociétés démocratiques, c’est qu’il s’accorde parfaitement avec le relativisme moral et le subjectivisme. Au contraire, la morale kantienne, en construisant ses principes a priori peut prétendre à définir des valeurs éthiques objectives, car valant universellement. On peut d’ailleurs remarquer que certaines des règles morales communes à toutes les sociétés se peuvent déduire assez aisément de l’impératif catégorique kantien, ainsi de l’interdit du meurtre, de la condamnation du mensonge, de la nécessité de respecter la parole donnée, etc. Pour être pleinement convaincu, il faudrait encore montrer que l’impératif catégorique peut être pensé indépendamment de l’édifice d’ensemble de la philosophie de Kant. En effet, s’il découlait seulement de la philosophie transcendantale, on pourrait n’y voir que le résultat d’une conception métaphysique particulière et non un principe valant objectivement et, par conséquent, on serait ramené à notre problème de départ. Dans des directions différentes, Apel, Habermas ou Tugendhat nous donnent de bonnes raisons de penser qu’on peut séparer la raison pratique de son fondement transcendantal. Mon Morale et justice sociale s’aventure sur cette même voie.

Mais il est une deuxième difficulté, déjà soulevée par Hegel. Les valeurs éthiques ne sont pas seulement des principes abstraits mais doivent être effectives. Ce qui suppose qu’elles ne sont pas seulement des interdits mais aussi des moyens, pour l’individu, de réaliser ses fins propres. Rousseau qui, à bien des égards, est le précurseur le plus direct de Kant, croyait qu’on pouvait aimer la vertu et que cette passion serait suffisamment forte pour contrebalancer nos autres passions. Posons encore le problème autrement. En suivant Rawls, on affirme la priorité du juste sur le bien, mais comment cette priorité pourra-t-elle s’imposer si les individus – sous le voile d’ignorance ou non – n’y voient pas aussi la réalisation de leur bien le plus précieux. Autrement dit, pour être assuré qu’il existe des valeurs éthiques objectives, il ne suffit pas de s’en remettre aux raisons procédurales du disciple de Kant ou de Rawls. Encore faudrait-il les appuyer sur des fondements anthropologiques. Par exemple, si on admet comme pertinente la description de l’homme comme homo œconomicus ou encore celle de David Gauthier qui en fait un " maximisateur " rationnel, on voit mal comment un tel individu pourrait défendre la priorité du juste sur le bien. Inversement, si on pense que les affects peuvent être aussi, voire plus efficaces que le calcul égoïste, alors on pourra imaginer que les individus trouvent leur bonheur autant dans le travail bien fait que dans l’argent que rapporte ce travail, ou encore qu’ils préfèrent vivre dans une égalité conviviale – même frugale – plutôt que dans la solitude glacée de la compétition économique.

Notre problème pourrait peut-être trouver une solution si on parvenait à combiner de manière convaincante deux traditions philosophiques que tout semble opposer, celle de Kant et celle de Spinoza, une éthique normative et une éthique descriptive. Dans l’Éthique, Spinoza écrit, comme allant de soi : " Le bien qu’appète pour lui-même quiconque est un suivant de la vertu (qui sectatur virtutem), il le désirera aussi pour les autres hommes, et cela d’autant plus qu’il aura acquis une connaissance plus grande de Dieu. " (4e partie, proposition 37) Pour Spinoza, la vertu consiste à rechercher son utile propre, mais voilà que cette recherche débouche sur une formule qui n’est pas bien éloignée de celle de l’impératif catégorique. Pourtant, chez Spinoza, cette formule n’est pas un pur devoir être ; elle s’appuie au contraire sur une espèce de loi psychologique indiscutable : rien n’est plus précieux pour l’homme qu’un autre homme, et l’imagination d’une communauté vivant dans la paix et la concorde est toujours une idée qui nous remplit de joie. Si donc la véritable moralité peut espérer s’imposer, c’est parce qu’elle trouve sa force dans des affects joyeux stables.

Nous sommes confrontés à deux nihilismes. Le premier nihilisme atteint ceux qui, animés par le phantasme de mort, veulent détruire non seulement la société occidentale, mais l’humanité elle-même. En face, nous avons le nihilisme hédoniste défendu par le néolibéralisme, celui qui prétend que l’ère de la domination du consommateur sur le politique est arrivée, ainsi que le soutient le PDG de Videndi Universal, M. Messier. Face à ces deux nihilismes, la tâche philosophique de repenser l’objectivité de l’éthique, de redéfinir des valeurs que tous peuvent partager, n’est pas seulement un exercice intellectuel mais aussi une urgence politique.

Denis Collin - Novembre 2001

vendredi 2 novembre 2001

Note de lecture Gouverner par le bien commun


Gouverner par le bien commun. Un précis d’incorrection politique à l’usage des jeunes générations

Par Claude Rochet
Éditeur : François-Xavier de Guibert – Collection “ Combats pour la liberté de l’esprit ” - 2001 – 320 pages
Le programme de Claude Rochet est annoncé dès l’introduction : “ les idées gouvernent le monde et les bonnes idées donnent de bons fruits ”. Éloge de la volonté et d’une liberté fondée sur la défense du bien commun, le livre de Claude Rochet est aussi une vigoureuse polémique comme le nihilisme branché et le néolibéralisme. La parodie d’un titre de Raoul Vaneigem indique d’emblée le sens de l’attaque. Contre la pensée unique politiquement correcte, celle de l’individu roi n’ayant pour toute morale que l’hédonisme, contre les débris de la pensée soixante-huitarde, contre la “ société à irresponsabilité illimitée ”, Claude Rochet prend appui sur une tradition philosophique (celle du droit naturel et du thomisme) centrée sur la notion de “ bien commun ”, sur les apports de l’analyse systémique et enfin sur sa propre expérience professionnelle et politique. Freud disait qu’il a y trois impossibles : éduquer, soigner, gouverner. Claude Rochet veut montrer qu’au moins le premier et le dernier ne sont pas impossibles, à condition de faire le ménage dans les idées fausses qui nous encombrent.
Sur de très nombreuses questions, je me sens plutôt ou tout à fait d’accord avec Claude Rochet. Sa critique du nihilisme contemporain, sa revendication de la responsabilité, sa défense de la norme et de l’interdit comme ce qui permet à la vie sociale d’exister, autant de lignes de force qu’on ne peut que partager dès lors qu’on estime que la morale a un rôle à jouer en politique. De cela CR tire des conséquences. Son analyse du PACS, pour ne prendre que cet exemple, me semble des plus pertinentes. CR affirme que le point de départ de toute cette affaire est un non-problème : “ Les homosexuels ne sont victimes en France d’aucune discrimination, d’aucune mise à l’écart qui justifie une telle offensive. Une mise à jour de la loi existante pouvait régler les quelques problèmes liés à la gestion du patrimoine des couples homosexuels qui font l’objet d’une acceptation générale dans notre société où ils occupent souvent des positions en vue. ” (p.69) Mais derrière le PACS, il s’agissait de bien autre chose que des problèmes des homosexuels ; il s’agissait de la marche forcée vers le communautarisme, du développement d’une “ nouvelle intolérance au nom de la tolérance ”, dont l’association Act Up est un des symboles les plus affligeants. De même, je suivrai volontiers Claude Rochet dans ses critiques du jeunisme ennemi des jeunes. Ou encore dans l’analyse qu’il fait de la “ réformite ” scolaire ou du grand bazar européen.
Claude Rochet est un partisan du capitalisme et de l’économie de marché. Il en défend l’efficacité et considère que l’enrichissement personnel est légitime sous certaines conditions. Il n’en méconnaît pas pour autant les dangers et propose un capitalisme organisé, encadré et régulé par un État fort et une politique guidée par le souci du bien commun. Il en tire – c’est la conclusion de son livre – dix propositions que je donne ici :
“ Tout système humain ne peut perdurer que s'il a un projet inspiré par le bien commun.
L'histoire n'a pas de sens et le monde est imparfait : c'est à nous de lui donner du sens, et l'avenir sera fait de nos décisions et de nos non‑décisions.
Définir le bien commun permet de réconcilier‑ des notions diffé­rentes, voire contradictoires, dans un processus de délibération col­lectif.
La définition du bien commun est un processus permanent de discer­nement. Cette délibération est interne à la personne, va de la personne au groupe, des groupes entre eux, et des groupes vers la personne. Les systèmes humains sont dynamiques et en permanent déséqui­libre. Au droit et à l'État de définir les butées nécessaires et suffi­santes pour empêcher que le système ne tourne fou, aux citoyens par leurs initiatives et leurs délibérations d'assurer les ajustements nécessaires.
C'est l'idée qui donne du sens; pas la Loi ni l'économie. La Loi ne définit pas un mouvement; elle fixe des limites. L'économie permet de rechercher et de mesurer l'efficacité dans l'allocation des ressources. C'est le projet partagé dans la délibération‑ des acteurs du système qui donne vie à l'idée.
Les technologies, quelle que soit leur perfection et leur quantité, sont vides et sans sens et rendent d'autant plus nécessaire une réflexion sur les finalités que les technologies modernes donnent plus de puissance aux systèmes‑ que nous créons.
L'innovation est la rencontre permanente de l'innovation technolo­gique et de la production d'idées par les hommes. Son accélération nécessite son évaluation à l'aune du bien commun pour produire du bien‑être qui est la seule finalité acceptable du progrès.
C'est en articulant projet local et projet global que l'on peut rechercher l'équilibre pertinent entre la nécessaire initiative et responsabilité individuelle et les conditions macro‑économiques et politiques globales.
L'ouverture des économies et des sociétés est une bonne chose lorsqu'elle permet d'augmenter les échanges et la richesse cultu­relle de sociétés. Le succès de cet échange repose sur un renfor­cement de l'identité des nations et non sur leur disparition. ”
Dans leur généralité, je vois mal comment je pourrais faire pour ne pas contresigner ces dix propositions. Un projet socialiste du genre de celui que défend Tony Andréani (voir son “ Le socialisme est (a) venir ” - Syllepse, 2001 et ma recension http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/socialisme.htm) est parfaitement compatible avec ces dix propositions. On pourrait trouver là les bases d’un “ consensus par recoupement ” de type rawlsien (pour plus d’explications sur cette question, voir mon “ Morale et Justice sociale ”, Seuil, 2001). Où les problèmes se posent avec le livre de Claude Rochet, c’est quand on passe aux questions proprement philosophiques. Il a cherché, et c’est tout à son honneur, à exposer les fondements théoriques de sa démarche en s’appuyant sur une tradition philosophique. Mais là apparaissent plusieurs questions polémiques que je voudrais esquisser ici.
Dans la préface au livre de Claude Rochet, Paul-Marie Coûteaux affirme que “ Claude Rochet restaure la tradition opposée [à celle des modernistes néolibéraux] qui n’est pas loin d’être celle des Anciens en face de ces Modernes contre ce qu’il appelle le nihilisme et qui me semble surtout appartenir à la tradition de Machiavel ”. Je crois cette approche profondément erronée. Je sais bien que c’est la thèse de Léo Strauss – dont Claude Rochet se réclame – qui défend le droit naturel des Anciens contre le positivisme des Modernes dont l’initiateur est Machiavel et les continuateurs Hobbes et Rousseau. Mais avec tout le respect que je dois à Léo Strauss, cette opposition des Anciens et des Modernes me semble radicalement dénuée de tout fondement sérieux.
Tout d’abord, la pensée politique moderne républicaine s’enracine dans la pensée de Machiavel, le vrai maître en politique de Spinoza et de Rousseau – sur Machiavel et Spinoza, voir Paolo Cristofolini : “ Spinoza et le très pénétrant florentin ”, traduit sur http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/spinoza-machiavel.html. Comme l’a bien montré Quentin Skinner (“ Les fondements de la pensée politique moderne ” - Albin Michel 2001), l’auteur du “ Prince ” est surtout l’auteur des “ Discorsi ” qui viennent couronner le grand mouvement de l’humanisme civique qui s’est développé depuis le XIIIe siècle dans les villes italiennes. L’anti-machiavélisme contemporain au contraire, sous couvert de restauration de la morale moralisante à la Comte-Sponville ou à la Renaut, est anti-politique, c'est-à-dire anti-républicain. Je ne comprends pas bien que PM Coûteaux apporte sa pierre à cette mauvaise œuvre et que Claude Rochet la cautionne. Il reprend en outre sur ces questions les positions de Blandine Kriegel à propos desquelles j’ai déjà eu l’occasion d’exprimer mes désaccords (cf. ma critique de sa “ Philosophie de la République ” sur http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/Lecture.htm#bk).
Comme Skinner l’a encore très bien montré, l’opposition entre les Anciens et les Modernes n’a aucun sens quand on étudie en détail comment s’est formée la pensée moderne de la République et de la souveraineté. Les protestants vont élaborer une théorie de la souveraineté contre le pouvoir de l’Église et contre l’Empire – voir par exemple Théodore de Bèze – mais la contre-réforme catholique va à son tour donner une interprétation “ républicaine ” du thomisme pour contrer le protestantisme (voir Suarez). Autrement dit en se combattant, les deux traditions vont finir par donner des arguments qui vont tous dans le même sens et débouchent sur la révolution ! C’est le protestantisme radical qui  à travers Locke va donner la révolution américaine et c’est sur le terreau de la contre-réforme catholique que va naître l’idéologie républicaine française qui nous mène tout droit à 1789. Claude Rochet, souvent à juste titre, rejette comme non pertinent le clivage droite-gauche. Mais il n’était pas utile de la restaurer en philosophie sous couvert d’opposition des Anciens et des Modernes. Entre les tenants du bien commun et ceux du bien public, l’abîme n’est pas difficile à combler, sauf à vouloir s’en tenir à des lectures dogmatiques de nos traditions philosophiques.
On peut encore voir d’une autre manière que cette opposition est bien pertinente. Il suffit de dire que Rousseau, l’archétype des Modernes, aux accents si fortement positivistes dans le Contrat Social, est incompréhensible si on ne veut pas se souvenir que sa République est au fond celle d’Aristote, c'est-à-dire Athènes, transfigurée en la Genève imaginaire de Jean-Jacques. Et pourtant, l’auteur le plus cité par Rousseau est Machiavel…
Je vais donner encore deux autres points de désaccord avec Claude Rochet. L’un concerne Descartes et l’autre Hegel. Reprenant un peu rapidement certaines analyses de Hannah Arendt – qui elle-même les tenait du Husserl de la “ Crise des sciences européennes ” – Claude Rochet fait de la philosophie du sujet, issue de Descartes “ une figure du nihilisme actif ”. Il fait sienne une de ces analyses à l’emporte-pièce de Mme Kriegel qui affirme que l’autonomie cartésienne du sujet conduit à la volonté de puissance de Nietzsche. Le problème, c’est que la volonté de puissance de Nietzsche n’est pas une volonté – il y a au contraire chez Nietzsche une déconstruction systématique de la volonté – et que le nietzschéisme est tout sauf une philosophie du sujet autonome et opposé à l’objet. Toutes ces affirmations assez abracadabrantesques typiques d’une façon bien française de faire de la philosophie en méprisant les critères professionnels de base, ne pèsent pas bien lourd pour qui a étudié sérieusement Descartes et en a vu le fond profondément stoïcien bien éloigné de l’idée que lui prête Claude Rochet de “ la possibilité de créer un homme issu de sa propre volonté ”. Ce qu’oublie d’ailleurs Claude Rochet, c’est que Mme Kriegel tire de ses thèses une critique en règle de la souveraineté, car cette notion est typiquement, pour elle, l’incarnation de cette volonté toute puissante qu’elle a décelée dans le cartésianisme… Bref, notre auteur s’est pris ici les pieds dans un sac de nœuds philosophiques.
C’est dans un imbroglio du même genre que tombe Claude Rochet avec sa critique de l’historicisme. Reprenant la critique de l’historicisme par Popper (et Léo Strauss), il tombe à bras raccourci sur Hegel, lu exclusivement à travers les lunettes de Kojève. Ce pauvre Hegel est rendu responsable et du post-modernisme et de l’usine à gaz nommée construction européenne. Hélas, Kojève n’a pas “ lu ” Hegel mais construit sa propre philosophie en la présentant comme un simple commentaire de la Phénoménologie de l’Esprit. Évidemment, les intellectuels français qui n’avaient eu affaire qu’à un Hegel dogmatique et philosophe conservateur du pouvoir étatique trouvaient dans la lecture de Kojève quelque chose de bien plus excitant. Mais enfin, depuis les travaux de Jacques d’Hondt ou de Domenico Losurdo, on a appris que ces deux Hegel, le conservateur prussien ou le gauchiste pré-freudien n’avaient pas beaucoup de rapport avec le Hegel réel. Si on prend le temps de lire Hegel, notamment sa philosophie du droit ou l’Encyclopédie, on y trouve une matière à réflexion qui a peu à voir avec les caricatures qu’en donnent les nouveaux sceptiques comme Rorty ou les anti-historicistes. En fait Claude Rochet ne prétend pas connaître Hegel, il fait appel, sur cette question à l’autorité de Popper. Mais autant le Popper défenseur du rationalisme et du réalisme est intéressant, autant ses thèses sur La société ouverte et ses ennemis me semblent encore une de ces manières de philosopher à coups de marteaux, dans le but non de penser mais d’exterminer des ennemis, comme le dit d’ailleurs le titre. Faire de Platon, Hegel et Marx les pères putatifs du totalitarisme, c’est une grosse ânerie, qu’on sanctionnerait chez un élève le jour du bac ! Quant à la théorie épistémologique générale de Popper – son “ darwinisme cognitif ” – c’est une simple tautologie qui ne mène nulle part  (voir ma critique sur http://perso.wanadoo.fr/denis.collin/popper.htm). Je crois d’ailleurs qu’on s’apercevra assez vite que Popper a eu surtout de l’importance dans une certaine conjoncture intellectuelle mais qu’au fond ce n’est pas un très grand philosophe. Je suis pour “ l’extinction du poppérisme ” (après six heures du  soir, aurait ajouté Henri de Rochefort…)
J’ai laissé de côté de nombreux aspects du livre de Claude Rochet, notamment l’utilisation qu’il fait de la théorie des systèmes (GST) dont il montre à la fois la valeur heuristique … et les limites. La GST aide à exposer et à faire comprendre, mais elle n’est pas vraiment une méthode d’analyse et de découverte dans le domaine des affaires humaines, c’est ce qui ressort assez clairement des nombreux passages où Claude Rochet s’appuie sur la systémique. Mais là, il faut le lire “ Gouverner par le bien commun ” et en débattre.
Denis Collin – 2 novembre 2001

jeudi 1 novembre 2001

Sur l’objectivité des valeurs éthiques

Le 11 septembre 2001, nous avons sans doute vu une nouvelle et terrifiante illustration de ce que Max Weber entendait par la " guerre des dieux ". Tant l’élargissement de notre cadre de vie que l’affaiblissement de l’autorité des religions et la " multiculturalisation " de nos sociétés nous confrontent à cette question : y a-t-il des valeurs éthiques qui puissent s’imposer à tous afin de maintenir la possibilité d’une vie commune acceptable ? Il n’y a pas si longtemps, les chrétiens pensaient que tuer et mourir pour sa foi étaient des manifestations d’un comportement éthique exceptionnel. Et les ordres mendiants fournissaient de redoutables et cruels inquisiteurs. Ainsi, les fanatiques de confession islamique ne nous sont point étrangers. S’ensuit-il que nous devions considérer notre conception des hommes comme individus libres et égaux seulement comme une conception éthique parmi d’autres, une conception définitivement ancrée dans la subjectivité de " l’homme occidental ", sans valeur en dehors de cet horizon ?

Communisme et communautarisme.

Par  Carlos X. Blanco Le communautarisme de Costanzo Preve se démarque de tout mouvement intellectuel nostalgique qui cherche à rétrograde...