Nous avons la manie des commémorations, mais elle est
sélective. Le 5 août 1895 mourait Friedrich Engels ; conformément à
sa demande, il fut incinéré et ses cendres jetées à la mer. Riazanov rappelle
que « quelques camarades allemands étaient de l’avis de ceux qui veulent
maintenant transformer la place Rouge de Moscou en un cimetière avec des
monuments funéraires par-dessus le marché. Par bonheur d’autres camarades
insistèrent pour que la volonté du défunt fût respectée[1]. »
Celui qui fut l’ami fidèle de Marx, l’éditeur du Capital, l’organisateur
de la IIe Internationale et le mentor du SPD s’éteignait. Pour les
organisateurs du « Congrès Marx international » qui se tient en septembre
1995 : « C’est à compter de cette date que l’on peut vraiment parler de
marxisme.[2] » ainsi
nous aurions à commémorer en cette année non seulement le centenaire de la mort
de Engels, mais aussi le premier siècle du marxisme.
Cette conjonction, qui n’est pas fortuite, nous oblige non
seulement à rendre hommage à un des grands du mouvement ouvrier, mais aussi à
apprécier son rôle dans l’élaboration de la pensée de Marx et dans celle du
marxisme – ce qui n’est pas nécessairement la même chose.
Vis-à-vis de Engels, nous sommes en effet dans une situation
inconfortable. D’un côté la tradition du marxisme orthodoxe, renforcée par le
stalinisme, en fait purement et simplement un double de Marx. Nous n’avons plus
affaire à des individus concrets vivants, mais à cette improbable chimère
nommée Marx-Engels. D’un autre côté les critiques du marxisme orthodoxe, de
Lukacs à Colletti en passant par Sartre et Rubel, ont tendance à faire porter
sur Engels tous les péchés du marxisme. La transformation de la pensée de Marx
en un dogme figé, la mécompréhension de la dialectique, une certaine propension
au fatalisme (et donc au réformisme), tels seraient les défauts essentiels de
Engels, père putatif d’un marxisme qui trahit Marx.
Ces deux attitudes sont évidemment aussi mauvaises l’une que l’autre. Je
voudrais profiter de l’occasion et notre goût de chiffres ronds pour tenter une
réévaluation de l’apport de Engels.
Repères biographiques
Je suis d’accord avec Trotsky, qui projetait d’écrire sa
biographie, pour dire que Engels est sans aucun doute l’une des figures les
plus attachantes du mouvement ouvrier. On approche le « Docteur Marx » avec
timidité, mais on aurait aimé rencontrer Engels et déguster avec lui quelque
bon bordeaux.[3] Comme
le dit Trotsky, « à côté de l’olympien Marx, Engels est plus ‘humain’, plus
approchable. »[4]
Engels est né le 20 novembre 1820 à Barmen d’une famille
bourgeoise. Son père fondera bientôt une entreprise (Ermen & Engels) qui
établira son siège à Manchester. Le jeune Engels commence ses études au lycée
d’Elberfeld, mais en septembre 1837 il est brutalement retiré du lycée par son
père et doit renoncer à tout avenir universitaire pour « entrer dans la vie
active » comme commis dans une maison de commerce de Brême. Ce qui l’amènera à
s’intéresser de près à la science économique et d’une manière pratique dont
Marx tirera le meilleur parti. Malgré ses occupations professionnelles, il
poursuit sa propre éducation en autodidacte. De 1838 à 1841, ce sont les
préoccupations religieuses qui tiennent la plus grande part. La critique de la
religion le mène à la philosophie, et d’abord à celle de Hegel. Engagé dans
l’artillerie, il arrive à Berlin, ce qui lui permet de suivre, en auditeur
libre, les cours de l’Université et de participer au mouvement de la gauche
hégélienne. Sous le nom de Friedrich Oswald, il commence à publier. Riazanov[5] dresse
ce portrait : "Engels, en 1842, avait 22 ans. Ainsi, de très bonne
heure, il est un écrivain démocratique, radical, complètement formé. Comme il
dit lui-même dans un poème plaisant où il se dépeint, il était un jacobin
ardent. Sous ce rapport, il rappelle fortement les quelques Allemands qui
avaient adhéré à la Révolution française. D’après ses propres paroles, il a
constamment aux lèvres La Marseillaise, il réclame la guillotine et rien
de plus."
En 1842, il se fixe à Manchester comme employé dans firme paternelle. Il peut y
constater par lui-même la situation épouvantable dans laquelle l’industrie
capitaliste la plus développée a jeté les ouvriers. Cette expérience décisive
le conduit, avant Marx, au communisme. Il entre en relation avec des militants
ouvriers (chartistes, socialistes, owenistes), lit tout ce qui est écrit sur la
condition du prolétariat. C’est ainsi que naîtra le premier grand ouvrage de
Engels : La situation de la classe laborieuse en Angleterre (paru en
1845), à la fois réquisitoire impitoyable contre la domination du capital et
ouvrage de combat qui trace les premières perspectives du mouvement ouvrier.
En septembre 1844, Engels rencontre Marx à Paris et les deux amis constatent
leur complet accord sur les questions essentielles. De cette rencontre va
sortir le premier ouvrage commun, La Sainte Famille, attaque en règle
contre Bruno Bauer et ses disciples. Ils entreprennent ensuite la rédaction de
« L’Idéologie Allemande » qui ne devait être « le règlement de compte avec notre
ancienne conscience philosophique » et dont le manuscrit sera abandonné à la « critique
rongeuse des souris. »
De 1845 à 1847, Engels vit à Bruxelles et Paris. C’est là qu’il entre relation
avec la Ligue des Justes qui se transforme en Ligue des communistes dont
Marx et Engels rédigent le célèbre Manifeste. Cet épisode sera raconté par
Engels en 1885 dans sa Contribution à l’histoire de la ligue des communistes[6].
Avec la révolution de 1848, Engels et Marx retournent en Allemagne, où ils
prennent la direction de la Nouvelle Gazette Rhénane. Mais la bourgeoisie
démocratique allemande est incapable de conduire à son terme une révolution
démocratique. C’est bientôt l’échec. Marx est expulsé et doit se réfugier à
Londres. Engels prend part à l’insurrection armée dans le Palatinat et le pays
de Bade[7]. Il participe au dernier combat de l’armée badoise, à Rastatt. Après
la défaite, il se réfugie en Suisse puis regagne l’Angleterre. Il s’installe de
nouveau à Manchester, comme employé puis comme associé de Ermen & Engels.
Il y travaillera jusqu’en 1870. À partir de cette date, il se fixe à Londres.
Il participe activement à la construction du parti socialiste allemand, le SPD
et à la mise en place, à partir de 1889, de l’Internationale ouvrière, la IIe
Internationale qui prend le relais de l’AIT « mise en sommeil » après
l’écrasement de la Commune de Paris. Après la mort de Marx en 1883, Engels
consacrera une énergie infatigable à la publication des manuscrits du « Capital »
que Marx avait laissé inachevé. Nous lui devons les livres II et III du « Capital ».
Marx et Engels
L’amitié de Marx et Engels est entrée dans la légende, à
l’égal des amitiés antiques. Toujours modeste, Engels n’a cessé de répéter
qu’il n’avait eu qu’un rôle secondaire dans l’élaboration de la pensée de Marx.
C’est à la fois vrai et faux. Engels a une pensée qui lui est propre et des
centres d’intérêt qui ne sont pas toujours ceux de Marx. Sa culture
encyclopédique lui a permis d’aborder des domaines que Marx n’a jamais abordés
ou seulement de manière incidente – par exemple les questions militaires
ou l’histoire des langues – et son expérience pratique du fonctionnement du
mode de production capitaliste a été précieuse en quelques points délicats du
travail de Marx. On ne peut réduire le travail d’Engels à l’appui « logistique »
apporté à la famille Marx dans le besoin ni à la vulgarisation de la pensée de
son ami.
Je voudrais aborder ici trois questions qui mettent en évidence le rôle et la
personnalité propres de Engels. La première concerne les années de formation et
le rôle spécifique de Engels qui, modestement, s’est toujours présenté
comme « second violon ». La deuxième concerne les problèmes de stratégie et de
tactique du mouvement ouvrier. La troisième abordera la contribution de Engels
à la théorie du matérialisme historique.
Si on suit l’exposé de Georges Labica[8],
on doit admettre que Engels a d’abord précédé Marx. Analysant l’évolution
philosophique de Engels à partir de la critique de la philosophie de Hegel, G.
Labica écrit :
Critique de la religiosité et de la théologie, principe de
l’identité d’essence entre humanité et divinité, idée que « l’histoire
universelle c’est le développement du concept de liberté » : tels sont les
thèmes cardinaux qui emportent l’adhésion du jeune Engels. Ils s’inscrivent
dans une pensée plus militante que spéculative, plus orientée vers l’action
politique que vers le questionnement philosophique, une pensée avide
d’efficacité, pressée qu’elle est de changer le monde – et que Marx ralentira.[9]
Pendant que Marx – qui est son aîné de deux ans et demi – se
pose encore les questions de la « réalisation de la philosophie », Engels
s’oriente déjà pratiquement vers le mouvement pratique des ouvriers et place
l’analyse des contradictions sociales au cœur de la démarche théorique. En
1843, Engels écrit son Esquisse d’une critique de l’économie politique (« Umrisse
zu einer Kritik der Nationalökonomie ») que Marx qualifiera de « géniale
esquisse d’une critique des catégories économiques.[10] » Marx
confie qu’à la même époque, sollicité pour donner son avis sur les questions
économiques, il se trouvait embarrassé.[11] C’est
seulement en avril-mai 1844 que Marx se mettra sérieusement à l’étude de
l’économie politique. C’est encore Engels qui écrit à Marx en novembre 1844
pour formaliser les grands traits du tournant qui est pris avec la « Sainte
Famille » et « l’Idéologie Allemande » et qui conduit la rupture complète avec
la philosophie spéculative allemande :
Bref, nous devons prendre l’empirisme et le matérialisme
pour point de départ, si nous voulons que nos pensées et plus particulièrement
notre « homme » devienne une réalité vraie ; nous devons déduire le
général du particulier, et non pas de lui-même ou à partir de rien, à la
Hegel.[12]
La vigueur avec laquelle Engels situe les enjeux
philosophiques de ce renversement que lui-même et son ami sont en train
d’accomplir indique clairement que si Engels ne contribue que pour une douzaine
de pages à la Heilige Familie, il n’est pas seulement le second violon de
la collaboration qui s’engage entre les deux jeunes hommes. Engels peut bien
dire, en 1888, que pour ce qui concerne sa contribution personnelle à l’avancée
théorique, « Marx aurait bien pu l’accomplir sans moi »[13],
Rubel n’a sans doute pas raison d’en conclure que Engels est le « gardien et
continuateur d’un enseignement à l’élaboration duquel il n’avait contribué que
pour une part modeste.[14] » Je
suis bien plus convaincu par les conclusions de l’étude de Georges
Labica :
Plaçons-nous, une fois n’est pas coutume, du côté d’Engels.
Son apport paraît décisif tant en ce qui concerne la dénonciation de la
société bourgeoise et l’analyse de son procès, y compris dans ses formes
idéologiques, religieuses notamment, qu’en ce qui concerne la connaissance du
socialisme et du communisme et l’adoption des déterminations théoriques fondamentales
(matérialisme).[15]
Et effectivement, les quelques pages de la Sainte
Famille, rédigées par Engels figurent parmi les plus radicales de l’ouvrage. Je
n’en donnerai qu’un exemple à méditer.
L'histoire ne fait rien, elle ne possède pas « de richesse
énorme », elle « ne livre pas de combats » ! C'est au contraire l'homme,
l'homme réel et vivant qui fait tout cela, possède tout cela et livre tous ces
combats.[...] ce n'est pas l'histoire qui se sert de l'homme comme moyen
pour œuvrer et parvenir - comme si elle était un personnage à part, -
ses fins à elle ; au contraire, elle n'est rien d'autre que l'activité de
l'homme poursuivant ses fins.[16]
C'est une destruction en règle de la philosophie de
l'histoire qui est proposée ici, ou plus exactement la réduction de la
philosophie de l'histoire au rang d'idéologie. Donc le « matérialisme
historique » n'est pas une philosophie de l'histoire, mais d’abord une critique
des fondements de toutes les philosophies de l'histoire. Ce qui permet de
régler, ou à tout le moins de nuancer, les attaques contre un Engels qui aurait
déformé le marxisme en le conduisant sur le chemin d’un déterminisme scientiste
ou d’un nouveau système à la Hegel. Or ce texte du jeune Engels – mais on
pourrait on citer des dizaines d’autres bien postérieurs – place l’accent
décisif de la conception matérialiste de l’histoire sur ce point que les hommes
font leur propre histoire, qu’ils sont actifs, qu’ils ne sont pas de simples « noeuds »
de structures sociales existant en dehors d’eux.
Il faudrait – mais ce pourrait être l’occasion d’une autre étude – étudier les
contributions de Engels à l’anthropologie (par exemple avec « L’origine de la
famille, de la propriété privée et de l’État ») ou à l’histoire (« La guerre
des paysans en Allemagne »). Je m’en tiendrai à sa pensée politique proprement
dite, car il est clair que Engels, dans les dernières années de sa vie a
fortement œuvré pour donner chair et sang aux perspectives tracées par
Marx et lui-même dans les années antérieures. Il a en effet joué un rôle
central dans la construction de la IIe Internationale et dans les débats
internes au mouvement ouvrier européen, au sein du SPD bien sûr, mais aussi au
sein du mouvement socialiste en France.
Alors qu’on trouve souvent dans les textes de Marx des formules algébriques
générales (l’expropriation des expropriateurs, l’association des producteurs, la
dictature du prolétariat) en conclusion d’analyses théoriques approfondies,
dans les dernières années de sa vie, Engels s’est consacré aux problèmes
tactiques de développement d’un mouvement ouvrier de masse au sein même de la
société bourgeoise. L’article de Jacques Texier, « les innovations d’Engels,
1885,1891, 1895 »[17],
montre la précision des analyses d’Engels dans le cas français et la souplesse
de ses propositions politiques. Mais il ne s’agit pas seulement de tactique. Ce
qui est en question c’est, d’une part, le type de pouvoir d’État que doit être
un pouvoir ouvrier, d’autre part la stratégie politique de conquête du pouvoir.
Sur le premier point, Engels n’hésite pas à critiquer et à corriger les
formules les plus discutables des textes les plus anciens de Marx. Ainsi dans « L’adresse
du Comité central de la Ligue des communistes », on trouve des formules de Marx
qui prônent « la centralisation la plus rigoureuse du pouvoir » révolutionnaire
et demandent de « ne pas se laisser égarer par les discours démocratiques sur
la liberté des communes, l’autonomie, etc. » Dans l’édition de 1885, Engels
ajoute une note qui vaut d’être citée intégralement :
Il convient de rappeler aujourd’hui que ce passage repose
sur un malentendu. Il était alors définitivement admis – grâce aux
falsificateurs bonapartistes et libéraux de l’histoire – qu’en France la
machine administrative centralisée avait été introduite par la Grande
Révolution et utilisée notamment par la Convention comme une arme indispensable
et décisive lors de l’écrasement de la réaction royaliste et fédéraliste et de
l’ennemi extérieur. Mais c’est à présent un fait connu que pendant toute la
révolution jusqu’au 18-Brumaire, l’ensemble de l’administration des
départements et communes se composait d’autorités élues par les administrés
eux-mêmes, qui jouissaient d’une complète liberté dans le cadre des lois
publiques générales ; que cette Selbstregierung, cette administration
autonome, provinciale et locale, semblable à celle qui existe aux États-Unis
d’Amérique, devint précisément le plus puissant levier de la révolution et cela
à un point tel que Napoléon, immédiatement après son coup d’État du 18-Brumaire
s’empressa de la remplacer par le régime préfectoral aujourd’hui encore en
vigueur et qui fut donc d’emblée un pur instrument de réaction.[18]
Chacun peut immédiatement voir en quoi ces analyses nous
concernent, 110 ans après.
Conséquent avec cette analyse, Engels affirme catégoriquement que « le temps
des coups de main, des révolutions exécutées par de petites minorités
conscientes à la tête des masses inconscientes est révolu. Là où il s’agit
d’une transformation complète de l’organisation sociale, il faut que les masses
elles-mêmes y coopèrent, qu’elles aient déjà compris elles-mêmes de quoi il
retourne, pour quoi elles sont censées intervenir corps et âmes. »[19] Cela
ne fait pas Engels un partisan du « socialisme légal » purement
électoraliste – Engels réaffirme dans le même texte que le « droit à la
révolution » est le seul droit historique réel. Mais c’est une mise en garde
contre toutes les tentatives sectaires et aventuristes de trouver un substitut
à ce mouvement de masses qui leur permettra de comprendre « de quoi il
retourne. » C’est précisément ce que ne comprennent pas ceux qui
s’autoproclament « parti révolutionnaire » ou « parti des travailleurs » et
prêchent que les résultats des élections sont indifférents aux travailleurs et
que seules comptent « les luttes ».
La dialectique et la « philosophie marxiste »
Il faut terminer par le point le plus délicat, celui de
l’apport proprement philosophique de Engels et des relations entre la théorie
de Marx et les derniers ouvrages de Engels qui ont servi pendant longtemps de
base à l’exposé du « matérialisme dialectique. » Au cœur de ce « matérialisme
dialectique » se trouve la tentative de penser une conception du savoir qui
couvre tous les domaines de la connaissance, et constitue ainsi une nouvelle « Weltanschauung »,
une nouvelle conception du monde qui n’est pas autre chose que la reprise des
systèmes anciens, dans le système hégélien fut selon Engels le dernier, à la
fois le plus grandiose et le plus colossal avortement.
C’est la question de la dialectique de la nature qui constitue le fonds de
l’affaire. On pourrait résumer ainsi l’alternative dans laquelle le débat a été
posé par les marxistes : la dialectique – dont Marx dit qu’elle est sa
méthode – est-elle quelque chose qui ne concerne que l’activité humaine, voire
uniquement un procédé d’exposition des résultats de la pensée ou bien, au
contraire, est-elle le mouvement même de la nature qui ne ferait que se
refléter dans le cerveau humain ?
Ce débat, qui peut sembler très spéculatif, recouvre des enjeux théoriques et
politiques qui sont loin d’être négligeables, du moins dans les termes dans
lesquels il a été posé au sein du mouvement ouvrier. Les partisans de la « dialectique
de la nature » sont en effet accusés de faire la part trop belle au « processus
objectif » et finalement à ne considérer la conscience et la volonté des
individus que comme des effets de surface d’un mouvement naturel et par là même
à céder au volontarisme et à l’objectivisme. Inversement, ceux qui réduisent la
dialectique à la relation sujet-objet, au rapport entre la conscience subjective
et le monde objectif, sont accusés de sombrer dans le subjectivisme et le « gauchisme
théorique. » On trouvera des traces de ces polémiques dans les premières années
de l’Internationale communiste (à l’époque où il était encore possible de
débattre sans risquer immédiatement le Goulag et le peloton d’exécution) ou,
plus récemment, au sein du mouvement trotskyste.
Dans un ouvrage célèbre, qu’il devait renier par la suite, Georg Lukacs écrit
ainsi :
Les malentendus qu'a suscités la manière engelsienne
d'exposer la dialectique viennent essentiellement de ce que Engels —
suivant le mauvais exemple de Hegel — a étendu la méthode dialectique à la
connaissance de la nature ; alors que les déterminations décisives
de la dialectique : action réciproque du sujet et de l'objet, unité de la
théorie et de la praxis, modification historique du substrat des catégories
comme fondement de leur modification dans la pensée, etc., ne se retrouvent pas
dans la connaissance de la nature.[20]
Lukacs en effet ne peut considérer que le dialectique soit
ailleurs que dans le rapport objet-sujet. D'où il déduira une opposition
fondamentale entre les sciences de la nature dont la méthode « ne connaît pas
de contradiction, d'antagonisme dans son objet»[21] et
les sciences sociales où « ces contradictions ne sont pas les symptômes
d'une imparfaite appréhension scientifique de la réalité, mais
appartiennent d'une manière indissoluble à l'essence de la réalité elle-même. »[22] Si
je crois que la « Dialectique de la nature » est un texte critiquable, il me
semble en revanche que Lukacs se méprend complètement sur le sens de ce texte
et qu’une analyse sérieuse de ces manuscrits du vieil Engels conduit à une
conclusion rigoureusement opposée à celle de Lukacs.
L'exposé par Engels du matérialisme dialectique part de Hegel dont le « plus
grand mérite fut de revenir à la dialectique comme à la forme suprême de la
pensée»[23].
Quelle est donc cette dialectique à laquelle Hegel revient et qui fut le lot
commun des philosophes grecs « tous dialecticiens par naissance»[24] et
qu'on retrouve à l'époque moderne chez Descartes et Spinoza ? La première
définition que nous en donne Engels est une définition négative : la
dialectique s'oppose à la « philosophie moderne» qui s'est « embourbée,
surtout sous l'influence anglaise, dans le mode de pensée dit métaphysique qui
domine aussi presque sans exception les Français du XVIIIe siècle du moins dans
leurs œuvres spécialement philosophiques ».[25] Cette méthode, ce mode de
pensée « métaphysique » vient des sciences de la nature qui nécessitent « la
décomposition de la nature en ses parties singulières, la séparation des divers
processus et objets naturels en classes déterminées... »[26] Or
dit encore Engels, « cette méthode nous a également légué l'habitude
d'appréhender les objets et les processus naturels dans leur isolement, en
dehors de la grande connexion d'ensemble, par conséquent non dans leur
mouvement, mais dans leur repos ; comme des éléments non essentiellement
variables, mais fixes ; non dans leur vie, mais dans leur mort. »[27] Ce
mode de pensée est ce que Hegel appelle « l'ancienne métaphysique », celle qui
eut cours avant la philosophie kantienne qui se caractérise par « la
considération des objets de la raison du seul point de vue de
l'entendement »[28].
Avec cette ancienne métaphysique on trouve l'empirisme dit encore Hegel. Or les
adversaires désignés de Engels sont justement les empiristes :
Et quand, grâce à Bacon et Locke, cette manière de voir
passa de la science de la nature à la philosophie, elle produisit l'étroitesse
d'esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique.[29]
Il y a ici un véritable renversement au sein du « marxisme » :
en 1845, Engels co-signait avec Marx la Sainte Famille, ouvrage dans lequel les
empiristes anglais étaient considérés comme les véritables ancêtres du
matérialisme et en particulier des matérialistes français et ceux qui les
premiers ont mis en cause la métaphysique. A l'époque de la « Sainte Famille »,
Marx et Engels tournent les empiristes, les matérialistes et les sciences
contre la philosophie spéculative et contre Hegel. La construction du « matérialisme
dialectique » consiste au contraire à tourner Hegel contre les empiristes. Vers
1845, l'esprit « chimérique » est la philosophie spéculative ; en 1878
dans un des manuscrits qui seront publiés sous le titre de « Dialectique de la
nature », Engels renverse cette « ancienne conscience philosophique »:
Il y aura donc peu de chances que nous nous trompions, si
nous cherchons le comble de l'esprit chimérique, de la crédulité et de la
superstition, non pas dans ce courant des sciences naturelles qui, comme la
philosophie de la nature en Allemagne, a cherché à contraindre le monde
objectif à entrer dans le cadre de la pensée subjective, mais bien plutôt dans
la direction opposée, dans cette direction qui, se targuant d'utiliser
uniquement l'expérience, traite la pensée avec un souverain mépris et, en fait,
est allée le plus loin dans la pauvreté de la pensée. Cette école est
prédominante en Angleterre.[30]
Le renversement des références théoriques exprime un
renversement de la problématique elle-même. Et de fait, Engels abandonne les
points de départ empiriques revendiqués dans « L'Idéologie Allemande ». Ainsi
la « Dialectique de la Nature » commence-t-elle par un exposé de la dialectique
– qu'il faut exposer en tant que « science des connexions, en opposition à la
métaphysique » – et de ses « lois » qu'il réduit au nombre de trois : loi
du passage de la quantité en qualité et inversement, loi de l'interpénétration
des contraires, loi de la négation de la négation[31].
Engels réduit la logique de Hegel à des lois simples qui doivent remplacer ou
compléter les lois de la logique formelle classique, mais ce sont également des
lois formelles puisque par sa volonté affirmée de matérialisme, Engels est
obligé au début de l'exposé de les priver du contenu systématique idéal qu'elles
ont chez Hegel. « Toutes trois, dit Engels, sont développées à sa manière
idéaliste par Hegel comme de pures lois de la pensée [...] La faute consiste en
ce que ces lois sont imposées d'en haut à la nature et à l'histoire comme
des lois de la pensée au lieu d'en être déduites. »[32]
Pourtant ce n'est pas ainsi que les choses se passent chez Hegel. Il faudrait
ici expliquer les détails d’une pensée fort ardue (cf.§211 de « L’Encyclopédie…)
La difficulté de la pensée hégélienne s'éclaire dans la remarque qui suit et
qui est dirigée contre la philosophie atomistique. Or l'atomistique, dit Hegel,
n'a pas que des implications en science physique, mais aussi dans le domaine
politique :
Selon cette perspective, la volonté des êtres singuliers en
tant que tels est le principe de l’État, l'attractif est la particularité des
besoins, des inclinations, et l'universel, l’État lui-même, est le rapport
extérieur que constitue le contrat ».[33]
Il est remarquable que Engels insiste tant sur une « loi »
qui chez Hegel est exposée directement comme une réfutation de la philosophie
atomistique, alors même que le matérialisme historique s'est d'abord construit
à partir d'une nouvelle interprétation de l'atomistique, depuis la dissertation
de Marx sur la différence entre les philosophies de la nature de Démocrite et
Epicure, jusqu'à la thèse de l'association des individus libres telle qu'elle
est esquissée dans le « Capital ».
Considérons maintenant la « loi de l'interpénétration des contraires ». Engels
renvoie sur ce point à la doctrine hégélienne de l'essence. Or la doctrine de
l'essence ne dit pas que les choses sont contradictoires ; elle
montre « l'inanité de l'opposition entre concepts prétendument contradictoires. »
Hegel met en cause non la logique formelle en tant que telle, mais la
restriction de la raison à la logique formelle. La critique hégélienne du
principe d'identité, que Engels reprend entièrement à son compte, ne porte pas
sur le fait que le principe d'identité doit être remplacé par un « principe de
contradiction » qui serait tout aussi formel que le principe d'identité, mais
sur ceci : « Au lieu d'être une loi vraie de la pensée, ce principe est
seulement la loi de l'entendement abstrait ». Engels, faisant de la nature « le
banc d'essai de la dialectique »[34] condamne
le principe d'identité à partir des difficultés de son application
aux phénomènes de transition observés dans la nature (tout être organique,
dit-il, est à chaque instant à la fois le même et pas le même) et réduit ce
principe à celui du bon sens. Hegel, comme Engels le remarque justement,
utilise lui aussi de nombreux exemples tirés de l'observation de la nature à
l'appui de son propos, ainsi dans le fameux exemple du bourgeon de la préface à
la « Phénoménologie de l'esprit ». Or cet exemple n'est pas tant utilisé pour
critiquer le principe d'identité que pour réclamer la compréhension de la « fluidité »
non seulement des mouvements organiques dans la nature, mais aussi des « mouvements
organiques » dans la philosophie. La « vie », celle de la nature, est en
quelque sorte un modèle théorique pour la pensée afin qu'elle apprenne à
affranchir la contradiction de son unilatéralité et à « reconnaître dans la
figure de ce qui semble conflictuel et en contrariété avec soi autant de
moments mutuellement nécessaires ».[35] Cependant
ce n'est pas l'étude de la biologie qui fonde la dialectique hégélienne. Du
point de vue de l'histoire de la philosophie, Hegel s'enracine dans une
tradition qui remonte aux Grecs - et en particulier à Platon et surtout
Aristote - qui considèrent la nature et en fait le monde – le cosmos – comme
une puissance vivante, conception qui a poursuivi une existence ésotérique dans
l'alchimie qui affirme justement la fluidité, la transformation des éléments
naturels les uns dans les autres.
Mais l’essentiel est ailleurs. La critique du principe d'identité chez Hegel ne
s'appuie pas sur des exemples empiriques, mais sur l'analyse de la structure de
l'opération intellectuelle et de l'acte de langage qui consistent dans
l'affirmation d'une identité. Il montre la forme contradictoire de
l'affirmation du principe d'identité : « Déjà la forme même de la
proposition est en contradiction avec elle, car une proposition promet aussi
une différence entre sujet et prédicat ; or celle-là ne fournit pas ce
qu'exige sa propre forme ».[36] Il
ne s'agit pas d'une réfutation du principe d'identité, mais de la découverte
que la forme même sous laquelle ce principe est énoncé contient la différence.
C'est précisément pourquoi Hegel place au point de départ de la doctrine de
l'essence ce qui constitue le nœud de sa logique, « l'identité de l'identité et
de la différence. » Or ce principe a, lui aussi, son histoire. L'influence de
Luther doit être signalée ; c'est lui qui propose de remplacer
la copule « est » du syllogisme latin par l'allemand « werden » :
l'essence des choses n'est pas l'identité, mais le devenir. Il faudrait
également lire les sermons et de traités de Maître Eckhart et l'on pourrait
sans mal y repérer les thèmes fondamentaux de la dialectique hégélienne.
Il apparaît que le principe de l'identité de l'identité et de la différence,
qui est aussi le principe de l'unité des contraires s'est développé non à
partir des sciences positives et de l'observation de la nature comme feint de
la croire Engels, mais bien comme une tentative pour résoudre les paradoxes
fondamentaux de la révélation chrétienne – par exemple le paradoxe du Père et
du Fils dont l'identité et la différence furent au centre de l'hérésie arienne
et du concile de Nicée.[37]
La troisième loi de la dialectique, celle de la négation de la négation
constitue, pour Engels, « la loi fondamentale pour l'édification du système
tout entier»[38].
Or cette négation de la négation est curieusement très peu développée chez
Engels. Le seul passage où le sujet est un tant soit peu traité est celui où
Engels polémique contre Dühring à propos du rôle de la « négation de la
négation » dans l'accouchement du communisme. Dühring reproche à Marx
d'utiliser la « négation de la négation » comme moyen de déduction a
priori du mouvement historique. Engels fait justement remarquer que Marx
n'utilise jamais cette « loi fondamentale de la dialectique » dans son
analyse ; c'est uniquement à la fin du livre I du « Capital », après avoir
démontré quels antagonismes travaillent le mode de production capitaliste,
qu'il parle de la négation de la négation. La dialectique serait donc chez Marx
une affaire purement formelle – ou comme Marx le dit lui-même une coquetterie
avec la manière hégélienne. Dans sa polémique contre Dühring, Engels démontre
donc le contraire de ce qu'il voulait démontrer, savoir le caractère
fondamentalement inessentiel de la dialectique dans le système marxien.
Que reste-t-il donc des lois de la dialectique ? Peu de choses sinon une
idée vague de mouvement, de connexions entre toutes les choses,
d'interpénétration des contraires ; bref, réduit à ces quelques « lois »,
le matérialisme dialectique est bien proche de la nuit théorique où toutes les
vaches sont noires. Marx a beaucoup mieux compris la logique hégélienne ;
dans la première section du Capital, il a présenté son analyse de la
marchandise à partir de cette logique hégélienne qui saisit la différence dans
l'identité et l'identité dans la différence. Mais il n'en a jamais fait
un principe de la chose, mais seulement une méthode – on pourrait presque dire
« procédé » – par laquelle la science peut exposer le mouvement réel, le
reproduire par la voie de la pensée et il se garde bien d'identifier les
antagonismes réels dans les relations entre individus et les contradictions
logiques que met en évidence la critique de l'économie politique. Engels au
contraire, en déclarant que les lois dialectiques ne sont que le résultat de
l'abstraction de l'étude du monde réel identifie le mouvement réel des choses
et le mouvement de la pensée et donc rejoint l'idéalisme hégélien.
La lecture de ces liasses de manuscrits où Engels note les points qu'il doit
développer dans la préparation de sa « dialectique de la nature » est tout à
fait éclairante. Les réserves à l'égard de Hegel tombe et Engels réhabilite la
philosophie de la nature face à la science positiviste. Mais de proche en
proche c'est l'ensemble de la philosophie de Hegel qui paraît retrouver la plus
haute place. Ainsi à propos de la distinction entre entendement et raison,
Engels approuve la distinction hégélienne :
« Cette distinction hégélienne, selon laquelle seule la
pensée dialectique est rationnelle, a un certain sens»[39].
Engels défend la « théorie du concept », telle qu'elle est
exposée dans la Logique, en opposition avec les philosophies de la nature de
son époque (Haeckel) dont il dénonce « l'absurdité ». La « charlatanerie de
l'induction » qui « vient des Anglais » est également mise à mal et Engels lui
oppose la démarche hégélienne « général, singulier, particulier » telle qu'elle
est exposée dans la troisième section de la Logique[40].
Notons que cette troisième section de la Logique que Engels oppose à la « charlatanerie »
des Anglais et à « l'absurdité » de Haeckel est précisément celle où est Hegel
définit l'Idée en termes on ne peut plus clairs et opposés à toute
interprétation matérialiste :
« L'idée peut être saisie comme la raison [...] ensuite
comme le sujet-objet, comme l'unité de l'idéel et du réel, du fini et de
l'infini, de l'âme et du corps-vivant, comme la possibilité qui a son
effectivité auprès d'elle-même [...] »[41].
Et c'est à partir de ce développement de l'Idée que Hegel
construit la nature non comme donné immédiat, irréductible, mais comme l'idée
qui saisit intuitivement.[42] Engels
approuve également Hegel dans le refus de la chose-en-soi kantienne
inconnaissable et de là il tire que Hegel est « un matérialiste beaucoup plus
résolu que les savants modernes»[43].
C'est là une remarque qu'on retrouvera fréquemment sous la plume de Lénine dans
ses cahiers de lecture consacrés à Hegel[44].
À partir de cet accord partiellement explicite sur les présupposés
philosophiques – la critique de l'entendement et le retour à la doctrine
hégélienne du concept – la dialectique de la nature développée par Engels
prendra de plus en plus nettement l'allure d'une simple copie de la philosophie
de la nature de Hegel. Non seulement la méthode et les lois dialectiques, mais
les exemples eux-mêmes sont identiques. Ainsi à propos de l'attraction et de la
répulsion : « Toute la théorie de la gravitation repose sur l'affirmation
que l'attraction est l'essence de la matière. Cela est nécessairement faux. Là
où il y a attraction, il faut qu'elle soit complétée par la répulsion»[45].
Et donc : « Hegel est génial même en ceci qu'il déduit l'attraction comme
élément second, de la répulsion comme élément primaire : un système
solaire ne se forme que parce que l'attraction prend progressivement le pas sur
la répulsion primitivement présente. »[46] Engels
approuve ici et trouve « génial » précisément ce qui a été le plus reproché à
la philosophie de la nature de Hegel, à savoir la déduction des lois de la
nature à partir de constructions philosophiques spéculatives[47] (comme
ici la dialectique de l'attraction et de la répulsion que Hegel expose dans la
Logique). Et donc Engels reprend à son compte cette méthode « géniale » et
postule lui aussi une force de répulsion comme complément dialectique
nécessaire de l'attraction. De la même manière, Hegel, qui a « anticipé sur les
découvertes ultérieures des sciences de la nature»[48], fournirait-il les
éléments de la théorie cinétique des gaz dans laquelle la chaleur agit comme
une force de répulsion. Or, le jeu des forces ou si l'on veut la dialectique
action-réaction ou attraction-répulsion est le chemin qui conduit, dans la
phénoménologie à la conscience de soi. Hegel ne considère donc pas les
catégories de la mécanique classique d'un point de vue épistémologique,
immanent à la méthode des sciences de la nature elle-même, mais plutôt d'un
point de vue extérieur, en tant que moments d'une démarche qui conduit l'esprit
à sortir de ce schéma théorique propre aux sciences empirico-analytiques. Telle
n'est évidemment pas l'intention de Engels qui veut, au contraire, transformer
cette « dialectique » attraction-répulsion en principe épistémologique des
sciences de la nature elle-même.
Engels prend également la défense de Hegel sur la divisibilité de la matière,
dont il considère qu'elle est une question « pratiquement indifférente pour la
science»[49] :
Hegel se tire très facilement d'affaire sur cette question
de la divisibilité en disant que la matière est l'un et l'autre, divisible et
continue, et en même temps ni l'un ni l'autre, ce qui n'est pas une réponse,
mais est presque prouvé maintenant.[50]
Plus généralement Engels estime que la science vit toujours,
consciemment ou inconsciemment, sous la coupe d'une philosophie et si elle le
fait inconsciemment, elle tombe sous la coupe d'une mauvaise philosophie. « Ceux
qui vitupèrent le plus la philosophie, dit-il, sont précisément esclaves des
pires restes vulgarisés des pires doctrines philosophiques. »[51] En
étudiant les catégories de la pensée - et selon Engels, Hegel est le premier
depuis Aristote à avoir repris sérieusement cette tâche - , la philosophie
fournit à la science l'aide la plus précieuse. Citant un morphologiste anglais
qui affirmait que l'idée archétype existait bien avant l'espèce animale qui
l'incarne, Engels commente ironiquement : « Si c'est un savant mystique
qui dit cela, sans penser à rien en le disant, cela passe ; mais si c'est
un philosophe qui en le disant pense quelque chose et même au fond une chose
juste, bien que présentée à l'envers, c'est du mysticisme et un crime inouï. »[52] Engels
envisage que la philosophie se perde dans la « science positive », mais
seulement quand les sciences positives auront assimilé la dialectique. Encore
restera-t-il à la philosophie le champ de la théorie pure de la pensée.[53] Or
Engels considère que la science positiviste maintient en vie les déchets de
l'ancienne métaphysique. Le matérialisme dialectique tel qu'il est défini par
Engels n'est donc pas un scientisme, il fait pas découler les positions
philosophiques des résultats acquis dans les sciences, mais bien au contraire,
il ne considère que les sciences n'ont d'avenir que pour autant qu'elles
deviennent dialectiques, donc qu'elles se mettent à l'école de la philosophie
qui reste bien la science de la science, en tant que théorie de la pensée pure.
Sur toutes les questions essentielles soulevées par Hegel lui-même, Engels veut
se situer dans le cadre de la philosophie hégélienne de la nature, convaincu
qu'il est que le danger le plus grand n'est pas la déduction a priori des lois
de la nature, mais bien l'empirisme plat qui trouve son contrepoint dans le
spiritisme et toutes les formes de l'irrationalisme moderne. La difficulté et
les méprises qui ont suivi tiennent à ce que Engels attaque, sous le nom de
métaphysique, non la métaphysique elle-même, mais la science basée tout à la
fois sur le principe d'identité, le principe de non-contradiction et la place
fondamentale de l'expérience, bref la cible même de toute la pensée hégélienne,
l'entendement. Cependant, Engels affirme ainsi combattre la métaphysique au nom
de la science moderne, alors que Hegel combat le dogmatisme pour réaliser la
métaphysique. Tout naturellement Engels revient ainsi à de nombreux éléments de
ce système de Hegel dont il avait voulu extraire la méthode. Mais comme il y
revient inconsciemment, ou sans vouloir en tirer toutes les conclusions, ce qui
chez Hegel était cohérent devient chez Engels tout à fait incohérent et
transforme en chimères les thèses de la dialectique de la nature.
Cet hégélianisme incohérent, qui caractérise la position de Engels dans les
années 1880, est repris par Lénine – qui propose de créer « une société
des amis matérialistes de Hegel » – et par la plupart des marxistes. C'est ce
autour de ce socle bien fragile que se définit le « marxisme orthodoxe », même
si souvent, chez ces marxistes, qui ne possèdent pas nécessairement de culture
philosophique particulière, la dialectique de la nature n'est plus qu'un autre
nom pour désigner les « sciences positives ». Le marxisme français, par
exemple, pour autant qu'il se soit penché sur ces questions, s'est très souvent
contenté de faire l'apologie avec des « mots dialectiques » de la science telle
qu'elle était pratiquée et de la tradition du rationalisme français.
Le paradoxe veut que le rejet de la dialectique de la nature soit souvent
présenté dans la littérature marxiste comme une critique du positivisme et du
matérialisme mécaniste qui aurait infesté le « marxisme orthodoxe », à quoi il
faudrait répondre par un retour à la dialectique de Hegel dont la « fluidité »
permettrait de chasser le dogmatisme. Autrement dit à la méprise de Engels qui
prend pour une destruction de la métaphysique la dialectique de la nature,
moment essentiel de la réalisation d'une métaphysique non dogmatique, s'ajoute
maintenant la méprise de Lukacs et des théoriciens de la dialectique
objet-sujet (Korsch par exemple dans « Marxisme et Philosophie ») qui prennent
pour du positivisme plat ce qui est hégélien dans le matérialisme dialectique
et prétendent restaurer la dialectique hégélienne en l'amputant d'un de ses
moments essentiels.
Il ne s'agit pas dans l'étude des textes de Engels de mettre évidence des
opinions sans liens entre elles au moyen de phrases isolées ; bien au
contraire, c'est toute une problématique nouvelle (par rapport à Marx) qui
s'affirme, même si elle reste en partie masquée par les dénégations qui
maintiennent officiellement le lien entre cette philosophie de la nature et les
positions anciennes défendues en commun vers 1845 par Marx et Engels.
Progressivement s'agence une conception théorique qui définit la « philosophie
du marxisme » comme une sorte de « hégélianisme » corrigé et qui conduit à
construire le matérialisme dialectique comme la reprise pure et simple de la
dialectique hégélienne de la matière et de la philosophie de la nature,
mais dans un contexte qui lui est radicalement étranger. La « restauration hégélienne »
aboutit à la mise en cause de toutes les spécificités de la théorie de Marx.
Mais ce nouveau « hégélianisme » est amputé du système qui fait de la
dialectique le mouvement même de l'esprit et de la culture humaine. Le
matérialisme dialectique apparaît alors comme l'application extérieure de lois
formelles de la pensée. Si le texte de Engels se présente encore comme un
commentaire et une illustration assez érudite sur le plan scientifique de la
philosophie de la nature hégélienne, chez les « épigones » on tombe dans ce « formalisme
monotone » et
Le produit de cette méthode qui consiste à coller les deux
ou trois déterminations du schéma général sur toutes les choses célestes et
terrestres, sur toutes les figures naturelles ou spirituelles, à tout ranger de
cette manière, n'est rien moins qu'un lumineux rapport sur l'organisme de
l'univers, c'est-à-dire un tableau semblable à ces squelettes encollés de
petites fiches ou ces rangs de boîtes fermées adornées d'étiquettes qu'on
trouve dans les boutiques de marchands d'épices[54].
On peut dire finalement que le « matérialisme dialectique »
inverse exactement les buts qu'il s'était fixés. Au lieu de reprendre la
méthode vivante en démontant le système idéaliste, il reconstruit un système au
fond tout aussi idéaliste que celui de Hegel, mais en le privant de sa
véritable dialectique, laquelle explicite les moments et les contradictions
dans lesquels se constitue un savoir.
La situation intellectuelle de la fin des années 1870 bien
différente de celle des années 1840 et explique en partie cette involution
de la pensée de Engels. « L'ennemi principal » n'est plus la philosophie
spéculative, mais un positivisme qui s'oppose au marxisme y compris au sein du
mouvement socialiste. Néanmoins, quelles que soient les raisons « tactiques »
de ce renversement, les deux positions, celle de Marx et Engels dans les années 1845
et dans toute l'œuvre théorique de Marx d'une part et celle de Engels dans les
textes des années 1870-80 d'autre part, sont difficilement conciliables.
Il faut bien admettre que les présuppositions philosophiques qui conduisent au
« matérialisme historique » tel qu'il est exposé dans La Sainte Famille et dans
l'Idéologie Allemande[55] et
les présuppositions philosophiques du « matérialisme dialectique » telles
qu'elles sont développées par Engels – avec l'accord explicite de Marx ! –
sont rigoureusement contradictoires et par conséquent que la doctrine « marxiste »
unissant « matérialisme historique » et « matérialisme dialectique », quels que
soient les « liens dialectiques » qu'on ait pu placer entre les deux, n'est
qu'un bric-à-brac de positions contradictoires et nullement le développement
d'une problématique théorique cohérente. C'est bien pourquoi le marxisme est
philosophiquement introuvable. Les méprises marxistes au sujet de la
dialectique de la nature résument les méprises des marxistes au sujet du lien
entre Marx et Hegel et nous pouvons donc comprendre pourquoi tant de contresens
se sont accumulés sur le sens de l'œuvre de Marx dans la mesure même où cette œuvre
n'a été pratiquement connue qu'à travers une conception du monde qui lui est
philosophiquement antagonique.
La responsabilité de cette situation ne pèse cependant que partiellement sur
Engels. Son projet n’a jamais été achevé, puisque, la « Dialectique de la
nature » n’est pas un ouvrage, mais une collection de manuscrits et de notes
publiés bien après la mort de Engels et à un moment où la transformation du
marxisme en dogme était déjà bien avancée. Ce projet dans ses intentions était
loin d’être absurde : des auteurs contemporains comme Prigogine et
Stengers affirment la nécessité d’historiser la physico-chimie et ils
ajoutent : « Peut-être sommes-nous ici proches de ce qui fut la base de
l’idée de « dialectique de la nature. »[56]
Cependant la tentative de reprendre appui sur la philosophie hégélienne de la
nature pour lutter contre les défauts manifestes du scientisme et du
positivisme était vouée à l’échec. La récupération de cette tentative
malheureuse pour les besoins du « marxisme orthodoxe » jetait, par un
effet retour, la suspicion sur Engels chez ceux qui avaient entrepris la
critique des nouveaux dogmes.
Il est plus que temps, si on veut faire revivre la tradition issue de Marx et
Engels, d’abandonner l’idée d’un « marxisme » comme conception
globale de la nature et de la société humaine, c'est-à-dire en réalité comme
système métaphysique, pour revenir au travail précis des « pères
fondateurs » afin d’en faire l’inventaire. C’est le seul moyen de rendre à
Engels la place qui lui est due : non celle d’un doctrinaire producteur de
systèmes (fussent-ils « dialectiques »), mais celle d’un penseur
puissant à qui il est arrivé, comme à tout le monde de se fourvoyer.
Notes
[1]David
Riazanov : Marx et Engels (Conférences faites aux cours de marxisme près
l’académie Socialiste - Éditions Anthropos - page 223)
[2]Pour
la présentation de cette manifestation, voir « Actuel Marx n° 17 -
Premier semestre 1995)
[3]Engels
donna un jour sa réponse à un questionnaire à la mode en forme de
« Confessions ». A la question « Votre idée du
bonheur ? » Engels répondait « Château Margaux 1848 »
…
[4]Trotsky :
Journal d’exil - 13 Février 1935
[5]op.cit.
pages 33-34
[6]Voir
Marx : Oeuvres - Politique 1 - Édition de la Pléiade pages 1105
et sq.
[7]Engels
fera l’histoire de cette lutte dans « La Campagne pour la constitution du
Reich »
[8]Georges
Labica : « Le statut marxiste de la philosophie » (Édition
Complexe 1976). Même si je ne suis pas d’accord avec la conclusion de ce livre
(« pour un marxiste, pas de philosophie »), on peut y trouver des
analyses très riches de la formation de la pensée de Marx et Engels.
[9]op.cit.
page 57
[10]Marx
: Critique de l’économie politique (1859) Avant-propos - Pléiade Tome 1
page 274
[11]ibid.
[12]Lettre
de Engels à Marx - 19 Nov. 1844 (in Correspondance I - Éditions sociales)
[13]in Ludwig
Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande.
[14]Oeuvres tome 3 « Philosophie » - Introduction
page CXXIV (édition de la Pléiade)
[15]op.cit.
page 64
[16]La
Sainte Famille Chapitre VI,II PL 3 page 526
[17]Actuel
Marx n° 17 - Sur l’importance politique actuelle de ces « innovations
d’Engels », voir LMA n° 21
[18]in
Marx- Oeuvre 4 - Pléiade (page 557)
[19]Introduction
à ‘La lutte des classes en France, 1848 à 1850’ de Karl Marx (1895) in
Marx : Oeuvres 4 - Pléiade page 1135
[20]Georg
Lukacs : « Histoire et Conscience de classe » Éditions de Minuit
1960 page 21. La position de Lukacs évoluera nettement après les années 20.
Lukacs reviendra à la dialectique de la nature notamment dans ses dernières œuvres
comme «Zur Ontologie des gesellschaftlichen Sein».
[21]Lukacs
op.cit. page 28
[22]ibid.
[23]Engels :
Anti-Dühring Éditions Sociales 1977 page 50 - Par la suite nous notons AD.
[24]ibid.
[25]ibid.
[26]A-D
page 51
[27]ibid.
[28]Encyclopédie des Sciences Philosophiques en abrégé
§ 27 (noté ESP)
[29]A-D
page 51
[30]Engels :
Dialectique de la nature (Éditions Sociales 1968 page 57 - abrégé en DN)
[31]Ibid.
page 69
[32]Ibid.
[33]Ibid.
[34]A-D
page 52
[35]Phénoménologie
de l’esprit (Édition JP Lefebvre page 28)
[36]ESP
§ 115
[37]On
le voit, le parti pris de Lénine de lire Hegel en écartant les «bondieuseries»
et tout ce qui se rapporte à l'Absolu revient à ne pas lire Hegel du
tout !
[38]DN
page 69
[39]DN
page 224
[40]ESP
§ 163
[41]ESP
§ 214
[42]cf.
ESP § 244
[43]DN op.cit. page 245
[44]Lénine :
Cahiers Philosophiques (Éditions Sociales 1973)
[45]DN
op.cit. page 248
[46]DN
op.cit. page 248
[47]La
physique moderne a définitivement fait voler en éclat toutes ces catégories
métaphysiques artificielles d'attraction et de répulsion. Un électron n'est pas
«attiré par le noyau» et les protons qui devraient se repousser l'un l'autre au
sein du noyau sont liés par la plus forte des liaisons. Ces paradoxes ne
peuvent être résolus qu'en abandonnant sans remord la «dialectique de la
nature» et s'intéressant à la «minutie» de la science moderne dans l'étude des
interactions.
[48]DN
op.cit. page 248
[49]DN
op.cit. page 249
[50]DN
op.cit. page 249
[51]DN
op.cit. page 211
[52]DN
op.cit. page 207
[53]Cette
vision est sans doute discutable, mais l'évolution de la philosophie, telle
qu'elle peut-être constatée au XIXe et au XXe siècle, n'est pas sans lui
donner quelque raison.
[54]Phénoménologie
de l’esprit LXIV - (op.cit. page 61)
[55]Les
«thèses sur Feuerbach» qui se situent à la charnière entre ces deux ouvrages
exposent une critique du matérialisme naturaliste qui est celui des Lumières
aussi bien que de Feuerbach. Mais elles n'impliquent nullement le retour à une
problématique idéaliste ou «dialectique», mais au contraire approfondissent la
critique marxienne de la philosophie spéculative en dénonçant ce qu'il y a
aussi de spéculatif dans le matérialisme passé.
[56]Isabelle
Stengers et Ilya Prigogine : Entre le temps et l’éternité Flammarion
1992 page 181