Vue de loin, l’opposition entre la philosophie antique et médiévale
et la philosophie moderne est frappante. Alors que la première part
du bien et du bon pour lutter contre le mouvement qui emporte tout,
contre la corruption générale, la seconde part du mal comme ce par
quoi seulement le bien peut advenir. Alors que les Anciens voyaient
la nature le modèle à suivre, les Modernes n’y voient plus qu’un
état originaire témoin de la chute et c’est la sortie de l’état
de nature qui ouvre la voie à la rédemption. Alors que le Méphisto
de Goethe affirme « Je suis l’esprit qui toujours nie »,
le progrès historique et moral de l’humanité va bientôt
apparaître, avec Hegel et Marx, comme l’expression manifeste de
cette puissance du négatif. Ainsi la raison historique se
manifeste-t-elle pour Hegel à travers son contraire, le déchaînement
des passions, la haine et la destruction.
Texte
Hegel :
La raison dans l’histoire
Les mobiles historiques
(…) Or la première image que nous offre
l’histoire est celle des actions humaines telles qu’elles
dérivent des besoins, des passions, des intérêts, de l’idée que
les hommes s’en font, des buts qu’ils s’assignent, de leur
caractère et de leurs qualités. Si bien que, dans ce spectacle de
l’activité, ce sont ces besoins ces passions, ces intérêts,
etc., qui apparaissent comme les seuls mobiles biles. I1 est vrai que
les individus se proposent aussi des fins générales et veulent
faire le Bien, mais leur vouloir est ainsi fait que le Bien qu’ils
veulent faire est d’une nature plutôt limitée. Il en est ainsi du
noble amour de la patrie, qui peut fort bien être un pays
insignifiant au regard du monde et de la finalité générale du
monde. Et il en va de même pour tout ce qui relève de l’honnêteté
en général : l’amour de la famille, la fidélité aux amis,
etc. En bref, toutes les vertus s’évanouissent ici. La destination
de la raison est certes réalisée dans ces sujets vertueux et le
cercle de leur activité, mais il s’agit de quelques individus
isolés qui paraissent insignifiants par rapport à la masse de
l’espèce humaine, et l’espace où se déploient leurs vertus est
relativement restreint. Les passions, en revanche, les fins de
l’intérêt particulier, la satisfaction de l’amour‑propre,
sont la puissance la plus grande. Leur force réside en ceci,
qu’elles ne respectent aucune des bornes que le droit et la
moralité veulent leur imposer. De surcroît, la force naturelle de
la passion est plus apparentée à la nature humaine que
l’apprentissage long et artificiel du sens de l’ordre et de la
modération, du droit et de la moralité.
Lorsque nous considérons ce spectacle des
passions et les conséquences de leur déchaînement, lorsque nous
voyons la déraison s’associer non seulement aux passions, mais
aussi et surtout aux bonnes intentions et aux fins légitimes,
lorsque l’histoire nous met devant les yeux le mal, l’iniquité,
la ruine des empires les plus florissants qu’ait produits le génie
humain, lorsque nous entendons avec pitié les lamentations sans nom
des individus, nous ne pouvons qu’être remplis de tristesse à la
pensée de la caducité en général. Et étant donné que ces ruines
ne sont pas seulement l’œuvre de la nature, mais encore de la
volonté humaine, le spectacle de l’histoire risque à la fin de
provoquer une affliction morale et une révolte de l’esprit du
bien, si tant est qu’un tel esprit existe en nous. On peut
transformer ce bilan en un tableau des plus terrifiants, sans aucune
exagération oratoire, rien qu’en relatant avec exactitude les
malheurs infligés à la vertu, l’innocence, aux peuples et aux
états et à leurs plus beaux échantillons. On en arrive à une
douleur profonde, inconsolable que rien ne saurait apaiser. Pour la
rendre supportable ou pour nous arracher à son emprise, nous nous
disons : Il en a été ainsi ; c’est le destin ; on
n’y peut rien changer; et fuyant la tristesse de cette douloureuse
réflexion, nous nous retirons dans nos affaires, nos buts et nos
intérêts présents, bref, dans l’égoïsme qui, sur la rive
tranquille, jouit en sûreté du spectacle lointain de la masse
confuse des ruines. Cependant, dans la mesure où l’histoire nous
apparaît comme l’autel où ont été sacrifiés le bonheur des
peuples, la sagesse des États et la vertu des individus, la question
se pose nécessairement de savoir pour qui, à quelle fin ces
immenses sacrifices ont été accomplis. C’est par cette question
que nous commençâmes notre méditation. Or dans tous les faits
troublants qui peuplent ce tableau, nous ne voulons voir que des
moyens au service de ce que nous affirmons être la destination
substantielle, la fin ultime absolue ou, ce qui revient au même, le
véritable résultat de l’histoire universelle. Nous avons
généralement évité de nous engager dès le commencement dans la
voie des réflexions, de passer directement de l’image des faits
particuliers à leur sens général. D’ailleurs ces réflexions
sentimentales n’ont aucun intérêt à s’élever au‑dessus
de ces considérations et des sentiments qui en dérivent, et
résoudre réellement les énigmes de la Providence dont nous avons
fait état. Il leur convient plutôt de se complaire mélancoliquement
dans les sublimités vides et stériles que leur inspire ce premier
bilan négatif. Revenons donc au point de vue qui est le nôtre :
les éléments que nous indiquerons fourniront l’essentiel pour la.
réponse aux questions que notre tableau de l’histoire n’aura pas
manqué de poser.
Passions et intérêts
Notons, en premier lieu, que ce que nous avons
appelé principe, fin ultime, détermination, en soi, ou bien nature
et concept de l’esprit n’est qu’une généralité, une
abstraction. Le principe, comme la maxime ou la loi, est quelque
chose d’intérieur et de général; en tant que tel, quelque vrai
qu’il soit en lui-même, il n’est pas entièrement réel. Les
buts, les maximes, etc., se trouvent d’abord dans notre pensée,
dans nos intentions intérieures ou bien dans des livres, mais
n’existent pas encore dans la réalité. Ce qui est en soi est une
possibilité, un pouvoir‑être, mais qui n’est pas parvenu
encore à l’existence. Pour qu’il soit une réalité, un second
moment doit s’adjoindre : la mise en acte, la réalisation,
qui a son principe dans la volonté, dans l’activité en général
de l’homme dans le monde. C’est seulement par cette activité que
ces concepts et ces déterminations existant en soi s’accomplissent
et se réalisent.
Les lois et les principes ne vivent pas et ne s’imposent pas
immédiatement d’eux-mêmes. L’activité qui les rend opératoires
et leur confère l’être, c’est le besoin de l’homme, son
désir, son inclination et sa passion. Pour que je fasse de quelque
chose une oeuvre et un être, il faut que je sois intéressé. Je
dois y participer et Je veux que l’exécution me satisfasse,
qu’elle m’intéresse. « Intérêt » signifie « être
dans quelque « chose », une fin pour laquelle je dois
agir doit aussi, d’une manière ou d’une autre, être aussi ma
fin personnelle. Je dois en même temps satisfaire mon propre but,
même si la fin pour laquelle j’agis présente encore beaucoup
d’aspects qui ne me concernent pas. C’est là le deuxième moment
essentiel de la liberté: le droit infini du sujet de trouver la
satisfaction dans son activité et son travail. Si les hommes doivent
s’intéresser à une chose, il faut qu’ils puissent y participer
activement. Il faut qu’ils y retrouvent leur propre intérêt et
qu’ils satisfassent leur amour‑propre. Ici il faut dissiper
un malentendu : On a raison d’employer le mot intérêt dans
un sens péjoratif et de reprocher à un individu d’être
intéressé. On veut dire par là qu’il ne cherche que son bénéfice
personnel, sans se soucier de la fin générale sous le couvert de
laquelle il cherche son profit, et même en la sacrifiant à
celui‑ci. Mais celui qui consacre son activité à une chose
n’est pas seulement intéressé en général, mais s’y
intéresse : la langue rend exactement cette nuance. Il n’arrive
donc rien, rien ne s’accomplit, sans que les individus qui y
collaborent ne se satisfassent aussi. Car ce sont des individus
particuliers, c’est-à-dire des hommes dont les besoins, les désirs
et les intérêts en général sont particuliers, tout en étant
foncièrement les mêmes que ceux des autres. Parmi ces intérêts il
faut compter non seulement l’intérêt de leur besoin et de leur
volonté propre, mais aussi celui de leur réflexion, de leur
conviction ou tout au moins de leur opinion, si toutefois le besoin
du raisonnement, de l’entendement et de la raison s’est déjà
éveillé. Les hommes exigent aussi que la, cause pour laquelle ils
doivent agir, leur plaise; que leur opinion lui soit favorable :
ils veulent être présents dans l’estimation de la valeur de la
cause, de son droit, de son utilité, des avantages qu’ils pourront
récolter. C’est là un caractère essentiel de notre époque :
les hommes ne sont guère plus conduits par l’autorité ou la
confiance ; c’est seulement en suivant leur jugement
personnel, leur conviction et leur opinion indépendantes qu’ils
consentent collaborer à une chose.
(extrait de « La raison dans l’histoire » - UGE 10/18 –
Traduction de Kostas Papaioannou)
La ruse de la raison
Le déchirement de la conscience de soi
La philosophie de Hegel constitue un véritable
renversement des problématiques philosophiques classiques. La
passion constitue, pour la tradition, le négatif par excellence :
elle est en effet la dépossession de soi-même, la soumission de la
raison à une puissance extérieure mais aussi une « maladie »
et une « gangrène de la raison pratique », nous dit
Kant. La raison s’y oppose point par point, puisque seule elle est
la source de la liberté humaine. Mais Hegel, en bon « fonctionnaire
de l’esprit universel », enregistre les changements dans les
conceptions que se font les philosophes et, au-delà d’eux, les
sociétés les plus avancées. Avec Machiavel, la politique devait
se débarrasser de la théologie et de la morale moralisante – la
morale abstraite chez Hegel – si elle voulait être efficace et
permettre la paix civile effective. Avec tous les philosophes du
contrat social, ce sont les intérêts égoïstes qui constituent la
base la plus stable possible d’un bon gouvernement. Avec les
économistes classiques ou avec Montesquieu, le commerce motivé
uniquement par l’appât du gain devient l’élément civilisateur
majeur. Mais chez eux tous, le mal n’est jamais vraiment un mal ;
il n’est qu’un défaut qui s’annule de lui-même, un manque
créateur. Il n’y a plus vraiment chez Hegel cet optimisme à tout
crin. La puissance du négatif ne peut s’accomplir que par un
retournement ou plus exactement une négation de cette négation.
Si on y réfléchit, cette idée que le bien
advient par le mal et par le retournement du mal, cette idée de la
puissance du négatif s’accomplissant jusqu’à la négation de la
négation, s’accorde cependant avec la tradition chrétienne. La
justice de Dieu dans le monde passe par le mal. Il faut que Judas
trahisse Jésus et que, par là, le fils de Dieu (fils de l’homme)
soit mis à mort pour que le rachat des péchés soit possible. Cette
mise à mort, sacrilège suprême, déicide, apparaît comme le
moment nécessaire pour la « bonne nouvelle » soit donnée
à toute l’humanité, cette bonne nouvelle qui annonce :
« Heureux les affligés, car ils seront consolés! / Heureux
les débonnaires, car ils hériteront la terre! / Heureux ceux qui
ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés! »
(Matthieu, 5).
Car c’est bien à cette source qu’on doit
comprendre la pensée hégélienne du mal. « En tant qu’il
est substance, l’esprit est l’inflexible et juste identité à
soi-même ; mais en tant qu’être pour soi, cette
substance est la bonté dissoute, qui se sacrifie, en laquelle chacun
accomplit son œuvre propre, déchire l’être universel et en prend
sa part. » (Phénoménologie de l’esprit, VI,
trad. JP Lefebvre) Le « mouvement et l’âme » de
l’esprit est là tout entier. Sans quoi il ne serait qu’« essence
morte » dit encore Hegel. La bonté doit se sacrifier – c’est
le sens du sacrifice du Fils – et chacun doit prendre sa part de
l’universel, c'est-à-dire que le particulier « déchire »
l’universel, mais c’est seulement dans ce déchirement du monde
éthique en l’au-delà et l’ici-bas que va advenir « la
conscience de soi effective de l’esprit absolu ». L’analyse
des grandes tragédies grecques d’Œdipe et d’Antigone peut
servir de fil directeur pour comprendre comment, selon Hegel, par
cette déchirure peut se constituer la moralité effective, la
Sittlichkeit.
Nous partons du royaume éthique, « monde
immaculé que ne souille aucune scission », celui que donne la
famille. La loi humaine et la loi divine y sont à la fois séparées
et réunies immédiatement. Tant que l’individu est simplement un
membre de la famille, tant qu’il n’existe pas pour lui même,
mais seulement comme « ombre ineffective », la paix règne
dans le royaume éthique. Mais l’individu doit agir pour lui-même
que c’est l’acte qui en « trouble la tranquillité de
l’organisation et du mouvement ». La conscience de soi veut
entrer dans son droit et c’est seulement par l’acte que cela se
peut faire, « l’acte qui est le Soi-même effectif ».
Dans l’acte, les lois divine aussi bien qu’humaine semblent
s’annuler. C’est la « terrible nécessité du destin »
qui prend le dessus, ce destin où s’abîment les deux consciences
de soi de l’homme et de la femme (père et mère) pour qu’advienne
l’être pour soi absolu de la conscience de soi purement
individuelle. D’où procède ce mouvement ? Il se déploie à
parti du royaume souci éthique. Œdipe quitte ceux qu’il croit
être ses parents pour éviter d’être conduit au double crime
prédit par l’oracle. Antigone choisit la loi des dieux contre
l’ordre de Créon. Pour Hegel, ce conflit n’est pas la collision
du devoir et de la passion – car la passion peut être un devoir –
ni la collision d’un devoir avec un autre devoir – collision
comique qui verrait un absolu habité d’une opposition. Œdipe et
Antigone savent ce qu’ils ont à faire. En effet, « la
conscience éthique sait ce qu’elle a à faire et elle est bien
décidée à appartenir à une loi, que ce soit la loi divine ou la
loi humaine. » Mais ce passage à l’acte, parce qu’il
signifie que la conscience se décide pour l’une ou l’autre loi,
la loi divine ou la loi humaine, la place « comme dans une
malheureuse collision du seul devoir et de l’effectivité dépourvue
de droit ». Et donc « tout ceci fait naître chez la
conscience l’opposition de ce qui est su et de ce qui n’est
pas su, de même que cela fait naître dans la substance, celle
du conscient et de l’inconscient ; et le droit
absolu de la conscience de soi éthique entre en conflit avec le
droit divin de l’essence. »
Ainsi la conscience de soi « pose elle-même
la scission » dès qu’elle passe à l’acte et l’acte fait
qu’elle devient faute. Car « l’agir est lui-même
cette scission qui consiste à se poser, soi pour soi, et à poser
face à ce soi une effectivité étrangère ; qu’il y ait
semblable effectivité relève de l’agir lui-même et est son fait.
C’est pourquoi il n’est d’innocent que l’inactivité, comme
celle de l’être d’une pierre, mais même celle d’un enfant ne
l’est pas. » Œdipe est coupable par le simple fait qu’il
est conscient de soi et donc agit, choisit la loi humaine et sa force
propre contre le destin dicté par les Dieux. Antigone est coupable
de choisir une loi divine qui l’amène une « effectivité
sans droit ». Hegel donne la clé du mystère : « ce
n’est pas tel individu singulier qui agit, qui est
coupable » car cet individu n’est que « le moment
formel de l’agir ». L’action n’est claire que d’un
côté, celui de la décision en général. Elle se trouve toujours
en face de quelque chose qui lui est étranger. D’un côté
l’action est savoir – je sais ce que je décide de faire – mais
elle n’est pas encore effectivité et son effectivité est toujours
du non su, car « l’effectivité garde caché en soi l’autre
côté étranger au savoir et ne se montre pas à la conscience telle
qu’elle est en soi et pour soi » – le sens et la portée de
mon acte, ce qu’il est en lui-même, cela je ne le sais pas au
moment où j’agis. Dans le drame d’Œdipe, l’effectivité
« ne montre pas au fils le père dans celui qui l’a insulté
et qu’il tue ». Dans l’action conscient et inconscient sont
donc nécessairement liés. Et ainsi, il y a « aux trousses de
la conscience de soi éthique une puissance occulte qui ne se montre
qu’une fois l’acte commis ». Mais c’est seulement dans
l’acte accompli que s’éteint l’opposition entre le su et le
non su, que l’inconscient est rattaché au conscient :
« commettre l’acte, c’est mettre en mouvement l’immobile,
faire devenir ce qui était encore seulement enfermé dans sa
virtualité. »
Cette analyse très générale permet de
comprendre la philosophie hégélienne de l’histoire. La faute et
même le crime – celui d’Œdipe ou celui d’Antigone – sont
les résultats nécessaires de cette séparation dans l’agir humain
entre le su et le non su et seule l’action, avec toutes
conséquences peut faire venir au grand jour ce qui n’était que
virtuel. La tragédie de la destinée individuelle devient ainsi le
moment par lequel l’esprit accomplit sa propre destinée. Et c’est
bien pourquoi rien n’est plus étranger à la compréhension de
l’histoire humaine que le jugement du moralisme abstrait, de celui
qui ne veut pas sortir du royaume paisible et immobile de la bonne
conscience éthique, de celui qui veut garder à tout prix
l’innocence, mais une innocence qui peut seulement être celle de
la pierre.
Du dépouillement à la révolution
Marx, à bien des égards, opère une rupture
radicale avec le hégélianisme. Pourtant, la philosophie de
l’histoire n’est pas exempte de reprises fortes – souvent
revendiquées – de la téléologie historique hégélienne. Alors
que Hegel part de l’analyse de la conscience de soi, Marx part de
l’analyse du travail en tant que rapport de l’homme à lui-même.
La contradiction se développe dans la propriété entre le travail,
source subjective de la propriété (voir Locke) et perte de la
propriété et le capital, travail objectif ou plutôt objectivé et
perte du travail. Mais cette contradiction est un « état
dynamique qui avance vers la solution du conflit » et ainsi
« le dépassement de l’aliénation de soi suit la même voie
que l’aliénation de soi » (Communisme et propriété,
in Ébauche d’une critique de l’économie politique,
manuscrits de 1844, Œuvres II, La Pléiade). Reste à comprendre
cette voie de l’aliénation de soi qui n’est que l’expression
philosophique du mouvement de la grande industrie et du développement
capitaliste.
Tout d’abord, au sein de la propriété privée,
dans laquelle les rapports entre les hommes s’établissent
uniquement par l’intermédiaire des choses sur un marché, loin que
la production satisfasse les besoins humains d’une manière
humaine, domine au contraire la recherche d’un besoin toujours
nouveau engendrant un nouveau sacrifice. Chacun cherche à placer
l’autre dans une nouvelle dépendance. « Ainsi avec la masse
des objets, l’empire d’autrui croît au détriment de chacun. »
(Besoin, Luxe et misère, op. cit.) L’homme se vide ainsi de
son humanité et tous les besoins sont remplacés par le besoin
insatiable d’argent et « la démesure effrénée devient sa
véritable norme ». Dans les rapports sociaux structurés par
la propriété privée, le développement du raffinement de la
civilisation produit d’un autre côté « la sauvagerie
bestiale ». L’accumulation de la richesse produit
l’accumulation de la pauvreté, l’accumulation des besoins
produit « la simplicité totale, grossière et abstraite du
besoin » qui marque la condition de l’ouvrier. Développant
philosophiquement ce que les analyses d’Engels – notamment La
situation de la classes laborieuses en Angleterre – avaient
établi, Marx décrit un prolétariat dont l’aliénation est
absolue. Il est dépouillé de son humanité elle-même : « La
lumière, l’air, la propreté animale la plus élémentaire cessent
d’être un besoin pour l’homme ». Ce processus de
dégradation est parachevé par le développement du machinisme :
« la simplification de la tâche grâce à la machine est mise
à profit pour faire de l’enfant – de l’être qui n’a pas
encore achevé ni sa croissance ni sa formation – un ouvrier qui, à
son tour, devient un enfant délaissé. La machine prend avantage de
la faiblesse de l’homme pour réduire l’homme faible à l’état
de machine. »
Ainsi, la production capitaliste produit l’homme
comme marchandise et comme un homme déshumanisé. Mais c’est dans
cette aliénation complète, cette dépossession de soi que le
prolétaire va pouvoir se poser comme l’antagoniste absolu de la
propriété capitaliste. Parce qu’il est dépossédé de tout, il
n’a plus aucune attache avec le système de la propriété et peut
donc se dresser face à lui comme son ennemi le plus radical. Parce
qu’il est privé de toutes les caractéristiques spécifiques qui
font la richesse de la vie individuelle, parce qu’il est réduit à
l’état de marchandise, il est donc devenu du même coup l’homme
en général, l’être générique, c'est-à-dire que le genre
humain lui-même se trouve entièrement dans la figure du prolétaire.
Le développement de la contradiction incluse dans la propriété
privée conduit à la constitution du prolétariat qui apparaît
d’abord comme la chute de l’humanité, la face noire du progrès.
Mais l’histoire ne s’arrête pas en chemin. Ce développement du
prolétariat comme négation de l’humanité conduit à la négation
de la négation, c'est-à-dire au communisme qui réconcilie
l’individu avec le genre, le travailleur avec travail et la
propriété individuelle avec la propriété de tous.
Cette première forme de la pensée de Marx
renvoie à quelque chose de bien connu : le prolétariat est le
Christ rédempteur. Comme le dit Michel Henry, le prolétariat « doit
aller jusqu'au fond de la souffrance et du mal, jusqu’au sacrifice
de son être, donner sa sueur et son sang et finalement sa vie même,
pour parvenir, à travers cet anéantissement complet de soi, qui est
une négation de la vie, à la vie véritable qui laisse là toute
finitude et toute particularité, qui est une vie totale et le salut
lui-même. » (Karl Marx, I, Une philosophie de la
réalité, Gallimard, 1976, réédité dans la collection Tel,
1991, p143) Ainsi, « le prolétariat n’est qu’un substitut
du Dieu chrétien, l’histoire qu’il promeut et va accomplir n’est
que la transcription d’une histoire sacrée. » (op. cit. page
144)
Aliénation et exploitation
Marx n’en reste pas à cette conception, marquée
de bout en bout par une critique qui se tient encore sur le terrain
légué par l’idéalisme allemand et la pensée religieuse –
telle que Luther l’a rénovée. Dès ce grand règlement de compte
avec son « ancienne conscience philosophique » dans
L’Idéologie Allemande, il opère un renversement radical
pour se placer désormais sur un terrain d’où la métaphysique a
été exclue, sur le terrain de la science historique et de la
critique de l’économie politique. Pourtant, sous une autre forme,
c’est la même question qui est posée. La source de l’aliénation
est maintenant identifiée : il s’agit de l’exploitation
capitaliste, elle-même résultat d’un développement historique
déterminé. Et la division de la propriété entre ses deux faces
antagonistes porte un nom peu philosophique : lutte de classes.
Mais un sociologue ou un historien s’en tiendrait là, à la
description des processus socio-historiques fondamentaux. Marx va
bien au-delà puisque la question qui travaille son œuvre
scientifique n’est pas une question scientifique mais la recherche
des raisons qui justifient le combat pour en finir avec
l’exploitation de l’homme par l’homme, pour sortir de cette
préhistoire de l’humanité dans laquelle les individus sont
dominés par la puissance aveugle des rapports sociaux.
Il faut donc repartir de l’analyse de la
structure fondamentale du mode de production capitaliste. Le point de
départ de l’analyse est la marchandise, « cellule de la
société bourgeoise », dit Marx. Une marchandise se présente
d’emblée comme l’unité d’une contradiction. La marchandise
n’est pas une simple chose, elle est une « chose
métaphysique » car elle est, en même temps, valeur d’usage,
une chose qui n’a de valeur que parce qu’elle permet de
satisfaire un besoin particulier, subjectif, et valeur d’échange,
objective, c'est-à-dire que chose abstraite – ce ne sont pas ses
qualités particulières qui comptent – qui peut-être échangée
sur le marché contre n’importe quelle autre marchandise de même
valeur. Ainsi le rapport des hommes avec les choses – rapport
naturel – se transforme-t-il en rapport entre les hommes par
l’intermédiaire des choses qu’ils ont produites et qu’ils
échangent. Selon quel rapport les marchandises s’échangent-elles ?
Marx reprend et développe la solution de ses prédécesseurs, les
économistes classiques : c’est le temps de travail social
incorporé dans chaque marchandise qui détermine sa valeur. Donc les
marchandises se mesurent les unes par rapport aux autres dans une
marchandise particulière qui sert d’équivalent général,
l’argent et elles s’échangent à leur valeur. Le cycle de
l’échange marchand, celui de la satisfaction des besoins peut se
résumer : Je dispose d’une marchandise X (que j’ai
fabriquée par exemple) et j’ai besoin de Y (dont je ne dispose pas
et que je ne sais pas fabriquer. J’échange donc ce que je possède
contre une certaine somme d’argent qui me permettra à son tour
d’obtenir une certaine quantité de Y. Comme personne n’est volé,
dans cette échange aucune valeur ne s’est créée : M-A-M,
marchandise, argent, marchandise de même valeur, telle est la
formule.
Mais le capitalisme n’est
pas le marché. Le capitaliste est celui qui dispose d’une certaine
quantité d’argent A, avec laquelle il va se procurer des
marchandises, M, qu’il revendra pour une certaine A’, telle que
A’>A, autant que possible. La différence A’-A s’appelle
plus-value – notons-la pl. L’argent n’est du capital que
si, en circulant, il s’accroît d’une plus-value. Or, nous
l’avons vu, sur le marché, aucune valeur ne se crée, puisque, en
moyenne, les marchandises s’échangent à leur valeur. Par
conséquent, la création de la plus-value ne va pas se faire dans la
sphère de la circulation, mais dans celle de la production. Pour que
l’argent fonctionne comme capital, il faut que l’argent serve à
payer des marchandises qui entrent dans le processus de production.
Avec son argent, notre capitaliste va payer des matières premières,
des machines et des salaires. En consommant ces « ingrédients »,
il va produire des marchandises nouvelles dont la valeur doit être
supérieure de pl à la valeur des marchandises consommées.
Comment cela est-il possible ? Dans la valeur du produit, on
retrouve la valeur des matières premières, la valeur compensant
l’usure des machines et le travail. Les deux premières ne font que
subir une modification de forme et cela ne peut pas créer de valeur.
La seule partie du capital qui produit de la valeur est celle qui est
échangée contre le salaire. En effet, selon Marx, le capitaliste en
employant un ouvrier n’achète pas du temps de travail, mais la
force de travail de l’ouvrier. Comme toute marchandise, la force de
travail est vendue à sa valeur, c'est-à-dire au temps de travail
social qui lui y incorporé – la valeur des marchandises pour
assurer l’entretien et la reproduction de cette force de travail.
Admettons que chaque jour, il soit nécessaire de dépenser 4 heures
de travail social pour compenser la valeur de cette force de travail.
Mais au bout de 4 heures, l’ouvrier n’est pas quitte. Le
capitaliste a acheté une force de travail, c’est une marchandise
qu’il a payée et il a le droit d’en disposer comme il l’entend.
Il va donc la faire travailleur pendant toute la journée (disons 8
heures). Ainsi pendant sa journée de travail, l’ouvrier a passé 4
heures pour compenser son salaire et 4 heures qui sont du travail qui
appartient au capitaliste, mais qui ne lui a pas coûté un seul
centime. Ces 4 heures de travail gratis sont la plus-value et le
mécanisme par lequel ce travail gratis, ou surtravail, est extorqué
à l’ouvrier, Marx l’appelle exploitation. Soit pl la
plus-value (résultant du surtravail), c le capital constant
(machines et matières premières nécessaires à la production) et v
le capital variable (correspondant aux salaires). Le capitaliste
achète A = c + v. Il obtient une marchandise M. En
consommant cette marchandise, dans le procès de production, il
obtient M ' = c + v + pl. En vendant M ' il
obtient A '. Le cycle du capital s'écrit donc : A
– M {production} M ' – A'. Il apparaît donc que, pour
Marx, le capital n'est pas une chose mais un rapport social qui
exprime la séparation du producteur et des moyens de production. Ce
rapport du capital est donc la matrice qui engendre la lutte entre
deux classes fondamentales, prolétariat et bourgeoisie.
De cela découlent plusieurs conséquences. Le
travail échappe au producteur. Le produit du travail est accaparé
par le propriétaire des moyens de production et ce produit, c'est du
capital. Ainsi, le produit du travail de l'ouvrier se dresse face à
lui comme son ennemi. La finalité du travail échappe au travailleur
dans la division du travail, puisque le travail parcellaire réduit
le travailleur à être un auxiliaire du procès de production et non
plus tout à la fois son origine et sa fin. Enfin, dans le salariat,
le travailleur ne vend pas n'importe quelle marchandise : c'est
lui-même. La puissance personnelle (subjective) du travailleur se
transforme en puissance objective du capital. C’est donc bien le
mécanisme de l’exploitation du travail qui explique l’aliénation
du travailleur.
L’histoire avance toujours par le mauvais côté
De cette analyse, qui rétablit sur une base
« matérialiste », Marx va dégager une vision générale
du processus historique placée sous le signe de la lutte et du
conflit. La structure fondamentale du mode de production capitaliste
engendre le conflit entre les classes sociales et ceci indépendamment
des intentions ou de la psychologie des acteurs. Si l’ouvrier est
transformé en marchandise, le capitaliste lui-même est transformé
en simple agent du capital, en « agent fanatique de la
production pour la production ». Il est également aliéné
même si dans cette aliénation il trouve la source de sa puissance.
Ce conflit tend nécessairement à se généraliser au fur et à
mesure que le mode de production capitaliste se perfectionne, se
centralise et se concentre.
Si dans la division du travail (sociale et
technique), la force de travail est mutilée retournée contre
elle-même. Le travail, tel qu’il est actuellement, est non pas
inhumain (il résulte d’une histoire humaine) mais déshumanisant.
Il faut donc réconcilier la puissance naturelle de la force de
travail et son utilisation humaine (c’est le sens du communisme
selon Marx). Marx analyse le développement du mode de production
capitaliste comme le processus d’expropriation du travailleur
individuel. Cette expropriation, dit Marx, s’accomplit par le jeu
des lois immanentes de la production capitaliste elle-même, à
travers la concentration des capitaux. Mais « la socialisation
du travail et la centralisation de ses ressorts matériels arrivent à
un point où elles ne peuvent plus tenir dans leur enveloppe
capitaliste. » Utilisant la formule hégélienne de la négation
de la négation¸ Marx affirme que l’heure de l’expropriation des
expropriateurs a sonné. Cette révolution sociale rétablira « non
la propriété privée du travailleur, mais sa propriété
individuelle, fondée sur les acquêts de l’ère capitaliste, sur
la coopération, sur la propriété commune de tous les moyens de
production, y compris le sol. »
Ce processus, c’est la lutte de classes qui
nécessairement doit l’accomplir et le communisme, pour Marx, n’est
pas une idée toute faite, un projet utopique, c’est tout
simplement le mouvement réel qui abolit l’ordre existant. Et ce
processus est inévitable car le mode de production capitaliste ne
peut survivre qu’en soumettant toujours plus la masse de la
population à sa loi implacable et que, du côté des ouvriers, la
résistance aux empiètements continuels du capital devient une
question de vie ou de mort. La violence est l’accoucheuse de
l’histoire, répète Marx, bien que, dans ses dernières années,
il ait sérieusement envisagé une transition pacifique du
capitalisme au communisme dont la République démocratique
constituerait le moyen terme. Même les évènements en apparence
catastrophiques pour le mouvement ouvrier vont être réinsérés
dans cette vision d’ensemble. Ainsi, analysant le coup d’État de
Louis Napoléon Bonaparte, et les conséquences politiques qui
découlent la construction de ce pouvoir exécutif bureaucratique,
Marx écrit : « Mais la révolution est consciencieuse.
Elle n’en est encore qu’à la traversée du purgatoire. Elle
exécute sa besogne avec méthode. Jusqu’au 2 décembre, elle avait
accompli la moitié de ses préparatifs et elle accomplit maintenant
l’autre moitié. Elle n’a d’abord parachevé le pouvoir
parlementaire que pour pouvoir le renverser. Maintenant qu’elle a
atteint ce but, elle parachève le pouvoir exécutif, le
réduit à sa plus simple expression, l’isole, le pose en face
d’elle-même comme unique objectif, afin de concentrer contre lui
toutes ses forces de destruction. Et quand elle aura accompli cette
seconde moitié de son travail préparatoire, l’Europe bondira de
son siège pour lui crier dans l’allégresse : Bien creusé,
vieille taupe ! »
Comme le mode de production capitaliste produit
dans le prolétariat son propre fossoyeur, le prince Louis Napoléon
Bonaparte, fossoyeur de la révolution de 1848 est donc transformé
ici en agent, inconscient, de la révolution. Décidément,
l’histoire avance toujours dans le bon sens, mais toujours par le
mauvais côté.
Légitimité du mal ou optimisme historique ?
Dans les philosophies de l’histoire,
singulièrement contre celles de Hegel et de Marx, les critiques un
peu convenues dénoncent une véritable légitimation du mal ;
puisque tout ce qui est réel est rationnel, au fond tout est permis
et le pire, même, est le moyen du bien. Le retour au moralisme dans
les années 70 et 80 s’est pour l’essentiel fait sous ce signe.
Il serait assez facile de montrer en quoi ces accusations relèvent
d’une lecture superficielle aussi bien de Hegel que de Marx. On
pourrait plus raisonnablement leur reprocher leur indéracinable
optimisme historique. Quelles que soient les horreurs de notre monde,
nous n’avons aucune raison de perdre espoir car les « lois de
l’histoire » seront les plus fortes à long terme et du plus
profond du mal se lèveront les forces de la rédemption. Dans cette
extraordinaire préfiguration du fascisme qu’est Le talon de
fer, Jack London imagine sept siècles de dictature avant que les
rêves d’émancipation des travailleurs puissent se réaliser !
Le dernier siècle semble avoir battu en brèche cet optimisme
historique. Du mal n’est-il pas sorti un mal encore plus grand ?
Cependant, l’accusation lancée contre les
philosophies de l’histoire peut se retourner comme un gant.
N’est-ce pas parce que notre époque a renoncé à l’optimisme
historique, n’est-ce pas parce que, à la dialectique, elle a
substitué un scientisme qui rend l’homme prisonnier de lois
naturelles éternelles que nous avons pu nous accommoder aussi
facilement du mal ? Dans le nazisme, il n’y a plus d’histoire.
L’histoire est censée être terminée puisque le grand Reich est
là pour mille ans, selon les promesses du Führer. La société doit
être ré-enracinée dans la nature, les forts doivent dominer les
faibles et ce qui résiste d’humain dans l’humain doit être
exterminé. Au contraire, Hegel et Marx pensent la fin de l’histoire
devant nous, comme une tâche à accomplir et par conséquent le mal,
même si on en comprend l’existence, doit être combattu.
Inversement ceux qui pensent l’histoire comme terminée doivent
prêcher le consentement au mal et comme dans la « novlangue »
du 1984 d’Orwell, on doit affirmer que « le bien,
c’est le mal ». Ainsi, par une dernière ruse de la raison,
les philosophies qui donnent une fin à l’histoire apparaissent
comme l’antidote aux thèses de la fin de l’histoire.