1
Présentation générale
1.1
Platon : éléments biographiques et œuvres.
I
Les événements
Platon serait né en 428-427 avant J.-C. (ou peut-être en
429, année de la mort de Périclès), donc dans les premières années de la guerre
du Péloponnèse, à Athènes, à moins que ce ne soit à Égine, et serait mort en
348-347, à plus de quatre-vingts ans, alors que la guerre entreprise par
Philippe de Macédoine contre les cités grecques avait déjà commencé.
De haute noblesse, il était fils d’Ariston qui prétendait
descendre de Kodros, dernier roi légendaire d’Athènes, et de Periktionè dont la
lignée remontait par Dropidès à Solon, le premier législateur de la cité.
La famille de Platon est présente dans nombre de ses
Dialogues. Sa mère était fille du Critias qui figure dans le Timée et le Critias, cousine d’un autre Critias et sœur de Charmide: ils
apparaissent tous deux dans le Charmide et
prendront part à la tyrannie des Trente. Les deux frères aînés de Platon,
Adimante et Glaucon, sont les interlocuteurs de Socrate dans La République, et c’est à Antiphon,
demi-frère issu du remariage de sa mère et plus féru d’art équestre que de
philosophie, que Platon confie le soin de réciter son Parménide. Le fils de sa sœur Potonè, Speusippe, lui succédera à la
tête de l’Académie, choix qui passe pour avoir si grandement vexé Aristote (qui
fréquentait l’école et y enseignait depuis vingt ans) qu’il en quitta Athènes,
et l’Académie.
Vers sa vingtième année, la rencontre de Socrate, avec la
conversion à la philosophie qui en suivit, reste à coup sûr l’événement majeur
de sa vie.
Ambitions politiques. Lorsque Sparte impose à Athènes
vaincue trente tyrans (404), Platon place de grands espoirs dans une oligarchie
à laquelle participent ses parents et amis. Pourtant, c’est moins l’aspect
inique de leur despotisme qui le détourne de s’y engager que la tentative faite
pour compromettre Socrate, «l’homme le plus juste de son époque». Après la
chute de la tyrannie et le retour des démocrates exilés (403) renaît le désir,
moins vif toutefois, d’une activité politique.
Mais les hommes au pouvoir traduisent Socrate devant le
tribunal et le condamnent à boire la ciguë. Dans le destin jamais oublié de
Socrate – cinquante ans après, Les
Lois tracent avec une indignation intacte le portrait du juste mis à
mort –, Platon voit le symbole de la désintégration d’Athènes. Si la cité
juge, au nom de sa sécurité, son existence incompatible avec celle d’un
philosophe qui avait préféré mourir plutôt que de transgresser ses lois, c’est que
ses institutions et la qualité de ses citoyens s’étaient détériorées à un point
tel qu’aucune action politique limitée ne saurait suffire à les redresser. De
ces événements Platon déduit la nécessité de poser radicalement le problème
politique: comment éduquer les citoyens et organiser l’État afin non seulement
que l’existence d’hommes parfaitement justes _
qui doivent, pour la pratiquer, connaître ce qu’est la justice et être capables
de la définir – y soit tolérée, mais pour que leur savoir soit reconnu comme
leur donnant autorité à gouverner les hommes. Les théories politiques de Platon
ont pu évoluer, la formulation du problème, elle, n’a jamais varié.
Platon va littéralement inventer la noblesse d’un autre
genre de vie, d’une vie passée tout entière «dans la philosophie».
Malade, il n’assiste pas à la mort de Socrate (en 399);
avec d’autres disciples, il part peu après pour Mégare puis un long voyage
(Égypte, Italie). Il quitte l’Italie pour répondre à l’invitation de
Denys I, tyran (depuis 405) de Syracuse, l’une des villes les plus
puissantes et les plus riches de la Méditerranée. Aussitôt arrivé, il juge
sévèrement des citoyens qui nomment bonheur «le fait de s’empiffrer deux fois
par jour et de ne jamais se trouver au lit seul la nuit». Cette attitude, jointe
à l’enthousiasme de Dion (jeune frère d’une des deux épouses de Denys I)
pour l’enseignement de Platon, et au discours de Lysias appelant les Grecs à
s’unir contre les tyrannies, explique sans doute pourquoi Platon est embarqué
un beau jour sur un navire et renvoyé chez lui. Mais, à la suite d’une tempête,
ou d’instructions secrètes, le navire fait escale à Égine, alors en guerre
contre Athènes, ce qui signifiait pour Platon la mort ou l’esclavage. Par
bonheur, il est reconnu par Annicéris et racheté par lui.
C’est alors (387) que, rentré à Athènes, il aurait fondé
son école dans le gymnase, attenant à un parc, de l’Académie.
C’était ouvrir la première école de philosophie qui fût
ouverte à des élèves et non réservée à des sectateurs. Le succès semble dès le
début avoir été immense: on y venait de tout le monde hellénisé pour suivre le
plan d’études établi par Platon, proche sans doute de celui décrit dans La République (certaines petites
principautés bénéficièrent des conseils politiques d’élèves de Platon).
À la mort de Denys I (367), Platon se laisse
persuader par Dion de quitter son école (la laissant sous la direction
d’Eudoxe) et d’entreprendre un deuxième voyage en Sicile. Le jeune âge de
Denys II et sa passion déclarée pour la philosophie font penser à Platon
«que si jamais [il] devait entreprendre de réaliser ses conceptions en matière
de lois et de constitution, c’était le moment d’essayer». Il n’avait en effet
«qu’un seul homme à convaincre», et la conversion d’un roi à la philosophie
est, selon La République, la
condition suffisante d’un bon gouvernement. Il part pour Syracuse au printemps
de 366. Après quelques péripéties, nouvel échec politique.
Regagnant Athènes, Platon s’arrête en chemin à Olympie, où
se tenaient alors les Jeux, et y rencontre Dion pour la dernière fois (celui-ci
mourra en 354, assassiné par un de ses partisans après le succès partiel de son
expédition contre Denys). Platon continue jusqu’à sa mort d’enseigner et
d’écrire. Son testament ne contient que des dispositions personnelles et
mentionne un seul fils, Adimante.
II
Les Dialogues
Après la mort de Platon, l’Académie, outre la publication
des œuvres posthumes, Les Lois et le
fragment du Critias, continua à
assurer la reproduction et la diffusion des Dialogues dans le monde grec.
Les deux principaux datent de la fin du IXe siècle; le plus ancien est le
Parisinus 807, conservé à la Bibliothèque nationale de Paris; le
Bodleianus 39, légèrement postérieur, est conservé à la Bodleian Library
d’Oxford. L’ancêtre de nos manuscrits est sans doute une copie du VIe siècle en usage dans les milieux
néoplatoniciens, archétype lui-même copié du Livre du patriarche, sans doute l’exemplaire ancien que possédait
Photius et qu’il avait annoté et corrigé. Nos manuscrits reproduisent, avec quelques
variantes, le classement des Dialogues en neuf tétralogies devenu canonique à
la fin de l’Antiquité (Proclus dispose d’une édition de ce genre).
L’œuvre de Platon a bénéficié d’une transmission continue
et, fait exceptionnel, nous est parvenue en totalité.
La remarquable traduction latine de Marsile Ficin, parue à
Florence en 1482, inaugure la transmission moderne des œuvres complètes.
L’édition princeps du texte grec, due à Alde Manuce, paraît à Venise en 1513.
Enfin, en 1578, Henri Estienne publie une édition
capitale, qui dispose en deux colonnes sur une même page le texte grec et la
traduction latine de Jean de Serres, chaque colonne étant divisée en cinq
paragraphes notés de a à e. De là vient l’usage consistant à
citer Platon d’après la pagination des trois tomes d’Estienne, suivie de la
lettre du paragraphe. L’étude scientifique du texte remonte à la grande
collation de Bekker qui, grâce aux rafles effectuées par Napoléon dans les
bibliothèques d’Europe, put consulter soixante-dix-sept manuscrits.
1.2
Plan général du Théétète.
Le Théétète est
une enquête visant à définir ce qu’est le savoir. Elle se présente selon une
structure emboîtée, assez classique dans les dialogues de Platon. La première
scène se déroule alors que Théétète est mourant (369). Les protagonistes font
l’éloge de l’agonisant en racontant une conversation entre Socrate, Théétète
encore jeune et Théodore, un disciple de
Protagoras.
Le corps du texte se divise clairement en trois parties,
examinant chacune une thèse sur la nature du savoir :
1.
Le savoir, c’est la perception ou la sensation
2.
Le savoir, c’est le jugement vrai.
3.
Le savoir, c’est le jugement vrai accompagné de sa
justification.
Ces trois thèses seront tour à tour expliquées et réfutées
par Socrate. À la fin, le dialogue constate l’impossibilité de répondre à la
question posée.
Pourtant cet échec apparent n’en est pas un. L’importance
du savoir philosophique ne réside pas dans tel ou tel résultat, mais dans le
travail de l’esprit qui y conduit. Même si on n’a pas répondu à la question, on
a beaucoup appris en posant philosophiquement les problèmes.
2
Position du problème
2.1
Introduction
Le Théétète est sous-titré « de la science ». Dialogue entre Euclide (NPC avec le
mathématicien, 3e siècle av. JC) et Terpsion.
Le dialogue s’engage à partir de la nouvelle que Théétète
est mourant (il a été tué à la bataille de Cyrène 369). Euclide va rapporter un
dialogue entre Socrate et Théétète. Socrate, peu avant sa mort a rencontré
Théétète adolescent et fut frappé par son « beau naturel ». à143-c
Théétète est un personnage historique. Mathématicien, il
est surtout connu pour ses travaux sur les nombres irrationnels.
Prologue
(143d-144d) : Il est consacré au portrait du jeune Théétète.
« il n’est pas beau et il te ressemble » dit
Théodore à Socrate (143-e).
2.2
Socrate engage la conversation avec le jeune
Théétète (144-e).
La question posée est celle de la nature du savoir.
Socrate est embarrassé pour répondre à la question : y a-t-il identité
entre science (savoir) et compétence ? Ou encore « qu’est-ce qui
constitue la connaissance ? » (145-e)
I
Première tentative de réponse :
Théétète répond par une liste de choses qui sont des
connaissances : la géométrie, et d’autres connaissances théoriques d’une
part, les connaissances pratiques (les savoir-faire) d’autre part. Une telle
réponse manque évidemment la question. « On te demande une seule chose et
tu en donnes une quantité et du bigarré à la place de l’uni. » (146-d) à
l’engagement de la discussion avec Ménon.
Or il importe de savoir ce que peut bien être la
connaissance en soi. (146-e) Sinon, on ne peut pas parler de la « science
de la fabrication des chaussures » comme caractéristique de la cordonnerie
puisqu’on ne sait pas ce qu’est la connaissance. Connaître, c’est donc être
capable de donner des définitions générales.
à exemple de la glaise (147a). Des usages à la définition (147-c)
II
Un exemple de définition générale donné par
Théétète. (147d)
Théétète emploie un exemple de mathématique, celui de la
théorie des irrationnels. Il remarque qu’on peut classer les entiers en deux
catégories :
-
les nombres « carrés » (ou
équilatéraux), ceux qu’on peut écrire sous la forme n × n (1, 4, 9, 16, …)
-
les nombres rectangles (oblongs) qu’on ne peut
pas écrire autrement que sous la forme n × p ( n > p)
De là Théétète donne des définitions précises :
-
« longueur » est une ligne qui portée
au carré donne le nombre équilatéral ;
-
« puissance » toutes celles qui
donnent le nombre oblong. à les puissances désignent les nombres appelés
aujourd’hui irrationnels √2, √3, √5, etc).
-
à expliquer en revenant sur l’exemple du Menon.
Socrate voit dans ces définitions l’exemple même de ce
qu’on entend par connaissance.
(148d).
On remarque qu’on n’est pas beaucoup plus avancé. Théétète
a répondu à Socrate en donnant un exemple de définition scientifique, mais il
n’a pas dit en quoi consiste la science. Néanmoins Socrate lui propose de
continuer dans cette voie : « essaye d’imiter ta réponse au sujet des
puissances » (148-d).
2.3
Reprise de la recherche : La maïeutique
Il faut appliquer la même méthode au problème de la
connaissance en soi.
Théétète affirme ne le point pouvoir mais ajoute (148-e)
« pourtant je ne peux non plus me délivrer du sentiment d’être sur le
point de trouver ».
Socrate répond que cette douleur de ne pas savoir signifie
non que l’âme est vide mais qu’elle est grosse, qu’elle éprouve des douleurs
d’enfantement : « tu es plein » (148-e).
Suit le fameux passage où Socrate affirme qu’il fait le
même métier que sa mère (149-a). On va
donc avoir une définition de cet art des sages-femmes auquel Socrate compare la
philosophie.
C’est aussi l’occasion de réaffirmer que le philosophe
n’est « de nulle part » (149a).
Non seulement la sage-femme sait éveiller les douleurs de
l’enfantement, mais encore elle sait servir d’entremetteuse pour savoir comment
former les couples afin d’obtenir les plus beaux-enfants. Mais les pouvoirs du
philosophe sont encore plus étendus, puisque le philosophe peut faire naître
des simulacres et qu’il lui faut savoir distinguer les simulacres des êtres
viables.
Mais comme les sages-femmes, il ne peut pas
procréer : « je ne suis précisément savant en rien » (150-d).
[Question : qu’est-ce donc que la philosophie ?
Un certain genre de vie ! Le « bios
theoretikos » de Platon défini dans le Gorgias.]
C’est pourquoi ceux qui apprennent avec Socrate croient
tout tenir d’eux-mêmes et peuvent tenir le maître en mépris.
3
Le savoir c’est la sensation
3.1
Première définition du savoir par
Théétète : la sensation
En fait, cette thèse se présente d’une manière
double :
(1) la
science est la sensation ;
(2) toute
sensation est science (c’est par la sensation que je sais que j’ai un
savoir !).
A Critique
de cette thèse : c’est la thèse de Protagoras de l’homme-mesure
La thèse de Protagoras revient à dire :
les choses sont telles qu’elles m’apparaissent à moi. Or, la même chose fait
des impressions différentes à des individus différents. Un souffle de vent fait
frissonner l’un et pas l’autre.
Pour cette conception, apparence et sensation
sont identiques (152b). En ce sens, cette connaissance est infaillible !
(152-c)
B La
doctrine de la mobilité universelle
Il s’agit maintenant d’exposer la doctrine
ésotérique de Protagoras – ou du moins une doctrine ésotérique prêtée à
Protagoras – par opposition à la doctrine exotérique de l’homme-mesure. Cette
doctrine de la mobilité universelle, Platon l’attribue à Empédocle, Héraclite,
mais aussi Homère. Tous ces « doctes » anciens sont aussi désignés
comme « poètes ». Et leur père à tous est Homère. Cette doctrine est
celle qui fait « de toutes choses un produit de l’écoulement et du
mouvement » (152-e).
Tout d’abord, Socrate essaie de montrer sur
quelles idées forces repose cette doctrine : « l’apparence de l’être,
c'est-à-dire le devenir est un produit du mouvement » et inversement,
« le périr est un produit de l’arrêt du mouvement ». L’opposition ici
n’est pas entre être et apparence mais entre apparence (c'est-à-dire
devenir !) et périr. Autrement dit, l’essence de l’être est qu’il est un
apparaître – voilà, soit dit en passant, où Nietzsche ira puiser son
inspiration anti-platonicienne. Socrate expose les exemples classiques à l’appui
de cette doctrine qui veut que l’immobilité est la mort. C’est par le mouvement
et l’exercice que le corps et l’âme se maintiennent. L’immobilisation des
choses les fait pourrir (153b).
(a)
Application à quelques exemples
Socrate développe maintenant les conséquences de cette
doctrine à partir de quelques exemples.
Il s’agit de montrer comment les deux doctrines supposées
de Protagoras sont liées : la mobilité universelle et l’homme mesure de
toute chose.
S’il n’y a rien qui soit individuellement lui-même et en
lui-même (autre exposé de la doctrine de la mobilité universelle), les qualités
sensibles ne sont rien d’autre qu’un rapport toujours changé entre le regard
projeté et les choses sur lesquelles le regard se projette. Les choses sont
donc différentes pour des êtres différents, mais elles sont toujours
différentes pour chaque individu puisque « toi-même tu n’es jamais disposé
semblablement à l’égard de toi-même » (154-a).
Socrate montre ensuite à quelles contradictions conduit
cette position (154c).
-
Soient 6 osselets.
-
Si on en met 4 à côté, les 6 sont 1 fois et 1 + ½
les 4.
-
Si on en met 12 à côté des 6 premiers, les 6
n’en forment que ½.
-
Or une chose ne peut pas devenir plus nombreuse
qu’en s’accroissant ;
Mais si on s’en tient au relativisme, il faut admettre que
6 osselets qui étaient 1,5 fois a diminué puisqu’il est devenu ½. [Ce mauvais
sophisme est repris dans Alice et
commenté par Deleuze dans Logique du sens.
]
Autrement dit, la théorie de l’universelle mobilité, en
tant que doctrine des apparences conduit au pur sophisme. Avec la sophistique
« nous aurons la langue à l’abri d’une réfutation, mais le cœur n’en sera
pas à l’abri. » (154d).
(b)
Conséquences embarrassantes
Socrate s’appuie sur les représentations de la conscience
(des notions communes) :
1)
Rien ne devient plus grand ou plus petit en restant
égal à lui-même ;
2)
Ce à quoi rien n’est ajouté ni retranché reste égal à
lui-même ;
3)
Ce qui n’était pas antérieurement ne peut exister s’il
n’y a pas génération.
Ces trois propositions évidentes (elles sont des tautologies)
contredisent le relativisme de Protagoras. En effet Socrate est aujourd’hui
plus grand que Théétète mais sans que rien soit ajouté ni retranché il se
retrouvera plus petit dans quelques années.
(c)
L’étonnement est à l’origine du savoir (155d)
« Cet état qui consiste à s’émerveiller est tout à
fait d’un philosophe ; la philosophie, en effet, ne débute pas
autrement » (155-d).
C
Le raffinement de la doctrine (156-a)
Socrate commence par opposer les non-initiés, ces gens qui
« pensent qu’il n’existe rien d’autre que ce sur quoi pourront mordre
leurs mains » [Ce sont des « matérialistes », les fils de la terre] et les initiés
raffinés (cela renvoie encore une fois à la doctrine ésotérique de Protagoras]
qui affirment que « le Tout est en réalité mouvement » (156-a). Mais
il y a deux sortes de mouvement, l’un qui consiste à agir et l’autre à pâtir
(156b). De leur « frottement » naissent des effets toujours jumelés
le sensible et la sensation.
(a)
Exposé du relativisme (157-a)
(b)
Éclaircissements (157-e)
Si on accepte ces thèses, donc, rien n’existe
qui soit beau ou bon et tout doit être dit « devenir ». Mais alors
quel est le statut des songes et des illusions qui sont tenus communément comme
la fausseté même ? Si la connaissance est sensation, je dois donc admettre
qu’« existe » tout ce qui apparaît. Il devient impossible de séparer
le rêve de la veille (157-e). Le relativisme débouche donc sur un scepticisme
radical. Socrate malade et Socrate bien portant doivent être tenus pour deux
individus différents (159b). La chose ne peut donc être dite exister qu’en
relation à autre chose : « Être doux, mais doux pour personne, il est
impossible de l’être » (160b).
De cela, on tire que toujours « est vraie
pour moi ma sensation » (160c). à je suis juge (et
seul juge pour moi-même) des choses qui sont et de celles qui ne sont pas.
3.2
Premières critiques
I
Provoquées par l’intervention de Théodore
Pourquoi Protagoras accorde-t-il un privilège à
l’homme ? Si la connaissance est la sensation, tout être sentant peut être
la mesure de toute chose ! « Le pourceau » ou « le
babouin » peuvent être la mesure de toute chose ! (161-c) Qu’est-ce
qui peut justifier la supériorité du savoir humain ? Qu’est-ce qui
permettra de discriminer les discours tenus par les hommes ? Socrate
accuse Protagoras de « flatter la multitude (161-e). La pensée se
transforme alors en « bavardage » (162-a).
II
La discussion reprend avec Théétète
Socrate expose ici les réponses que pourraient faire
Protagoras :
-
il laisse les dieux en dehors de son
argumentation ; (Protagoras réfute toute relation à une transcendance, il
veut se placer uniquement sur le terrain de la discussion des opinions
humaines).
-
Socrate ne s’appuie que le
« plausible » mais non sur une argumentation.
De fait, l’argumentation socratique repose sur l’idée que
les conséquences de la thèse de Protagoras heurtent le sens commun. Il faut
donc développer maintenant une argumentation rationnelle opposée à celle du
pseudo Protagoras.
III
Première objection à la définition du savoir par
la sensation
Socrate établit la distinction entre sensation et
connaissance. Je peux percevoir une langue étrangère sans la connaître.
Cependant, si je perçois la couleur d’une chose, je la connais. Socrate pose
une question fondamentale : est-il possible de percevoir quelque chose, de
s’en souvenir et néanmoins de ne point la connaître ? (163-d)
Le souvenir est une réalité. De quoi est-ce la
réalité ? Des choses qu’on apprises ou qu’on a vues. Mais si voir, c’est
connaître, alors ne pas voir comme dans le souvenir, c’est ne pas connaître. Or
on vient de montrer qu’on connaît ce dont on se souvient. Donc, logiquement, il
faut séparer sensation et connaissance ! CQFD.
Néanmoins, ce raisonnement par l’absurde pourrait être
considéré comme un de ces accords « qui n’intéressent que les mots »
(164-c). Il est donc nécessaire d’aller au-delà de la forme verbale, si on veut
philosopher et non rester dans le cadre d’une joute sophistique. À noter :
ici Socrate se reproche de contrer Protagoras comme un sophiste (« comme
des professionnels de la contradiction » - 164-c).
Socrate situe alors le nœud de la question :
« est-il possible qu’un homme qui sait une chose ne sache pas la chose
qu’il sait ? » (165-b) C’est la question de la conscience qui est
posée comme capacité de se re-présenter.
L’argument de l ‘œil fermé (je vois une chose – d’un
œil – et je ne la vois pas – de l’autre) semble pourtant encore un argument de
« professionnel de la contradiction ». (165b et c)
A
Le plaidoyer de Protagoras
Socrate se lance alors dans un long plaidoyer censé être
la position de Protagoras (166a-168c)
Que cela soit la pensée du « vrai » Protagoras,
c’est une autre affaire ! Mais noter l’intérêt de la méthode. Il faut se
demander « que dira Protagoras pour venir en aide à son propre
parti » ? (165-e) On remarque aussi que Protagoras par la voix de
Socrate donne la leçon à Socrate : (167-e/168-a) « être déloyal, cela
arrive dans un cas de ce genre : quand on ne dissocie par les moments
qu’on emploie à soutenir une lutte et ceux qu’on emploie à dialoguer ;
dans le premier cas, celui qui donne la réplique on joue à le faire trébucher
autant qu’on peut alors que dans le dialogue, on s’applique à le corriger en
lui signalant seulement les chutes où lui-même s’est précipité par sa propre
faute ou par celles de ses précédentes fréquentations. » Dialectique
contre éristique !
Ce qu’y défend le pseudo Protagoras, c’est une sorte de
pragmatisme avant la lettre. La connaissance ne vise pas le vrai ou le faux,
mais ce qui est bon ou mauvais (166d). Connaître, c’est déterminer ce qui est
meilleur pour nous. Le plus savant est celui qui sait enseigner de sorte que
son disciple en tire un profit marqué par le jugement que lui-même pourra
porter sur sa propre situation.
Ce plaidoyer pour Protagoras laisse la discussion dans
l’incertitude – en apparence.
IV
Théodore ramené au débat. Méthode d’examen
critique
Ce passage est uniquement justifié du point de vue de la
dramaturgie du dialogue. Au lieu de polémiquer avec un « gamin »
(Théétète), Socrate veut débattre avec un véritable défenseur de Protagoras.
(168-c/169-d)
V
Deuxième objection : contradiction
intrinsèque de la thèse de Protagoras
L’opinion tient pour nécessaire la distinction entre
savoir et ignorance (170-b).
Le savoir est redéfini comme pensée vraie. Or la thèse de
Protagoras conduit à penser que les hommes jugent toujours vrai (170-e). Or je
tiens une chose pour vraie, il y a toujours des « myriades » de gens
pour la tenir pour fausse. La thèse de Protagoras conduit donc à faire décider
de la vérité par la majorité ou alors il y aura contestation unanime et ne
reste que la force. Socrate montre que si Protagoras tient à sa thèse il sera
conduit à accepter que ceux qui la contestent ont raison. Elle se contredit
donc elle-même.
A
La discussion est étendue à la conception même
de la vie
172-a : commence une réfutation de la conception
pragmatiste de Protagoras. Les hommes admettent – même en accord avec
Protagoras – que le médecin en sait plus qu’eux sur le meilleur moyen de
recouvrer la santé. Qu’en est-il de la justice ? Début d’une digression
sur justice et prudence qui envisage les conséquences de la thèse
Protagoras/Héraclite.
B
Pour la société
Socrate expose quelques conséquences de la thèse de
Protagoras : pour le bien et le mal, etc., chacun est son propre juge et
personne ne peut s’affirmer plus compétent que les autres. Mais on doit
admettre qu’il n’en va pas de même avec l’utile pour la cité (analogie avec le
médecin). On devrait donc admettre que ce qui a semblé juste est vrai aussi longtemps
que cela le semble. C’est donc l’apparence gouverne et les spécialistes de la
rhétorique se trouvent alors plus forts que les vrais savants (172c). Il
devient impossible de définir ce qu’est la justice.
C
Pour l’individu
(a)
Deux sortes d’individus
Suit une critique de la rhétorique (172-d/173-a). Socrate
oppose l’esclavage rhétorique à la liberté du dialogue philosophique. Le
revers, c’est la maladresse du philosophe pour les choses de la terre.
(b)
Portrait du réaliste
C’est celui qui est toujours « dans une perpétuelle
urgence », par opposition à celui qui a du loisir, « nous », dit
Socrate. C’est la critique de l’homme pragmatique.
(c)
Portrait de l’idéaliste
C’est le philosophe. Est-ce que toute philosophie est
idéaliste ?
D
Évasion vers l’idéal
L’enjeu de cette opposition est exposé. La philosophie
doit conduire à une vie vraiment heureuse (176a). On remarque qu’elle n’est pas
« pratique » (pour la pratique, le philosophe est dans la
« nullité ».
Il s’agit de se faire « juste et pieux » en
fuyant la nature mortelle autour de laquelle rode le mal. L’ensemble de ces
propos cependant est accessoire par rapport au développement d’ensemble.
Socrate le reconnaît (177-b).
VI
Troisièmes objections contre la thèse de l’homme
mesure (177c)
A
Le problème des jugements de valeurs par rapport
au futur
On revient au problème de la justice dans la cité.
Ce que la cité institue comme juste (c'est-à-dire utile,
selon la thèse de Protagoras), cela vaut aussi pour les temps futurs. L’homme
ne peut pas être la mesure de ce qui va advenir. Pour savoir si le vin va être
bon, il faut s’en remettre à celui qui est compétent en vin ! Il en va de
même dans la justice. Donc c’est le compétent qui est la mesure.
B
Critique de la thèse de la mobilité universelle
(179-d)
(a)
Le portrait des partisans de Protagoras
Socrate ramène Protagoras aux partisans de l’universelle
mobilité (Héraclite … et Homère).
Pour eux aucun énoncé ne peut être prononcé, il est
impossible de s’arrêter à quelque parole fixe que ce soit.
(b)
Les partisans de l’universelle immobilité (180-d)
À ceux là s’opposent les partisans de Parménide, condamnés
eux aussi à une sorte de silence. On ne peut dire que « l’être est »,
car dire que « x est y » c’est dire que x n’est plus x, mais autre
que lui-même et on retourne à l’universelle mobilité !
(c)
Analyse de la notion de mouvement dans son rapport à la
connaissance (181-b)
Dans ce « champ de bataille », il faut donc
analyser précisément ce qu’est le mouvement. Il y a deux sortes de
mouvements : le changement de lieu (translation) et l’altération.
L’universelle mobilité interdit de parler des qualités
puisque « chacune des choses, en même temps que sa sensation est portée
dans l’entre-deux du patient et de l’agent. » (182-a)
Mais si tout en changement continuel, il en va de même des
sensations elles-mêmes (on ne peut plus parler du voir pour le voir se
transforme lui-même en autre chose !)
Les énoncés concernant la science sont eux-mêmes soumis à
ce même changement. Le terme « ainsi » suppose quelque fixité qui est
contradictoire avec la théorie de l’universelle mobilité. Les partisans de
cette théorie, dit Socrate doivent s’inventer une nouvelle langue !
(d)
Mise hors-jeu de la discussion des thèses des partisans
de l’immobilité (183-c)
C’est la conséquence logique. Toute discussion devient
impossible avec les partisans de la thèse de l’universelle mobilité.
C
Reprise de l’analyse de la sensation (183-b)
Il faut maintenant s’intéresser à ceux qui défendent
l’universelle immobilité. Après l’hommage à Parménide, la discussion reprend
sur « la science, c’est la sensation. » La discussion grammaticale
« voyons nous par les yeux ou avec les yeux ? » va faire
émerger une nouvelle question : quelle est l’unité du sujet
percevant ? Si nous percevons avec les yeux, ce sont les yeux qui
voient, et les oreilles qui entendent mais sans lien. Il est donc préférable de
supposer un centre unitaire vers lequel convergent les sensations. Autrement
dit, nous percevons avec notre âme au moyen des organes des sens. (cf. 185-e)
Socrate poursuit son enquête en montrant qu’on doit
séparer sensation et réalité ou utilité, c'est-à-dire ce que nous ressentons
immédiatement et ce que dont nous
apprenons à juger avec l’expérience.
Conséquence : « dans les impressions, il n’y a
pas science ; c’est dans le calcul auquel on les soumet conjointement
qu’il y en a. Car réalité et vérité, c’est là à ce qu’il semble qu’il est
possible d’avoir un contact avec elles : du côté des impressions, c’est
impossible. » (186-d)
4
Le savoir, c’est l’opinion vraie (187-a)
186-e : « il n’y a pas d’éventualité que science
et sensation soient la même chose. » L’échec de la première définition a
cependant donné la voie d’une nouvelle recherche : « sous le nom que
porte l’âme quand, ne faisant appel qu’à elle-même, elle a affaire elle-même
aux réalités ».
Cet état, c’est « juger » au sens d’avoir une
opinion (et non au sens de discriminer). C’est l’équivalent pour l’âme de ce
qu’est sentir pour le corps.
Or il y a des opinions vraies et des opinions fausses.
à nouvelle proposition : le savoir, c’est l’opinion vraie.
Mais cette définition pose immédiatement la question du
jugement faux (ce qu’on sous-entend si on dit le savoir, c’est le jugement vrai
ou l’opinion vraie puisqu’on ne peut pas dire seulement « le savoir c’est
l’opinion !)
I
Le jugement faux est inconcevable (187-d)
A
Au point de vue du sujet (188-a)
Il s’agit de discuter pour savoir si opinion vraie/
opinion fausse coïncident avec savoir/ ne pas savoir.
Celui qui a une opinion a une opinion soit de quelque
chose qu’il sait, soit de quelque chose qu’il ne sait pas.
1.
Or il est impossible quand on sait de ne pas savoir… et
réciproquement.
2.
Celui qui sait X, sait en même temps que ce n’est pas Y
qu’il connaît aussi.
3.
Celui qui ne sait ni X ni Y ne peut en former aucune
opinion.
4.
Celui qui X ne peut croire qu’il ne sait pas X et celui
qui ne sait pas X ne peut croire qu’il sait X.
Ce qu’on sait, on ne peut pas croire que c’est ce qu’on ne
sait pas !
En fait tous ces jugements sont des jugements
d’identité :
Est-ce que X est A ? Si je connais A je ne peux pas
croire que c’est B et dire que « A est B » (ou que Socrate est
Théétète). Mais si je connais A et que je connais des gens stupides (le sens du
mot « stupide »), je dis « A est stupide » alors que A
n’est pas stupide…
En tout cas, la première partie de cette discussion sur
l’erreur semble conduire à
l’idée qu’il n’y a pas plus d’opinion fausse
que de sensation fausse. Mais alors, pour la raison qu’on ne pouvait
dire la science, c’est la sensation, il deviendra impossible de dire que la
science, c’est l’opinion vraie…
B
Au point de vue de l’objet (188-c)
La discussion reprend pour déterminer si savoir et non
savoir coïncident avec être et non être (comme cela le semblait dans la phase
précédente. Elle débouche en 189b sur cette conclusion « avoir des
opinions fausses, c’est autre chose qu’avoir pour opinion ce qui n’est
pas ». On n’est donc pas plus avancé quant à la définition de l’erreur.
C
Au point de vue d’une méprise du sujet
relativement à l’objet (189-b)
L’opinion fausse pourrait résulter d’une confusion en
pensée entre deux choses que l’on sait (penser comme laid ce qui est beau).
Or pour faire cette confusion entre A et B dans la pensée,
il faut penser A et B soit simultanément, soit tour à tour. Comment cela est
possible ? Socrate interpose ici une définition de la pensée
-
dialogue intérieur
-
opinion = parler quand on a tranché.
Or, dans ce dialogue intérieur il n’est pas plus possible
d’échanger le beau et le laid que de dire que les impairs sont pairs. Et personne
en bonne santé ne peut se persuader qu’un bœuf est un cheval.
Si se parler à soi-même, c’est avoir une opinion, il en
découle que « quand on pense deux choses à la fois, il est impossible
d’avoir l’opinion que l’une est l’autre » (190-d).
Conséquence : là encore il est impossible d’avoir une
définition de l’opinion fausse.
II
La psychologie du jugement faux (191-a)
Il faut donc reprendre le problème de l’erreur. Sinon on
tombe dans des positions ridicules. Il va falloir montrer qu’il y a un point de
vue sous lequel ce qu’on sait, il est possible d’admettre que c’est ce qu’on ne
sait pas !
Remarque intéressante de Théétète : je n’ai pas osé
te dire que de loin je pouvais reconnaître Socrate alors qu’il s’agissait de
Socrate.
Réponse auto-référentielle de Socrate : Nous étions
donc dans le cas où nous nous tenions à l’écart qu’un savoir que pourtant nous
avions.
A
La cire (191-b)
La question posée : comment apprenons-nous ce que
nous ne savons pas ?
La métaphore de la cire : est contenu en nos âmes un
bloc malléable de cire à mémoire comme empreinte dans la cire. L’opération
d’identification consiste alors à comparer la perception (le Socrate que voit
Théétète) avec l’empreinte qu’a laissée Socrate dans la cire. Quel genre
d’empreinte ? Socrate donc comme exemple la signature que l’anneau laisse
dans la cire. Cette empreinte est donc une signature qui permet d’authentifier
(une lettre par exemple). L’oubli, c’est le fait que cette empreinte a été
effacée.
Mais on doit noter qu’on n’en apprend pas beaucoup plus.
B
Énumération des cas où le faux jugement est
impossible ou possible (192-a)
Dans cette énumération « pâteuse » il faut
distinguer deux cas :
(1)
Ceux où l’on croit qu’une chose en est une autre
(1,5,8,9)
(2)
Ceux où l’on croit que deux choses sont la même (tous
les autres cas).
(3)
Les 14,15, 16 sont liés à des confusions psychologiques
de la perception (je ne sais pas parce que je ne vois pas !) L’erreur là
porte sur le mécanisme de la reconnaissance.
Théétète reconnaît (à juste titre !) qu’il est
embrouillé – et nous aussi ! Les suivants (192-d …) explicitent ces
exemples.
C
Remarques préliminaires et exemples (192-d)
(a)
Des cas où il ne peut y avoir faux jugement
Ce sont les cas énumérés précédemment. Les exemples sont
plus parlant !
(b)
Des cas où il peut y avoir faux jugement (193-b)
Interversion des traces (comme on se chausse à l’envers).
Ou trouble de la vision (j’intervertis Théodore et
Théétète comme si je les avais vus dans un miroir.
On peut aussi manquer sa cible (tirer à côté de la
marque).
D
Explication par l’image de la cire 194-b)
La connaissance consiste toujours à faire coïncider la
marque, le cachet (l’empreinte dans la cire) et la sensation. Il a donc deux
formes indépendantes de connaissance : la perception et la connaissance
mémorielle.
L’image de la cire est reprise d’Homère. La mémoire est
cette inscription dans la cire. Et le savoir dépend de la mémoire. La mémoire
et donc le savoir dépendent de la « qualité de la cire »,
c'est-à-dire des dispositions de l’âme de l’individu (194-e). L’allusion et aux
cœurs humides renvoie à l’Iliade, chant II, quand le soldat Thersite invective
Agamemnon qualifie ainsi ceux qui n’ont pas assez de force de caractère pour
s’opposer aux lubies du « pasteur des guerriers » ; les cœurs
velus désignent les braves, ainsi Pylaeménès, un des alliés d’Hector le troyen.
Remarque : ce modèle de la « cire » va
avoir un longue postérité. Notamment chez les empiristes. Par exemple chez
Locke An essay … II,
29,3 :
« 3.
Causes of obscurity. The causes of obscurity, in simple ideas, seem to
be either dull organs; or very slight and transient impressions made by the
objects; or else a weakness in the memory, not able to retain them as received.
For to return again to visible objects, to help us to apprehend this matter. If
the organs, or faculties of perception, like wax over-hardened with cold, will
not receive the impression of the seal, from the usual impulse wont to imprint
it; or, like wax of a temper too soft, will not hold it well, when well
imprinted; or else supposing the wax of a temper fit, but the seal not applied
with a sufficient force to make a clear impression: in any of these cases, the
print left by the seal will be obscure. This, I suppose, needs no application
to make it plainer. »
« Causes de
l’obscurité. Les causes de l’obscurité, dans les idées simples, semblent
être soit des organes sourds, ou dans les impressions très faibles ou
passagères produites par les objets, soit dans la faiblesse de la mémoire, qui
n’est pas capable de les retenir comme elle les a reçus. Car, pour revenir encore
aux objets visibles afin de nous aider à appréhender cette matière, si les
organes ou les facultés de la perception, comme de la cire durcie par le froid,
ne vont pas recevoir l’impression de la marque des impulsions qui
habituellement l’impriment ; ou comme de la cire trop molle ne la
retiendra pas même si elle a été bien imprimée ; ou encore si la cire est
à la bonne température mais que la marque n’est pas appliquée avec une force
suffisante pour faire une impression claire. Dans chacun de ces cas l’impression
laissée par la marque sera obscure. Ceci, je suppose, ne nécessité aucune
application pour être rendu plus clair. »
E
Résultats obtenus par les analyses précédentes
(195-b)
Pourtant Socrate n’est pas satisfait de cette définition
qui fait de l’opinion fausse la non coïncidence entre la sensation et sa
« marque ».
III
Un nouveau problème : celui de l’erreur
dans la pensée seule (195-e/197-a)
Il peut en effet y avoir erreur dans la pensée seule. Par
exemple je peux prendre onze pour douze si je crois que 7+5=11 ! Là ce
sont deux pensées (deux « marques ») qui ne s’accordent pas et non
une pensée et une sensation. Donc « avoir des opinions fausses doit
s’expliquer autrement que par une divergence entre ce qu’on pense et la
sensation. (196-b). On peut trouver l’argument chicanier : si on suit
Socrate, on doit admettre que celui qui croit que 5+7= 11 croit que 11=12.
Il y a là quelque chose de spécieux.
(1)
On pourrait essayer de le comprendre en reprenant la
différence entre sens et dénotation (Sinn und Bedeutung) telle qu’on la trouve
chez Frege. 12 = 7+5 mais « 12 » et « 7+5 » sont des
expressions qui ont même référence mais non la même dénotation (un peu comme
l’étoile du soir et l’étoile du matin ont la même référence – Vénus – mais non
la même dénotation.)
(2)
Si je fais un erreur de calcul mental en affirmant que
1789 + 2548 = 4237, cela n’a rien à
avoir avec affirmer que 4337=4237. L’erreur de calcul provient d’une
défaillance dans le mécanisme de l’addition (j’ai oublié une retenue) alors
qu’affirmer que 4237 = 4337 c’est nier le principe d’identité, donc renoncer à
toute logique. Une erreur de calcul ne nous rend pas illogiques !
(3)
Toute cette discussion pourrait encore être éclairée à
la lumière de la distinction kantienne entre propositions analytiques et propositions
synthétiques. Leibniz (et Frege plus tard) affirment que 12 est dans 7+5 et par
conséquent que 7+5=12 est un jugement analytique. Mais pour Kant il s’agit d’un
jugement synthétique. Si j’accepte cette dernière prise de position, ce n’est
pas la même chose que dire 7+5=11 et 12=11 ! Alors que pour un tenant de
la première position dire 7+5 c’est exactement la même chose que de dire 12.
Socrate évoque les questions que lui poserait un
imaginaire « expert en contradiction ». Mais c’est peut-être lui-même,
cet « expert en contradiction ».
A
Le double sens de « avoir » et l’image
du colombier (ou de la volière) 197-a)
La discussion va devoir éclaircir le sens de
« savoir ».
Savoir =
avoir de la science
=
avoir acquis de la science.
On peut avoir acquis quelque chose sans l’avoir (j’ai
acquis un manteau mais je l’ai laissé chez moi, donc je ne l’ai pas !)
Ici apparaît l’image du colombier. J’ai acquis les oiseaux
qui sont dans le colombier, je les ai à portée de la main, mais je peux très
bien n’en avoir aucun actuellement.
L’âme est comparée à une volière dans laquelle sont les
idées qui vont isolément ou en bandes (197-d). Pour les enfants, la volière est
vide (il semble ici que Platon/Socrate ait laissé tombé la théorie de la
réminiscence !)
Avoir acquis = avoir une capacité. J’ai appris la
grammaire et je l’ai toujours même quand je dors et que je ne m’en sers pas.
Avoir, c’est tenir l’oiseau dans sa main, c'est-à-dire
utiliser effectivement le savoir. Comment puis-je savoir si je sais le
latin ? En traduisant Cicéron !
Ce qui est plus difficile à percevoir, c’est comment
appliquer la métaphore à l’exemple choisi : il faut supposer que la
connaissance de l’arithmétique, c’est la connaissance de tous les
nombres ; il faut une infinité d’oiseaux dans la volière !
Quoi qu’il en soit, nous sommes ramenés à une erreur
d’identification. Dans la cire, je n’identifiais pas correctement la marque
correspondant à la sensation. Dans la volière je n’identifie pas le bon oiseau,
je prends l’oiseau onze pour l’oiseau douze.
B
On aboutit à une impasse (199-b)
Cette affaire de la volière ouvre une nouvelle
question :
-
j’attrape l’oiseau sauvage que je mets dans la
volière = j’apprends pour acquérir un savoir
-
j’attrape l’oiseau dans la volière pour le tenir
dans ma main : il faut encore apprendre pour ne pas se tromper d’oiseau.
Faut-il donc dire que j’apprends ce que je sais
déjà ? C’est impossible. Donc, il faut s’en tenir à la théorie de l’erreur
d’identification : j’ai pris « un ramier à la place d’une
colombe » (199-b)
Mais cette solution est elle-même remise en cause par
Socrate. Car avoir une opinion fausse à propos d’un savoir qu’on a est un
« énorme non-sens ». C’est
admettre qu’on puisse être ignorant de tout alors que la science est présente,
ce qui revient à admettre qu’on puisse savoir tout en étant ignorant et voir en
étant aveugle ! Théétète tente de sauver la volière en admettant que parmi
les oiseaux « science » volaient des oiseaux « non
science » et donc l’opinion fausse serait d’avoir attrapé un oiseau « non
science » (200-a). Mais cette hypothèse nous ramène au point de
départ : celui qui attrape une absence de science croit avoir une science.
Faudra-t-il admettre qu’il y a encore une science et un absence de science
permettant de reconnaître les sciences et les absences de science ?
Conclusion :
il est impossible de savoir ce qu’est l’opinion fausse avant de savoir ce
qu’est la science ! Cela semble une conclusion bizarre, puisque toute
cette partie commence par une définition de la science (« la science, c’est
l’opinion vraie ») et on a l’impression que Socrate nous emmêle. Ce n’est
peut-être pas le cas. Il s’agit seulement de montrer que l’opinion vraie comme
l’opinion fausse (la définition de l’un nous donne celle de l’autre) est
impossible si on ne sait pas ce qu’est la science. Autrement définir la science
par l’opinion, c’est donner une définition circulaire puisque l’opinion
elle-même ne se peut définir que par la science…
5
Le savoir, c’est le jugement vrai accompagné
d’un raisonnement (ou d’une justification)
I
Reprise de la recherche (200-d)
Une nouvelle voie est explorée à partir de l’exemple de
l’art des spécialistes du barreau : il s’agit maintenant de distinguer
l’opinion droite et la science. Au tribunal on peut persuader le juge d’avoir
une opinion droite à propos de ce qu’il ne sait pas (201-a/c). Donc opinion
droite = science !
II
Nouvelle définition (201d)
Énoncée par Théétète : La science est l’opinion
accompagnée de définition (car ce dont il n’y a pas de définition n’est pas
« sachable »). Autre traduction : jugement vrai accompagné de sa
justification.
Cette définition est très largement partagée dans la
philosophie analytique. On la retrouve chez Russell (Problèmes de philosophie).
La distinction entre ce qui est « sachable » et
ce qui ne l’est pas recoupe semble-t-il la distinction entre ce qui est objet
de science et ce qui ne l’est pas. Mais
si on veut définir chaque terme, on remonte nécessairement à des premiers
termes non définis mais simplement nommés (201-e). Ces premiers éléments ne pourraient
donc pas être connus mais seulement sentis (202-b).
A
Première difficulté (202-c/d)
Autrement dit, pour ce qui des premiers éléments, ceux à
partir desquels sont définis les autres, ils peuvent être l’objet d’une opinion
droite mais pas d’une science puisqu’il n’y a de science que des composés.
Ainsi la science se fonderait sur l’opinion ? Comment les éléments
pourraient-ils donc être non connus alors que leurs composés sont connus ?
(202-e)
Le modèle des
lettres
Les lettres sont non définies alors que les syllabes le
sont par les lettres (SO = S + O). La syllabe S est seulement un sifflement de
la langue (dont c’est bien la sensation qui est la caractéristique de
l’élément).
Problème : Je connais SO donc je connais S et O
ensemble. Mais comment donc pourrais-je ne les point connaître
séparément ? La belle définition nous échappe, dit Socrate parce qu’on ne
l’a pas assez surveillée !
Le problème encore une fois réside dans le caractère du
modèle utilisé. En quoi la connaissance peut-elle être pensée sur le mode de
l’assemblage des lettres ?
B
Deuxième
difficulté (203-e)
Deuxième solution : considérer que le tout est
différent des parties, forme une unité. Suit une discussion sur le rapport du
tout et du partie. Si le tout forme une unité, il n’a pas de parties ! En
distinguant le tout et le total (redéfini comme le nombre total des parties) on
aboutit cependant à ce que cette distinction n’a pas de sens et que le composé n’est pas composé puisqu’il
ne peut plus être défini par ses parties et que par conséquent il a la même
forme que l’élément… (205-d)
C
Troisième difficulté : c’est l’élément qui
est le plus clairement connu (206-a)
Donc la thèse qui dit que le composé est connu et
l’élément non ne peut être acceptée. L’expérience de l’apprentissage de la
lecture ou de la musique pourrait montrer au contraire que nous avons une
connaissance des éléments plus claire que celle des composés. (206-b)
D
En quoi consiste la justification qui jointe à
l’opinion vraie ferait d’elle un savoir
(a)
Ce ne peut être le discours dans lequel s’exprime
l’opinion vraie (206-d)
La définition pourrait être : « rendre apparente
sa propre pensée au moyen de la voix ».Mais si on admet cette définition,
toute personne qui a une opinion droite a aussi une science puisque tout le
monde peut énoncer son opinion droite.
(b)
Ni un dénombrement correct des composants élémentaires
(207-a)
Connaître un chariot, ce serait alors en énoncer la liste
des pièces. Mais connaître Théétète, est-ce énoncer les lettres du nom ?
On peut connaître une liste des éléments sans encore connaître la chose. Ainsi
quand on apprend à écrire. (208-a) à il y a une opinion droite accompagnée de
définition qui n’est pas encore science.
(c)
Ni un énoncé du caractère distinctif (208-c)
« un signe à mentionner par lequel l’objet en
question diffère de tout le reste » : c’est la troisième explication
de la définition. La suite montre le caractère inconsistant de cette
définition. L’opinion droite suppose en effet la différence (je reconnais
Théétète à son nez aplati … et pourtant ce n’est une science !) Donc la
définition de la science comme opinion droite accompagnée de l’énoncé de la
différence propre de son objet est creuse.
6
épilogue : caractère négatif de l’épreuve
maïeutique (210-a)
Conclusion : aucune des trois définitions de la
science ne convient ! Mais Théétète reconnaît avoir dit plus qu’il n’avait
en lui (210-b).