lundi 15 décembre 2003

Trotski et la morale


Une relecture de Leur morale et la nôtre
Marx sait gré aux économistes classiques de ne pas s'embarrasser de considérations morales. La brutalité avec laquelle Smith, Ricardo et tutti quanti exposent les lois du mode de production capitaliste permet de dévoiler l'essence des rapports sociaux. Ainsi la est-elle considérée comme une pure hypocrisie sociale. Conformément à la ligne suivie par le courant dominante de la tradition rationaliste, l'action politique libératrice semble ainsi s'opposer la . Trotski, dans Leur et la nôtre, est censé résumer avec brio la position dite amoraliste des marxistes. En nous arrêtant un moment sur texte, on verra quelle contradiction interne recèle cet amoralisme. Les anti-marxistes les plus cultivés citent d'ailleurs ce livre comme une des preuves flagrantes des conclusions inacceptables auxquelles conduit le marxisme en matière de . Dans ce pamphlet, Trotski s'en prend vigoureusement aux moralistes " petits bourgeois ", grâce à qui " des échantillons de perfection éthique sont distribués gratuitement dans toutes les rédactions intéressées ". Trotski vise plusieurs idées liées entre elles et qui constituent l'essence de la position du " moralisme abstrait ".
1. On ne peut répondre à la violence et à l'oppression en utilisant soi-même des moyens violents et amoraux.
2. Les fascistes et les révolutionnaires utilisant des moyens identiques doivent être renvoyés dos à dos.
3. L'essence des fautes des bolcheviks réside dans le principe – attribué aux Jésuites – selon lequel " la fin justifie les moyens ".
Trotski réfute les points (1) et (2) par des polémiques plus brillantes que profondes et par une ironie dont il faut bien dire qu'elle sonne bizarrement aujourd'hui. On pourrait résumer la réponse de Trotski ainsi :
1. Les moralistes en identifiant les méthodes des réactionnaires et des révolutionnaires " oublient " l'opposition des fondements matériels de la réaction et de la révolution. Or les révolutionnaires défendent les intérêts de l'avenir de l'humanité ; donc leurs méthodes sont morales puisqu'elles sont au service des fins que l'histoire universelle assigne.
2. Si on veut justifier une autonome par rapport aux besoins de la lutte des classes, il n'y a pas d'autre moyen que de recourir à une forme ou une autre de déisme. Donc les moralistes, même athées, sont des déistes qui s'ignorent. Les disciples de Shaftesbury, tenants du " sens moral ", ne font que donner un pseudonyme philosophique à Dieu.
3. Le matérialisme doit nous débarrasser de la . " L'idéalisme classique en philosophie, dans la mesure où il tendait à séculariser la , c'est-à-dire à l'émanciper de la sanction religieuse, fut une immense progrès (Hegel). Mais, détachées des cieux, la avait besoin de racines terrestres. La découverte de ces racines fut l'une des tâches du matérialisme. Après Shaftesbury, il y eut Darwin, après Hegel, Marx. "
Ce que je voudrais montrer ici, c'est
1. Le système amoraliste de Trotski ne résiste pas à la critique.
2. Trotski lui-même se contredit et doit réintégrer les principes universels de la (du sermon sur la montagne à Kant !).
3. L'amoralisme ne concerne pas seulement les marxistes, mais toutes les philosophies du progrès issues du rationalisme moderne : mutatis mutandis, la position théorique de Trotski pourrait parfaitement convenir à un libéral économique orthodoxe ou à un n'importe quelle variété de scientiste intégriste.
Que l'amoralisme de Trotski ne résiste pas à la critique, cela peut se montrer facilement. L'idée que la est un " produit fonctionnel et transitoire de la lutte des classes " ne veut rien dire du tout. D'une part, la n'est pas fonctionnelle et, en général, les explications fonctionnalistes ne sont pas très convaincantes. D'autre part, la n'est pas transitoire, sauf à admettre des conséquences inacceptables du point de vue même dont se place Trotski, à savoir du point de vue de l'émancipation de l'humanité.
En effet, si la est un produit fonctionnel, il faut donc l'expliquer par sa fonctionnalité : la existe parce qu'elle sert à quelque chose. Or Trotski ne nous dit pas à quoi elle sert. On peut supposer qu'il sous-entend qu'elle sert à défendre les intérêts de la classe dominante. Admettons que ce soit cela la bonne explication. Comment la peut-elle défendre les intérêts de la classe dominante ? La classe dominante défend ses intérêts par la force, par la corruption, par l'utilisation de toutes les ressources étatiques et non étatiques en sa possession. Mais en quoi la lui sert-elle ? Par exemple, s'il s'agit d'une fondée sur l'obéissance au décret divin qui nous condamne à souffrir sur terre, en punition du péché d'Adam, on voit bien quel profit peuvent en tirer les classes dominantes. S'il s'agit d'une à la Hobbes qui fait de l'obéissance au souverain l'alpha et l'oméga des préceptes moraux auxquelles nous devons obéir dès que nous connaissons la loi de nature qui nous conduit à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour préserver notre vie, on voit encore comment elle peut s'adapter fonctionnellement aux besoins des possédants. Mais s'il s'agit d'une universaliste à la Kant ou la Rousseau, l'argumentation tombe, puisque ce sont des morales égalitaristes qui peuvent facilement être tournées comme des armes théoriques dirigées contre l'exploitation de l'homme par l'homme. Historiquement d'ailleurs, le mouvement ouvrier est né de ces revendications égalitaires et morales contre l'immoralité du système capitaliste. En outre, même les morales religieuses peuvent être des outils fonctionnellement peu adaptés à la défense du mode de production capitaliste et de la domination en général (*). Les doctrines chrétiennes et musulmanes reprennent la critique de l'argent et de la dépravation à laquelle conduit sa recherche en tant que but en soi, critique qu'on trouve chez Aristote dans les passages consacrés à la chrématistique, immorale par nature. Certes, cette attitude à l'égard de l'argent peut conduire l'exploité à accepter sa pauvreté, mais elle disqualifie aussi le possédant. Autrement dit, la en général n'est pas un produit de la lutte de classes aussi fonctionnel que Trotski veut bien le dire. Il n'y a pas une en général, mais des morales qui se révèlent remplir des " fonctions " – si on veut à tout prix maintenir ce vocabulaire – bien différentes ; bref il y a de la lutte de classes dans la  !
Mais ce n'est pas tout. D'un point de vue fonctionnaliste, toutes les fonctions qu'on peut attribuer à la se ramènent en dernière analyse à une seule : légitimer les actions humaines. La répression à l'encontre des voleurs et des criminels est légitime parce que nous réprouvons moralement le vol et le crime. Inversement, la condamnation pour vol d'une femme qui s'approprie quelques biens alimentaires dans un supermarché parce qu'elle n'a plus d'autre moyen pour faire vivre ses enfants, cela nous paraît une injustice, parce que voler pour nourrir ses enfants n'est pas acte moralement répréhensible. Ce qui le serait dans ce cas, ce serait de laisser les enfants crier famine pendant que des victuailles non consommées iront finir dans les poubelles du supermarché. C'est cette fonction de légitimation que les marxistes semblent mettre en cause dans leur critique de la . " La classe dominante impose ses fins à la société et l'accoutume à considérer comme immoraux les moyens qui vont à l'encontre de ces fins. " Par exemple, si notre pose comme juste en toutes circonstances le respect de la propriété privée, la vise à légitimer la propriété capitaliste des moyens de production.
Or, la question que ne se posent jamais les " amoralistes " quand ils ramènent la à sa fonction de légitimation, c'est la question de l'origine et de la nature de ce besoin de légitimation. Nous avons besoin de la pour rendre légitimes nos actions (ou nos inactions) mais personne ne nous explique pourquoi nous avons besoin de légitimer nos actes. Les lions n'ont besoin d'aucune légitimation de nature pour dévorer les antilopes et les renards dévastent les poulaillers en se moquant de l'impératif catégorique. Les voyous peuvent commettre de nombreux actes immoraux sans aucune légitimation à l'égard des honnêtes gens et ils semblent bien se conduire comme les lions et les renards. Mais entre eux ou en dehors de leur " business ", ils respectent les règles de la ordinaire : la fidélité à la parole donnée, par exemple, fait partie des valeurs morales avec lesquelles il est préférable de ne pas badiner. Les capitalistes, à bien des égards, ressemblent aux voyous – il arrive de plus en plus souvent que la frontière entre ces deux catégories de la population soit très poreuse – et comme eux acceptent un certain nombre de règles morales à usage interne ou en dehors du " business " mais, en plus, ils ont besoin que leur domination soit l'objet d'un consensus obtenu, non par la crainte, mais par l'accord sur des normes et des règles de vie qui rendent légitime le mode de production capitaliste. Les relations sociales ne peuvent pas se réduire à des relations de force comme les sont les relations naturelles. Ce qui les caractérisent, c'est qu'elles se conçoivent toujours sur le mode du " devoir être " et qu'il est impossible d'être sans que cet être soit relié à un devoir être, c'est-à-dire sans l'institution d'un système de valeur. C'est ce que dit Aristote quand il affirme que l'homme est un animal politique parce qu'il possède le langage qui signifie non l'agréable et le douloureux, mais l'avantageux et le nuisible, le juste et l'injuste ou le bien et le mal. Autrement dit, définir la par sa fonction de légitimation, c'est tomber dans un cercle vicieux, puisque le besoin de légitimation est l'expression de la nature " ", c'est-à-dire ici normative, de toute existence sociale, c'est-à-dire de toute existence humaine en général.
Quant au caractère transitoire de la , c'est une évidente absurdité. On peut remarquer que les préceptes moraux sont variables historiquement – voir ce qui a été dit plus haut quant à la séparation de la privée et de la publique. Freud note ce caractère historique de la et les limites du progrès moral : " Mais le degré d'intériorisation des interdictions varie beaucoup suivant les instincts frappés par chacune de celles-ci. En ce qui touche aux plus anciennes exigences de la culture, déjà mentionnées, l'intériorisation semble largement réalisée, si nous laissons de côté l'inopportune exception constituée par les névropathes. Mais les choses changent de face si nous considérons les autres exigences instinctives. On observe alors, avec surprise et souci, que la majorité des hommes obéit aux défenses culturelles s'y rattachant sous la seule pression de la contrainte externe, par conséquent là seulement où cette contrainte peut se faire sentir et tant qu'elle est à redouter. Ceci s'applique aussi à ces exigences culturelles dites morales qui touchent tout le monde de la même façon. Quand on entend dire qu'on ne peut se fier à la moralité des hommes, il est le plus souvent question de choses de ce ressort. Il est d'innombrables civilisés qui reculeraient épouvantés à l'idée du meurtre ou de l'inceste, mais qui ne se refusent pas la satisfaction de leur cupidité, de leur agressivité, de leurs convoitises sexuelles, qui n'hésitent pas à nuire à leur prochain par le mensonge, la tromperie, la calomnie, s'ils peuvent le faire avec impunité. Et il en fut sans doute ainsi de temps culturels immémoriaux. " Autrement dit, si les formes de la varient dans le temps, la elle-même n'est pas transitoire, puisque son développement et son renforcement s'identifient au processus de civilisation. Quand Marx évoque l'idée du dépérissement de l'État, cela ne peut se comprendre que dans un sens : une fois l'État privé de ses fonctions d'oppression d'une classe sur une autre, les individus progressant en raison parce qu'ils ne subiront plus aveuglement leur propre force sociale seront capables de régler spontanément tous les problèmes de la vie sociale sans qu'il soit nécessaire de faire appel à des forces de coercition spécialisées. Le communisme de Marx – et on trouve chez Lénine et chez Trotski de nombreux passages qui vont dans le même sens – n'est donc pas un monde sans , mais un monde dans lequel l'intériorisation d'une rationnelle par tous les individus rend inutile l'application mécanique extérieure de l'impératif catégorique altruiste.
Si la définition de la comme " produit fonctionnel et transitoire de la lutte des classes " s'effondre, l'amoralisme ne peut plus que s'appuyer sur le dernier pilier, celui de la dialectique de la fin et des moyens. Trotski reproche aux moralistes de considérer que les moyens sont moraux ou immoraux en eux-mêmes, sans regard de la fin poursuivie et il entreprend, primo, de réhabiliter les Jésuites à qui est attribué le précepte selon lequel "la fin justifie les moyens" et, secundo, de réfuter le moralisme précisément en ce qu'il veut la fin sans vouloir les moyens et donc se transforme en pure tartuferie. Or, dans tous les passages où Trotski aborde ces questions, il se conduit lui-même en moraliste, c'est-à-dire qu'il mène contre ses adversaires une discussion de philosophie .
Que la fin justifie les moyens, c'est un précepte commun à toute . Mais ce précepte doit être subordonné à la question essentielle qui est : qu'est-ce qui justifie la fin ? Mais Trotski ne répond pas à cette question qu'il évacue dans des généralités historiques vagues : " Dans la vie pratique comme dans le mouvement de l'histoire, les fins et les moyens changent sans cesse de place. " Mais il y a une réponse implicite. Après avoir répété que "le jugement moral est conditionné, avec le jugement politique par les nécessités intérieures de la lutte", Trotski précise : "L' émancipation des ouvriers ne peut être que l'œuvre des ouvriers eux-mêmes. Il n'y a donc pas de plus grand crime que de tromper les masses, de faire passer les défaites pour des victoires, des amis pour des ennemis, d'acheter des chefs, de fabriquer des légendes, de monter des procès d'imposture – de faire en un mot ce que font les staliniens." Il y a donc bien un ensemble de règles fondées sur un impératif, celui de l'émancipation des travailleurs. Or, du point de vue du marxisme traditionnel, l'émancipation des travailleurs n'a de sens et de légitimité que parce qu'elle est le moyen d'une émancipation générale de l'humanité. Notons d'ailleurs, en passant, que le point de vue moral du communisme n'est pas celui du bonheur : à la différence de la d'Aristote ou de celle des pères fondateurs de la Constitution américaine, la philosophie de Marx et du communisme n'est pas un eudémonisme, mais une de la liberté. Donc, la dialectique de la fin et des moyens s'inscrit, pour Trotski, dans une perspective , bien que le mot même de soit réfuté.
Le purisme moral est une position inacceptable parce qu'il conduit à renoncer aux valeurs morales elles-mêmes. Ce que réfute Trotski, comme on vient de la voir, ce n'est pas la en générale, mais un certain genre de puriste qu'on attribue souvent, et pas toujours à tort à Kant. L'argument majeur de Trotski est celui-ci : respecter les règles de la dans la lutte des classes, cela revient à combattre un adversaire à qui tout est permis en respectant les règles de la boxe française. Par conséquent, l'impératif catégorique revient d'abord à organiser sa propre impuissance et finalement à légitimer la domination et l'oppression, puisque s'y opposer reviendrait à être à son tour injuste. Comme, selon le précepte socratique, il vaut mieux subir l'injustice que la commettre, il vaut donc mieux subir l'oppression que la combattre avec les moyens adéquats. La critique du purisme moral n'est pas propre à Trotski ni au marxisme. Elle est au cœur de la polémique entre Kant et Benjamin Constant sur Un prétendu de droit de mentir par humanité. Vladimir Jankélévitch la reprend avec des accents qui le placent incontestablement du côté de Trotski. Par conséquent, la polémique contre le purisme moral n'est pas un conflit entre la et l'amoralisme marxiste, mais une discussion qui se place entièrement dans le champ de la .
S'il y a un reproche à faire aux donneurs de leçons de , c'est que, le plus souvent, ils ne prennent pas eux-mêmes leurs propres principes au sérieux. Autrement dit, ce n'est pas la qui est en cause, mais les moralistes impuissants et hypocrites. La critique trotskiste des moralistes se mène ainsi au nom de la et par conséquent légitime cette même qu'on prétendait à l'instant ramener à ses fondements sociaux petits bourgeois. C'est pourquoi, tout en s'en prenant apparemment à la en général, le centre de la critique de Trotski est adressé aux pharisiens qui identifient la bourgeoise et la " en général ". Or la bourgeoise, telle que Trotski la dépeint, est tout sauf une , puisqu'elle n'est qu'un discours hypocrite destiné à protéger l'immoralité profonde de la domination bourgeoise. Opposant la révolutionnaire des bolcheviks aux méthodes staliniennes, Trotski écrit ainsi : "Les méthodes staliniennes achèvent, portent à la plus haute tension, et aussi à l'absurde, tous les procédés de mensonge, de cruauté et d'avilissement qui constituent le mécanisme du pouvoir dans toute société divisée en classes, sans en exclure la démocratie. Le stalinisme est un conglomérat des monstruosités de l'État tel que l'histoire l'a fait ; c'en est aussi la funeste caricature et la répugnante grimace."
Autrement dit, "l'amoralisme marxiste" du Trotski qui dénonçait la comme "produit fonctionnel et transitoire de la lutte des classes" est réfuté par Trotski lui-même, non seulement dans ce texte consacré spécifiquement à la mais aussi dans de très nombreux autres textes … sans parler de la personnalité de Trotski lui-même qui reste un exemple des plus hautes qualités morales humaines.
Il faudrait ajouter maintenant que le traitement que nous avons fait subir à l'amoralisme marxiste de Trotski, on peut le faire subir à l'amoralisme nietzschéen (**) ou à l'amoralisme spinoziste. Si la possibilité de la reste problématique, il semble bien que nous soyons obligés de reconnaître l'impossibilité de l'amoralisme.
© Denis COLLIN

Notes
(*) La place occupée par la chrétienne, la références aux Évangiles, etc., dans la naissance du mouvement ouvrier suffirait à le prouver. Et que penser du fait que le Manifeste Communiste de Marx et Engels devait à l'origine s'appeler Credo Communiste?
(**) Voir Nietzsche ou l'impossible immoralisme de Yvon Quiniou (Kimé, 1993

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vendredi 5 décembre 2003

Valeurs et idéologies

Intervention « Éduquer : un pari pour la jeunesse ».(FOL – 5 décembre 2003)

Introduction

Que doit-transmettre l’école ? Il semble que la réponse soit des plus simples : des savoirs (savoir lire, écrire, compter) et des savoir-faire. L’école étant laïque, elle est neutre et ne doit pas se fixer d’autres objectifs que la transmission de savoirs objectifs. Mais cette réponse n’en est pas une. L’école transmet aussi des valeurs. L’école laïque à la Jules Ferry est une école surchargée de valeurs. Elle doit éduquer des futurs citoyens et elle enseigne une morale. La fameuse « morale laïque » dont le plus bel essai est celui de Renouvier (écrit en 1848).
D’entrée de jeu, le but de l’école est ainsi défini :
« [103] La religion vous enseigne comment vous devez vous conduire en cette vie pour vous rendre digne d'une félicité éternelle. Moi, je ne vous parle qu'au nom de la République, dans laquelle nous allons [104] vivre, et de cette morale que tout homme sent au fond de son cœur. Je veux vous instruire des moyens d'être heureux sur la terre et le premier mot que j'ai à vous dire est celui-ci : Perfectionnez-vous. Vous ne deviendrez vraiment heureux qu'en devenant meilleur. » (Manuel républicain des droits de l’homme et du citoyen, par Charles Renouvier)
Ni plus ni moins que le perfectionnement de l’homme : voilà le but de l’école et singulièrement des valeurs morales qu’elle doit transmettre.
Enfin, comme l’école est laïque, elle se garde bien de transmettre des idéologies.
Voilà le discours officiel. Mais ce discours pourra paraître lui-même bien idéologique ! Premier problème : existe-t-il des valeurs morales qui puissent être acceptables par tous et soient donc objet d’un enseignement dans une école laïque, ouverte à tous.
Deuxième problème plus épineux : savoirs et valeurs morales n’ont jamais été séparés des idéologies, c'est-à-dire de l’ensemble des croyances dominantes, enracinées dans les pratiques sociales. Par exemple, l’école laïque de la IIIe République n’a jamais été idéologiquement neutre. Elle a joué son rôle, loin d’être secondaire, dans la préparation de la première guerre mondiale. Elle a glorifié l’Empire colonial et la mission civilisatrice de la France. Mais fort heureusement, on nous annonce la mort des idéologies et par conséquent nous irions vers une école libre des idéologies. On devra se demander ce que sont les idéologies qui travaillent maintenant sous le manteau de Noé de la « fin des idéologies ».
Je voudrais aborder deux points qui me semblent essentiels :
1) autant on peut définir de manière précise ce qu’est un savoir objectif, autant l’idée de valeur est une idée suspecte. J’essaierai d’exposer les bonnes raisons que nous avons d’être soupçonneux.
2) Si l’idéologie est en apparence moins présente, elle résiste bien. En regardant comment évoluent les contenus, les objectifs explicites de l’enseignement, les rapports entre les élèves et l’institution, il est possible d’affirmer que la neutralité de l’enseignement n’ait jamais autant menacée qu’aujourd’hui.

1 - Valeurs

Il y a un vieille question : c’est celle de l’objectivité des valeurs. Une valeur est quelque chose qui vaut d’être respecté ; la disposition à respecter ces valeurs devra être cultivée – on peut même appeler du mot vieillot de « vertu » cette disposition à respecter les valeurs. Vérité, objectivité, voilà les valeurs du savant et ce sont ces valeurs que doit transmettre l’enseignement scientifique et c’est la disposition des élèves envers elles qui doit résulter des exercices qu’on leur demande d’accomplir dans le cadre de l’enseignement.
Sauf à être nietzschéen, on voit mal comment on pourrait ne pas voir dans la vérité une valeur objective, à prétention universelle. Pour tout dire, le proposition que je viens d’énoncer est tautologique : la vérité définit ou se définit justement par objectivité et universalité.
Les autres valeurs que nous sommes censés dispenser sont beaucoup plus floues, et ne bénéficient pas de ce caractère universel. Elles sont toutes, d’une manière ou d’une autre relatives et sensibles au contexte. La fidélité, l’honneur, le sens de la parole donnée ne valent vraiment que si leur objet lui-même le mérite. La fidélité des voyous au chef de bande, ou le sens de la parole donnée qui se transforme en omerta ne sont visiblement pas des valeurs à défendre absolument.
Je lis dans un règlement intérieur de lycée comme il y en a 1000 autres que les principes sur lesquels s’appuie ce règlement sont 1/ les principes généraux du droit et 2/ « le devoir de tolérance, le respect des personnes, de leurs idées et du bien commun. »
Le respect des personnes (c'est-à-dire de l’humanité en chacun) est un principe sans discussion universel – qui s’applique à toute personne, y compris le pire des criminels. Mais le respect de leurs idées, c’est tout autre chose. Faut-il respecter les idées qui ne sont pas respectables ? On devrait apprendre à respecter les idées respectables et à ne pas respecter les idées qui ne le sont pas. Mais comment séparer les idées respectables des autres ? Voilà que les valeurs nous plongent dans le chaudron de l’idéologie. Car alors on peut plus renvoyer
Il en va de même avec la tolérance. Faut-il être tolérant avec les intolérants ? Cette question est un casse-tête, pour lequel on ne dispose d’aucune réponse qui puisse convenir dans tous les cas de figures. Qu’est-ce que révèle cette difficulté ? Tout simplement que la tolérance n’est pas une valeur absolue. Et peut-être même pas une valeur du tout. C’est une disposition d’esprit, un trait de caractère, généralement bénéfique dans la vie sociale, mais pas toujours et rien de plus. La tolérance élevée au rang de principe politique est même très discutable. L’édit de Nantes était un édit de tolérance et non la proclamation de la liberté de conscience. On tolérait la RPR là où elle était devenue coutume, mais la France restait catholique. La démocratie états-unienne n’est pas laïque ; elle est tolérante puisqu’elle proclame le principe de la liberté de conscience et de la liberté d’expression (1er amendement) mais en même fait du christianisme (et éventuellement du judaïsme) la religion officielle puisque tous les actes officiels se font par une prestation de serment sur la Bible, qu’une prière est faite à l’ouverture des sessions du congrès, qu’il y a des religieux (chrétiens) spécialement attachés au Congrès, etc. La tolérance, c’est aussi ce que pratiquaient les dynasties arabo-musulmanes éclairées de la grande époque – ce qui nous ramène au moins au 12e siècle ! La tolérance, c’est toujours une liberté accordée aux « minorités » par des dominants qui entendent bien le rester. La tolérance, ce n’est donc pas l’égalité des droits.
Et j’ai pris seulement parmi les valeurs les plus communes, les plus classiques, les moins contestables. Je n’ai parlé de la campagne officielle en 2001/2002 sur le site web du ministère pour « le respect », campagne sponsorisée par une marque de vêtements chic avec pub pour acheter le T-Shirt spécial « respect ».Je ne parle pas non plus de l’école censée inculquer les valeurs … boursières avec la pénétration des banques dans les classes de SES et le concours des « masters de l’économie », patronnés par une grande banque qui voulait apprendre aux lycéens à devenir des boursicoteurs.
Il faudrait enfin dire quelques mots du contexte de ces discours sur les valeurs. Si on lit le projet de traité établissant une constitution pour l’Union européenne, on nage en plein discours sur les valeurs. Au lieu d’un texte de droit avec des propositions principielles du genre « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit », on a un bavardage sur les « valeurs européennes de l’humanisme ». On peut lire « l’Europe est un continent porteur de civilisation; que ses habitants, venus par vagues successives depuis les premiers âges, y ont développé progressivement les valeurs qui fondent l’humanisme: l’égalité des êtres, la liberté, le respect de la raison,
S’inspirant des héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe, dont les valeurs, toujours présentes dans son patrimoine, ont ancré dans la vie de la société le rôle central de la personne humaine et de ses droits inviolables et inaliénables, ainsi que le respect du droit ». Il n’est pas besoin de forcer le texte pour y lire le très vieux discours sur la supériorité de l’Europe civilisée sur les autres peuples du monde.

2 – L’idéologie

Le discours sur les valeurs, loin d’être idéologiquement neutre nous emmène donc sur le terrain de la confrontations des valeurs, c'est-à-dire sur le terrain de l’idéologie, c'est-à-dire des idées dominantes qui s’imposent spontanément parce qu’impensées et jamais critiquées.
L’idéologie, ce n’est pas la doctrine, et son mode d’action ce n’est pas l’endoctrinement. Si c’était cela d’ailleurs l’idéologie serait aisée à reconnaître et à combattre. Mais l’idéologie c’est d’abord le spontané, la représentation déjà là, déjà toute prête et qu’il n’y a plus qu’à adopter. À l’époque des grandes affrontements politiques des années 50 à 70, on parlait d’affrontements idéologiques, mais ces affrontements étaient des batailles d’idées, des batailles politiques, mais tout le monde savait qu’il s’agissait d’idées discutables, de représentations du monde discutables, etc. … L’idéologie, c’est ce qui ne se discute pas. Ce sont les figures de ce « ça ne se discute pas qui doivent être interrogées.
Premier exemple : Quand lors du colloque commun MEDEF / MEN consacré aux SES, le représentant du MEDEF déclare qu’on ne doit pas enseigner l’économie de marché comme un système parmi d’autres puisqu’on n’enseigne pas la démocratie comme un système parmi d’autres, nous sommes au cœur de l’idéologie que je vais appeler démocratique. On peut décomposer ainsi la position du MEDEF :
1) il y a une forme de gouvernement optimale qui doit être préférée à toutes les autres et dont on ne peut même discuter, c’est la démocratie (peut importe ce qu’on met sous ce terme).
2) L’économie de marché est le régime économique qui va avec la démocratie (ex : la Chine, la Tunisie de Ben Ali, le Chili de Pinochet …)
3) Donc l’économie de marché doit être enseignée au lycée comme la démocratie.
4) Donc les professeurs de SES qui veulent continuer d’enseigner la pluralité des doctrines économiques ont tort et doivent adapter leur enseignement aux besoins de l’économie de marché.
Pour imposer ce raisonnement le MEDEF et les journaux qui lui sont proches multiplient depuis des années les pressions. On voit comme la démocratie sert de justification à la pensée unique, selon une logique très orwellienne.
Pourquoi est-ce de l’idéologie ? Non seulement parce que le raisonnement dans son ensemble est un sophisme, mais aussi est surtout parce que les prémisses sont des fausses évidences, des évidences que nous croyons spontanées mais qui sont elles-mêmes le résultat de l’inculcation d’un certain nombre de « valeurs » et d’idées.
Je reprends chacun de ces points :
1) la démocratie n’est pas tenue de toute éternité pour le régime optimal. On peut la considérer parfois – ainsi Aristote – comme le moins mauvais des régimes. Mais elle peut être critiquée. Platon la tient pour un système exécrable, l’antichambre de la tyrannie, parce qu’elle est le gouvernement de la majorité ignorante mue seulement par ses appétits égoïstes. Si la démocratie est incontestable, faut-il chasser Platon et tous les professeurs platoniciens ? La démocratie en tant que pouvoir de la majorité sur la minorité est une autre forme de la « loi du plus fort » et elle est prompte à se transformer en dictature de la majorité. Si on veut bien étudier objectivement le 20e siècle, on y verra que le racisme qui l’a ravagé a d’abord été le fait de mouvement de masses et qu’il s’y est exprimé, jusqu’à un certain point, le pouvoir du « démos », pour parler grec ! Même les grands philosophes qui appartiennent à notre panthéon démocratique ont été pour le moins sceptiques. Rousseau se risque à dire que des dieux se gouverneraient démocratiquement mais que la démocratie n’est peut-être pas faite pour les hommes. Kant – le théoricien allemand de la révolution française, comme le disait Marx – oppose la République, garante de la liberté et du droit, à la démocratie aux tendances despotiques.
2) Le rapport du marché à la démocratie est discutable. Il y a des économies de marché sans démocratie, mais il est difficile qu’il y ait démocratie s’il n’y a pas quelques uns des traits de l’économie de marché (la garantie de la propriété individuelle, la liberté du commerce …). Mais ce qu’on appelle « économie de marché » dans le jargon MEDEF, c’est le mode de production capitaliste, qui n’est pas du tout la même chose ; il y a un marché avant le capitalisme (cf. Braudel) et on pourrait très bien imaginer une économie de marché post-capitaliste. On peut envisager une économie de marché sans la force de travail fonctionne comme marchandise – après tout on a bien interdit le commerce des esclaves sans que les grands principes du marché se soient effondrés !
3) Les 3/ et 4/ sont donc de fausses évidences, des trompe-l’œil idéologiques. On voit surtout que l’idéologie s’il est évidente dans la volonté du MEDEF de faire triompher 4/ (son point de vue) suscite discussion et rébellion ; mais si on vraiment comprendre ce qui cloche dans le raisonnement du MEDEF, c’est aux points 1/ et 2/ qu’il faut s’attaquer !
Deuxième exemple d’invasion de l’école par l’idéologie : la question de l’égalité des chances.
Voilà un bel exemple, indiscutable : la valeur fondamentale de notre école laïque et démocratique, c’est l’égalité des chances et toutes les réformes doivent viser à la garantir. On peut discuter pour savoir si elle progresse ou non (c’est le débat sur la « démocratisation »). On discute des moyens de la garantir, etc. Ou encore on peut dire qu’elle irréalisable et qu’on dépense donc en pure perte des moyens pour essayer d’y parvenir (querelle du collège unique !). Mais la question n’est pas là ! Cette histoire d’égalité des chances est typiquement une représentation idéologique (inversée) du réel.
1) l’égalité des chances présuppose que l’école a pour fonction de faire marcher l’ascenseur social. Mais par construction, « l’ascenseur social » ne peut pas marcher pour tout le monde ! C’est une chance de devenir « cadre sup » et c’est une malchance de devenir ouvrier. Voilà ce que les élèves malchanceux retiennent (à juste titre) du discours sur l’égalité des chances.
2) l’égalité des chances reconduit la vision de la vie comme compétition, une vision très bien expliquée par Hobbes, il y a 4 siècles et qui est au fondement des systèmes de légitimation du mode de production capitaliste. Dans la compétition : « que le meilleur gagne ! » L’égalité des chances permet de dire que l’école a bien sélectionné les meilleurs … et que les autres n’ont que ce qu’ils méritent.
Derrière ses apparences démocratiques et sympathiques, l’égalité des chances n’est ainsi que du « darwinisme social » de la pire espèce.
En réalité, l’école ne peut jamais rien faire d’autre que contribuer à reproduire la division sociale du travail. Lui assigner un autre objectif impossible, c’est leurrer les élèves et se leurrer soi-même. Aucune société – sauf le communisme imaginaire de certains textes de Marx ou les sociétés des grands utopistes – ne peut exister sans division du travail. Aucune société ne pourra se passer d’ouvriers, d’éboueurs … et personne ne peut garantir la possibilité pour tous de devenir énarque ou polytechnicien ! Par contre, il y a une grande différence entre un ouvrier instruit et un ouvrier ignorant et c’est là que l’école peut intervenir et garantir un droit réel.

Conclusion

Le problème, c’est que ces thèmes idéologiques prennent de plus en plus de place dans l’enseignement. Ils sont au cœur de la mise en place de l’ECJS dans les lycées et ils parasitent de plus en plus fréquemment les programmes, c'est-à-dire les contenus des savoirs enseignés.
Dans le « grand débat », une des questions porte sur la manière de mobiliser mieux les professeurs sur la question de l’Europe. C'est-à-dire qu’une question politique, en discussion, sur laquelle les citoyens ont le droit de trancher et de trancher de manière contradictoire, serait tranchée a priori et dans un sens bien déterminé : celui des partisans de la soi-disant « constitution » élaborée en catimini par un aréopage de spécialistes.
Que faudrait-il faire ?
J’aurais bien quelques idées qu’il m’est impossible de développer ici. Mais je crois que la plus importante est de « dépolitiser » l’école au sens qu’il serait préférable qu’on la mette, autant que faire se peut à l’abri des passions politiques. Elle ne devrait pas être un lieu de « confrontation démocratique et pacifique des idées », comme le dit encore le règlement intérieur déjà cité. Parce qu’elle n’est ni une annexe du café du commerce, ni une tribune politique pour les endoctrineurs de tous poils. Seules l’habitude de la rigueur intellectuelle, de la recherche de l’objectivité et du travail critique peuvent contribuer efficacement à former des citoyens libres, pas la soumission à des valeurs douteuses et pas l’embrigadement idéologique.
Le 5 décembre 2003

jeudi 2 octobre 2003

Nietzsche philosophe politique à propos de "Nietzsche, il ribelle aristocratico" de Domenico Losurdo.

Domenico LOSURDONietzsche, il ribello aristocratico. Biografia intelletuale e bilancio critico.
Bollati Boringhieri. Torino, 2002. 1174 pages.
"Dis-moi ce dont tu as besoin et je te trouverai une citation de Nietzsche [...] Pour l'Allemagne et contre l'Allemagne, pour la paix et contre la paix, pour la littérature et contre la littérature." (Tucholsky, Fraulein Nietzsche. Vom Wesen des Tragischen, 1932, mis en exergue de son livre par D.Losurdo)
Je ne sais pas si la somme de Losurdo sur Nietzsche, qui a fait grand bruit en Italie, trouvera un éditeur français. Il a fallu plus de dix ans pour qu'une petite maison d'édition, Le Temps des Cerises, traduise son Democrazia e bonapartismo, alors ne désespérons pas. Losurdo rompt, en effet, avec la tradition française du nietzschéisme - celle qui fait de Nietzsche un esthète ou un philosophe subversif post-soixante-huitard... Il prend au sérieux Nietzsche comme philosophe politique, tant il est vrai que la préoccupation politique traverse de part en part son oeuvre, en forme l'ossature et que toutes les évolutions successives de la pensée nietzschéenne sont d'abord des évolutions politiques.
Evidemment, nous avons pris l'habitude, ici, de détourner pudiquement le regard des textes où Nietzsche fait l"apologie de la supériorité de la race aryenne, réclame un "nouvel esclavage" ou "l'anéantissement des races décadences", "l'anéantissement de millions de mal réussis". Il y aurait, ses thuriféraires gauchistes, un bon Nietzsche à la pensée subversive, révolutionnaire, et quelques malheureux écarts de langage, voire des expressions à lire au troisième ou quatrième degré...
Losurdo procède à l'inverse: il montre patiemment comment cette dimension politique est inséparable de la pensée de Nietzsche. Ses évolutions, ses retournements philosophiques sont imbriqués aux retournements de la pensée politique et à l'histoire politique européenne. Sans faire un résumé ou une recension complète de l'ouvrage, je voudrais en donner ici quelques aperçus.
De l'authenticité allemande à la supériorité européenne
Losurdo montre en premier lieu que la Naissance de la tragédie et les textes de cette époque font appel à la "grécité" comme antidote à la modernité. C'est l'époque de la guerre franco-allemande, c'est aussi celle de la Commune de Paris. Losurdo souligne que "la correspondance et les fragments contemporains de la Naissance de la tragédie montrent de manière non équivoque avec quelle intensité Nietzsche a vécu la Commune de Paris et combien douloureuse et indélébile a été l'empreinte qu'a laissée en lui cet évènement." (p.14)
Les attaques de Nietzsche contre Socrate sont les attaques contre le plébéien ou le presque révolutionnaire. Pour Losurdo la Naissance de la tragédie aurait tranquillement pu porter le sous-titre "La crise de la civilisation de Socrate à la Commune de Paris".
La fin de l'Antiquité grecque, son véritable suicide, fonctionne comme une métaphore de la fin de l'Ancien Régime pour l'époque moderne. Les réflexions de Nietzsche font écho à celles des penseurs réactionnaires du XIXe siècle. La condamnation nietzschéenne de Socrate comme "fanatique de la dialectique" "fait penser au réquisitoire de Taine contre les protagonistes de la révolution française comme fanatiques de la logique." Le rapport de Nietzsche à la civilisation grecque n'est donc pas principalement esthétique ou métaphysique, mais d'abord politique. Il est lié, selon Losurdo, au fait que le jeune Nietzsche est proche du courant national-libéral allemand, violemment anti-français -- national, parce que défenseur de l'authenticité et de la supériorité allemandes (dans un esprit dont Fichte, avec ses Discours à la  allemande avait donné la première expression), libéral parce que méfiant à l'égard du développement moderne de l'Etat. On sait également le rôle que jouera le thème de l'Allemagne héritière légitime de la Grèce chez de nombreux artistes, littérateurs et philosophes allemands, jusqu'à Heidegger. D'où aussi l'enthousiasme initial de Nietzsche pour le IIe Reich, appelé à détruire définitivement la vision optimiste et libérale du monde.
Un des éléments de cette première phase de la pensée de Nietzsche est la forte composante judéophobe. La fondation du IIe Reich produit ou revivifie les mythes généalogiques. Ce qui les unifie (on le verra chez Wagner), c'est l'opposition postulée de l'esprit allemand à l'esprit juif. "Les teutomaniaques qui célèbrent la mission chrétienne de l'Allemagne, sont enclins à déjudaïser le christianisme afin de le transformer en une sorte de religion nationale allemande." (p.166) Le mythe généalogiquement aryen oppose la communauté des peuples indo-européens dont la Grèce à la barbarie asiatique à laquelle appartient la Judée... C'est la raison des attaques de Nietzsche contre Strauss qui, déjà avec La vie de Jésus procède à une lecture sympathique du judaïsme. Ce qui domine, en cette période, la pensée de Nietzsche, c'est évidemment l'antisémitisme ou la judéophobie de Wagner -- la distinction établie par Pierre-André Taguieff, nous importe peu à cette étape. C'est la langue même de Strauss qui est mise en accusation, parce qu'introduisant dans l'allemand des impropriétés, des erreurs de syntaxe qui menacent sa pureté. Nietzsche reconnaît que Strauss n'écrit pas "comme les plus infâmes corrupteurs de la langue allemande, à savoir les hégéliens et leur difforme postérité" (Ière inactuelle, §12). Mais il faut tout de même inscrire ses péchés dans un "livre noir", car "qui a péché contre la langue allemande a profané le mystère de notre germanité; c'est notre langue seule qui, comme par l'effet d'un charme métaphysique, a su sauver l'esprit allemand en se sauvant elle-même par-delà tous les changements et tous les mélanges de moeurs et de nationalités. C'est également elle seule qui garantit la survie future de cet esprit, si elle ne succombe pas entre les mains infâmes du temps présent." (ibid.) Le manque de sens de la langue imputé à Strauss conduit Nietzsche à insinuer qu'il a des origines juives plus qu'allemandes. Avec précision, Losurdo montre comment, jusque dans le détail, on trouve dans les textes de Nietzsche de cette époque tous les thèmes de l'antisémitisme qui va ravager l'Europe, la France(le grand succès de la librairie de la fin du XIXe est La France juive de Drumont) autant que l'Allemagne et qui servira d'ingrédient au nazisme.
Deuxième angle d'attaque, deuxième étape de la philosophie nietzschéenne. Après avoir mis beaucoup d'espoirs dans le IIe Reich, Nietzsche va rapidement trouver dans son évolution réelle des motifs d'inquiétudes. Alors que l'Etat développe l'instruction publique, Nietzsche voit dans cet élargissement un affaiblissement de la culture: "Pour l'Etat a-t-il besoin de cet excès d'établissements de culture, de maîtres de culture? Pourquoi cette culture populaire, cette éducation populaire fondées sur une si large échelle? Parce que l'on hait l'authentique esprit allemand, parce que l'on craint la nature aristocratique de la vraie culture" (Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement, 3e conférence, citée ici dans la traduction de Jean-Louis Backès).
Texte révélateur: la rupture que Nietzsche amorce avec la "communauté populaire" allemande, cette rupture qui sera la rupture avec Wagner, et qui le conduira à une réévaluation radicale des Lumières et de la culture française, par exemple, cette rupture n'est l'expression d'un "tournant progressiste" de Nietzsche, mais, au contraire, la formation d'un tempérament réactionnaire très particulier. Il va vraiment devenir le "rebelle aristocratique": l'Allemagne réelle est méprisable parce qu'elle a renoncé à défendre l'authenticité allemande et s'est mise finalement dans la voie de l'Angleterre et de la France. Nietzsche va désormais se penser comme "Européen", va se préoccuper de l'avenir de l'Europe. Réviser ses jugements antérieurs, il rompt avec le nationalisme allemand et réorganise sa pensée autour de la défense de la tradition et de la supériorité européennes.
Si Wagner ne comprend pas l'apostasie de son ex-disciple, et cherche des explications dans la psychologie, Losurdo propose, au contraire, de se concentrer sur la manière de philosopher de Nietzsche. "On ne peut pas évacuer la présence constante et le poids de l'histoire et de la réalité politique. Comment pouvait-il rester indifférent face à ce qui, à ses yeux, apparaissait, non sans raison, comme un tournant épocal? Le pays des penseurs et des poètes est maintenant à la tête du développement capitaliste; il s'était affiché comme le porte-drapeau de la lutte contre la révolution et maintenant il la promeut dans le pays défait; il s'était présenté comme l'antidote et maintenant il l'exprime jusqu'au bout et jusque dans ses aspects les plus répugnants." (p.281) C'est parce qu'il est philosophe "rigoureux" et par "honnêteté intellectuelle" que Nietzsche ne peut pas suivre la voie de Treitschke et de Wagner dont l'un deviendra historien officiel et l'autre musicien officiel. Autrement dit, c'est la fidélité à une certaine attitude morale et intellectuelle qui explique le tournant de Nietzsche. C'est encore cette fidélité qui le conduira et vers "l'illuminisme anti-révolutionnaire" (c'est-à-dire essentiellement vers les penseurs comme Voltaire) et vers les moralistes français.
Le parti de la vie
Losurdo souligne le fond libéral de la pensée de Nietzsche. Encore faut-il s'entendre sur ce terme. Le  dont parle Losurdo et qu'il attribue à Nietzsche n'a pas grand chose à voir avec le  politique classique (de Locke à Montesquieu) mais avec ce  conservateur qui va prendre tout son essor après la révolution française. C'est un  économique qui se méfie de l'intervention de l'Etat, car celui-ci, sous la pression des masses pourrait être enclin à prendre des mesures plus ou moins égalitaires, ou, en tout cas, des mesures d'aide aux plus défavorisés. C'est pourquoi Nietzsche est prompt aux déclarations anti-étatiques (celles qui ont contribué à créer la figure du Nietzsche gauchiste dont nous avons parlé au début de cet article), mais, au mieux, très méfiant vis-à-vis de la démocratie politique, et, le plus souvent, farouchement hostile au suffrage populaire.
Nietzsche va désormais mettre l'accent sur l'unité européenne, une Europe menacée de décadence, menacée par la montée du pouvoir des Etats, face aux pays "barbares". La Chine est souvent prise comme archétype de cette barbarie qui menace l'Europe. Comme Tocqueville, Nietzsche considère que les théoriciens révolutionnaires et socialistes ont, en fait, les yeux tournés vers le modèle chinois. Nietzsche reprend à son compte, sans le moindre esprit critique, tous les stéréotypes coloniaux de l'époque concernant ce pays. Ce changement le conduit en même temps, et là encore les nietzschéens gauchistes y trouvent leur compte, à brocarder la judéophobie et l'antisémitisme du culte de l'authenticité germanique. "Le Nietzsche de ces années célèbre les échanges, les rencontres, les fusions entre les cultures et les peuples. Mais c'est seulement une face de la médaille." (p.334) Nietzsche n'oppose plus la culture allemande authentique à la vulgaire civilisation des Anglais et des Français. La nouvelle dichotomie est Occident/barbares. Et si les échanges et les rencontres sont célébrés, cela ne peut concerner les échanges et les croisements entre conquérants et populations conquises. Les "races mixtes" font l'objet de critiques acerbes. Auprès d'elles, "on doit toujours trouver, à côté de la disharmonie des formes corporelles (par exemple quand les yeux ne s'accordent pas avec la bouche) aussi la disharmonie des habitudes et des concepts de valeur (Livingstone a dit un jour: "Dieu a créé les hommes blancs et noirs, mais le diable a créé les métis"). Les races mixtes sont constamment en même temps aussi des civilisations mixtes, elles sont en général plus mauvaises, plus cruelles, plus agitées." (Aurore, 272)
La pureté suppose la séparation des races considérées comme hétérogènes et incompatibles entre elles. Il faut bien comprendre le concept nietzschéen de "race pure". Pour lui, la race pure n'est pas un donné originaire, mais un résultat: une race pure est le résultat d'un processus de purification. Pour le Vieux Continent, ce processus peut être mis en oeuvre grâce à l'émigration (et la colonisation qui s'ensuit) et éventuellement par des mesures plus radicales. Pour Nietzsche (Aurore, 206), il faudrait alléger l'Europe du quart de sa population afin qu'elle ne soit plus surpeuplée.
Nietzsche se fait l'infatigable défenseur non seulement d'une nouvelle noblesse mais aussi d'un nouvel esclavage. On peut citer ici Le Gai Savoir (§40):
"Du manque de forme noble. — Les soldats et les commandants entre-tiennent toujours des rapports mutuels bien plus élevés que les ouvriers et les employeurs. Pour l'heure du moins, toute culture d'origine militaire se situe encore largement au-dessus de toute soi-disant culture industrielle : cette dernière est, sous sa forme actuelle, le mode d'existence le plus vulgaire qui ait jamais existé. C'est la simple loi du besoin qui s'y exerce : on veut vivre et l'on doit se vendre, mais on méprise celui qui tire profit de ce besoin et s'achète l'ouvrier. Il est étrange que l'on ressente la soumission à des personnes puissantes, effrayantes, voire terrifiantes, à des tyrans et à des chefs militaires comme infiniment moins pénible que cette soumission à des inconnus dénués d'intérêt comme le sont tous les magnats de l'industrie : l'ouvrier ne voit d'ordinaire dans l'employeur qu'un chien astucieux, qu'un vampire qui spécule sur toute misère, dont le nom, la tournure, les moeurs et la réputation lui sont totalement indifférents. Il est vraisemblable que les industriels et les gros négociants étaient jusqu'à présent trop dépourvus de toutes les formes et de toutes les marques distinctives de la race supérieure, qui seules rendent les personnes intéressantes; peut-être, s'ils avaient dans le regard et dans l'attitude la noblesse de l'aristocratie de naissance, n'y aurait-il pas de socialisme des masses. Car celles-ci sont au fond prêtes à toute espèce d'esclavage, à condition que le supérieur qui les commande légitime constamment sa supériorité, le fait qu'il est né pour commander — au moyen de la forme noble! L'homme le plus commun sent que la noblesse ne s'improvise pas et qu'il doit honorer en elle le fruit produit par de longues périodes, — mais l'absence de forme supérieure et la vulgarité tristement célèbre des industriels aux mains rouges et grasses le conduisent à penser que seuls le hasard et la chance ont ici élevé l'un au-dessus de l'autre : tant mieux, conclut-il par devers lui, faisons nous aussi l'essai du hasard et de la chance ! Jetons donc les dés ! — et c'est le début du socialisme."
À la différence des idéologues du capital, Nietzsche ne raconte pas d'histoires à dormir debout: la condition du prolétaire moderne n'est pas très différente de celle des esclaves antiques. Mais à la différence de Marx, il considère que l'esclavage est la condition indispensable à la survie de la civilisation européenne. C'est pourquoi l'instruction publique, la diffusion des journaux, le suffrage universel, bref tout ce qui peut contribuer à dresser l'esclave moderne contre sa condition servile est néfaste. Comme est néfaste la compassion à l'égard des malheureux. L'adversaire, au delà de la démocratie et du christianisme est désigné de la manière la plus nette: c'est le socialisme.
C'est pourquoi Nietzsche fait l'apologie de la duplicité. Critique féroce de la religion, il s'appuie sur Voltaire pour défendre l'utilité de la religion pour "la canaille".Bref, Nietzsche est de plain-pied dans les problèmes de son époque et il propose de leur donner une solution radicale. Et c'est précisément ce "radicalisme aristocratique" qui en fait un critique virulent du régime du IIe Reich... On le voit encore, la méprise du gauchisme nietzschéen est totale! Il voit en Nietzsche un rebelle: c'est exact mais oublie de lire Nietzsche lui-même se définit comme un "rebelle contre la révolution".

Le rebelle face à la peste brune

Losurdo conduit son enquête avec minutie et multiplie les arguments, les citations, les textes, les liens avec les autres penseurs européens de l'époque. La conclusion est sans appel: Nietzsche appartient bien à la réaction aristocratique. Reste à éclaircir la question controversée des rapports entre la pensée de Nietzsche et le nazisme.
La thèse la plus connue, notamment chez les "nietzschéens de gauche" consiste à tenir La Volonté de puissance pour une oeuvre à moitié apocryphe, résultat du complot ourdi par Elisabeth, la soeur de Nietzsche, qui aurait fait un montage de manuscrits savamment agencés en vue de produire un livre de référence pour le IIIe Reich. Affirmation dont Losurdo montre qu'elle conduit à des propositions très paradoxales - notamment celle de surévaluer l'important de ce personnage assez médiocre dont on fait un "Raspoutine en jupons".
Cette thèse ne tient pas, soutient Losurdo. D'une part la première édition de La Volonté de Puissance a été publiée alors que Hitler était encore un jeune homme! Donc Elisabeth aurait très largement anticipé le nazisme. En second lieu, la biographie qu'Elisabeth consacre à son frère ne cherche pas du tout à mettre en évidence sa judéophobie, bien au contraire. Bref, il faut rejeter "la légende noire d'Elisabeth comme falsificatrice au service du IIIe Reich" (p.771)
Mais selon Losurdo, il est tout aussi érroné de faire de La Volonté de puissance un texte "nazi". Losurdo cite, par exemple, un écrivain nazi qui en 1936 développe une dure critique contre le "philosémitisme" de cet ouvrage. 
Il rest que cet ouvrage contesté est bien une interprétation de Nietzsche. Reste à déterminer si cette interprétation.est infidèle à l'auteur et dans quel sens elle tire sa compréhension. Losurdo montre que l'interprétation social-darwiniste n'est nullement infidèle à l'auteur. Bien au contraire. Ainsi Losurdo montre que si Nietzsche n'est pas un nazi (ce serait un anachronisme), il est cependant représentatif d'un courant réactionnaire radical dont on trouve des représentants dans toute l'Europe. L'élistisme culturel et la réaction aristocratique vont de pair. "Largement diffusé dans l'Europe de cette époque, cet élitisme trouve chez Nietzsche des 'formulations extrêmes': Maintenant on exige 'la complète subordination des masses à l'élite'. Ingénues apparaissent les positions de ces interprètes qui, en guise de démonstration, sinon de l'innocence politique du philosophe, du moins de la charge émancipatrice de sa pensée, renvoient à la polémique anti-étatique. En réalité, l'Etat, ici objet d'une dure condamnation, est synonyme d'égalitarisme et de massification; il a le grave tort de ne pas avoir 'résisté aux revendications des masses' et d'avoir emprunté une voie ruineuse et 'intrinséquement démocratique'. Précisément à cause de son radicalisme, Nietzsche ne peut pas se reconnaître ni dans l'Etat existant, ni dans la version dominante à son époque du socialdarwinisme qui, en annonçant l'inévitable victoire des meilleurs dans le cours de la 'lutte pour l'existence', aboutit à la consécration du statu quo." (p.787)
Mais au-delà de la réaction aristocratique, l'eugénisme et "l'hygiène raciale" projettent leur ombre sur la pensée de Nietzsche. Les "herméneutiques de l'innocence" sont donc intenables. En France le livre de Losurdo provoquerait certainement un scandale, nos intellectuels - surtout "de gauche" et "post-modernes" ayant toujours manifesté un goût assez prononcé pour le nietzchéisme, une propension qu'il faut mettre en parallèle avec l'extraordinaire gloire de Heidegger de ce côté-ci du Rhin.
Cette lecture politique de Nietzsche, "un philosophe totus politicus" est la seule qui permet de sauver l'ensemble de l'oeuvre! Si on veut faire de Nietzsche le critique de l'idéologie qui met en pièces les mythes germanistes et antisémites, il faut faire l'impasse sur les oeuvres de jeunesse. Et ainsi de suite.
La lecture du livre de Losurdo ne nous laisse pas indemnes. C'est tout un pan de la pensée européenne qui est mis brutalement en lumière, tout un réseau touffu de renvois de Lapouge à Nietzsche, de Taine à Weber, bref tout le chaudron dans lequel on a fait bouillir l'idéologie dont s'empareront les bandes armées des meurtriers fascistes et nazis. En mettant sou le feu de la critique les "hermeneutiques de l'innocence" de Nietzsche, Losurdo nous invite en même temps à rompre avec l'alibi de l'irresponsabilité des intellectuels. Un vaste sujet de méditations.

lundi 1 septembre 2003

Le droit et la morale dans la tourmente

En guise d’introduction : Vers la paix perpétuelle …
En 1794, Kant écrivait l’un de ses textes les plus remarquables, l’un de ceux qui donnent le mieux le sens de la préoccupation politique du vieux maître de Königsberg. Son Projet de traité de paix perpétuelle, écrit dans l’urgence du temps, au moment où les armées de la réaction se sont liguées contre la France révolutionnaire, est bien autre chose qu’un texte de circonstances : il s’agit d’une des réflexions les plus profondes et les plus actuelles sur la politique internationale. Faute d’une espèce de « contrat social universel », la paix risque bien d’être la paix des cimetières. À deux reprises au cours du XXe siècle, la paix des cimetières fut en effet la seule paix que les hommes pussent espérer.
En mars 2003, les États-Unis d’Amérique lancent leur formidable armada, bourrée de haute technologie, à l’assaut de l’Irak, un pays exsangue, maintenu sous embargo depuis 10 ans, très largement désarmé par les inspecteurs de l’ONU, capable d’aligner surtout des chars soviétiques datant des années 70 et des bandes plus ou moins organisées armées de vieilles kalachnikovs. L’opération est complètement illégale au regard même des règles de l’ONU qui est fondée sur le principe de la non-ingérence dans les affaires intérieures des États membres. Elle est illégale parce qu’elle n’a pu recevoir l’appui d’une majorité du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais les vainqueurs n’en ont cure. Richard Perle, un des conseillers les plus influents du président des États-Unis ne cache pas ses intentions : « Merci seigneur d’avoir détruit l’ONU », écrit-il. L’ONU est admise à gérer les conséquences humanitaires de la guerre, mais certainement pas à édicter le droit au nom de la « communauté internationale ».
Après l’effondrement des régimes staliniens en Europe de l’Est et en Russie, on annonça l’arrivée d’un nouvel ordre international, dont Georges Bush père s’était fait l’un des apôtres. Sous couvert humanitaire, on demanda un « droit d’ingérence » pour la « communauté internationale ». Faute de « communauté internationale » prête à partager leurs vues, les mêmes ou presque donnent aujourd’hui aux États-Unis les pleins pouvoirs pour administrer le monde. Comme feu Brejnev l’avait jadis fait pour les pays dits du glacis, Georges Bush fils a défini une théorie de la souveraineté limitée appliquée au monde entier. Les États-Unis ne sont pas en guerre contre les nations, affirment-ils, mais ils se réservent le droit de changer les régimes qui leur déplaisent.
Appuyée sur une puissance militaire sans rivale, l’hégémonie impériale des États-Unis semble ne plus rencontrer aucune limite. Les États-Unis ont des bases militaires dans 60 pays et des accords militaires – souvent secrets – avec 93 pays. Le budget militaire de la « nouvelle Rome » est supérieur à la somme des 25 suivants !
Ce que les thuriféraires des maîtres du moment nomment « anti-américanisme » n’est souvent que la crainte diffuse que fait naître cette volonté de domination mondiale totale, exprimée avec une brutalité sans précédent par Rumsfeld, Wolfovitch et Perle, les leaders des « faucons » de la Maison Blanche. Il semble donc qu’à nouveau, tout est possible, à commencer par le pire. Le chaos en Irak et Afghanistan montre que les scénarios pessimistes se réalisent.
Kant croyait discerner dans la marche chaotique de l’histoire mondiale la trace d’un dessein de la Providence conduisant à réaliser un ordre juridique mondial, une société des nations.
Cette espérance fut reprise, sous une autre forme, par l’internationalisme ouvrier des première et deuxième internationales. Il y a, en effet, plus de continuité que de rupture entre les révolutions démocratiques et nationales en Europe et la naissance du mouvement ouvrier. La Première Internationale mêlait syndicalistes anglais et nationalistes italiens ou issus des nations soumises à l’Empire austro-hongrois. Et l’opposition à la guerre fut, jusqu’en 1914, l’un des motifs unificateurs des différents partis socialistes et ouvriers dont les perspectives sur les autres plans étaient très diverses.
Force nous est, aujourd’hui de questionner cet horizon historique, à la lumière des récents développements de l’histoire mondiale.
-         Je commencerai par rappeler brièvement la première problématique kantienne de l’histoire conçue du point de vue cosmopolitique, une problématique à laquelle il a dû faire subir quelques inflexions décisives dont nous encore mesurer toute la portée.
-         En deuxième lieu, je montrerai à quelles conclusions politiques catastrophiques conduit la confusion entre morale et droit, une confusion contre laquelle pourtant la philosophie kantienne nous met en garde.
-         Enfin, j’essaierai de montrer en quoi peuvent résider l’actualité et les limites du projet kantien de paix perpétuelle, en prenant, l’un après l’autre, les trois piliers de ce projet : la constitution républicaine des États, le droit des gens et la société des nations, le droit cosmopolitique.

L’histoire au point de vue cosmopolitique

Le projet kantien repose sur une idée-force : l’humanité qui est constituée comme une communauté par la loi morale doit nécessairement le devenir juridiquement. Le droit et la morale doivent coïncider parce que l’un et l’autre puisent dans la même source, celle de la raison pure dans son usage pratique.
Mais Kant ne pense pas que cette coïncidence du droit et de la morale puisse être le simple résultat de la volonté morale. Les lois mêmes de la nature humaine (ce qu’il appelle « l’insociable sociabilité » de l’homme) doivent conduire à ce résultat. L’histoire est chargée d’accomplir ce que la raison exige.
Alors que Rousseau se demandait si la République dessinée dans le Contrat Social n’était pas un régime fait pour des dieux plutôt que pour des hommes, pour Kant, « le problème de l’institution de l’État, aussi difficile qu’il paraisse, n’est pas insoluble, même pour un peuple de démons (pourvu qu’ils aient un entendement). »[2]
Kant retrouve les idées classiques des philosophes des Lumières, de Locke, Smith et Montesquieu. L’égoïsme développe le commerce et l’industrie, qui exigent à leur tour que tous les talents humains puissent s’épanouir et finalement, pour leurs propres intérêts, et en raison même de dispositions en elles-mêmes peu sympathiques, les hommes seront conduit à former une société politique à l’échelle de toute la Terre.
Bref, ce premier schéma kantien dessine tout simplement l’horizon d’une mondialisation heureuse, ou d’une mondialisation heureuse possible ainsi que la pensent les théoriciens de « l’alter-mondialisation » ou les disciples de Toni Negri.
De la même manière que l’intérêt et le développement économique ont abattu les rivalités tribales ou féodales pour créer les modernes Etats de droit, de même le développement du commerce mondial abat les frontières nationales et finalement va liquider les États nations, le chauvinisme et les haines nationales qui vont avec lui. Et la dynamique même des problèmes auxquels l’humanité est confrontée la poussera à établir un ordre mondial ou plutôt une « régulation » mondiale qui pourrait même, selon les plus optimistes, être une régulation démocratique.
Hélas ! Ce beau rêve semble être à ranger au magasin de songes creux. Ou des utopies terrifiantes. Kant fut justement l’un des premiers à en percer les raisons. Entre L’Idée d’une histoire universelle et Théorie et pratique et surtout La paix perpétuelle, Kant procède une importante rectification de sa conception. La Providence divine, dit-il, a voulu que les hommes fussent organisés en peuples séparés : ils parlent des langues différentes – la vieille malédiction qui date de la tour de Babel ; ils sont séparés par des mers, des déserts, des montagnes et leur existence juridique se constitue dans des contrats sociaux spécifiques qu’on ne peut pas annuler par un décret arbitraire d’un entendement abstrait.
Que cela soit le fait de la providence divine ou des hasards de l’histoire humaine, il est évident qu’on ne peut abolir les frontières nationales et les différences entre les peuples au moyen de décrets aussi rationnels qu’ils paraissent. Ainsi que le ferait remarquer un disciple de Hegel, l’universel n’existe que dans le particulier et ces particularités propres à chaque nation constituent justement l’universel dans la mesure où elles s’articulent les unes aux autres, s’organisent les unes avec les autres, échangent des marchandises, des idées … et parfois des coups de fusils ou des bombes. Mais cette articulation des différences, qui forment une unité plus élevée, présuppose justement ces différences.
L’universalité  de l’espèce humaine n’est pas une idée abstraite mais un processus socio-historique et culturel pratique, un processus qui se déroule dans la confrontation des singularités nationales. C’est pourquoi le schéma de la paix selon Kant repose sur une triptyque :
(1)   Concernant les rapports entre les citoyens et l’État, la garantie de la paix est la constitution républicaine : si le peuple est législateur, l’État sera plus pacifique car, à la différence des monarchies et des  tyrannies, dans la république, celui qui décide la guerre est aussi celui qui assume les charges et les sacrifices.
(2)   Concernant les rapports entre les nations – ce qu’on appelait le « droit des gens » - l’indépendance de chaque nation doit être garantie, la paix était assurée par une « société des nations », une association libre des peuples.
(3)   Enfin, les hommes sont citoyens du monde et ils jouissent à ce titre d’un droit cosmopolitique que Kant réduit à l’universelle hospitalité.
Cette conception différenciée de l’universalité s’oppose à l’universalisme « abstrait » au nom duquel les États-Unis essaient d’imposer leur propre vision au monde entier. Les citoyens des États-Unis sont souvent fiers de leur supposée mission (la manifest destinity) et de la supériorité autoproclamée de leurs valeurs. Mais en réalité ils ne sont jamais ou presque confrontés avec l’autre. Cette affirmation peut sembler paradoxale dans ce pays de « melting pot », ce pays d’immigration massive. Pourtant l’autre immigrant est un autre qui veut au plus vite devenir un états-unien moyen. L’autre est ainsi absorbé par la machine à intégrer des États-Unis. Mais l’autre qui résiste, qui continue à être lui-même, qui défend sa frontière et ne communie par le culte du dollar, celui-là est proprement incompréhensible pour une grande partie des états-uniens qui n’ont jamais vu leur pays envahi, qui n’ont jamais été confrontés à des frontières, des frontières qui unissent et séparent tout à la fois.
Symboliquement, construit sur le mythe de la frontière, ce pays s’est aussi construit sur l’extermination comme non-humain de celui qui était opposé à l’extension indéfinie de la frontière. Rappelons que l’anti-esclavagiste Lincoln pensait néanmoins que les Noirs ne pourraient jamais s’intégrer à la nation et qu’il faudrait songer à leur « rapatriement » en Afrique.  Ainsi l’universel états-unien n’est que la généralisation au monde entier des idiosyncrasies des États-Unis. Bref, cet universel raté, c’est l’Empire. L’Empire que Negri et ses amis voient comme le creuset d’où sortira la véritable révolution sociale… On y revient plus loin.
Kant perçoit clairement que l’unification des nations sous un gouvernement mondial unique conduit soit à un Empire tyrannique, soit au chaos. Il affirme que l’existence d’états indépendants, séparés, « vaut encore mieux que la fusion des États en une puissance dépassant toutes les autres et se transformant une monarchie universelle » (VIII-367). En voulant réaliser la république universelle, on serait conduit à la monarchie universelle et donc à une forme de gouvernement contraire à la liberté.
Kant en donne l’explication :
« en effet, les lois, au fur et à mesure que le gouvernement prend de l’extension, perdent de plus en plus de leur vigueur et un despotisme sans âme, avoir extirpé les germes du bien, tombe finalement quand même dans l’anarchie. »
Il y a sans doute là comme un écho du Contrat Social de Rousseau qui affirme que l’extension de la République est le plus sûr moyen de la transformer en despotisme. Or, cette volonté de dominer semble inhérente à l’État qui veut s’assurer la paix par l’empire sur les autres États. Autrement dit l’impossibilité d’un gouvernement mondial n’est pas à regretter. Ce sont au contraire les tentatives de réaliser une telle utopie qui apparaissent les plus terrifiantes.
Il est assez facile de voir, en s’appuyant sur l’existence des deux derniers siècles, combien était pertinente la rectification kantienne. L’unification du monde sous la direction de l’une ou l’autre des puissances dominantes a conduit à la première guerre mondiale ; la domination mondiale et l’unification du monde, tel était encore l’enjeu de la seconde guerre mondiale. Toutes les tentatives d’incorporation plus ou moins autoritaire des nations dans des ensembles plus vastes se sont soldées par des échecs. L’Union Soviétique a disparu et la fédération yougoslave a encore moins bien résisté.
Comme le remarquait déjà Otto Bauer[3], les revendications nationales et l’affirmation des singularités propres à un peuple ne sont pas la preuve de l’arriération de ce peuple mais au contraire le signe le plus évident qu’il est en train d’entrer dans le grand tourbillon des affaires mondiales. Dans les vieilles nations européennes, non seulement les particularismes anciens restent tenaces, mais même des questions qui semblaient réglées ressurgissent avec violence.
Donc si la nation est le moyen terme le plus adéquat entre un universel abstrait et un particularisme enfoncé dans l’ethnique, voire le biologique, un particularisme incapable de s’élever jusqu’au politique, il faut en tirer la conclusion que la seule unification juridique possible est celle d’une « alliance des peuples » et non d’un « État des peuples », car les peuples « suivant leur idée du droit n’en veulent pas », ainsi que le dit Kant.
L’idée d’une « mondialisation » uniformisant les nations, dissolvant les frontières et nécessitant donc une « gouvernance mondiale » est une de ces fausses évidences qui aveuglent trop d’essayistes et de politiques. Faute d’une alliance des peuples reconnus à égalité de droits et de respect, la soi-disant mondialisation se retourne en exacerbation des conflits nationaux, affirmation des visées impériales, tentatives de remodeler le monde selon les desseins de telle ou telle clique. La junte bushiste au pouvoir à Washington est un exemple typique de ces nouveaux groupes de pouvoir, mélange étonnant de mafia, de secte intégriste, d’affairistes corrompus et d’illuminés dangereux. Le festival de haine chauvine, à la limite du racisme le plus stupide dont la presse anglo-saxonne (singulièrement celle du groupe Murdoch) s’est rendue coupable entre septembre 2002 et mars 2003 a démontré combien le vernis mondialiste et cosmopolite des classes dirigeantes était mince. L’odeur du pétrole, la perspective de contrats juteux, la volonté d’éliminer les concurrents et une soif de puissance inextinguible ont balayé en quelques jours les bonnes manières des patriciens guindés qui dirigent le parti républicain des États-Unis. A propos de l’Irak, Richard Perle parlait ouvertement de « gâteau à partager » : on ne pourrait dire plus crûment la réalité des choses.
Faut-il en tirer la conclusion que nous devrions abandonner une perspective kantienne (ou peut-être marxienne) sur l’histoire mondiale au profit d’une perspective hobbesienne ? Le droit des nations ne s’étend-il pas seulement jusqu’où s’étend leur force qu’aucun autre interdit ne peut venir limiter sur l’arène internationale précisément en l’absence d’un commandement souverain qui puisse s’imposer à tous ?
Un monde démocratique de nations pacifiques collaborant entre elles pour l’intérêt de chacun et le bonheur de tous, c’était la « fin de l’histoire » dans sa version Fukuyama qui prétendait s’appuyer non sur Kant mais sur un Hegel relu et corrigé par Kojève. Le réalisme ne-commanderait-il pas plus sûrement de regarder du côté de Huntington et de son Clash of the Civilizations ? D’un autre côté, la concomitance des manifestations contre la guerre dans le monde entier, y compris aux États-Unis, pourrait fournir un argument majeur en faveur de ceux qui voient dans cette formation d’une véritable opinion publique mondiale un des gages de la paix à venir.

La morale contre le droit

Ce qui rend particulière la situation actuelle, c’est que la bataille semble se livrer à front renversé. Traditionnellement, les pacifistes étaient les défenseurs de la morale et les bellicistes les partisans déclarés de cette « Realpolitik » que Kant pourfend dans Théorie et pratique. La guerre contre l’Irak, après les bombardements de l’OTAN au Kosovo se présente comme une guerre morale, voire « humanitaire ».
Évidemment, le syntagme « guerre humanitaire » semble sorti tout droit de la novlangue de 1984, si bien qu’on hésite à l’employer ouvertement. Mais c’est bien de cela qu’il s’agit. Des arguments de nature morale, inspirés par la compassion à l’égard des victimes de régimes tyranniques ont constitué la principale justification des interventions militaires et des bombardements de villes tant en 1999 au Kosovo qu’en 2003 en Irak.
Dans les années 70, les organisations humanitaires se sont créées en s’appuyant sur l’idée d’un devoir d’ingérence humanitaire. Trente ans plus tard, on réclame un « droit d’ingérence », qui, du reste, est mis en œuvre en dehors de toute légalité internationale. L’OTAN a bombardé Belgrade en 1999 sans la moindre résolution de l’ONU l’y autorisant. L’Union européenne a approuvé ces opérations, leur fournissant ainsi un semblant de légalité internationale. En réalité, l’UE, l’Otan et les États-Unis se sont attribué à cette occasion le pouvoir de police internationale, le pouvoir de punir les États dont ils estimaient le comportement scandaleux. Ils renouaient ouvertement avec le colonialisme le plus classique, celui par lequel, à l’aide de la canonnière, les grandes puissances se donnaient l’autorisation d’aller civiliser toutes sortes de sauvages Avec l’Irak, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont montré que 1999 était bien un tournant
Il y a cependant une différence importante entre les deux situations. Bien qu’illégale du point de vue du droit international, l’intervention au Kosovo pouvait produire en sa faveur deux justifications : d’une part, une approbation plus ou moins passive de l’opinion publique et, d’autre part, le fait que le Kosovo fût manifestement une nation en train d’affirmer son indépendance. Dans la Paix perpétuelle, Kant condamne toute intervention dans les affaires intérieures d’un État comme « atteinte aux droits d’un peuple », quelque scandaleux que son comportement puisse apparaître.
Il fait cependant une exception : dans le cas où la séparation à l’intérieur d’un État est devenue un fait – dans ce cas une intervention pour soutenir une partie contre l’autre est admissible. L’exception est d’ailleurs intéressante par elle-même. Elle ne peut faire penser qu’à un seul événement historique proche : la guerre d’indépendance américaine, où la France, s’ingérant dans les affaires intérieures de la Grande-Bretagne, a apporté son soutien aux « insurgeants ». Exception significative : il s’agissait là d’établir un gouvernement républicain contre un régime, le régime anglais, dont Kant estime régulièrement qu’il n’a que les apparences de la constitution de droit mais qu’il est, en fait, une sorte de despotisme.
Dans le cas irakien, ces justifications n’existent pas. D’une part l’opinion publique (y compris dans les pays bellicistes comme l’Espagne ou la Grande-Bretagne, et partiellement aux États-Unis) a condamné la guerre sans la moindre équivoque. D’autre part, la dictature de Saddam Hussein opprimait le peuple irakien depuis des décennies sans qu’on s’en soit ému outre mesure, dans la mesure même où Saddam semblait un bon gardien des intérêts occidentaux dans la région – il faut rappeler que le Baas a pris le pouvoir contre Kassem, avec le soutien des USA et, à l’intérieur du Baas, c’est Saddam qui avait leur préférence. Quand il pendait les communistes et les juifs aux lampadaires de Bagdad, toutes les puissances occidentales lui livraient les armes et les technologies dont il avait besoin. Le « gazage » des Kurdes, un des arguments décisif répétés pendant toute la préparation de la guerre, datait de 1988, c'est-à-dire au moment où Saddam était encore soutenu par les Occidents dans son agression contre l’Iran. Enfin, on rappellera que les « alliés » de 1991 qui venaient de remporter une victoire militaire écrasante ont laissé Saddam écraser sous leurs yeux l’insurrection chiite.
Il y a un autre argument qui aurait justifié une « guerre préventive » (alors même qu’une guerre de ce genre est explicitement condamnée par la charte de l’ONU), c’est le caractère menaçant pour la sécurité collective d’un régime qui disposait d’armes de destruction massives. Les États-Unis qui ont toujours refusé de signer les conventions internationales bannissant les armes  bactériologiques et chimiques ne sont évidemment pas les mieux placés pour donner des leçons dans ce domaine. La querelle autour des inspections a montré assez clairement que les accusations anglo-américaines étaient gratuites – souvent fondées su des faux grossiers et MM. Blair et Bush n’ont jamais été capables, en dépit de leurs affirmations, de produire la moindre preuve convaincante que Saddam Hussein possédait et développait de telles armes. On a même appris depuis comment les dossiers avaient été trafiqués pour les rendre « plus sexy » selon les mots de feu Kelly.
Du reste, la guerre elle-même a prouvé que les accusations anglo-américaines étaient non fondées. En guise de terrible menace pour ses voisins, le gouvernement irakien n’a pu aligner qu’une armée qui s’est débandée parce que le régime n’avait plus aucun appui dans le pays mais aussi parce que l’armement obsolète – vieux chars russes T72, dont le numéro indique l’âge et kalachnikovs – rendait tout espoir de résistance illusoire. Et alors même qu’il n’avait plus rien à perdre, le régime de Bagdad n’a même pas utilisé ces fameuses armes de destruction massive. Enfin, les alliés anglo-américains qui contrôlent le pays n’ont toujours pas[4] trouvé ces fameuses armes dont, pourtant, à les en croire, ils savaient où elles se trouvaient.
Les États-Unis ont bien tenté de justifier leur intervention en Irak au nom de la résolution 1441 et des multiples résolutions violées par Saddam Hussein. Mais l’argument ne vaut pas mieux que les autres puisque la résolution 1441 qui lance un ultimatum au gouvernement irakien précise que ce Conseil de sécurité reste en charge du dossier et, donc, à aucun moment, l’ONU n’a, même implicitement, transféré son pouvoir de sanction au gouvernement de Washington. En outre, s’il fallait bombarder tous les pays qui violent impudemment les résolutions de l’ONU, il faudrait s’en prendre à Israël qui viole depuis plus d’un demi-siècle la légalité internationale, en rendant impossible le partage décidé à la création de l’État juif, occupe illégalement la Cisjordanie, Jérusalem-Est et la bande de Gaza et multiplie les implantations coloniales en violation des engagements que le gouvernement israélien lui-même avait pris à Oslo…
Au total, toutes les justifications pour mener l’offensive contre l’Irak sont des arguties qui ne résistent à aucun examen sérieux. En outre, si on acceptait ces arguties, si on les considéraient comme exprimant des normes dûment fondées, elles vaudraient pour tout autre pays possédant des armes de destruction massives et opprimant son peuple. Cela vaudrait bien sûr pour la Corée du Nord où le régime dynastique de Kim Il Song et maintenant de Kim Jong Il surpasse en horreur, et de très loin la dictature saddamiste. Mais cela vaudra aussi pour un certain nombre d’autres pays, y compris certains des alliés des États-Unis qui sont loin d’être des modèles en matière d’État de droit. Signalons simplement que, pendant que les Kurdes d’Irak faisaient verser des larmes de crocodiles, le gouvernement de Washington ne s’inquiétait pas du sort des Kurdes de Turquie, puisque ce pays est un des piliers de l’OTAN.
Toutes ces considérations renvoient simplement à la légalité internationale telle qu’a été établie par l’ONU ou au « droit des gens » là où la légalité explicite pourrait faire défaut. Or cet état du droit international est rejeté par un argument décisif, un argument de type moral. Il faut maintenant violer cette loi internationale obsolète pour faire valoir quelque chose qui est supérieur au droit, savoir la morale.
Si vous voyez quelqu’un en train de se faire estourbir par un coupe-jarret, vous allez essayer d’intervenir, appeler la police, etc. Si vous voyez le peuple irakien opprimé par Saddam Hussein, vous devez intervenir de la même façon. Tel est l’argument répété à satiété par les gouvernements anglo-américains et par les partisans français de la guerre, intellectuels gauchistes comme Romain Goupil, philosophes médiatiqus comme André Glucksmann, ou hommes politiques de droite comme Alain Madelin. Ils ont élaboré une véritable « doctrine morale de la politique » appelée à succéder aux théories traditionnelles du droit international.
Alors que dans la conception traditionnelle du droit international, les États figurent comme des personnes morales[5], la conception morale de la politique consiste à nier l’autonomie des États. C’est bien pourquoi il n’y a plus de guerre. Les belligérants sont représentés d’un côté comme le bras armé de la « communauté internationale » et de l’autre comme des « voyous » et, par conséquent, la guerre est transformée en simple opération de police à laquelle les lois de la guerre ne s’appliquent plus. Les prisonniers ne sont plus des prisonniers de guerre, ainsi dans le cas des « talibans » enfermés à Guantanamo et la tête des dirigeants vaincus est mise à prix selon les vieilles lois du western. En matière de droit international, la doctrine morale de la politique nous conduit à une régression en-deçà du vieux « droit des gens », en-deçà du « droit de la paix et de la guerre » de Grotius !
Mais il faut aller plus loin : c’est le principe même de la souveraineté des États qui est radicalement mis en cause par la conception morale de la politique. Au mieux, les États ne sont des organes d’administration de la « gouvernance mondiale », mais ils ne possèdent aucune légitimité politique propre. Ce terme de « gouvernance » qui appartient à la nouvelle langue de bois des élites, est lui-même révélateur. Il a son origine dans les institutions internationales et selon une définition de Pascal Lamy, il désigne l’émergence de règles à partir de transactions (?) régulières. Mais Lamy lui-même doit que reconnaître que les sources de légitimité de cette gouvernance restent problématiques.
La « bonne gouvernance », explique Marie-Claude Smouts, directrice de recherche au CNRS, c'est « un outil idéologique pour une politique de l'Etat minimum ». Un Etat où, selon Ali Kazancigil, directeur de la division des sciences sociales, de la recherche et des politiques à l'Unesco, « l'administration publique a pour mission non plus de servir l'ensemble de la société, mais de fournir des biens et des services à des intérêts sectoriels et à des clients-consommateurs, au risque d'aggraver les inégalités entre les citoyens et entre les régions du pays ».[6]
La « gouvernance » est le complément idéologico-politique nécessaire au « marché global ».
Il y a, sur cette question, un curieux rapprochement qui doit être signalé entre les « humanitaires », plus ou moins inspirés par les principes de la démocratie chrétienne et d’un humanisme à l’eau de rose assez écœurant, les impérialistes traditionnels … et une certain gauche radicale et alternative, notamment celle qui se revendique des thèses défendues par Toni Negri et Hardt dans Empire.
Voici par exemple ce qu’écrit Negri :
« nous devons admettre qu’il est nécessaire que nous nous déplacions sur le terrain de la globalisation. Parce que l’État–nation, l’État–nation traditionnel, celui qui battait monnaie et organisait les armées, est en déclin partout, il est failli, il est déjà mort. »[7]
Negri ajoute :
« Maintenant l'empire est le nouveau sujet politique qui règle les échanges mondiaux, le pouvoir souverain qui gouverne le monde. »
Mais cette nouvelle situation n’appelle aucun regret :
« Le vieil État–nation qui avait massacré les citoyens et nous avait dégoûté, avec ce concept de patrie qui est une grande infamie, ou celui de nation qui est une grande honte, a laissé la place à une situation tragique et pesante, où se construit une nouvelle forme de souveraineté globale, où les puissants sont en compétition pour savoir qui commandera l'Empire et où la guerre commence à fonctionner comme forme de légitimation de l'Empire. »
Pour autant, Negri ne propose une « lutte anti-impérialiste » :
« Les nouveaux maîtres du monde ont lancé la guerre contre nous. Mais nous, nous ne voulons pas la guerre, elle ne nous intéresse pas, nous la réfutons, et nous ne voulons pas non plus répondre par une autre guerre. C’est pourquoi nous serons désobéissants et nous organiserons l’exode de tout cela ; nous ferons comme les premiers chrétiens qui refusaient l’Empire. Nous célébrerons la désertion, et nous nous irons de ce monde dans lequel il n’y a plus de dehors. »
Nous avons ici une version « radicale » des théorisations les plus hasardeuses des néo-libéraux, sur la fin des États, la délocalisation d’un monde désormais structuré par les réseaux. Puisque l’Empire est arrivé, la question de savoir qui dirige l’Empire est sans importance et même la question du pouvoir elle-même est forclose, parce que la politique traditionnelle est morte et qu’il faut retourner l’attitude des premiers chrétiens. François d’Assise est d’ailleurs un des héros de Empire.
Cette destitution de l’État et du politique au profit, soit de la morale, soit de la « sécession », des nouveaux mouvements radicaux explique certains des rapprochements étonnants auxquels on a assisté à l’occasion de l’attaque anglo-américaine contre l’Irak. En effet, ce qui surprend, finalement, ce n’est pas de voir certains anciens gauchistes ou les héros de l’humanitaire se transformer en « intellectuels embarqués ». C’est que ces ralliements soient restés assez limités. Mais c’est plus par un réflexe hérité  du passé que par véritable réflexion que la grande majorité de la gauche radicale s’est finalement retrouvée du côté des manifestations pacifistes. Car, si la destruction des États–nations est une bonne chose, l’élimination de ce parangon du nationalisme arabe qu’était Saddam ne pouvait apparaître que comme une bonne chose, quel que soit l’agent historique qui accomplît cette tâche.[8]
Quoi qu’il en soit, il y a un retournement plus étonnant. Les humanitaires et bellicistes moraux ont longtemps semblé des défenseurs du droit international et du rôle des Nations Unies. Il apparaît aujourd’hui que, pour eux, le droit international existant doit être soumis à une exigence encore plus haute, une exigence de nature morale. Ils veulent bien admettre que la guerre américaine est illégale mais la considèrent comme légitime, dans la mesure où le renversement du tyran Saddam est légitime au regard de la morale. Or, indépendamment de la question précise des règles de droit qui devraient être choisies (souveraineté ou non des États), cette prise de position est très problématique.
Le rapport entre morale et droit est une question controversée. Pour Kant, droit et morale puisent à la même source, celle de la raison pure pratique, puisque la seule instance normative légitime est la raison – Kant refuse tous les autres modes de fondement des normes, qu’il s’agisse du bonheur commun, de la tradition, de la religion, etc..
Cependant, on n’en doit point tirer que le droit est subordonné à la morale. C’est bien plutôt l’inverse. Kant affirme la priorité de la loi, non pas seulement de la loi morale en générale, mais aussi et surtout de la loi positive, sur toute autre considération. En aucun cas, même si j’estime que la loi est injuste, et même si elle l’est effectivement, je ne peux mettre ma propre appréciation subjective au-dessus de la loi en vigueur. La seule chose qui m’est possible est de travailler à réformer la loi injuste. Le formalisme de Kant le conduit de fait à un genre de positivisme juridique, ce qu’a très bien vu Hans Kelsen. Dans le cas d’espèce qui nous occupe, le position morale au sens kantien, consistait à convaincre les membres de l’ONU de changer de position ou d’épuiser toutes les voies légales de pression sur le régime irakien.
La position kantienne peut apparaître comme plutôt conservatrice. Il peut sembler plus révolutionnaire, plus démocratique, plus progressiste, etc. de défendre la légitime révolte morale contre l’ordre établi. Antigone contre Créon : vieux débat ! La gauche est pour Antigone et la droite pour Créon. Il s’agit cependant d’un lieu commun où les préjugés et l’absence de pensée ont fini par tout embrouiller. D’une part, on pourrait faire remarquer que l’opposition d’Antigone à Créon est d’abord présentée comme l’opposition de la loi divine à la loi des hommes, et il peut sembler pas très judicieux de considérer que l’émancipation humaine est du côté de la loi divine. Hegel juge de ces questions-là plus subtilement que bien des « progressistes » et « humanistes » : présenter son  propre point de vue comme une expression de la loi divine, c’est une vieille ficelle … et c’est d’ailleurs celle qu’à utilisée M. Bush. Deuxièmement Antigone affirme la priorité de la loi de la famille, celle des liens du sang sur la loi civile. Cela non plus ne semble pas une figure emblématique du progressisme. Enfin et surtout, la position progressiste ne peut consister dans la relativisation, voire la marginalisation de la loi. La position républicaine la plus constante est la défense de la liberté par la loi, pas de la liberté contre la loi. Donc elle ne peut donc pas faire de l’affirmation morale subjective une instance supérieure au droit – sauf cas particulier, c'est-à-dire quand l’état légal s’est écroulé, comme dans les situations révolutionnaires[9].
En second lieu, abolir la différence entre morale et droit et n’accepter le droit que comme mise en œuvre des revendications morales, c’est une position qui, en son essence même est totalitaire. Le droit est irréductible à la morale et doit s’imposer y compris contre telle ou telle de nos revendications morales – ou plutôt telle ou telle manifestation du pathos moralisateur qui a saisi nos intellectuels – parce que précisément le droit ne s’intéresse qu’à la coexistence extérieure des volontés selon une loi universelle de la liberté, pour parler comme Kant. Si on accepte l’idée qu’il faut punir même les actions que la loi n’a pas déclarées punissables, on est sur le chemin de la tyrannie. Et s’il faut exiger de tous les individus qu’ils agissent moralement, alors c’est l’organisation de la soumission des consciences qui s’impose et c’est l’inverse de la vie morale, puisque la vie morale, précisément présuppose la volonté libre et la possibilité toujours ouverte pour le sujet de ne pas obéir l’ordre de sa conscience morale.
Enfin, et pour des raisons qu’on vient d’évoquer, alors que le conflit moral est inextinguible, le droit définit au contraire les procédures du compromis, du cessez-le-feu, etc.. On ne peut pas en effet transiger sur les valeurs morales. Un salaud reste un salaud même si aux yeux de la loi il ne peut être puni. Les trahisons de l’amitié, de la parole donnée sont souvent impardonnables mais on ne met pas encore en prison celui qui s’est rendu coupable du crime de haute trahison de l’amitié. Bref, à vouloir faire déborder la morale sur le droit, on tombe directement dans ce fanatisme moral que Kant dénonçait tout autant que le soi-disant réalisme politique et le philistinisme.
Ces questions qui semblent presque triviales dans le domaine du droit national prennent une acuité plus grande dans le domaine des relations internationales précisément parce que le droit y est plus embryonnaire et parce que la seule force permettant de « donner force à la loi » est la bonne volonté des États participants à une entente internationale. En même temps, c’est cela qui explique que les théories du « droit naturel » aient autant de force dans le droit international et, du même coup, on comprend pourquoi la tentation est grande de mêler droit et morale – puisque cette quasi confusion est le propre du droit naturel.
Quand l’autorité politique est assez forte – forte du consensus des citoyens, par exemple – la protestation de la légitimité morale contre la légalité injuste peut se convertir facilement en protestation politique légale utilisant les mécanismes institutionnels prévus. On peut même et on doit accepter la possibilité de la désobéissance civile dans certaines circonstances particulières[10]. Mais faire valoir les droits moraux contre la légalité dans le domaine des relations internationales, c’est ipso facto faire du libre arbitre de chaque État la seule base des relations internationales. De fait, c’est donner à certains États le droit d’en punir d’autres. Et procéder ainsi, c’est ruiner tout droit international et retourner à « l’état de nature » entre États. Kant l’affirme nettement : Quand il y a guerre, « aucune des deux parties ne peut être déclarée ennemi injuste » (VIII-346). En effet, l’état de guerre est un état de nature, dans lequel aucune sentence de caractère juridique ne peut être produite, puisqu’une telle sentence suppose précisément qu’on ne soit plus dans l’état de nature mais dans un état légal. Or dire qu’un ennemi est injuste, c’est poser une sentence juridique. De manière très positiviste, Kant en vient donc à déclarer que « seule la tournure des événements (comme dans un jugement dit de Dieu) décide de quel côté est le droit ». Pour les mêmes raisons, il ne peut y avoir de « guerre punitive » puisque, en l’état de nature, « il n’y a pas entre eux [les États] de rapport entre supérieur et subordonné » (VIII-347).
En redonnant la voix prédominante à la guerre contre le droit international, on a ainsi créé les conditions dans lesquelles il n’est plus de possibilité de déclarer l’ennemi injuste. On a également discrédité la valeur des prétentions morales qui pouvaient être émises contre tel ou tel régime.
Si en effet, il est moral de faire la guerre contre Saddam, il l’est encore plus de faire la guerre contre Kim Jong Il. Mais les bellicistes français et leurs inspirateurs américains se sont bien gardés de tirer cette conclusion logique. Avec une certaine candeur, les Goupil, Madelin et Kouchner se sont défendus en arguant du fait que la guerre avec Saddam s’imposait parce que Saddam n’était pas assez fort pour créer des ennuis graves à ses adversaires, alors que Kim Jong Il possédant l’arme atomique, une telle opération est exclue.
Cette « défense » des bellicistes « moraux » est tout à faire extraordinaire : d’une part, elle revient à dire qu’il faut punir encore plus sévèrement les petits voyous qu’on n’a pas les moyens de s’en prendre aux gros. D’autre part, on reconnaît du même coup que Saddam n’est pas dangereux alors que tout l’argumentaire états-unien reposait au contraire sur l’extrême dangerosité du despote irakien.
Derrière la prétention de faire valoir l’exigence morale contre les règles d’un droit international obsolète, il n’y a qu’un sac de sophismes où s’entremêlent les intérêts des uns et la bêtise brouillonne des autres – par charité, on s’abstiendra de mettre des noms, car la liste serait longue et on pourrait faire des jaloux. Machiavel avait fait scandale en établissant la différence entre la vertu politique et la vertu morale privée. Nos moralistes n’ont pas de mots assez durs pour s’en prendre au machiavélisme. Mais leur prétendue morale politique ou leur politique moralisante constitue une véritable corruption du sens moral.

La guerre comme continuation de la politique

Il ne s’agit pas de croire naïvement que tous les conflits pourraient être réglés pacifiquement, par la voie du droit et la soumission volontaire des récalcitrants. On sait bien qu’un État doit disposer de la force pour faire appliquer la loi et que c’est justement dans cet usage possible de la force que s’exprime le droit. La guerre peut être le triste expédient par lequel un peuple défend ses droits tout simplement à exister.
S’il n’est pas de guerre juste, du moins certaines guerres apparaissent-elles comme les dernières solutions permettant de maintenir ouverte « l’espérance en des temps meilleurs » dont Kant dit qu’elle est nécessaire pour échauffer les cœurs en vue du bien commun et influence les « esprits droits ».
Entre les pays de l’Axe et la coalition anti-nazie, aucune sorte de neutralité ne pouvait être permise. De même, dans les guerres d’émancipation coloniale, tout républicain honnête se devait d’être du côté des peuples qui voulaient recouvrer leur liberté. Dans les deux cas, les prises de positions se devaient d’être inconditionnelles, c'est-à-dire totalement indépendante de toute appréciation sur la direction politique. Chipoter sur la lutte pour l’indépendance de l’Algérie au motif que le FLN n’était pas un mouvement au-dessus de tout soupçon eût été indigne.
On le sait bien : on peut abattre par les armes étrangères un régime tyrannique, mais on ne peut « exporter » la révolution (démocratique ou pas) par les armes. On retrouve curieusement chez les anciens marxistes passé à la « démocratie américaine » le même fétichisme de la violence accoucheuse de l’histoire qui les égaraient quand ils se faisaient les thuriféraires de « la longue marche », des guerres de guérilla ou du « foco » cher à Guevara. Aujourd’hui, indépendamment du fait de savoir qui détient les armes et quels sont ses objectifs de guerre, nous sommes invités à soutenir au nom d’un prétendu « droit d’ingérence » des aventures armées contre des États dits « voyous ». Comme si la violence était par elle-même purificatrice. Comme si la guerre n’était pas la continuation de la politique par d’autres moyens mais possédait en elle-même sa propre valeur.
C’est une vieille question. La révolution française y a été confrontée dès 1792. Curieusement, pour l’opinion courante d’aujourd’hui, les plus radicaux, les partisans de Robespierre par exemple, étaient opposés aux guerres extérieures – fidèles en cela à la doctrine du contrat social rousseauiste qui limite le recours aux armes à la défense de la patrie. Inversement, les modérés et les girondins furent des partisans de l’exportation de la révolution. Et le retour à l’ordre, la consolidation du régime bourgeois se fera sous l’égide de Bonaparte qui mettra bientôt l’Europe à feu et à sang.
Ce lien entre le bonapartisme – qui est une forme politique bien plus générale que ses deux expériences archétypiques française – la guerre menée comme une mission n’est pas contingent. Domenico Losurdo dans son Democrazia o bonapartismo[11] y voit une donnée structurelle. Fac à l’irruption des masses sur la scène historique, le bonapartisme est la forme générale sous laquelle les classes dominantes vont chercher à imposer un nouveau tuteur aux multitudes « infantiles ». Dès la fin de la guerre d’indépendance, les dirigeants des États-Unis se posent simultanément la question de la mission à la puissance extérieure du nouvel État et celle et du renforcement du pouvoir exécutif. Dès 1776, au congrès de Philadelphie, le délégué Drayton (un riche planteur du Sud) avait célébré l’indépendance comme « la naissance d’un nouvel empire » qui « avec la bénédiction du Seigneur promet d’être le plus glorieux de tous les temps. » Même le très républicain Jefferson défend l’idée que les États-Unis, avec l’annexion de Cuba et du Canada sont « destinés à posséder un empire pour la liberté ». On retrouvera les mêmes accents à quelques années de distance dans les aventures napoléoniennes.
Il semble bien que ce soit une caractéristique des États modernes, spécialement ceux qui sont issus d’une révolution démocratique : un exécutif fort qui fait d’un homme le représentant de la nation, une nation qui se veut le guide des autres nations et donc une nation guerrière et impériale – c’est le modèle de la Rome Antique qui va longtemps jouer un rôle central – et, enfin, un système de justification universaliste, avec des tendances plus ou moins clairement religieuses. C’est en tout cas une constante des gouvernements états-uniens pendant les 220 ans de leur existence.
Il est clair que les déferlements actuels de la morale en politique internationale ont donc des précédents bien connus et ne représentent donc pas un quelconque progrès de la conscience humaine universelle. Comme le colonisateur d’antan était toujours suivi – parfois précédé – du missionnaire, l’impérialiste du XXIe est accompagné par le spécialiste des traités de morale. Un « moraliste embarqué », pourrait-on dire, par analogie avec les « journalistes embarqués » pendant la deuxième guerre d’Irak. Ainsi comprise, cette « morale » n’a plus rien à voir avec quelque entreprise normative que ce soit. Il s’agit au sens strict d’une idéologie, c'est-à-dire d’un système de légitimation de la politique de force. Faudra-t-il dire que la morale est la poursuite de la guerre par d’autres moyens ?

Une nouvelle voie est-elle possible ?

Le danger imminent

La critique du moralisme injecté à haute dose dans la politique et le droit international ne doit donc pas être prise comme une volonté de retour à je ne sais quelle « Realpolitik ». Elle vise au contraire à rétablir la réflexion morale dans son rôle qui est d’éclairer nos perspectives d’action.
Quelles perspectives peuvent être défendues en matière de droit international ? La doctrine officielle des dirigeants américains tend à prendre de plus en plus nettement ses distances avec tout système de sécurité collective. Des coalitions à géométrie variable montées en fonction des intérêts de l’empire états-unien, voilà à peu près à quoi se réduisent les idées stratégiques du « brain trust » de Bush. Le prêchi-prêcha sur la mission que Dieu aurait confiée à l’Amérique s’accompagne du cynisme politique le plus cru. Bush a découvert la vérité au fond de l’alcool et il en est né une seconde fois. Pearl ne s’embarrasse pas de théologie et sa morale se réduit à la loi de la jungle. Mais de cette vision du monde ne peut sortir que le chaos et le retour à une situation que nous avons connue dans le passé et qui avait conduit les survivants à dire « plus jamais ça ».
Ce danger n’est pas virtuel. Quand certains dirigeants états-uniens se vantent d’avoir « cassé » l’Europe, on ne peut qu’être inquiet. Même ceux qui critiquent le plus durement la politique de UE et le mode d’organisation qui prévaut aujourd’hui ne peuvent souhaiter un retour en arrière. L’unité européenne a mis hors jeu la guerre en Europe pour la période la plus longue que nous ayons jamais connue.
Au-delà des calculs politiciens et des proclamation velléitaires, quand MM. Chirac et Schröder, au début de 2003, défendent (et oublient presque aussitôt) quelque chose qui ressemble à une fédération franco-allemande avec une quasi bi-nationalité, tous ceux qui connaissent un peu l’histoire tragique de notre continent ne pouvaient s’empêcher de penser que, pour une fois, on ouvrait une perspective un peu exaltante.
La destruction de l’unité européenne signifierait d’abord une régression économique terrible – l’essentiel du commerce des nations européennes est du commerce intra-européen et l’UE est l’ensemble le plus auto-centré du monde. Soit dit en passant, le fait que 70% du commerce extérieur des pays d’Europe est du commerce intra-européen montre que, s’ils étaient doués de volonté politique, ces pays disposeraient de grandes marges de manœuvre à l’égard de la puissance états-unienne. Ensuite ce serait le retour aux conflits – aggravés par les revendications régionalistes et communautaires – que nous avons connus par le passé. Quand la Yougoslavie a explosé, on ne voyait que les défauts de cette structure bancale conçue par Tito et soumise à la dictature plus ou moins bienveillante de son parti unique. Mais il n’a pas fallu longtemps pour qu’on regrette la paix que cette union avait permise en ces terres troublées. Personne n’a vraiment envie de tenter à nouveau cette expérience à grande échelle sur l’arène européenne.
Mais le danger le plus pressant ne vient pas de là. À peine acquise, dans les conditions que l’on sait, l’élection de M.Bush, le Pentagone faisait procéder à des simulations d’une guerre contre la Chine. Une guerre dont la version non virtuelle était prévue pour 2015 – les experts du Pentagone avaient calculé qu’au-delà de cette date la Chine serait trop puissante pour que les États-Unis puissent espérer avoir le dessus. Le 11 septembre semble avoir différé ses projets. Mais il est clair que les États-Unis cherchent à contrôler « la route de la soie » : la Méditerranée orientale jusqu’aux confins de la Chine, avec l’explosion de l’URSS et la guerre en Afghanistan, les États-Unis disposent maintenant d’un véritable continuum territorial où ils ont déployé leurs bases. Cette stratégie peut paraître folle, mais Norman Mailer interprète ainsi la politique suivie par junte Bush :
« Le seul obstacle qui se dresse encore sur le chemin qui conduit à l'empire est, dans l'esprit des bushistes, la Chine. En effet, l'une des plus grandes craintes de l'administration Bush au sujet du déclin américain est que les études fondamentales, telles que les sciences, la technologie, l'ingénierie, sont toutes en train de s'appauvrir dans les Universités US. Le nombre de doctorants américains mais le nombre d'Asiatiques obtenant des doctorats dans ces mêmes études fondamentales croît à un fort taux.
En regardant 20 ans en avant, l'administration perçoit qu'il viendra un temps où la Chine aura une technologie supérieure à celle de l'Amérique. Si ce temps vient, l'Amérique pourrait très bien dire à Chine que « nous pouvons travailler ensemble », nous allons être comme les Romains et vous les Grecs. Vous allez être nos esclaves extraordinaires et bien cultivés, mais n'essayez pas de nous dominer. Ce serait pour vous un désastre. C'est ce scénario que certains des plus brillants conservateurs sont en train de méditer. »[12]

L’internationalisme

Face à cette situation, il serait vain de rêver à la reconstruction d’un ordre passé (plus ou moins mythique). « Charbonnier est maître chez soi » dit le proverbe. Mais la possibilité pour les nations de rester maîtresse de leur destinée présuppose la reconstruction d’un ordre mondial pacifique, basé sur la coopération. L’utopie communiste se proposait comme le cadre de construction d’un ordre de ce genre. L’Union Soviétique ne se voulait ni une nouvelle nation ni un Empire, mais l’embryon d’une République universelle appelée à se développer. C’est au nom de cette perspective révolutionnaire que les dirigeants soviétiques, Lénine en tête, refusaient la « Société des Nations » qualifiée de « caverne des brigands ». Les rêves de révolution mondiale ayant fait long feu, l’Union Soviétique s’est retrouvée parmi les puissances fondatrices de la nouvelle société des nations, reconstruite au lendemain de la seconde guerre mondiale.
L’internationalisme prolétarien était conçu comme la seule force capable de s’opposer à la guerre et le principe même de l’organisation future du monde. Jamais pourtant, il n’a été capable d’être une force suffisante pour contre-balancer la puissance des poussées nationalistes. Les seules formes un tant soit peu marquantes de cet internationalisme au cours des dernières décennies ont été celles des mouvements de solidarité avec les peuples colonisés luttant pour leur émancipation, qu’il s’agisse de la solidarité des intellectuels et des étudiants français avec les nationalistes algériens ou qu’il s’agisse de celle des étudiants des États-Unis opposés à la guerre au Vietnam. Un internationalisme, au total, assez peu prolétarien.
On doit donc prendre acte de ce que « l’internationalisme prolétarien » aussi généreux et moralement sublime qu’il puisse être, se réduit à n’être qu’un idée creuse ou, au mieux, un sentiment de solidarité universelle ; il n’est ni une stratégie politique, ni un principe normatif. 

La société des nations

En leur principe, la SDN comme l’ONU sont des formes institutionnelles assez proches de ce que Kant entendait dans le « projet de paix perpétuelle ». L’expérience historique ne semble pas très concluante ou alors franchement dépassée par rapport à la situation actuelle. Dans La Paix perpétuelle – Le bicentenaire d’une idée kantienne, Habermas essaie d’évaluer la pertinence de la pensée kantienne pour les problèmes du droit cosmopolitique et de la paix aujourd’hui. Habermas résume ainsi la position de Kant. Si la paix perpétuelle est possible, c'est-à-dire si un état de paix stable fondé sur l’alliance d’états raisonnables est possible, trois grandes tendances l'expliquent :
« 1) le caractère pacifique de républiques ; 2) la force socialisatrice du commerce international ; 3) la fonction de l’espace public politique. »[13]
Si on examine ces tendances à l’aune de l’expérience historique, le jugement qu’on peut porter sur le projet kantien est ambigu. Selon Habermas, ces propositions kantiennes, prises dans leur sens immédiat, ont été démenties par les faits, mais « ouvrent à des développements historiques qui témoignent d’une dialectique bien singulière ».
-         Tout d’abord, les républiques ne se sont pas montrées particulièrement pacifiques. Le remplacement des armées mercenaires par l’armement du peuple s’est traduit bien souvent par l’exaltation nationaliste et au total les statistiques montrent que les États républicains sont aussi guerriers que les États plus ou moins despotiques. Cependant les visées universalistes des États républicains, si elles les incitent souvent à la guerre les conduisent en même temps à changer le caractère de la guerre.
-         En ce qui concerne le deuxième point, l’expansion du commerce loin d’avoir été pacificatrice a surtout développé les rivalités entre les grandes puissances. En même temps, la « globalisation » a conduit à de profondes transformations dans les rapports internationaux, a affaibli la frontière si chère à Carl Schmidt entre affaires intérieures et politique étrangère.
-         Enfin, le troisième point montre que Kant comptait sur le développement des Lumières pour assurer le caractère pacifique des États républicains. Néanmoins, il est loi d’être certain que le développement des mass media et de la culture de l’image contribue au progrès des Lumières. Pourtant, dans le même temps, les nouveaux moyens techniques et les nouvelles exigences du commerce sont peut-être en train de faire émerger un espace public mondial.
Mais la critique d’Habermas sur concentre un point : l’union fédérative constituée sur la base de la libre volonté des États en vue d’éviter la guerre lui semble frappée d’une faiblesse structurelle. L’expérience montre que dans les périodes de tension grave, cette union fédérative devient simplement le champ des affrontements entre les intérêts divergents des grandes puissances. Non seulement l’expérience de la SDN mais aussi celle de l’ONU montrent l’impuissance de cette union qui ne peut agir qu’avec un très large accord et notamment celui des puissances dominantes. La nécessité d’une autorité supranationale lui semble avérée, une autorité qui pourrait ne pas être la « monarchie universelle » que craignait Kant mais plutôt quelque chose qui ressemblerait à une république universelle. Cette nécessité est d’autant plus impérative que le cadre de l’État-nation, celui dans lequel Kant pense, serait dépassé par l’évolution économique et sociale mondiale ­ la « globalisation ».
En ce qui concerne le droit cosmopolitique, Habermas estime que sa version kantienne réduite au « droit de visite » est très insuffisante quand on est confronté aux guerres modernes et au crime contre l’humanité. Bien que de manière très unilatérale, les procès de Nüremberg ou le TPI pour juger les crimes dans l’ex-Yougoslavie indiquent la possibilité d’une avancée du droit cosmopolitique.

Rawls et le droit des gens

À l’inverse de Habermas, Rawls reste strictement dans le cadre du « droit des gens » kantien, mais étendu. Mais il part de la situation réelle contemporaine, c'est-à-dire celle où existent des organisations « sujettes au jugement du droit des gens démocratique, dont le rôle est de régir la coopération entre ces peuples et d’endosser certains devoirs acceptés ». Certaines de ces organisations comme l’ONU « peuvent avoir l’autorité de condamner les institutions internes qui violent les droits de l’homme et dans certains cas extrêmes de les punir en imposant des sanctions économiques ou même en intervenant militairement ».[14]
Rawls tente d’élargir au droit des gens les principes employés dans la Théorie de la justice[15]. La situation est cependant nettement plus compliquée puisque si on veut construire une théorie réaliste il faut partir d’une situation où n’existent pas seulement des sociétés « libérales »[16] régies par des principes de justice (correspondant en gros aux États à constitution républicaine de Kant) mais aussi des sociétés non libérales. Rawls procède en plusieurs étapes.
La première, la plus simple, consiste à construire le droit des gens régissant un ensemble de société libérales régies par des principes de justice (même si ces principes ne sont pas ceux de la justice comme équité).
La seconde étape consiste à traiter du cas de la coexistence entre des sociétés libérales et des sociétés non libérales raisonnables. Par là Rawls désigne, faute de mieux des sociétés « hiérarchiques », c'est-à-dire qui ne reconnaissent pas tous les hommes comme des citoyens libres et égaux ni la liberté de conscience, mais néanmoins pratiquent la tolérance religieuse – distincte de la liberté de conscience qui suppose la séparation de l’État et de la religion. L’hypothèse d’un droit des gens concernant les sociétés non libérales suppose donc une conception plus faible des droits de l’homme, distincts des droits démocratiques des citoyens.
Ainsi entendus, les droits de l’homme sont « une condition nécessaire de la légitimité et de l’acceptabilité » d’un société non libérale et leur respect « suffit également à exclure l’intervention justifiée et forcée des autres peuples ». Enfin ils établissent « une limite au pluralisme parmi les peuples »[17]. Cette deuxième étape définit encore une « théorie idéale », indispensable pour déterminer les lignes de l’action dans une situation non idéale. Face à des régimes expansionnistes ou ignorants les droits de l’homme au sens faible, l’association des « sociétés bien ordonnées » (libérales ou non) peut, au mieux, chercher un modus vivendi. Mais elle est fondée à se défendre contre les menaces que font peser sur elles ces régimes expansionnistes.
La position de Rawls est donc moins ambitieuse que celle de Habermas. Elle ne vise pas à penser au-delà de l’État-nation qui reste le cadre indépassable de la politique internationale, mais seulement à définir les conditions d’une cohabitation raisonnable des États existants. Il n’est pas pourtant un défenseur du statu quo. Il dénonce ainsi les tendances oligarchiques et expansionnistes de certaines sociétés par ailleurs libérales.
Parmi les facteurs de guerre ou de crise, Rawls souligne le rôle que jouent les inégalités entre les nations et l’extrême pauvreté de certaines d’entre elles. Pourtant, s’il y a un devoir des pays riches à aider les pays pauvres, une justice distributive internationale ne lui semble pas possible. La source du problème le plus difficile à transformer réside en ceci : « la culture politique publique enracinée dans la structure sociale d’arrière-plan »[18]. Il rejoint Amartya Sen pour qui le développement économique et le progrès social ne sont possibles que par la démocratie (la République au sens de Kant). Au total, donc, Rawls reste dans le schéma kantien : il n’est pas d’autre moyen de garantir la paix mondiale que par l’extension continue de l’association des sociétés qui reconnaissent en leur fondement des principes de justice libéraux.
Certes, le contexte d’aujourd’hui n’est plus celui de Kant et de nouveaux et angoissants problèmes se posent à l’humanité. Sans doute la confiance dans le progrès de la raison ne peut sans doute plus être celle de Kant. Pourtant, bien que travaillant dans des directions différentes, Habermas et Rawls montrent comment les concepts de Vers la paix perpétuelle restent finalement des plus pertinents.

Le déséquilibre de la puissance

Entre la position « modeste » de Rawls et les ambitions « post-nationales » de Habermas, il y a au moins un point commun : la « paix perpétuelle » présuppose des États démocratiques. Or nos États se transforment progressivement en oligarchies portées presque naturellement à la politique de puissance. Quand Rousseau définit le contrat social, il précise les conditions auxquelles la liberté peut être garantie et parmi celles-ci, la plus importante est que les inégalités de condition restent limitées : personne ne doit être assez riche pour pouvoir acheter un autre homme, et personne ne doit être pauvre au point d’être obligé de se vendre. Si la paix mondiale est comme un « contrat social universel » ainsi que le dit Kant, dans lequel les citoyens sont les nations, mutatis mutandis, aucun État ne doit être puissant pour ne pas craindre la riposte de la coalition de quelques-uns des autres et aucun État ne doit faible au point de pas pouvoir garantir sa possibilité de défendre ses intérêts. Mais sur l’arène internationale, il est impossible de réglementer l’accumulation de richesse et de puissance. On ne pas demander le démantèlement de la Chine ou des EU comme on exigerait le démantèlement d’un trust ! L’époque de Kant était encore celle de l’équilibre des puissances – cet « balance des nations » bien incapable de faire un paix durable puisqu’elle ressemblait à une maison « construite par un architecte en si parfait accord avec toutes les lois de l’équilibre qu’elle s’effondra aussitôt qu’un moineau vint s’y poser. »[19]
Ni l’actuel déséquilibre en faveur de « l’hyper-puissance », ni le retour à l’équilibre de la terreur ne sont souhaitables. Les Nations-Unies étaient réduites à jouer les utilités au temps de la guerre froide puisque les deux grandes puissances se neutralisaient réciproquement. Maintenant qu’il ne reste plus qu’une seule grande puissance, surpassant militairement toutes ses rivales potentielles, les Nations-Unies semblent condamnées soit à l’impuissance – comme ce fut le cas lors de la deuxième guerre du Golfe, soit à n’être que l’agent auxiliaire de la puissance états-unienne. Pour tous ceux qui rêvent d’un « gouvernement mondial », il s’avère que ce gouvernement serait celui des États-Unis d’Amérique !
Il y a aujourd’hui en Europe une discussion, relancée périodiquement par Hubert Védrine, par exemple, sur le concept « d’Europe-puissance ». Face à l’hyper-puissance états-unienne, un Europe politique et militaire forte pourrait être le contrepoids garant de la paix et de la justice internationales. Cette idée peut paraître très séduisante après les déconvenues que les peuples européens ont dû subir lors que la guerre de Bush et Blair contre l’Irak. Cette perspective se heurte cependant à deux objections majeures :
1)      l’Europe est divisée sur le plan de la politique étrangère parce qu’une partie des nations qui la composent font des États-Unis leur allié privilégié. Les Polonais sont tout à fait preneurs de l’Europe tant qu’il s’agit de recevoir des subventions agricoles, mais nettement moins quand cela pourrait les conduire à une confrontation avec les dirigeants de Washington. Sous un certain angle, c’est la puissance des USA qui explique la faiblesse persistante de l’union européenne. Ainsi l’Europe-puissance est la réponse à un problème qu’il faut supposer résolu pour qu’elle puisse exister.
2)      Si on admet que cette objection peut être levée et que l’Europe devenue une entité véritablement supra-nationale peut se poser en concurrente et en rivale militaire des USA, il n’est pas certain que nous soyons en meilleure situation. Les USA se sont déjà préparés à cette hypothèse qui ferait de la confrontation entre les deux rives de l’Atlantique le nouveau foyer de tous les dangers. Dans les années 20, à la lumière des projets énoncés notamment par Wilson, Trotsky voyait dans l’affrontement Europe-Amérique l’axe du prochain grand conflit mondial. L’irruption du nazisme et des fascismes a bouleversé la situation et invalidé ces prévisions. On pourrait craindre que l’Europe-puissance ne redonne une seconde jeunesse à ces textes anciens.

Une orientation pour la paix perpétuelle

En quel sens donc pouvons-nous rester fidèle à la perspective dégagée par Kant ? Il faudrait réformer les Nations-Unies, pour en faire véritablement une « société des nations », des nations libres, s’entend.
-         L’existence des membres permanents et leur droit de veto sont des vestiges de la seconde guerre mondiale et ne voit pas de quel droit la Chine compte plus que l’Inde, la France plus que le Brésil ou les USA plus que l’Allemagne ou le Japon.
-         Il serait cependant tout aussi difficile de donner force de loi internationale à des résolutions sur les droits de l’homme votées par des majorités de circonstances comprenant des pays comme la Libye, le Nigeria, le Soudan ou Singapour.
-         Une réforme des Nations-Unies suppose un consensus et une transformation minimale d’une part importante des pays membres et ceci nous semble aujourd’hui plutôt chimérique.
Plutôt que spéculer et construire des plans sur la comète, il me semble préférable de s’en tenir à la méthode kantienne qui est d’abord de partir de ce que nous devons – et par conséquent pouvons – faire là où nous sommes. Dans une conférence de novembre 2002 à l’Université Humboldt de Berlin, Étienne Balibar rappelait les responsabilités qui incombent aux Européens, y compris face aux attentes des intellectuels et des libéraux américains confrontés aux menaces sur les libertés civiles et à la militarisation de leur pays. Ce ne sont évidemment pas seulement des responsabilités en termes d’élaboration théorique. C’est d’abord notre responsabilité à faire de l’Europe un exemple de ce qui est possible.
-         Non pas en construisant un super-État européen, sur le modèle des USA, mais bien en faisant vivre une confédération de nations libres, démocratiques et pacifiques.
-         Cela demande que nous en finissions avec les attitudes et les politiques impérialistes – par exemple, la France ne pourra donner des leçons au monde que lorsqu’elle sera au clair dans ses rapports avec l’Afrique.
-         Cela demande aussi que nous renoncions à défendre des privilèges (plus ou moins chimériques) de grande puissance ; contre l’unilatéralisme des USA, on ne peut pas opposer un « bilatéralisme » Europe/USA mais un véritable multilatéralisme qui donne toute leur place aux nations qui n’appartiennent pas au club huppé des pays riches.
-         Cela demande enfin une révision radicale des rapports Nord-Sud. La coopération des pays du bassin méditerranéen pourrait en fournir le point de départ. Elle suppose que la démocratisation de l’Algérie et du Maroc se poursuive. Mais elle suppose aussi que les Européens traitent ces pays en partenaires égaux en droit – je pense à la politique des visas. Il y aurait peut-être là quelque chose d’important à faire pour casser la logique du « choc des civilisations ».
J’ai bien conscience que tout cela est moins « mobilisateur » que les slogans du type « droit d’ingérence ». Et c’est une voie politique plus difficile puisque ce ne sont pas les autres qui doivent être transformés selon nos propres lubies du moment, mais au contraire un effort de réforme politique qui nous concerne nous, là où nous vivons et agissons comme citoyens. Par là, je crois que nous retrouvons bien le lien entre morale, droit et politique.
Le 20 août 03
Denis Collin


[1] GIPRI : Geneva International Peace Research Institute. Site WEB: http://gipri.free.fr/  


[2] Kant : Projet de paix perpétuelle. C’est certainement à Rousseau que pense Kant quand il parle de pour qui la constitution républicaine « devrait être un État d’anges » (VIII-366) Je donne la pagination de l’édition de l’Académie de Berlin. (VIII-366)
[3] voir La question nationale et la social-démocratie, EDI, 1987, traduit de l’allemand par Nicole BRUNE-PERRIN et Johannès BRUNE. 2 volumes
[4] fin  août … Par contre, on sait maintenant que toutes les soi-disant preuves étaient bidons et MM. Blair et Bush ont sans la moindre pudeur menti à leurs concitoyens, à leurs parlements et à leurs alliés.
[5] C’est la position non seulement des juristes classiques du droit naturel mais aussi de Kant.
[6] Bernard Cassen, Le Monde Diplomatique, juin 2001
[7] La Stampa 11/9/2002
[8] C’était une partie de l’argumentation de Romain Goupil.
[9] C’est d’ailleurs pourquoi Kant soutient la légitimité du pouvoir politique issu de la Révolution Française.
[10] voir à ce sujet John Rawls, Théorie de la justice, §57
[11] Bolletti Boringhieri, Torino, 1993, à paraître en français aux éditions « Le Temps des Cerises ».
[12] Publié dans l’International Herald Tribune du 25 février 2003
[13] Jürgen Habermas : La paix perpétuelle, Cerf, p.27
[14] John Rawls : Le droit des gens, p.66
[15] John Rawls : Théorie de la justice, 1971, trad. française par Catherine Audard, Seuil, 1987, coll. Points, 1997. Sur le droit des gens, voir en particulier §58 (pp.418-422) sur la justification de l’objection de conscience et le concept de « guerre juste ».
[16] Le mot « libéral » doit être entendu chez Rawls au sens américain du libéralisme politique, différent du sens français qui désigne couramment la défense de l’économie de marché, indépendamment de toute conception de la justice sociale.
[17] op. cit. p. 94
[18] op. cit. p. 104
[19] Kant, Théorie et pratique, AK, VIII, 312
Ecrit par dcollin le Mercredi 23 Mars 2005,

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