mardi 1 juin 2004

Pierre Duhem: qu'est-ce qu'une théorie physique?

La Théorie Physique de Pierre Duhem (1861-1916) est un ouvrage essentiel. Elle est le texte fondateur des plus importants courants de l'épistémologie contemporaine, même si la dette n'est pas souvent reconnue. Physicien, professeur de physique, Duhem est aussi un catholique fervent. Ses conceptions réligieuses catholiques traditionnalistes influent sur sa philososophie de la science (comment mettre la religion à l'abri de la science?) et même sur sa physique (le refus obstiné de l'atomisme). Plusieurs commentaires notent le risque toujours présent chez lui d’une science apologétique. Le Système du monde par exemple cherche à réfuter l’idée de révolution galiléenne et prend la défense des adversaires de Galilée, notamment le cardinal Bellarmin dont il fait un “opérationnaliste” avant l’heure.
La théorie physique vise à établir une ligne de démarcation entre physique et métaphysique ; il s’agit pour lui de protéger la religion contre la menace scientiste – même si le but premier proclamé dans le livre est de défendre l’autonomie de la physique.
Duhem est un spécialiste de la thermodynamique qui est à l’époque la branche dominante en physique. Très tôt orienté vers les travaux de Gibbs et de Helmholtz, Duhem propose, dès ses premières contributions, d’utiliser la notion de potentiel thermodynamique (interne). Ce qui le conduira à la formulation de l’équation de Gibbs-Duhem sur les solutions. Duhem poursuit ses recherches dans cette direction, proposant d’autres applications variées du potentiel thermodynamique à la statique et à la dynamique chimique ; ces travaux font de lui l’un des fondateurs de la chimie physique moderne avec les Van’t Hoff, Ostwald, Arrhenius, Le Châtelier. Ce faisant, au lieu de se proposer, comme beaucoup de ses contemporains, en France notamment, de réduire les phénomènes chimiques à la mécanique, il les rapportait à la thermodynamique.
Par ses conceptions et ses contributions en thermodynamique, Duhem apparaît comme un des principaux pionniers de l’étude de la thermodynamique des processus irréversibles. Le projet de Duhem était de fonder sur une énergétique ou thermodynamique générale l’ensemble de la physique et de la chimie, en harmonie avec les conceptions énergétistes de Rankine, Helmholtz, Mach et d’autres, et en opposition au projet de réduction mécaniste des atomistes comme Boltzmann. Il s’attache à poser les fondements logiques et axiomatiques de cette science. Le deuxième principe ne lui paraissait pas réductible à la mécanique – à quoi l’on rapportait généralement le premier, celui de la conservation de l’énergie, issu du principe de l’équivalence de la chaleur et du mouvement ; pour établir les deux principes sur un pied d’égalité, il fallait les traiter comme des postulats, et « la thermodynamique se développe alors selon un type de théorie nouveau en physique ». On perçoit déjà ici le lien entre ses recherches scientifiques et sa conception de la théorie physique. Duhem voyait dans sa tentative d’unifier les sciences physiques et chimiques au sein d’une thermodynamique généralisée sa principale contribution scientifique. Il est à noter que les mots « atome » et « molécule » sont totalement absents, conformément à son rejet de ces notions, de son Traité d’énergétique de 1911 qui propose l’accomplissement de ce programme.
La théorie physique s’inscrit dans un débat en cours au tournant du 19e et du 20e siècle, visant à redéfinir la nature et les ambitions de la physique. Lecontexte est celui d’une réflexion épistémologique d’ensemble très riche, depuis les essais de Claude Bernard sur la « méthode expérimentale » et l’introduction enfin claire de l’idée de « raisonnement expérimental » jusqu’à Mach et l’empiriocriticisme qui aura une influence importante sur Einstein et sur les « pères fondateurs » de la physique quantique.
Le système du monde se présente comme une vaste histoire de la science. Duhem y soutient une position continuiste contre laquelle l’épistémologie contemporaine (de Bachelard à Th. Kuhn) va s’élever. Pour donner une idée de cette conception gradualiste, on peut donner le passage suivant, assez révélateur :
L’histoire nous montre qu’aucune théorie physique n’a jamais été créée de toutes pièces. La formation de toute théorie physique a procédé par une suite de retouches qui graduellement ont conduit le système à des états plus achevés ; et en chacune de ces retouches la libre initiative du physicien a été conseillée, soutenue, guidée, parfois impérieusement commandée par les circonstances les plus diverses, par les opinions des hommes comme par les enseignements des faits. Une théorie physique n’est pas le produit soudain d’une création ; elle est le résultat lent et progressif d’une évolution.

Le projet de la Théorie physique

D’emblée la question est posée sous la forme d’une alternative : la théorie physique peut se définir
par L’EXPLICATION des phénomènes
comme « un système abstrait qui a pour but de RÉSUMER et de CLASSER LOGIQUEMENT un ensemble de lois expérimentales, sans prétendre expliquer ces lois. »
« Expliquer, explicare, c'est dépouiller la réalité des apparences qui l'enveloppent comme des voiles, afin de voir cette réalité nue et face à face.
L'observation des phénomènes physiques ne nous met pas en rapport avec la réalité qui se cache sous les apparences sensibles, mais avec ces apparences sensibles elles-mêmes, prises sous forme particulière et concrète. Les lois expérimentales n'ont pas davantage pour objet la réalité matérielle ; elles traitent de ces mêmes apparences sensibles, prises, il est vrai, sous forme abstraite et générale. Dépouillant, déchirant les voiles de ces apparences sensibles, la théorie va, en elles et sous elles, chercher ce qui est réellement dans les corps. »
Au contraire, Duhem va essayer de montrer que les lois physiques n’expliquent rien (au sein où elles ne dévoilent pas l’intérieur de phénomènes dont nous n’aurions que l’extérieur.
Prenons, par exemple, l'ensemble des phénomènes observés par le sens de la vue ; l'analyse rationnelle de ces phénomènes nous amène à concevoir certaines notions abstraites et générales exprimant les caractères que nous retrouvons en toute perception lumineuse : couleur simple ou complexe, éclat, etc. Les lois expérimentales de l'optique nous font connaître des rapports fixes entre ces notions abstraites et générales et d'autres notions analogues ; une loi, par exemple, relie l'intensité de la lumière jaune réfléchie par une lame mince à l'épaisseur de cette lame et à l'angle d'incidence des rayons qui l'éclairent.
Bref, une loi physique n’est pas autre chose qu’une certaine relation régulière entre nos expériences.
Si on ne se place pas de ce point de vue, selon Duhem, on renonce à toute autonomie de la théorie physique et on se place en fait sous la domination de la métaphysique.
Si une théorie physique est une explication, elle n'a pas atteint son but tant qu'elle n'a pas écarté toute apparence sensible pour saisir la réalité physique. Par exemple, les recherches de Newton sur la dispersion de la lumière nous ont appris à décomposer la sensation que nous fait éprouver un éclairement tel que celui qui émane du soleil ; elles nous ont enseigné que cet éclairement est complexe, qu'il se résout en un certain nombre d'éclairements plus simples, doués, chacun, d'une couleur déterminée et invariable ; mais ces éclairements simples ou monochromatiques sont les représentations abstraites et générales de certaines sensations ; ce sont des apparences sensibles ; nous avons dissocié une apparence compliquée en d'autres apparences plus simples ; mais nous n'avons pas atteint des réalités, nous n'avons pas donné une explication des effets colorés, nous n'avons pas construit une théorie optique.
Ainsi donc, pour juger si un ensemble de propositions constitue ou non une théorie physique il nous faut examiner si les notions qui relient ces propositions expriment, sous forme abstraite et générale, les éléments qui constituent réellement les choses matérielles ; ou bien si ces notions représentent seulement les caractères universels de nos perceptions.
Pour qu'un tel examen ait un sens, pour qu'on puisse se proposer de le faire, il faut, tout d'abord, qu'on regarde comme certaine cette affirmation : Sous les apparences sensibles que nous révèlent nos perceptions, il y a une réalité, distincte de ces apparences.
Il s’agit bien de métaphysique au sens le plus exact du terme : déterminer le supra-sensible qui se situe par-delà le monde connaissable de la physique. Parexemple, pour Duhem, dire que la matière est composée d’atomes, c’est tomber dans la métaphysique atomiste … Le tableau de Mendeleïev est un système de classification qui rend compte des expériences de chimie, pas de la réalité ultime de la matière. Voici le fonds de la question :
Or, ces deux questions :
Existe-t-il une réalité matérielle distincte des apparences sensibles ?
De quelle nature est cette réalité ?
ne ressortissent point à la méthode expérimentale ; celle-ci ne connaît que des apparences sensibles et ne saurait rien découvrir qui les dépasse. La solution de ces questions est transcendante aux méthodes d'observation dont use la Physique ; elle est objet de Métaphysique.
Ensuite Duhem montre qu’aucune métaphysique n’est capable de déterminer complètement une théorie physique. Par conséquent, il faut rompre irrémédiablement le lien entre physique et métaphysique.
Il serait intéressant de montrer que le noyau de l’argumentation sur ce point est repris presque mot pour mot par les positivistes logiques du « Wiener Kreis ». Par exemple, le petit livre de Moritz Schlick, Forme et contenu (une introduction à la pensée philosophique)[1]. Seule la structure de la réalité telle qu’elle nous la décrivons au moyen de notre langage est communicable, le « contenu » est inexprimable, dit et répète Schlick. La thèse vérificationniste[2] qu’il soutient dans ce livre recoupe d’assez près celle de Duhem : la connaissance scientifique est expérimentale, toute proposition est une proposition expérimentale et la structure d’une théorie scientifique n’est rien d’autre que la structure des expériences. Les liens entre Duhem et le positivisme logique sont très importants – et pas seulement à partir de la thèse de Quine sur le caractère holistique du langage et le paradigme de l’intraductibilité qui est tiré de la thèse de Duhem sur les théories physiques (cf. infra).
Quelle est donc la fonction d’une théorie physique, si ce n’est pas dire ce que c’est que la réalité ?
Duhem donne plusieurs réponses :
1. Une théorie physique permet l’économie de la pensée. C’est une idée que Duhem reprend à E.Mach.
2. un système de classement de nos expériences
3. mais ce classement n’est pas arbitraire ; sa capacité prédictive montre qu’il doit refléter un ordre naturel.
Examinons le détail de ces propositions.
Puisqu’on ne veut pas placer la physique sous la dépendance de la métaphysique – ce que l’on fait nécessairement si en fait « une explication hypothétique de la réalité matérielle », alors il faut déterminer la nature de la théorie physique de telle manière qu’elle soit autonome ou autosuffisante. D’où la définition que propose Duhem :
Une théorie physique n’est pas une explication. C’est un système de propositions mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales. (p.24)
Si je dis que la relation fondamentale de l’électricité est u = ri, j’ai une formule mathématique qui résume à elle seule toutes les expériences faites et à faire dans lesquelles je place une résistance entre les deux bornes d’une source électrique. La formule me permet de calculer la puissance du radiateur de ma salle de bain aussi bien que la quantité d’énergie dissipée sur les lignes de distribution du courant. Une telle loi a sens strict n’explique rien, en effet. Elle se contente 1/ de dire « c’est comme cela que les choses se passent et 2/ de permettre de faire des calculs et des prévisions (sachant que u=ri et p=ui, je peux calculer le temps qui sera nécessaire pour mener à ébullition l’eau de mon thé !)
Une loi est bonne si elle représente exactement les expériences. C’est pourquoi on ne peut pas dire qu’une loi est plus « vraie » qu’une autre. Pour qu’une loi soit « vraie » il faudrait qu’elle puisse être mise en accord avec un réel connu par ailleurs. Une loi est seulement plus exacte qu’une autre (la loi de Newton de la gravitation est plus exacte que la loi galiléenne de la chute des corps, par exemple).
Duhem est extrêmement précis :
« les divers principes ou hypothèses d’une théorie sont combinés ensemble suivant les règles de l’analyse mathématique. Les exigences de la logique algébrique sont les seules auxquelles le théoricien soit tenu de satisfaire au cours de ce développement. Les grandeurs sur lesquelles portent les calculs ne prétendent point être des réalités physiques [souligne par moi, DC] ; les principes qu’il évoque dans ses déductions ne se donnent point pour l’énoncé de relations véritables entre ces réalités ; il importe donc peu que les opérations qu’il exécute correspondent ou non à des transformations physiques réelles ou même concevables. Que ses syllogismes soient concluants et ses calculs exacts, c’est tout ce qu’on est alors en droit de réclamer de lui. » (p.25)
On ne peut guère être plus clair. La physique non seulement n’explique pas « la réalité » mais on peut même dire qu’elle ne la décrit pas ! Duhem admet bien qu’il y a un sens métaphysique à parler de la réalité en dehors de notre expérience – c’est même absolument nécessaire si on veut maintenir intacte la possibilité du discours théologique traditionnel. Mais la physique ne peut pas parler de cette réalité puisque la physique ne décrit que les expériences de physique et donc la « réalité physique » n’est rien que ce qui est donné dans les expériences de la physique et susceptible d’être résumé par une équation.
On pourrait rapprocher la position de Duhem du positivisme d’Auguste Comte et c’est un rapprochement qui s’impose tant l’épistémologie de Duhem semble si souvent « positiviste » en dépit de l’adhésion de Duhem à une métaphysique aux antipodes de celle de Comte – en passant, on notera une fois de plus que les philosophies ne font pas vraiment système : l’ontologie et l’épistémologie peuvent très souvent être complètement disjointes. La science recherche des lois et non des causes, répète Comte. Le rejet de l’explication par Duhem rejoint le rejet de la cause par Comte.
On pourrait aussi rapprocher cette position de celle de Poincaré dans La science et l’hypothèse :
Les théories mathématiques n'ont pas pour objet de nous révéler la véritable nature des choses ; ce serait là une prétention déraisonnable. Leur but unique est de coordonner les lois physiques que l'expérience nous fait connaître, mais que sans le secours des mathématiques nous ne pourrions même énoncer.
Peu nous importe que l'éther existe réellement, c'est l'affaire des métaphysiciens ; l'essentiel pour nous c'est que tout se passe comme s'il existait et que cette hypothèse est commode pour l'explication des phénomènes. Après tout, avons-nous d'autre raison de croire à l'existence des objets matériels. Ce n'est là aussi qu'une hypothèse commode ; seulement elle ne cessera jamais de l'être, tandis qu'un jour viendra sans doute ou l'éther sera rejeté comme inutile. (chap. XII)
Duhem introduit ensuite une idée qui va être reprise par Quine.
Les diverses conséquences que l'on a ainsi tirées des hypothèses peuvent se traduire en autant de jugements portant sur les propriétés physiques des corps ; les méthodes propres à définir et à mesurer ces propriétés physiques sont comme le vocabulaire, comme la clé qui permet de faire cette traduction ; ces jugements, on les compare aux lois expérimentales que la théorie se propose de représenter ; s'ils concordent avec ces lois, au degré d'approximation que comportent les procédés de mesure employés, la théorie a atteint son but ; elle est déclarée bonne ; sinon elle mauvaise, elle doit être modifiée ou rejetée. (pp.25/26)
Il y a deux niveaux :
le niveau de la description expérimentale proprement dite, un niveau qui se fait uniquement en utilisant les hypothèses au sens où Duhem les entend, c'est-à-dire les formulations mathématiques des lois ;
le niveau des « jugements sur les propriétés physiques des corps », c'est-à-dire le niveau « réaliste » du langage ordinaire.
Pour passer de l’un à l’autre on opère une espèce de traduction. Mais – et c’est un point que Quine va développer – cette traduction est toujours fondamentalement indéterminée.
Une bonne théorie est simplement une théorie qui accorde les jugements sur les propriétés physiques avec les lois par le moyen de la mesure. C’est pourquoi la clé pour Duhem est dans la théorie de la mesure qui fait l’objet des 6 premiers chapitres de la seconde partie.
Ces principes établis on peut donc en venir à ce qu’on attend d’une théorie physique.
En tout premier lieu donc, une théorie physique est une économie de la penséeC’est, on l’a déjà signalé une idée que Duhem reprend à Mach (1838-1916). 
Duhem donc reprend la thèse de Mach de la théorie physique comme économie de pensée.
la loi expérimentale est déjà une économie de pensée : à l’infinité des faits concrets est substituée une loi générale.
l’esprit redouble l’économie de pensée quand les lois expérimentales sont condensées en théories. Les lois sont condensées en « un petit nombre de principes ». On se gardera bien de confondre loi et principe. Les lois sont aux principes ce que les théorèmes sont aux axiomes en mathématiques. On peut tirer les lois des principes. Ici Duhem annonce très clairement ce qui va être proposé un peu plus tard : une véritable théorie scientifique est une théorie axiomatisée.
En second lieu, une théorie est un système de classification.
Les lois sont souvent découvertes en désordre, par des rapprochements accidentels. La théorie permet de les classer (comme on range ses outils dans la boîte à outils. L’ordre n’est seulement utile. Il est aussi beau.
Cette classification tend à se transformer en une classification naturelle. Duhem soutient une idée proche de celle de Poincaré : au bout d’un certain temps, la théorie atteint un point de perfection tel qu’on peut admettre que l’ordre qu’elle établit entre les représentations doit correspondre à l’ordre des choses.
Ainsi, la théorie physique ne nous donne jamais l'explication des lois expérimentales ; jamais elle ne nous découvre les réalités qui se cachent derrière les apparences sensibles ; mais plus elle se perfectionne, plus nous pressentons que l'ordre logique dans lequel elle range les lois expérimentales est le reflet d'un ordre ontologique ; plus nous soupçonnons que les rapports qu'elle établit entre les données de l'observation correspondent à des rapports entre les choses (*) ; plus nous devinons qu'elle tend à être une classification naturelle.
Dans les divers courants qui se partagent le champ philosophique du philosophème « réalisme physique », ceci permettrait de classer Duhem comme Poincaré non dans le camp des conventionnalistes ou des opérationnalistes purs et durs mais plutôt dans le camp de qu’on peut appeler le « réalisme structural ».[3]
Ainsi lorsque Poincaré se demande en quoi consiste la réalité objective, il donne à peu près toujours la même réponse.
L'analyse mathématique, dont l'étude de ces cadres vides est l'objet principal, n'est-elle donc qu'un vain jeu de l'esprit ? Elle ne peut donner au physicien qu'un langage commode ; n' est-ce pas là un médiocre service, dont on aurait pu se passer à la rigueur ; et même, n'est-il pas à craindre que ce langage artificiel ne soit un voile interposé entre la réalité et l'œil du physicien ? Loin de là, sans ce langage, la plupart des analogies intimes des choses nous seraient demeurées à jamais inconnues ; et nous aurions toujours ignoré l'harmonie interne du monde, qui est, nous le verrons, la seule véritable réalité objective.
La meilleure expression de cette harmonie, c'est la loi ; la loi est une des conquêtes les plus récentes de l'esprit humain ; il y a encore des peuples qui vivent dans un miracle perpétuel et qui ne s'en étonnent pas. C'est nous au contraire qui devrions nous étonner de la régularité de la nature.[4]
Et un peu plus, il met à distance le conventionnalisme :
Quelques personnes ont exagéré le rôle de la convention dans la science ; elles sont allées jusqu' à dire que la loi, que le fait scientifique lui-même étaient créés par le savant. C' est là aller beaucoup trop loin dans la voie du nominalisme. Non, les lois scientifiques ne sont pas des créations artificielles ; nous n' avons aucune raison de les regarder comme contingentes, bien qu' il nous soit impossible de démontrer qu' elles ne le sont pas. Cette harmonie que l' intelligence humaine croit découvrir dans la nature, existe-t-elle en dehors de cette intelligence ? Non, sans doute, une réalité complètement indépendante de l' esprit qui la conçoit, la voit ou la sent, c' est une impossibilité. Un monde si extérieur que cela, si même il existait, nous serait à jamais inaccessible. Mais ce que nous appelons la réalité objective, c' est, en dernière analyse, ce qui est commun à plusieurs êtres pensants, et pourrait être commun à tous ; cette partie commune, nous le verrons, ce ne peut être que l' harmonie exprimée par des lois mathématiques.
C' est donc cette harmonie qui est la seule réalité objective, la seule vérité que nous puissions atteindre ; et si j' ajoute que l' harmonie universelle du monde est la source de toute beauté, on comprendra quel prix nous devons attacher aux lents et pénibles progrès qui nous la font peu à peu mieux connaître.[5]
C’est pourquoi Jacques Bouveresse[6] écrit :
Jusqu’à une date relativement récente, l’épistémologie de Poincaré avait été considérée généralement comme typiquement instrumentaliste et anti-réaliste, notamment parce qu’elle ressemble, à première vue, fortement à celle de Duhem dans sa façon d’insister avant tout sur la fonction classificatrice, organisatrice et unificatrice de la théorie, plutôt que sur sa portée référentielle et son contenu proprement ontologique. Quand Poincaré affirme que la science et la connaissance objective en général n’atteignent que des relations, il ne va pas jusqu’à dire que les relations en question ne peuvent être que des relations quantitatives, ne serait-ce que parce qu’une bonne partie des relations dont s’occupent les mathématiques ne sont pas quantitatives. Et il n’est pas prêt non plus à accepter l’idée que, comme l’a dit quelqu’un, l’univers se réduit à une équation différentielle, probablement parce que l’équation différentielle dont il considère qu’elle constitue la forme par excellence de la loi, exprime aussi un rapport entre les phénomènes et que pour faire un monde il faut aussi des phénomènes et pas seulement des rapports. Mais il est clair que, s’il a une ontologie, ce devrait être avant tout une ontologie des relations ou, en tout cas, de propriétés relationnelles, et non d’objets.
La question qu’on peut poser à Bouveresse est la suivante : n’est pas précisément sur ce point où il situe la divergence entre Poincaré et Duhem qu’ils sont en réalité parfaitement d’accord ? L’idée de classification naturelle chez Duhem ne conduit-elle pas, elle aussi à une ontologie des relations ? Il est vrai que le désaccord pourrait porter sur le point soulevé par Bouveresse qui laisse entendre que pour Duhem toutes les relations sont quantitatives – voir sa théorie de la mesure dont j’ai parlé plus haut – alors que ce ne serait pas le cas pour Poincaré. Mais on peut se demander jusqu’à quel point cette divergence est décisive, c'est-à-dire jusqu’à quel point on peut, en mathématiques, opposé des relations quantitatives (par exemple les fonctions) et des relations qualitatives (par exemple en topologie).
Ce « réalisme structural » dont on Bernard d’Espagnat défend une autre forme avec sa thèse du « réel voilé » a ceci de particulièrement intéressant : nous avons un auteur qui se défend de toute affirmation sur la nature du réel « en soi », un auteur qui dit que la théorie physique n’est qu’une classification de nos représentations – et l’insistance sur le rapport à Mach en dit long. En même, à la fin des fins, il est défend sa conception en montrant qu’elle donne au moins une solution partielle à la question de la nature du réel. Comme s’il était finalement très difficilement de couper définitivement la théorie scientifique de toute référence à la notion d’une réalité objective.


[1] Trad. Française Delphine Chapuis-Schmitz, Agone 2003
[2] Toute proposition est vérifiable empiriquement et ce qui n’est pas vérifiable empiriquement n’est pas une proposition.
[3] Voir Bouveresse : « Une épistémologie réaliste est-elle possible ? » in La vérité dans les sciences. (Odile Jacob)
[4] H.Poincaré, La valeur de la science, Flammarion 1906, p.7
[5] op. cit. pp. 9-10
[6] J.Bouveresse, op. cit. p.29

samedi 1 mai 2004

La raison et le réel: la réalité physique

 Position du problème

La question du réalisme en philosophie des sciences fait partie de ces questions décisives dans les discussions actuelles, particulièrement dans les polémiques qui opposent les matérialistes à leurs adversaires. Il y a eu récemment un certain nombre de colloques et d’ouvrages qui reprennent à nouveaux frais cette vieille affaire. Les matérialistes, par exemple, sont tous, ou presque des réalistes : ils croient que la science nous permet de connaître la réalité matérielle elle-même, avec une précision toujours plus grande au fur et à mesure que progressent nos connaissances. Inversement, la position classique des physiciens et des philosophes partisans de ce qu’on appelle « l’interprétation de Copenhague » de la physique quantique est que le réalisme est une naïveté liée à des croyances obsolètes concernant la science. La physique aujourd’hui aurait renoncé à décrire autre chose que nous propre expérience subjective du monde.

Déplacement des querelles

Quand on aborde la question du réalisme en sciences, on peut difficilement éviter de penser à la vieille querelle philosophique des « nominaux » et des « réaux », querelle médiévale dont l’importance ne saurait être sous-estimée dans la genèse de la conception moderne de la rationalité scientifique – l’esprit scientifique et le matérialisme modernes sont les enfants légitimes du nominalisme de Guillaume d’Occam.

Nous rencontrons deux difficultés dans ce passage des querelles du réalisme métaphysique à celles du réalisme scientifique. La première de ces difficultés est terminologique. On retrouve les mêmes termes mais dans des usages radicalement différents.
  • Le nominalisme métaphysique caractérise le refus d’admettre l’existence d’entités abstraites et la reconnaissance de l’existence des seuls individus.
  • Le nominalisme scientifique est un conventionnalisme qui considère que les symboles d’une théorie scientifique ne désignent ni des idées générales, ni des concepts généraux exprimant la connaissance du réel, mais seulement des conventions permettant de décrire commodément les expériences scientifiques.
La deuxième difficulté tient au déplacement des problèmes et donc des positions philosophiques et épistémologiques. Jusqu’au début du XXe siècle, on n’avait pas beaucoup de problème : la science était réputée donner une représentation théorique rigoureuse de la réalité. Sans doute devait-on admettre que certaines questions n’avaient pas de solution scientifique, soit provisoirement soit durablement : l’univers est-il infini ou seulement de dimensions indéfinies ? A-t-il un commencement ou est-il incréé et éternel ? De ces maux métaphysiques, les positivismes pouvaient facilement soulager les consciences. Évidemment, les théories scientifiques faisaient régulièrement la preuve de leur caractère irrémédiablement historique, et Newton avait corrigé Galilée jusqu’à ce que Einstein, donnant une interprétation audacieuse des équations de Lorentz, corrige à son tour Newton. Quelle est donc cette réalité dont les scientifiques donnent des versions aussi changeante ? On devait admettre que c’est seulement tendanciellement que la science peut donner une image exacte de la réalité physique telle qu’elle existe indépendamment de nos conscience. La connaissance est un reflet du monde et ce reflet est de plus en plus fidèle à la réalité qu’il doit refléter. Mais il faut bien admettre que le réel existe et qu’il est connaissable. Ce point de vue commun sur la science recèle cependant de nombreux préjugés.
  • Il y a une dimension idéaliste dans cette conception de la science : 
    • d’une part, le développement scientifique est en quelque sorte naturellement orienté selon la ligne d’un progrès 
    • et, d’autre part, potentiellement, ou du moins comme horizon infini, il y a identité de la pensée et de l’être, ou, au moins une adéquation.
    • La figure de la ligne ascendante, d’un progrès linéaire a été fortement critiquée ; on peut la remplacer par celle d’une spirale, le cercle ouvert du savoir hégélien, mais cela ne change rien aux présuppositions du réalisme scientifique. 
  • Il y a aussi une dimension matérialiste : la science construit un reflet de la réalité subsistante. Autrement dit, ce n’est pas l’esprit qui constitue le réel, comme dans la philosophie idéaliste, hégélienne incluse, mais bien la nature qui devient « consciente d’elle-même » dans l’activité cognitive des hommes – au lieu que l’esprit trouve dans la nature le reflet extérieur de sa propre nature, ainsi que l’affirmerait un hégélien … ou un platonicien. 
Pour éliminer l’aspect idéaliste du réalisme, on peut invoquer une sorte de théorie darwinienne de l’évolution scientifique – celle que Popper, par exemple, a popularisée. Les théories scientifiques naissent et meurent en fonction de leur adaptation au réel. Une théorie fragile ne résiste pas aux faits. En outre, il y a concurrence entre les théories et seules survivent les théories les plus aptes à représenter la réalité avec toujours plus de fidélité.

À cette thèse réaliste, on peut adresser plusieurs séries d’objections.
(1) Objection kantienne : nous ne connaissons pas la réalité en elle-même – la « chose en soi » – mais seulement les phénomènes qui sont constitués par les formes a priori de la sensibilité que sont l’espace et le temps. On verra que cette objection kantienne peut très bien être acceptée par un réaliste. Comme Kant lui-même le remarquait, l’idéalisme transcendantal (c'est-à-dire la thèse du caractère idéal du temps et de l’espace) se convertit en pratique en réalisme empirique.
(2) Objection positiviste : la question de la nature ultime de la réalité est une question métaphysique. Ce qui importe au savant, c’est de disposer d’une description cohérente et économique de l’expérience, validée par la réussite des actions qu’on peut entreprendre à partir de la connaissance des lois. La science relie les faits entre eux et ne se demande pas pourquoi les faits sont ce qu’ils sont et non autrement.
(3) Objection sensualiste : l’expérience ne nous donne aucun contact direct avec le réel mais seulement avec les impressions que la nature produit sur notre sensibilité. Nous ne traitons jamais que des « sense data ». Cette position empiriste radicale recoupe l’objection positiviste. (4) Objection anti-poppérienne : la vision du darwinisme que propage l’épistémologie sélectionniste est contraire à la pensée de Darwin puisqu’elle voit l’évolution des espèces (ou des théories) comme un processus d’amélioration, donc comme un processus orienté. On pourrait très bien imaginer que des théories réussissent mieux sans être pour autant plus « fidèles au réel ».
(5) Objection matérialiste : l’idée d’un progrès de la connaissance vers un absolu est une idée religieuse, quelles qu’en soient les formes. Notons cependant que cette objection est étrangère à beaucoup de matérialistes qui croient au progrès et à l’idéal (asymptotique, disait Lénine) d’une science embrassant toute la réalité.

On peut résumer les objections (1) à (4) par l’opposition entre les « opérationnalistes » et les réalistes. Les premiers affirment qu’une théorie scientifique n’est rien d’autre qu’une manière rigoureuse et économique de classer nos expériences – la science ne nous dit rien de ce qu’est le réel mais elle permet de prévoir les résultats d’une expérience. Les seconds maintiennent que la science « reflète » ou « reproduit par la pensée » la réalité et voient dans l’opérationnalisme une attitude qui conduit finalement à dévaloriser la science en ouvrant grandes les portes au scepticisme et au relativisme. Si l’attitude réaliste a largement prévalu à l’époque moderne (en gros jusqu’à la fin du XIXe siècle), la mécanique quantique a aussi produit massivement des interprétations anti-réalistes. Einstein s’est toujours opposé aux interprétations « anti-réalistes » et anti-déterministes de la physique contemporaine. La physique quantique lui a toujours semblé fondamentalement inachevée (l’indéterminisme radical que révèlent certaines expériences tiendrait seulement à la méconnaissance de « variables cachées ».)

En dépit des objections soulevées par Einstein, l’opinion commune est qu’Einstein a scientifiquement perdu la bataille.

Le débat est pourtant plus ancien. Avant même le grand tournant du début du XXe siècle en physique, Pierre Duhem écrivait le livre fondamental dans la bataille contre le réalisme, La théorie physique. Ainsi la question du réalisme des théories scientifiques n’est-elle pas spécifiquement liée à l’avènement de la mécanique quantique (MQ) bien que ce soit elle, principalement, qui a fourni les arguments de l’anti-réalisme contemporain.

jeudi 22 janvier 2004

Utilitarisme et théorie de la justice


En dépit de certains de ses aspects extérieurs, l’utilitarisme n’est pas un hédonisme, ce n’est pas une éthique individuelle mais une théorie morale qui doit fonder des principes politiques, c'est-à-dire des principes généraux d’organisation de la société. Bentham veut fonder la morale et la législation à partir du principe d’utilité. L’utilitarisme est en ce sens une « éthique publique » et il a même été depuis plusieurs décennies l’éthique publique dominante dans nos pays capitalistes démocratiques riches.
L’utilitarisme a également à voir avec les théories du progrès social qui fleurissent au xixe siècle. Ainsi la philosophie de Bentham est-elle accueillie avec enthousiasme par de nombreux socialistes français comme Pierre Leroux ou Benoit Malon. Marx, de son côté, détestait Bentham – « l’oracle philistin », dont il fait une critique très dure :
« Jérémie Bentham est un phénomène anglais. Dans aucun pays, à aucune époque, personne, pas même le philosophe allemand Christian Wolf, n'a tiré autant de parti du lieu commun. Il ne s'y plaît pas seulement, il s'y pavane. Le fameux principe d'utilité n'est pas de son invention. Il n'a fait que reproduire sans esprit l'esprit d'Helvétius et d'autres écrivains français du XVIII° siècle. Pour savoir, par exemple, ce qui est utile à un chien, il faut étudier la nature canine, mais on ne saurait déduire cette nature elle-même du principe d'utilité. Si l'on veut faire de ce principe le critérium suprême des mouvements et des rapports humains, il s'agit d'abord d'approfondir la nature humaine en général et d'en saisir ensuite les modifications propres à chaque époque historique. Bentham ne s'embarrasse pas de si peu. Le plus sèchement et le plus naïvement du monde, il pose comme homme-type le petit-bourgeois moderne, l'épicier, et spécialement l'épicier anglais. Tout ce qui va à ce drôle d'homme-modèle et à son monde est déclaré utile en soi et par soi. C'est à cette aune qu'il mesure le passé, le présent et l'avenir. La religion chrétienne par exemple est utile. Pourquoi ? Parce qu'elle réprouve au point de vue religieux les mêmes méfaits que le Code pénal réprime au point de vue juridique. La critique littéraire au contraire, est nuisible, car c'est un vrai trouble-fête pour les honnêtes gens qui savourent la prose rimée de Martin Tupper. C'est avec de tels matériaux que Bentham, qui avait pris pour devise : nulla dies sine linea, a empilé des montagnes de volumes. C'est la sottise bourgeoise poussée jusqu'au génie. » (Capital, I, xxiv, v)
Cependant, on peut penser que l’interprétation du marxisme la plus couramment défendue par les marxistes est une interprétation utilitariste : la formule du plus grand bonheur pour le plus grand nombre conviendrait assez bien par exemple au système de légitimation employé par les divers régimes socialistes ayant réellement existé – je ne parle pas ici des résultats effectivement atteints, ce qui est une autre affaire ! Quant au mépris de Bentham pour les droits de l’homme, il fut longtemps partagé par tous les courants socialistes. Le panoptique n’est pas non plus sans rapport avec le socialisme ayant réellement existé.
De ces liens entre socialisme et utilitarisme, on pourrait aussi citer le cas de John Stuart Mill, dont l’utilitarisme sophistiqué servit de base à la Fabian Society, une des plus influentes tendances du socialisme britannique au début du xxe siècle.
Ainsi, il semble qu’il y ait une espèce de lien originel entre les grandes philosophies de la justice sociale et l’utilitarisme. Il me semble donc d’autant plus remarquable que la TJ de Rawls commence par une critique radicale de l’utilitarisme. Si Rawls fournit une rationalisation tout à faire remarquable du « welfare » et des politiques social-démocrates effectivement mise en œuvre depuis le New Deal de Roosevelt jusqu’au « socialisme à la suédoise », bref de cette troisième voie dont on a rêvé pendant la deuxième partie du xx° siècle, il est tout à fait surprenant de trouver là une théorie de « l’état du bien-être » qui, justement, ne fasse pas du bien-être le critère suprême permettant de trancher entre les divers principes de base d’une société bien ordonnée.
Ce paradoxe mérite une explication. Est-il possible et jusqu’à quel point de séparer le juste et le bien, comme le fait Rawls et d’affirmer la priorité inconditionnelle du juste sur le bien ? Si comme le dit Rawls, l’utilitarisme est incompatible avec les principes d’une société bien ordonnée, la priorité du juste sur le bien telle que la pense Rawls suffit-elle à déterminer ces principes de base ? C’est pourquoi je vais montrer dans une première partie ce qui justifie chez Rawls la critique de l’utilitarisme. Dans un deuxième temps, j’essaierai de pointer quelques-unes des contradictions internes de la TJ et enfin je montrerai comment on peut essayer de surmonter les apories de la TJ, en s’orientant vers une conception plus pluraliste des morales publiques.

Rawls, critique de l’utilitarisme

L’entreprise de Rawls repose, tout d’abord, sur « notre intuition de la primauté de la justice ». D’une telle intuition, du reste, il ne serait pas difficile de trouver la trace dans toute l’histoire de la philosophie. On sait bien le rôle central du livre V de l’Éthique à Nicomaque, non seulement dans l’œuvre d’Aristote, mais encore dans toute notre tradition politique et juridique – et pas seulement, la nôtre, il suffit de songer à l’Islam classique, jusqu’à Averroès.
Le problème est que la définition même de la justice n’est pas toujours des plus claires. Cicéron, qui est souvent un bon interprète de la philosophie antique, définit la justice comme la « plus éclatante des vertus » et elle consiste d’abord dans le fait de « ne nuire à personne » et de ne pas user des biens communs comme des siens propres. Quant au fondement de la justice, il consiste dans la bonne foi et la fidélité à la parole donnée. (cf. De Officiis, I,VII) On trouve fréquemment la justice définie comme l’utilité commune. Il y a donc de bonnes raisons de penser que l’utilitarisme a un rapport étroit avec la conception classique de la justice. Que « l’intérêt soit l’unique juge de la probité et de l’esprit » ainsi que l’affirme Helvétius, ce n’est pas une affirmation extravagante pour un fidèle lecteur de Spinoza.
Or, d’un certain point de vue, Rawls, en bon kantien, organise la rupture avec cette conception classique qui relie le juste et l’utilité commune. Plus spécifiquement, il se heurte aux conceptions dominantes dans la philosophie anglo-saxonne, conceptions intuitionnistes et utilitaristes. C’est d’ailleurs annoncé dans le premier paragraphe liminaire de la première partie de la TJ : « Mon objectif est d’élaborer une théorie de la justice qui soit une solution de rechange à ces doctrines qui ont dominé depuis longtemps notre tradition philosophique. »
Quel est l’objectif de la théorie de la justice ? Il s’agit de fixer les principes de justice qui peuvent servir de fondement à une société. Voici comment Rawls définit une société :
« une société est une association, plus ou moins autosuffisante, de personnes qui dans leurs relations réciproques reconnaissent certaines règles de conduite comme obligatoires, et qui, pour la plupart, agissent en conformité avec elles. » (TJ, I, §1)
Voilà une définition qui présuppose tellement de choses qu’on ne peut guère s’arrêter pour l’instant. Mais on peut remarquer deux choses :
1. Dans cette définition, il n’y a aucune référence à la finalité de l’association, et encore moins au besoin. On est très loin donc de la conception aristotélicienne et antique de la cité.
2. Par contre, un des traits pertinents pour définir une société, est l’autosuffisance, et là nous reconnaissons un point commun avec la conception aristotélicienne de la cité. C’est un point qu’on laissera provisoirement dans l’ombre mais qui n’est pas sans poser des questions épineuses. Salvatore Veca [2002] note que les conceptions traditionnelles de la justice, celle de Rawls incluse, sont faites pour des sociétés fermées et sont donc incapables de fonctionner pour une « justice sans frontière ».
Mais passons au nœud de l’affaire. Rawls justifie la primauté du juste à partir de sa conception d’une société bien ordonnée :
« nous dirons qu’une société est bien ordonnée lorsqu’elle n’est pas seulement conçue pour favoriser le bien de ses membres, mais lorsqu’elle est aussi déterminée par une conception publique de la justice. » (TJ,I, §1)
La formulation qu’on a ici n’est pas très précise. Chez Kant, le caractère public d’un principe est ce qui en fait un principe de droit. Un exemple parmi des dizaines d’autres dans la Paix perpétuelle : « Une maxime, en effet, que je ne peux divulguer sans faire échouer par là mon propre dessein, une maxime qu’il faut absolument garder secrète pour qu’elle réussisse (…) ne peut devoir cette opposition de tous contre moi (…) qu’au tort dont elle menace chacun. » (125,viii-381) Ceci peut-être prouvé tant dans le droit civique – ici est traitée la question du droit de rébellion du peuple – que dans le droit des gens. De cette analyse découle un principe de réconciliation de la morale et de la politique : « Toutes les maximes qui exigent pour ne pas manquer leur fin, la publicité s’accordent avec le droit et la politique réunis. » (130, viii-386)
Autrement dit le caractère public du principe n’est pas quelque chose qui s’ajouterait au critère du bien commun. Il faudrait dire que c’est seulement parce qu’elle possède une conception publique de la justice qu’une société peut favoriser le bien de ses membres. En dépit de l’imprécision de la première formule par laquelle Rawls définit une société bien ordonnée, c’est ainsi, dans ce sens strictement kantien qu’il faut l’entendre.
À partir de ces prémisses, Rawls passe à l’examen du principe d’utilité.
« il est tout à fait improbable que des personnes se considérant elles-mêmes comme égales, ayant le droit d’exprimer leurs revendications les unes vis-à-vis de autres, consentent à un principe qui puisse exiger une diminution des perspectives de vie de certains, simplement au nom de la plus grande quantité d’avantages dont jouiraient les autres. » (TJ,I, §3)
Conclusion :
« le principe d’utilité est incompatible avec une conception de la coopération sociale entre des personnes égales en vue de leur avantage mutuel. Ce principe est en contradiction avec l’idée de réciprocité implicite dans le concept d’une société bien ordonnée. » (ibid.)
On remarquera que l’argumentation de Rawls contre le principe du bonheur est assez différente de celle de Kant. Chez Kant, le principe du bonheur est rejeté comme est rejeté tout principe de caractère téléologique qui prétendrait déterminer le devoir moral – en prétendant que bien agir conduit au bonheur, je me prépare à justifier n’importe quoi. Chez Rawls, c’est assez différent : ce qui est rejeté en premier lieu, c’est toute logique sacrificielle – même si, évidemment le refus de la logique sacrificielle découle logiquement des principes du droit kantien.
J’insiste sur cet écart parce que position de Rawls vis-à-vis de l’utilitarisme est plus complexe qu’il ne paraît. Rawls met en garde contre une utilisation trop polémique des termes « utilité » ou « utilitarisme ». Ensuite, Rawls ne s’attaque pas à l’utilitarisme dans sa version originelle, celle de Bentham, mais dans sa version la plus sophistiquée, celle de Sidgwick. Or, la conception de Sidgwick n’est pas strictement utilitariste.
Une incidente sur Sidgwick. Il part de l’analyse critique des autres doctrines utilitaristes et fait le constat des limites de tout point de vue conséquentialiste. Même si nous déterminons généralement nos comportements comme des moyens en vue d’une fin que nous estimons bonnes, nous savons intuitivement que, dans de nombreux cas, nous sommes incapables de relier les situations particulières auxquelles nous sommes confrontés à ces fins ultimes et alors nous agissons uniquement en fonction d’un devoir sans connexion logique avec la fin. Il définit donc l’éthique comme l’étude de ce qui est juste (right) ou encore de ce qui doit être. Mais immédiatement il apparaît que les moyens de déterminer ce qui est juste ou ce que nous devons faire sont extrêmement divers. Si une conduite est bonne parce que conçue en vue d’une fin elle-même bonne, on peut distinguer deux types de fins bonnes : le bonheur ou la perfection morale – on retrouve ici la distinction entre les eudémonismes classiques pour qui la fin de vie morale est le bonheur et les stoïciens qui dont résider le bien suprême dans la vertu. Par ailleurs nous pouvons agir non parce que la fin de l’action est désirable, mais tout simplement parce que nous pensons qu’une action est juste par elle-même. La bonne méthode, face à cette diversité des « méthodes de l’éthique » est de partir de l’analyse de ce qui est implicite dans nos manières communes de raisonner en morale, autrement dit en fonction de nos intuitions morales.
Sidgwick essaie de démêler la question du plaisir et de la peine telle que l’ont posée Bentham et Mill en rappelant que le fait (psychologique) que les individus cherchent généralement le plaisir et veulent éviter les peines ne permet en aucune manière de conclure qu’ils doivent le faire. Bref, on ne doit pas confondre l’hédonisme comme description psychologique et l’hédonisme égoïste comme doctrine éthique. Cette première confusion se double d’une deuxième. Quand on parle de plaisir, on ne sait vraiment ce qu’on dit ! Alors que pour Mill, désirer une chose et la trouver « plaisante » sont deux manières de dénommer le même fait psychologique, Sidgwick fait remarquer que nous disons employons l’expression « agir selon notre plaisir » (ou faire ce qui nous plaît) nous voulons simplement désigner par là une action volontaire, exécutée sans contrainte extérieure, mais cela ne signifie pas que cette action nous procure le sentiment de plaisir défini psycho physiologiquement. Sidgwick voit très bien que la doctrine de Mill du plaisir moral conduit à une tautologie. En effet, si le but de toutes nos actions est le sentiment de plaisir, nous tombons dans ce type d’hédonisme genre « pourceau satisfait » que dénonce Mill. Mais si nous prenons en compte comme plaisir le plus élevé le plaisir qui naît de l’action volontaire, décidée raisonnablement, alors l’action bonne est celle que nous faisons parce que nous avons de bonnes raisons de la faire, ce qui ne nous avance guère dans la recherche d’une doctrine éthique…
Le but de l’éthique est donc de faire une théorie systématique de ce que nous tenons ordinairement pour une conduite raisonnable, que cette conduite soit considérée comme juste en elle-même ou comme un moyen adéquat en vue d’une fin elle-même raisonnable. Pour construire cette synthèse, Sidgwick détruit la connexion logique habituelle qui existe entre ce qu’il nomme hédonisme égoïste et ce qu’il nomme hédonisme universaliste (ou « benthamien »), à qui il propose de réserver le terme d’utilitarisme. Traditionnellement, en effet, on essaie de montrer que l’un ne peut pas être séparé de l’autre et qu’en cherchant de manière conséquente son propre plaisir, on cherchera du même coup, pour atteindre cette fin, le plaisir du plus grand nombre. Mais cette manière de procéder élimine nos intuitions morales communes comme ressort de l’éthique. Pour Sidgwick, il faut séparer ces deux formes d’hédonisme afin de rendre possible une synthèse entre l’intuitionnisme moral et l’hédonisme universaliste : « Il me semble indéniable que l’affinité pratique entre l’utilitarisme et l’intuitionnisme est réellement beaucoup plus grande que celle qui existe entre les deux formes d’hédonisme » (I,6,§3) Cependant, on ne peut pas purement et simplement rejeter l’hédonisme égoïste comme méthode légitime de l’éthique.
Au total, Sidgwick ne parvient pas à une synthèse satisfaisante ou, du moins, reconnaît-il que des contradictions restent sans solution. Tout d’abord, on peut penser que si chacun fait son devoir et agit dans le respect des autres, le bonheur universel en sera mieux garanti : autrement les intuitions du sens moral commun seraient parfaitement compatibles avec l’hédonisme universaliste. Mais, comme Sidgwick le remarque, cette affirmation n’a pour elle aucune preuve empirique. En deuxième lieu, l’hédonisme universaliste procède d’une logique sacrificielle : si le bonheur de tous est mon but, je dois donc sacrifier mon propre bonheur au bonheur des autres. Cette affirmation, note Sidgwick, est contraire au sens commun. La manière dont je suis concerné par le sort des autres et la manière dont je suis concerné par mon propre sort sont fondamentalement différentes, contrairement à ce que porte à croire l’hédonisme universaliste. Au contraire une morale du devoir exclut toute logique sacrificielle – c’est même l’argument central de Nozick contre l’État providence : pour assurer le bonheur du plus grand nombre, il doit violer les droits des individus ou du moins de certains individus.
C’est pourquoi la confrontation que mène Rawls à l’égard de l’utilitarisme de Sidgwick doit aussi conduire à une confrontation avec l’intuitionnisme et avec le perfectionnisme moral – qui a une grande importance dans la tradition philosophique des États-Unis, depuis Emerson et Thoreau jusqu’à Stanley Cavell.
Revenons donc à Rawls. Il reconnaît qu’il y a quelque chose d’assez naturel dans l’utilitarisme.
« chaque homme, lorsqu’il satisfait ses propres intérêts est certainement libre de compter ses propres pertes face à ses propres gains. Nous pouvons nous imposer maintenant à nous-mêmes un sacrifice en escomptant un avantage plus grand par la suite. Il est tout à fait adéquat qu’une personne, à condition que les autres ne soient pas affectées, agisse en vue de réaliser le plus grand bien possible pour elle-même et de promouvoir, dans la mesure du possible, ses fins rationnelles. Or, pourquoi une société n’agirait-elle pas précisément selon le même principe mais appliqué au groupe, et, par conséquent, ne considérerait-elle pas ce qui est rationnel pour un seul individu comme étant valable pour plusieurs ? » (TJ, I, §5)
Il y a quelque chose d’important à noter ici : Rawls montre comment l’utilitarisme a ceci d’attrayant qu’il est une extension à un groupe de la théorie du choix rationnel tel qu’un individu peut la comprendre. Or, nous dit-il ailleurs, la TJ est une partie – peut-être la plus importante, précise Rawls – de la théorie du choix rationnel. On voit donc que, d’une certaine manière, Rawls ne peut pas d’un geste inaugural rompre tout lien avec l’utilitarisme. Ce qui explique pourquoi la TJ revient de façon récurrente sur cette question : §§ 5, 6, 27, 28, 30… Ce qui explique pourquoi on va retrouver sous certaines formes le principe d’utilité dans la justification des principes de justice.
Néanmoins, en dépit de ces difficultés, Rawls tranche contre l’utilitarisme et le fait en s’appuyant sur « les convictions du sens commun » concernant la priorité du juste sur le bien, c'est-à-dire une théorie qui affirme :
1/ que les individus possèdent des tous des droits inviolables et que ces droits ne peuvent pas être limités pour des raisons de maximisation de l’utilité du groupe. C’est donc un refus radical de toute logique sacrificielle.
2/ que les principes de justice qu’elle soutient seraient ceux qu’adopteraient des individus placés sous le « voile d’ignorance », c'est-à-dire d’individus qui ignoreraient leurs propres et leurs avantages au moment même où ils sont convoqués pour décider des principes publics sur lesquels est fondée la société. On retrouve ici le deuxième terme la définition donnée plus haut d’une société bien ordonnée : une société bien ordonnée est une association et Rawls renouvelle ici le thème traditionnel du contrat social.
Je rappelle simplement les deux principes de base :
1. « Chaque personne a un droit égal à un ensemble pleinement adéquat de libertés et droits de base égaux pour tous, qui soit compatible avec un même ensemble pour tous, et dans lequel les libertés politiques égales, et elles seules, doivent être garanties à leur juste valeur. » C’est le principe d’égale liberté pour tous. C’est le principe qui dénoue par avance le paradoxe de la maximisation de l’utilité d’une assemblée de marquis et de prêtres sadiens qui maximiseraient leur plaisir dans le fait d’infliger des souffrances à quelque ingénue Justine. « Un individu qui trouve du plaisir à voir les autres en situation de moindre liberté comprendre qu’il n’a aucun droit quel qu’il soit à ce plaisir. Le plaisir qu’il prend aux privations des autres est mauvais en lui-même : c’est une satisfaction qui exige la violation d’un principe auquel il donnerait son accord dans la position originelle. » (TJ, I, §6)
2. « les inégalité sociales et économiques doivent être organisées de façon à ce que, à la fois, (a) l’on puisse raisonnablement s’attendre à ce qu’elles soient à l’avantage de chacun et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous. » C’est le principe de différence.
Ces deux principes peuvent être considérés comme des expressions d’une conception de la justice qui demande que (a) toutes les valeurs sociales soient également réparties et (b) qu’on n’admette une inégalité que dans la mesure où elle est à l’avantage de chacun. Par conséquent, « l’injustice alors est simplement constituée par les inégalités qui ne bénéficient pas à tous. » Le premier de ces deux principes est très largement accepté puisqu’il ne fait que renouveler le libéralisme classique. Encore faut-il préciser que :
1) certaines libertés peuvent entrer en conflit et qu’on doit donc accepter un système de limitation des libertés.
2) Que la propriété ne figure pas au nombre des droits fondamentaux.
3) Que Rawls insiste sur le fait que ces libertés ne doivent pas rester formelles mais au contraire être « effectives », c'est-à-dire accompagnées des moyens permettant à tous de les exercer. Ce qui implique qu’on prenne des mesures politiques adéquates.
Une société qui adopterait les principes de base de la TJ – en réalité pour Rawls les sociétés démocratiques pratiquant une large politique redistributive, celles qui se situent entre le socialisme démocratique et le libéralisme social, au sens américain, sont des sociétés à peu près justes – une telle société donc satisferait le réquisit premier : elle serait parfaitement pluraliste, c'est-à-dire compatible avec toutes les conceptions raisonnables du bien.

Les limites de la TJ

Dans mon Morale et justice sociale, j’ai développé sur deux axes ma critique de Rawls – une critique toujours bienveillante, je dois le préciser, car Rawls est évidemment un philosophe majeur de la seconde moitié du xx° siècle :
1/ la TJ n’est pas véritablement indépendante de toute « conception substantielle du bien ». En réalité, elle est très proche de l’humanisme civique et du républicanisme classique vis-à-vis desquels pourtant Rawls essaie de marquer ses distances. On retrouvera ce problème dans les rectifications successives que Rawls opère dans Justice et démocratie, dans Libéralisme politique et enfin dans La Justice comme équité – une reformulation de la théorie de la justice.
2/ le principe de différence est à la fois indéterminé – c’est un principe que n’importe qui peut invoquer pour justifier des règles de distribution parfaitement contradictoire et de fait très largement utilitariste. Au fond, l’argument majeur de Rawls est que certaines inégalités peuvent être justifiées dès lors qu’elles sont plus efficaces qu’une répartition égalitaire et donc qu’elles favoriseraient les plus défavorisés. Il faut d’ailleurs, du même coup, compléter les principes de justice par une morale : « un sujet rationnel n’est pas sujet à l’envie » (TJ, IX, §80). En effet, il n’est pas évident que, placé sous voile d’ignorance les individus ne préféreraient pas être plus pauvres et moins inégaux que plus riches et plus inégaux.
Mais comme j’ai largement eu l’occasion de développer tout cela ailleurs, je préfère me concentrer ici sur deux autres critiques de la TJ. La première concerne la logique sacrificielle et l’on verra qu’elle pose la question des limites de l’anti-utilitarisme rawlsien. La deuxième s’intéresse au fondement anthropologique de la TJ et elle pose alors la question de son utilitarisme latent.

La question du sacrifice

Si tous les individus ont droit au même ensemble pleinement adéquat de libertés, aucune nécessité ne pourrait justifier que quelques-uns soient sacrifiés pour maximiser le bien-être global, conçu comme la somme arithmétique des plaisirs et des peines de chacun des membres de la société. La TJ, en raison même de sa structure kantienne, est radicalement opposée à toute logique sacrificielle.
La question tout de même se pose de savoir s’il est possible d’envisager l’existence d’une société ordonnée (plus ou moins bien, c’est une autre affaire) sans qu’elle puisse exiger, à un moment ou à un autre, le sacrifice de quelques-uns de ses membres pour le bien-être collectif. Locke, qui figure au nombre des pères putatifs du libéralisme politique rawlsien, est bien un philosophe du caractère sacré du droit ; ainsi il montre que le droit de propriété ne saurait jamais être violé par l’État, mais il admet tout à fait qu’un individu puisse faire être contraint de faire le sacrifice de sa vie lors d’une guerre.
Je vais d’abord partir de nos intuitions ordinaires en matière de morale. On sait qu’en morale, ce sont les cas de conscience qui sont intéressants. Or, la question du sacrifice se pose toujours à partir de tels cas de conscience. Jean-Pierre Dupuy [1999] rappelle un exemple historique, celui de l’épuration à la Libération. Les principes de base du droit y furent souvent bafoués la justice s’apparentait à une loterie. S’appuyait sur les travaux de Lottman, Dupuy rappelle que cette loterie de la vengeance fut souvent organisée par les chefs de la Résistance qui devaient réorganiser l’État. On rapporte le cas de Raymond Aubrac qui consent à l’exécution d’un chef de la milice après un procès sommaire parce que la foule menaçait la vie de cinquante collaborateurs déjà sous les verrous. Le cas est intéressant : il ne s’agit de pas de maximiser les plaisirs ou de minimiser la peine, mais de minimiser les violations des droits dans une situation où l’on considère les droits comme des biens. On a donc bien affaire, s’il s’agit d’utilitarisme, à un utilitarisme très sophistiqué. Ce que montre Dupuy, c’est que le choix de Raymond Aubrac n’est pas un choix utilitariste mais un choix qui découle d’un principe plus fondamental, le principe d’unanimité dont il montre qu’il est un principe qui peut découler de la TJ. La conclusion est que la TJ peut aussi justifier le sacrifice dans le cas d’une situation « sacrificielle », Dupuy appelant « sacrificiel » « tout contexte social dans lequel le principe d’unanimité conclut à lui seul à la rationalité de la logique sacrificielle. » (p.76) Le principe d’unanimité nous dit que rien ne peut rationnellement justifier le refus du sacrifice quand le sacrifice de l’un (ou de quelques-uns) permet de sauver les droits de tous. On peut refuser une telle logique – par exemple préférer que tous meurent – mais cette préférence ne peut avoir aucune justification rationnelle-raisonnable.
Prenons l’exemple archétypal du « choix de Sophie » dans le roman de Styron : l’officier nazi met Sophie devant le fait d’avoir à choisir lequel de ses deux enfants doit mourir, sachant que si elle refuse de choisir l’un des deux, les deux mourront. Dans cette situation, loin d’être une pure expérience de pensée, il n’y a aucun argument rationnel qui permette de soutenir que Sophie doit laisser mourir ses deux enfants. Dupuy essaie de montrer que le choix de la logique sacrificielle dans une situation sacrificielle pourrait également être justifié du point de vue de la TJ et que, par conséquent, la question du sacrifice en tant que telle n’est pas un discriminant pertinent pour séparer la TJ de l’utilitarisme.
Rappelons le résumé des principes de justice de la TJ tels qu’ils ont été donnés plus haut. Ils sont des expressions d’une conception de la justice qui demande que (a) toutes les valeurs sociales soient également réparties et (b) qu’on n’admette une inégalité que dans la mesure où elle est à l’avantage de chacun. Par conséquent, « l’injustice alors est simplement constituée par les inégalités qui ne bénéficient pas à tous. » Le principe de différence suppose que s’il y a inégalité, elle n’est acceptable que si elle maximise le « sociétaire » le plus défavorisé. Quand on aura entre deux situations S1 et S2, on choisira S2 si la situation du plus défavorisé est meilleure en S2 qu’en S1. Mais la situation du plus défavorisé est la même en S1 et S2, l’application des règles mêmes de la justice procédurale nous amènera à tester la situation de l’avant-dernier sur la liste des plus défavorisés. Si en S1 aussi bien qu’en S2, le plus défavorisé est exécuté, les principes de la TJ nous amènent à choisir la situation dans laquelle l’avant-dernier de la liste des favorisés à la vie sauve.
La surcharge affective de l’exemple « choix de Sophie » nous interdit souvent de voir clair. Mais ce qui est dit là, c’est tout simplement que la société la plus démocratique, bâtie sur les principes de justice les plus rigoureux se donne le droit de sacrifier un ou plusieurs de ses membres lorsque c’est la situation qui l’exige, c'est-à-dire lorsque c’est le seul moyen de protéger la vie et les droits de tous. De fait, c’est ce qui s’est toujours passé en cas de guerre. Ce sont ces cas qu’on trouve encore mis en scène dans l’extraordinaire film de Jean-Pierre Melville, L’armée des ombres. À chaque fois, les hommes vertueux se transforment en tueurs pour le droit.
Cependant, on doit préciser, plus que ne le fait Dupuy, qu’il y a une différence essentielle entre la situation sacrificielle qui pourrait conduire du point de vue de la TJ à accepter une logique sacrificielle et la logique sacrificielle telle que pourrait la justifier un utilitariste : elle réside dans les finalités du sacrifice et dans son caractère exceptionnel et limité strictement dans le cas de la TJ.
Il y a une deuxième conclusion, nettement plus pénible : c’est qu’il est toujours assez facile de trouver de bonnes raisons, des justifications morales de nos actes les pires quand se pose la question de « commettre en injustice pour éviter une injustice encore pire ». Rawls admet de principe comme une intuition très raisonnable, puisque ce même cela qui justifie le principe de différence – les inégalités ne sont justifiées que si on n’a pas d’autre choix qu’entre ces inégalités et une inégalité encore pire. Mais en pratique la théorie procédurale risque bien d’être trop générale pour être efficace et laisse à la place à une casuistique. C’est peut-être là une limite radicale de toutes les philosophies morales.

La TJ : une morale du calcul ?

Un autre angle d’attaque de la TJ mérite d’être relevé. Philippe Chanial [2001]finalement classe la TJ de Rawls et l’utilitarisme dans la même catégorie des morales du calcul. Tout comme le grand critique de Rawls, Michael Sandel, il se demande s’il n’y a pas un symptôme de la déliquescence du lien social dans « la substitution de la justice et de ses calculs à la bienveillance, à la sympathie ou à tout autre sentiment social, qui tend à transformer toute communauté humaine en une communauté d’étrangers, jusqu’à dissoudre ou presque ces liens ténus qui nous lient encore les uns aux autres. » (p.74) Chanial cependant n’assimile pas purement et simplement toutes les théories du choix rationnel et lorsqu’il prend spécifiquement pour cible la TJ, c’est pour montrer qu’elle n’est pas rationnelle (elle ne peut être rationnelle qu’à condition de présupposer ce qu’elle exclut, c'est-à-dire une forme de sympathie mutuelle des sociétaires) mais qu’elle n’est pas non plus sympathique, puisque précisément la justice s’impose quand la sympathie se dissout.

La TJ et ses contradictions face à l’utilitarisme

Qu’il y ait une contradiction interne à la TJ j’en suis tout à fait d’accord. J’ai exposé, mais je ne suis pas le seul, plusieurs formes de cette contradiction interne. En fait, le problème de Rawls, c’est le problème du baron de Münchhausen qui voulait sortir du marécage en tirant sur ses propres bottes : la TJ présuppose ce qu’elle produire. Mais selon moi, ce n’est pas une difficulté propre à la TJ, c’est une difficulté propre à toutes les conceptions procédurales qui promettent plus qu’elles ne peuvent donner. Elles peuvent donner une argumentation plaidant en faveur de la cohérence interne d’un certain genre de morale et de philosophie du droit, mais nullement d’alléger l’humanité du poids d’avoir à choisir des conceptions substantielles du juste et du bien.
Les incursions de Dupuy ou de Chanial contre la TJ voudraient montrer, chacune à leur manière que la TJ n’est pas aussi éloignée de l’utilitarisme qu’elle prétend l’être. Je poserai plutôt la question différemment. Bernard William [1994] récapitule les principaux attraits de l’utilitarisme, c'est-à-dire du recours à ce qu’il appelle le Principe du Plus Grand Bonheur :
1) C’est une conception non transcendantale ;
2) Le bien sur lequel repose le système est aussi peu problématique que possible ;
3) Les questions morales peuvent être résolues en principe par le calcul empirique des conséquences ;
4) L’utilitarisme fournit une monnaie commune dans laquelle évaluer la pensée morale.
Bernard William montre que ces attraits de l’utilitarisme sont trompeurs. Mais, il n’est pas impossible de trouver des attraits analogues à la TJ :
1) c’est une conception non transcendantale ; en passant Kant à la moulinette du « rational choice » on peut éliminer le recours au transcendantalisme kantien ;
2) ce que nous procure les principes de justice est aussi peu problématique que possible : ce sont les conditions sociales du welfare state de la 2e moitié du xx° siècle ;
3) les questions morales peuvent en principe être résolues en mettant en œuvre la procédure et les règles du maximin ; voir sur ce point les exemples d’application donnés dans Théorie de la Justice ;
4) les règles de base de la TJ peuvent donner un étalon commun à un grand nombre de théories politiques et morales concurrentes.
Autrement dit, la TJ voudrait offrir une conception politico-morale ayant les mêmes attraits que l’utilitarisme, tout en étant radicalement anti-utilitariste. C’est peut-être ce programme-là qui ne pouvait pas être tenu.

Deux tentatives de dépasser la TJ : Sen et Veca

Comment Sen critique Rawls ?

Tout en reconnaissant que sa perspective est « profondément influencée par l’analyse de Rawls » [SEN1992], Amartya Sen souligne ce qui l’en éloigne. La divergence porte sur l’évaluation des biens sociaux premiers. Ces biens, Rawls les définit comme « tout ce qu’on suppose qu’un être rationnel désirera, quels que soient ses autres désirs. » (TJ, 2, §15) Ces biens sont constitués « par les droits, les libertés et les possibilités offertes, les revenus et les richesses ».
Ce que Sen reproche à Rawls, c’est son indifférence à la réalité concrète de la mise en œuvre des principes d’égalité. « Deux individus détenant le même panier de biens premiers peuvent disposer de libertés très différentes pour progresser vers leurs conceptions respectives du bonheur (que ces conceptions coïncident ou non). » (p.27) Alors que Rawls défend une conception plutôt égalitariste de la justice sociale, Sen s’intéresse à la question « égalité de quoi ? », ce qui le mène à défendre le point de vue central de « l’égalité des capabilités ».
Je ne peux rentrer ici dans le détail de la discussion. Il faut noter seulement ceci : Sen réfute l’opposition absolue entre morale conséquentialiste et morale déontologique et alors que Rawls se place uniquement sur le plan du droit et de la justice, Sen montre qu’il n’y a pas de sens à parler de liberté si on ne dispose pas des moyens concrets de la liberté. Bref, il est impossible de réfléchir sérieusement à la construction d’une morale publique sans réintroduire la question de la vie bonne dans la théorie politique.

Veca : au-delà de Rawls et de l’utilitarisme

Je terminerai en reprenant quelques-unes des réflexions du philosophe italien Salvatore Veca dont la pensée prend son origine très largement chez Rawls mais s’en est nettement émancipée au cours de ses développements récents.
Veca [2002] part d’un constat : l’opposition entre utilitarisme et déontologie rawlsienne est sérieusement mise en question aujourd’hui. L’idée rawlsienne d’une théorie politique neutraliste, c'est-à-dire indépendante de toute conception particulière du bien est souvent réfutée non seulement par les communautaristes ou ceux qu’on appelle les néo-aristotéliciens, comme MacIntyre – mais aussi par des libéraux plutôt radicaux comme Ronald Dworkin. Pour Dworkin, il y a un modèle substantiel de vie bonne, celui qui définit la qualité principale d’une vie digne d’être vécue et ce modèle est implicite dans une morale publique libérale fondée sur les droits. On en trouvera une explicitation assez détaillée dans le dernier gros livre de Dworkin, Sovereign Virtue. La perspective d’Amartya Sen est également de tenir ensemble vie juste et vie bonne dans une perspective fondée sur les droits et la liberté de la personne.
Nous avons donc des théories qui « prennent les droits au sérieux » (pour parler comme Dworkin), alors que l’utilitarisme classique, surtout celui de Bentham, se moque des droits de l’homme qu’il qualifie de « sophisme métaphysique ». Mais ces théories réintègrent des objectifs et des problèmes qui étaient plutôt réservés aux morales utilitaristes.
Veca, quant à lui, souligne qu’on doit considérer l’individu sous un double aspect : comme patient moral et comme agent moral. Une bonne théorie de la justice doit prendre en compte ces deux dimensions et c’est seulement sous ces deux dimensions que peut être définie la qualité de la vie. Ainsi concernant l’utilitarisme, Veca ne s’intéresse pas à une critique de l’utilitarisme mais plutôt à l’établissement de ses limites.
« L’utilitarisme souligne notre dimension de patients moraux et il répond seulement à cette dimension, sur la base de l’idée que celle-ci est la seule dimension qui conte ou qui doit conter en éthique. » (p.41)
En dépit de cette limitation, Veca affirme qu’on ne peut pas sous-estimer la valeur de l’utilitarisme : « il suffit de penser à la version de l’utilitarisme négatif dans laquelle l’objectif est celui de la minimisation de la souffrance socialement évitable. » Les réponses à l’utilitarisme qui consistent qui « faire s’évaporer » la dimension de patient moral sont donc non pertinentes. Au contraire :
« une thèse qui critique la prétention à la complétude et le véritable monisme de l’utilitarisme, rend justice au noyau de la morale utilitariste et toutefois n’accepte pas que notre dimension de patients moraux soit l’unique dimension qui compte et dont doivent répondre nos critères d’évaluation éthique de la politique et des politiques. »
En bref, Veca soutient plutôt une thèse portant sur l’incomplétude de l’utilitarisme. Les théories fondées sur les droits fondamentaux de la personne prennent en compte la dimension des individus comme agents moraux. Mais de telles théories, il y a deux versions possibles : la version défendue par les libertariens, c'est-à-dire essentiellement Nozick et la version défendue par le libéralisme politique.
La perspective libertarienne est également une perspective « moniste », puisque les conceptions du bien n’y ont aucune place dans l’espace politique. Les droits des personnes sont seulement des droits négatifs et toute politique qui s’occuperait de promouvoir le bien-être collectif violerait immanquablement les droits des personnes, parce qu’elle réduirait nécessairement l’espace des choix individuels.
« dans la perspective du libertarisme, il est facile de reconnaître les raisons de la disjonction radicale entre les questions de la vie bonne et les questions de la vie juste. La disjonction radicale ne tient pas, comme certains tendent à le penser, à l’emploi déontologique des théories libertaires ; elle dépend précisément de l’emploi anti-conséquentialiste d’une perspective centrée sur la seule dimension considérée comme pertinente de notre être d’agents moraux. » (p.42)
Pour Veca, la TJ au contraire est une théorie déontologique qui ne renonce pas aux critères d’évaluation répondant aux conséquences des institutions et des politiques sur les plans de vie complets des individus. Il y a dans la TJ un espace pour une conception partielle du bien des personnes. La manière dont Rawls introduit les biens sociaux primaires définit une notion publique, impersonnelle, de la qualité de la vie. Les biens premiers sont en effet des biens définis de manière instrumentale puisqu’ils sont les moyens permettant de réaliser les fins différentes des individus.
La position de Salvatore Veca n’est pas à proprement parler une synthèse des conceptions antagonistes en matière de morale publique. Elle est plutôt une position pluraliste, c'est-à-dire une position qui prend du fait qu’aucun des conceptions existantes ne présente les caractères de complétude suffisants. On pourrait dire que Veca soutient une conception faible de la TJ, une conception particulièrement sensible aux critiques communautaristes ou utilitaristes.

Conclusion

La critique rawlsienne de l’utilitarisme si elle reste une critique forte n’est peut-être pas aussi décisive qu’on pourrait le penser. Il n’est pas possible de poser la priorité du juste sur le bien de manière aussi catégorique que Rawls le fait dans les premières pages de la TJ. La priorité des droits sur le bien-être collectif et individuel ne doit pas conduire à oublier que le bien-être est à la fois un des objectifs du droit et un des moyens de l’exercice des libertés. C’est en ce sens qu’une bonne théorie de la justice inclut une dimension utilitariste.
Denis Collin – 22 janvier 2004.

Bibliographie

CHANIAL, Philippe,
2001 : Justice, don et association. La délicate essence de la démocratie. La Découverte/MAUSS, 2001
DUPUY, Jean-Pierre
1999 : Éthique et philosophie de l’action. Ellipses, 1999.
RAWLS, John
1971 : Theory of justice, traduction française de Catherine Audard : Théorie de la justice, Seuil, collection Points, 1997
SEN, Amartya
1992 : Repenser l’inégalité, traduit de l’anglais par Paul Chemla, Seuil, 2000
VECA, Salvatore
2002 : La bellezza e gli oppressi : dieci lezioni sull’idea di giustizia, Feltrinelli, 2002
1999 : Éthique et politique, PUF, collection « Philosophie morale »
WILLIAM, Bernard
1994 : La fortune morale. Moralité et autres essais. Traduit de l’anglais par Jean Lelaidier, PUF, 1994, collection « Philosophie morale ».

(Conférence prononcée lors d’un stage de formation de professeurs de Philosophie, consacré aux morales de l’intérêt, qui s’est tenu à Orléans le 22 et 23 janvier 2004)

jeudi 15 janvier 2004

La science trahie. Pour une autre politique de la recherche.

Par Michel BLAY (Armand Colin, 2003,144 pages – ISBN 2-200-26603-0)

Philosophe, historien des sciences, Michel Blay intervient au moment où les chercheurs s’organisent pour « sauver la recherche ». Mais qu’est-ce qui menace vraiment la recherche ? Qu’est-ce qu’un chercheur peut légitimement revendiquer ? Le livre de Michel n’est pas un tract ni un pamphlet. À partir d’un exposé des fondements de la science moderne, il produit une définition de la recherche scientifique à l’aune de laquelle on peut essayer de juger ce qu’est la situation de la recherche aujourd’hui et quels dangers elle court.
« Je me suis efforcé de montrer qu’en raison de ce qu’elle est, la science impose, pour continuer à exister en tant que science et pour permettre corrélativement le développement technique, que soit satisfait un certain nombre d’exigences différentes, en particulier, à la priorité absolue de la theoria, à la liberté et au temps de la pensée ainsi qu’à l’indépendance des acteurs de la recherche. » (p.134)
Il ne s’agit pas d’une pétition de principe : Michel Blay commence par un retour sur la naissance de la science moderne. Descartes, Galilée, Newton : la manière nouvelle dont sont conçus les rapports entre théorie et expérience et la mathématisation des sciences de la nature, ce sont là leurs véritables révolutions théoriques, c’est par là qu’ils fondent la science moderne. Toute cette partie doit d’ailleurs être recommandée aux professeurs de philosophie qui chercheraient de l’inspiration pour faire leur cours sur « théorie et expérience » (un des chapitres importants du programme des classes terminales).
Michel Blay s’attache à montrer comment va naître, à partir de là, la technoscience. Loin d’aller de soi, les rapports entre science et applications techniques sont d’abord tumultueux. Les techniciens – par exemple, les militaires – n’ont rien à faire de la physique moderne ; en balistique, ils restent attachés aux méthodes empiriques du passé et si la science avait été subordonnée aux impératifs techniques, la révolution galiléenne et newtonienne n’aurait jamais au lieu… La science désintéressée, la science non subordonnée à l’utilité sensible, comme le dit Fontanelle, voilà ce qu’est d’abord la science moderne. Et c’est seulement par là qu’elle pourra produire les effets prodigieux que l’on sait.
Deuxième axe de réflexion : la science se développe par la place qu’elle prend dans « la République des Lettres », par ce réseau de correspondance entre tous les savants d’Europe. Les 17 volumes de la correspondance du Père Mersenne sont hautement symboliques de cet échange des savoirs et de ce travail collectif qui prend son essor à ce moment. Mais il ne suffit pas que les savants puissent échanger. Il faut encore qu’ils disposent d’une situation sociale, d’un statut, qui leur garantisse la tranquillité d’esprit et l’indépendance. C’est ainsi qu’intervient l’État, avec la création des Académies royales un peu partout en Europe, puis, avec la révolution française, celle des grandes écoles et des instituts de recherche.
Sur tous ces points, les orientations actuelles en matière de politiques de la recherche sont à l’exact opposé : course aux brevets, soumission aux besoins immédiats – dictés par le marché – précarisation des chercheurs et dislocation des grandes institutions régulatrices, c’est l’existence même de la science qui est en cause. Si on ne veut pas s’abandonner « aux ventres libéraux et aux princes de la communication et des mots creux », il est nécessaire de replacer la science, telle que la modernité l’a définie, au cœur des choix politiques. Ce qui impose d’abord « de véritablement penser la science comme theoria c'est-à-dire comme visée de connaissance émergeant du monde de la vie, du sens, des valeurs et des pratiques, et non pas comme pure technique, comme pure action, c'est-à-dire en la confondant, volontairement ou non, avec ses champs successifs d’autonomisation aboutissant à la technoscience » (p.139).
Michel Blay tire d’autres conséquences qui intéressent directement l’organisation et les programmes de l’instruction publique : la science n’a pas besoin des humanités comme un supplément d’âme. Elle est au contraire « le fruit des humanités ; sans les humanités, pas de science conçue dans la plénitude de son sens et même pas de science du tout. » (p.140) À dédier évidemment à nos ministres et réformateurs de tous poils qui organisent la réduction drastique des contenus des programmes et la destruction pure et simple de ce qui reste des humanités.

Annexe : extrait du général de Gaulle (14 février 1959) à l’Université de Toulouse

[...] Au moment où je suis de ma vie, bref, dans mes dernières années, j'ai le sentiment, à l'université de Toulouse, de me trouver sur une plage, au bord d'un océan, celui qui peut vous porter, vous les cher­cheurs, vous les professeurs, vous les étudiants, vers les rivages de la découverte, afin de gagner, à partir de là, les terres inconnues du progrès. Partout paraît ici la manifestation du mouvement général de notre espèce. L'homme, aux prises avec l'Univers, c'est-à-dire d'abord avec lui-même, l'homme cherche à sor­tir de soi, à accéder à ce monde nouveau où les désirs restent infinis, mais où la nature cesse d'être limitée. Cet homme moderne regarde avec passion et avec admiration ce qui est découvert dans les cer­veaux de quelques-uns, ce qui est réalisé dans les laboratoires, et ce qui est ensuite appliqué par les techniques modernes. Mais, en même temps, il est guidé par son démon, car la rivalité des États, la lutte des idéologies, l'ambition de dominer ou bien l'esprit d'indépendance, érigent, au fur et à mesure, en armes de guerre, les moyens nouveaux destinés à améliorer la vie. Éternel combat de l'Archange et de Lucifer.
Voilà pourquoi il est indispensable que, concurrem­ment à la formation scientifique et technique, la pen­sée pure, la philosophie qui l'exprime, les lettres qui la font valoir, les arts qui l'illustrent et aussi la morale qui procède de la conscience et de la raison, inspirent et orientent cet immense effort d'évolution. Ce n'est pas à la faculté des sciences de Toulouse, entouré comme je le suis par les maîtres et les étu­diants de diverses facultés, que j'ai à démontrer pourquoi l'éveil et le développement de l'esprit, par la connaissance de ce qui est beau et par le culte de ce qui est bon, doivent s'associer à la formation scientifique de nos jours.
Eh bien ! la France qui a, dans le domaine de la Recherche, tant de traditions et tant de capacités profondes, qui se trouve en plein essor de rajeunissement, qui doit absolument choisir entre le déclin ou bien l'enthousiasme pour ce qui est moderne, la France, dis-je, accueille cette transformation avec espoir et satisfaction.
Mais une pareille construction comporte plusieurs étages. À la base, il faut qu'une large partie de la jeu­nesse française vienne à l'Enseignement scientifique et que les étudiants travaillent bien. Plus haut ce sont les Maîtres, dont il faut qu'ils soient en nombre suffisant et qu'ils aient les moyens voulus pour accomplir leur grande tâche. Plus haut encore, les Chercheurs, à qui il faut l'équipement spécial néces­saire à leurs travaux et l'art de ne point cloisonner les pensées et les résultats.
Au sommet, enfin, l'État ! L'État qui a le devoir d'entretenir dans la nation un climat favorable à la Recherche et à l'Enseignement ; l'État qui, malgré le flot des besoins et le flot des dépenses, a la fonction de doter les laboratoires et de pourvoir l'enseignement. L'État, enfin, qui doit orienter l'ensemble, tout en laissant à chacun des chercheurs sa direction et son autonomie. C'est à l'État qu'il appartient de déterminer, dans le domaine de la Recherche, ce qui est le plus utile à l'intérêt public et d'affecter à ces objectifs-là ce dont il dispose en fait de moyens et en fait d'hommes [...] ».

Sur la question des forces productives

  J’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que je pense du livre de Kohei Saito, Moins . Indépendamment des réserves que pourrait entraî...