lundi 18 décembre 2006

Faut-il éliminer l'esprit?

Du matérialisme en général et du matérialisme éliminatif en particulier

La tendance matérialiste en philosophie de l’esprit est aujourd’hui largement dominante. Que l’esprit soit une « res cogitans » clairement séparée du corps : on ne trouvera pas grand monde pour défendre cette position autrefois si commune. Le dualisme cartésien ne survit guère que sous des formes profondément modifiées. Les seules disputes qui traversent la philosophie de l’esprit concernent en vérité les diverses écoles de monisme matérialiste : les partisans du matérialisme éliminativiste contre les tenants de l’épiphénoménisme, les défenseurs de la théorie de l’identité type-type et leurs adversaires, les fonctionnalistes, les externalistes, etc. C’est un domaine dans lequel on fabrique des « ismes » en série !
Un matérialiste (moniste donc) devrait se réjouir de cette situation. Malheureusement, il me semble n’avoir aucune raison de me réjouir… Je voudrais montrer
(1)   Que la manière dont est posée la question centrale de la philosophie de l’esprit, la question du rapport corps-esprit (mind/body problem) est tributaire de la problématique cartésienne et que c’est par rapport à celle-ci que se construisent les diverses solutions monistes matérialistes ;
(2)   que les diverses versions dominantes des tentatives actuelles d’éliminer l’esprit et d’en finir avec le dualisme « mind-body » comme disent les Anglo-saxons, supposent un « matérialisme fort » qu’un de ses partisans, Yvon Quiniou, qualifie lui-même de « dogmatique » ;
(3)   que ce matérialisme n’est qu’un matérialisme n’est peut-être pas aussi matérialiste qu’il en a l’air.
(4)   que c’est la manière de poser le problème qui est irrémédiablement obscure et que, en dépit de proclamations fanfaronnes, on n’a pas fait un pas sérieux vers le connaissance scientifique de l’esprit, autrement dit que les théories en vogue n’en savent pas plus sur l’esprit que n’en savaient les philosophes classiques (Descartes ou Kant, Spinoza ou Freud pour ne citer que quelques noms célèbres).
Pour aller vite, je crois qu’on peut résumer le problème des partisans du monisme matérialiste en philosophie de l’esprit à ceci : comment se débarrasser de Descartes ? Situation paradoxale, si on y réfléchit bien : d’un côté le dualisme cartésien paraît à la fois insoutenable, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai et en même temps difficile à réfuter.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il faut faire une dernière remarque. Je dois traiter du matérialisme éliminatif au sens strict, dont de nombreux auteurs s’accordent pour dire qu’il est aujourd’hui une position extrêmement minoritaire. Si on avait le temps, il serait pourtant possible de montrer que c’est là que gît le fond du problème : dès lors en effet qu’on renonce au matérialisme éliminatif pur – et je montrerai qu’on a de bonnes raisons de le faire – on retombe qu’on le veuille ou non sur la question de la causalité mentale (ou plutôt de la « causation mentale ») qui constitue le schibboleth de la pensée cartésienne et du dualisme en général. 

Le problème corps/esprit

« Nous sommes corps autant qu’esprit », dit Pascal. Le problème, posé avec une très grande clarté par Descartes, est de savoir quel rapport existe entre le corps et l’esprit. On connaît la réponse que ce dernier apporte : puisque je peux clairement penser un esprit sans corps et un corps sans esprit, le corps et l’esprit sont deux genres de réalités distinctes, ils sont de « substances » différentes. Une fois ceci établi, il restera à se demander comment l’esprit peut subir les affects du corps et comment, inversement, il peut agir sur le corps, puisque corps et esprit sont étroitement « conjoints ». Mais notons que, pour Descartes cette deuxième question est finalement seconde et, du reste, il est parfaitement conscient des difficultés que recèle la solution qu’il lui apporte. L’essentiel tient en ceci : puisque l’esprit peut être conçu indépendamment du corps, il s’en déduit que l’esprit n’est pas une propriété du corps et par conséquent « nul corps ne peut penser » ainsi qu’il le dit un peu abruptement dans sa réponse aux 2e objections.
Insistons. Il ne s’agit pas pour Descartes de partir de quelque croyance que ce soit, ni d’inventer une théorie de l’âme. Il s’agit de partir de ce qui est indubitable : est vrai ce qui se conçoit clairement et distinctement. Je peux concevoir clairement et distinctement l’esprit comme pensée en acte. Je peux former un concept de l’esprit indépendamment de toute référence au corps. Il s’ensuit que l’esprit n’est pas un attribut du corps. Voilà pourquoi « nul corps ne peut penser ». Certains, dit encore Descartes, soutiennent l’opinion « que les parties du cerveau concourent avec l’esprit pour former les pensées ». À ceux-là, il répond que cette opinion « n’est point fondée sur des raisons positives, mais seulement sur ce qu’ils n’ont jamais été sans corps et qu’assez souvent ils ont été empêchés par lui dans leurs opérations. »
Nous constatons empiriquement qu’il y a une corrélation entre esprit et corps (entre pensée et cerveau si on veut s’exprimer autrement) ; nous constatons, tout aussi empiriquement que les états du corps peuvent troubler nos pensées. Mais pour Descartes il ne s’agit pas de raisons véritablement « positives », tout simplement parce qu’un constat empirique ne donne pas des raisons. Je constate que les choses se passent d’une certaine façon mais je ne sais pourquoi il en est ainsi, c’est-à-dire que je ne sais pas si je constate un fait contingent, accidentel ou si on contraire c’est un fait nécessaire. C’est seulement la raison examinant elle-même les concepts qu’elle forme qui peut en décider.
Comprenons ce qui est en cause. Si j’examine le concept de mouvement, ce concept ne peut pas être pensé indépendamment d’un corps dont il exprimerait un état. Mais je peux penser un corps qui n’est pas en mouvement. Donc le concept de mouvement ne désigne pas une réalité existant par elle-même, mais uniquement une qualité ou une propriété d’un corps. Inversement, je peux penser l’esprit sans référence au corps, par conséquent la pensée (activité de l’esprit) n’est pas un attribut du corps. Voilà pourquoi « le corps ne peut pas penser ». La comparaison entre corps et mouvement d’un côté, corps et esprit de l’autre, n’est pas arbitraire : les matérialistes devront tenter de montrer que l’esprit n’est rien d’autre qu’un certain genre de mouvement de la matière vivante.
Si on prend maintenant le dispositif conceptuel dominant en philosophie de l’esprit, on remarquera que la distinction cartésienne est reprise peu ou prou, même si, ensuite on réfute la séparation du corps et de l’esprit au profit d’une des versions du monisme matérialiste. Quand on oppose les états mentaux aux états physiques, les propriétés mentales aux propriétés physiques ou encore les phénomènes mentaux aux phénomènes physiques, d’une certaine manière on se place encore dans la problématique de Descartes, même si c’est pour la réfuter.
Je vais commencer par une remarque : la Théorie Computationnelle de l’Esprit (TCE) est souvent donnée comme un exemple de théorie matérialiste de l’esprit. Il s’agit en effet de montrer que la pensée peut être une propriété d’une machine ; c’est une nouvelle version de la vieille histoire : est-ce que les brutes peuvent penser ? On connaît les réponses faites à Descartes et en particulier L’homme-machine de La Mettrie qui reproche à Descartes de n’avoir pas été conséquent en s’en tenant prudemment à la thèse du corps-machine. Si les machines peuvent penser, alors croient les matérialistes, on en a fini avec le dualisme cartésien. Il me semble qu’à y réfléchir de plus près les choses sont beaucoup moins claires. Si une machine peut démontrer un théorème de mathématiques ou corriger la grammaire d’un texte comme le ferait un humain, alors on en peut déduire que la pensée est indépendante de son « support » matériel. On peut donc la concevoir comme séparée conceptuellement de la « res extensa » et l’on pourrait bien retomber sans y prendre garde dans une nouvelle version du dualisme cartésien.  Ce point me semble souligner la force du raisonnement de Descartes et l’extrême difficulté que rencontrent ceux qui veulent le réfuter.
Quoi qu’il en soit, la conception cartésienne a cependant rencontré très vite des objections sérieuses. Elles sont formulées très clairement dans Le rêve de d’Alembert de Diderot. La première partie, la Suite de l’entretien entre Diderot et d’Alembert dit l’essentiel – et il me semble que ce texte pourrait fournir une bonne introduction à cette question, par exemple avec des élèves de Terminale. L’objection majeure est la suivante : comment une chose physique peut-elle produire des « choses mentales » et inversement comment un état mental peut-il causer un état physique ? Résumons le problème.
1.      Les diverses parties du corps communiquent avec le cerveau par l’intermédiaire des « esprits » ou encore « esprits animaux ». Nous dirions aujourd’hui influx nerveux.
2.      Ces « esprits » sont des entités qui appartiennent au corps et donc comme toutes les autres parties du corps sont soumises aux lois de la physique, dont la plus importante, selon Descartes est la loi de la conservation de la quantité de mouvement. Par exemple deux billes qui se heurtent changent de vitesse et de direction, mais la somme de leurs quantités de mouvement après le choc est égal à celle du système avant le choc.
3.      Or, si l’esprit, qui n’est pas corporel, peut agir sur les esprits animaux, on risque fort de se trouver face à un cas flagrant de violation de la loi de conservation de la quantité de mouvement : on aurait un mouvement qui ne naîtrait pas de la transformation d’autres mouvements. D’où le dilemme 
·         Soit la loi physique est respectée et alors l’esprit ne peut pas agir sur le corps.
·         Soit la loi est violée ; or cette loi, pour Descartes, est fondamentale non seulement du point de vue physique mais aussi du point de vue métaphysique.
4.      Descartes imagine une solution astucieuse : l’esprit ne peut changer la quantité totale de mouvement mais peut, à un endroit précis du cerveau, changer la direction des esprits animaux. La quantité de mouvement est fixée par les lois de la physique mais pas leur direction. C’est ainsi que Descartes pense sortir du dilemme auquel on est plus ou conduit si on admet à la fois la séparation de l’esprit et du corps et la possibilité pour la pensée d’avoir un pouvoir causal physique.
Encore une fois, il ne s’agit pas de prendre les conceptions physiologiques de Descartes au pied de la lettre mais de comprendre qu’il pose là une question essentielle, qu’il soulève une difficulté dont nous ne sommes pas encore véritablement sortis – quand on se plonge dans l’abondante littérature en philosophie de l’esprit, on se rend compte que, dès qu’il s’agit d’expliquer la causalité mentale, on a recours sous de nouvelles formes à des solutions qui ne sont très éloignées de celle de Descartes.
Les philosophes rationalistes ont été confrontés à cette difficulté et ont cherché à lui donner une solution. Spinoza élimine purement et simplement la question en défendant un monisme de la substance complété par un dualisme des attributs conçu de telle sorte qu’il n’existe aucun lien causal entre les états physiques et les états mentaux. J’y reviendrai éventuellement : il me semble en effet que certaines thèses de la philosophie de l’esprit contemporaine sont très proches de Spinoza, notamment les théories de la « survenance » ou le « monisme anomal » défendu par Davidson. Leibniz, lui aussi, perçoit la faille du dualisme cartésien sur le plan théorique. Ainsi il montre, à juste titre, le caractère incomplet des conceptions physiques de Descartes et il en déduit que la conception cartésienne des rapports entre le corps et l’esprit est erronée.
80.  Descartes a reconnu que les âmes ne peuvent point donner de la force aux corps parce qu'il y a toujours la même quantité de force dans la matière. Cependant il a cru que l'âme pouvait changer la direction des corps. Mais c'est parce qu'on n'a point su de son temps la loi de la nature qui porte encore la conservation de la même direction totale dans la matière. (Monadologie)
Pour parler en termes modernes, Descartes ignore le principe de la conservation de l’énergie – ce qui explique les erreurs qu’il commet dans les Principe de la philosophie quand il énonce les lois des chocs et la quantité de mouvement n’a pas encore trouvé sa véritable formulation puisque celle-ci est une grandeur vectorielle et non une grandeur arithmétique (les physiciens disent que se conserve non une abstraite quantité de mouvement mais le « vecteur impulsion »).
La critique leibnizienne de Descartes conduit à une autre solution – celle de l’harmonie préétablie qui, pour fantastique qu’elle puisse paraître, est sûrement moins éloignée de celle de Spinoza qu’on ne pourrait le croire.
Si je me suis attardé sur cette question, c’est parce qu’elle concentre les problèmes auxquels la philosophie de l’esprit est confrontée. Si nous admettons l’existence d’états mentaux distincts des états physiques (en gros si nous admettons l’expérience de que nous avons de notre conscience), nous pouvons distinguer quatre sortes de relations causales :
1)      les états physiques causent des états physiques ;
2)      les états physiques causent des états mentaux ;
3)      les états mentaux causent d’autres états mentaux ;
4)      les états mentaux causent des états physiques.
Il n’y a pas, en première approche, de véritable difficulté pour comprendre les trois premiers types de relations causales. La première est évidente aussi bien pour un dualiste que pour un moniste. La deuxième ne l’est pas moins un dualisme aussi bien que pour un matérialiste qui admet que les états mentaux sont produits par les états physiques – tant est-il que l’on puisse distinguer des états mentaux distincts des états physiques (ce que font, par exemple, les partisans de la survenance). La troisième ne pose aucun problème à un dualisme et guère à un moniste partisan de la dualité des attributs ou à un matérialisme admettant le survenance ou la thèse de l’émergence : si un état mental M1 survient sur un état physique P1 et que P1 cause P2 alors un état mental M2 surviendra sur l’état P2 et on pourra alors considérer moyennant un certain nombre de limites que M1 cause M2. On remarquera cependant que cette causalité mental/mental n’est peut-être qu’une pseudo causalité, une sorte d’épiphénomène. C’est pourquoi, comme le montre Jeagwon Kim, les théories de la survenance ont une forte tendance à tomber dans l’épiphénoménisme, lequel pourrait bien n’être qu’une variété honteuse de matérialisme éliminativiste…
La véritable difficulté commence avec la quatrième relation de causalité. Celle-ci se heurte en effet à la conception générale que nous nous faisons des lois de la nature. La conception moderne des sciences de la nature vise en effet à donner une explication complète de tous les phénomènes physiques en termes de causalité physique – on parle de « fermeture nomologique causale ». Il est donc exclu par construction que des états non physiques (mentaux) puissent entrer dans l’explication d’un phénomène physique. En gros, si je lève le bras pour saluer un ami, le neurobiologiste se contentera d’étudier les systèmes neuronaux qui conduisent au mouvement du bras. Il n’y a là-dedans aucune place pour ce que nous, philosophes, appelons intentionnalité. En suivant Michael Esfeld, on peut résumer le problème ainsi. Nous avons trois thèses que nous tenons généralement pour vraies et qui cependant sont incompatibles :
1)      les états mentaux sont distincts des états physiques ;
2)      les états mentaux causent des états physiques ;
3)      tout état physique (dans la mesure où il est soumis à des lois) a des causes physiques complètes.
Les thèses 1) et 2) prises ensemble sont incompatibles avec la thèse 3). Autrement dit, l’expérience que nous faisons de nous-mêmes est incompatible avec la croyance que nous avons dans la validité des sciences de la nature. Les diverses propositions théoriques en philosophie de l’esprit peuvent se ramener des tentatives de modifier une ou deux de ces trois thèses pour les rendre compatibles. Le dualisme cartésien en tant qu’il cherche à penser le rapport corps/esprit en les tenants pour deux types de réalités différentes accepte les trois thèses. On peut dire que Spinoza et Leibniz suppriment la thèse 2) et, bien qu’avec des nuances, Diderot dans Le rêve de d’Alembert est tenté de se contenter de la thèse 3) – je dis « tenté » parce que la position de Diderot est assez fluctuante.

L’élimination de l’esprit

Comme il ne s’agit pas de faire un panorama complet des diverses positions, des écoles et des chapelles de la philosophie de l’esprit, je ne vais pas entrer dans les querelles scolastiques qui opposent les uns aux autres, mais concentrer mon attention sur les thèses du monisme matérialiste :
1)      ce sont les thèses sinon dominantes, du moins massivement répandues dans ce domaine ; non pas parce que les philosophes les partagent largement (beaucoup sont réticents à l’idée de supprimer ce qui notre spécificité d’êtres humains pensants et sentants), mais parce que le problème fondamental de la philosophie de l’esprit contemporaine tourne autour de ça.
2)      Ces thèses s’inscrivent dans la lignée d’un courant important de la philosophie du xxe siècle, l’empirisme logique issu du cercle de Vienne ;
3)      elles visent à réintégrer la connaissance de l’esprit dans les sciences de la nature ;
4)      elles réduisent la philosophie à la discussion et à l’éclaircissement des propositions de la science.
Je vais même réduire encore mon objet d’étude au matérialisme qu’on appelle éliminatif ou éliminativiste. On peut le définir à partir des trois thèses citées plus haut :
1)      les états mentaux sont différents des états physiques car les états mentaux n’existent pas ;
2)      les états mentaux qui n’existent pas ne peuvent donc pas causer des états physiques ;
3)      seuls des états physiques causent des états physiques.
Il s’ensuit, logiquement, que la philosophie de l’esprit devrait laisser la place à la neurobiologie. Or, curieusement, en philosophie de l’esprit, la neurobiologie ne vient que comme preuve à l’appui, mais même les matérialistes éliminativistes les plus stricts se sont pas devenus neurobiologistes et sont restés des philosophes ! On se demande bien pourquoi. Les livres consacrés au sujet attribuent le matérialisme éliminativiste à Feyerabend et Rorty dans les années 60. On pourrait cependant remonter plus loin. Chez Hobbes et chez Diderot on trouverait sans peine des propositions éliminativistes – bien que chez Diderot, comme toujours, ce soit très ambigu – voir la Physiologie. Rappelons l’objection que fait Hobbes (c’est la seconde des « troisièmes objections faites par un célèbre philosophe anglais ») :
(…) une chose qui pense est quelque chose de corporel ; car les sujets de tous les actes semblent être seulement entendus sous une raison corporelle, ou sous une raison de matière comme il [Descartes] a lui-même montré un peu après par l’exemple de la cire, laquelle, quoique sa couleur, sa dureté sa figure & tous ses autres actes soient changés, est toujours conçue être la même chose, c’est-à-dire la même matière sujette à tous ces changements. Or ce n’est pas par une autre pensée qu’on infère que je pense ; car encore que quelqu’un puisse penser qu’il a pensé (laquelle pensée n’est rien d’autre qu’un souvenir), néanmoins il est tout à fait impossible de penser qu’on pense, ni se savoir qu’on sait ; car ce serait une interrogation qui ne finirait jamais : d’où savez-vous que vous savez que vous savez que vous savez, &c. ?
Et partant, puisque la connaissance de cette proposition : J’existe, dépend de la connaissance de celle-ci : Je pense ; et la connaissance de celle-ci de ce que nous ne pouvons séparer la pensée d’une matière qui pense, il semble qu’on doit plutôt inférer qu’une chose qui pense est matérielle  qu’immatérielle. (AT IX, 135)
La critique de Hobbes contre Descartes part de la critique de ce qu’on pourrait appeler l’illusion réflexive : nous considérons comme équivalents un souvenir et la pensée actuelle. L’immédiateté (c’est cela une intuition), je pense et simultanément je pense que je pense, est réfutée en son fond. Supprimons cette illusion réflexive (ce « je » qui accompagne toutes nos représentations) et nous pouvons alors que la pensée est l’acte d’une chose matérielle plutôt qu’immatérielle. Cette « élimination » du nœud de la pensée cartésienne est absolument essentielle et fonde tout matérialisme éliminativiste.
Plutôt qu’aller chercher des poux dans la tonsure des philosophes anglais ou américains, nous pouvons trouver « à la maison » une bonne et solide défense du matérialisme éliminativiste en la personne de Jean-Pierre Changeux, rendu célèbre par L’homme neuronal (1983), un titre qui fait évidence écho au fameux Homme machine de La Mettrie.

L’homme neuronal

Le point de départ de la conception de J.P. Changeux est l’éradication du terme « pensée » qui renvoie à une entité immatérielle ou à une substance non corporelle (comme chez Descartes). J.P. Changeux met en œuvre « une démarche analytique qui consiste décomposer le substrat anatomique ou fonction en éléments simples. »[1] Il s’agit ensuite de « relier faits d’anatomie et faits de comportements » et enfin, en suivant les « tentatives physicalistes » de « rechercher les bases physico-chimiques des fonctions cérébrales. » La méthode analytique doit donc être complétée par la recherche d’un déterminisme dans le sens « micro/macro » et enfin d’un « réductionnisme » physicaliste. (Je reviens plus loin sur cette question du réductionnisme)
Il faut donc commencer par mettre « le cerveau en pièces détachées ». Changeux critique le matérialisme mécaniste de La Mettrie (ou ses versions contemporaines avec la cybernétique de Wiener) parce qu’il ne permet pas de comprendre précisément « l’objet cerveau » en le ramenant à autre chose (une machine) qui ne possède pas les capacités causales d’un cerveau.  De ce point de vue, Changeux n’est pas un fonctionnaliste : les fonctionnalistes sont ceux qui (comme dans la TCE ou chez Putnam) considèrent qu’un état mental est une fonction qui peut-être effectuée (implémentée) par des dispositifs matériels différents).
Selon Changeux, l’analogie entre les « circuits neuronaux » et les circuits électroniques des ordinateurs et à la fois artificielles et pas toujours productive du point de vue du gain de connaissance. L’étude du « plan de câblage » neuronal met en évidence deux faits également importants :
(1)   l’extraordinaire complexité du système nerveux humain (environ 30 milliards de neurones se combinant en 1014 ou 1015 synapses.)[2]
(2)   La continuité entre le cerveau humain et celui des animaux. Le passage de l’animal à l’humain apparaît moins comme une transformation qualitative que comme une augmentation quantitative, notamment par le développement de la zone corticale.
Permettons-nous une analogie pour essayer de comprendre ce que Changeux veut dire. La théorie darwinienne de l’évolution met en évidence la continuité du vivant et le passage graduel de l’animal à l’humain. La condition de possibilité pour penser cette continuité évolutive fut de comprendre l’étendue des temps géologiques – ce qui fut particulièrement l’œuvre de Lyell. Une Terre vieille de cent mille ans comme le pensait encore Buffon était une Terre où l’évolution était inexplicable sans l’intervention de très nombreux miracles. De la même façon, une théorie matérialiste explicative des extraordinaires capacités du cerveau humain suppose qu’on prenne la mesure de l’évolution quantitative.
Mais on ne peut se contenter de mettre le cerveau en « pièces détachées ». Il faut remonter la machine et étudier comment elle fonctionne concrètement, comment les diverses pièces communiquent entre elles ; c’est le rôle fondamental des neurotransmetteurs qui assurent la conversion de l’énergie chimique en signal électrique. Cependant si l’étude en reste à ce niveau, on peut valider la théorie cartésienne des animaux-machines mais non comprendre la spécificité des processus mentaux proprement humains. En effet « au niveau des mécanismes élémentaires de la communication nerveuse, rien ne distingue l’homme des animaux, aucun récepteur ou canal ionique n’est propre à l’homme. »[3]
Les états mentaux ou les comportements ne peuvent être connectés à des dispositifs physiques précis, à une chaîne de neurones bien déterminée et bien individualisée.
On peut seulement dire que le graphe de neurones mobilisés par tel comportement ou par telle sensation comprend un ou plusieurs chaînon(s) critique(s) qui emploie(nt) de manière privilégiée un neurotransmetteur particulier.[4]
C’est donc une machine d’une « redoutable complexité » qu’analyse Changeux. Cependant les spécialisations fonctionnelles permettent de décomposer cette machine en « rouages-neurones » dont on peut saisir les « mouvements–pulsions », ce qui « justifie l’engagement téméraire des mécanistes du xviiiesiècle. »[5] Néanmoins, ce mécanisme revendiqué n’implique pas l’analogie cerveau/ordinateur. Et ce pour deux raisons.
Un des traits caractéristiques de la machine cérébrale est d’abord que le codage interne fait intervenir à la fois [...] un codage topologique de connexions décrit par un graphe neuronique et un codage d’impulsions électriques ou de signaux chimiques. Ici la distinction classique « hardware/software » ne tient pas.
Remarque intéressante : en effet, la distinction software/hardware renvoie encore, sous une forme affaiblie au dualisme. Changeux poursuit :
D’autre part, il est évident que le cerveau de l’homme est capable de développer des stratégies de manière autonome. Anticipant les événements, il construit ses propres programmes. Cette faculté d’auto-organisation constitue l’un des traits les plus saillants de la machine cérébrale humaine, dont le produit suprême est la pensée.[6]
Encore faut-il expliquer ce qu’est cette faculté. Changeux montre d’abord la matérialité des images mentales. Dans une optique proche des épicuriens, il affirme qu’il existe une « parenté neurale, une congruence matérielle entre le percept et l’image de mémoire. »[7] De là est construite l’hypothèse des « objets mentaux » comme états divers d’unités matérielles de représentation mentale. Il faut donc ensuite faire l’analyse biologique des interactions entre ces objets mentaux, des opérations effectuées sur ces objets par le « système de surveillance ». On a bien dans l’analyse de Changeux un passage de niveaux, d’un niveau élémentaire ayant ses propres régulations à un niveau supérieur ayant des modes de fonctionnement qui ont une certaine autonomie par rapport aux règles du niveau inférieur. Cependant, Changeux refuse la thèse de l’émergence — très courante dans la réflexion contemporaine sur les sciences et qui fonctionne bien souvent comme la vertu dormitive de l’opium des médecins de Molière — et affirme que si la conscience « émerge », il faut prendre la comparaison au sens propre, à la manière dont un iceberg émerge. On doit considérer le fonctionnement de la machine cérébrale comme un tout, comme un emboîtement de « toiles d’araignées » ayant un système de régulation global (l’analogie des toiles d’araignée est déjà chez Diderot). D’où la conclusion qui nous importe ici :
la conscience est ce système de régulations en fonctionnement. L’homme n’a dès lors plus rien à faire de l’«Esprit», il lui suffit d’être un Homme Neuronal.[8]
Conclusion extrêmement radicale qui a ouvert des polémiques qui ne sont pas sans rappeler les polémiques classiques contre La Mettrie et plus généralement contre toutes les explications matérialistes de l’esprit depuis le xviiisiècle. Mais conclusion qui sera très largement validée dans les années suivantes par la plupart des chercheurs qui travaillent dans le même domaine. Ainsi Élisabeth Pacherie écrit-elle :
Dans le débat classique sur l’âme et le corps, les phénomènes physiques et les phénomènes mentaux sont supposés distincts ; au contraire, le point de vue contemporain est que les phénomènes mentaux constituent une classe particulière de phénomènes naturels. Les sciences cognitives récusent une dualité irréductible entre le physique et le mental et considèrent l’esprit comme un objet abordable par les méthodes des sciences de la nature.[9]
Mais à supposer qu’on accepte l’explication de Changeux, il n’est pas certain que nous soyons parvenus au bout de nos peines. L’expérience humaine n’est pas simplement l’expérience du monde extérieur, elle est aussi l’expérience de notre propre expérience, l’expérience de notre propre subjectivité qui apparaît chronologiquement seconde mais est alors posée comme la présupposition de toute expérience sensible et de toute parole. Est donc soulevé le problème de la modélisation de l’autoréflexion ou encore de l’autoréférence. Comment un système peut-il avoir une représentation de son propre état ? Changeux évoque la capacité d’auto-organisation de la machine cérébrale humaine ; cette explication est-elle suffisante ? N’est-ce pas une solution purement verbale ? Si un système possède une représentation de son propre état, cette représentation fait également partie de l’état du système : il faudrait donc imaginer une représentation de l’état du système et de la représentation de l’état du système et ainsi de suite à l’infini. C’est, en termes informatiques, une fonction récursive sans condition d’arrêt : un ordinateur confronté à ce genre de programme s’arrête assez vite : débordement de la pile (out of stack) affiche-t-il !

L’éliminativisme radical

Paul et Patricia Churchland défendent un matérialisme radical plus éliminativiste que celui de Changeux, puisque ce dernier ramène l’esprit à son substrat biologique, alors que les Churchand pensent que ceux qui veulent admettre que la matière vivante peut penser mais refusent ce privilège aux machines font preuve de « chauvinisme carboné ».
Le cerveau est une sorte d'ordinateur dont les propriétés restent à explorer et cette exploration n'est ni facile ni inutile. Le cerveau calcule des fonctions très complexes, bien que d'une façon très différente de celle de l'intelligence artificielle classique. Les cerveaux peuvent être des ordinateurs sans être nécessairement séquentiels ni numériques, sans que le matériel doit dissocié des programmes et sans qu'ils ne manipulent que des symboles. Ce sont des ordinateurs d'un type très différent de ceux que nous utilisons aujourd'hui.
Nous ignorons comment le cerveau traite la sémantique, mais celle-ci dépasse le langage de l'homme. Un petit tas d'excréments déposés possède une signification pour un humain comme pour un chien  : un petit rongeur dans les parages. Un écho particulier perçu par une chauve-souris lui indique qu'un papillon de nuit vole à proximité. Une théorie du sens n'apparaîtra que lorsque les chercheurs auront découvert comment les neurones codent et transforment les signaux sensoriels, comment les circuits de l'apprentissage et de la mémoire fonctionnent, comment ces capacités cognitives interagissent avec le système moteur de l'organisme.[10]
Les deux thèses centrales exposées ici sont conformes aux dogmes du physicalisme le plus strict :
1.      Le cerveau est une variété d’ordinateur. Pour se débarrasser des objections, P. & P. Churchland précisent qu’il ne s’agit pas nécessairement d’un ordinateur numérique et encore moins d’une machine de type Von Neumann. On peut remarquer que cette manière d’écarter les objections n’est pas très convaincante puisque (1) un signal analogique peut toujours être converti en signal numérique — les calculateurs analogiques ont même eu leur heure de gloire dans le domaine de l’aviation ; et (2) un traitement non séquentiel peut aussi être simulé sur un ordinateur séquentiel. Autrement dit, toutes les fonctions d’un ordinateur qui ne serait de type Von Neumann pourraient théoriquement être implémentées sur un ordinateur de type Von Neumann.
2.      La question de la sémantique est réduite, de manière très béhavioriste, à celle des comportements. La sémantique « dépasse le langage de l’homme » parce qu’elle concerne également les comportements animaux, affirment P. & P. Churchland. Je veux bien qu’on dise, en allant vite, qu’un petit tas d’excréments a la même signification pour les hommes et pour les chiens : petit rongeur dans les parages. Mais pour le chien, la « signification » s’exprimera dans un comportement déterminé (le fox se met immédiat en chasse du petit rongeur). Pour l’homme, la signification s’exprimera par des signes verbaux (émis ou simplement pensés). Ce que P. & P. Churchland éliminent, c’est tout simplement le langage humain, réduit de fait à une réaction comportementale, plus complexe que celle du chien, certes, mais qu’on peut tout de même réduire à une combinaison de réactions comportementales simples du même type.
En réalité, si on suit les Churchland, le langage humain doit être simplement compris non pas comme système de signes mais comme code de signaux. Que la marmotte lance son cri pour signaler le passage de randonneurs ou que le muezzin appelle à la prière, c’est la même chose. Ce qui distingue un signe d’un simple signal, c’est que le signe a une signification indépendante des effets que déclenche son émission, alors que le signal n’a pas d’autre signification que l’action qu’il vise à déclencher. L’éliminativisme des Churchland ne parle plus que de codage et transformation des signaux sensoriels. Par conséquent, la partie la plus importante et la plus difficile des processus mentaux, la conscience n’existe tout simplement plus. Donc il n’y a plus aucune raison de chercher à expliquer quelque chose qui n’est qu’un fantôme. La philosophie de l’esprit, les sciences cognitives, la psychologie sont vouées à se dissoudre dans la mécanique.

Autres formes d’éliminativisme

Je laisse de côté la TCE (Théorie computationnelle de l’Esprit) qui peut être conçue comme une autre forme de matérialisme éliminativiste : si une machine, en l’occurrence, un ordinateur peut réaliser des opérations qui sont considérées par un observateur extérieur comme des opérations intelligentes, alors cette machine pense (voir le test de Turing). Cette théorie a pris du plomb dans l’aile à la fois parce que l’Intelligence Artificielle n’a pas tenu ses promesses et parce que ses pères fondateurs l’ont reniée (voir Putnam et Fodor). La TCE est généralement classée dans les théories fonctionnalistes de l’esprit : il suffit de construire un système physique capable de réaliser les fonctions accomplies ordinairement par l’esprit humain pour savoir ce qu’il y a à savoir.
Une dernière forme, quoique plus indirecte, d’éliminativisme est développée par Daniel Dennett. Il part de ce qui pose problème au matérialisme éliminativiste, à savoir la question de l’intentionnalité. Dennett redéfinit l’intentionnalité de telle sorte qu’on peut l’éliminer.
En gros, pour Dennett, on a une attitude intentionnelle si on peut traiter ce système comme un agent rationnel, c’est-à-dire si on peut faire des prédictions quant à son comportement en lui prêtant des croyances et des désirs et quand ce genre de prédictions est supérieur à celles qui pourraient découler d’autres attitudes. Ces autres attitudes sont l’attitude physique (je prédis le comportement d’un système par la connaissance que j’ai de sa composition physique et des lois naturelles qui s’appliquent) et l’attitude de dessein (je prédis le comportement par le savoir que j’ai de sa fonction).
Par exemple, à l’égard d’un ordinateur équipé d’un programme pour jouer aux échecs, je peux avoir une attitude intentionnelle puisque l’explication des lois physiques appliquées au système ne suffit pas pour savoir s’il va déplacer la tour ou le cavalier et que l’explication fonctionnelle (il est fait pour jouer aux échecs et gagner !) ne permet pas non plus une prédiction du comportement précis. Je dois donc prêter à mon ordinateur une attitude intentionnelle, c’est-à-dire supposer qu’il « veut » gagner  et « agit » rationnellement dans ce but. Autrement dit, quelque chose est un système intentionnel seulement pour en relation avec la stratégie de quelqu’un qui cherche à en prédire les comportements. Cette conception qualifiée d’instrumentalisme. Elle ne suppose pas par elle-même l’inexistence d’états mentaux, mais elle laisse entendre que l’intentionnalité n’existe pas vraiment et que la science pourrait nous permettre de fournir de meilleures explications que les explications intentionnelles.

Pourquoi on ne peut pas soutenir le matérialisme éliminativiste ?

Le matérialisme éliminativiste présente le gros avantage de la simplicité et il offre à tous les amateurs la promesse de sortir du terrain miné des discussions philosophiques pour entrer sur la « route sûre de la science ». Il paraît également en accord avec une vieille tradition matérialiste philosophique qui a ses lettres de noblesse : de l’atomisme antique à Diderot. Malgré ma dilection toute particulière pour ces auteurs vénérables, je ne peux pourtant admettre le matérialisme éliminativiste. La raison la plus fondamentale est en même temps la plus simple : être matérialiste éliminativiste, c’est tout simplement considérer que l’expérience que nous faisons de nous-mêmes comme des êtres pensants et sentants ne serait au fond qu’une illusion – une « illusion réflexive ». Nous ne sommes pas des êtres conscients, c’est seulement le fonctionnement de la machine qui « nous » fait croire qu’il en est ainsi. J’ai d’ailleurs des difficultés à en dire plus long car si je ne suis qu’un « homme neuronal », je me demande bien par quel miracle je peux encore dire « je ». Tout au plus devrais-je dire : « les groupements de neurones A, B, C, etc. qui sont en connexion dans ce corps dénommé DC produisent un état interne du genre « je suis un homme neuronal ».
Le matérialisme éliminativiste demande en effet que l’on commence par éradiquer la psychologie populaire, c’est-à-dire l’idée que nos comportements obéissent à des raisons, des désirs, des sentiments et des croyances, c’est-à-dire toutes sortes d’états mentaux. En tant que physicalisme, l’éliminativisme demande que nos pensées soient considérées comme des phénomènes physiques. La psychologie populaire doit alors être considérée comme une théorie empirique du mental et, de plus, une théorie radicalement fausse. De ce point de vue, l’éliminativisme n’est pas un réductionnisme. Le réductionnisme considère que les états mentaux sont en dernière analyse des états physiques, de la même manière qu’un être vivant peut se ramener à des combinaisons chimiques, mais pour le réductionniste il n’est pas plus absurde de parler d’états mentaux que pour le biologiste réductionniste de parler de cellule ou de souris blanche. Pour l’éliminativisme radical du type Churchland, il n’y a aucun rapport possible entre la psychologie populaire et les neurosciences. Les éliminativistes soutiennent que la psychologie populaire a un statut du même genre que la démonologie médiévale : les états mentaux qu’elle postule n’ont pas plus d’existence que les sorcières.
Il y a plusieurs arguments classiques contre le matérialisme éliminativiste. Sans prétendre à l’exhaustivité, je voudrais en citer quelques-uns.
Le « matérialisme éliminatif » est une théorie qui se détruit elle-même par auto-contradiction : si le matérialisme éliminatif est vrai, alors la théorie des Churchland est un produit matériel d’un processus matériel, et donc lui appliquer le qualificatif de « vrai » n’a aucun sens. Cette position serait donc une contradiction performative, comme le fait de dire « je ne pense pas ».
Le matérialisme éliminatif échoue également à rendre compte de l’intentionnalité au sens technique de Brentano a donné à ce terme. L’intentionnalité est le fait qu’une pensée est toujours une pensée de quelque chose, qu’elle vise quelque chose. Quand je prononce la phrase « le chat est sur le tapis », cette phrase a un contenu sémantique. L’énonciation est bien une activité cérébrale (qui mobilise l’aire du langage), mais c’est une activité qui porte sur un état du monde (le fait que le chat est ou n’est pas sur le tapis). Si la pensée n’est qu’un état physique du cerveau, comment un état physique pourrait-il être « à propos » d’un autre état physique ? Un état physique peut être causé par un autre état physique, mais il n’a en lui-même aucun contenu sémantique : les phénomènes physiques « ne veulent pas dire quelque chose », sauf à retomber sans une conception purement animiste qui ferait des processus physiques des signes envoyés aux humains par on ne sait qui ou quoi ! La relation de causalité physique n’est pas une relation sémantique. Si je vois de la fumée, je pense qu’il doit y avoir un feu, mais la fumée n’est pas un état physique « à propos » du feu. C’est seulement un sujet humain qui, utilisant ses connaissances acquises par expérience, peut penser : « il y a de la fumée, ça veut dire qu’il doit y avoir un feu quelque part ».
La théorie des Churchland  n’est pas seule à mettre en cause. Cette auto-contradiction vise en fait toutes les tentatives de « naturaliser » la conscience, c'est-à-dire de dissoudre la philosophie de l’esprit dans les sciences naturelles. On peut réfuter de la même façon les conceptions fonctionnalistes (liées à la TCE par exemple). Ainsi Hilary Putnam[11], un autre des premiers défenseurs de la théorie computationnelle, en est venu à la rejeter en montrant qu’elle suppose une conception fonctionnaliste de l’esprit : elle considère une machine construite en vue d’accomplir des tâches bien définies[12]. Putnam montre d’abord que tous les organismes physiques possibles sont susceptibles d’une infinité de « descriptions fonctionnelles » et que, donc, le fonctionnalisme n’explique rien – le fonctionnalisme nous ramène, en fait, aux causes finales de l’aristotélisme classique.
Plus fondamentalement, Putnam s’attaque au fond de la théorie computationnelle, mais aussi aux thèses de Searle. Ce dernier, bien que rejetant le modèle de l’ordinateur, ne renonce pas à « naturaliser » la conscience ; il rejette le réductionnisme qui réduit la conscience à des états physiques mais proposent de considérer la conscience comme un ensemble de propriétés émergentes à partir de l’évolution biologique, ce qui l’amène à rejoindre les thèses sur le modèle connexionniste de l’esprit. Pour Putnam, c’est le problème qui est, à la racine, mal posé. Quand nous parlons ou pensons, nos paroles ou pensées ont une référence – quand je dis « le chat est sur le tapis », cette phrase a pour référence le fait que le chat est (ou non) sur le tapis. Tous les partisans de la naturalisation de l’esprit doivent parvenir à expliquer que cette référence est une relation physique comme une autre. Mais s’il en est ainsi, dit Putnam, alors nous devons renoncer à la notion même de vérité … à laquelle on ne peut guère renoncer si on veut proposer une compréhension correcte de l’esprit humain. On peut, certes, redéfinir la vérité comme la propriété d’un état neurologique dans lequel nous disposons d’indications fiables quant à notre environnement. On est alors conduit au relativisme sceptique, mais une telle position philosophique s’oppose radicalement à l’attitude de réalisme scientifique caractéristique des théories computationnelles et fonctionnalistes de l’esprit. En effet, si la vérité n’est rien d’autre qu’un certain état neurologique, le matérialisme fort en théorie de l’esprit est, lui aussi, un certain état neurologique donnant des indications plus ou moins fiables quant à notre environnement. Mais les indications données par le matérialisme fort ne sont pas spécialement plus fiables que celles données par les théories concurrentes.
Putnam rappelle que ces questions ont déjà été posées philosophiquement, notamment par Kant quand il aborde le problème du schématisme, c’est-à-dire le mécanisme par lequel l’entendement peut se rapporter aux phénomènes. « Le schématisme de notre entendement, relativement aux phénomènes et à leur simple forme, est un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine et dont il sera toujours difficile d’arracher le vrai mécanisme à la nature »[13], dit Kant. Le paradigme de l’esprit-machine est sans doute une idée utile du point de vue de la technologie (Fodor rappelle que l’IA à ses débuts se voulait ingénierie et non science). C’est encore une idée utile dans la mesure où les simulations que peut effectuer les machines nous obligent à développer la logique et la réflexion sur la connaissance. Mais on est loin d’en avoir démontré la validité scientifique.

Ultime tentative de sauvetage : Jaegwon Kim et la réduction fonctionnelle

Face aux difficultés du matérialisme éliminatif, Jaegwon Kim présente (voir son ouvrage L'esprit dans un monde physique : Essai sur le problème corps-esprit et la causalité mentale) une solution originale. Après avoir montré l’incohérence des conceptions non réductionnistes en philosophie de l’esprit, et tout en rejetant le matérialisme éliminatif qui supprime purement et simplement l’esprit et donc l’idée même d’états mentaux ont nous avons pourtant une expérience directe indiscutable (notamment l’intentionnalité et les qualia – c’est-à-dire ), Kim défend une théorie qu’il appelle « réduction fonctionnelle ». Pour en arriver là, il s’appuie sur les philosophies de l’émergence, nées au début du xixe dans la philosophie britannique, et qui se trouvent avoir plutôt mauvaise presse chez les matérialistes purs et durs et chez les physicalistes.
L’émergence est une idée simple : il y a plus dans le tout que dans les parties. L’émergentisme soutient une ontologie qui décrit le monde comme composé de niveaux de complexité : soit une certaine organisation d’entités du monde de niveau N, cette organisation de niveau N+1 possède des propriétés émergentes, c’est-à-dire des propriétés qui ne peuvent pas être déduites des propriétés de niveau N. Par exemple, les organismes vivants sont des « assemblages » de molécules chimiques ; cependant les propriétés de ces organismes sont complètement différentes des propriétés chimiques de leurs composants. L’émergentisme promet d’éviter deux écueils : ceux du réductionnisme et ceux qui naissent de l’introduction de mystérieux principes propres à un certain niveau, comme par exemple le « principe vital » qui caractériserait les organismes vivants. Cependant, de nombreux philosophes et scientifiques sont très méfiants vis-à-vis de l’émergentisme. En effet, il y a deux hypothèses. Soit les propriétés émergentes peuvent s’expliquer par une compréhension plus fine des processus entre les composants – par exemple Claude Bernard maintenant qu’on devrait pouvoir un jour comprendre les propriétés des organismes vivants à partir des propriétés physico-chimiques de leurs composants. Mais dans ce cas l’émergence n’est que provisoire : elle n’est qu’un mot pour désigner notre ignorance, autant que possible temporaire, et, finalement on reviendra au bon vieux réductionnisme. Soit les propriétés émergentes sont vraiment émergentes et alors elles sont en droit irréductibles aux propriétés des composants de niveau inférieur et alors il faudrait admettre une création « ex nihilo ». Mais laissons là les discussions concernant l’émergentisme.
On voit le profit qu’on peut tirer de l’émergentisme pour la philosophie de l’esprit. Les propriétés mentales seraient des propriétés émergentes à un certain niveau de complexité neurale – c’est visiblement à quelque chose de ce genre que pense Jean-Pierre Changeux. Mais le travail de Changeux manque de la clarté philosophique nécessaire – on le voit bien dans le livre de dialogue avec Paul Ricoeur. Kim, lui, n’est pas à proprement parler un émergentiste. Il considère, à juste titre, que beaucoup de propriétés que les émergentistes anglais considéraient comme des propriétés irréductibles ont de fait été réduites : on sait en gros comment les propriétés atomiques des éléments naturels expliquent leurs propriétés chimiques. Les propriétés émergentes, pour lui, ne sont pas des propriétés intrinsèques mais des propriétés fonctionnelles qui peuvent être « réduites ». Par exemple, un organisme vivant (le foie, etc.) présente des propriétés particulières différentes de celles de ses composants mais 1) ces propriétés définissent les fonctions de l’organisme et son pouvoir causal et 2) ces propriétés de niveau supérieur s’expliquent par les propriétés de niveau inférieur. Kim affirme qu’on peut appliquer ce procédé aux phénomènes mentaux (ce sont des propriétés fonctionnelles de certains états neuraux – physiques donc) et par conséquent on peut montrer que les états mentaux et les états physiques sont la même chose. Et au fond Kim, par le détour du fonctionnalisme et d’une réhabilitation du réductionnisme, trouve une nouvelle manière de « réduire » le mental au physique, c’est-à-dire de l’éliminer.
Kim ne prétend cependant pas détenir la solution définitive. Pour lui, sa « réduction fonctionnelle » devrait très facilement permettre d’expliquer l’intentionnalité. Mais il reconnaît qu’il y a un problème sérieux avec les qualia, c’est-à-dire les perceptions internes. Quel effet cela vous fait-il de voir une rose rouge ? Est-ce que le rouge de la rose est pour vous la même chose que pour moi ? Ce problème des qualia a toujours été une épine plantée  dans le pied des éliminatives. Et Kim n’est guère plus avancés. On voit mal cependant qu’on puisse « réduire » l’intentionnalité sans réduire les qualia, car sauf à reprendre la conception semi behavioriste de l’intentionnalité qu’on trouve chez Dennett, il se pourrait bien que les deux questions soient plus étroitement liées que ne semble le croire Kim. Quoi qu’il en soit, Kim retombe sur une position éliminativiste, bien qu’elle ne soit jamais énoncée comme telle. Mais il doit en même temps avouer qu’il n’est pas capable de la tenir jusqu’au bout. En effet, deux options s’ouvrent : soit poursuivre jusqu’au bout la réduction du mental au physique et alors le problème de la causalité mentale est réglé …  tout simplement par dissolution du problème. Kim montre d’ailleurs que toutes les solutions envisagées en philosophie de l’esprit convergent vers l’irréalité du mental, ce qui est bien conforme au physicalisme.

Conclusion: Physicalisme et matérialisme

L’avantage du travail de Kim, c’est qu’il ne laisse pas pierre sur pierre des diverses doctrines courantes en philosophie de l’esprit qui prétendent toutes apporter des solutions non éliminativistes au « mind-body problem » sans revenir au bon vieux dualisme cartésien. Kim a l’air de leur dire qu’ils se cachent derrière leur petit doigt et son fondamentalement incohérents. Mais, en même temps, tout le monde sait que le matérialisme éliminativiste sous ses diverses formes est finalement une doctrine difficile à soutenir sérieusement jusqu’au bout parce que, comme le remarque Kim, « les propriétés phénoménales des expériences » semblent résister à la fonctionnalisation, » c’est-à-dire au processus qui permet d’éliminer le caractère intrinsèque des propriétés mentales. 
La neurobiologie nous apprend des choses nouvelles concernant le cerveau mais à peu près rien concernant l’esprit. Et la philosophie de l’esprit nous en apprend encore moins puisqu’il ne fait que dire : « la solution de tous nos problèmes est dans la neurobiologie », mais sans trop se lancer dans cette matière compliquée. C’est qu’au fond on sent bien que la neurobiologie peut avoir des applications médicales mais ne nous apprend pas grand-chose sur la pensée. Par exemple, que vous sachiez que la dépression est toujours liée à la re-capture de la sérotonine ne vous apprend pas rien sur les causes de l’état dépressif du sujet ! Son malheur (choc affectif, etc.) n’a rien à voir avec la sérotonine !
Il n’est cependant pas nécessaire de revenir au dualisme cartésien des deux substances qui présente, lui aussi, de nombreuses obscurités. Le matérialisme est une prise de position métaphysique, pas une science, pas quelque chose qui pourrait être scientifiquement démontré. Il existe un matérialisme dogmatique, scientiste qui prétend que les sciences, la biologie d’abord, et ensuite ses prolongements en philosophie de l’esprit auraient prouvé la vérité du matérialisme.
Le physicalisme n’est pas autre chose que ce genre de matérialisme dogmatique déguisé en doctrine épistémologique. Le physicalisme est abusivement assimilé au matérialisme. Le physicalisme soutient qu’il n’existe rien en dehors des entités physiques. C’est une thèse radicale. Le matérialisme se contente d’affirmer le primat de la matière sur l’esprit. Si on lit les auteurs matérialistes, ils vont dire que « l’existence détermine la conscience » ou que « la pensée dépend du cerveau », mais rare sont ceux qui iront jusqu’à affirmer que la pensée n’existe pas ou qu’elle n’est que phénomène physique. Cabanis et quelques autres vont jusqu’à dire que le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète la bile, mais ce type de position est relativement rare et même souvent brocardé par d’autres matérialistes – ainsi Engels.
Pour un matérialiste, il n’y a pas d’autre monde que notre monde et pas de vie de l’âme après la mort, mais un matérialiste peut admettre sans difficulté l’existence d’états mentaux distincts des états physiques sous réserve qu’il ne s’agisse pas d’états mentaux d’âmes dépourvues de corps. Plus, pour un matérialiste, ce que nous appelons pensée n’est pas nécessairement un prédicat du corps ou de cette partie du corps qu’on appelle cerveau. En tant que matérialiste, je n’ai aucun mal à admettre que j’ai accès à la pensée de Platon, bien que le cerveau de Platon n’existe plus depuis un certain temps ! Plus généralement quand je communique avec un autre individu, je n’ai aucun accès à son cerveau (je n’ai pas de « cérébroscope » pour lire l’état de son cerveau), mais j’ai accès à ses pensées ou du moins à la partie de ses pensées qu’il communique ! D’où vient donc que les matérialistes ont un si fort penchant pour le matérialisme éliminativiste ? Il me semble que c’est tout simplement parce qu’ils restent entièrement dépendants de la problématique cartésienne du corps et de l’âme et qu’ils cherchent à donner une solution matérialiste aux questions posées par Descartes. Comme les cartésiens, les matérialistes éliminativistes croient que l’esprit est « à l’intérieur », dans les replis du cerveau si ce n’est pas dans l’âme. Mais c’est justement à sortir de cette problématique qu’il faudrait travailler.
Pour terminer, je reprendrai volontiers à mon compte cette prise de position de Paul Ricoeur dans ses échanges avec Changeux :
… je professe en tant que philosophe [j’ajouterais « matérialiste » pour ce qui me concerne] un agnosticisme appuyé concernant la possibilité de constituer un discours de surplomb d’où je verrais l’unité profonde de ce qui m’apparaît tantôt comme système neuronal, tantôt comme vécu mental. En dernière analyse, il s’agit de deux discours du corps.[14]
Et tout comme Ricoeur, je ne vois pas en quoi cet agnosticisme quant à la possibilité d’un discours « tiers » serait une forme de « préjugé idéaliste ». J’ai plutôt l’impression que ce sont ceux qui croient en ce discours tiers qui font preuve d’un préjugé idéaliste : ils se prennent pour Dieu !

© Denis COLLIN. Décembre 2005


[1] J.P. Changeux, op. cit. p.49.
[2] Ce sont les chiffres de Changeux en 1983. Aujourd’hui on parle plus couramment de 100 milliards de neurones pour 1015 connexions. Chaque neurone est relié à ses voisins par 10.000 connexions environ. « Mathématiquement, la possibilité d’agencement de 10.000 neurones parmi cent milliards en utilisant 1015 connexions est au-delà de tout ce que les machines et les hommes peuvent concevoir. » (Wolf Singer : « Synchronisation neuronale et représentations mentales », Pour la Science, n° 302, décembre 2002).
[3] J.P. Changeux, op. cit. p.124
[4] J.P. Changeux, op. cit. p. 146
[5] op. cit. p. 160
[6] op. cit. p. 161
[7] J.P. Changeux, op. cit. p. 166. Dans son entretien avec Ricœur (Qu’est-ce qui nous fait penser ?) Changeux rappelle son inspiration atomiste, déjà affirmée au début de L’Homme neuronal : « Démocrite se trouve proche de bien de nos préoccupations » (p.15) et, montrant les progrès faits par les matérialistes du xixe siècle, « Il aura fallu presque trois millénaires pour retrouver la pensée des atomistes grecs dans sa simplicité originelle et pour que celle-ci s’exprime enfin en toute liberté. » (p.24) Et, de fait, sa conception des images mentales semble venir tout droit de la théorie des simulacres dont Lucrèce dont un exposé détaillé.
[8] op. cit. p. 211
[9] E.Pacherie, « Les consciences », Pour la Science, n°302, décembre 2002.
[10] Paul et Patricia CHURCHLAND : Les machines peuvent-elles penser ? » (Revue « Pour la Science » mars 1990)
[11] voir H.Putnam, Représentation et réalité.
[12] Ce fonctionnalisme est indissociable de la TCE, ainsi que l’explique Fodor (op. cit.).
[13] Kant : Critique de la Raison Pure, III, 136
[14] Changeux, Ricoeur : Ce qui nous fait penser. La nature et la règle. Odile Jacob Poche, p.37

mardi 21 novembre 2006

La dialectique de la nature contre le matérialisme ?

L'article suivant a été publié dans la revue "Matière première" (n°1 - 2006 - éditions Syllepse)
La question des rapports du marxisme au matérialisme est des plus épineuse. Et ce pour deux raisons au moins. D’une part parce que le marxisme et Marx entretiennent des rapports complexes et, même si on ne va jusqu’à dire que le marxisme est l’ensemble des contresens faits sur Marx (Michel Henry), on doit bien admettre aujourd’hui que le marxisme est bien une construction qu’on peut dater des années 1890 et dans laquelle les héritiers présomptifs de Marx, de Engels à Kautsky jouent le rôle majeur. D’autre part parce que Marx lui-même entretient à l’égard du matérialisme un rapport ambigu, en dépit d’un début claironnant dans les années 1844-45, au moment de la rédaction de la Deutsche Ideologie.
D’où ce paradoxe : Marx fait des sciences de la nature un modèle théorique. Le Capital veut exposer les lois du mode de production capitaliste avec la rigueur des lois de la physique, modélisation mathématique incluse. Mais, d’un autre côté, le marxisme laisse, dans son rapport aux sciences de la nature, d’assez mauvais souvenirs. La « science prolétarienne » de l’époque stalinienne n’est pas seule en cause. Lyssenko n’est pas le seul coupable. Les vulgarisateurs de la « dialectique de la nature » de Engels apparaissent comme de piètre philosophes venant encombrer la science d’une logorrhée importune. Ici et là on cherche encore à sauver cette « philosophie marxiste » de la nature. Mais il nous semble que c’est une entreprise non seulement vaine mais aussi nocive parce qu’elle jette le discrédit sur tous les travaux menés par les marxistes dans le domaine de la philosophie des sciences.
En premier lieu, nous verrons en quoi résident les ambiguïtés du rapport de Marx au matérialisme. La deuxième partie procédera à une analyse critique de la tentative engelsienne de construire une « dialectique de la nature et nous verrons comment ce faisant Engels s’éloigne du matérialisme. Enfin, nous montrerons que les errements de la « dialectique de la nature » ne doivent pas conduire à rejeter toutes les incursions marxistes dans la philosophie des sciences : tout spécialement le Matérialisme et empiriocriticisme d’être lu ou relu, en dépit du contexte polémique assez pénible dans lequel cet ouvrage a été écrit.

Marx et le matérialisme : un rapport ambigu et complexe

Marx présente sa pensée comme un matérialisme, comme l’héritier « dialectique » du matérialisme ancien dont il se sépare pourtant nettement dès avant 1844 : la première partie de la Deutsche Ideologie, consacrée à Feuerbach est d’abord une critique de ce matérialisme ancien. Les Thèses sur Feuerbach, dont on n’a souvent retenu que la dernière, disent de manière concise jusqu’à en être énigmatiques, de quoi il s’agit :
Le principal défaut, jusqu’ici, du matérialisme de tous les philosophes – y compris celui de Feuerbach est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective. C’est ce qui explique pourquoi l’aspect actif fut développé par l’idéalisme, en opposition au matérialisme, — mais seulement abstraitement, car l’idéalisme ne connaît naturellement pas l’activité réelle, concrète, comme telle. Feuerbach veut des objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée; mais il ne considère pas l’activité humaine elle-même en tant qu’activité objective. C’est pourquoi dans l’Essence du christianisme, il ne considère comme authentiquement humaine que l’activité théorique, tandis que la pratique non ’est saisie et fixée par lui que dans sa manifestation juive sordide. C’est pourquoi il ne comprend pas l’importance de l’activité « révolutionnaire », de l’activité « pratique-critique.
Le défaut du matérialisme appliqué à l’étude des « choses sociales » est identifié clairement : il ne part pas du point de vue subjectif, c’est-à-dire de l’activité humaine pratique qu’il considère au contraire simplement « objectivement », comme un phénomène de la nature, produit passif d’une chaîne d’autres phénomènes de la nature. Il y a chez Marx une insistance sur cette approche critique du matérialisme classique qui mérite qu’on s’y attarde. On en trouve les premiers éléments dans la thèse de doctorat sur la différence des conceptions de la nature de Démocrite et Épicure. On retrouve plus tard le même souci dans la critique systématique des idées qui font des hommes les simples produits des circonstances historiques, alors que « les hommes font eux-mêmes leur propre histoire » (18 Brumaire).[1]
Nous disions que Marx a rompu assez tôt avec le matérialisme ancien. La question mérite cependant d’être posée : a-t-il jamais adhéré à ce matérialisme ancien ? Nous avons eu l’occasion de montrer qu’en réalité le premier matérialisme auquel Marx s’intéresse, le matérialisme antique est déjà l’objet d’un traitement très particulier[2]. Le plus important pour lui réside non pas dans ce qui relie Épicure à la tradition physicienne grecque, aux éléments du matérialisme ancien, mais bien plutôt dans ce qui est « idéaliste », ce qui concerne l’analyse des formes de la conscience. Ainsi cette constatation en apparence surprenante : « Ce qu’il y a de grand et de durable chez Épicure, c’est qu’il ne donne aux faits aucune préférence sur les représentations et qu’il cherche tout aussi peu à les sauver. » Donc le matérialisme épicurien présente l’intérêt majeur de ne plus être un matérialisme naïf, une nouvelle cosmologie, mais une sorte de phénoménologie.
Au-delà de cette œuvre de jeunesse, nous disposons de plusieurs textes qui définissent de manière assez précise ce qu’est la conception matérialiste de l’histoire soutenue par Marx (Idéologie AllemandeContribution à la critique de l’économie politique, postface à la seconde édition allemande du livre I du Capital) mais aucun développement un tant soit peu complet d’une ontologie matérialiste au sens le plus général du terme. Plus, lorsque Marx parle dans le Capital, de réalité matérielle, de puissance matérielle, cela ne définit pas du tout un matérialisme au sens classique du terme. La puissance matérielle du travailleur, dans Le Capital, ce n’est pas la puissance physique de ses muscles, c’est sa puissance personnelle ou subjective (envisagée sous l’angle actif, pratique), transformée dans le rapport capitaliste en puissance objective du capital. Le matérialisme de Marx est donc « anomal ».

Le retour au matérialisme

En l’absence d’un exposé conséquent du matérialisme marxien, il appartint donc aux héritiers de Marx de développer cette philosophie matérialiste dont Althusser regrettait l’absence.
C’est d’abord à Engels, puis à Plekhanov et à Lénine qu’on doit d’avoir développé cette philosophie qui sera connue sous le nom de matérialisme dialectique. C’est aussi ce pan de la production théorique du marxisme qui a déclenché les polémiques les plus hostiles au marxisme, d’autant que les médiocres sous-produits du « Diamat » cher au « petit père des peuples » ont fini un temps par envahir le marché de la vulgarisation philosophique. Comme, aujourd’hui, les passions se sont apaisées et qu’une épaisse couche de poussière a recouvert ces ouvrages un temps si célèbres, nous voudrions procéder à un inventaire du « marxisme orthodoxe » afin de nous assurer que ce qui est oublié l’est à bon droit et de vérifier s’il n’y a pas, à côté des textes à laisser à la « critique rongeuse des souris », quelques joyaux qui mériteraient d’être tirés de l’oubli.
Deux textes importants parmi les classiques abordent la question sous l’angle de la philosophie matérialiste de la nature : 1° La Dialectique de la nature(un manuscrit inachevé d’Engels) ; 2° Matérialisme et empiriocriticisme, un texte polémique de Lénine dans sa lutte contre un courant à la fois « gauchiste » et tenté par le mysticisme religieux, le courant de Bogdanov au sein du POSDR (bolchevik). Ces deux textes sont emblématiques car ils ramènent tous les deux aux sources mêmes du matérialisme antique, la conception de la nature. Ils le sont encore à un autre titre puisqu’ils placent au cœur de la réflexion le problème des rapports entre matérialisme et sciences de la nature.

Hegel, Engels et la dialectique de la nature

De Lukacs à Sartre, le reproche classique est d’imputer à Engels un esprit positiviste et dogmatique qui aurait éloigné le marxisme de la dialectique pour le ramener à un matérialisme mécaniste : incriminée dans ce processus La Dialectique de la Nature. Ce texte n’est pas à proprement parler un livre mais un ensemble d’esquisses rassemblées par les éditeurs. Or, contrairement aux affirmations hâtives de Lukacs ou de Sartre, ces manuscrits témoignent pour le moins d’une prise de distance vis-à-vis de l’inspiration matérialiste classique et rapprochent bizarrement le matérialiste Engels de l’idéaliste Hegel, au point que cette dialectique de la nature s’identifie complètement sur certains segments avec la philosophie de la nature hégélienne, telle qu’elle est exposée dans la deuxième partie de l’Encyclopédie des Sciences Philosophiques. Situation étrange : l’exposé du matérialisme marxiste est, en fait, le lieu où le marxisme est le plus proche de l’idéalisme hégélien.
Le rapport du marxisme à Hegel est un sujet mille fois rebattu. La doctrine standard est ainsi énoncée par Engels : « en fin de compte, le système de Hegel ne représente qu’un matérialisme mis la tête en bas d’un manière idéaliste d’après sa méthode et son contenu. »[3] C’est une phrase curieuse, car on ne voit pas bien ce que serait un matérialisme mis à la tête en bas. En tout cas, la philosophie hégélienne de la nature, est tout sauf matérialiste, la tête en bas ou la tête en l’air[4]. Toute cette partie du système des « sciences philosophiques » a un double objet : 1° démontrer les limites de « l’entendement », c’est-à-dire de la manière de penser des sciences de la nature, et de l’empirisme ; 2° réfuter le matérialisme.
Les marxistes s’accordent généralement pour faire des sciences de la nature des modèles d’un matérialisme pratique, à la fois par leur méthode et par leur ontologie implicite. C’est à tout cela que Hegel s’oppose en bloc. La philosophie de la nature procède à une véritable « annihilation de la matière ». En partant du recueil empirique, à travers des métamorphoses successives, Hegel dépouille la nature des « apparences » où l’enfermait la science « barbare »  (celle de Newton, au premier chef) et révèle son essence qui est l’Esprit.
Or, comme on va le voir, Engels reprend précisément cette dialectique hégélienne de la nature pour tenter de donner un cadre philosophique général au déploiement des sciences de la nature sans retomber dans ce « matérialisme métaphysique » des siècles passés contre qui il concentre ses traits.

La philosophie hégélienne de la nature

Disons d’abord quelques mots de la dialectique hégélienne de la nature. Dans L’Encyclopédie des Sciences Philoso­phiques, la philosophie de la nature est exposée dans la deuxième partie de l’ouvrage et suit immédiatement la partie consacrée à la logique. La philosophie de la nature constitue le second mouvement puisque, de la nature, Hegel dit qu’elle est «l’idée sous la forme de l’altérité», en d’autres termes qu’elle est l’idée extérieure à elle-même. Et, par conséquent, « ce que la nature montre dans sa présence n’est point liberté, mais nécessité et contingence ». Il faut comprendre quel est le propos de Hegel. Si la nature est présentée comme l’Idée sous la forme de l’altérité, cela signifie qu’il expose non une physique, au sens ancien du terme, mais, dans le même mouvement, l’idée de la nature et la critique des sciences qui posent la nature comme leur objet. La philosophie de la nature n’est pas autre chose que la physique[5] et en tant que philosophie elle a pour objet l’universel pour lui-même.
La nature est auprès d’elle-même, un tout vivant ; le mouvement qui en parcourt les étapes est plus précisément que l’idée se pose comme ce qu’elle est auprès d’elle-même ; ou, ce qui revient au même, que à partir de son immédiateté et de son extériorité qui sont la mort, elle va en elle-même pour être d’abord à titre de vivant , mais ensuite supprime aussi cette déterminité dans laquelle elle n’est que vie et se promeut elle-même à l’existence de l’esprit, lequel est la vérité et le but final de la nature et le vraie effectivité de l’être.»[6]
Ce paragraphe résume non seulement le mouvement général de L’Encyclopédie, mais aussi, à l’intérieur de cette œuvre, le mouvement de la philosophie de la nature. Ce mouvement triadique parcourt l’idée en tant que nature et détermine la division de la philosophie de la nature. A l’idée dans la détermination de l’un-hors-de-l’autre correspond la matière et donc la mécanique. Le deuxième moment est celui de l’individualité naturelle et le troisième moment correspondant à la physique organique. Il est à remarquer que la division des sciences naturelles est effectuée non à partir des objets et des méthodes propres élaborées par chaque science mais bien à partir de la pensée spéculative elle-même.
Mais d’emblée, Hegel nous prévient : la philosophie de la nature pour l’homme n’est pas la connaissance d’un fondement ni d’une origine.
Pratiquement, à l’égard de la nature […] l’homme se comporte lui-même comme un individu immédiatement extérieur, et par conséquent sensible mais qui face aux objets naturels se prend en même temps et à bon droit [souligné par nous] pour but[7].
Notons ici qu’elle exclut à l’avance toute tentative d’unifier l’histoire humaine et l’histoire naturelle, de faire une histoire naturelle de l’homme ou une anthropologie naturaliste au sens de Feuerbach. La nature n’est qu’un moyen dont l’homme est le but et la science de la nature n’est qu’une médiation sur le parcours de l’esprit. Ainsi, la culture humaine ne peut se constituer qu’en réduisant la nature à ce statut second, qu’en la posant justement comme l’altérité.
Certes, selon Hegel, « la nature est divine en soi, dans l’Idée ». La nature, en tant qu’elle est saisie idéalement, en tant que concept, peut être considérée comme Dieu. Mais s’il y a de l’esprit dans la nature, c’est un esprit caché. Car si la nature est divine conceptuellement, « telle qu’elle est, son être ne correspond pas à son concept » et, ajoute Hegel, il s’agit là d’une « contradiction non résolue ».
La philosophie de la nature de Hegel est marquée par une dévalorisation incontestable de l’élément naturel. La nature en soi, en tant que matière, n’est pas admirable. La nature n’est intéressante qu’en tant que vie parce qu’alors elle est spiritualisée, parce qu’alors elle emprunte quelque chose à l’élément spirituel. Et Hegel s’oppose au réductionnisme qui vise à ramener le vivant à la chimie. « Il faut, dit-il, tenir au surplus pour pleinement étranger à la philosophie et grossier le procédé qui aux déterminations conceptuelles a substitué tout simplement le carbone et l’azote, l’oxygène et l’hydrogène… »[8]En effet : « ce qui fait la barbarie du procédé est prendre pour l’essence d’un organe vivant, disons même pour son concept, le caput mortuum extérieur, la matière inerte dans laquelle la chimie a tué pour la seconde fois une vie déjà inanimée. »[9] C’est bien parce que la nature est vie qu’elle est un moment du parcours de l’Encyclopédie. Or elle n’est vie qu’autant qu’elle est contradictoire, qu’elle se nie elle-même, qu’elle est supprimée. La « dialectique de la nature » hégélienne est la dialectique de l’abolition de la nature posée comme quelque chose d’extérieur à l’esprit.
Cette dévalorisation de la nature fonde une dévalori­sation des sciences de la nature, spécifiquement de la physique. Les sciences de la nature ne peuvent s’élever qu’au niveau de l’entendement et ne parviennent jamais à la Raison tant qu’elles restent au niveau de la nature en elle-même. Au §270 de la Philosophie de la Nature, Hegel peut ainsi opposer la manière «sublime» dont Kepler a exposé les lois célestes à «la prétendue force de gravité de Newton» qui n’est «mise en lumière qu’à partir de l’expérience et par induction». Kepler en effet démontre ces lois en faisant uniquement appel à un raisonnement mathématique, de manière spéculative alors que Newton, et avec lui toute la science moderne, s’appuie sur l’expérience et intègre dans l’expression des lois physiques des constantes qui selon Hegel expriment la réduction des lois naturelles à une contingence empirique. Hegel connaît les développements des sciences de son époque, mais il en refuse les implications philosophiques et cherche à intégrer ces dévelop­pements dans son propre système. Il refuse ce qui définit spécifiquement une «théorie physique». Ce qui le conduit à des positions un peu surprenantes en matière de sciences physiques, qui semblent renvoyer les sciences assez loin en arrière. L’opposition qu’il développe entre Kepler et Newton recoupe l’opposition grecque entre les mondes célestes et les mondes sublunaires. Ainsi Hegel donne un statut privilégié aux «corps planétaires» car «en tant qu’ils sont les corps immédiatement concrets, les corps planétaires sont les plus achevés dans leur existence»[10]. En outre, Hegel aborde souvent la nature sous l’angle d’une métaphysique substantialiste, au sens où Bachelard la définit. On en trouve des expressions frappantes comme celles-ci « L’obscur qui est d’abord le négatif de la lumière », expression qui renvoie incontestablement aux théories de Goethe sur la lumière conçue comme élément simple, les couleurs étant le résultat du conflit entre la lumière et l’obscurité. Ainsi les sciences de la nature doivent, selon Hegel, non pas définir leur objet propre et leur méthode propre, mais être intégrées dans la Science qui est nécessairement la science philosophique.
Si la nature est objet de science, c’est en tant qu’elle est vie, manifestation d’un principe qui suppose une finalité, c’est-à-dire une raison d’être. Or, selon Hegel, les sciences comme la physique newtonienne ne saisissent la nature que comme matière inerte, comme mort. La philosophie de la nature suit le mouvement ternaire qui caractérise le système de Hegel. Dans un premier temps, la nature est en soi, elle est alors mécanique. Dans un deuxième temps, elle est posée sous forme de physique; en tant que forme matérialisée, la matière devient forme ou « matière qualifiée ». Dans un troisième temps, cette négation est à son tour niée et l’idée parvient à l’existence immédiate comme vie; c’est le moment de la physique organique qui elle-même procède selon trois phases (la vie comme structure dans la géologie, la vie comme subjectivité formelle dans le monde végétal, la vie en tant que subjectivité concrète dans le monde animal). La science de la vie animale apparaît comme le sommet de la philosophie de la nature, et s’il en est ainsi, c’est parce que la vie n’est déjà plus vraiment nature ; elle emprunte sa matière en dehors de la nature, dans l’esprit. La philosophie de la nature de Hegel est donc très nettement vitaliste, c’est-à-dire qu’elle va exactement à l’opposé du mouvement de la science depuis le xviie siècle qui tend à réduire le vital et l’organique à l’inerte et au non organique, la physique organique à la chimie et la chimie à la physique. C’est ce qui donne son sens au refus du principe d’inertie tel que Hegel l’expose dans la dissertation de 1801 sur les orbites des planètes :
Puisque la science mécanique reste étrangère à la vie de la nature, la seule notion primitive qu’elle puisse appliquer à la matière, c’est la mort, cela qu’on appelle la force d’inertie, c’est-à-dire l’indifférence au repos et au mouvement.[11]
Le but de la philosophie de la nature est la dissolution de la nature posée hors de la conscience pour parvenir à la vraie science, celle de l’esprit. C’est ainsi qu’on peut expliquer cette étonnante défense de Paracelse qui figure au §316[12], alors même que la chimie moderne était née avec Lavoisier dont Hegel connaissait les travaux : La multiplicité empirique des substances élémentaires que révèle cette chimie entre difficilement dans le schème hégélien. La philosophie de la nature ne prend son sens que comme procès de négation du monde naturel et affirmation du seul caractère divin de l’esprit.

La philosophie de la nature hégélienne et les méprises marxistes

Ainsi l’idée de fonder une science matérialiste sur la base de la dialectique hégélienne apparaît-elle comme une formidable méprise. Laquelle aboutit à une philosophie confuse, nommée « matérialisme dialectique » qui reprend le plus souvent les aspects les contestables du hégélianisme. Le matérialisme est la considération de la nature sans adjonction exté­rieure, affirment la plupart des marxistes. Or le matérialisme dialectique adjoint la dialectique à sa considération de la nature. Qui plus est une considération antinomique au matérialisme car, par construction, pourrait-on dire, la dialectique hégélienne est dirigée contre le matérialisme et contre les sciences de la nature.
La lecture matérialiste dialectique de Hegel s’appuie sur la séparation du système et de la méthode, la méthode pouvant être transférée sans dommage à une conception matérialiste. Or cette séparation de la méthode et du système est impossible, sauf à réduire la dialectique hégélienne à quelques prétendues « lois générales de la pensée » (comme s’il pouvait y avoir des « lois de la pensée » indépendantes du contenu pensé). La systématicité n’est pas quelque chose qui vient après, qui résume et organise un ensemble de résultats acquis par la pensée. Au contraire la pensée n’a de sens, de vérité que si elle est une pensée du système. Dans la philosophie allemande (depuis Kant) les mots « systématique » et « scientifique » sont employés pratiquement comme des synonymes ; le système de la science n’est pas différent de la science elle-même. Faute de mettre ce système au centre de toute analyse de l’oeuvre, on fait de Hegel « le créateur d’une méthode passe-partout, claudication se dépassant en unijambisme, la trop célèbre trilogie dialectique : thèse – antithèse – synthèse. » François Châtelet ajoute :
Il n’y a pas, répétons-le, de méthode dialectique ; il y a la réalité du discours qui, confronté à ce qu’il désigne, est contraint de se développer selon une logique qui doit conférer aux oppositions : immédiat-médiation, identité-contrariété, substance-sujet, leur signifi­ca­tion effective.[13]

Le matérialisme dialectique

Engels repart de Hegel dont le « plus grand mérite fut de revenir à la dialectique comme à la forme suprême de la pensée »[14]. Une dialectique qui fut le lot commun des philosophes grecs « tous dialecticiens par naissance »[15] et qu’on retrouve à l’époque moderne chez Descartes et Spinoza. La dialectique s’oppose à la « philosophie moderne » qui s’est «embourbée, surtout sous l’influence anglaise, dans le mode de pensée dit métaphysique qui domine aussi presque sans exception les Français du xviiie siècle du moins dans leurs oeuvres spécialement philosophiques ».[16] Cette méthode, ce mode de pensée «métaphysique», vient des sciences de la nature qui nécessitent « la décomposition de la nature en ses parties singulières, la séparation des divers processus et objets naturels en classes déterminées… »[17]. Or dit encore Engels, « cette méthode nous a également légué l’habitude d’appréhender les objets et les processus naturels dans leur isolement, en dehors de la grande connexion d’ensemble, par conséquent non dans leur mouvement mais dans leur repos ; comme des éléments non essentiellement variables, mais fixes ; non dans leur vie, mais dans leur mort.»[18] Ce que Hegel appelle « l’ancienne métaphysique », celle qui eut cours avant la philosophie kantienne qui se caractérise par la considération des objets de la raison du seul point de vue de l’entendement[19]. Avec cette ancienne métaphysique on trouve l’empirisme, dit encore Hegel. Or les adversaires désignés de Engels sont justement les empiristes :
Et quand, grâce à Bacon et Locke, cette manière de voir passa de la science de la nature à la philosophie, elle produisit l’étroitesse d’esprit spécifique des derniers siècles, le mode de pensée métaphysique.[20]
Qu’on nous pardonne ces minuties « marxographiques ». Mais la réhabilitation de Hegel et la dénonciation de l’empirisme et du matérialisme « métaphysique » des Lumières représentent un véritable renversement complet au sein du « marxisme » : en 1845, Engels co-signait avec Marx la Sainte Famille, ouvrage dans lequel les empiristes anglais (et avant eux les nominalistes) étaient consi­dérés comme les véritables ancêtres du matérialisme et, en particulier, des maté­rialistes français : les premiers, ils avaient mis en cause la métaphysique. En 1845, empiristes et matérialistes étaient les alliés privilégiés contre la philosophie idéaliste allemande. Dans les années 1875, quand Engels entreprend la construction du « maté­rialisme dialectique », c’est Hegel l’allié privilégié et les empiristes deviennent l’ennemi principal. Dans ce tête-à-queue, les marxistes verront peut-être un « processus dialectique » ! Vers 1845, l’esprit «chimérique» est la philosophie spéculative ; en 1878 dans un des manus­crits publiés sous le titre Dialectique de la nature, Engels renverse cette « ancienne conscience philosophique »:
Il y aura donc peu de chances que nous nous trompions, si nous cherchons le comble de l’esprit chimérique, de la crédulité et de la super­stition, non pas dans ce courant des sciences naturelles qui, comme la philosophie de la nature en Allemagne, a cherché à contraindre le monde objectif à entrer dans le cadre de la pensée subjective, mais bien plutôt dans la direction opposée, dans cette di­rec­­tion qui, se targuant d’utiliser uniquement l’expérience, traite la pensée avec un sou­ve­rain mépris et, en fait, est allée le plus loin dans la pauvreté de la pensée. Cette école est prédominante en Angleterre.[21]

Les lois de la dialectique

Et de fait, Engels abandonne les points de départ empiriques revendiqués dans L’Idéologie Allemande. Ainsi, la Dialectique de la Nature commence par un exposé de la dialectique, en tant que « science des connexions, en opposition à la métaphysique ». Ses « lois » se réduisent à trois : loi du passage de la quantité en qualité et inversement, loi de l’interpénétration des contraires, loi de la négation de la négation[22]. Engels réduit la logique de Hegel à des lois simples qui doivent remplacer ou compléter les lois de la logique formelle classique, mais ce sont également des lois formelles puisque, comme matérialiste, Engels est obligé au début de l’exposé de les priver du contenu systématique idéal qu’elles ont chez Hegel.
Toutes trois, sont développées à sa manière idéaliste par Hegel comme de pures lois de la pensée […] La faute consiste en ce que ces lois sont imposées d’en haut à la nature et à l’histoire comme des lois de la pensée au lieu d’en être déduites.[23]
On peut faire remarquer que ce que Engels prétend emprunter à Hegel est bien peu hégélien. Ainsi la fameuse loi du « passage de la quantité en qualité » est présentée au §111 de l’Encyclopédie en conclusion de la doctrine de l’être (à dire vrai, chez Hegel, il s’agit du passage la qualité à la quantité) et elle est un des moments de la réfutation de l’atomisme… Pour la « loi de l’interpénétration des contraires », Engels renvoie à la doctrine hégélienne de l’essence. Mais celle-ci ne dit pas que les choses sont contradictoires ; elle montre « l’inanité de l’opposition entre concepts prétendument contradictoires. » Hegel met en cause la restriction de la raison à la logique formelle. La critique hégélienne du principe d’identité, que Engels reprend entièrement à son compte, porte sur : « Au lieu d’être une loi vraie de la pensée, ce principe est seulement la loi de l’entendement abstrait ». Engels, faisant de la nature « le banc d’essai de la dialectique »[24] condamne le principe d’identité à partir des difficultés de son application aux phénomènes de transition observés dans la nature (tout être organique, dit-il, est à chaque instant à la fois le même et pas le même) et réduit ce principe à celui du bon sens. Mais la critique du principe d’identité chez Hegel ne s’appuie pas sur des exemples empiriques mais sur l’analyse de la structure de l’opération intellectuelle en quoi consiste l’affirmation d’une identité. Il montre la forme contradictoire de l’affirmation du principe d’identité : « Déjà la forme même de la proposition est en contra­diction avec elle, car une proposition promet aussi une différence entre sujet et prédicat ; or celle-là ne fournit pas ce qu’exige sa propre forme ».[25] Il ne s’agit pas d’une réfutation du principe d’identité, mais de la découverte que la forme même sous laquelle ce principe est énoncé contient la différence. C’est précisément pourquoi Hegel place au point de départ de la doctrine de l’essence ce qui constitue le noeud de sa logique, l’identité de l’identité et de la différence. On peut rechercher dans l’histoire de la pensée allemande – notamment théologique – la genèse de ces développements hégéliens. Il apparaîtra que le principe de l’identité de l’identité et de la différence, qui est aussi le principe de l’unité des contraires s’est développé non à partir des sciences positives et de l’observation de la nature comme feint de la croire Engels, mais bien comme une tentative pour résoudre les paradoxes fondamentaux de la révélation chrétienne – par exemple le paradoxe du Père et du Fils dont l’identité et la différence furent au centre de l’hérésie arienne et du concile de Nicée. Drôle de source pour le matérialisme « non métaphysique » !
La troisième loi de la dialectique, celle de la négation de la négation constitue, pour Engels, « la loi fondamentale pour l’édification du système tout entier »[26]. Or cette négation de la négation est curieusement très peu développée chez Engels. Le seul passage où le sujet est un tant soit peu traité est celui où il polémique contre Dühring à propos de son rôle dans l’accouchement du communisme. Dühring reproche à Marx d’utiliser la « négation de la négation » comme moyen de déduction a priori du mouvement historique. Engels fait justement remarquer que Marx n’utilise jamais cette « loi fondamentale de la dialectique » dans son analyse ; c’est uniquement à la fin du livre I du Capital, après avoir démontré quels antagonismes travaillent le mode de production capitaliste, qu’il parle de la négation de la négation. La dialectique serait donc chez Marx une affaire purement formelle – ou comme Marx le dit lui-même une coquetterie avec la manière hégélienne. Dans sa polémique contre Dühring, Engels démontre donc le contraire de ce qu’il voulait démontrer, savoir le caractère fondamentalement inessentiel de la dialectique dans le système marxien.
Que reste-t-il donc des lois de la dialectique ? Peu de choses sinon une idée vague de mouvement, de connexions entre toutes les choses, d’interpénétration des contraires ; bref, réduit à ces quelques « lois », le matérialisme dialectique est un galimatias. Engels en déclarant que les lois dialectiques ne sont que le résultat de l’abstraction de l’étude du monde réel, identifie le mouvement réel des choses et le mouvement de la pensée et donc rejoint l’idéalisme hégélien, c’est-à-dire l’idéalisme tout court pour qui « c’est la même chose que penser et être ». Chez Hegel, « l’Idée logique s’expose, en tant que logique, comme étant immédiatement, identiquement, son Autre, la nature »[27], Engels renverse en quelque sorte cette proposition et donc la retrouve derechef.

Dialectique et sciences de la nature

La lecture de ces liasses de manuscrits où Engels note les points qu’il doit développer dans la préparation de sa « dialectique de la nature » est tout à fait éclairante. Les dernières réserves à l’égard de Hegel tombent. Sa philosophie de la nature est réhabilitée face à la science positiviste. Mais de proche en proche c’est l’ensemble de la philosophie de Hegel qui paraît retrouver la plus haute place. Ainsi à propos de la distinction entre entendement et raison, Engels approuve la distinction hégélienne :
Cette distinction hégélienne, selon laquelle seule la pensée dialectique est rationnelle, a un certain sens.[28]
Engels défend la « théorie du concept », telle qu’elle est exposée dans la Logique, en opposition avec les philosophies de la nature de son époque (notamment celle de Haeckel) dont il dénonce « l’absurdité ». La « charlatanerie de l’induction » qui « vient des Anglais » est également mise à mal et Engels lui oppose la démarche hégélienne « général, singulier, particulier » telle qu’elle est exposée dans la troisième section de la Logique[29]. Notons que cette troisième section de la Logique que Engels oppose à la « charlatanerie » des Anglais et à « l’absurdité » de Haeckel est précisément celle où est Hegel définit l’Idée en termes on ne peut plus clairs et opposés à toute interprétation matérialiste :
L’idée peut être saisie comme la raison […] ensuite comme le sujet-objet, comme l’unité de l’idéel et du réel, du fini et de l’infini, de l’âme et du corps-vivant, comme la possibilité qui a son effectivité auprès d’elle-même […][30]
Et c’est à partir de ce développement de l’Idée que Hegel construit la nature non comme donné immédiat, irréductible, mais comme l’idée qui saisit intuitivement.[31] Engels approuve également Hegel dans le refus du noumène kantien inconnaissable et de là il tire que Hegel est « un matérialiste beaucoup plus résolu que les savants modernes »[32]. C’est là une remarque qu’on retrouvera fréquemment sous la plume de Lénine dans ses cahiers de lecture consacrés à Hegel.[33]
Ainsi, la dialectique de la nature de Engels prendra de plus en plus nettement l’allure d’une simple copie de la philosophie de la nature de Hegel. Non seulement la méthode et les lois dialectiques, mais les exemples eux-mêmes sont identiques. Ainsi à propos de l’attraction et de la répulsion : « Toute la théorie de la gravitation repose sur l’affirmation que l’attraction est l’essence de la matière. Cela est nécessairement faux. Là où il y a attraction, il faut qu’elle soit complétée par la répulsion »[34]. Et donc : « Hegel est génial même en ceci qu’il déduit l’attraction comme élément second, de la répulsion comme élément primaire : un système solaire ne se forme que parce que l’attraction prend progressivement le pas sur la répulsion primitivement présente. »[35] Engels approuve ici et trouve « génial » précisément ce qui a été le plus reproché à la philosophie de la nature de Hegel, à savoir la déduction des lois de la nature à partir de constructions philosophiques spéculatives (comme ici la dialectique de l’attraction et de la répulsion que Hegel expose dans la Logique). Et donc Engels reprend à son compte cette méthode « géniale » et postule lui aussi une force de répulsion comme complément dialectique nécessaire de l’attraction.
En faisant de catégories empruntées à une physique encore naïve des lois générales de la pensée, la « dialectique de la nature » s’expose à sombrer dans l’insignifiance. Attraction et répulsion sont des termes typiques exprimant le fait que les hommes ont tendance à projeter sur la nature toute entière leur propre complexion. La physique a remplacé ces appellations par celle d’interaction. Pourquoi donc Engels se réjouit-il de voir la convergence entre Hegel et la « répulsion primitivement présente » ? Pour des raisons purement métaphysiques. La contradiction est considérée comme motrice, manière logique de reprendre la pensée d’Héraclite qui fait du conflit l’origine de toutes choses ! Évidemment, la répulsion n’est pas plus primitive que l’attraction.
De la même manière, Hegel, qui a « anticipé sur les découvertes ultérieures des sciences de la nature »[36], fournirait-il les éléments de la théorie cinétique des gaz dans laquelle la chaleur agit comme une force de répulsion.
Extension abusive des images familières, substantialisme (la force répulsive primitive est le type même des qualités occultés), on pourrait facilement repérer dans le propos de Engels les « obstacles épistémologiques » dont Bachelard fait le catalogue dans La formation de l’esprit scientifique.
Plus généralement Engels estime que la science vit toujours, consciemment ou inconsciemment, sous la coupe d’une philosophie et si elle le fait inconsciemment, elle tombe sous la coupe d’une mauvaise philosophie. « Ceux qui vitupèrent le plus la philosophie, dit-il, sont précisément esclaves des pires restes vulgarisés des pires doctrines philosophiques. »[37] En étudiant les catégories de la pensée – et selon Engels, Hegel est le premier depuis Aristote à avoir repris sérieusement cette tâche – la philosophie fournit à la science l’aide la plus précieuse. Citant un morphologiste anglais qui affirmait que l’idée archétype existait bien avant l’espèce animale qui l’incarne, Engels commente ironiquement :
Si c’est un savant mystique qui dit cela, sans penser à rien en le disant, cela passe ; mais si c’est un philosophe qui en le disant pense quelque chose et même au fond une chose juste, bien que présentée à l’envers, c’est du mysticisme et un crime inouï.[38]
Engels envisage que la philosophie se perde dans la «science positive» mais seulement quand les sciences positives auront assimilé la dialectique. Encore restera-t-il à la philosophie le champ de la théorie pure de la pensée. Engels considère que la science positiviste maintient en vie les déchets de l’ancienne métaphysique. Le matérialisme dialectique n’est donc pas un scientisme, il fait pas découler les positions philosophiques des résultats acquis dans les sciences, mais bien au contraire, il considère que les sciences n’ont d’avenir que pour autant qu’elles deviennent dialectiques, donc qu’elles se mettent à l’école de la philosophie qui reste bien la science de la science, en tant que théorie de la pensée pure.
Engels se situe dans le cadre de la philosophie hégélienne de la nature, convaincu qu’il est que le danger le plus grand n’est pas la déduction a priori des lois de la nature mais bien l’empirisme plat qui trouve son contrepoint dans le spiritisme et toutes les formes de l’irrationalisme moderne. La difficulté et les méprises qui ont suivi tiennent à ceci : Engels attaque, sous le nom de métaphysique, non la méta­physique elle-même mais la science basée tout à la fois sur le principe d’identité et la place fondamentale de l’expérience, bref la cible même de toute la pensée hégélienne, la philosophie réduite à l’entendement. Cependant, Engels affirme ainsi combattre la métaphysique au nom de la science moderne, alors que Hegel combat le dogmatisme pour réaliser la métaphysique. Tout naturellement Engels revient ainsi à de nombreux éléments de ce système de Hegel dont il avait voulu extraire la méthode. Mais comme il y revient inconsciemment, ou sans vouloir en tirer toutes les conclusions, ce qui chez Hegel était cohérent et parfois grandiose devient chez Engels tout à fait incohérent et transforme en chimères les thèses de la dialectique de la nature.

L’impossible dialectique de la nature

La philosophie de la nature n’est pas une partie surajoutée mais bien une pièce essentielle du système de Hegel dans son ensemble. On ne peut pas vouloir être dialecticien au sens de la dialectique de Hegel et refuser en même temps la « dialectique de la nature ». De la même manière, accepter la dialectique comme méthode et rejeter le système de Hegel, c’est disloquer la dialectique elle-même. Si on accepte ce cadre théorique, la tentative de construction d’un « matérialisme dialectique » ne pouvait que conduire à une incohérence fondamentale.
Dans l’étude des textes de Engels, il ne s’agit pas de mettre en évidence des opinions sans liens entre elles au moyen de phrases isolées ; bien au contraire, c’est toute une problématique nouvelle (par rapport à Marx) qui s’affirme, même si elle reste en partie masquée par les dénégations qui maintiennent officiellement le lien entre cette philosophie de la nature et les positions anciennes défendues en commun vers 1845 par Marx et Engels. Progressivement s’agence une conception théorique qui définit la « philosophie du marxisme » comme une sorte de hégélianisme corrigé et qui conduit, ainsi que le remarque Colletti, à construire le matérialisme dialectique comme la reprise pure et simple de la dialectique hégélienne de la matière et de la philosophie de la nature mais dans un contexte qui lui est radicalement étranger. La restauration hégélienne conduit à la mise en cause de toutes les spécificités de la philosophie marxienne. Mais ce nouvel hégélianisme est amputé du système qui fait de la dialectique le mouvement même de l’Encyclopédie et de la culture humaine. Le matérialisme dialectique apparaît alors comme l’application extérieure de lois formelles de la pensée. Si le texte de Engels se présente encore comme un commentaire et une illustration assez érudite sur le plan scientifique de la philosophie de la nature hégélienne, chez les «épigones» on tombe dans ce « formalisme monotone » critiqué par Hegel :
Le produit de cette méthode qui consiste à coller les deux ou trois déterminations du schéma général sur toutes les choses célestes et terrestres, sur toutes les figures naturelles ou spirituelles, à tout ranger de cette manière, n’est rien moins qu’un lumineux rapport sur l’organisme de l’univers, c’est-à-dire un tableau semblable à ces squelettes encollés de petites fiches ou ces rangs de boîtes fermées adornées d’étiquettes qu’on trouve dans les boutiques de marchands d’épices[39].
On peut dire finalement que le matérialisme dialectique inverse exactement les buts qu’il s’était fixés. Au lieu de reprendre la méthode vivante en démontant le système idéaliste, il reconstruit un système au fond tout aussi idéaliste que celui de Hegel mais en le privant de sa véritable dialectique, laquelle explicite les moments et les contradictions dans lesquels se constitue un savoir.
Sans doute la situation intellectuelle de la fin des années 1870 est-elle bien différente de celle des années 1840 et explique-t-elle en partie cette involution du marxisme : en effet « l’ennemi principal » n’est plus la philosophie spéculative mais un positivisme qui s’oppose au marxisme y compris au sein du mouvement socialiste. Néanmoins, quelles que soient les raisons « tactiques » de ce renversement, les deux positions, celle de Marx et Engels dans les années 1845 et dans toute l’oeuvre théorique de Marx d’une part et celle de Engels dans les textes de la fin des années 1870 d’autre part, sont difficilement conciliables dans une même problématique théorique. Il faut bien admettre que les présuppositions philosophiques qui conduisent au matérialisme historique tel qu’il est exposé dans La Sainte Famille et dans l’Idéologie Allemande et les présuppositions philosophiques du maté­rialisme dialectique telles qu’elles sont développées par Engels – avec l’accord explicite de Marx ! – sont rigoureusement contradictoires et par conséquent que la doctrine marxiste unissant matérialisme historique et matérialisme dialectique, quels que soient les «liens dialectiques» qu’on ait pu placer entre les deux, n’est qu’un bric-à-brac de positions contradictoires et nullement le développement d’une problématique philosophique unique. C’est bien pourquoi le marxisme est philosophiquement introuvable.

Lénine philosophe des sciences ?

Est-ce à dire qu’il faille abandonner à son triste sort tout ce qui s’est produit sous le nom « matérialisme dialectique » ? Certainement pas. À l’opposé des malheureuses tentatives de Engels, le solide réalisme gnoséologique de Lénine, exposé dans Matérialisme et Empiriocriticisme, s’il n’est pas très original, reste un des écrits de la tradition marxiste les plus mieux informés et les plus utiles dans les discussions actuelles.
Mach est un physicien (son nom est donné au rapport entre la vitesse relative d’un projectile dans un fluide et celle du son dans ce fluide), un historien des sciences et un philosophe qui joue un certain rôle au tournant du XIXe et XXe siècle. Il influence la formation intellectuelle d’Einstein et sera un des maîtres à penser du positivisme logique et du Wiener Kreis. C’est assez bizarrement qu’il se retrouve au centre d’une querelle chez les marxistes russes : l’empiriocriticisme de Mach était devenu la philosophie des opposants « gauchistes » à Lénine au sein du parti bolchevik dans les années qui suivent la première révolution russe, celle de 1905. C’est contre eux que Lénine va écrire Matérialisme et empiriocriticisme, un ouvrage pas toujours très bon mais qui défend avec fermeté un point de vue réaliste en science justement contre Mach qui soutient que l’objet propre de la science, ce sont finalement nos sensations.
Mach considère que les interrogations sans fin sur la nature ultime de la matière sont dépourvues de sens. La matière affirme-t-il, n’est pas une « substance », mais un concept, un « symbole de pensée » qui est substitué (d’ordinairement inconsciemment) à un ensemble de relations que nous entretenons avec les objets et qu’ils entretiennent entre eux (impénétrabilité, intangibilité, etc.)
Pour Mach, donc, la tâche de la science n’est pas l’explication d’une hypothétique réalité en soi, mais « l’économie de la pensée », c'est-à-dire la représentation économique des faits en adaptant les pensées aux faits et les pensées entre elles.
« La science ne peut avoir pour mission que : 1. Rechercher les lois des rapports entre les représentations (psychologie). 2. Découvrir les lois des rapports entre les sensations (physique). 3. Expliquer les lois des liaisons entre les sensations et les représentations (psychophysique). »[40]
La physique a pour objet les liaisons entre les sensations, non entre les choses ou les corps dont nos sensations sont l’image. Mach reprend la même idée, en 1893, dans sa Méca­nique : « Les sensations ne sont pas des symboles des choses ». La « chose » est au contraire un symbole mental pour un complexe de sensations d'une stabilité relative. Ce ne sont pas les choses (les corps), mais bien les couleurs, les sons, les pressions, les espaces, les durées (ce que nous appelons d'ha­bitude des sensations) qui sont les véritables éléments du monde. »
Lénine n’a pas tort de voir là le retour en force du solipsisme (le monde n’existe pas, n’existent que mes sensations) et de l’idéalisme de Berkeley. Le monde n’est rien d’autre que la représentation de mes sensations ! Voici encore une affirmation radicale de Mach :
« ... Il est vrai alors que le monde n'est fait que de nos sensations. Mais nous ne connaissons en ce cas que nos sensations, et l'hypothèse de l'existence des éléments constants, ainsi que leur interaction qui n'engendre que des sensations, devient tout à fait oiseuse et superflue. Ce point de vue ne peut convenir qu'à un réalisme flottant ou à un criticisme flottant »
On se demande même de quel droit Mach parle de « nos » sensations, sauf s’il s’agit d’un « nous » de majesté. Car les sensations des autres me sont évidemment inconnues. Ce ne sont que des représentations des sensations que j’ai des sensations des autres. Le solipsisme est inévitable si le monde n’est que « nos » sensations.
Lénine commente ainsi :
Nous lisons au paragraphe 6 du chapitre XI de l'Analyse des sensations : « Si je pouvais ou si quelqu'un pouvait, à l'aide de divers procédés physiques et chimiques, observer mon cerveau au moment où j'éprouve une sensation, il serait possible de déterminer à quels processus s'effectuant dans l'organisme sont liées telles ou telles sensations ... » (p. 197).
Très bien ! Ainsi nos sensations sont liées à des processus déterminés s'effectuant dans notre organisme en général et dans notre cerveau en particulier ? Oui, Mach forme très nettement cette « hypothèse », ‑ il serait plutôt difficile de ne pas la former au point de vue des sciences de la nature. Mais, permettez, c'est cette même « hypothèse » de ces mêmes « éléments constants et de leur interaction » que notre philosophe a proclamée oiseuse et superflue ! Les choses, nous dit‑on, sont des complexes de sensations; aller au‑delà, nous assure Mach, ‑ considérer les sensations comme des produits de l'action des choses sur nos organes des sens, c'est de la métaphysique, une hypothèse oiseuse, superflue, etc., à la Berkeley. Or le cerveau est une chose. Il n'est donc, lui aussi, qu'un complexe de sensations. Il s'ensuit qu'à l'aide d'un complexe de sensations, moi (car le moi n’est lui aussi qu'un complexe de sensations), je perçois des complexes de sensations. Charmante philosophie ! On commence par décréter que les sensations sont les « vrais éléments du monde, et on construit sur cette base un berkeleyisme « original »; puis on introduit sournoisement des vues opposées, d'après lesquelles les sensations sont liées à des processus déterminés s'effectuant dans l'organisme. Mais ces « processus » » ne sont-ils pas liés à l'échange de matières entre l'« organisme » et le monde extérieur ? Cet échange de matières pourrait-il avoir lieu si les sensations de l'organisme en question ne lui donnaient pas une idée objectivement exacte de ce monde extérieur ?
Mach ne se pose pas de questions aussi embarrassantes : il réunit mécaniquement des fragments de la doctrine de Berkeley et des conceptions tirées des sciences de la nature, qui s'inspirent spontanément de la théorie matérialiste de la connaissance... « On se pose parfois cette question, écrit-il au même endroit : la « matière » (inorganique) n'a-t-elle pas, elle aussi, la faculté de sentir ... » Ainsi, la question de la sensibilité de la matière organique ne se pose même pas ? Les sensations ne sont donc pas primordiales, elles ne représentent qu'une des propriétés de la matière ? Mach saute ici par‑dessus toutes les absurdités du berkeleyisme ! ... « Cette question, dit-il, est tout à fait naturelle si l'on part des notions physiques habituelles, généralement répandues, d'après lesquelles la matière est la donnée réelle, immédiate et certaine, servant de base à tout, tant à l'organique qu'à l'inorganique ... » Retenons bien cet aveu vraiment précieux de Mach que, d'après les notions physiques habituelles et généralement répandues, la matière est considérée comme la réalité immédiate, dont une variété seule (la matière organique) est douée de la faculté nettement exprimée de sentir... « Car s'il en est ainsi, poursuit Mach, la sensation doit apparaître à l'improviste à partir d’un certain degré de complication de la matière ou doit exister, pour ainsi dire, dans les fondements mêmes de l'édifice. Cette question, selon nous, est erronée quant au fond. Pour nous, la matière n'est pas la donnée première. Cette donnée première est plutôt représentée par les éléments (qu'on appelle sensations dans un certain sens bien déterminé) ... »
Les sensations sont donc les données premières, bien qu'elles ne soient « liées » qu'à des processus déterminés dans la matière organique ! Et, en énonçant cette énormité, Mach semble reprocher au matérialisme (à la « notion physique habituelle, généralement répandue »), de ne pas trancher la question de l'« origine » des sensations. Bel exemple des « réfutations » du matérialisme par les fidéistes et leurs caudataires. Quel autre point de vue philosophique « tranche » un problème pour la solution duquel on n'a pas encore réuni suffisamment de données ? Mach lui-même ne dit-il pas, dans le même paragraphe : « tant que ce problème (savoir « jusqu'où les sensations sont répandues dans le monde organique) ne sera résolu dans aucun cas spécial, il sera impossible de répondre à cette question ?
Le livre de Lénine a des faiblesses qui tiennent au genre plus qu’au fond philosophique. Mêlant une polémique philosophique à une polémique politique sur la tactique révolutionnaire à suivre en Russie et recourant plus qu’à son tour à l’argument d’autorité (« Marx a dit ! »), un argument qui pouvait avoir du poids pour les militants du parti bolchevik mais n’en a guère pour nous, Lénine voit cependant clairement le fond de la discussion avec Mach.
Ce qui intéresse les « gauchistes » chez Mach, c’est la polémique contre le matérialisme : si le « matérialisme historique » est non et non avenu, il est possible de se défaire de l’orthodoxie marxiste qui interdit tout progrès vers le socialisme qui ferait l’impasse sur la révolution démocratique – ce qui s’en déduit, la participation à la douma d’Empire, par exemple. Mach est donc instrumentalisé d’abord par ses sectateurs dans une bataille où la gnoséologie n’a pas beaucoup de place. Cependant, et c’est un de ses mérites essentiels, Lénine répond sur le fond, c’est-à-dire sur la gnoséologie. Il définit le matérialisme précisément de cette manière :
La matière est une catégorie philosophique servant à désigner la réalité objective donnée à l’homme dans ses sensations qui la copient, ma photographient, la reflètent, et qui existe indépendamment des sensations.[41]
Et un peu plus loin, encore ceci :
Il faut, pour être matérialiste, admettre la vérité objective qui nous est révélée par les organes des sens.[42]
Cette définition du matérialisme bouleverse les classifications traditionnelles, celles qu’établit la métaphysique des grands philosophes. À l’aune de la définition de Lénine, Aristote est un pur matérialiste lui qui affirme que si nos sens ne sont pas viciés ils nous donnent les choses elles-mêmes. La philosophie de Kant est, selon ces mêmes critères, une tentative de réconciliation du matérialisme et de l’idéalisme :
Le caractère essentiel de la philosophie de Kant, c’est qu’elle concilie le matérialisme et l’idéalisme, institue un compromis entre l’un et l’autre, associe en un système unique deux courants différents et opposés de la philosophie. Lorsqu’il admet qu’une chose en soi, extérieure à nous, correspond à nos représentations, Kant parle en matérialiste. Lorsqu’il la déclare inconnaissable, transcendante, située dans l’au-delà, il se pose en idéaliste.[43]
Tout cela est à l’évidence schématique. Les besoins de la polémique expliquent ces simplifications. Il demeure que Lénine fait coïncider le matérialisme comme ontologie avec le réalisme comme gnoséologie. Ce qui lui permet de réhabiliter le matérialisme, notamment contre tous ceux qui l’accusent d’être une métaphysique ou une mystique. Alors que la critique du dernier Engels contre le « matérialisme mécanique » ou « vulgaire » est féroce, Lénine limite les reproches à faire à ce matérialisme, du XVIIIe siècle principalement, à trois remarques reprises de l’Anti-Dühring.
1) le « mécanisme » auquel il faudrait opposer la dialectique. Mais sur ce dernier aspect, Lénine n’est pas très disert.
2) Ce matérialisme ancien est non dialectique (cf. supra !)
3) L’idéalisme « subsiste en haut », c’est-à-dire que les matérialistes anciens restent idéalistes quand il s’agit des affaires humaines.
Le troisième point est cependant beaucoup plus problématique que ne le pensaient Engels et Lénine. Être matérialiste en ce qui concerne la science sociale, on ne sait pas bien ce que cela veut dire. Lorsque Marx entreprend l’analyse du mode de production capitaliste à partir de l’étude de la marchandise, cette « cellule de la société bourgeoise », il part d’un objet dont il dit lui-même qu’il est « métaphysique » !
En tout cas, ces restrictions faites, Lénine affirme :
Pour toutes les autres questions, plus élémentaires, du matérialisme (déformées par les disciples de Mach), il n’y a, il ne peut y avoir aucune différenceentre Marx et Engels, d’une part, et tous les vieux matérialistes d’autre part.[44]

La prétendue disparition de la matière

On sait qu’il y a une affinité profonde entre la philosophie de Mach et certaines formulations de la physique « nouvelle », c’est-à-dire de la physique quantique naissante au tournant du XIXe et du XXe siècle. Il y a un double mouvement qui s’opère que Lénine analyse avec un certaine connaissance de ce qui est en jeu à ce moment (1908) où la révolution quantique en est à ses balbutiements. D’une part, la vision traditionnelle de la matière « fixe et immuable », celle que Lénine attribue au vieux « matérialisme métaphysique », s’effondre au moment où l’on découvre que la matière et l’énergie ne sont pas deux entités distinctes et que la découverte de la structure de l’atome permet de ramener la matière à l’électricité. Un certain nombre de scientifiques et de philosophes interprètent ces découvertes comme une « disparition de la matière ». C’est confondre le processus de connaissance (un processus qui concerne le rapport entre le psychisme et le monde physique) et la structure du monde physique lui-même. Lénine souligne que cette confusion est précisément l’idéalisme. Que les anciennes manières de concevoir le monde soient mises en défaut, et que disparaisse la limite jusqu’à laquelle nous connaissions cette structure physique, cela ne veut évidemment pas dire que « la matière disparaît » !
Ce qui est en cause, Lénine le réaffirme avec force :
Le concept de matière ne signifie, comme nous l’avons dit, en gnoséologie que ceci : la réalité objective existe indépendamment de la conscience humaine qui la réfléchit.[45]
En mettant à jour les références scientifiques, on pourrait reprendre presque mot pour mot le texte de Lénine pour l’appliquer à certaines polémiques bien plus contemporaines. Le thème de la disparition de la matière est repris chez Heisenberg, ou plus récemment chez Bernard d’Espagnat.[46] La difficulté n’a pas changé non plus : comment passer du travail scientifique à son interprétation philosophique. À propos de l’introduction philosophique de Hertz à sa Mécanique, Lénine remarque qu’elle révèle
La façon de voir habituelle d’un savant intimidé par le tollé des professeurs contre la « métaphysique » matérialiste, mais qui ne parvient pas du tout sa certitude instinctive de la réalité du monde extérieur.[47]
La difficulté qui est la nôtre aujourd’hui est redoublée du fait que plusieurs grands savants, et un des plus grands d’entre eux, Werner Heisenberg, ont fait la philosophie de leur travail en développant un idéalisme que rien pourtant ne vient justifier dans leurs propres découvertes. Certains auteurs, comme Mario Bunge, ont d’ailleurs montré avec une grande clarté que la physique quantique n’avait nul besoin d’une métaphysique idéaliste – bien au contraire.
Concluons. Ce que Lénine appelle « matérialisme dialectique » dans Matérialisme et Empiriocriticisme, cela n’a pas pratiquement rien à voir avec la « dialectique de la nature hégélienne et engelsienne. Le matérialisme de Lénine est en réalité un réalisme gnoséologique : affirmation 1° de la réalité du monde extérieur et 2° du fait que c’est cette réalité qui est donnée dans la connaissance. Ce matérialisme est dialectique simplement au sens il ne fait pas de la matière une entité absolue et éternelle mais une catégorie de la pensée qui ne sera jamais figée à un résultat obtenu une fois pour toutes. En quoi cela nous concerne-t-il aujourd’hui ? C’est une affirmation forte du fait que le réel ne se réduit pas à la connaissance que nous en avons, que la réalité matérielle du monde extérieur à notre conscience est antérieure logiquement et ontologiquement à toute connaissance que des êtres conscients peuvent en avoir et que par conséquent cette espèce de confusion entre la physique et la psychologie cognitive qui caractérise l’interprétation de Copenhague (Bohr, Heisenberg) de la mécanique quantique n’est pas une proposition de la physique mais un abus de pouvoir de la philosophie idéaliste à l’encontre de la physique. On le voit : la lecture de Lénine nous place directement dans les polémiques contemporaines en philosophie des sciences. Pour ceux qui ne seraient pas convaincus, Karl Popper, qu’on ne peut guère soupçonner de faiblesses pour le marxisme[48] en général et encore moins pour le léninisme, écrivait ainsi en 1970 : « Le livre de Lénine sur l'empiriocriticisme est, selon moi, véritablement excellent. »[49] Accessoirement, elle démontre involontairement, qu’il n’y a nulle part quelque chose comme le « matérialisme dialectique », puisque celui de Lénine, dans cet ouvrage[50], n’a pratiquement aucun lien et même souvent est opposé à celui qu’on a pu trouver dans la Dialectique de la nature de Engels.
Cela ne va pas sans poser de nombreuses questions plus épineuses les unes que les autres. Tout d’abord, Popper, s’il défend le réalisme, est un adversaire du matérialisme. Donc on ramenant le matérialisme à un réalisme gnoséologique, Lénine n’est peut-être pas si sûr de sauver le matérialisme qu’il croit sauver. Le matérialisme de Matérialisme et empiriocriticisme n’est pas le matérialisme ontologique fort qu’on lui a reproché ou attribué de manière laudative. Ensuite Lénine ne s’en tient pas à cette position : dans les manuscrits des Cahiers sur la dialectique de Hegel, il fait un retour en force au hégélianisme et à l’interprétation « matérialiste » du type de celle de Engels dans la Dialectique de la nature. Enfin, il serait intéressant d’interroger la manière dont ces questions font retour aujourd’hui. Prigogine dans La nouvelle alliance et plus encore dans Entre le temps et l’éternité fait une référence directe à la Dialectique de la nature de Engels. Arnaud Spire s’en est emparé pour tenter et de sortir des limites d’un marxisme dogmatique et du poids dominant de la « conception mécaniste de la causalité » des physiciens – Spire polémique ici contre Bricmont et Sokal.[51] Lucien Sève travaille dans la même direction. Voilà tout un champ qu’il faudrait explorer. Mais demain est un autre jour.
Denis COLLIN – 18 juin 2005




[1] Sur toutes ces questions, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage, La théorie de la connaissance chez Marx, L’Harmattan, Paris, 1996.
[2] Voir Marx et Épicure (http://denis-collin.viabloga.com)
[3] Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, traduction revue par Gilbert Badia, Éditions Sociales, 1966
[4] Si on voulait chercher des bribes de « matérialisme chez Hegel, c’est plutôt du côté de la philosophie du droit et du « système des besoins » qu’il faudrait chercher.
[5]Encyclopédie ... §246
[6]Encyclopédie ... §251
[7]Encyclopédie ... §245
[8]Encyclopédie ... §360
[9]Encyclopédie ... §360
[10]Encyclopédie ... §270
[11]Les orbites des planètes (Traduction François de Gandt – VRIN 1979 page 151) - Cet ouvrage sera désigné par la suite par OP.
[12]Encyclopédie ... §316 Dans la réduction des matières au mercure, à l'huile et au sel, Hegel voit le « tour de force par lequel la pensée, dans de telles existences sensibles et particulières, n'a reconnu et fermement maintenu que sa propre détermination et la signification universelle. »
[13]François Châtelet : Hegel, Le Seuil – 1968, p. 65
[14]Engels : Anti-Dühring, Éditions Sociales, 1977 p. 50
[15]ibid.
[16]ibid.
[17]Op. cit., p. 51
[18]ibid.
[19]Encyclopédie ... §27
[20]Engels, Anti-Dûhring, p. 51
[21]Engels : Dialectique de la nature (Éditions Sociales 1968 page 57)
[22]Ibid. page 69
[23]Ibid.
[24]Engels, Anti-Dühring, p. 52
[25]Encyclopédie ... §115
[26]Engels, Dialectique de la nature, p. 69
[27]Bernard Bourgeois, op. cit., p. 127
[28]Dialectique de la nature, p. 224
[29]Encyclopédie ... §163
[30]Encyclopédie ... §214
[31]cf. Encyclopédie ... §244
[32]Dialectique de la nature, op. cit. p. 245
[33]Lénine : Cahiers Philosophiques, Éditions Sociales, 1973.
[34]Dialectique de la nature, p. 248
[35]Ibid.
[36]Ibid.
[37]op.cit. p. 211
[38]op.cit. p. 207
[39]Phénoménologie de l’esprit, LXIV - (op.cit. page 61)
[40] E. Mach : Die Geschichte und die Wurzel des Satzes von der Erhaltung der Arbeit. Vortrag gehalten in der K. Bohm. Gesellschaft der Wissenschaften am 15. Nov. 1871, Prag, 1872, pp. 57‑58.
[41] Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, éditions du Progrès, 1970, p.169
[42] Op. cit. p.173
[43] Op. cit. p.270
[44] Op. cit. p.334
[45] Op. cit. p.364-65
[46] Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre ouvrage La matière et l’esprit, Armand Colin, 2004
[47] Lénine, op. cit., p.399
[48] Encore que Popper ne traite pas Marx et le marxisme de la même façon…
[49] Voir Lucio Colletti : Lénine et Popper. Pour ajouter à la confusion philosophico-politique, précisons que Colletti, ancien marxiste, écrit cette article de réhabilitation de Lénine comme philosophe alors qu’il vient d’être élu député … de Forza Italia ! Non seulement les rapports épistémologie/ontologie sont compliqués mais les rapports philosophie/politique le sont encore plus.
[50] Dans cet ouvrage, parce que dans ses notes sur la grande logique de Hegel, Lénine ne tient plus la même position.
[51] Arnaud Spire : La pensée Prigogine , Desclée de Brouwer, 1999. Pour un exposé des positions de Spire, voire sa communication au Congrès Marx IV : http://netx.u-paris10.fr/actuelmarx/m4spire.htm


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