[Abstract :
The current crisis is not simply an economic
crisis. It is a global crisis that affects all aspects of human life on a
worldwide scale. The system based on the unlimited accumulation of capital can
no longer be perpetuated without threaten civilization itself. In this sense,
it is a crisis of mankind, much more than an economic crisis. The resumption of
marxians key concepts allows us to understand its seriousness and depth.]
Depuis le début de la crise des « subprimes », en 2007, la fragilité du système financier
mondial est patente. Mais on aurait tort de n’y voir qu’un avatar de la bonne
vieille crise économique pour laquelle nous disposons d’une pléthore
d’analyses. Précisément, il ne s’agit pas d’économie, ou pas seulement. Pour en
comprendre les ressorts et la profondeur, il faut passer par la critique de l’économie
politique, c’est-à-dire par Marx. De là, on pourra saisir qu’il ne s’agit que
d’une manifestation d’une crise globale des rapports de production fondés sur
la marchandise et l’accumulation du capital, une crise qui englobe tous les
aspects de la vie et pose la question même de la survie de l’humanité dans le
siècle qui vient.
La fièvre spéculative
De nombreux auteurs analysent la crise actuelle du mode de
production capitaliste comme la crise de la financiarisation de l’économie qui
a suivi la phase des trois décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale,
une phase qui prend fin, officiellement, par la déclaration Nixon du 15 août
1971, annonçant la fin du système monétaire international de Bretton Wood avec
la non convertibilité du dollar en or. C’est évidemment une question importante
dans la compréhension de la réalité actuelle mais à condition d’en comprendre
la portée plus globale.
Les crises financières font partie de la marche normale du
mode de production capitaliste depuis qu’il existe. On en trouve par exemple une
description saisissante dans le roman d’Émile Zola, L’argent. Mais jusqu’à présent la fièvre spéculative apparaissait
comme un état maladif du mode de production capitaliste que la crise venait
purger. La spéculation financière aujourd’hui n’est plus ni passagère ni
limitée à la couche supérieure du capitalisme, elle tend à devenir son mode de
fonctionnement normal ; toute la production lui est soumise et n’existe
plus que comme une variante des placements financiers possibles. Comme, progressivement,
toutes les frontières prudentielles ont sauté, tout le monde peut spéculer. Les
banques de dépôt sollicitent leurs clients, même les plus modestes pour qu’ils
se lancent dans le grand jeu de la spéculation. Les hypermarchés vendent de
l’assurance et des placements financiers. La libéralisation et la
mondialisation qui se sont développées simultanément, se renforçant l’une
l’autre, de la fin des années 70 jusqu’à aujourd’hui, ont été les moyens de
cette expansion et de cette domination de la sphère financière sur l’ensemble
de l’économie.
En août 1971, Richard Nixon ouvrait une nouvelle période en
déclarant le dollar inconvertible en or. Jusque là, la monnaie américaine
fonctionnait comme monnaie internationale parce qu’elle était censée être
« as good as gold » : une once d’or était représentée par 35
dollars. A partir de la déclaration Nixon, le dollar n’est plus qu’une
« monnaie de papier » à cours forcé. La crise du SMI va ouvrir la
voie à la spéculation financière avec la mise en place à la fin des années 70
du régime des changes flottants, avec la démonétisation de l’or et le
développement des opérations sur les eurodollars, dollars détenus par les
banques européennes, principalement anglaises ou soviétiques.
Ces événements vont conduire les États à changer leur
politique économique et à abandonner les principes de régulation qui marquaient
la période antérieure. Paul Volcker, le directeur de la Fed américaine va impulser le tournant monétariste qui trouvera son
expression politique dans les « Reaganomics »
et dans la politique de Mrs Thatcher. Ce qui dominera ces politiques, mises en
œuvre par les États les plus puissants qui ont donc montré, de ce point de
vue, l’efficacité du politique sur l’économique c’est la déréglementation
financière : notamment, sont progressivement supprimés tous les
cloisonnements existant entre les divers types d’établissements bancaires et
financiers, cloisonnements qui avaient été mis en place après la crise de 1929
pour prévenir un nouveau krach.
Ensuite, du fait même de l’instabilité que crée le système
des changes flottants et la déréglementation en cours, vont se multiplier les
produits dérivés, notamment tous les produits qui permettent de se garantir
contre les risques à terme. Enfin, et conformément aux dogmes monétaristes, la
seule régulation subsistante, sera la régulation par la masse monétaire et par
la politique des taux d’intérêt élevés. Ainsi, alors que la période précédente
était marquée par des taux faibles et parfois même négatifs (compte tenu de
l’inflation), la nouvelle période sera une période de taux réels élevés,
atteignant 6% sur certaines périodes, ce qui, pratiquement, ne s’était jamais
vu dans toute l’histoire du capitalisme. Le capital porteur d’intérêt saigne à
blanc l’économie « réelle » tout entière.
Cette nouvelle phase du mode de production capitaliste
semble avoir tétanisé l’opinion et les experts de la gauche
traditionnelle ; grâce à la théorie keynésienne, ils s’étaient trouvé un
corpus théorique alternatif au corpus marxiste. En déréglant les conditions de
fonctionnement du mode de production capitaliste, la phase
monétariste/dérégulatrice qui s’ouvre à la fin des années 70 sape à la base
l’édifice de la politique social-démocrate. L’idée que les intérêts des
travailleurs et les intérêts des capitalistes puissent être réconciliés à long
terme, dans un mode d’accumulation fondé sur le partage des gains de
productivité, est désormais privée de toute base sérieuse.
La constitution d’un marché financier unifié à l’échelle du
monde n’est pas mystérieuse. Elle correspond au développement du « capital
fictif » dont les titres d’emprunt d’État constituent la forme la plus
achevée. Le capital financier peut se diviser en deux catégories qu’on confond
habituellement et qui, néanmoins, sont, quant à leur nature, radicalement
différentes :
1. les emprunts à moyen et long terme qui financent des
investissements productifs et dont l’intérêt qu’ils rapportent n’est au fond
qu’un prélèvement sur la plus-value produite dans le procès de production.
2. le capital « fictif » qui est représenté par
les créances échangeables contre des engagements futurs de trésorerie dont la
valeur est entièrement dérivée de la capitalisation de revenus anticipés sans
contrepartie directe en capital productif.
Suivons un moment le raisonnement de Marx. « La forme
du capital productif d’intérêt fait que tout revenu monétaire déterminé et
régulier semble être l’intérêt d’un capital, qu’il provienne ou non d’un
capital. »
Le « capital
fictif » se fonde sur une opération intellectuelle rétrospective, qui
suppose une inversion des moyens et des fins, opération propre au processus de
production des représentations idéologiques. « Le revenu monétaire est d’abord
transformé en intérêt, et, à partir de là, on trouve également le capital qui
en est la source. » Marx se contente ici de décrire le fonctionnement
concret du mode de production capitaliste. Ainsi le prix de vente d’un bien
immobilier est-il calculé en considérant que ce bien est un capital portant
intérêt, ce dernier étant représenté par le loyer. Mais ce processus a une
conséquence importante : « toute somme de valeur apparaît comme
capital, dès lors qu’elle n’est pas dépensée comme revenu ; elle apparaît
comme somme principale par contraste avec l’intérêt possible ou réel qu’elle
est à même de produire. »
L’exemple de la dette de l’État est particulièrement
éclairant quant aux conséquences de ce processus : « L’État doit
payer chaque année, à ses créanciers une certaine somme d’intérêts pour le
capital emprunté. Dans ce cas le créancier ne peut pas résilier son prêt, mais
il peut vendre sa créance, le titre qui lui en assure la propriété. Le capital
lui-même a été consommé, dépensé par l’État. Il n’existe plus. »
Ce que possède le créancier, c’est (1) un titre de propriété, (2) ce qui en
découle, savoir un droit à un prélèvement annuel sur le produit des impôts, et
(3) le droit de vendre ce titre. « Mais dans tous ces cas, le capital qui
est censé produire un rejeton (intérêt), le versement de l’État, est un capital
illusoire, fictif. C’est que la somme prêtée à l’État, non seulement n’existe
plus, mais elle n’a jamais été destinée à être dépensée comme capital. »
Pour le créancier, prêter de l’argent à l’État pour obtenir une part du produit
de l’impôt ou prêter de l’argent à industriel moyen intérêt ou encore acheter
des actions en vue de toucher des dividendes, ce sont des opérations
équivalentes. « Mais le capital de la dette publique n’en est pas moins
purement fictif, et le jour où les obligations deviennent invendables, c’en est
fini même de l’apparence de ce capital. » C’est précisément ce qui produit
avec la crise de la dette de la Grèce, de l’Espagne ou du Portugal. Et c’est ce
qu’enregistrent les agences de notation en dégradant la note de ces dettes
souveraines.
Mais la dette publique n’est pas la seule forme de capital
fictif. Le « capital monétaire fictif » comprend toutes les variétés
de titres monétaires portant intérêt dans la mesure où ils circulent à la
Bourse ainsi que les actions. Il faut ajouter les multiples « nouveaux
produits financiers » qui tous, sous une forme ou sous une autre, visent à
« titriser » le crédit et à faire circuler les titres de créance comme
du capital. Dans cette catégorie, on doit évidemment faire entrer les
« produits à haut risque », tels les junk bonds, obligations d’un rapport élevé dans la mesure où elles
sont assises sur des créances douteuses. Les « subprimes » à l’évidence faisaient partie de ces crédits
« pourris ». Plus généralement la « prospérité »
immobilière de l’Espagne et du Portugal reposait sur les mêmes bases, jusqu’à
ce que l’on s’aperçoive que les maisons ne trouveront plus d’acheteurs ou que
les acheteurs se trouvent dans l’impossibilité de rembourser les crédits.
Alors que l’allusion faite par Marx à la monnaie de crédit
comme capital fictif concernait uniquement la monnaie fiduciaire non couverte
par les réserves d’or, aujourd’hui nous opérons exclusivement avec de la
monnaie sous cette forme. Et par conséquent, c’est la monnaie elle-même qui
doit être considérée en tant que « forme du capital fictif ». Des
milliers de milliards de dollars, comptabilisés comme de la richesse réelle, se
déplacent d’une place financière à l’autre sans trouver d’emploi à un niveau de
rentabilité suffisant.
C’est la dynamique même du mode de production capitaliste,
telle que Marx l’a analysée, qui tend à cette « financiarisation » de
l’économie. Il ne s’agit donc pas d’un accident ou d’une mauvaise politique des
managers capitalistes, mais d’une tendance lourde, immanente à ce rapport
social qu’est le capital. Le parasitisme croissant de cette « économie
politique du rentier » (pour reprendre l’expression de Boukharine
)
ainsi que l’effacement progressif de la distinction entre les affaires saines
et les affaires frauduleuses sont les conséquences inéluctables de ces
processus qui affectent les fondements mêmes de l’économie. Que les mafias
aient joué un rôle central dans l’introduction du capitalisme en Europe de
l’Est et en URSS, ce n’est pas simplement un trait contingent, un résultat de
l’histoire spécifique de certains pays (la mafia est loin d’être spécialité
sicilienne !), mais une des dimensions essentielles du capitalisme dans son
ensemble. Il suffit, pour s’en convaincre, de connaître les revenus fabuleux du
commerce de la drogue, et plus généralement de toutes les affaires illicites,
lesquels revenus sont ensuite recyclés dans l’économie « saine ». Le
développement de la sphère financière tend à devenir incontrôlé.
Le marché financier concerne les opérations de financement
de l’activité des entreprises (emprunts auprès des banques, émission
d’obligations, etc.). Le marché des changes concentre la spéculation sur les
monnaies. Enfin le marché des produits dérivés qui progressivement submergé
toute la sphère financière est ce marché des options dont parle Galbraith à
propos des terrains en Floride
.
On voit que les transactions qui concernent « l’économie réelle » ne
représentent qu’une faible part des marchés financiers (guère plus de
2%) : lever des fonds pour construire une nouvelle usine, payer des
brevets ou acheter de nouvelles machines, visiblement ce n’est plus ce qui
occupe le capitalisme du troisième millénaire. Ce qui est encore plus frappant,
c’est l’extraordinaire croissance des marchés dérivés. Or ces marchés
correspondent essentiellement à des opérations de
« couverture » : une entreprise qui prévoit d’acheter une
certaine quantité de matière première dans trois mois peut se prémunir contre
une hausse des prix en posant une option auprès d’un intermédiaire qui s’engage
à lui fournir la quantité de marchandise demandée au prix demandé. Si à la date
J+3 mois, le prix des matières premières a baissé, l’intermédiaire empoche le
bénéfice ; si le prix est celui prévu il se contentera d’une commission et
si les matières premières ont monté il en sera de sa poche. C’est en fait un
marché de l’assurance des opérations d’achat et vente sur les marchés réels ou
sur les marchés des transactions financières. Il est pour le moins curieux de
voir que c’est au moment même où les idéologiques vantent le risque au nom de
la fluidité des marchés que se développe de manière totalement incontrôlée ce
marché de l’assurance sur les aléas du capitalisme.
Ces montants ne correspondent évidemment pas à des richesses
réelles. Si je passe la journée à échanger des billets de 10 euros contre leur
équivalent en dollars avec mon ami, à la fin de la journée nous aurons
éventuellement un montant cumulé de transactions tout à fait fabuleux mais il
ne se sera rien passé sinon éventuellement des pertes et des gains d’un côté ou
de l’autre. Mais cette richesse fictive a des effets bien réels, même s’ils ne
sont que limités dans le temps et elle donne un pouvoir d’agir et de disposer
du surplus social. Car ces marchés dérivés ne créent bien sûr aucune richesse nouvelle
– leurs défenseurs les plus charitables peuvent éventuellement concéder qu’ils
facilitent la prise de risque et donc la création de richesses – et ne vivent
que des ponctions qu’ils opèrent sur la plus-value globale.
Cette financiarisation générale du capital n’est pas
seulement une source d’injustice croissante, poussant les inégalités sociales
et les inégalités entre les diverses nations à un point qui n’avait encore sans
doute jamais été atteint au cours de l’histoire. La frénésie qui règne sur les
marchés, l’impossibilité où se trouvent les décideurs de calculer sur un terme
un tant soit peu long semblent compromettre toute tentative visant à favoriser
la stabilité macro-économique minimale exigée par l’accumulation.
Il faut, cependant, ne pas se laisser prendre aux
descriptions qui mettent l’accent sur la spéculation et qui font de l’économie
actuelle une économie purement parasitaire. Le parasitisme ne peut se
développer qu’à la condition qu’il y ait un corps vivant à parasiter. La
spéculation n’est possible que si le corps vivant de l’économie réelle le
permet. Michel Husson fait remarquer que « les discours sur
l’économie-casino fournissent des descriptions utiles et des critiques
opérationnelles, mais qui ne vont pas suffisamment à la racine des choses. La
limite principale de bien des approches, même celles qui se veulent critiques,
est de ne pas rompre avec un certain fétichisme de la finance. »
Ce discours, en effet, conduit à prendre les signes de la
richesse pour la richesse réelle, les grandeurs virtuelles, de confondre, par
exemple, la somme des transactions, généralement électroniques, effectuées en
une journée sur l’ensemble des places financières qui opèrent en continu, les
places occidentales prenant le relais de Hongkong et Singapour, et les
grandeurs réelles, les échanges d’automobiles, d’ordinateurs, de blé et de chaussures
de sport. C’est précisément dans ce genre de fantasmagorie que tombent
fréquemment les apologistes fanatiques des réseaux, de la mondialisation, et de
la manipulation des symboles remplaçant la manipulation des choses, de la
réalité virtuelle supplantant la réalité matérielle et autres sornettes de la
même farine.
La financiarisation de l’économie ne constitue pas une
augmentation de la richesse réelle globale, mais un gigantesque transfert de
richesses des salariés soit directement sous forme de baisse des salaires,
soit indirectement par la mise au chômage d’une partie des salariés et
l’aggravation de l’exploitation de ceux qui ont la chance d’avoir encore un
travail, vers la classe capitaliste au sens large, incluant une partie des
classes moyennes qui vit directement ou indirectement de cette
financiarisation, par les rentes qu’elle procure qui peuvent assez vite être
substantielle, ou par les métiers liés à cette explosion des marchés
financiers, ou encore par le développement des activités parasitaires liées à
la communication, la publicité, etc..
Les États, loin d’être les victimes d’une mondialisation
financière qu’ils ne maîtriseraient pas, en sont au contraire des acteurs
majeurs. Leur endettement, qui paraît catastrophique au contribuable, est au
contraire une bénédiction pour le spéculateur. Car c’est la dette publique qui
va être l’un des principaux leviers permettant ce transfert de revenu de la
classe ouvrière vers la rente financière. En effet, la financiarisation du
monde, c’est d’abord un essor spectaculaire des opérations sur les titres de la
dette publique. Entre 1980 et 1993, on passe, aux États-Unis d’une moyenne
journalière de 13,8 milliards de dollars à 119,6 milliards de dollars ; en
France, pour la période 1986/1993, on passe de 200 millions de dollars à 13,7
milliards. La crise de la zone euro, avec la catastrophe grecque n’est que le
couronnement de ce processus. Pour éviter l’effondrement de tout le système
financier, les pays de la zone euro ont garanti les banques et pris à leur
charge la faillite virtuelle de ces institutions financières. Ainsi pendant que
les États remboursent la dette à des taux très élevés, la banque centrale
européenne refinance les banques à 0% et parfois même à des taux négatifs, et
les banques peuvent ensuite refinancer à taux fort (5 ou 6%) les États endettés.
Les taux d’intérêts élevés rendent particulièrement
intéressants les placements financiers, singulièrement dans les emprunts
d’État, bons du trésor, etc. et en même temps ils augmentent la dette publique,
puisque, en raison de ces taux d’intérêts, le service de la dette occupe une
part croissante dans les budgets publics. Du même coup, les besoins de
financement des États augmentent ce qui tire les taux d’intérêt vers le haut.
C’est ce mécanisme infernal que mettent en œuvre les fameux « critères de
Maastricht » qui semblent avoir été taillés sur mesure pour les besoins de
la spéculation. Le mécanisme européen de stabilisation complété par la règle
d’or fixe à 3% du PIB le déficit maximum des comptes publics et vise à imposer
le contrôle de la bureaucratie européiste sur les budgets de tous les États. Ce
qui a pour premier effet de plonger les nations dans la dépression économique.
Plus on oblige la Grèce à rembourser sa dette, sous les coups de fouets de la
troïka (UE, FMI, Banque européenne) et plus la Grèce se trouve dans
l’incapacité de rembourser sa dette. Ayant pratiquement divisé les salaires des
fonctionnaires par deux et taillé dans les pensions, ayant jeté à la rue des
centaines de milliers de travailleurs, dépecé le système de santé, la Grèce
sera sans doute en faillite irrémédiable dans quelques mois
Pendant longtemps les économistes néolibéraux ont justifié
la hausse des taux d’intérêt par le manque de capitaux disponibles et la
nécessité de relancer l’épargne. La preuve indirecte que les taux d’intérêt
élevés n’ont été que le moyen d’un transfert de revenu d’une classe vers une
autre est donnée par le fait que, contrairement à ce que prédisait le dogme, le
taux d’épargne n’a cessé de baisser alors que les taux montaient.
Des auteurs peu connus pour leur marxiste échevelé comme
Joseph Stiglitz proclament la « fin du néolibéralisme. » Après les
recettes keynésiennes de politiques contra-cycliques, les politiques dites
néolibérales sont à leur tour épuisées. On commence – timidement – à reparler
de régulation étatique. L’OMC ne fonctionne plus qu’en hoquetant. L’optimisme
débridé a laissé la place à l’inquiétude. Mais ce nouveau changement de phase
n’est pas l’annonce d’une mutation radicale. Ceux qui avaient jugé opportun
d’échanger l’anticapitalisme pour l’antilibéralisme risquent fort de se
retrouver dans une situation inconfortable si nous nous dirigeons vers un
capitalisme autoritaire à forte intervention étatique en vue de mater par
avance toute résistance populaire. À Berlin comme à New York, on se demande
comment on pourrait se débarrasser de la démocratie.
La question de la valeur
Les théoriciens de la «
Wertcritik » (critique de la valeur), comme Robert Kurz,
Anselm Jappe ou Moishe Postone, proposent une explication globale qui fait sur
le noyau théorique de la pensée de Marx, la critique de la valeur. La question
de la valeur occupe la première section du
Capital,
une section qu’Althusser et ses disciples jugèrent obscure et contaminée par
les scories du hégélianisme. C’est pourtant là que se noue la critique
marxienne de l’économie politique. Le mode de production capitaliste ne produit
pas des richesses, c’est-à-dire des valeurs d’usage, il a pour moteur la
production de la valeur dont le corollaire est la transformation du travail en
travail abstrait. La contradiction fondamentale est la suivante : dans le
mode de production capitaliste, la richesse s’identifie à la valeur et la
grandeur de la valeur est « seulement fonction de la dépense de travail en
tant que mesurée par une variable indépendante (le temps abstrait) »
.
Or la dynamique de la production de la valeur pousse à l’augmentation de la
productivité du travail (ce que Marx analyse comme plus-value – ou survaleur –
relative). Mais au final, l’augmentation de la productivité, si elle procure un
avantage temporaire à la fraction du capital qui en bénéficie, n’augmente pas
la valeur. Si on produit deux fois plus de toile en une heure, la valeur du
mètre de toile a tout simplement diminué de moitié ! Il suffit d’ailleurs,
soit dit en passant, de partir de là pour comprendre le fond de l’actuelle crise
de mode de production capitaliste, ce qui évitera de passer son temps à courir
après des fantômes, la spéculation, les spéculateurs, les «
subprimes », etc., tour à tour mis
en cause comme responsables de la crise. L’augmentation de la productivité
augmente la richesse mais pas la valeur. La dynamique même du capitalisme sape
la base sur laquelle repose le capitalisme. Postone insiste : si
évidemment l’antagonisme prolétaires/capitalistes joue un rôle central, ce
n’est pas de cet antagonisme que peut sortir une perspective de renversement du
mode de production capitaliste. La raison en est que : «
le lutte de classes et le système structuré par
l’échange marchand ne reposent pas sur des principes opposés ; ce type de
lutte ne représente pas une perturbation dans un système par ailleurs
harmonieux. Elle est, au contraire, inhérent à une société constituée par la
marchandise comme forme totalisante et totalisée. »
Prolétaires et capitalistes n’existent que dans leur
relation réciproque, au fond comme les deux pôles de cette forme générale
qu’est le capital. Le capital ne peut être aboli que si est aboli ce qui le
produit, à savoir le « travail abstrait », c’est-à-dire le travail
salarié source de la valeur. Et de ce point de vue, les formes précises de la
propriété sont plutôt indifférentes. Le marxisme traditionnel qui envisage la
société socialiste comme une sociétés de travailleurs salariés par un employeur
unique, l’État, reste donc à l’intérieur du cadre de soumission à la loi de la
valeur et, donc au travail aliéné. De même, la contradiction n’est pas entre
des forces productives dont la dynamique propre, fondée sur le travail et la
coopération, entreraient en contradiction avec des rapports de production. Les
rapports de production, selon la théorie de Marx, ne sont absolument pas
extérieurs aux forces productives. L’idée que le socialisme libéreraient des
forces productives bridées par la propriété privée des moyens de production
n’a, elle non plus, aucun rapport direct avec la pensée de Marx (telle qu’elle
s’expriment dans le Capital). « Selon la théorie critique élaborée
par Marx, abolir l’aveugle processus accéléré de « croissance »
économique et de transformation socio-économique sous le capitalisme, ainsi que
la nature porteuse de crise de ce processus, exigerait l’abolition de la
valeur. Dépasser ces formes aliénées impliquerait nécessairement d’établir une
société fondée sur la richesse matérielle, une société où la productivité
augmentée conduirait à une augmentation correspondante de la richesse sociale. »
Ce que le développement du capital ouvre, c’est une
possibilité, celle de son dépassement en renversant la valeur, c’est-à-dire la
domination des hommes par leur propre travail social, et, à partir de là, une
révolution radicale dans ce que l’on appelle « travail ». Il ne
s’agit pas de la « croissance illimitée des forces productives » … ni
de la « décroissance », mais d’une autre croissance, celle des
possibilités pour les humains de se débarrasser aussi loin que possible, des
formes harassantes, abrutissantes du travail, de ne plus être ligoté par une
division du travail de plus en plus poussée et donc la possibilité d’une
véritable libération – dont le capitalisme garde l’idée sous une forme
parfaitement aliénée : « le rêve
contenu dans la forme capital, c’est celui d’une illimitation absolue, d’une
idée de la liberté comme libération complète à l’égard de la matière, de la
nature. Ce « rêve du capital » est devenu le cauchemar pour cela et
ceux que le capital s’évertue à libérer : la planète et ses habitants. L’humanité
ne peut s’éveiller complètement de cet état de somnambulisme qu’en abolissant
la valeur. Cette abolition entraînerait la nécessité qu’a la productivité
d’augmenter sans cesse... »
Le fond du problème
Le capital se présente donc comme de l’argent qui augmente
sa valeur en circulant. Marx expose en détail le mécanisme d’exploitation qui
rend possible ce miracle. Pour des raisons qu’on trouve exposée au long des
milliers de page du Capital, il en
découle que le mode de production capitaliste ne peut survivre que par
l’accumulation du capital. Ce qui suppose que l’on bouleverse sans cesse le
mode de production et que soient continuellement découverts de nouveaux champs
d’accumulation. La chute des pays du « socialisme réel », le
conversion de la Chine au capitalisme, l’émergence de nouveaux acteurs majeurs
comme le Brésil ont donné un souffle réel au mode de production capitaliste
pendant les deux dernières décennies. On a cru qu’internet était l’avenir du
capitalisme, mais l’explosion de la « bulle internet » au début des
années 2000 a sonné le glas de ces espoirs. Pour des raisons qu’il faudrait
expliquer plus en détail, les nouvelles techniques de l’information et de la
communication ne peuvent qu’accélérer encore la baisse de la rentabilité du
capital et leur part dans la production totale de valeur ne peut que rester
limitée. On peut vendre des automobiles par internet, mais le problème reste de
produire des automobiles et de trouver des acheteurs. Internet ou pas, c’est
sur les terres agricoles ou potentiellement agricoles que se concentre de plus
en plus une partie importante des investissements. Enfin, sous la pression des
écologistes ou du capitalisme vert, on a cru que l’environnement constituerait
un marché miraculeux pour les prochaines décennies. Mais cela demande des
investissements lourds que seuls les États pourraient assumer – or ils ne
peuvent plus conduire à bien cette tâche – et pour mettre l’habitat des pays
riches aux normes de qualité environnementale, il faudrait détruire des
millions de logements, bref produire l’équivalent d’une bonne guerre avec
bombardements aériens !
Fondamentalement la poursuite à long terme de l’accumulation
du capital est une entreprise chimérique pour plusieurs raisons que je voudrais
exposer ici.
La croissance durable impossible
Comme on l’a expliqué plus haut, la financiarisation et sa
crise ne sont que le moyen employé par le mode de production capitaliste pour
réaliser de la plus-value qui n’est pas ou pas encore produite dans la
« salle des machines » du mode de production capitaliste. La reprise
de la croissance suppose la reprise de la production réelle de valeur donc
l’emploi de travail productif. Les néokeynésiens plus ou moins socialistes
soutiennent que l’augmentation des salaires, la redistribution des richesses
permettrait la création d’une large demande solvable qui relancerait la
croissance. Mais cette redistribution des richesses supposerait qu’on taille
dans le vif des profits. Or la crise du mode de production capitaliste n’est
pas une crise de sous-consommation mais fondamentalement une crise du profit.
Voilà pourquoi les dirigeants des grands États et des institutions financières
ne croient plus à ces politiques de soutien de la demande.
Mais admettons que cela soit possible et qu’on procède à une
euthanasie massive des rentiers. Le problème se reposerait à nouveau à terme
plus ou moins rapproché. Développement durable ou pas, on ne peut pas
éternellement augmenter la production. La croissance et la capacité de
résistance du mode de production capitaliste tiennent aux possibilités
d’expansion qui se sont ouvertes d’abord par le colonialisme puis par
l’intégration dans le cœur même de la division mondiale du travail de centaines
de millions d’hommes jusque là tenus l’écart. Elles tiennent aussi à cette
expansion intensive qui soumet progressivement tous les secteurs qui lui
échappaient à la loi du capital (l’économie familiale, le corps, les relations
sexuelles, etc.). Mais, tôt ou tard, cette expansion rencontrera ses limites.
D’abord parce que la planète est finie et qu’on ne voit pas bien que la Lune ou
Mars puissent à échéance raisonnable – et pour un capitaliste l’échéance raisonnable
n’est jamais bien longue – constituer des nouveaux champs d’accumulation du
capital.
Le capitalisme est révolutionnaire par essence et il ne peut
subsister que dans l’accumulation et en même temps cette accumulation menace le
taux de profit et l’existence même du capitalisme. Le capitalisme se développe
donc nécessairement dans le conflit. Supposons un capitaliste unique – par
exemple la concurrence est allée à son terme et il n’existe plus qu’une seule
firme, la firme « Monde SA ». Supposons également que ce capitaliste
unique (il pourrait être aussi un capitaliste collectif, une assemblée
d’actionnaires) dispose de moyens de persuasion et de coercition suffisants
pour se prémunir contre les éventuels concurrents ou contre les révoltes des
dominants. Un tel capitaliste n’aurait plus aucun intérêt à accumuler du
capital et nous ne serions plus dans un régime capitaliste mais dans une sorte
de despotisme comme en ont peut-être connus les sociétés antiques. Pour exister
le capitalisme doit être fractionné en capitaux concurrents. Mais la
concurrence ne fait qu’exécuter les lois immanentes du mode de production
capitaliste.
La question démographique
Le développement du capitalisme s’est toujours accompagné
d’un développement démographique impétueux. Toute son histoire l’atteste. C’est
avec son puissant essor démographique que l’Allemagne du début du XXe siècle a
réclamé la première place dans le concert des nations, et sur cette démographie
que Hitler se fonde pour réclamer un « Lebensraum » pour les Allemands.
Les nouvelles puissances capitalistes (Chine, Inde, Brésil, mais aussi Corée,
etc.) sont des nations jeunes dont la population est nombreuse. Inversement la
relative stagnation économique du Japon ou des pays d’Europe est à mettre en
rapport avec leur démographie déclinante.
Selon la plupart des estimations la population mondiale
devrait atteindre un maximum vers 2050 avec 9 milliards d’habitants. À cette
époque la population chinoise aura déjà commencé à décliner sérieusement, comme
conséquence de la politique de l’enfant unique. Il n’y aurait pas de problème
en soi pour nourrir 9 milliards d’humains, les terres cultivables restent
suffisamment vastes pour cela, mais cela demanderait une autre répartition des
richesses à l’échelle mondiale et c’est sans doute là que gît le problème
principal. Cela exigerait aussi et peut-être avant tout que les modèles de
développement économiques soient radicalement changés. La prospérité
capitaliste mondiale repose largement sur le dynamisme de l’économie chinoise
dont les taux de croissance entre 8 et 10% l’an ont entraîné le système tout
entier. Mais les conséquences écologiques en sont déjà désastreuses. Certains
modèles prévoient que d’ici 2030, les terres qui nourrissent actuellement 65%
de la population chinoise deviendront incultivables en raison de la pollution.
Mais il y a une autre dimension : une population
stagnante est aussi fatalement une population vieillissante et il y a fort à
parier que le dynamisme global du mode de production capitaliste en sera
mortellement touché, même si les autres problèmes auxquels il est confronté
trouvaient une solution au moins provisoire. La politique de l’enfant unique en
Chine a été un facteur de croissance (en améliorant le rapport population
active/population totale) mais elle va entraîner à moyen terme (2030/2040) un
contrecoup terrible. C’est d’ailleurs pourquoi les scénarios qui prolongent la
croissance chinoise linéairement sont totalement irréalistes. La Chine est la
deuxième puissance économique mondiale, mais elle pourrait ne rattraper les
États-Unis qu’en raison du déclin de ces derniers. Les bouleversements que
cette situation nouvelle entraînera seront considérables, car ce sera une
transformation radicale des conditions de la vie sociale. Si les plus de 50 ans
forment la majorité un peu partout, mécaniquement le poids du conservatisme
sera renforcé (on le voit bien dans les pays d’Europe) et les problèmes sociaux
liés à la retraite et au système de santé seront des plus aigus. Il est inutile
de dessiner ici les scenarios possibles, mais dans tous les cas la question du
partage des richesses sera posée sous un angle complètement nouveau – à moins
que les classes dominantes ne procèdent à un nouvel holocauste.
Des ressources limitées et crise environnementale
Un autre facteur décisif est celui de la raréfaction des
ressources, gaspillées allégrement sous le régime de l’accumulation illimitée
du capital. Même si les prédictions des écologistes sont souvent exagérément
alarmistes – le député français Cochet avait prévu la fin du pétrole pour les
années 2010-2020 – il reste que les sources d’énergie fossile ne pourront pas
continuer longtemps d’être consommées au rythme actuel. Les optimistes nous
promettent du pétrole pour une centaine d’années encore. Mais le problème est
sans doute plus aigu que cela. La poursuite de l’accumulation du capital sur
une échelle élargie supposerait que les Chinois et les Indiens puissent assez
rapidement accéder aux standards de consommation européens ou étatsuniens. Or
c’est tout bonnement impossible. S’il y avait autant d’automobiles en Chine
qu’aux États-Unis, il faudrait très vite mettre la clé sous la porte de la
planète Terre et rechercher éventuellement quelque exoplanète un peu plus
accueillante, mais cette perspective de science-fiction restera éternellement
de la science-fiction.
On nous fera remarquer que d’autres sources d’énergie
existent. Les agro-carburants mobilisent maintenant près de 40% des terres
agricoles des États-Unis, mais le plus grand producteur et exportateur
d’éthanol est le Brésil – où pourtant une partie non négligeable de la
population reste sous-alimentée. Brésil et États-Unis produisent à eux deux 85%
de l’éthanol mondial. Mais cette filière est aujourd’hui dénoncée par les
spécialistes de l’environnement qui ont montré qu’elle était au total bien plus
polluante que les carburants fossiles et que sa rentabilité finale est loin
d’être assurée. Pour rien dire de la pression que cette production induit sur
la production agricole destinée à l’alimentation humaine ou animale. Typique du
mode de production capitaliste : pendant qu’on alimente les 4X4 des
riches, on affame les pauvres. Les automobiles sont mieux soignées que les
humains.
Les autres sources d’énergie comme les panneaux
photovoltaïques ou les éoliennes ne permettront jamais de remplacer les
carburants fossiles, d’autant que le rentabilité est aujourd’hui
essentiellement due au fait que les États ou les entreprises de production
d’électricité les financent. Au cours du marché, ces énergies alternatives
n’auraient jamais vu le jour et l’on voit mal les TGV rouler avec des panneaux
photovoltaïques. Reste évidemment le nucléaire, mais qui sera lui aussi
confronté à moyen terme à la raréfaction du combustible (l’uranium) et dont la
récente catastrophe de Fukushima a montré l’extrême fragilité et les menaces
qu’il fait peser sur la planète. Quant à la maîtrise de la fusion nucléaire,
c’est le serpent de mer ; on la promet pour bientôt et elle permet de
justifier la poursuite de recherches scientifiques qui autrement auraient été
abandonnées depuis longtemps, mais rien ne permet de penser que cette énergie
pourrait être vraiment utilisable un jour.
Les gadgets comme la voiture électrique ne résolvent
évidemment aucun problème, bien au contraire. Seules les propagandes
gouvernementales et l’activisme des courants écologistes permettent le
développement de ces productions qui ne sont pas censées être des alternatives
face à la crise gouvernementale mais plutôt des tentatives de sortir
l’industrie automobile de son marasme.
La situation est semblable pour les sources de matière
première. D’ores et déjà la question des terres rares (indispensables dans la
fabrication des écrans tactiles, par exemple) est la source de tensions entre
la Chine (qui en détient pratiquement le monopole de fait) et les autres pays
industrialisés. La pression sur les terres agricoles ira en s’aggravant.
Si on fait le bilan, le coût environnemental des
« solutions » proposées pour remédier à la raréfaction des ressources
de la planète est déjà très élevé. Il suffit d’évoquer le cas de l’agriculture
du Brésil avec la déforestation massive, la réduction drastique de la
biodiversité, le triomphe des OGM, pour s’en convaincre. Mais c’est surtout le
coût social qui est déjà énorme et le sera encore plus dans l’avenir.
Bien que le réchauffement climatique ait quelque peu disparu
des écrans radars du système médiatique et bien que sous les coups de la crise
financière les États aient globalement décidé qu’il était urgent de ne rien
faire, les questions demeurent. S’il n’est pas certain que les activités
humaines soient le principal facteur du réchauffement climatique – sur ce point
on est souvent allé bien vite en besogne – et si on peut s’interroger sur la
question de savoir s’il y a un réchauffement à long terme (comme la planète en
a d’ailleurs déjà connu) ou s’il ne s’agit que d’une oscillation
conjoncturelle, il reste que, en supposant que les menaces annoncées par le
GIEC et entérinées par plusieurs conférences internationales soient sérieuses,
ce sont les conditions de vie sur terre qui seront chamboulées, avec notamment
la disparition de millions de kilomètres carrés de terres habitées et des
exodes massifs de population et des bouleversements dans l’agriculture que nous
sommes incapables d’anticiper.
Les analyses développées par le rapport Meadows
corroborent largement ce qui vient d’être dit. Dans une entrevue avec le
journal français
Le Monde, Meadows
explique : « La croissance va s'arrêter en partie en raison de la
dynamique interne du système et en partie en raison de facteurs externes, comme
l'énergie. L'énergie a une très grande influence. La production pétrolière a
passé son pic et va commencer à décroître. Or il n'y a pas de substitut rapide
au pétrole pour les transports, pour l'aviation... Les problèmes économiques
des pays occidentaux sont en partie dus au prix élevé de l'énergie. Dans les
vingt prochaines années, entre aujourd'hui et 2030, vous verrez plus de
changements qu'il n'y en a eu depuis un siècle, dans les domaines de la politique,
de l'environnement, de l'économie, la technique. Les troubles de la zone euro
ne représentent qu'une petite part de ce que nous allons voir. Et ces
changements ne se feront pas de manière pacifique. »
L’humanité au bord du gouffre
Toutes les questions que l’on vient d’aborder sont assez
bien connues. Mais il en est encore une autre. Marx disait que le capital
détruit les deux sources de la richesse, la Terre et le travail. Mais nous
arrivons aujourd’hui à un point où c’est l’existence même de l’humanité qui est
menacée. Pendant longtemps, nous avons craint l’holocauste nucléaire : les
grandes puissances n’avaient-elles pas à la disposition de quoi détruire 10 ou
20 fois la planète ? La menace est tout à fait différente aujourd’hui,
bien que l’on ne puisse pas du tout écarter définitivement la menace nucléaire.
C’est dans le développement même des activités « pacifiques » de la
haute technologie que résident les dangers les plus graves parce que les plus
difficiles à percevoir.
Commençons par les biotechnologies appliquées à l’homme
dont le développement impétueux s’appuie sur les revendications – légitimes –
en matière de santé. C’est dans le domaine de la procréation que ces techniques
posent d’abord les problèmes les plus graves.
Peter Sloterdijk a fait scandale il y a quelques années
avec une conférence devenue un petit livre,
Règles
pour le Parc Humain.
Il parlait – bien que cela ne constituât point le centre de son propos – des
biotechnologies et tentait d’explorer quelques-unes des questions angoissantes
qui se posent à nous sous l’impulsion des nouvelles possibilités ouvertes.
« L’un des traits caractéristiques de la condition humaine, dit
Sloterdijk, est de placer les hommes devant des problèmes trop lourds pour eux,
sans qu’ils puissent décider de ne pas y toucher en raison de leur poids. »
Sloterdijk évoquait « un processus de civilisation au
sein duquel déferle, d’une manière apparemment irréversible, une vague de
désinhibition sans précédent. » Il ajoutait une question trop mal
comprise : « Mais l’évolution à long terme mènera-t-elle à une
réforme génétique des propriétés de l’espèce — une anthropo-technologie future
atteindra-t-elle le stade d’une planification explicite des
caractéristiques ? L’humanité pourra-t-elle accomplir, dans toute son
espèce, un passage du fatalisme des naissances à la naissance optionnelle et à
la sélection prénatale ? »
Les interrogations de Sloterdijk (et de pas mal d’autres
philosophes ou moralistes) ont quelque chose de paradoxal. Le progrès technique
augmente non seulement notre maîtrise sur la nature, mais promet même de ne
plus laisser la génération des humains au hasard des rencontres et à la loterie
de la méiose. Il
apparaît donc comme un progrès de la liberté, si la liberté est la possibilité
de maîtriser son propre destin, d’être moins soumis à des causes qui ne
dépendent pas de nous. Pourtant, la maîtrise biologique de l’humain pourrait
apparaître bientôt comme le prélude d’une transformation radicale de la
condition humaine, dans laquelle l’idée de liberté n’aura plus de sens.
Les questions environnementales (effet de serre, préservation
de la biodiversité, OGM, etc.) n’ont, en elles-mêmes, qu’une importance
relative, puisque ce sont des questions posées relativement à l’utile et au
nuisible. Mais l’application des techniques de manipulation génétique aux
humains, le développement de l’ingénierie neuronale avec la possibilité de
greffer sur l’appareil neuronal humain des prothèses électroniques ou les
possibilités ouvertes par les nanotechnologies, tout cela nous place maintenant
au bord de l’abîme.
Les nouvelles technologies qui posent des problèmes
éthiques graves peuvent schématiquement se diviser en trois groupes.
1.
Les procédés qui permettent de choisir les
humains à naître : cela va de l’utilisation de la FIVETE avec tri sélectif
des embryons à l’ingénierie génétique.
2.
Les procédés qui permettent de prendre le
contrôle des cerveaux humains – en particulier tout ce qui tourne autour de la
chimie du cerveau.
3.
Les procédés qui permettent de modifier
directement la nature humaine elle-même, avec l’introduction de prothèses
électroniques en tant que prolongements du cerveau et comme moyens de contrôle
des humains.
Dans tous les cas de figure, nous avons de bonnes raisons
de développer ces techniques et leurs avantages sont difficilement
contestables. Elles s’inscrivent, en outre, dans la continuité stricte de
la conception de la science qui s’est esquissée au début des temps modernes.
Nul ne voudrait avoir un enfant souffrant d’un handicap congénital dès lors
qu’existent les moyens techniques de l’éviter. Le « tri sélectif »
des enfants à naître existe du reste depuis un certain temps. Le dépistage de
la trisomie 21 aboutit dans 99 % des cas à un avortement… Il y a bien
longtemps que nous avons admis que nous pouvons modifier nos états cérébraux et
mentaux au moyen de molécules chimiques. L’acide acétylsalicylique en
fluidifiant le sang peut éliminer la douleur. Les médications chimiques de la
dépression (Prozac, par exemple) ou de la schizophrénie sont d’usage courant et
indiscutable. Si on est malheureux, la stimulation de production de sérotonine
fera l’affaire… Les prothèses ont rendu d’inappréciables services aux humains,
victimes d’accidents, de guerre ou de maladies. Personne ne pense qu’il y a le
moindre problème éthique à porter des lunettes ou un appareil auditif ! Si
on peut réellement mettre au point une « puce » qui permettrait aux
paraplégiques de diriger par la pensée un robot, où est le mal ? Après
tout la technique imite la nature ou la supplée là où elle n’est pas assez
forte, disait déjà Aristote.
Ce qui nous amène à accepter et même à appeler de nos vœux
les progrès illimités de la maîtrise technique sur l’humain, c’est l’illusion
de la continuité : au fond, l’argument classique est celui-ci : si
vous ne voulez pas des modifications programmées du génome humain, il ne fallait
inventer ni le feu ni la roue ! Retournez donc marcher à quatre pattes.
C’était déjà en somme la réponse de Voltaire à Rousseau. Mais cet argument de
« bon sens » apparent est fallacieux. Il oublie simplement que, comme
le disaient les vieux marxistes qui croyaient avoir lu cela chez Marx,
« la quantité se transforme en qualité. »
Tous les progrès techniques antérieurs, de la machine à
vapeur au nucléaire, du télégraphe de Chappe à l’internet, de la chirurgie
d’Ambroise Paré à la microchirurgie moderne, etc., laissent intact l’homme
lui-même. Si le nucléaire, pour la première fois dans l’histoire, met entre les
mains de l’homme la possibilité d’une autodestruction de l’espèce humaine (et
de pas mal d’autres espèces à titre de dommages collatéraux), c’est encore un
homme identique fondamentalement à ses ancêtres chasseurs-cueilleurs qui
pourrait être détruit. Avec les biotechnologies, c’est l’identité même de
l’espèce humaine qui est en jeu.
Il s’agit tout d’abord donc de la substitution de la
fabrication de l’humain à la procréation. Déjà les techniques permettant le
choix du sexe de l’enfant à naître se sont largement répandues. De l’avortement
après échographie à la FIVETE, on a des moyens de sélection de plus en plus
perfectionnés. Mais on en reste encore à la sélection de ce qui est produit au
hasard, par le processus aléatoire de la meiose. La phase suivant est celle de
l’intervention directe sur le génome humain, c’est-à-dire d’une production
directement pilotée ab initio de l’embryon humain, une idée qui n’est pas
sans rappeler la contre-utopie d’Aldous Huxley, Le meilleur des mondes (A
brave new world). L’ingénierie génétique, au-delà des mythes et des
craintes plus moins rationnelles, au-delà
des prises de position religieuses, est dans la logique même du développement
du capitalisme : il s’agit d’étendre partout où c’est possible la
transformation des activités vitales en production marchande et du même coup de
poursuivre jusqu’à son terme le processus proprement mortifère propre à ce mode
de production. Ce processus est analysé par Marx dans la transformation du
travail vivant au travail mort.
Le concept de travail mort, ainsi que nous en avons esquissé
la démonstration est inséparable d’un autre concept, développé surtout par
Lukacs et ses disciples, le concept de réification. Bien que ce concept de
réification ait été développé non par Marx mais par quelques-uns de ses
disciples les moins conformistes – ceux qui ont su, au moins partiellement,
rester libres du joug du marxisme officiel – comme Lukacs ou certains
philosophes de « l’école de Francfort ». Pour Lukacs, la réification
désigne d’abord la colonisation du monde vécu par les représentations imposées
par la domination de la valeur
.
Mais si le mot n’est pas chez Marx, la chose y est. Dans le chapitre I,IV du
Capital,
consacré à l’analyse du fétichisme de la marchandise il est clairement exposé
de quoi il s’agit. Au sens strict le fétichisme consiste dans le fait
d’accorder une valeur sacrée à un être de notre monde. Lorsque Marx parle du
caractère fétiche de la marchandise, c’est en relation avec les analyses
anthropologiques qui en traitent. Le fétichisme de la marchandise fait de la
valeur et de son incarnation monétaire la véritable puissance vivante,
transformant le travail vivant en chose, les travailleurs devenant
significativement des « ressources humaines ». La transformation de
la vie en processus de fabrication technoscientique couronne donc cette
dynamique interne au mode de production capitaliste.
Si la colonisation des consciences à grande échelle et avec
l’aide des sciences sociales est une des parties – et non des moindres – de la
modernité capitaliste
,
c’est aujourd’hui avec les moyens de la biologie et des techniques de
l’informatique que ce processus se poursuit. Il s’agit bien sûr du traitement
massif des données personnelles par les « réseaux sociaux » ou les
vendeurs sur internet (genre Amazon). Il s’agit aussi de l’intrusion directe
dans le cerveau humain avec la recherche d’une sorte de machine à lire les
pensées qui renverrait à la préhistoire les bons vieux détecteurs de mensonges
de la police. IBM annonce une telle machine pour 2017, ce qui est sans doute
très optimiste, mais les travaux dans ce sens occupent déjà de nombreux
chercheurs. Évidemment, comme toujours le pire prend les atours chatoyants du
meilleur : on pourra communiquer avec le cerveau des individus atteints de
paralysie totale ou plongés dans le coma.
Pour compléter ces projets déments, on travaille aussi
massivement sur le cyborg, c’est-à-dire sur la possibilité de greffer des
dispositifs électronique dans le cerveau humain, en vue d’obtenir un
« humain amélioré ». C’est l’annonce du post-humain qui a quitté les
rayons science-fiction des librairies pour devenir un enjeu de la recherche.
Plusieurs universités délivrent déjà des diplômes de cyborgologie (sic).
Dans tous ces projets, on reconnaîtra sans peine le fantasme
de toute-puissance de ceux qui se prennent pour Dieu. Mais alors que le Dieu
d’Abraham avait créé l’homme à son image et à sa ressemblance, c’est-à-dire
libre, le capital transforme l’homme en chose non libre, en rouage pur et
simple de l’accumulation du capital qui devient la force vivante. « On
n’arrête pas le progrès », dit l’adage. Mais le « progrès » se
résume aujourd’hui à cette transformation massive de la puissance personnelle
des hommes en travail mort, en travail coagulé qui menace toute la civilisation
humaine.
Car la poursuite du développement du mode de production
capitaliste ne dessine pas d’autre avenir que celui d’une nouvelle barbarie
dont nous avons déjà quelques aperçus sous les yeux : dans la prétendue
« culture » qui émerge des jeux de vidéos presque tous des jeux de
guerre qui connectent aujourd’hui plus de 10 millions de joueurs de par le
monde – ainsi le célèbre World of
Warcraft – ; dans le développement d’une société de surveillance
généralisée et la destruction de l’intimité ; dans la mécanisation de la
littérature produite industriellement à destination en priorité des jeunes
« cerveaux disponibles ; mais aussi dans une vie de plus en plus
soumise aux exigences d’une consommation dépourvue de sens, au point que les
individus ressemblent de plus en plus à ces hamsters qui font jusqu’à la mort
tourner la roue de leur cage.
À nouveau la question de la crise
Ainsi la crise que nous affrontons, loin d’être une question
à laisser aux économistes et aux technocrates seuls autorisés à définir
« la bonne gouvernance », est véritablement une crise de l’humanité
dans toutes ses dimensions. Pendant des millénaires, les hommes ont d’abord été
préoccupés par le processus de leur cycle vital : comment assurer la
nourriture du lendemain, comment se protéger de la nature, comment assurer la
perpétuation de l’espèce humaine. Aujourd’hui, le moyen employé pour assurer ce
processus vital, le mode de production capitaliste, se retourne contre la vie
elle-même. Chassé de l’université par les nazis, Husserl écrira un de ses plus
beaux textes consacré à la « crise de l’humanité européenne »
.
Il ne s’agit plus aujourd’hui de la seule humanité européenne mais bien de
l’humanité tout court. Et cette crise exige bien une prise de conscience, la
plus lucide et la plus radicale et la préparation méthodique d’une alternative
contre la barbarie qui vient.
Denis Collin
Le 1er novembre 2012
Mots-clés :
accumulation du capital – agriculture – biotechnologie – crise – croissance –
cyborg –démographie – internet – keynésianisme – marché – Marx – profit – reagnomics
– régulation – système monétaire international – valeur (critique de).
Ouvrages cités
Bodei, Remo: Destini personali. L’età della
colonizzazione delle coscienze, Milan, Feltrinelli, 2002
Boukharine,
Nicolas : L’économie politique du
rentier. Critique de l’économie marginaliste. Réédition Syllepse, 2010
Galbraith, John
K. : La crise économique de 1929,
éditions Payot, 1989
Husserl,
Edmund : La crise des sciences
européennes et la phénoménologie transcendantale, traduit de l’allemand,
Gallimard, 1976.
Husson, Michel,
Les trois dimensions du néo-impérialisme,
in revue « Actuel Marx », n°18, PUF, 1995
Lukacs, Georg, Histoire et conscience de classe. Essais de
dialectique marxiste, éditions de Minuit, 1960
Marx, Karl, Le Capital,
livre III, édition de La Pléiade, tome 2, Gallimard, 1968
Meadows, Dennis
et alii, Les limites de la croissance, 2004,
éditions Rue de l’Échiquier, 2012
Postone,
Moishe, Temps, travail et domination
sociale. Une interprétation de la théorie critique de Marx, traduit de
l’anglais par Olivier Galtier et Luc Mercier, éditions Mille et une nuits, 2009
Sloterdijk,
Peter : Règles pour le parc
humain : une lettre en réponse à la lettre sur l’humanisme de Heidegger,
traduit par Olivier Mannoni, éditions Mille et une nuits, 2000.