lundi 30 décembre 2013

Au revoir, Costanzo !

Hommage par Yves Branca

Un très grand philosophe italien s’est éteint à l’aurore du 23 novembre dernier.
C’est par le dossier « Délivrons Marx du marxisme » de la revue Eléments (hiver 2004-2005), que je l’avais découvert. Emerveillé de trouver dans sa pensée quelque chose comme l’accomplissement de certaines idées qui me hantaient après mai 68, mais à peine ébauchées, et dont j’ai cru longtemps me libérer en m’abandonnant à des rêveries, j’ai décidé de contribuer à la faire connaître. Toute modeste que soit cette contribution, je m’en fais un honneur. Je dois remercier Alain de Benoist de m’y avoir encouragé à la fin de 2008. Les lecteurs des revues du GRECE et de KRISIS ont déjà eu un aperçu de l’originalité, de l’audace, de la liberté d’allure de Preve ; ainsi que de la richesse de son œuvre par la bibliographie très complète qu’Eléments en avait donnée en 2005. Mais on s’adresse ici à des lecteurs nouveaux ; et bien que Preve  ait beaucoup écrit depuis, et que son œuvre philosophique soit sans doute destinée à s’affirmer comme l’une des plus fondatrices de ce début du troisième millénaire, trois des ouvrages qui exposent ses derniers développements viennent seulement d’être traduits en français. En Italie même, ses travaux sont isolés par un mur de silence, depuis qu’en 1999, une « gauche » de convention ralliée aux forces du « Nouvel Ordre Mondial » les a frappés d’un ostracisme auquel il répondit par Le bombardement éthique (Il bombardamento etico), brûlot contre l’« interventionnisme humanitaire » en Serbie. Avant de présenter cette pensée en quelques mots, il faut donc parler un peu de lui.

Costanzo Preve est né en 1943 près d’Alessandria en Piémont. Son père, issu d’un milieu piémontais de militaires et de fonctionnaires, était employé des Chemins de fer, sa mère issue d’une famille arménienne orthodoxe de Grèce, d’abord réfugiée en France. Après un début d’études sans conviction de droit et de sciences politiques à Turin, il se prend de passion en 1963 pour la philosophie (avec option de philosophie grecque classique), l’allemand, et le grec (ancien et moderne), qu’il étudie respectivement et successivement à Paris, Berlin, et Athènes, toujours avec le statut de boursier, obtenu par concours. A Paris, assidu aux séminaires de Louis Althusser, tout en fréquentant Gilbert Mury, et Roger Garaudy, il avait pu approcher toute la mouvance communiste française, depuis les staliniens ralliés au vaisseau de Pékin jusqu’aux tenants de la politique de la « main tendue » aux chrétiens progressistes. A Athènes, en 1967, il soutient une thèse en grec moderne sur le thème des Lumières grecques. Rentré à Turin en 1967, il y enseigne aussitôt jusqu’en 2002 l’histoire et la philosophie au lycée, qui en Italie sont associées, ayant obtenu sa titularisation par concours en 1970. Il adhère au Parti Communiste Italien entre 1973 et 1975, avant de militer dans plusieurs groupes de la gauche extraparlementaire, avec un bref passage au Partito della rifondazione comunista (Parti de la Refondation communiste), tout en collaborant, depuis 1977, à la revue romaine « nationalitaire » Independanza, et en poursuivant une recherche philosophique très personnelle, qui partait d’une critique de la tradition italienne et plus spécialement turinoise de l’internationalisme ouvriériste (travaux parus en 1982).
   Sa première étude importante, en tant que proposition d’une reconstruction du marxisme contemporain, La philosophie imparfaite (La filosofia imperfetta), paraît en 1984. Il se distancie de Louis Althusser, qui l’avait fort influencé,  renoue avec les idées d’ Ernst Bloch sur l’utopie et les thèses de la dernière période de l’œuvre de Georges Lukacs sur l’Ontologie de l’être social, aborde déjà la question de « l’impensé » philosophique de Marx2. En 1991, il délaisse toute tentative pratique de « refondation  communiste », pour engager, sur les  causes profondes de la fin de l’Union Soviétique et du « socialisme réel » et les principes d’une «refondation anthropologique générale » du communisme, une réflexion d’où il résulte : qu’après l’implosion de l’URSS, la globalisation mondialiste ne peut plus être analysée et comprise selon les anciens schémas d’opposition « droite/gauche » et de «lutte des classes», mais selon une conception « sobre et désabusée » de la géopolitique 3; et qu’une nouvelle forme de société communautaire est à définir, aussi éloignée du collectivisme que de l’organicisme social réactionnaire. Preve a rejoint, en 2004, le Campo Antiimpetialista (Camp anti-impérialiste), en précisant bien qu’il n’adhérait par là qu’au soutien qu’apportait ce mouvement à la résistance irakienne. Il était devenu rédacteur régulier aux revues Eurasia et Comunismo e comunità, et collaborait librement, pourvu qu’elles donnent vraiment à penser, à des revues tant de la «gauche alternative » comme Bandiera rossa (Le Drapeau rouge), que de la droite radicale traditionaliste, comme Italicum. Depuis 2006, il était membre du comité éditorial de la revue KRISIS d’Alain de Benoist.
    Après 1999, la fécondité de Costanzo Preve fut extraordinaire : mentionnons seulement, pour la seule année 2006, avec l’Eloge du communautarisme, que j’ai traduit et présenté, Il popolo al potere. Il problema della democrazia nei suoi aspetti storici e filosofici (Le peuple au pouvoir. Le problème de la démocratie sous ses aspects historiques et philosophiques); Verità e relativismo (Vérité et relativisme); Religione, scienzia, filosofia e politica nell'epoca della globalizzazione (Religion,science, philosophie et politique à l’époque de la globalisation); Il paradosso de Benoist (Le paradoxe Alain de Benoist), et Storia della dialettica (Histoire de la dialectique). Ce dernier ouvrage introduisait à ceux de l’année suivante, tous consacrés à préciser le principal, une Histoire critique du marxisme, parue en français en 2011. L’année 2008 voit paraître sa première analyse historique et politique concrète, La Quatrième guerre mondiale (dont ma traduction annotée vient de paraître aux éditions Astrée), sur ces nouveaux fondements étendus à la géopolitique depuis 2005 (Filosofia e geopolitica : Philosophie et géopolitique); et en 2009, où il achève de replacer le marxisme dans la tradition européenne (Il marxismo e la tradizione culturale europea - Le marxisme et la tradition culturelle européenne), il travaille « à quatre mains » avec Eugenio Orso, jeune et brillant économiste, à un premier essai d’analyse concrète du système de « gouvernance » de l’oligarchie mondialiste, et de sa « religion du politiquement correct », qui paraît en 2010, sous le titre de Nuovi signori e nuovi suditti (Nouveaux seigneurs et nouveaux sujets)4; depuis, sa santé déclinant de plus en plus, Preve s’était surtout consacré à parachever sa critique d’Althusser dans une Lettera sull’umanseimo (Lettre sur l’humanisme), et un monumental testament philosophique, sur lequel je conclurai, il éclairait et explicitait sa pensée par des articles, conférences, et entretiens, publiés par écrit et surtout en vidéos saisissantes, tout en passant le relais à un petit cercle de brillants disciples et amis, pour la plupart de la nouvelle génération, comme Alessandro Monchietto, Andréa Bulgarelli, Orso déjà cité, Carmine Fiorillo, son ex-collègue Giuseppe Bailone leur aîné, et quelques autres, tous remarquables.   
    On aura peine à bien suivre la démarche des deux œuvres de Costanzo Preve que j’ai traduites si l’on perd de vue qu’il s’agit avant tout de manifestes  philosophiques militants. Un mixte de pédanterie, de préciosité, et de verbalisme, qui procède de l’étiolement de la vie et de la pensée dans notre ruine sociale et communautaire, a en effet rendu presque insolite ce genre où Preve excellait, que Fichte appelait « philosophie populaire », qui n’a rien à voir à la « vulgarisation ». Preve ne s’y est d’ailleurs pas limité ; son Histoire critique du Marxisme est un exemple d’une manière encore plus brillante, et par excellence, son testament philosophique, de cinq cent pages in quarto (dont le chapitre IV de l’Eloge du communautarisme est d’ailleurs un résumé partiel); mais, de même que Fichte, dont Critique de toute révélation ou La destination de l’homme s’adresse à « tout lecteur capable de penser et de bien lire un livre», Preve « fait un pari sur des lecteurs nouveaux, des gens nouveaux, des esprits ouverts, des têtes libres et pleines de questions ». Tants’en faut, par conséquent, que ses « manifestesmilitants » soientles partis pris d’un intellectuel «engagé», ou «organique »; ils ne sont rien moins que l’exercice même de ce que Spinoza  regardait comme « la libre puissance de l’esprit ». Bien que Preve s’en rapporte assez peu au platonisme, sa distinction du philosophe et de l’intellectueléquivaut pour lui à celle du philosophe et du sophiste pour Platon. « Au résumé – écrit Preve dans Marx inactuel -, seule la pratique constante et explicite de la connaissance philosophique (dont le présupposé socratique est non seulement celui de savoir que l’on ne sait pas, mais de placer au centre [es meson] cette conscience de ne pas savoir) peut ou pourra peut-être, ou peut-être aurait pu, éviter au marxisme d’osciller entre les deux extrêmes vicieux et convergents, opposés et complémentaires, antithétiques et solidaires, de la pseudoscience et de la quasi-religion. Le statut authentique de la religion et de la science ne peut être recherché que par un tiers, c'est-à-dire par le philosophe. (…) Aussi bien, la philosophie serait utile parce qu’elle est non pas l’arbitre qui devrait décider qui a raison (illusion que je me garderai bien de favoriser), mais le tiers interlocuteur qui, à la manière de Socrate, invite à la rationalité dialogique. Or, celle-ci est impossible si l’on ne s’expose pas totalement à la discussion ». Preve précisait encore, au début d’une Autoprésentation de 2007, que « Monsieur Costanzo Preve a été longtemps un ‘intellectuel’ [qui se voulut engagé, puis organique] (…), mais aujourd’hui il ne l’est plus. Et en outre, il demande à être jugé, non plus sur la base d’illusoires appartenances à un groupe, mais sur celle, exclusivement, de ses acquis théoriques ».
   Entre ces « acquis théoriques », le concept (au sens hégélien du terme5) de  est absolument central; et ce que Preve appelle communautarisme est non seulement la théorie de la , mais encore la  comme concept. Mais disons d’abord ce que n’est pas le communautarisme, dans cette perspective. Bien que Preve fasse très clairement raison des formes de communautarisme à rejeter, et des acceptions du terme à réfuter, il importe tout particulièrement de préciser en France,  formée autour d’un Etat que nos rois appelaient déjà, à la romaine, République (respublica), qu’il ne s’agit pas le moins du monde de « l’utilisation du communautarisme ethnique [ou religieux, ou tribal postmoderne, ou tout cela ensemble], pour ruiner aujourd’hui la souveraineté des états nationaux » (Eloge du communautarisme, Introduction, et chapitre VI). Preve y comprend le  multiculturalisme « emballage pittoresque de la totale américanisation du monde ». La crise de l’Etat- selon le modèle français, qui paraît aujourd’hui m’être plus « producteur de socialité », comme l’écrit Alain de Benoist, a fait en France du communautarisme un monstre effrayant, mais il n’y a pas de fumée sans feu… En Italie, c’est une autre acception du terme qui produit des « réactions pavloviennes », qui affectent le mot « communautarisme » d’une connotation « d’extrême droite » se rapportant  principalement au fascisme, au nazisme, aux prétendues « métaphysiques » contre-révolutionnaires et traditionalistes (Chamberlain, Guénon, Evola) qui assez confusément s’y sont mêlées. Pour élégantes qu’elles puissent être, comme chez Evola, ces « métaphysiques » ont en commun d’être des reconstructions qui mythifient d’anciennes formes d’autorité par nostalgie d’une  hiérarchique « naturelle », en remontant toujours plus « haut », de l’« Idée impériale gibeline » jusqu’à l’âge d’or de la «Tradition primordiale », en passant par les Hyperboréens, ou les Mages d’Orient, ou le Chakravartin. Les formes d’autorité politique qui en sont issues dans l’Europe du XXe siècle n’ont vu le jour que par la  d’un organicisme plus ou moins teinté de naturalisme romantique, mais qui ne pouvait échapper au modèle rigoureusement matérialiste et individualiste du Léviathan de Hobbes, et a produit des « régimes à Parti unique interprète des secrets de l’histoire »6, sous un Conducteur suprême. Le collectivisme issu du marxisme a pris une forme analogue (du « petit père des peuples » au « conducator »), moins par la sécularisation d’idéaux religieux, que par un déjettement théorique scientiste et positiviste, qui est en soi d’essence religieuse : « Le communisme historique du XXe siècle (1917-1991) et en particulier sa première période stalinienne furent en tout point et intégralement des phénomènes religieux » (Histoire critique du marxisme, IV,10); et Preve a merveilleusement cerné la parenté secrète de l’organicisme social réactionnaire et du collectivisme stalinien : « Le matérialisme dialectique est une variante positiviste tardive d’un code conceptuel primitif, fondé sur l’indistinction et la fusion du macrocosme naturel et du microcosme social »7. Mercantilisme ultra-libéral « multiculturel » d’aujourd’hui, organicisme social ou collectivisme d’hier: Preve en traite comme de « pathologies du communautarisme », dont le diagnostic conduit négativement à la définition même de ce dernier, puisque toutes nient en pratique, ou en théorie, « la constitution irréversible, et historiquement positive, de l’individu moderne responsable de choix éthiques, esthétiques, et politiques »8.
Pour Costanzo Preve, la «  » est la société même, et le «communautarisme », la  pour-soi, et/ou sa théorie, laquelle est une correction des idées marxiennes et marxistes de communisme. Cette correction s’opère par une critique  du « matérialisme dialectique », auquel il tente de substituer un idéalisme méthodologique qui implique un retour, qui est un recours, à la philosophie grecque antique et à Aristote : « Comme on le voit, il n’est pas possible même en grec moderne de différencier sémantiquement la ‘société’ de la ‘’ (respectivement: koinotita, koinonia). Cela ne doit pas nous surprendre, puisque la vie sociale des Grecs était la vie communautaire de la polis, et le mot qu’utilise Aristote pour définir l’homme, politikon zoon (animal politique) pourrait être traduit sans forcer par ‘animal social’ ou ‘animal communautaire’(…). Il est bon d’avoir clairement à l’esprit cette origine sémantique et de ne pas penser que le débat commença avec la distinction de Tönnies entre ‘société’ (Gesellschaft) et ‘’ (Gemeinschaft) »9. L’histoire toute entière de la tradition philosophique occidentale peut être reconstruite sans rien d’outré sur la base de la catégorie de , que Preve voit aussi d’ailleurs à l’origine de la philosophie chinoise ; mais cette reconstruction intellectuelle suppose ce qu’il appelle un changement de perspective, une véritable  « réorientation gestaltique », que j’éclairerai à la fin.
Cette réorientation reprend la tentative d’ontologie de l’être social de Georges Lukacs, en insérant la pensée de Marx « métaphysiquement », selon le sens original, ici, du mot « métaphysique » qui ne désigne aucune mystagogie, mais une réflexion sur l’être et ses catégories les plus générales. Et puisque l’«être social » est celui de l’homme en tant qu’« être générique », qui produit sa propre existence sociale, un socialisme communautaire ne peut être conçu que comme  « agir téléologique conscient » : « Le socialisme n’est pas analogue ou symétrique au capitalisme, lequel résulte d’une somme d’actes utilitaristes certes individuels et conscients, mais caractérisée par un mécanisme automatique de reproduction, anonyme et impersonnel » (Histoire critique du marxisme, V, 12). Il s’agit par conséquent de libérer le développement des forces productives de leur soumission et  incorporation à la reproduction capitaliste, tout en libérant la constitution de l’individu moderne de son incorporation à l’anomie individualiste et atomique des derniers siècles ; et la question essentielle et capitale est celle des fondements d’une nouvelle « anthropologie culturelle », qui oriente cette libération et éclaire sa voie. Preve a montré en effet que la  Quatrième Guerre mondiale en cours, celle du capitalisme absolu contre les nations et les peuples, n’est rien de moins que « la première guerre culturelle globalisée de l’histoire de l’humanité »; d’où le premier chapitre de l’Eloge du communautarisme,  qui situe clairement le problème du communautarisme dans « l’époque des guerres pour le Nouvel Ordre mondial ».
Ce nouveau cycle de guerres correspond à une phase de privatisation et de financiarisation sauvages du capitalisme, qui piétine la légitimité du droit international entre Etats issus des traités de Westphalie de 1648, pour ouvrir un nouveau cycle de guerres de religions à l’échelle mondiale, au nom d’une nouvelle religion militante des Droits de l’homme et de la démocratie, produite par sécularisation et manipulation « atlantiste » et « euratlantiste » des religions monothéistes, hormis l’orthodoxie russe  ( c’est l’un des points par où Preve rejoint l’eurasisme d’Alexandre Douguine ; voir en particulier le terrible  chapitre V de La Quatrième Guerre mondiale ), et qui vise à mettre en tutelle la souveraineté des états et des nations. A cet égard, Preve, qui considère l’Etat national souverain comme « une forme de  », estime, qu’« en présence d’une puissance idéocratique américaine cannibale fondée sur le pouvoir de ‘l’air’, comme le dirait Carl Schmitt (…), la fonction des états nationaux en Europe n’est pas encore finie (…). S’il est logique de penser en termes d’ensembles continentaux (…), et qu’une Europe unie d’une manière impériale et fédérale se serait mieux opposée à l’invasion américaine de l’Irak en 2003 que n’ont pu le faire des Etats nationaux incapables au surplus d’un pouvoir géopolitique de coalition, ceci est un discours utopique pour l’avenir, et non pour aujourd’hui »10. Pour le présent, Preve préconise « un Etat national fortement démocratisé, où une culture communautaire puisse remplacer progressivement la culture individualiste dominante ».11
Dans ce seul cadre peuvent aujourd’hui se rencontrer, en Europe, la liberté et la solidarité: « Une liberté sans solidarité est une illusion narcissique destinée à s’évanouir lorsque l’humaine fragilité matérielle contraint à des relations avec ses semblables l’individu qui y répugne le plus. Une solidarité sans liberté est une contrainte humanitaire extrinsèque; elle rentre en fait dans la typologie, que l’on a rappelée plus haut, de l’organisation politique de l’atomisation sociale. La solidarité et la liberté sont l’une et l’autre nécessaires : ce qui est la conclusion logique de tout éloge du communautarisme. »12
Dans son bel « Adieu à Costanzo » du 28 novembre 2013, son collègue et ami Giuseppe Bailone n’a pas évoqué ses livres, ce « don qui nous reste », mais les très rares qualités de l’homme et de l’ami. « Il n’est pas difficile de rencontrer la philosophie par l’intermédiaire de la chaire et des livres -a- t-il dit - Il est beaucoup plus difficile de trouver un ami de la philosophie qui sache aussi se faire ton ami, s’intéresser à ton humanité ; qui soit disposé à mettre ses idées à l’épreuve vivante de la relation d’amitié, à discuter, longtemps, habituellement, sans te presser de te convertir ; qui ait la patience de faire attention à la manière dont tu les accueilles, à l’effet qu’elles produisent sur toi, à ta disponibilité à les faire tiennes, à les habiter. Cette sorte d’amitié, j’en ai bénéficié de toi… ».  Je puis moi-même en témoigner;  j’ai le bonheur de pouvoir m’unir fraternellement aux paroles de Bailone.
Il reste à dire quelques mots de ce testament philosophique signalé plus haut, que Preve vit enfin imprimé en février 2013, et qu’il appela dès lors, (Bailone l’a évoqué dans son dernier adieu, et Costanzo me l’avait dit lui-même au téléphone): « le livre de ma vie » .
Costanzo Preve considérait avec Fichte que nos temps de « péché consommé » (vollendete Sündhaftigkeitcomportent enfin les prémisses des conditions sociales où puisse naître une nouvelle conscience. Il croyait que la génération de ses amis de vingt à trente ans en serait peut-être l’accoucheuse, et il lui a légué un monument: Una nuova storia alternativa della filosofia. Il cammino ontologico-sociale della filosofia (Une nouvelle histoire alternative de la philosophie. Le chemin ontologico-social de la philosophie,: plus de cinq cent pages de format in quarto, la somme d’une recherche de quarante ans, écrite de 2007 à 2009, sans ralentir en rien sa production de deux ou trois livres par an: fructification prodigieuse d’une singulière «  » dans l’art hégélien du « travail du concept ».
Ce testament, loin d’être un nouveau « catalogue » des grands moments de la philosophie européenne, consiste en leur exposition approfondie, selon la vision du chemin cyclique de cette pensée, depuis les grecs jusqu’à la grande philosophie classique allemande de Fichte et de Hegel - dans laquelle Preve inclut Marx, délivré de tout « marxisme ». Sa  vision est en effet le fruit d’une primordiale transformation gestaltique,dont il m’exposa l’essentiel en 2009: « Passer d’une conception ‘futuriste’ de Marx, selon laquelle il aurait projeté Hegel dans le futur en lui ajoutant le futur communiste, à une conception ‘traditionaliste’, selon laquelle Marx est un épisode d’une tradition, née avec les présocratiques, et qui oppose cycliquement, aux tendances dissolutives et destructrices de l’accumulation déréglée et anomique de la richesse individuelle, des tendances contraires de retour à l’association et à la  »13. Ces cycles sont retracés selon une méthode de déduction historico- sociale génétique des catégories de la pensée, élaborée en partant, principalement, des derniers travaux de Georges Lukacs (le plus grand à ses yeux des « marxistes libres du XXsiècle ») sur l’ontologie de l’être social.
L’axe de ce grand livre est la reconstruction du cycle antique de ce qui devint « l’empire gréco-romain », et du cycle des douze siècles du « communautarisme hiérarchique » féodal et seigneurial « sacralisé » (par le christianisme greffé sur l’Europe), si rapidement dissout par l’idéologie chrématistique anglaise au siècle des Lumières. Son concept-clef (au sens hégélien) est celui de la philosophie comme ontologie de l’être social, dont la conscience se peut aliéner, ou rétablir à un degré supérieur, selon les vicissitudes sociales du divorce, ou de la réconciliation des « catégories de l’être », et des « catégories de la pensée ». Chez Kant est le paroxysme bourgeois de ce divorce; la lutte fichtéenne du Moi et du Non-moi en amorce la réconciliation ; Hegel, l’Aristote de ce second cycle, accomplit idéalement celle-ci, en repartant de Spinoza, dont l’idée de Substance, écrit-il, « est la même chose que ce qu’était le on (l’être) chez les Eléates (…) : la libération de l’esprit et sa base absolue ». Et le mot-clef de l’ouvrage figure dans son titre: si cette histoire de la philosophie est « alternative », ce n’est pas qu’elle serait « autre », comme on parle de cinéma « alternatif »; mais qu’elle entend poser les fondements de l’unique option de salut, face à la « mort spirituelle » du nihilisme post-moderne.
Ces quelques lignes donnent à peine une idée d’un tel monument, mais les trésors qu’il contient se révéleront, en dépit de tout. C’est pourquoi j'ose dire "Au revoir Costanzo!"
Yves Branca. Le  23 décembre 2013.
NOTES 
1: Histoire critique du marxisme, de 2007, traduction de Baptiste Eychart, Préface de Denis Collin, postface d’André Tosel, Armand Colin, Paris, mai 2011.
   Eloge du communautarisme, traduction, présentation et notes d’Yves Branca, KRISIS, Paris, septembre 2012.
    La Quatrième Guerre mondiale, traduction, préface, et notes d’Yves Branca, Astrée, Paris, novembre 2013.
    Par ailleurs, deux études de Preve avaient été traduites en français: Vers une nouvelle alliance. Actualité et possibilités de développement de l’effort ontologique de Bloch et de Lukacs, 1986, Actes sud ; et une étude critique d’ Althusser : Louis Althusser. La lutte contre le sens commun dans le mouvement communiste «historique», 1993, PUF. Signalons aussi quelques articles publiés dans la revue Actuel Marx, et le recueil Marx après les marxismes, sous la direction de Jean-Marie Vincent, L’Harmattan, 1997.
2: Voir ma préface (« Costanzo Preve ») à l’Eloge du communautarisme; et l’Histoire critique du marxisme, chapitre II. 
3 : Voir l’essai de Preve La lutte des classes, une guerre de classe ? paru dans la livraison « La guerre I » de la revue Krisis, n° 33, juin 2010.  
4: Preve et Orso avaient d’abord pensé au titre Nouveaux seigneurs et nouvelles plèbes.
5. Pour Hegel, le concept (Begriff) n’est pas ce qui est déterminé par son objet, mais ce qui se détermine comme objet, en passant par « le travail du négatif ». 
6, 9: Voir C. Preve, Communautarisme et communisme, in Krisis, livraison « Gauche/droite ? » , n° 32, 2009 ; et sur la philosophie politique de Hobbes, Eloge du communautarisme, chap. IV, 27.
10,11 : Il paradosso de Benoist, (Le paradoxe Alain de Benoist), chap. VII.
12 : Eloge du communautarisme, chap. V, 18.
7, 8,13: Costanzo Preve : Lettre ouverte à un traducteur français (2009), sur le site Internet esprit européen.fr, et celui de la revue Rébellion de Toulouse (rebellion.hautefort.com).
 Commentaires
Correction
par yves branca, le Mardi 31 Décembre 2013, 04:01
 Correction:
    A la ligne 5 du § 9 ( sans compter la ligne d'introduction rappelent la disparition de C. Preve) , § qui commence par " ce nouveau cycle de guerres" , il s'agit de "l'orthodoxie" tout court ( la religion catholique orientale dite "orthodoxe" par opposition à l'Eglise romaine) et non pas de "l'orthodoxie russe";  j'ai oublié en me relisant d'ôter le mot "russe", que j'avais écrit machinalement, cet hommage ayant été rédigé assez vite. J'ai donc involontairement altéré la pensée de Preve.
   Le mot "russe" est inutile et surtout inexact ici; dans ce chapitre V , point 15, de "La Quatrième Guerre mondiale", à propos des trois principales formes du christianisme, Costanzo Preve exprime et éclaire seulement sa préférence pour "la variante orthodoxe du christianisme" en général.
                                                  Yves Branca . 

dimanche 8 décembre 2013

La statue de Giordani Bruno

La statue de Giordano Bruno

Le 17 février 1600, sur la place du « Campo de’ fiori » à Rome, l’hérétique Giordano Bruno, enfermé depuis 1592, torturé, refusant de se repentir, était livré aux flammes par la « sainte inquisition ». Le « Campo de’ fiori » est situé à deux pas de la fameuse Piazza Navona où Romains et touristes se pressent de nos jours. Le 9 juin 1889, le dimanche de la Pentecôte, une foule de milliers de personnes (cinq mille selon la presse catholique, vingt-cinq mille selon les organisateurs !) assistait à l’inauguration du monument à Giordano Bruno. Édifié à l’initiative d’un comité de libre-penseur, de francs-maçons et de militants libéraux et laïques, soutenu par le président du conseil Francesco Crispi (1819-1901), ce monument est une statue en bronze, conçue par Ettore Ferrari, par ailleurs franc-maçon anticlérical et député libéral très radical, qui représente Bruno dans son habit de dominicain. Une inscription sur le socle de la statue : « A BRUNO - IL SECOLO DA LUI DIVINATO - QUI DOVE IL ROGO ARSE » (« à Bruno – Le siècle par lui deviné – là même où le bûcher l’a brûlé »).

L’inauguration a lieu au terme d’une manifestation où marchent en tête les garibaldiens en nombre réduit ; vient ensuite l’Université de Rome avec le recteur et les professeurs, les représentants des universités étrangères, la municipalité et les associations de Nola, les loges maçonniques au grand complet, des représentants des différentes régions, des associations d’agriculteurs et d’artisans, des sociétés de secours mutuel, des représentants de la Chambre des députés. L’orateur officiel de la cérémonie était Giovanni Bovio, personnage de la gauche méridionale, juriste, républicain, député depuis 1876 et franc-maçon. L’évènement reçoit le patronage de nombreuses personnalités internationales de relief : Victor Hugo, Ernest Renan, Herbert Spencer, Ernst Haeckel, George Ibsen. En Italie, c’est la crème du monde intellectuel qui apporte son soutien, avec des personnalités aussi bien de gauche que de droite : de Felice Cavallotti, journaliste, pamphlétaire, républicain convaincu, ancien du corps des partisans de Garibaldi, fondateur du Parti Radical dont il représente l’extrême gauche, à Marco Minghetti, libéral, homme de droite, plusieurs fois ministre, et à Silvio Spaventa, libéral, monarchiste et frère du grand philosophe italien Bernardo Spaventa, l’introducteur de Hegel en Italie et le maître de Labriola et Croce.
La réaction de l’Église est violente. Le pape Léon XIII avait même menacé de quitter Rome si le monument était dévoilé : il passe la journée du 9 juin prostré au pied de la statue de saint Pierre. Les festivités qui, pendant trois jours, suivent l’inauguration de la statue sont qualifiées d’ « orgie satanique ». En Bruno, l’Église voit l’incarnation de cette modernité haïe et combattue. La Civiltà cattolica qualifie l’évènement de triomphe « des rabbins de la synagogue, des archimandrites de la franc-maçonnerie et des chefs de parti du  démagogique ». Le Campo de’ Fiori est rebaptisé « Campo maledetto ».
L’importance culturelle et politique de cet hommage à Bruno est montrée dans le petit livre d’Anna Foa [FOA, 1998]. La figure d’un saint martyr laïque emblématique d’une authentique culture italienne, indépendante de l’Église, s’inscrit dans le mouvement du Risorgimento. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, toute une littérature fleurit à la gloire de Bruno. Le 16 février 1900, c’est Antonio Labriola – ami d’Engels et le véritable père du « marxisme » italien – qui commémore le bûcher de Bruno dans l’atrium de l’Université car aucune salle n’était assez grande pour contenir la foule des professeurs et des étudiants. Se constitue un véritable réseau de cercles culturels ou maçonniques, dédiés à Bruno, en Émilie et à Rome, mais aussi en Amérique du Nord. Bruno apparaît comme un véritable « saint laïque ».
Pourtant, Bruno avait été longtemps bien oublié. Les philosophes français des Lumières n’y font pas référence, à l’exception de Diderot qui y fait quelques allusions dans l’Encyclopédie. Leibniz reprend à Bruno la monade. C’est le XIXe siècle allemand qui le redécouvre avec Jacobi, Schelling et Hegel. Jacobi, dans ses lettres sur Spinoza, fait un parallèle entre ce dernier et Bruno à partir de l’exposé du De la causa, principio et uno et ouvre ainsi la querelle du panthéisme. Schelling écrit en 1802 Bruno ou du principe naturel et divin des choses. C’est en Allemagne que seront publiées, pour la première fois, les œuvres italiennes. Les œuvres latines verront le jour à Naples entre 1879 et 1881. En 1906-1907, Giovanni Gentile publie les œuvres italiennes, une édition qui fera longtemps autorité.

Le philosophe errant

Filippo Bruno est né à Nola, dans le vice-royaume de Naples, en janvier ou février 1548, d’un soldat, Giovanni Bruno et de Fraulisa Savolino. Il passe toute son enfance à Nola où il reçoit un enseignement élémentaire. De sa ville natale, il gardera toujours la nostalgie et se désignera lui-même comme « le Nolain ».

Naples

Vers 1562, il se rend à Naples pour y poursuivre ses études. Il suit les leçons de dialectique de Giovan Vincenzo Colle, dit « il Sarnese ».
Originaire de Sarno, petite ville proche de Salerne, « il Sarnese » est un averroïste, c’est-à-dire un de ces philosophes qui, à partir du début du XIIIe siècle, ont lu et développé la pensée d’Averroès (1126-1198) dont les commentaires sur les ouvrages d’Aristote ont été traduits en latin par Michel Scot, un philosophe écossais qui a vécu à Tolède. L’averroïsme, défendu principalement par Siger de Brabant (1240-1284) et par Jean de Jandun (1280-1328) – qui sera le collègue de Marsile de Padoue à l’université de Paris dans les années 1320 – a été condamné à plusieurs reprises par les autorités ecclésiastiques. Albert le Grand et Thomas d’Aquin mènent l’offensive contre la doctrine d’un intellect agent unique, commun à tous les hommes. Mais c’est l’évêque de Paris, Étienne Tempier, en 1270 et en 1277 condamne solennellement les thèses des averroïstes, comme contraires à la fois catholique. Les trois points les plus importants de cette condamnation sont les suivants :
1.       L'idée que Dieu agit toujours selon une nécessité interne de son essence qui est en contradiction avec les dogmes de la Création, de la Providence et de la liberté humaine ; l’idée que Dieu agit selon la nécessité de son essence se retrouvera chez Bruno et chez Spinoza.
2.       L'éternité des seules espèces au détriment des individus périssables ;
3.       L’union de l'âme avec l'Intellect, agent divin, et son retour en lui après la mort.
Mais cette condamnation, qui s’accompagne d’ailleurs de la condamnation de certaines thèses aristotéliciennes défendues par Thomas d’Aquin, ne parviendra pas à enrayer l’influence de l’averroïsme dans le monde catholique.
Michele Ciliberto n’insiste pas du tout sur l’averroïsme du Sarnese, mais note pourtant que Bruno a certainement reçu de cet enseignement « une orientation radicalement anti-humaniste et anti-philologique qui aura pesé de manière structurelle tant sur ses positions philosophiques que sur celles de caractère linguistique » (Ciliberto, 2005, 8).
Parallèlement, Bruno suit un enseignement de logique auprès de l’augustinien Teofilo da Vairano, un maître qui le marquera et dont il parlera encore avec reconnaissance en 1581 avec le bibliothécaire de Saint Victor, à Paris, Guillaume Cotin, à qui « il dit le principal maître qu’il ait eu en philosophie... être augustin. » Reste à savoir quelle a été l’influence réelle de ce maître, dans la mesure où Giordano Bruno n’a pas jamais eu d’attrait particulier pour la théologie au sens strict.
C’est encore à Naples que Bruno, à travers les écrits de Pietro Ravennate (1448-1508) commence à s’intéresser à la thématique de la mémoire qui deviendra vite essentielle dans toute sa réflexion philosophique.[1]
En 1565, le 15 juin, Bruno entre comme novice chez les Dominicains de San Domenico Maggiore et prend le nom de Giordano. Cette entrée est relativement tardive – il a dix-sept ans – et elle semble d’autant plus curieuse que Bruno a déjà formé sa pensée dans des directions qui l’éloignent de la doctrine catholique. Comme il le racontera plus tard à ses juges de Venise (1592), il a déjà plus que des doutes sur la nature divine du Christ et sur la question du mystère de la Sainte Trinité. On pourrait rattacher l’orientation religieuse de Bruno à l’arianisme et, en tout cas, l’anti-trinitarisme est « lié au noyau originaire de sa philosophie » (Ciliberto, 2005, 9).
Dans les positions à la fois philosophiques et théologiques que Bruno mûrit à cette époque, l’influence la plus importante est certainement celle d’Érasme dont il semble connaître l’œuvre de manière très étendue. Les citations des textes d’Érasme se retrouvent dans tous les écrits de Bruno. « Érasme fut dans tous les sens du terme le vrai maître de Bruno. » (Ciliberti, 2005, 11) C’est précisément cette influence érasmienne qui lui vaut d’être mis en accusation une première fois entre 1566 et 1567.
En 1576, un second procès lu est intenté par le Provincial des Dominicains qui l’accuse de suivre l’hérésie d’Arius. Il quitte alors Naples et rompt ses vœux.

Rome

 Bruno s’enfuit à Rome où il loge au couvent de Santa Maria sopra la Minerva en février 1576. Il reste peu de temps dans cette ville : non seulement les accusations d’hérésie le rattrapent, mais encore il est accusé d’avoir jeté dans le Tibre un frère qui l’accusait ou que Bruno lui-même soupçonnait de l’avoir dénoncé à l’inquisition. L’épisode reste très obscur. Ciliberto pense que l’accusation est sans fondement, pour d’autres auteurs rien ne permet de trancher. Toujours est-il que Bruno quitte Rome en mars.

Errance dans l’Italie du Nord

En avril 1576, le Nolain arrive à Gênes puis à Noli où il reprend son nom de Filippo et enseigne la grammaire et l’astronomie. Il quitte Noli en 1577 pour rejoindre Turin, puis Venise où il fait imprimer un opuscule aujourd’hui perdu, De’ segni de’ tempi. À Padoue, des frères dominicains le convainquent de reprendre l’habit. Après une halte à Bergame puis à Brescia, il quitte l’Italie en 1578 et se dirige vers Lyon en passant par Milan et la Savoie.

Genève

Bruno passe l’hiver 1578 au couvent des dominicains de Chambéry. Là il est averti de l’hostilité qui trouvera dans la région de Lyon et décide de rendre à Genève où il est amicalement accueilli par Gian Galeazzo Caracciolo, marquis de Vico[2], qui avait fondé à Genève, en 1552, une  évangélique. Genève est alors la grande cité calviniste. En 1536, la Réforme a été définitivement adoptée après que la messe catholique a été interdite. En 1541, Genève est devenue une République dont la constitution est rédigée par Calvin. Théodore de Bèze a succédé à Calvin L’expérience genevoise de Bruno va avoir une grande influence sur la vie et les idées de Bruno. S’il est accusé d’hérésie par l’Église de Rome, il sera encore en plus mauvais termes avec les églises réformées tant calvinistes que luthériennes.
Délaissant une nouvelle fois l’habit des dominicains, Bruno devient correcteur d’imprimerie. Il est inscrit à l’Académie. Il adhère formellement à la religion calviniste, ce que l’on sait d’après les registres de l’église calviniste italienne de Genève.  Mais Bruno ne fera jamais mention de cette conversion – qui, vue de l’Église catholique, apparaîtrait comme une apostasie. Lors de son procès, il déclarera au contraire qu’il avait refusé de professer la religion calviniste. Quoi qu’il en soit, s’il était demeuré à Genève, Bruno n’aurait pas pu éviter la profession de foi calviniste. Mais dès le mois d’août, un procès lui est intenté pour avoir diffamé le titulaire de la chaire de philosophie, Anthoyne de la Faye en faisant imprimant une liste de vingt erreurs qui se seraient trouvées dans une seule de ses leçons. Bruno est mis en prison. Il a non seulement mis en cause un professeur mais encore mis en cause le consistoire – l’organe chargé de la direction des affaires religieuses – deux actes gravissimes dans cette république qui méconnaît encore plus la liberté de parole que l’Église de Rome. Il est sommé de se rétracter et de détruire le libelle incriminé. Il plie et se rétracte. À peine sorti de prison, il quitte Genève et retourne en France.

De Toulouse à Paris

Après un passage par Lyon, Bruno se retrouve, en octobre 1580, à Toulouse où il y a une université renommée. Il commence par des leçons publiques sur la Sphère de Giovanni di Sacrobosco[3].  Très vite, il sera à un poste de lecteur ordinaire en philosophie et pendant près de deux ans il enseigne à l’université de Toulouse le De anima d’Aristote et d’autres textes. Il semble qu’il ait également composé pendant cette période un traité de la mémoire d’inspiration lullienne[4], demeuré inédit et perdu depuis, intitulé Clavis magna.
À la fin de 1581, les troubles des guerres de religion le poussent à Paris où Bruno va continuer d’enseigner et de donner des leçons publiques de philosophie aristotélicienne.  Il atteint vite une telle réputation que le roi Henri III l’appelle à la cour, poussé par le désir de savoir si sa prodigieuse mémoire tenait de la nature ou des arts (magiques) de la mémoire.
Ce premier séjour parisien est particulièrement productif. Bruno publie trois œuvres qui dessinent les motifs essentiels de sa réflexion philosophique à venir. Tout d’abord, une œuvre latine, De Umbris idearum, « De l’ombre des idées », auquel il ajoute l’Ars memoriae dédié au roi de France. Henri III accepte la dédicace et nomme Bruno « lecteur extraordinaire », ce qui le fait entrer dans le groupe des « lecteurs royaux » qui peuvent polémiquer contre le conformisme de la Sorbonne aristotélicienne. Pour Ciliberto, le De Umbris est un texte capital, c’est le livre archétypal de la philosophie brunienne. « Comme dans un premier mouvement musical, y sont réunies les cellules originaires de sa recherche destinées à être reprises et développées une par une dans les dialogues italiens comme dans les œuvres latines. » (Ciliberto, 2005, 15)
Les ombres des idées forment un thème d’origine platonicienne : les choses sensibles sont les projections des idées et les images et simulacres sont les ombres de ces projections. Le thème platonicien est courant dans la philosophie de la Renaissance. Marsile Ficin (1433-1499) a été un des grands humanistes qui a contribué à remettre en lumière la pensée de Platon, laquelle sera souvent utilisée par opposition à Aristote. Du reste, Bruno explicitement ou implicitement se réfère souvent à Marsile. Les « doctes » d’Oxford lui reprocheront d’ailleurs de plagier Marsile. Pour comprendre sa philosophie, Bruno affirme qu’il faut « être versé dans la métaphysique et dans les doctrines des Platoniciens ».
De Umbris est divisé en deux parties. La première partie analyse les idées en rapport aux ombres et en elles-mêmes. La deuxième partie développe un art de la mémoire. Le plus intéressant, du point de vue spéculatif, est contenu dans la première partie. Les « trente intentions » forment une résumé des principes philosophiques bruniens. Dans la première, s’appuyant sur la tradition vétérotestamentaire, Bruno affirme à la fois la nécessité et la difficulté pour l’homme de se tenir sur le terrain de la vérité :
« Le plus sage des Hébreux, présentant la perfection de l’homme et la conquête de la chose la meilleure qu’il puisse obtenir dans ce monde fait dire ainsi à son amie : “Je me suis assise à l’ombre de celui que j’avais désiré“ (Cantique des cantiques, 2,3). Notre nature n’est pas si grande qu’elle puisse habiter, selon sa capacité, le champ même de la vérité. “L’homme vivant est vanité, seulement vanité“ (Qoelet, 1, 2). Et ce qui est vrai et bon est la première et unique chose. En outre, comme pourrait-il se faire que ce dont l’être n’est pas proprement vrai et dont l’essence n’est pas proprement vérité, ait en lui-même efficacité et acte de vérité ? Pour cela, il lui suffit et c’est même beaucoup qu’il siège à l’ombre du bien et du vrai. Je ne dis pas à l’ombre du vrai et du bien naturel et rationnel (ainsi en fait on dirait mal et faussement), mais métaphysique, idéal et supra-substantiel ; d’où est rendue participante du vrai et du bien, selon sa faculté, l’âme qui, même si elle ne le possède tant qu’elle en soit l’image, toutefois elle est à son image; alors la transparence, qui est l’âme elle-même, délimitée par l’opacité qui est le corps lui-même, expérimente dans l’esprit de l’homme quelque chose de l’image, jusqu’à ce qu’elle s’approche d’elle ; mais dans les sens internes et dans la raison, dans lesquels nous nous dirigeons dans notre vie animale, elle expérimente l’ombre elle-même. »
L’homme ne peut pas habiter le champ même de la vérité, cela signifie qu’il ne peut jamais la connaître directement – ou encore qu’il ne peut pas regarder Dieu en face. En même, il lui faut bien avoir accès à la vérité d’une certaine manière : il ne possède pas l’image du vrai mais se tient dans son ombre. Entre la lumière de l’esprit et l’opacité du corps, nous expérimentons quelque chose du vrai, son ombre. Nos idées sont l’ombre de l’idée éternelle et elles ne peuvent être saisies par la pensée qu’à partir de notre humaine condition, « notre vie animale », qui nécessite qu’elles revêtent une forme sensible.
Bruno oppose ombre et ténèbres. Les ténèbres sont l’ignorance alors que l’ombre n’est que la trace des ténèbres dans la lumière ou la trace de la lumière dans les ténèbres (Seconde intention). L’ombre est la médiation en quoi se résume le travail de la connaissance humaine. La lumière est dans la substance, elle n’émane que de la substance, et c’est elle qui éclaire les choses singulières et fait qu’il y a de la beauté en toutes choses. La beauté du monde se manifeste dans sa variété infinie. La science est donc en même temps la science de l’un (de la substance) et celle des choses singulières. « Dans le De Umbris s’ouvre donc nettement la route qui mène à la conception brunienne de la plénitude de la vie, exprimée de manière extraordinaire par exemple dans le Spaccio. » (Ciliberto, 2005, 16)
La même année 1582, Bruno compose une comédie, Il Candelaio/Le chandelier, écrite en italien vulgaire, qui lui permet d’exprimer ses critiques morales et sociales sur la société de son époque, tout en développant à nouveau certains des thèmes fondamentaux de sa philosophie. Ainsi dans la dédicace « à la Signora Morgana B. », écrit-il :
« Le temps enlève tout et donne tout ; toute chose se transforme et aucune ne s’annihile. Un seul ne peut se transformer, un seul est éternel et peut éternellement persévérer, un, semblable et même. Avec cette philosophie, l’âme s’agrandit en moi et en moi se magnifie l’intellect. Cependant, quel que soit le point de cette soirée que j’attends, si le changement est vrai, moi qui suis dans la nuit, j’attends le jour et ceux qui sont dans le jour attendent la nuit ; tout ce qui est, ou est ici ou là,  proche ou lointain, maintenant ou après, tout de suite ou plus tard. » (Cand. ,7)
La vicissitude universelle de la lumière et de l’ombre, de l’ignorance et de la science affleure dans cette œuvre, tout comme la conception brunienne de l’être et de l’apparaître.
C’est donc à Paris que Bruno élabore les grandes lignes de sa philosophie sur le plan le plus spéculatif. C’est aussi pour lui l’occasion de gagner une première reconnaissance et ce au plus haut niveau.

Londres

En avril 1583, muni de lettres de recommandation du roi Henri III à l’intention de l’ambassadeur de France, Michel de Castelnau, Bruno gagne Londres où il séjournera le plus souvent à l’ambassade de France. N a vul voir dans ce nouveau voyage l’accomplissement d’une mission que le roi aurait donnée au Nolain. Mais c’est une hypothèse gratuite : plus vraisemblablement, Bruno quitte Paris en raison des tensions croissantes entre catholiques et protestants – c’est ainsi qu’il le justifie lui-même lors de son procès. Il est vrai que la présence à la Cour d’un homme qui avait rompu avec l’Église catholique, s’était converti au calvinisme, même si c’était pour un bref laps de temps, et continuait de professer des idées pour le moins peu orthodoxes, aurait pu embarrasser Henri III soumis à la pression de la « Ligue » qui regroupait les catholiques les plus intransigeants.
Ce séjour anglais sera la période la plus féconde de la vie philosophique de Bruno. C’est au cours de ce séjour qu’il écrit ses chefs-d’œuvre : La Cena de le ceneri, le De la causa, principio et unoSpaccio della bestia trionfante,
Introduit à la Cour, il fréquente la reine Élisabeth et lui dédicace son traité De la causa, principio et uno. Il est même soupçonné d’être un espion, recruté par le secrétaire d’État d’Élisabeth, Walsingham et il aurait rédigé des rapports sur l’activité clandestine des catholiques favorables à la reine d’Écosse, Marie Stuart. Son activité aurait même permis l’arrestation et la décapitation des chefs conspirateurs catholiques. Mais cette hypothèse lancée par l’historien John Bossy n’est pas établie et il se pourrait bien que Bossy ait attribué à Bruno l’activité d’un autre agent de l’ambassade.
En juin, a lieu sa première visite à Oxford. Il est dans la suite du prince polonais, Albert Laski. C’est pour Bruno la première confrontation avec l’un des principaux théologiens puritains, John Underhill. Cette rencontre est évoquée de manière acerbe dans la Cena de le ceneri :
« Tels sont les fruits que produit l’Angleterre ; vous aurez beau chercher, vous n’y trouverez plus de nos jours, que des docteurs en grammaire. Heureuse patrie, actuellement placée sous le signe du pédantisme obstiné et de l’ignorance prétentieuse, mêlés à une grossièreté rustaude qui ferait franchir à Job les limites de sa patience ! Si vous en doutez, allez à Oxford et faites-vous raconter ce qui arriva au Nolain lors de son débat public avec certains docteurs en théologie, devant le prince polonais Alasco [Laski] et divers nobles anglais. Faites-vous dire l’ignorance qu’on opposait à ses arguments, et la faiblesse de poulet dont fit preuve à quinze reprises, devant quinze syllogismes, ce pauvre docteur que sa qualité de coryphée de l’Académie nous avait fait donner pour adversaire en cette grave occasion. Faites-vous raconter la grossièreté et le manque de courtoisie de ce porc, face à la patience d’un homme qui montrait bien sa qualité de Napolitain, né et élevé sous un ciel plus aimable. » (2002, 100)
Retourné à Londres, il réunit trois écrits pour les publier ensemble : Ars reminiscendiExplicatio triginta sigillorum, Sigillus sigillorum.
En août 1583, Bruno envoie une lettre au vice-chancelier de l’université d’Oxford pour solliciter une charge d’enseignement. Il se présente lui-même comme « docte dans une théologie mieux élaborée et professeur d’une science plus pure » ; il souligne son amour de tous les hommes sans distinctions de classe, de race, de sexe et sa préférence pour ceux qui, dans les relations sociales, se montrent les plus civils et les plus fidèles. Il s’en prend aux puritains qui au nom de textes bibliques méchamment interprétés font passer la folie pour la sagesse et l’ignorance pour la sapience. Défendant la vraisemblance de ses positions, il affirme implicitement ne pas détenir l’absolue vérité. Commentant cette lettre, Ciliberto écrit :
« Au-delà du ton, c’est un texte très élaboré, dans lequel s’intriquent positivement fermeté et flexibilité, disponibilité pour la discussion et précision des limites dans lesquelles elle doit être conduite – tant sur le plan du mérite que sur celui de la méthode. Nous sommes donc très loin des intonations utilisées par Bruno, peu de distance de là, dans la Cena, quand, au thème de la vraisemblance, il substituera, de manière dominante, celle du caractère absolu, dans son camp, de la philosophie du Nolain. » (Ciliberto, 2005, 32)
Bruno commence donc en août 1583 une série de leçons sur « l’immortalité de l’âme » et sur la « quintuple sphère ». Mais très vite, il doit l’interrompre et quitter définitivement Oxford. Bruno est accusé de plagiat (notamment de Copernic et de Marsile Ficin) et chassé. Il est vrai que Bruno avait l’habitude d’insérer dans ses propres œuvres des extraits des autres auteurs mais les réorganisait à sa manière en fonction de ses propres exigences spéculatives. Selon Ciliberto, l’accusation de plagiat est donc infondée.
Bruno retourne donc à Londres et s’installe, « comme gentilhomme », à l’ambassade de France. L’année 1584 sera une année éminemment productive. En peu de temps sont publiées quelques-unes des œuvres majeures du Nolain : La Cena de le ceneriDe la causa, principio et unoDe Infinito Universo e Mondi, lo Spaccio della bestia trionfante.
La Cena de le ceneri est à la fois un témoignage polémique des rapports de Bruno avec les docteurs d’Oxford et une œuvre où sont esquissés les thèmes et les problématiques qui seront reprises dans les ouvrages ultérieurs. On y trouve les principaux titres de gloire du Nolain : sa cosmographie, l’infinitude de l’univers, le nombre infini de mondes … Si Bruno a quelques précurseurs – on citera ici Nicolas de Cues et sa Docte Ignorance – il propose dans ce texte une double révolution. D’une part, contre le monde aristotélicien et ptolémaïque, il prend la défense de Copernic et de sa thèse selon laquelle le Soleil est le centre du monde et du même coup de sa thèse du mouvement de la terre. Mais il ne s’en tient pas à Copernic et lui oppose finalement la conception d’un univers infini radicalement décentré dans lequel, pour reprendre une expression que l’on trouve déjà chez le Cusain, « le centre du monde coïncide avec la circonférence » (Cues, 2011, 200). Mais au-delà de la cosmographie, Bruno commence à mettre en avant une conception de la réalité comme principe de la Vie comme autoproduction infinie de la vie et comme infinie production de formes finies innombrables dans un éternel mouvement de composition et de décomposition. Ces thèses qui définissent la place de Bruno dans l’histoire de la philosophie – on ne peut s’empêcher de penser à Bruno quand on lit Spinoza – constituent la matière du De Infinito et du De causa.
Lo Spaccio de la bestia trionfante tient une place un peu particulière : c’est une œuvre essentiellement consacrée au développement des conceptions morales et juridiques du Bruno. Sous la forme littéraire d’une assemblée des dieux, qui, à la demande de Jupiter, doivent réformer les cieux, Bruno développe une  qui prend pour cible les religions existantes et peut-être encore plus les Protestants que l’Église catholique. Bien comprendre cette œuvre nécessite de revenir au contexte philosophique et religieux et notamment à la polémique entre Érasme et Luther, polémique dans laquelle Bruno est bien plus proche d’Érasme que de Luther.
En 1585, Bruno publie la Cabala del Cavallo Pegaseo, et De gli Eroici FuroriLe premier de ces ouvrages est un complément au Spaccio. Cet ouvrage prend appui sur la tradition cabaliste en vogue à l’époque (selon cette tradition, la kabbale juive contiendra sous une forme ésotérique les vérités du christianisme). C’est à partir de certains ouvrages de cette tradition que Bruno fait de l’âne le symbole de la sagesse. Les références indirectes à Socrate et à la « docte ignorance » du Cusain sont évidentes.
Dans De gli Eroici Furori , le terme de fureur doit être entendu au sens de folie – cette folie qu’est l’Éros selon Platon et cette folie dont Érasme avait fait l’éloge. La folie est héroïque, car le héros, comme Éros, est un demi-dieu, un intermédiaire. Les fureurs héroïques sont donc la tendance mystique propre à l’homme qui a compris certaines réalités en s’assimilant à Dieu et ici, évidemment, on pensera à l’amour intellectuel de Dieu de la partie V de L’Éthique de Spinoza. Comme Dieu est dans chaque chose – il est la réalité elle-même, « deus sive natura » dira Spinoza – il peut sembler évident de s’assimiler à Dieu ! Mais précisément, cette vérité échappe au vulgaire. Il s’agit pour le héros « furieux » de parvenir à la pleine connaissance.

Retour à Paris

En octobre, il rentre en France à la suite de Castelnau. En France, le climat religieux et politique se dégrade. En juillet 1585, Henri III a été contraint de révoquer l’édit de pacification avec les protestants ; en septembre de la même année, le pape Sixte V a publié la bulle d’excommunication d’Henri de Navarre (le seul héritier du trône de France quand Henri III mourra). Bruno est tenté de rentrer dans les rangs de l’Église catholique – comme il avait déjà essayé de le faire à Toulouse. Tentative vaine.
Il écrit Arbor philosophorum, un ouvrage aujourd’hui disparu. En 1586, il publie un exposé mnémotechnique de la philosophie d’Aristote (Figuratio Aristotelici Physici Auditus). Entame une polémique avec le géomètre salernitain Fabrizio Mordente, inventeur d’un « compas différentiel ». Polémique philosophique et scientifique – Bruno reproche à son adversaire de rester un géomètre qui ne conçoit l’univers que comme une mécanique. Polémique politique aussi : Bruno était plutôt du côté des conciliateurs qui ne voyaient pas d’un mauvais œil Henri de Navarre, alors que Mordante s’est ralliée au duc de Guise. Les 28 et 29 mai se tient un débat public au collège de Cambray où Bruno attaque Aristote, provoquant de nombreuses réaction négatives. Bruno sent qu’il n’a plus beaucoup d’appuis et se prépare à quitter Paris.

Allemagne

En juin 1586, il quitte Paris pour l’Allemagne. Il passe à Mayence et Wiesbaden puis s’inscrit à l’Université de Marbourg où on lui interdit bientôt de professer. Le 20 août il s’inscrit à l’Université de Wittenberg où pendant deux ans il va enseigner en commentant l’Organon d’Aristote.
En 1587, il écrit plusieurs ouvrages consacrés à la logique, à Lulle : la trilogie des « lampadi ». Il tient un cours privé consacré à la pseudo-aristotélicienne Rhétorique à Alexandre. En 1588, il écrit un commentaire des œuvres d’Aristote : Libri physicorum Aristotelis explanati dans lequel sont exposés les huit livres de la physique.
À Wittenberg, il est pleinement intégré au corps de l’Université et saura gré à ses collègues de leur accueil. Il prononce avant son départ un Oratio valedictoria qui loue leur sagesse, leur urbanité, leur modération. Cette oraison défend la liberté philosophique.

Prague

Le 8 mars, il quitte Wittenberg pour Prague. La cause de ce départ, selon Bruno, est la part prépondérante que les calvinistes ont prise sur les luthériens. Il écrit un commentaire de l'Ars Magna de Lulle et dédie au roi Rodolphe II les Articuli adversus mathematicos dans lesquels il critique la conception mécaniste de la nature. Polémiquant contre les tendances du « siècle », il défend la tolérance.

Helmstedt

À l’automne 1588, il quitte Prague pour Helmstedt où il s’inscrit à l’Academia Julia (13 janvier 1589). Le 1er juillet de la même année, il prononce l’Oratorio Consolatoria à l’occasion de la mort du fondateur de l’Académie, Jules de Braunschweig. À l’été il est excommunié par les luthériens. Bruno affirme que ce sont seulement des motifs privés qui expliquent cette excommunication. Il rédige les ouvrages dits « magiques » (De Magia,…).
Du 10 au 13 avril 1590, il débat avec le Docteur Heidenreich. Il quitte l’université.

Francfort

En juin 1590, il part pour Francfort pour faire imprimer sa trilogie. Mais le 2 juillet, le Sénat de la ville ordonne son expulsion. Il y demeure cependant et publie ses trois poèmes latins : De triplici minimo et mensura ad trium speculativarum scientarum et multarum activarum artium principia libri V ; De Monade numero et figura liber consequens quinque de Minimo magno ; De innumerabilibus, immenso et infigurabilii, seu de universo et mundis libri octo. Ces trois œuvres écrites en langue savante et non plus en langue vernaculaire proposent de nouvelles percées philosophiques, les plus importantes depuis les œuvres anglaises. Contre les géomètres, il défend l’existence d’un minimum. Si le minimum n’existe pas, rien n’existe, soutient-il. Ce minimum est triple : du point de vue métaphysique, c’est la monade ou substance la plus simple, le principe métaphysique de la réalité, du point de vue physique c’est l’atome – et ici la filiation avec l’atomisme antique est clairement revendiquée – et du point de vue géométrique, c’est le point.

Zürich

En février 1591, Bruno quitte Francfort pour Zürich. Il y enseigne, notamment à R. Egli qui publiera ses leçons (partiellement en 1595 et en totalité en 1609). Il reçoit une lettre d’invitation d’un patricien vénitien, Giovanni Mocenigo. Selon d’autres auteurs, c’est à la foire du livre de Francfort que lui serait parvenue, par l’intermédiaire d’un libraire vénitien, l’invitation de Mocenigo.

Venise

En août il arrive à Venise à l’invitation de Mocenigo qui le fait venir pour qu’il lui enseigne l’art de la mémoire et de l’invention. On s’interroge sur la témérité de ce retour en Italie, qui pourrait apparaître presque comme un acte suicidaire.
Selon Gentile, il a peut-être aussi été attiré par la perspective d’obtenir une chaire de mathématique à l’université de Padoue où il se rend avant d’aller à Venise chez Mocenigo. À Padoue, il compose les Praelectiones geometricae et L’Ars deformationum. Il donne aussi des cours privés pour des étudiants allemands. Puis il retourne à Venise pour l’hiver.
Mais on ne doit pas oublier que Bruno n’a pas perdu l’espoir de trouver un modus vivendi avec l’Église romaine, d’autant qu’après ses démêlés avec les calvinistes et les luthériens, il est maintenant excommunié par toutes les églises. Mais il ne faut pas en rester aux considérations d’opportunité pratique. Si, tout compte fait, Bruno préfère encore l’Église catholique, c’est pour une raison de fond, exposée dans le Spaccio, par exemple : il s’agit du point délicat du rapport entre foi et œuvres. La conception brunienne de la liberté conduit naturellement à l’idée que les œuvres permettent à l’homme de se sauver et non pas uniquement la foi ainsi que l’assurent les Protestants. Bruno a souvent insisté sur la « pédanterie » et « l’asinité » des réformés. Il comptait sur l’élection du nouveau pape, Clément VIII, pour que s’installe un nouveau climat intellectuel dans l’Église.
À ces considérations, Ciliberto en ajoute une autre, de caractère très singulier, mais qui n’est pas moins importante :
« Autrefois, Bruno se pensait lui-même comme un Mercure envoyé par les dieux pour porter la lumière après des siècles de ténèbres. (…) Ici réside, à y bien regarder, le noyau de vérité caché dans les dépositions tant de Mocenigo que de ses compagnons de captivité, lesquels témoignent qu’il voulait se faire « capitaine », qu’il voulait instituer une « nouvelle secte de giordanistes », comme si, en somme, il espérait pour lui-même une grande destinée. » (Ciliberto, 2005, 263)
En tout cas, Bruno s’installe chez Mocenigo en mars 1592. Il demande à Mocenigo l’autorisation de se rendre à Francfort pour y faire publier certains de ses livres. Mocenigo, mécontent des leçons de Bruno – et sans doute de l’attitude de Bruno – le dénonce à l’Inquisition le 23 mars 1592. Il est accusé d’hérésie.

Le procès

Première phase : à Venise

L’accusation de Mocenigo est basée sur trois dénonciations écrites (23, 25 et 29 mai). Mocenigo affirme que Bruno considère la transsubstantiation du pain en chair comme une grande bêtise de l’Église catholique ; il se dit ennemi de la Messe et aucune religion ne lui plaît ; le Christ était mauvais et qu’il se livrait à la mauvaise action de séduire les peuples ; Bruno ne reconnaissait aucune distinction de Dieu en trois personnes et affirmait que l’univers est infini et qu’il y a une infinité de mondes. Dans la lettre du 25, Mocenigo charge encore un peu plus la barque en dénonçant les positions politiques de Bruno, favorable à Henri de Navarre.
Arrêté et incarcéré le 23 mai, Bruno subit les premiers interrogatoires du 26 mai au 23 juin. Il reconnaît ses doutes sur les questions théologiques mais se défend en soutenant qu’il a toujours voulu parler en philosophe et non en théologien : l’Église admettait une certaine liberté philosophique tant que le philosophe ne se mêlait pas de la doctrine religieuse. Finalement, le 30 juillet Bruno se repent et demande « humblement pardon pour toutes les erreurs commises ».
Il faut s’arrêter un moment sur cette ligne de défense qui permettait d’ouvrir la voie à un compromis avec Rome. La durée exceptionnelle du procès, les hésitations de Clément VIII – dont Bruno attendait beaucoup – montrent que ce compromis n’était pas impossible à atteindre. Bruno était un partisan de la doctrine averroïste de la « double vérité » : même avec la foi, on peut atteindre la vérité, même s’il s’agit d’une vérité incomplète, une vérité de second ordre destinée au vulgaire par opposition à la vérité philosophique accessible seulement à une petite minorité. Bruno admettait d’ailleurs la nécessité de la religion pour le grand nombre et il était plus prêt à faire des concessions à l’Église catholique qu’à toute autre secte chrétienne. On l’a vu, il s’était heurté aux calvinistes genevois, puis aux puritains anglais et enfin aux luthériens. L’expulsion de la bête triomphante est un pamphlet antireligieux qui vise autant sinon plus les protestants que les catholiques. Comme le dit Diego Fusaro, « é evidente che Giordano Bruno rientra pienamente nell' aristocraticismo intellettuale propugnato da Averroè. E' ovvio che questo per i giudici dell' inquisizione non bastava per salvarlo, ma in fin dei conti poteva essere un buon punto di partenza per una sorta di trattativa. »
Par ailleurs l’Inquisition en Italie, et notamment l’Inquisition romaine, est assez différente de l’Inquisition espagnole ; la longueur même du procès de Bruno atteste qu’il ne manquait sans doute pas d’appuis au sein même de l’Église.
Les inquisiteurs de Venise envoient un compte-rendu de l’interrogatoire à l’Inquisition romaine qui demande l’extradition de Bruno. Il faut souligner qu’il s’agit d’une procédure tout à fait exceptionnelle : Venise est une république indépendante et la juridiction pontificale doit ménager l’autorité de la Sérénissime. La demande de l’Inquisition romaine parvient à Venise le 12 septembre. Elle est transmise aux autorités de la ville le 17 septembre et de nombreuses tractations entre Venise et Rome ont lieu jusqu’à la fin de l’année.

Transfert à Rome

Le 9 janvier la république de Venise accède à la demande de Rome. Bruno est transféré à Rome du 19 au 27 février 1593. Le procès est suspendu.
Pendant l’été de nouveaux chefs d’accusation s’ajoutent suite aux dépositions d’un codétenu de Bruno. De nouveaux interrogatoires commencent à la fin de l’année où Bruno adopte la même ligne de défense.
Entre janvier et mars 1594, de nouvelles déclarations des témoins aggravent les charges contre Bruno. À Venise le témoignage de Mocenigo n’avait pas été entièrement pris en compte puisque celui-ci était le seul témoin (testus unus, testis nullus) ; mais maintenant toutes accusations de Mocenigo selon lesquelles Bruno n’avait aucune religion, niait les dogmes catholiques et développait en philosophie des positions contraires à la foi sont reprises en amplifiées même si les nouveaux témoignages sont souvent beaucoup plus vagues que ceux du patricien vénitien. L’Inquisition procède à un examen détaillé des livres de Bruno.
La suite du procès est retardée par l’incarcération au Saint-Office de Rome de Tommaso Campanella, Francesco Pucci et Cola Antonio Stigliola.
Le 20 décembre, Bruno présente un mémoire (aujourd’hui perdu) pour sa défense.

Reprise du procès

Le 18 septembre 1596, le Saint-Office, sur la base de l’examen des œuvres de Bruno, y détermine les éléments d’hérésie. Le 18 décembre, l’interrogatoire de l’accusé reprend.
Le 24 mars 1597, on invite Bruno à renoncer à sa théorie de l’infini et de la multiplicité des mondes. Il est soumis à un interrogatoire stricte, c’est-à-dire, vraisemblablement à la torture. Bruno répond à ses accusateurs.
Du 13 avril au 29 décembre 1598, le procès est suspendu, le pape Clément VIII étant absent de Rome.
Le 12 janvier 1599, à l’instigation du cardinal Bellarmin – celui-là même qui instruira le procès de Galilée – on contraint Bruno d’abjurer huit propositions hérétiques. Il se déclare d’abord prêt à abjurer sans condition. Mais le 18 février, il adresse un autre mémoire au Saint-Office. Le 5 avril, par écrit, il remet en question l’abjuration de certaines propositions. Le 9 septembre, l’application de la torture est décidée. Clément VIII s’y oppose et exige de l’accusé une abjuration sans condition. Le 10 septembre Bruno se déclare prêt à abjurer, mais le 16 septembre il envoie un nouveau mémoire au Pape et revient sur son projet d’abjuration. Le 17 novembre est prononcée la sentence qui condamnait Bruno comme hérétique impénitent. Le 21 décembre, à la suite d’une visite du Saint Office, il refuse toute abjuration.
Le 20 janvier 1600, Clément VIII ordonne que l’accusé considéré comme hérétique soit remis au bras séculier – l’Église n’exécute pas elle-même les hérétiques pour ne pas se « salir », tartufferie catholique oblige. Le 8 février, chez le cardinal Madruzzi on lit à Bruno sa sentence. Bruno écoute la sentence à genoux, puis il se lève et prononce la phrase restée célèbre : « vous tremblez plus vous qui prononcez cette sentence que moi qui l’écoute ».
Le 17 février il monte sur le bûcher dressé au Campo de’ Fiori. Un observateur, très hostile à Bruno raconte : « sur le point de mourir, alors qu’on lui présentait l’image du Sauveur, il la refusa avec un visage torve et méprisant. »

Bruno, Campanella, Vanini  et Galilée

Le procès de Giordano Bruno n’est pas un événement anecdotique. Il va être l’emblème même qui résumera symboliquement ce qu’est devenu Bruno, héros de la libre pensée. Pourtant, on devra se garder de prendre pour vérité indiscutable cette image dont nous avons montré les conditions historiques et politiques au début de ce travail.
Les procès en hérésie, intentés à des philosophes sont fort nombreux au Moyen Âge et à la Renaissance. Relativement rares cependant sont ceux qui se terminent par le bûcher. Tant que l’affaire peut se régler entre « clercs » dans une langue inconnue du vulgaire, on se contente souvent de déclarer hérétiques les propositions de tel ou tel philosophe sans pourtant lui administrer d’autre sanction. Les hérétiques doivent être sévèrement châtiés dès lors que la question politique est en cause. Les Cathares seront traités impitoyablement parce que leur hérésie était une hérésie de masse et qu’elle mettait en cause le pouvoir royal et pontifical. Il en ira de même avec les Templiers qui pourtant ne professaient aucune proposition hérétique, mais dont le roi de France convoitait le trésor… L’Inquisition espagnole se déchaînera d’abord pour extirper toute influence mauresque et juive. Ce sont des raisons politiques internes à Florence qui conduisent Savonarole au bûcher, à quoi s’ajoutent ses attaques virulentes contre la corruption de la papauté sous le règne d’Alexandre Borgia. La réforme protestante, les guerres de religion et la contre-réforme catholique donnent à l’Inquisition sa violence destructrice maximale dont les procès en sorcellerie – la « chasse aux sorcières » resteront tristement célèbres.
Pratiquement contemporain de Bruno, Tommaso Campanella, né en 1568, en Calabre, passera la plus grande partie de sa vie en prison. Son premier procès a lieu en 1591, un an avant celui de Bruno. Dominicain comme Bruno, il est condamné pour hérésie en raison des thèses de sa Philosophia sensibus demonstrata, ouvrage d’inspiration naturaliste. Libéré sous condition, il voyage en Italie et rencontre Galilée à Padoue. En 1598, il rejoint son couvent de Calabre, mais il est à nouveau arrêté, transféré à Naples où il subit la torture avant d’être condamné pour hérésie en 1602. C’est en prison qu’il publie un utopie de type platonicien, La Città del Sole. Libéré en 1626, il est à nouveau arrêté à Rome où il est emprisonné jusqu’en 1629. Il finira ses jours en France en 1634.
Vanini (né en 1585) fût brûlé à Toulouse en 1619 pour blasphème. Il avait suivi un itinéraire géographiquement et intellectuellement proche de celui de Bruno. Né près de Lecce, dans les Pouilles, il suit ses études à Rome, à Naples et enfin à Padoue. Il voyage en Suisse, en France, en Hollande et Angleterre. En 1612, il abjure la foi catholique, mais il est incarcéré en Angleterre pendant quarante-neuf jours pour avoir attaqué l’Église anglicane. De retour à Lecce, il revient au catholicisme puis retourne en France. Après avoir été autorisé, l’un de ses livres est jeté aux flammes. Il se réfugie à Toulouse et y fréquente des libertins. Mais le parlement de Toulouse s’inquiète de son influence sur la jeunesse et y voit un trouble à l’ordre public. Arrêté en 1618, sa défense, basée sur la stratégie brunienne de la dissimulation, est si habile que l’Inquisition a bien du mal à prouver qu’il est hérétique. Finalement il est convaincu de blasphème, impiété, , sorcellerie et corruption de mœurs. Condamné à avoir la langue coupée, à être étranglé puis brûlé le 9 février 1619 sur la place du Salin, le hurlement de Vanini fut, de mémoire de Toulousain, le plus horrible.
Mais c’est surtout aux procès de Galilée qu’il faut comparer celui de Bruno. D’abord parce que les enjeux semblent les mêmes : comme Bruno, Galilée défend les thèses de Copernic et affirme que l’Univers est infini et que la Terre se meut. Parmi les accusateurs, on retrouve le cardinal Bellarmin, jésuite cultivé et retors dont les arguments seront recyclés par le positivisme moderne. Mais l’issue des deux procès est très différente. Bruno refuse d’abjurer et finit brûlé ; Galilée abjure (« eppur si muove ! ») et termine sans vie sous surveillance sans ce que cela l’empêche réellement de poursuivre ses recherches qui se diffuseront très rapidement dans toute l’Europe savante.
Diego Fusaro[5] donne une explication à ces issues si différentes.
« Galilée a été souvent critiqué parce que, pour sauver sa peau, il a pour ainsi dire fait marche arrière, en renonçant à ses théories. En réalité, c’est une question de fond : la différence des attitudes de ces deux intellectuels, Giordano Bruno et Galilée naît non seulement de la différence de leurs caractères mais aussi du contexte des intérêts de l’un et l’autre. Galilée est un scientifique plus qu’un philosophe : ceci est significatif parce que la philosophie peut avoir besoin de martyres parce que, en quelque manière, elle est une vérité subjective, qui est vécue, elle n’est pas un fait purement théorique ; elle n’est pas la vérité mathématique, irréfutable et solide. Dit en d’autres termes : de Galilée, nous nous rappelons malgré sa figure, mais si Bruno avait abjuré, il aurait eu beaucoup moins d’importance dans l’histoire de la pensée. Ce n’est pas par hasard si ces personnages « martyres », comme Socrate, Anaxagore, sont tous des personnages pour lesquels le témoignage qu’ils ont donné est devenu un élément de leur philosophie : Socrate avait bien raison en son temps de dire qu’il ne pouvait pas faire « marche arrière » parce que cela aurait été comme nier tout ce qu’il avait soutenu sa vie entière. Inversement, Galilée a également eu raison de dire le contraire, tant est que l’on raconte que, à la sortie du tribunal où il avait signé le document d’abjuration, il a frappé la terre du pied en disant « et pourtant elle tourne », ce qui est comme dire : « Moi, j’ai signé ce document, je suis sauf et je peux poursuivre mes recherches, et cependant le vérité que j’ai soutenue continue d’être vraie : la terre continue de se mouvoir même si j’ai fait ce choix ! » En un certain sens, Galilée a bien fait d’agir ainsi parce ses vérités ont émergé, nonobstant la condamnation et, en outre, il a découvert de nouvelles vérités qu’il n’aurait pas pu découvrir s’il avait été conduit sur le bûcher. Ceci n’aurait certainement pas été valable pour Socrate ou pour Bruno ; il est devenu un symbole de la liberté de penser, un symbole étrange devrait-on ajouter, en ce que l’on a souvent fait de lui un héros laïque, ce qui est vrai jusqu’à un certain point : il est vrai qu’il est allé contre l’Église, cependant, ensuite, le contenu de sa philosophie est tout sauf laïque. De manière semblable à Socrate, Bruno préféra terminer sa propre existence sur un mode héroïque et cohérent plutôt que de renier ses idéaux et mener une vie qui aurait perdu sa signification : « J’ai lutté, c’est beaucoup : j’ai cru pouvoir vaincre (mais au membre est refusée la force de l’âme), et le sort et la nature réprimèrent la recherche et les efforts. C’est déjà quelque chose que de l’avoir essayé, puisque vaincre est dans les mains du destin. Pour ce qui me concerne, j’ai fait le possible, ce qu’aucune des générations à venir ne pourra me nier, tout ce qu’un vainqueur pouvait mettre de lui-même : n’avoir pas  craint la mort, n’avoir pas cédé avec un visage ferme à rien de semblable, avoir préféré une mort courageuse à une vie sans beauté. » (De monade, numero et figura).
Cette explication des réactions différentes des principaux acteurs doit cependant être complétée. Si révolutionnaire qu’elle soit, la physique de Galilée pouvait être intégrée à la foi catholique et plus généralement chrétienne. Quelques décennies après la mort de Galilée, toute l’Europe savante savait que la vérité était de son côté sans que la foi soit ruinée. Descartes, défenseur de Galilée, rangera dans ses tiroirs son traité Du Monde. Mais sa physique est « galiléenne » et ne l’empêche pas de rester un fils dévoué de l’Église catholique. Galilée lui-même était un bon chrétien et non un rebelle. Avec Bruno, il en va autrement : sa physique aurait pu être acceptée par l’Église – moyennant les précautions de langage traditionnelles. Mais sa philosophie est rigoureusement incompatible avec le dogme chrétien : un Dieu immanent et non un Dieu personnel transcendant, la transformation des dogmes chrétiens en fables à destination des ignorants, tout cela était inacceptable à quelque condition que ce soit.

Bibliographie

Les œuvres de Giordano Bruno

Les œuvres complètes de Giordano Bruno sont en cours d’édition aux « Belles Lettres ». Une première édition largement épuisée laisse la place à une nouvelle édition revue et corrigée. Il s’agit à chaque fois du texte original (en italien ou en latin) et de la traduction française, avec une introduction substantielle et un appareil de notes fort précieux. On dispose actuellement des volumes suivants – les autres volumes sont épuisés :
-          Tome I : Il candelaio/Le chandelier (1993)
-          Tome III/1 et tome III/2 : De la causa, principio e uno / De la cause, du principe et de l’un (2013)
-          Tome IV : De l’infinito, universo e mondi/ De l’infini, de l’univers et des mondes (2006)
-          Tome VII : De gli eroici furori / Des fureurs héroïques (2008)
Il existe d’autres éditions des œuvres de Bruno en langue française :
-          2002, Le banquet des cendres, traduit et présenté par Yves Hersant, éditions de l’Éclat.
-          1992, L’expulsion de la bête triomphante, éditions Michel de Maule, traduit et présenté par Bertrand Levergeois.

Sur Giordano Bruno

aquilecchia, Giovanni, 2007, Giordano Bruno, Les Belles Lettres, collection Giordano Bruno
Auvray, Lucien, 1901, Giordano Bruno à Paris d’après le témoignage d’un contemporain (1585-1586), Société de l’histoire de Paris et de l’Île-de-France.
Ciliberto, Michele, 2005, Giordano Bruno, Editori Laterza, Firenze
Foa, Anna, 1998, Giordano Bruno, Il Mulino, collection « L’identità italiana ».
Hegel, GWF, 1993, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, tome III, Suhrkamp.

Avant et après Bruno

Platon, Le Timée,
Plotin, Ennéades II
Nicolas de CuesLa docte ignorance, Rivages Poche, 2008-2011, traduction et introduction d’Hervé Pasqua



[1] Pietro Ravennate ou Pietro da Ravenna est l’auteur de Phoenix, sive artificiosa memoria, un ouvrage qui propose une méthode pour développer la mémoire et connaîtra une très large diffusion et de nombreuses traductions.
[2] De ce Napolitain converti au calvinisme, on connaît l’histoire qui est rapportée par Benedetto Croce dans Un calvinista italiano. Il marchese di Vico, Galeazzo Caracciolo, Laterza, Bari, 1933 repris dans Vite di avventura, di fede e di passione, 1936.
[3] Il s’agit d’un compendium de l’astronomie pré-copernicienne.
[4] Raymond Lulle (1232-1315), philosophe et mystique, prétendait avoir construit une machine à démontrer logiquement les vérités de la religion chrétienne. Dans ses recherches, les techniques de la mémoire jouent un rôle central. C’est cependant cette référence à Lulle qui motive les critiques que Leibniz et Hegel adresseront à Bruno : la référence à Lulle représenterait une régression intellectuelle contraire aux intuitions rationnelles.
[5] Voir Diego Fusaro, Giordano Bruno, sur le site de l’auteur.

lundi 2 décembre 2013

Faut-il vraiment enseigner la "morale laïque"?

On nous dit que l’école devrait enseigner la  laïque. Mais avant de se demander si c’est bien là la tâche de l’école, il convient de se demander si la «  laïque » existe vraiment, ou encore s’il est possible de penser une  laïque qui prendrait place à côté des morales non-laïques, c’est-à-dire religieuses ou encore qui les engloberait toutes dans un vaste projet syncrétique. Cette présentation des choses me semble erronée pour plusieurs raisons :
1)       Il n’y a pas à proprement parler de  religieuse mais seulement des préceptes moraux inclus dans des corpus dogmatiques ;
2)       Il n’y a pas à proprement parler de  spécifiquement laïque mais tout simplement une  humaine qui peut légitimement prétendre à l’objectivité et à l’universalité.
3)       La laïcité ne peut être réduite à un principe de tolérance ; elle s’inscrit au contraire dans la visée républicaine de l’émancipation.

On peut et on doit se passer des morales religieuses

La loi  semble, au moins dans la tradition judéo-chrétienne, s’annoncer d’abord sous la forme de la loi religieuse. Le Décalogue est le modèle de cette conception : la loi s’impose à tous parce qu’elle n’a pas une origine humaine. Et cette transcendance est nécessaire pour que la loi puisse s’imposer car, sans cela, les hommes n’auraient aucune raison de l’adopter. Bien au contraire, sans l’autorité de la loi, ils ne peuvent que se jeter dans la débauche et dans l’idolâtrie, ainsi que le constate Moïse, de retour du Sinaï. Le corollaire de cette conception, c’est la puissance de châtier dont dispose Dieu. Il peut châtier les hommes de leur vivant, comme il le fait à Sodome et Gomorrhe. Mais le châtiment, dans la conception chrétienne, vient plutôt après la mort où les âmes des pécheurs sont livrées aux tourments éternels de l’enfer. Même si la théologie fait de l’amour de Dieu le mobile de l’obéissance à la loi, c’est essentiellement dans la crainte de Dieu que s’enracine la moralité. Cette question hante Les frères Karamazov de Dostoïevski : « si Dieu n’existe pas, tout est permis. »
L’idée d’un fondement de la  dans l’autorité transcendante d’une intelligence ordonnatrice du monde se retrouve dans les doctrines providentialistes du xviie siècle et dans la théologie naturelle. Chez Locke, par exemple, la loi  est une loi naturelle, et c’est pourquoi il refuse la vision hobbesienne de l’homme à l’état de nature comme un être qui ne connaît que son « droit de nature » sur tous et sur toutes choses. Mais cette loi naturelle qui interdit à l’homme de disposer de sa propre vie et de celle des autres ou encore qui fonde la séparation du tien et du mien, c’est-à-dire de la propriété, selon Locke, c’est dans le Nouveau Testament qu’on en trouve l’expression la plus achevée.
On pourrait critiquer ce besoin de fondement théologique de la  par l’examen de ses conséquences. Nos sociétés sont pluralistes et admettent la liberté de conscience, par conséquent la liberté de ne pas croire en Dieu. Ainsi, nous aurions un fondement de la  qui ne vaudrait que pour les croyants. Une telle  suspendue à la foi perdrait toute autorité. Dans les critiques modernes de la  en général, on retrouve d’ailleurs cette même problématique mais inversée : puisque la  découle de la religion et que la religion n’est que superstition, destinée à intoxiquer les hommes au profit des tyrans et des parasites, la  elle-même n’est qu’une superstition dont on devrait se débarrasser au plus vite. L’argument du nécessaire fondement théologique de la  se retourne contre lui-même.
Il y a également un argument de fait : si la foi pouvait fonder la , cela se saurait ! Les sociétés où la foi garde une très grande importance ne sont ni plus ni moins immorales que les sociétés où le scepticisme à l’égard de la religion est très ancien. Les citoyens des États-Unis sont généralement très religieux – c’est peut-être même le plus religieux des pays développés – et pourtant ils ne semblent pas très bien placés pour donner l’exemple de la régénération  aux libres penseurs goguenards de l’autre côté de l’océan. Une question soulevée depuis fort longtemps : déjà Pierre Bayle montrait que l’athée vertueux était de loin préférable au bigot superstitieux[1].
En troisième lieu, les défenseurs du fondement théologique de la  font comme si la révélation religieuse était unique et comme si ses leçons étaient univoques. Mais quelle foi peut donc servir de fondement à la  ? Celle de l’Ancien Testament, celle du Nouveau Testament, celle du Coran ? Faut-il plutôt suivre les leçons de Bouddha ? Les esprits syncrétistes affirment que toutes ces religions partagent un fond moral commun. Admettons cela – qui est tout sauf évident. Alors il s’ensuit que l’aspect moral de ces religions n’a aucun rapport avec les croyances proprement religieuses qu’elles imposent. Ce qu’elles ont de commun, ce sont quelques préceptes raisonnables que tous les hommes peuvent partager indépendamment de la question de savoir si Marie a été conçue sans pêché originel ou si c’est bien Gabriel qui a révélé à Muhammad les vérités du Coran. L’argument syncrétiste loin de revaloriser le rôle de la foi montre finalement qu’on peut fort bien s’en passer.
En quatrième lieu, les morales religieuses si elles existent sont en fait des prescriptions de vie qui débordent de très loin le champ de la . Peut-on trouver un quelconque sens moral aux interdits alimentaires ? Manger de la viande le vendredi saint ou manger du porc, sont-ce là des pêchés au même titre que le vol ou le parjure ? Peut-on mettre le meurtre et la fornication sur le même plan ? Il suffit de poser ces questions pour avoir la réponse. Le mélange de la diététique et de la moralité a quelque chose d’inconvenant.
Est-il vrai que si Dieu n’existe pas, tout est permis ? Norberto Bobbio analyse la signification de la parole des chevaliers de l’ordre teutonique, « Dieu le veut ». « C’est le revers du nihilisme : si Dieu existe et que je combats à ses côtés, alors toute atrocité est possible ».[2] Il n’y a pas si longtemps, les chrétiens pensaient que tuer et mourir pour sa foi étaient des manifestations d’un comportement éthique exceptionnel. Et les ordres mendiants fournissaient de redoutables et cruels inquisiteurs. Ainsi, les fanatiques de confession islamique ne nous sont point étrangers. S’ensuit-il que nous devions considérer notre conception des hommes comme individus libres et égaux seulement comme une conception éthique parmi d’autres, une conception définitivement ancrée dans la subjectivité de « l’homme occidental », sans valeur en dehors de cet horizon ?
Le développement, à nouveau, des diverses formes de fanatisme religieux, jusque sous ses manifestations les plus monstrueuses, nous oblige à poser cette question. Si Dieu existe, d’une part le croyant est justifié dans sa croyance et l’autre est dans l’erreur absolue qu’il faut extirper pour la plus grande gloire de Dieu. Si Dieu existe, la vie terrestre n’est qu’une vie misérable qui ne saurait en rien être comparée avec la vie dans l’au-delà et, par conséquent, la mort n’est pas à craindre, ni pour soi, ni pour les autres, puisque de toutes façons, c’est Dieu qui décide de rappeler à lui les mortels. C’est pourquoi dans les religions cohabitent si facilement les préceptes moraux les plus incontestables et l’utilitarisme le plus prosaïque et le goût du sacrifice le plus terrifiant. Credo quia absurdum ! En effet, il faut croire parce c’est absurde, car sinon comment croire pour des raisons morales à des dogmes qui enseignent que les bébés non baptisés erreront éternellement dans les limbes ? Comment admettre une justice divine qui condamne les enfants pour les fautes des parents ? Comment l’amour pourrait-il ordonner l’extermination des infidèles ?

Il y a une  humaine universelle que l’on peut fonder sur la raison

Inversement, si Dieu n’existe pas, la responsabilité  nous incombe intégralement. Pas de justice ni de miséricorde divine dans l’au-delà. Trouver nos propres limites, c’est notre affaire. Déterminer ce que nous devons nous interdire, cela nous concerne et la réponse est dans l’usage de notre jugement et nulle part ailleurs. Autrement dit, on pourrait renverser la proposition commune sur l’amoralisme de notre époque désenchantée. C’est parce que la religion a déserté les esprits et les pratiques sociales que nous avons besoin de  et c’est parce que nous pouvons entrer dans l’âge de la majorité – pour parler comme Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? – que la , une  autonome, humaine, rien qu’humaine, est véritablement possible.
Cette possibilité postulée semble se heurter aux impératifs d’une « laïcité ouverte » qui laisserait leur place aux « morales religieuses » dans un grand projet syncrétique. L’exaltation de la subjectivité, de l’individu-roi, pour reprendre une des expressions favorites de Pierre Legendre[3], semble conduire directement à ces conclusions relativistes lesquelles conduisent, de fait, à une sorte de nihilisme moral. Inversement, penser qu’il y a une objectivité des valeurs éthiques – ou du moins de certaines d’entre elles – conduit à admettre que certains principes de vie s’imposent à tous, de manière universelle, y compris contre les formes particulières de la vie éthique de telle ou telle . Nous pensons que le respect de l’intégrité physique des personnes fait partie des principes les plus fondamentaux inclus dans « les droits universels de l’homme » et c’est pourquoi, en dépit de quelques formidables régressions au XXe siècle, la torture est condamnée comme moyen légitime d’investigation judiciaire. Pourtant, certains groupes considèrent l’excision comme une pratique normale permettant à la jeune fille d’entrer dans la vie adulte comme femme. Dans cette pratique, le psychanalyste reconnaîtra sans peine la terreur masculine exacerbée devant la sexualité féminine. Mais la psychanalyse n’a pas vocation normative. Devons-nous alors admettre que les valeurs éthiques qui posent que les femmes ne peuvent devenir femmes qu’en étant privées de la possibilité de jouir ont les mêmes droits à faire valoir que les valeurs d’égalité et de droit au bonheur, proclamées par les déclarations américaine et française dès la fin du XVIIIsiècle ? C’est ce qu’ont soutenu les courants se réclamant de l’ethnopsychiatrie à la Tobie Nathan. Il est curieux de constater que le relativisme, affirmant la primauté de la subjectivité et l’équivalence de toutes les valeurs, conduit ainsi à la soumission à la tradition, même la plus cruelle et la plus obscurantiste.
On pourrait sortir de cette contradiction en trouvant un moyen de démontrer qu’il existe des valeurs éthiques objectives. Comme on ne peut plus guère s’en référer à l’autorité religieuse, celle de la raison devrait nous offrir une bonne solution, s’il y en a une. Il suffirait alors de mettre ses pas dans ceux de Kant. Les Fondements de la métaphysique des mœurs montrent justement que ni la tradition, ni l’autorité religieuse, ni les motivations utilitaires ne peuvent assurer un fondement à la moralité. Cela est évident pour la tradition et l’autorité religieuse, mais, pour Kant, il en va de même des principes utilitaristes. Si l’utilitarisme est une  guidée par la recherche du bonheur, alors, comme « chacun voit midi à sa porte », chacun a sa propre conception du bonheur et donc une  fondée sur le principe du bonheur ne serait qu’un empilage de préceptes contradictoires. L’un affirmera que l’ascétisme est la condition d’un bonheur durable alors que l’autre démontrera qu’il suppose un minimum de confort matériel ; l’un verra dans le loisir le vrai bonheur alors que l’autre posera que c’est seulement dans le travail que l’homme se réalise et trouve son bien propre. Si l’utilitarisme rencontre encore de nos jours un succès tel qu’il est, de fait, la  dominante des sociétés démocratiques, c’est qu’il s’accorde parfaitement avec le relativisme moral et le subjectivisme. Au contraire, la  kantienne, en construisant ses principes a priori peut prétendre à définir des valeurs éthiques objectives, car valant universellement. On peut d’ailleurs remarquer que certaines des règles morales communes à toutes les sociétés se peuvent déduire assez aisément de l’impératif catégorique kantien, ainsi de l’interdit du meurtre, de la condamnation du mensonge, de la nécessité de respecter la parole donnée, etc. Pour être pleinement convaincu, il faudrait encore montrer que l’impératif catégorique peut être pensé indépendamment de l’édifice d’ensemble de la philosophie de Kant. En effet, s’il découlait seulement de la philosophie transcendantale, on pourrait n’y voir que le résultat d’une conception métaphysique particulière et non un principe valant objectivement et, par conséquent, on serait ramené à notre problème de départ. Dans des directions différentes, Apel[4], Habermas[5] ou Tugendhat[6] nous donnent de bonnes raisons de penser qu’on peut séparer la raison pratique de son fondement transcendantal. Mon  et justice sociale[7] s’aventure sur cette même voie.
Mais il est une deuxième difficulté, déjà soulevée par Hegel. Les valeurs éthiques ne sont pas seulement des principes abstraits mais doivent être effectives. Ce qui suppose qu’elles ne sont pas seulement des interdits mais aussi des moyens, pour l’individu, de réaliser ses fins propres. Rousseau qui, à bien des égards, est le précurseur le plus direct de Kant, croyait qu’on pouvait aimer la  et que cette passion serait suffisamment forte pour contrebalancer nos autres passions. Posons encore le problème autrement. En suivant Rawls, on affirme la priorité du juste sur le bien, mais comment cette priorité pourra-t-elle s’imposer si les individus – sous le voile d’ignorance ou non – n’y voient pas aussi la réalisation de leur bien le plus précieux. Autrement dit, pour être assuré qu’il existe des valeurs éthiques objectives, il ne suffit pas de s’en remettre aux raisons procédurales du disciple de Kant ou de Rawls. Encore faudrait-il les appuyer sur des fondements anthropologiques. Par exemple, si on admet comme pertinente la description de l’homme comme homo œconomicus ou encore celle de David Gauthier qui en fait un « maximisateur » rationnel, on voit mal comment un tel individu pourrait défendre la priorité du juste sur le bien. Inversement, si on pense que les affects peuvent être aussi, voire plus efficaces que le calcul égoïste, alors on pourra imaginer que les individus trouvent leur bonheur autant dans le travail bien fait que dans l’argent que rapporte ce travail, ou encore qu’ils préfèrent vivre dans une égalité conviviale – même frugale – plutôt que dans la solitude glacée de la compétition économique.

La laïcité n’a de sens que dans la perspective de l’émancipation

Ce qui nous amène au fond de la question. La  – une  humaine dans laquelle tous pourraient se reconnaître – est inséparable d’un certain ordre politique. La conception républicaniste qui soutient l’idéal de la liberté comme non domination offre le terreau social qui rendrait effective une telle . Il s’agit ici d’affirmer que l’homme ne peut être libre que dans une cité libre, c’est-à-dire une cité à la fois indépendante – par exemple de puissances étrangères qui voudraient lui dicter sa loi – et protégée contre la tyrannie des « grands » qui naturellement cherchent à opprimer le peuple, pour reprendre ici un schéma machiavélien dont la pertinence reste parfaitement actuelle.
L’idéal républicain, tel que le défendent les républicanistes, est fondamentalement émancipateur. La laïcité s’inscrit tout naturellement comme une des composantes essentielles de cet idéal. Car il s’agit évidemment de la très vieille revendication de la liberté de conscience (nul ne peut être inquiété pour l’expression de ses opinions même religieuses), mais plus encore de l’émancipation intellectuelle des citoyens des obscurantismes en tous genres, non parce que nous croirions en la promotion d’une raison abstraite (la déesse Raison !) mais parce que la liberté ne peut pas vivre quand l’espace politique est soumis aux pressions incessantes de groupes de pression religieux dont le mot d’ordre commun est « soumission », soumission à Dieu, soumission à un prétendu ordre naturel immuable, soumission à l’injustice (qui ne serait que le prix que nous devrions payer pour nos péchés).
Si nous abordons les choses de ce point de vue, le regard que nous devrions porter sur l’enseignement de cette «  laïque » change radicalement. Nous n’avons pas besoin d’une  laïque, mais d’une école laïque apte à former des citoyens capables de juger par eux-mêmes. Ce qui veut dire une école qui instruit réellement. Pas cette école qui a broyé les programmes d’histoire au nom de fumeuses considérations méthodologiques ou épistémologiques, privant les jeunes gens de la connaissance de la continuité historique qui est aussi la continuité des luttes émancipatrices (de 1789 à 1945 ou 1968 pour la France). Il serait nécessaire aussi de se demander si on doit bien continuer d’enseigner aux élèves de sixième l’histoire racontée par la Bible comme si c’était vraiment de l’histoire. Si l’on veut que l’école soit laïque, il faut enfin refuser obstinément l’envahissement des programmes scolaires par les « grands enjeux du monde contemporain » et autres questions sociétales qui touchent jusqu’aux programmes de SVT (la question du genre ou celle du plaisir sexuel sont au programme de SVT en première). La laïcité de l’école exige également que les groupes de pression économiques soient tenus en lisière, alors même que toutes les réformes successives des dernières décennies tendent de plus en plus à leur ouvrir la porte du sanctuaire. L’école ne peut rester laïque que si elle est préservée, autant que faire se peut, de l’intrusion des affrontements idéologiques et des groupes de pression. Bref si le savoir reste au centre de la relation pédagogique. Le savoir et rien d’autre. Pas même l’introuvable  laïque.
On n’en déduira pas qu’il faut rejeter tout « l’héritage » des religions. L’Ancien et le Nouveau Testament peuvent parfaitement être lus et étudiés mais comme des œuvres humaines, simplement humaines, méritant par là un examen critique comme celui que Spinoza leur a déjà fait subir voilà trois siècles et demi. S’il faut enseigner le « fait religieux » comme fait social, historique et philosophique, il n’y aucun problème. C’est d’ailleurs ce que l’école laïque a toujours fait, avec une bienveillance et une ouverture d’esprit que l’on chercherait en vain du côté des adversaires de la laïcité et de la pensée libre. Tous les élèves, bon gré mal gré ont entendu parler de Pascal, mais pratiquement jamais de ses adversaires libertins…
Plutôt que la  laïque, nous aurions besoin que l’État respecte complètement le principe de laïcité. Est-il possible de donner des leçons de  laïque quand la laïcité est méconnue dans les départements placés sous le statut concordataire ? Pour ne rien dire de Mayotte. La réponse est évidente. Soit la laïcité est véritablement un principe constitutionnel et alors elle doit s’appliquer sur tout le territoire de la république « une et indivisible ». Soit elle n’est qu’une vague référence , voire moralisante, et alors on serait tenté de comprendre l’enseignement de la  laïque comme le mauvais cache-misère d’un recul grave sur le principe de la laïcité elle-même.
Enfin, la laïcité n’est pas équivalente au principe de tolérance. La tolérance religieuse, telle qu’elle fut défendue aux XVIIe et XVIIIe siècle marqua sans doute un important progrès. Mais elle se limite à la tolérance des diverses religions. Locke, par exemple, excluait les athées du principe de tolérance, au motif que ceux qui ne croient pas en Dieu ne craignent point l’enfer et par conséquent sont plus prompts que les croyants à trahir leur parole… La tolérance s’accompagne fort bien de la soumission de l’espace public aux groupes religieux. Le Royaume-Uni est tolérant mais l’anglicanisme est religion d’État. Les États-Unis sont tolérants mais les présidents prêtent serment sur la Bible et on ouvre la session du Congrès par une prière. Au nom de la tolérance et des « arrangements raisonnables », le Canada a fini par « sous-traiter » une partie du droit civil aux communautés musulmanes appliquant sur le territoire canadien la loi islamique. La laïcité au contraire, sans jamais remettre en cause la liberté de conscience, cantonne la religion dans l’espace privé et permet aux individus de s’émanciper de la tutelle religieuse, quelle qu’elle soit.
La défense de la « laïcité à la française » n’est pas le fait de quelques anticléricaux fanatiques auxquels il faudrait opposer une « laïcité ouverte » que réclament à corps et cris tous les partisans de l’embrigadement religieux et de l’obscurantisme. Elle est tout simplement l’accomplissement des promesses émancipatrices contenues dans les œuvres des grands philosophes des Lumières, comme Spinoza, Diderot ou même Rousseau – chez qui le déisme s’accompagne d’une vigoureuse polémique contre les religions instituées. En montrant que l’espace public se passe fort bien de la soumission religieuse, la laïcité à sa manière montre que les hommes peuvent se gouverner eux-mêmes, démocratiquement et pour cela « ni Dieu, ni César, ni tribuns » ne sont nécessaires.
Denis Collin


[1] Voir Pierre Bayle, Pensées diverses sur la comète, GF-Flammarion, 2007
[2] Interview de Noberto Bobbio par Otto Kallsteuer, “Die Zeit” (29/12/1999), reprise dans “La Stampa” (30/12/1999).
[3][3] Voir en particulier Pierre Legendre, Sur la question dogmatique en Occident,I et II, Fayard, 1999 et 2006
[4] Karl-Otto Apel, Discussion et responsabilité, Le Cerf, 1996
[5] Jürgen Habermas, De l’éthique de la discussion et  et communication, Flammarion, collection « Champs », 1999
[6] Ernst Tugendhat, Conférences sur l’éthique, Puf, 1998
[7] Denis Collin :  et justice sociale, Le Seuil, Paris, 2001, collection “ La couleur des idées ”

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